Le Docteur Pascal

Chapitre 3

 

Pendant un mois, le malaise empira, et Clotilde souffraitsurtout de voir que Pascal fermait les tiroirs à clef, maintenant.Il n’avait plus en elle la tranquille confiance de jadis, elle enétait blessée, à un tel point, que, si elle avait trouvé l’armoireouverte, elle aurait jeté les dossiers au feu, comme sa grand-mèreFélicité la poussait à le faire. Et les fâcheries recommençaient,souvent on ne se parlait pas de deux jours.

Un matin, à la suite d’une de ces bouderies qui durait depuisl’avant-veille, Martine dit, en servant le déjeuner :

– Tout à l’heure, comme je traversais la place de laSous-Préfecture, j’ai vu entrer chez Mme Félicité un étrangerque j’ai bien cru reconnaître… Oui, ce serait votre frère,mademoiselle, que je n’en serais pas surprise.

Du coup, Pascal et Clotilde se parlèrent.

– Ton frère ! est-ce que grand-mèrel’attendait ?

– Non, je ne crois pas… Voici plus de six mois qu’ellel’attend. Je sais qu’elle lui a de nouveau écrit, il y a huitjours.

Et ils questionnèrent Martine.

– Dame ! Monsieur, je ne peux pas dire, car, depuisquatre ans que j’ai vu M. Maxime, lorsqu’il est resté deuxheures chez nous, en se rendant en Italie, il a peut-être bienchangé… J’ai cru tout de même reconnaître son dos.

La conversation continua, Clotilde paraissait heureuse de cetévénement qui rompait enfin le lourd silence, et Pascalconclut :

– Bon ! si c’est lui, il viendra nous voir.

C’était Maxime, en effet. Il cédait, après des mois de refus,aux sollicitations pressantes de la vieille Mme Rougon, quiavait, de ce côté encore, toute une plaie vive de la famille àfermer. L’histoire était ancienne, et elle s’aggravait chaquejour.

À l’âge de dix-sept ans, il y avait quinze ans déjà, Maximeavait eu, d’une servante séduite, un enfant, sotte aventure degamin précoce, dont Saccard, son père, et sa belle-mère Renée,celle-ci simplement vexée du choix indigne, s’étaient contentés derire. La servante, Justine Mégot, était justement d’un village desenvirons, une fillette blonde de dix-sept ans aussi, docile etdouce ; et on l’avait renvoyée à Plassans, avec une rente dedouze cents francs, pour élever le petit Charles. Trois ans plustard, elle y avait épousé un bourrelier du faubourg, AnselmeThomas, bon travailleur, garçon raisonnable que la rente tentait.Du reste, elle était devenue d’une conduite exemplaire, engraissée,comme guérie d’une toux qui avait fait craindre une héréditéfâcheuse, due à toute une ascendance alcoolique. Et deux nouveauxenfants, nés de son mariage, un garçon âgé de dix ans, et unepetite fille de sept, gras et roses, se portaient admirablementbien ; de sorte qu’elle aurait été la plus respectée, la plusheureuse des femmes, sans les ennuis que Charles lui causait dansson ménage. Thomas, malgré la rente, exécrait ce fils d’un autre,le bousculait, ce dont souffrait secrètement la mère, en épousesoumise et silencieuse. Aussi, bien qu’elle l’adorât, l’aurait-ellevolontiers rendu à la famille du père.

Charles, à quinze ans, en paraissait à peine douze, et il enétait resté à l’intelligence balbutiante d’un enfant de cinq ans.D’une extraordinaire ressemblance avec sa trisaïeule, Tante Dide,la folle des Tulettes, il avait une grâce élancée et fine, pareil àun de ces petits rois exsangues qui finissent une race, couronnésde longs cheveux pâles, légers comme de la soie.

Ses grands yeux clairs étaient vides, sa beauté inquiétanteavait une ombre de mort. Et ni cerveau ni cœur, rien qu’un petitchien vicieux, qui se frottait aux gens, pour se caresser. Sonarrière-grand-mère Félicité, gagnée par cette beauté où elleaffectait de reconnaître son sang, l’avait d’abord mis au collège,le prenant à sa charge ; mais il s’en était fait chasser aubout de six mois, sous l’accusation de vices inavouables. Troisfois, elle s’était entêtée, l’avait changé de pensionnat, pouraboutir toujours au même renvoi honteux. Alors, comme il nevoulait, comme il ne pouvait absolument rien apprendre, et comme ilpourrissait tout, il avait fallu le garder, on se l’était passé desuns aux autres, dans la famille. Le docteur Pascal, attendri,songeant à une guérison, n’avait abandonné cette cure impossiblequ’après l’avoir eu chez lui pendant près d’un an, inquiet ducontact pour Clotilde. Et, maintenant, lorsque Charles n’était paschez sa mère, où il ne vivait presque plus, on le trouvait chezFélicité ou chez quelque autre parent, coquettement mis, comblé dejoujoux, vivant en petit dauphin efféminé d’une antique racedéchue.

