Le Docteur Pascal

Chapitre 14

 

Dans la salle de travail, Clotilde reboutonna son corsage,tenant encore, sur les genoux, son enfant, à qui elle venait dedonner le sein. C’était après le déjeuner, vers trois heures, parune éclatante journée de la fin du mois d’août, au ciel debraise ; et les volets, soigneusement clos, ne laissaientpénétrer, à travers les fentes, que de minces flèches de soleil,dans l’ombre assoupie et tiède de la vaste pièce. La grande paixoisive du dimanche semblait s’épandre du dehors, avec un vollointain de cloches, sonnant le dernier coup des vêpres. Pas unbruit ne montait de la maison vide, où la mère et le petit devaientrester seuls jusqu’au dîner, la servante ayant demandé lapermission d’aller voir une cousine, dans le faubourg.

Un instant, Clotilde regarda son enfant, un gros garçon de troismois déjà. Elle était accouchée vers les derniers jours de mai.Depuis dix mois bientôt, elle portait le deuil de Pascal, unesimple et longue robe noire, dans laquelle elle était divinementbelle, si fine, si élancée, avec son visage d’une jeunesse sitriste, nimbé de ses admirables cheveux blonds. Et elle ne pouvaitsourire, mais elle éprouvait une douceur à voir le bel enfant, graset rose, avec sa bouche encore mouillée de lait, et dont le regardavait rencontré une des barres de soleil, où dansaient despoussières. Il semblait très surpris, il ne quittait pas des yeuxcet éclat d’or, ce miracle éblouissant de clarté. Puis, le sommeilvint, il laissa retomber, sur le bras de sa mère, sa petite têteronde et nue, déjà semée de rares cheveux pâles.

Alors, doucement, Clotilde se leva, le posa au fond du berceau,qui se trouvait près de la table. Elle demeura penchée un instant,pour être bien sûre qu’il dormait ; et elle rabattit le rideaude mousseline, dans l’ombre crépusculaire. Sans bruit, avec desgestes souples, marchant d’un pas si léger, qu’il effleurait àpeine le parquet, elle s’occupa ensuite, rangea du linge qui étaitsur la table, traversa deux fois la pièce, à la recherche d’unpetit chausson égaré. Elle était très silencieuse, très douce ettrès active. Et, ce jour-là, dans la solitude de la maison, ellesongeait, l’année vécue se déroulait.

D’abord, après l’affreuse secousse du convoi, c’était le départimmédiat de Martine, qui s’était obstinée, ne voulant pas mêmefaire ses huit jours, amenant, pour la remplacer, la jeune cousined’une boulangère du voisinage, une grosse fille brune qui s’étaittrouvée heureusement assez propre et dévouée. Martine, elle, vivaità Sainte-Marthe, dans un trou perdu, si chichement, qu’elle devaitencore faire des économies, sur les rentes de son petit trésor. Onne lui connaissait point d’héritier, à qui profiterait donc cettefureur d’avarice ? En dix mois, elle n’avait, pas une seulefois, remis les pieds à la Souleiade : Monsieur n’était pluslà, elle ne cédait même pas au désir de voir le fils deMonsieur.

Puis, dans la songerie de Clotilde, la figure de sa grand-mèreFélicité s’évoquait. Celle-ci venait la visiter de temps à autre,avec une condescendance de parente puissante, qui est d’espritassez large pour pardonner toutes les fautes, quand elles sontcruellement expiées. Elle arrivait à l’improviste, embrassaitl’enfant, faisait de la morale, donnait des conseils ; et lajeune mère avait pris, vis-à-vis d’elle, l’attitude simplementdéférente que Pascal avait gardée toujours. D’ailleurs, Félicitéétait toute à son triomphe. Elle allait réaliser enfin une idéelongtemps caressée, mûrement réfléchie, qui devait consacrer par unmonument impérissable la pure gloire de la famille. Cette idéeétait d’employer sa fortune, devenue considérable, à laconstruction et à la dotation d’un Asile pour les vieillards, quis’appellerait l’Asile Rougon. Déjà, elle avait acheté le terrain,une partie de l’ancien Jeu de Mail, en dehors de la ville, près dela gare ; et précisément, ce dimanche-là, vers cinq heures,quand la chaleur tomberait un peu, on devait poser la premièrepierre, une solennité véritable, honorée par la présence desautorités, et dont elle serait la reine applaudie, au milieu d’unconcours énorme de population.

Clotilde éprouvait, en outre, quelque reconnaissance pour sagrand-mère, qui venait de montrer un désintéressement parfait, lorsde l’ouverture du testament de Pascal. Celui-ci avait institué lajeune femme sa légataire universelle ; et la mère, qui gardaitson droit à la réserve d’un quart, après s’être déclaréerespectueuse des volontés dernières de son fils, avait simplementrenoncé à la succession. Elle voulait bien déshériter tous lessiens, ne leur léguer que de la gloire, en employant sa grossefortune à l’érection de cet Asile qui porterait le nom respecté etbéni des Rougon aux âges futurs ; mais, après avoir été,pendant un demi-siècle, si âpre à la conquête de l’argent, elle ledédaignait à cette heure, épurée dans une ambition plus haute. EtClotilde, grâce à cette libéralité, n’avait plus d’inquiétude pourl’avenir : les quatre mille francs de rente leur suffiraient,à elle et à son enfant. Elle l’élèverait, elle en ferait un homme.Même elle avait placé, sur la tête du petit, à fonds perdus, lescinq mille francs du secrétaire ; et elle possédait encore laSouleiade, que tout le monde lui conseillait de vendre. Sans doute,l’entretien n’en était pas coûteux, mais quelle vie de solitude etde tristesse, dans cette grande maison déserte, beaucoup tropvaste, où elle était comme perdue ! Jusque-là, pourtant, ellen’avait pu se décider à la quitter. Peut-être ne s’ydéciderait-elle jamais.

Ah ! cette Souleiade, tout son amour y était, toute sa vie,tous ses souvenirs ! Il lui semblait, par moments, que Pascaly vivait encore, car elle n’y avait rien dérangé de leur existencede jadis. Les meubles étaient aux mêmes places, les heures ysonnaient les mêmes habitudes. Elle n’y avait fermé que sa chambre,à lui, où elle seule entrait, ainsi que dans un sanctuaire, pourpleurer, lorsqu’elle sentait son cœur trop lourd. Dans la chambreoù tous deux s’étaient aimés, dans le lit où il était mort, elle secouchait chaque nuit, comme autrefois, lorsqu’elle était jeunefille ; et il n’y avait de plus, là, contre ce lit, que leberceau, qu’elle y apportait le soir. C’était toujours la mêmechambre douce aux antiques meubles familiers, aux tenturesattendries par l’âge, couleur d’aurore, la très vieille chambre quel’enfant rajeunissait de nouveau. Puis, en bas, si elle se trouvaitbien seule, bien perdue, à chaque repas, dans la salle à mangerclaire, elle y entendait les échos des rires, des vigoureuxappétits de sa jeunesse, lorsque tous les deux mangeaient etbuvaient si gaiement, à la santé de l’existence. Et le jardinaussi, toute la propriété tenait à son être, par les fibres lesplus intimes, car elle ne pouvait y faire un pas, sans y évoquerleurs deux images unies l’une à l’autre : sur la terrasse, àl’ombre mince des grands cyprès séculaires, ils avaient si souventcontemplé la vallée de la Viorne, que bornaient les barresrocheuses de la Seille et les coteaux brûlés deSainte-Marthe ! par les gradins de pierres sèches, au traversdes oliviers et des amandiers maigres, ils s’étaient tant de foisdéfiés à grimper lestement, comme des gamins en fuite del’école ! et il y avait encore la pinède, l’ombre chaude etembaumée, où les aiguilles craquaient sous les pas, l’aire immense,tapissée d’une herbe moelleuse aux épaules, d’où l’on découvrait leciel entier, le soir, quand se levaient les étoiles ! et il yavait surtout les platanes géants, la paix délicieuse qu’ilsétaient venus goûter là, chaque jour d’été, en écoutant la chansonrafraîchissante de la source, la pure note de cristal qu’ellefilait depuis des siècles ! Jusqu’aux vieilles pierres de lamaison, jusqu’à la terre du sol, il n’était pas un atome, à laSouleiade, où elle ne sentit le battement tiède d’un peu de leursang, d’un peu de leur vie répandue et mêlée.