Cependant, la vieille Mme Rougon souffrait de ce bâtard, àla royale, chevelure blonde, et son plan était de le soustraire auxcommérages de Plassans, en décidant Maxime à le prendre, pour legarder à Paris. Ce serait encore une vilaine histoire de la familleeffacée. Mais longtemps Maxime avait fait la sourde oreille, hantépar la continuelle terreur de gâter son existence. Après la guerre,riche depuis la mort de sa femme, il était revenu manger sagementsa fortune dans son hôtel de l’avenue du Bois-de-Boulogne, ayantgagné à sa débauche précoce la crainte salutaire du plaisir,surtout résolu à fuir les émotions et les responsabilités, afin dedurer le plus possible. Des douleurs vives dans les pieds, desrhumatismes, croyait-il, le tourmentaient depuis quelquetemps ; il se voyait déjà infirme, cloué sur unfauteuil ; et le brusque retour en France de son père,l’activité nouvelle que Saccard déployait, avaient achevé de leterrifier. Il connaissait bien ce dévoreur de millions, iltremblait en le retrouvant empressé autour de lui, bonhomme, avecson ricanement amical. N’allait-il pas être mangé, s’il restait unjour à sa merci, lié par ces douleurs qui lui envahissaient lesjambes. Et une telle peur de la solitude l’avait pris, qu’il venaitde céder enfin à l’idée de revoir son fils. Si le petit luisemblait doux, intelligent, bien portant, pourquoi nel’emmènerait-il pas ? Cela lui donnerait un compagnon, unhéritier qui le protégerait contre les entreprises de son père. Peuà peu, son égoïsme s’était vu aimé, choyé, défendu ; etpourtant, peut-être ne se serait-il pas risqué encore à un telvoyage, si son médecin ne l’avait envoyé aux eaux de Saint-Gervais.Dès lors, il n’y avait plus à faire qu’un crochet de quelqueslieues, il était tombé le matin chez la vieille Mme Rougon, àl’improviste, bien résolu à reprendre un train, le soir même, aprèsl’avoir interrogée et vu l’enfant.

Vers deux heures, Pascal et Clotilde étaient encore près de lafontaine, sous les platanes, où Martine leur avait servi le café,lorsque Félicité arriva avec Maxime.

– Ma chérie, quelle surprise ! je t’amène tonfrère.

Saisie, la jeune fille s’était levée, devant cet étranger maigriet jauni, qu’elle reconnaissait à peine. Depuis leur séparation, en1854, elle ne l’avait revu que deux fois, la première à Paris, laseconde à Plassans. Mais elle gardait de lui une image nette,élégante et vive. La face s’était creusée, les cheveuxs’éclaircissaient, semés de fils blancs. Pourtant, elle finit parle retrouver, avec sa tête jolie et fine, d’une grâce inquiétantede fille, jusque dans sa décrépitude précoce.

– Comme tu te portes bien, toi ! dit-il simplement, enembrassant sa sœur.

– Mais, répondit-elle, il faut vivre au soleil… Ah !que je suis heureuse de te voir !

Pascal, de son coup d’œil de médecin, avait fouillé à fond sonneveu. Il l’embrassa à son tour.

– Bonjour, mon garçon… Et elle a raison, vois-tu, on ne seporte bien qu’au soleil, comme les arbres !

Vivement, Félicité était allée jusqu’à la maison. Elle revint encriant :

– Charles n’est donc pas ici ?

– Non, dit Clotilde. Nous l’avons eu hier. L’oncle Macquartl’a emmené, et il doit passer quelques jours aux Tulettes.

Félicité se désespéra. Elle n’était accourue que dans lacertitude de trouver l’enfant chez Pascal. Comment faire,maintenant ? Le docteur, de son air paisible, proposa d’écrireà l’oncle, qui le ramènerait, dès le lendemain matin. Puis, quandil sut que Maxime voulait absolument repartir par le train de neufheures, sans coucher, il eut une autre idée. Il allait envoyerchercher un landau, chez le loueur, et l’on irait tous les quatrevoir Charles, chez l’oncle Macquart. Ce serait même une charmantepromenade. Il n’y avait pas trois lieues de Plassans auxTulettes : une heure pour aller, une heure pour revenir, onaurait encore près de deux heures à rester là-bas, si l’on voulaitêtre de retour à sept heures. Martine ferait à dîner, Maxime auraittout le temps de manger et de prendre son train.

Mais Félicité s’agitait, visiblement inquiète de cette visite àMacquart.

– Ah bien, non ! si vous croyez que je vais allerlà-bas, par ce temps d’orage… Il est bien plus simple d’envoyerquelqu’un qui nous ramènera Charles.

Pascal hocha la tête. On ne ramenait pas toujours Charles commeon voulait. C’était un enfant sans raison, qui, parfois, galopaitau moindre caprice, ainsi qu’un animal indompté. Et la vieilleMme Rougon, combattue, furieuse de n’avoir rien pu préparer,dut finir par céder, dans la nécessité où elle était de s’enremettre au hasard.

– Après tout, comme vous voudrez ! Mon Dieu, que leschoses s’arrangent mal !

Martine courut chercher le landau, et trois heures n’étaient passonnées, lorsque les deux chevaux enfilèrent la route de Nice,dévalant la pente qui descendait jusqu’au pont de la Viorne. Ontournait ensuite à gauche, pour longer pendant près de deuxkilomètres les bords boisés de la rivière. Puis, la routes’engageait dans les gorges de la Seille, un défilé étroit entredeux murs géants de roches cuites et dorées par les violentssoleils. Des pins avaient poussé dans les fentes ; despanaches d’arbres, à peine gros d’en bas comme des touffes d’herbe,frangeaient les crêtes, pendaient sur le gouffre. Et c’était unchaos, un paysage foudroyé, un couloir de l’enfer, avec ses détourstumultueux, ses coulures de terre sanglante glissées de chaqueentaille, sa solitude désolée que troublait seul le vol desaigles.

Félicité ne desserra pas les lèvres, la tête en travail, l’airaccablé sous ses réflexions. Il faisait en effet très lourd, lesoleil brûlait, derrière un voile de grands nuages livides. Presqueseul, Pascal causa, dans sa tendresse passionnée pour cette natureardente, tendresse qu’il s’efforçait de faire partager à son neveu.Mais il avait beau s’exclamer, lui montrer l’entêtement desoliviers, des figuiers et des ronces, à pousser dans les roches, lavie de ces roches elles-mêmes, de cette carcasse colossale etpuissante de la terre, d’où l’on entendait monter un souffle :Maxime restait froid, pris d’une sourde angoisse, devant ces blocsd’une majesté sauvage, dont la masse l’anéantissait. Et ilpréférait reporter les yeux sur sa sœur, assise en face de lui.Elle le charmait peu à peu, tellement il la voyait saine etheureuse, avec sa jolie tête ronde, au front droit, si bienéquilibré. Par moments, leurs regards se rencontraient, et elleavait un sourire tendre, dont il était réconforté.