Mais elle préférait passer ses journées dans la salle detravail, et c’était là qu’elle revivait ses meilleurs souvenirs. Ilne s’y trouvait aussi qu’un meuble de plus, le berceau. La table dudocteur était à sa place, devant la fenêtre de gauche : ilaurait pu entrer et s’asseoir, car la chaise n’avait pas même étébougée. Sur la longue table du milieu, parmi l’ancien entassementdes livres et des brochures, il n’y avait de nouveau que la noteclaire des petits linges d’enfant, qu’elle était en train devisiter. Les corps de bibliothèque montraient les mêmes rangées devolumes, la grande armoire de chêne semblait garder dans ses flancsle même trésor, solidement close. Sous le plafond enfumé, la bonneodeur de travail flottait toujours, parmi la débandade des sièges,le désordre amical de cet atelier en commun, où ils avaient silongtemps mis les caprices de la jeune fille et les recherches dusavant. Et, surtout, ce qui la touchait aujourd’hui, c’était derevoir ses anciens pastels, cloués aux murs, les copies qu’elleavait faites de fleurs vivantes, minutieusement copiées, puis lesimaginations envolées en plein pays chimérique, les fleurs de rêvedont la fantaisie folle l’emportait parfois.

Clotilde achevait de ranger les petits anges sur la table,lorsque, précisément, son regard, en se levant, rencontra devantelle le pastel du vieux roi David, la main posée sur l’épaule nued’Abisaïg, la jeune Sunamite. Et elle, qui ne riait plus, sentitune joie lui monter à la face, dans l’heureux attendrissementqu’elle éprouvait. Comme ils s’aimaient, comme ils rêvaientd’éternité, le jour où elle s’était amusée à ce symbole,orgueilleux et tendre ! Le vieux roi, vêtu somptueusementd’une robe toute droite, lourde de pierreries, portait le bandeauroyal sur ses cheveux de neige ; et elle était plus somptueuseencore, rien qu’avec la soie liliale de sa peau, sa taille mince etallongée, sa gorge ronde et menue, ses bras souples, d’une grâcedivine. Maintenant, il s’en était allé, il dormait sous la terre,tandis qu’elle, habillée de noir, toute noire, ne montrant rien desa nudité triomphante, n’avait plus que l’enfant pour exprimer ledon tranquille, absolu qu’elle avait fait de sa personne, devant lepeuple assemblé, à la pleine lumière du jour.

Doucement, Clotilde finit par s’asseoir près du berceau. Lesflèches de soleil s’allongeaient d’un bout de la pièce à l’autre,la chaleur de l’ardente journée s’alourdissait, parmi l’ombreassoupie des volets clos ; et le silence de la maison semblaits’être élargi encore. Elle avait mis à part des petites brassières,elle recousait des cordons, d’une aiguille lente, peu à peu prised’une songerie, au milieu de cette grande paix chaude quil’enveloppait, dans l’incendie du dehors. Sa pensée, d’abord,retourna à ses pastels, les exacts et les chimériques, et elle sedisait maintenant que toute sa dualité se trouvait dans cettepassion de vérité qui la tenait parfois des heures entières devantune fleur, pour la copier avec précision, puis dans son besoind’au-delà qui, d’autres fois, la jetait hors du réel, l’emportaiten rêves fous, au paradis des fleurs incréées. Elle avait toujoursété ainsi, elle sentait qu’au fond elle restait aujourd’hui cequ’elle était la veille, sous le flot de vie nouveau qui latransformait sans cesse. Et sa pensée, alors, sauta à la gratitudeprofonde qu’elle gardait à Pascal de l’avoir faite ce qu’elleétait. Jadis, lorsque, toute petite, l’enlevant à un milieuexécrable, il l’avait prise avec lui, il avait sûrement cédé à sonbon cœur, mais sans doute aussi était-il désireux de tenter surelle l’expérience de savoir comment elle pousserait dans un milieuautre, tout de vérité et de tendresse. C’était, chez lui, unepréoccupation constante, une théorie ancienne, qu’il aurait vouluexpérimenter en grand : la culture par le milieu, la guérisonmême, l’être amélioré et sauvé, au physique et au moral. Elle luidevait certainement le meilleur de son être, elle devinait lafantasque et la violente qu’elle aurait pu devenir, tandis qu’il nelui avait donné que de la passion et du courage. Dans cettefloraison, au libre soleil, la vie avait même fini par les jeteraux bras l’un de l’autre, et n’était-ce pas comme l’effort dernierde la bonté et de la joie, l’enfant qui était venu et qui lesaurait réjouis ensemble, si la mort ne les avait pointséparés ?

Dans ce retour en arrière, elle eut la sensation nette du longtravail qui s’était opéré en elle. Pascal corrigeait son hérédité,et elle revivait la lente évolution, la lutte entre la réelle et lachimérique. Cela partait de ses colères d’enfant, d’un ferment derévolte, d’un déséquilibre qui la jetait aux pires rêveries. Puisvenaient ses grands accès de dévotion, son besoin d’illusion et demensonge, de bonheur immédiat, à la pensée que les inégalités etles injustices de cette terre mauvaise devaient être compensées parles éternelles joies d’un paradis futur. C’était l’époque de sescombats avec Pascal, des tourments dont elle l’avait torturé, enrêvant d’assassiner son génie. Et elle tournait, à ce coude de laroute, elle le retrouvait son maître, la conquérant par la terribleleçon de vie qu’il lui avait donnée, pendant la nuit d’orage.Depuis, le milieu avait agi, l’évolution s’était précipitée :elle finissait par être la pondérée, la raisonnable, acceptant devivre l’existence comme il fallait la vivre, avec l’espoir que lasomme du travail humain libérerait un jour le monde du mal et de ladouleur. Elle avait aimé, elle était mère, et elle comprenait.

Brusquement, elle se rappela l’autre nuit, celle qu’ils avaientpassée sur l’aire. Elle entendait encore sa lamentation sous lesétoiles : la nature atroce, l’humanité abominable, et lafaillite de la science, et la nécessité de se perdre en Dieu, dansle mystère. En dehors de l’anéantissement, il n’y avait pas debonheur durable. Puis, elle l’entendait, lui, reprendre son credo,le progrès de la raison par la science, l’unique bienfait possibledes vérités lentement acquises, à jamais, la croyance que la sommede ces vérités, augmentées toujours, doit finir par donner àl’homme un pouvoir incalculable, et la sérénité, sinon le bonheur.Tout se résumait dans la foi ardente en la vie. Comme il le disait,il fallait marcher avec la vie qui marchait toujours. Aucune halten’était à espérer, aucune paix dans l’immobilité de l’ignorance,aucun soulagement dans les retours en arrière. Il fallait avoirl’esprit ferme, la modestie de se dire que la seule récompense dela vie est de l’avoir vécue bravement, en accomplissant la tâchequ’elle impose. Alors, le mal n’était plus qu’un accident encoreinexpliqué, l’humanité apparaissait, de très haut, comme un immensemécanisme en fonction, travaillant au perpétuel devenir. Pourquoil’ouvrier qui disparaissait, ayant terminé sa journée, aurait-ilmaudit l’œuvre, parce qu’il ne pouvait en voir ni en juger lafin ? Même, s’il ne devait pas y avoir de fin, pourquoi ne pasgoûter la joie de l’action, l’air vif de la marche, la douceur dusommeil après une longue fatigue ? Les enfants continueront labesogne des pères, ils ne naissent et on ne les aime que pour cela,pour cette tâche de la vie qu’on leur transmet, qu’ilstransmettront à leur tour. Et il n’y avait plus, dès ce moment, quela résignation vaillante au grand labeur commun, sans la révolte dumoi qui exige un bonheur à lui, absolu.