Mais la sauvagerie de la gorge s’adoucit, les deux murs derochers s’abaissèrent, on fila entre des coteaux apaisés, auxpentes molles, semées de thyms et de lavandes. C’était le désertencore, des espaces nus, verdâtres et violâtres, où la moindrebrise roulait un âpre parfum. Puis, tout d’un coup, après undernier détour, on descendit dans le vallon des Tulettes, que dessources rafraîchissaient. Au fond s’étendaient des prairies,coupées de grands arbres. Le village était à mi-côte, parmi desoliviers, et la bastide de Macquart, un peu écartée, se trouvaitsur la gauche, en plein midi. Il fallut que le landau prît lechemin qui conduisait à l’Asile des aliénés, dont on apercevait, enface, les murs blancs.

Le silence de Félicité s’était assombri, car elle n’aimait pasmontrer l’oncle Macquart. Encore un dont la famille serait biendébarrassée, le jour où il s’en irait ! Pour la gloire d’euxtous, il aurait dû dormir sous la terre depuis longtemps. Mais ils’entêtait, il portait ses quatre-vingt-trois ans en vieil ivrogne,saturé de boisson, que l’alcool semblait conserver. À Plassans, ilavait une légende terrible de fainéant et de bandit, et lesvieillards chuchotaient l’exécrable histoire des cadavres qu’il yavait entre lui et les Rougon, une trahison aux jours troublés dedécembre 1851, un guet-apens dans lequel il avait laissé descamarades, le ventre ouvert, sur le pavé sanglant. Plus tard, quandil était rentré en France, il avait préféré, à la bonne place qu’ils’était fait promettre, ce petit domaine des Tulettes, que Félicitélui avait acheté. Et il y vivait grassement depuis lors, il n’avaitplus eu que l’ambition de l’arrondir, guettant de nouveau les bonscoups, ayant encore trouvé le moyen de se faire donner un champlongtemps convoité, en se rendant utile à sa belle-sœur, lorsquecelle-ci avait dû reconquérir Plassans sur les légitimistes :une autre effroyable histoire qu’on se disait aussi à l’oreille, unfou lâché sournoisement de l’Asile, battant la nuit, courant à savengeance, incendiant sa propre maison, où flambaient quatrepersonnes. Mais c’étaient heureusement là des choses anciennes, etMacquart, rangé aujourd’hui, n’était plus le bandit inquiétant dontavait tremblé toute la famille. Il se montrait fort correct, d’unediplomatie finaude, n’ayant gardé que son rire goguenard qui avaitl’air de se ficher du monde.

– L’oncle est chez lui, dit Pascal, comme onapprochait.

La bastide était une de ces constructions provençales, d’un seulétage, aux tuiles décolorées, les quatre murs violemmentbadigeonnés en jaune. Devant la façade s’étendait une étroiteterrasse, que d’antiques mûriers, rabattus en forme de treille,allongeant et tordant leurs grosses branches, ombrageaient. C’étaitlà que l’oncle fumait sa pipe, l’été. Et, en entendant la voiture,il était venu se planter au bord de la terrasse, redressant sahaute taille, vêtu proprement de drap bleu, coiffé de l’éternellecasquette de fourrure qu’il portait d’un bout de l’année àl’autre.

Quand il eut reconnu les visiteurs, il ricana, ilcria :

– En voilà de la belle société !… Vous êtes biengentils, vous allez vous rafraîchir.

Mais la présence de Maxime l’intriguait. Qui était-il ?pour qui venait-il, celui-là ? On le lui nomma, et tout desuite il arrêta les explications qu’on ajoutait, en voulant l’aiderà se retrouver, au milieu de l’écheveau compliqué de laparenté.

– Le père de Charles, je sais, je sais !… Le fils demon neveu Saccard, pardi ! celui qui a fait un beau mariage etdont la femme est morte…

Il dévisageait Maxime, l’air tout heureux de le voir ridé déjà àtrente-deux ans, les cheveux et la barbe semés de neige.

– Ah ! dame ! ajouta-t-il, nous vieillissonstous… Moi, encore, je n’ai pas trop à me plaindre, je suissolide.

Et il triomphait, d’aplomb sur les reins, la face comme bouillieet flambante, d’un rouge ardent de brasier. Depuis longtemps,l’eau-de-vie ordinaire lui semblait de l’eau pure ; seul, letrois-six chatouillait encore son gosier durci ; il en buvaitde tels coups, qu’il en restait plein, la chair baignée, imbibéeainsi qu’une éponge. L’alcool suintait de sa peau. Au moindresouffle, quand il parlait, une vapeur d’alcool s’exhalait de sabouche.

– Certes, oui ! vous êtes solide, l’oncle ! ditPascal émerveillé. Et vous n’avez rien fait pour ça, vous avez bienraison de vous moquer de nous… Voyez-vous, je ne crains qu’unechose, c’est qu’un jour, en allumant votre pipe, vous ne vousallumiez vous-même, ainsi qu’un bol de punch.

Macquart, flatté, s’égaya bruyamment.