Elle s’interrogea, elle n’éprouva pas la détresse quil’angoissait, jadis, lorsqu’elle songeait au lendemain de la mort.Cette préoccupation de l’au-delà ne la hantait plus jusqu’à latorture. Autrefois, elle aurait voulu arracher violemment du cielle secret de la destinée. C’était, en elle, une infinie tristessed’être, sans savoir pourquoi elle était. Que venait-on faire sur laterre ? quel était le sens de cette existence exécrable, sanségalité, sans justice, qui lui apparaissait comme le cauchemard’une nuit de délire ? Et son frisson s’était calmé, ellepouvait songer à ces choses, courageusement. Peut-être était-cel’enfant, cette continuation d’elle-même, qui lui cachait désormaisl’horreur de sa fin. Mais il y avait aussi là beaucoup del’équilibre où elle vivait, cette pensée qu’il fallait vivre pourl’effort de vivre, et que la seule paix possible, en ce monde,était dans la joie de cet effort accompli. Elle se répétait uneparole du docteur qui disait souvent, lorsqu’il voyait un paysanrentrer, l’air paisible, après sa journée faite : « Envoilà un que la querelle de l’au-delà n’empêchera pas dedormir. » Il voulait dire que cette querelle ne s’égare et nese pervertit que dans le cerveau enfiévré des oisifs. Si tousfaisaient leur tâche, tous dormiraient tranquillement. Elle-mêmeavait senti cette toute-puissance bienfaitrice du travail, aumilieu de ses souffrances et de ses deuils. Depuis qu’il lui avaitappris l’emploi de chacune de ses heures, depuis surtout qu’elleétait mère, sans cesse occupée de son enfant, elle ne sentait plusle frisson de l’inconnu lui passer sur la nuque, en un petitsouffle glacé. Elle écartait sans lutte les rêveriesinquiétantes ; et, si une crainte la troublait encore, si unedes amertumes quotidiennes lui noyait le cœur de nausées, elletrouvait un réconfort, une force de résistance invincible, danscette pensée que son enfant avait un jour de plus, ce jour-là,qu’il en aurait un autre de plus, le lendemain, que jour à jour,page à page, son œuvre vivante s’achevait. Cela la reposaitdélicieusement de toutes les misères. Elle avait une fonction, unbut, et elle le sentait bien à sa sérénité heureuse, elle faisaitsûrement ce qu’elle était venue faire.

Cependant, à cette minute même, elle comprit que la chimériquen’était pas morte tout entière en elle. Un léger bruit venait devoler dans le profond silence, et elle avait levé la tête :quel était le médiateur divin qui passait ? peut-être le chermort qu’elle pleurait et qu’elle croyait deviner à son entour.Toujours, elle devait rester un peu l’enfant croyante d’autrefois,curieuse du mystère, ayant le besoin instinctif de l’inconnu. Elleavait fait la part de ce besoin, elle l’expliquait mêmescientifiquement. Si loin que la science recule les bornes desconnaissances humaines, il est un point sans doute qu’elle nefranchira pas ; et c’était là, précisément, que Pascal plaçaitl’unique intérêt à vivre, dans le désir qu’on avait de savoir sanscesse davantage. Elle, dès lors, admettait les forces ignorées oùle monde baigne, un immense domaine obscur, dix fois plus large quele domaine conquis déjà, un infini inexploré à travers lequell’humanité future monterait sans fin. Certes, c’était là un champassez vaste, pour que l’imagination pût s’y perdre. Aux heures desongerie, elle y contentait la soif impérieuse que l’être sembleavoir de l’au-delà, une nécessité d’échapper au monde visible, decontenter l’illusion de l’absolue justice et du bonheur à venir. Cequi lui restait de son tourment de jadis, ses envolées dernièress’y apaisaient, puisque l’humanité souffrante ne peut vivre sans laconsolation du mensonge. Mais tout se fondait heureusement en elle.À ce tournant d’une époque surmenée de science, inquiète des ruinesqu’elle avait faites, prise d’effroi devant le siècle nouveau, avecl’envie affolée de ne pas aller plus loin et de se rejeter enarrière, elle était l’heureux équilibre, la passion du vrai élargiepar le souci de l’inconnu. Si les savants sectaires fermaientl’horizon pour s’en tenir strictement aux phénomènes, il lui étaitpermis, à elle, bonne créature simple, de faire la part de cequ’elle ne savait pas, de ce qu’elle ne saurait jamais. Et, si lecredo de Pascal était la conclusion logique de toute l’œuvre,l’éternelle question de l’au-delà qu’elle continuait quand même àposer au ciel rouvrait la porte de l’infini, devant l’humanité enmarche. Puisque toujours il faudra apprendre, en se résignant à nejamais tout connaître, n’était-ce pas vouloir le mouvement, la vieelle-même, que de réserver le mystère, un éternel doute et unéternel espoir ?