– Plaisante, plaisante, mon petit ! Un verre decognac, ça vaut mieux que tes sales drogues… Et vous allez toustrinquer, hein ? pour qu’il soit bien dit que votre oncle vousfait honneur à tous. Moi, je me fiche des mauvaises langues. J’aidu blé, j’ai des oliviers, j’ai des amandiers, et des vignes, et dela terre, autant qu’un bourgeois. L’été, je fume ma pipe à l’ombrede mes mûriers ; l’hiver, je vais la fumer là, contre mon mur,au soleil. Hein ? d’un oncle comme ça, on n’a pas à enrougir !… Clotilde, j’ai du sirop, si tu en veux. Et vous,Félicité, ma chère, je sais que vous préférez l’anisette. Il y a detout, je vous dis qu’il y a de tout, chez moi !

Son geste s’était élargi, comme pour embrasser la possession deson bien-être de vieux gredin devenu ermite ; pendant queFélicité, qu’il effrayait depuis un moment, avec l’énumération deses richesses, ne le quittait pas des yeux, prête àl’interrompre.

– Merci, Macquart, nous ne prendrons rien, nous sommespressés… Où donc est Charles ?

– Charles, bon, bon ! tout à l’heure ! J’aicompris, le papa vient pour voir l’enfant… Mais ça ne va pas nousempêcher de boire un coup.

Et, lorsqu’on eut refusé absolument, il se blessa, il dit avecson rire mauvais :

– Charles, il n’est pas là, il est à l’Asile, avec lavieille.

Puis, emmenant Maxime au bout de la terrasse, il lui montra lesgrands bâtiments blancs, dont les jardins intérieurs ressemblaientà des préaux de prison.

– Tenez ! mon neveu, vous voyez trois arbres devantnous. Eh bien ! au-dessus de celui de gauche, il y a unefontaine, dans une cour. Suivez le rez-de-chaussée, la cinquièmefenêtre à droite est celle de Tante Dide. Et c’est là qu’est lepetit… Oui, je l’y ai mené tout à l’heure.

C’était une tolérance de l’administration. Depuis vingt et unans qu’elle était à l’Asile, la vieille femme n’avait pas donné unsouci à sa gardienne. Bien calme, bien douce, immobile dans sonfauteuil, elle passait les journées à regarder devant elle ;et, comme l’enfant se plaisait là, comme elle-même semblaits’intéresser à lui, on fermait les yeux sur cette infraction auxrèglements, on l’y laissait parfois deux et trois heures, trèsoccupé à découper des images.

Mais ce nouveau contretemps avait mis le comble à la mauvaisehumeur de Félicité. Elle se fâcha, lorsque Macquart proposa d’allertous les cinq, en bande, chercher le petit.

– Quelle idée ! allez-y tout seul et revenez vite…Nous n’avons pas de temps à perdre.

Le frémissement de colère qu’elle contenait, parut amuserl’oncle ; et, dès lors, sentant combien il lui étaitdésagréable, il insista, avec son ricanement.

– Dame ! mes enfants, nous verrions par la mêmeoccasion la vieille mère, notre mère à tous. Il n’y a pas à dire,vous savez, nous sommes tous sortis d’elle, et ce ne serait guèrepoli de ne pas aller lui souhaiter le bonjour, puisque monpetit-neveu, qui arrive de si loin, ne l’a peut-être bien jamaisrevue… Moi, je ne la renie pas, ah ! fichtre non !Sûrement, elle est folle ; mais ça ne se voit pas souvent, desvieilles mères qui ont dépassé la centaine, et ça vaut la peinequ’on se montre un peu gentil pour elle.

Il y eut un silence. Un petit frisson glacé avait couru. Ce futClotilde, muette jusque-là, qui déclara la première, d’une voixémue :

– Vous avez raison, mon oncle, nous irons tous.

Félicité elle-même dut consentir. On remonta dans le landau,Macquart s’assit près du cocher. Un malaise avait blêmi le visagefatigué de Maxime ; et, durant le court trajet, il questionnaPascal sur Charles, d’un air d’intérêt paternel, qui cachait uneinquiétude croissante. Le docteur, gêné par les regards impérieuxde sa mère, adoucit la vérité. Mon Dieu ! l’enfant n’était pasd’une santé bien forte, c’était même pour cela qu’on le laissaitvolontiers des semaines chez l’oncle, à la campagne ;cependant, il ne souffrait d’aucune maladie caractérisée. Pascaln’ajouta pas qu’il avait, un instant, fait le rêve de lui donner dela cervelle et des muscles, en le traitant par les injections desubstance nerveuse ; mais il s’était heurté à un continuelaccident, les moindres piqûres déterminaient chez le petit deshémorragies, qu’il fallait chaque fois arrêter par des pansementscompressifs : c’était un relâchement des tissus dû à ladégénérescence, une rosée de sang qui perlait à la peau, c’étaientsurtout des saignements de nez, si brusques, si abondants, qu’onn’osait pas le laisser seul, dans la crainte que tout le sang deses veines ne coulât. Et le docteur finit en disant que, sil’intelligence était paresseuse chez lui, il espérait qu’elle sedévelopperait, dans un milieu d’activité cérébrale plus vive.

On était arrivé devant l’Asile. Macquart, qui écoutait,descendit du siège, en disant :

– C’est un gamin bien doux, bien doux. Et puis, il est sibeau, un ange !

Maxime, pâli encore, et grelottant, malgré la chaleurétouffante, ne posa plus de questions. Il regardait les vastesbâtiments de l’Asile, les ailes des différents quartiers, séparéspar des jardins, celui des hommes et celui des femmes, ceux desfous tranquilles et des fous furieux. Une grande propreté régnait,une morne solitude, que traversaient des pas et des bruits declefs. Le vieux Macquart connaissait tous les gardiens. D’ailleurs,les portes s’ouvrirent devant le docteur Pascal, qu’on avaitautorisé à soigner certains des internés. On suivit une galerie, ontourna dans une cour : c’était là, une des chambres durez-de-chaussée, une pièce tapissée d’un papier clair, meubléesimplement d’un lit, d’une armoire, d’une table, d’un fauteuil etde deux chaises. La gardienne, qui ne devait jamais quitter sapensionnaire, venait justement de s’absenter. Et il n’y avait, auxdeux bords de la table, que la folle, rigide dans son fauteuil, etque l’enfant, sur une chaise, absorbé, en train de découper desimages.

– Entrez, entrez ! répétait Macquart. Oh ! il n’ya pas de danger, elle est bien gentille !

L’ancêtre, Adélaïde Fouque, que ses petits-enfants, toute larace qui avait pullulé, nommaient du surnom caressant de TanteDide, ne tourna pas même la tête au bruit. Dès la jeunesse, destroubles hystériques l’avaient déséquilibrée. Ardente, passionnéed’amour, secouée de crises, elle était ainsi arrivée au grand âgede quatre-vingt-trois ans, lorsqu’une affreuse douleur, un chocmoral terrible l’avait jetée à la démence. Depuis lors, depuisvingt et un ans, c’était chez elle un arrêt de l’intelligence, unaffaiblissement brusque, rendant toute réparation impossible.Aujourd’hui, à cent quatre ans, elle vivait toujours, ainsi qu’uneoubliée, une démente calme, au cerveau ossifié, chez qui la foliepouvait rester indéfiniment stationnaire, sans amener la mort.Cependant, la sénilité était venue, lui avait peu à peu atrophiéles muscles. Sa chair était comme mangée par l’âge, la peau seuledemeurait sur les os, à ce point qu’il fallait la porter de son lità son fauteuil. Et, squelette jauni, desséchée là, telle qu’unarbre séculaire dont il ne reste que l’écorce, elle se tenaitpourtant droite contre le dossier du fauteuil, n’ayant plus que lesyeux de vivants, dans son mince et long visage. Elle regardaitCharles fixement.

Clotilde, un peu tremblante, s’était approchée.

– Tante Dide, c’est nous qui avons voulu vous voir… Vous neme reconnaissez donc pas ? Votre petite-fille qui vientparfois vous embrasser.

Mais la folle ne parut pas entendre. Ses regards ne quittaientpoint l’enfant, dont les ciseaux achevaient de découper une image,un roi de pourpre au manteau d’or.

– Voyons, maman, dit à son tour Macquart, ne fais pas labête. Tu peux bien nous regarder. Voilà un monsieur, un petit-filsà toi, qui arrive de Paris exprès.

À cette voix, Tante Dide finit par tourner la tête. Elle promenalentement ses yeux vides et clairs sur eux tous, puis elle lesramena sur Charles et retomba dans sa contemplation. Personne neparlait plus.

– Depuis le terrible choc qu’elle a reçu, expliqua enfinPascal à voix basse, elle est ainsi : toute intelligence, toutsouvenir paraît aboli en elle. Le plus souvent, elle se tait ;parfois, elle a un flot bégayé de paroles indistinctes. Elle rit,elle pleure sans motif, elle est une chose que rien n’affecte… Et,pourtant, je n’oserais dire que la nuit soit absolue, que dessouvenirs ne restent pas emmagasinés au fond… Ah ! la pauvrevieille mère, comme je la plains, si elle n’en est pas encore àl’anéantissement final ! À quoi peut-elle penser, depuis vingtet un ans, si elle se souvient ?

D’un geste, il écarta ce passé affreux, qu’il connaissait. Il larevoyait jeune, grande créature mince et pâle, aux yeux effarés,veuve tout de suite de Rougon, du lourd jardinier qu’elle avaitvoulu pour mari, se jetant avant la fin de son deuil aux bras ducontrebandier Macquart, qu’elle aimait d’un amour de louve etqu’elle n’épousait même pas. Elle avait ainsi vécu quinze ans, avecun enfant légitime et deux bâtards, au milieu du vacarme et ducaprice, disparaissant pendant des semaines, revenant meurtrie, lesbras noirs. Puis, Macquart était mort d’un coup de feu, abattucomme un chien par un gendarme ; et, sous ce premier choc,elle s’était figée, ne gardant déjà de vivants que ses yeux d’eaude source, dans sa face blême, se retirant du monde au fond de lamasure que son amant lui avait laissée, y menant pendant quaranteannées l’existence d’une nonne, que traversaient d’épouvantablescrises nerveuses. Mais l’autre choc devait l’achever, la jeter à ladémence, et Pascal se la rappelait, la scène atroce, car il y avaitassisté : un pauvre enfant que la grand-mère avait pris chezelle, son petit-fils Silvère, victime des haines et des luttessanglantes de la famille, et dont un gendarme encore avait cassé latête d’un coup de pistolet, pendant la répression du mouvementinsurrectionnel de 1851. Du sang, toujours, l’éclaboussait.

Félicité, pourtant, s’était approchée de Charles, si absorbédans ses images, que tout ce monde ne le dérangeait pas.

– Mon petit chéri, c’est ton père, ce monsieur…Embrasse-le.

Et tous, dès lors, s’occupèrent de Charles. Il était trèsjoliment mis, en veste et en culotte de velours noir, soutachées deganse d’or. D’une pâleur de lis, il ressemblait vraiment à un filsde ces rois qu’il découpait, avec ses larges yeux pâles et leruissellement de ses cheveux blonds. Mais ce qui frappait surtout,en ce moment, c’était sa ressemblance avec Tante Dide, cetteressemblance qui avait franchi trois générations, qui sautait de cevisage desséché de centenaire, de ces traits usés, à cette délicatefigure d’enfant, comme effacée déjà elle aussi, très vieille etfinie par l’usure de la race. En face l’un de l’autre, l’enfantimbécile, d’une beauté de mort, était comme la fin de l’ancêtre,l’oubliée.