Un nouveau bruit, une aile qui passa, l’effleurement d’un baisersur ses cheveux, la fit sourire cette fois. Il était sûrement là.Et tout en elle aboutissait à une tendresse immense, venue departout, noyant son être. Comme il était bon et gai, et quel amourdes autres lui donnait sa passion de la vie ! Lui-mêmepeut-être n’était qu’un rêveur, car il avait fait le plus beau desrêves, cette croyance finale à un monde supérieur, quand la scienceaurait investi l’homme d’un pouvoir incalculable : toutaccepter, tout employer au bonheur, tout savoir et tout prévoir,réduire la nature à n’être qu’une servante, vivre dans latranquillité de l’intelligence satisfaite ! En attendant, letravail voulu et réglé suffisait à la bonne santé de tous.Peut-être la souffrance serait-elle utilisée un jour. Et, en facedu labeur énorme, devant cette somme des vivants, des méchants etdes bons, admirables quand même de courage et de besogne, elle nevoyait plus qu’une humanité fraternelle, elle n’avait plus qu’uneindulgence sans bornes, une infinie pitié et une charité ardente.L’amour, comme le soleil, baigne la terre, et la bonté est le grandfleuve où boivent tous les cœurs.

Clotilde, depuis deux heures bientôt, tirait son aiguille, dumême mouvement régulier, pendant que sa rêverie s’égarait. Mais lescordons des petites brassières étaient recousus, elle avait aussimarqué des couches neuves, achetées la veille. Et elle se leva,ayant fini sa couture, voulant ranger ce linge. Au-dehors, lesoleil baissait, les flèches d’or n’entraient plus que très minceset obliques, par les fentes. Elle voyait à peine clair, elle dutaller ouvrir un volet ; puis, elle s’oublia un instant, devantle vaste horizon, brusquement déroulé. La grosse chaleur tombait,un vent léger soufflait dans l’admirable ciel, d’un bleu sanstache. À gauche, on distinguait jusqu’aux moindres touffes de pins,parmi les écroulements sanglants des rochers de la Seille ;tandis que, vers la droite, après les coteaux de Sainte-Marthe, lavallée de la Viorne s’étalait à l’infini, dans le poudroiement d’ordu couchant. Elle regarda un instant la tour de Saint-Saturnin,toute en or elle aussi, dominant la ville rose ; et elle seretirait, lorsqu’un spectacle la ramena, la retint, accoudée,longtemps encore.

C’était, au-delà de la ligne du chemin de fer, un grouillementde foule, qui se pressait dans l’ancien Jeu de Mail. Clotilde serappela aussitôt la cérémonie, et elle comprit que sa grand-mèreFélicité allait poser la première pierre de l’Asile Rougon, lemonument victorieux, destiné à porter la gloire de la famille auxâges futurs. Des préparatifs énormes étaient faits depuis huitjours, on parlait d’une auge et d’une truelle en argent, dont lavieille dame devait se servir en personne, ayant tenu à figurer, àtriompher, avec ses quatre-vingt-deux ans. Ce qui la gonflait d’unorgueil royal, c’était qu’elle achevait la conquête de Plassanspour la troisième fois, en cette circonstance ; car elleforçait la ville entière, les trois quartiers à se ranger autourd’elle, à lui faire escorte et à l’acclamer, comme unebienfaitrice. Il devait y avoir, en effet, des dames patronnesses,choisies parmi les plus nobles du quartier Saint-Marc, unedélégation des sociétés ouvrières du vieux quartier, enfin leshabitants les mieux connus de la ville neuve, des avocats, desnotaires, des médecins, sans compter le petit peuple, un flot degens endimanchés, se ruant là, ainsi qu’à une fête. Et, au milieude ce triomphe suprême, elle était peut-être plus orgueilleuseencore, elle, une des reines du second Empire, la veuve qui portaitsi dignement le deuil du régime déchu, d’avoir vaincu la jeuneRépublique, en l’obligeant, dans la personne du sous-préfet, à lavenir saluer et remercier. Il n’avait d’abord été question que d’undiscours du maire ; mais il était certain, depuis la veille,que le sous-préfet, lui aussi, parlerait. De si loin, Clotilde nedistinguait qu’un tumulte de redingotes noires et de toilettesclaires, sous l’éclatant soleil. Puis, il y eut un bruit perdu demusique, la musique des amateurs de la ville, dont le vent, parinstants, lui apportait les sonorités de cuivre.