Maxime se pencha pour mettre un baiser sur le front dupetit ; et il avait le cœur froid, cette beauté elle-mêmel’effrayait, son malaise grandissait dans cette chambre de démence,où soufflait toute une misère humaine, venue de loin.

– Comme tu es beau, mon mignon !… Est-ce que tum’aimes un peu ?

Charles le regarda, ne comprit pas, se remit à ses images.

Mais tous restèrent saisis. Sans que l’expression fermée de sonvisage eût changé, Tante Dide pleurait, un flot de larmes roulaitde ses yeux vivants sur ses joues mortes. Elle ne quittait toujourspas l’enfant du regard, et elle pleurait lentement, à l’infini.

Alors, ce fut, pour Pascal, une émotion extraordinaire. Il avaitpris le bras de Clotilde, il le serrait violemment, sans qu’ellepût comprendre. C’était que, devant ses yeux, s’évoquait toute lalignée, la branche légitime et la branche bâtarde, qui avaientpoussé de ce tronc, lésé déjà par la névrose. Les cinq générationsétaient là en présence, les Rougon et les Macquart, Adélaïde Fouqueà la racine, puis le vieux bandit d’oncle, puis lui-même, puisClotilde et Maxime, et enfin Charles. Félicité comblait la place deson mari mort. Il n’y avait pas de lacune, la chaîne se déroulait,dans son hérédité logique et implacable. Et quel siècle évoqué, aufond du cabanon tragique, où soufflait cette misère venue de loin,dans un tel effroi, que tous, malgré l’accablante chaleur,frissonnèrent !

– Quoi donc, maître ? demanda tout bas Clotildetremblante.

– Non, non, rien ! murmura le docteur. Je te diraiplus tard.

Macquart, qui continuait seul à ricaner, gronda la vieille mère.En voilà une idée, de recevoir les gens avec des larmes, quand ilsse dérangeaient pour vous faire une visite ! Ce n’était guèrepoli. Puis, il revint à Maxime et à Charles.

– Enfin, mon neveu, vous le voyez, votre gamin. N’est-cepas qu’il est joli et qu’il vous fait honneur tout demême ?

Félicité se hâta d’intervenir, très mécontente de la façon donttournaient les choses, n’ayant plus que la hâte de s’en aller.

– C’est sûrement un bel enfant, et qui est moins en retardqu’on ne croit. Regarde donc comme il est adroit de ses mains… Ettu verras, lorsque tu l’auras dégourdi, à Paris, n’est-cepas ? autrement que nous n’avons pu le faire à Plassans.

– Sans doute, sans doute, murmura Maxime. Je ne dis pasnon, je vais y réfléchir.

Il restait embarrassé, il ajouta :

– Vous comprenez, je ne suis venu que pour le voir… Je nepeux le prendre maintenant, puisque je dois passer un mois àSaint-Gervais. Mais, dès mon retour à Paris, je réfléchirai, jevous écrirai.

Et, tirant sa montre :

– Diable ! cinq heures et demie… Vous savez que, pourrien au monde, je ne veux manquer le train de neuf heures.

– Oui, oui, partons, dit Félicité. Nous n’avons plus rien àfaire ici.

Macquart, vainement, s’efforça de les attarder, avec toutessortes d’histoires. Il contait les jours où Tante Dide bavardait,il affirmait qu’un matin il l’avait trouvée en train de chanter uneromance de sa jeunesse. D’ailleurs, lui n’avait pas besoin de lavoiture, il ramènerait l’enfant à pied, puisqu’on le luilaissait.

– Embrasse ton papa, mon petit, parce qu’on sait bien quandon se voit, mais on ne sait jamais si l’on se reverra !

Du même mouvement surpris et indifférent, Charles avait levé latête, et Maxime troublé lui posa un second baiser sur le front.

– Sois bien sage et bien beau, mon mignon… Et aime-moi unpeu.

– Allons, allons, nous n’avons pas de temps à perdre,répéta Félicité.

Mais la gardienne rentrait. C’était une grosse fille vigoureuse,attachée spécialement au service de la folle. Elle la levait, lacouchait, la faisait manger, la nettoyait, comme une enfant. Ettout de suite elle se mit à causer avec le docteur Pascal, qui laquestionnait. Un des rêves les plus caressés du docteur était detraiter et de guérir les fous par sa méthode, en les piquant.Puisque, chez eux, c’était le cerveau qui périclitait, pourquoi desinjections de substance nerveuse ne leur donneraient-elles pas dela résistance, de la volonté, en réparant les brèches faites àl’organe ? Aussi, un instant, avait-il songé à expérimenter lamédication sur la vieille mère ; puis, des scrupules luiétaient venus, une sorte de terreur sacrée, sans compter que ladémence, à cet âge, était la ruine totale, irréparable. Il avaitchoisi un autre sujet, un ouvrier chapelier, Sarteur, qui setrouvait depuis un an à l’Asile, où il était venu lui-même supplierqu’on l’enfermât, pour lui éviter un crime. Dans ses crises, un telbesoin de tuer le poussait, qu’il se serait jeté sur les passants.Petit, très brun, le front fuyant, la face en bec d’oiseau, avec ungrand nez et un menton très court, il avait la joue gauchesensiblement plus grosse que la droite. Et le docteur obtenait desrésultats miraculeux sur cet impulsif, qui, depuis un mois, n’avaitpas eu d’accès. Justement, la gardienne, questionnée, répondit queSarteur, calmé, allait de mieux en mieux.

– Tu entends, Clotilde ! s’écria Pascal ravi. Je n’aipas le temps de le voir ce soir, nous reviendrons demain. C’est monjour de visite… Ah ! si j’osais, si elle était jeuneencore…

Ses regards se reportaient sur Tante Dide. Mais Clotilde, quisouriait de son enthousiasme, dit doucement :

– Non, non, maître, tu ne peux refaire de la vie… Allons,viens. Nous sommes les derniers.

C’était vrai, les autres étaient sortis déjà. Macquart, sur leseuil, regardait s’éloigner Félicité et Maxime, de son air de seficher du monde. Et Tante Dide, l’oubliée, d’une maigreureffrayante, restait immobile, les yeux de nouveau fixés surCharles, au blanc visage épuisé, sous sa royale chevelure.

Le retour fut plein de gêne. Dans la chaleur qui s’exhalait dela terre, le landau roulait pesamment. Au ciel orageux, lecrépuscule s’épandait en une cendre cuivrée. Quelques mots vaguesfurent échangés d’abord ; puis, dès qu’on fut entré dans lesgorges de la Seille, toute conversation tomba, sous l’inquiétude etla menace des roches géantes, dont les murs semblaient seresserrer. N’était-ce point le bout du monde ? n’allait-on pasrouler à l’inconnu de quelque gouffre ? Un aigle passa, jetaun grand cri.

Des saules reparurent, et l’on filait au bord de la Viorne,lorsque Félicité reprit, sans transition, comme si elle eûtcontinué un entretien commencé :

– Tu n’as aucun refus à craindre de la mère. Elle aime bienCharles, mais c’est une femme très raisonnable, et elle comprendparfaitement que l’intérêt de l’enfant est que tu le reprennes. Ilfaut t’avouer, en outre, que le pauvre petit n’est pas très heureuxchez elle, parce que, naturellement, le mari préfère son fils et safille… Enfin, tu dois tout savoir.

Et elle continua, voulant sans doute engager Maxime et tirer delui une promesse formelle. Jusqu’à Plassans, elle parla. Puis, toutd’un coup, comme le landau était secoué sur le pavé dufaubourg :

– Mais, tiens ! la voilà, la mère… Cette grosseblonde, sur cette porte.

C’était au seuil d’une boutique de bourrelier, où pendaient desharnais et des licous. Justine prenait le frais, sur une chaise, entricotant un bas, tandis que la petite fille et le petit garçonjouaient par terre, à ses pieds ; et, derrière eux, onapercevait, dans l’ombre de la boutique, Thomas, un gros hommebrun, en train de recoudre une selle.

Maxime avait allongé la tête, sans émotion, simplement curieux.Il resta très surpris devant cette forte femme de trente-deux ans,à l’air si sage et si bourgeois, chez qui rien ne restait de lafolle gamine avec laquelle il s’était déniaisé, lorsque tous deux,du même âge, entraient à peine dans leur dix-septième année.Peut-être eut-il seulement un serrement de cœur, lui malade et déjàtrès vieux, à la retrouver embellie et calme, très grasse.

– Jamais je ne l’aurais reconnue, dit-il.

Et le landau, qui roulait toujours, tourna dans la rue de Rome.Justine disparut, cette vision du passé, si différente, sombra dansle vague du crépuscule, avec Thomas, les enfants, la boutique.

À la Souleiade, la table était mise. Martine avait une anguillede la Viorne, un lapin sauté et un rôti de bœuf. Sept heuressonnaient, on avait tout le temps de dîner tranquillement.

– Ne te tourmente pas, répétait le docteur Pascal à sonneveu. Nous t’accompagnerons au chemin de fer, ce n’est pas à dixminutes… Du moment que tu as laissé ta malle, tu n’auras qu’àprendre ton billet et à sauter dans le train.

Puis, comme il retrouvait Clotilde dans le vestibule, où elleaccrochait son chapeau et son ombrelle, il lui dit àdemi-voix :

– Tu sais que ton frère m’inquiète.

– Comment ça ?

– Je l’ai bien regardé, je n’aime pas la façon dont ilmarche. Ça ne m’a jamais trompé… Enfin, c’est un garçon quel’ataxie menace.

Elle devint toute pâle, elle répéta :

– L’ataxie.

Une cruelle image s’était levée, celle d’un voisin, un hommejeune encore, que, pendant dix ans, elle avait vu traîné par undomestique, dans une petite voiture. N’était-ce pas le pire desmaux, l’infirmité, le coup de hache qui sépare un vivant de lavie ?

– Mais, murmura-t-elle, il ne se plaint que derhumatismes.

Pascal haussa les épaules ; et, mettant un doigt sur seslèvres, il passa dans la salle à manger, où déjà Félicité et Maximeétaient assis.

Le dîner fut très amical. La brusque inquiétude, née au cœur deClotilde, la rendit tendre pour son frère, qui se trouvait placéprès d’elle. Gaiement, elle le soignait, le forçait à prendre lesmeilleurs morceaux. Deux fois, elle rappela Martine, qui passaitles plats trop vite. Et Maxime, de plus en plus, était séduit parcette sœur si bonne, si bien portante, si raisonnable, dont lecharme l’enveloppait comme d’une caresse. Elle le conquérait à untel point, que, peu à peu, un projet, vague d’abord, se précisaiten lui. Puisque son fils, le petit Charles, l’avait tant effrayéavec sa beauté de mort, son air royal d’imbécillité maladive,pourquoi n’emmènerait-il pas sa sœur Clotilde ? L’idée d’unefemme dans sa maison le terrifiait bien, car il les redoutaittoutes, ayant joui d’elles trop jeune ; mais celle-ci luiparaissait vraiment maternelle. D’autre part, une femme honnête,chez lui, cela le changerait et serait très bon. Son père, aumoins, n’oserait plus lui envoyer des filles, comme il lesoupçonnait de le faire, pour l’achever et avoir tout de suite sonargent. La terreur et la haine de son père le décidèrent.

– Tu ne te maries donc pas ? demanda-t-il, voulantsonder le terrain. La jeune fille se mit à rire.

– Oh ! rien ne presse.

Puis, d’un air de boutade, regardant Pascal qui avait levé latête :

– Est-ce qu’on sait ?… Je ne me marierai jamais.

Mais Félicité se récria. Quand elle la voyait si attachée audocteur, elle souhaitait souvent un mariage qui l’en détacherait,qui laisserait son fils isolé, dans un intérieur détruit, oùelle-même deviendrait toute-puissante, maîtresse des choses. Aussil’appela-t-elle en témoignage : n’était-ce pas vrai qu’unefemme devait se marier, que cela était contre nature, de restervieille fille ? Et, gravement, il l’approuvait, sans quitterClotilde des yeux.

– Oui, oui, il faut se marier… Elle est trop raisonnable,elle se mariera…

– Bah ! interrompit Maxime, aura-t-elle vraimentraison ?… Pour être malheureuse peut-être, il y a tant demauvais ménages !

Et, se décidant :

– Tu ne sais pas ce que tu devrais faire ?… Ehbien ! tu devrais venir à Paris vivre avec moi… J’ai réfléchi,cela m’effraye un peu de prendre la charge d’un enfant, dans monétat de santé. Ne suis-je pas un enfant moi-même, un malade qui abesoin de soins ?… Tu me soignerais, tu serais là, si jevenais à perdre décidément les jambes.

Sa voix s’était brisée, dans un attendrissement sur lui-même. Ilse voyait infirme, il la voyait à son chevet, en sœur decharité ; et, si elle consentait à rester fille, il luilaisserait volontiers sa fortune, pour que son père ne l’eût pas.La terreur qu’il avait de la solitude, le besoin où il seraitpeut-être bientôt de prendre une garde-malade, le rendaient trèstouchant.

– Ce serait bien gentil de ta part, et tu n’aurais pas àt’en repentir.

Mais Martine, qui servait le rôti, s’était arrêtée desaisissement ; et la proposition, autour de la table, causaitla même surprise. Félicité, la première, approuva, en sentant quece départ aiderait ses projets. Elle regardait Clotilde, muetteencore et comme étourdie ; tandis que le docteur Pascal, trèspâle, attendait.

– Oh ! mon frère, mon frère, balbutia la jeune fille,sans trouver d’abord autre chose.

Alors la grand-mère intervint.

– C’est tout ce que tu dis ? Mais c’est très bien, ceque ton frère te propose. S’il craint de prendre Charlesmaintenant, tu peux toujours y aller, toi ; et, plus tard, tuferas venir le petit… Voyons, voyons ça s’arrange parfaitement. Tonfrère s’adresse à ton cœur… Pascal, n’est-ce pas qu’elle lui doitune bonne réponse ?

Le docteur, d’un effort, était redevenu maître de lui. Onsentait pourtant le grand froid qui l’avait glacé. Il parla aveclenteur.

– Je vous répète que Clotilde est très raisonnable et que,si elle doit accepter, elle acceptera.

Dans son bouleversement, la jeune fille eut une révolte.

– Maître, veux-tu donc me renvoyer ?… Certainement, jeremercie Maxime. Mais tout quitter, mon Dieu ! quitter tout cequi m’aime, tout ce que j’ai aimé jusqu’ici !

Elle avait eu un geste éperdu, désignant les êtres et leschoses, embrassant la Souleiade entière.

– Et, reprit Pascal en la regardant, si cependant Maximeavait besoin de toi ?

Ses yeux se mouillèrent, elle demeura un instant frémissante,car elle seule avait compris. La vision cruelle, de nouveau,s’était évoquée : Maxime, infirme, traîné dans une petitevoiture par un domestique, comme le voisin qu’elle rencontrait.Mais sa passion protestait contre son attendrissement. Est-cequ’elle avait un devoir, à l’égard d’un frère qui, pendant quinzeans, lui était resté étranger ? est-ce que son devoir n’étaitpas où était son cœur ?

– Écoute, Maxime, finit-elle par dire, laisse-moiréfléchir, moi aussi. Je verrai… Sois certain que je te suis trèsreconnaissante. Et, si un jour tu avais réellement besoin de moi,eh bien ! je me déciderais sans doute.

On ne put la faire s’engager davantage. Félicité, avec sacontinuelle fièvre, s’y épuisa ; tandis que le docteuraffectait maintenant de dire qu’elle avait donné sa parole. Martineapporta une crème, sans songer à cacher sa joie : prendreMademoiselle ! en voilà une idée, pour que Monsieur mourût detristesse, en restant tout seul ! Et la fin du dîner futralentie ainsi par cet incident. On était encore au dessert,lorsque huit heures et demie sonnèrent. Dès lors, Maximes’inquiéta, piétina, voulut partir.

À la gare, où tous l’accompagnèrent, il embrassa une dernièrefois sa sœur.

– Souviens-toi.

– N’aie pas peur, déclara Félicité, nous sommes là pour luirappeler sa promesse.

Le docteur souriait, et tous trois, dès que le train se fut misen branle, agitèrent leurs mouchoirs.

Ce jour-là, quand ils eurent accompagné la grand-mère jusqu’à saporte, le docteur Pascal et Clotilde rentrèrent doucement à laSouleiade et y passèrent une soirée délicieuse. Le malaise dessemaines précédentes, l’antagonisme sourd qui les divisait,semblait s’en être allé. Jamais ils n’avaient éprouvé une pareilledouceur, à se sentir si unis, inséparables. En eux, il y avaitcomme un réveil de santé après une maladie, un espoir et une joiede vivre. Ils restèrent longtemps dans la nuit chaude, sous lesplatanes, à écouter le fin cristal de la fontaine. Et ils neparlaient même pas, ils goûtaient profondément le bonheur d’êtreensemble.

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