Elle quitta la fenêtre, elle vint ouvrir la grande armoire dechêne, pour y serrer son travail, resté sur la table. C’était danscette armoire, si pleine autrefois des manuscrits du docteur, etvide aujourd’hui, qu’elle avait rangé la layette de l’enfant. Ellesemblait sans fond, immense, béante ; et, sur les planchesnues et vastes, il n’y avait plus que les langes délicats, lespetites brassières, les petits bonnets, les petits chaussons, lestas de couches, toute cette lingerie fine, cette plume légèred’oiseau encore au nid. Où tant d’idées avaient dormi en tas, oùs’était accumulé pendant trente années l’obstiné labeur d’un homme,dans un débordement de paperasses, il ne restait que le lin d’unpetit être, à peine des vêtements, les premiers linges qui leprotégeaient pour une heure, et dont il ne pourrait bientôt plus seservir. L’immensité de l’antique armoire en paraissait égayée ettoute rafraîchie.

Lorsque Clotilde eut rangé sur une planche les couches et lesbrassières, elle aperçut, dans une grande enveloppe, les débris desdossiers qu’elle avait remis là, après les avoir sauvés du feu. Etelle se souvint d’une prière que le docteur Ramond était venu luiadresser la veille encore : celle de regarder si, parmi cesdébris, il ne restait aucun fragment de quelque importance, ayantun intérêt scientifique. Il était désespéré de la perte desmanuscrits inestimables que lui avait légués le maître. Tout desuite après la mort, il s’était bien efforcé de rédiger l’entretiensuprême qu’il avait eu, cet ensemble de vastes théories exposéespar le moribond avec une sérénité si héroïque ; mais il neretrouvait que des résumés sommaires, il lui aurait fallu lesétudes complètes, les observations faites au jour le jour, lesrésultats acquis et les lois formulées. La perte demeuraitirréparable, c’était une besogne à recommencer, et il se lamentaitde n’avoir que des indications, il disait qu’il y aurait là, pourla science, un retard de vingt ans au moins, avant qu’on reprît etqu’on utilisât les idées du pionnier solitaire, dont unecatastrophe sauvage et imbécile avait détruit les travaux.

L’Arbre généalogique, le seul document intact, était joint àl’enveloppe, et Clotilde apporta le tout sur la table, près duberceau. Quand elle eut sorti les débris un à un, elle constata, cedont elle était déjà à peu près certaine, que pas une page entièrede manuscrit ne restait, pas une note complète ayant un sens. Iln’existait que des fragments, des bouts de papier à demi brûlés etnoircis, sans lien, sans suite. Mais, pour elle, à mesure qu’elleles examinait, un intérêt se levait de ces phrases incomplètes, deces mots à moitié mangés par le feu, où tout autre n’aurait riencompris. Elle se souvenait de la nuit d’orage, les phrases secomplétaient, un commencement de mot évoquait les personnages, leshistoires. Ce fut ainsi que le nom de Maxime tomba sous sesyeux ; et elle revit l’existence de ce frère qui lui étaitresté étranger, dont la mort, deux mois plus tôt, l’avait laisséepresque indifférente. Ensuite, une ligne tronquée contenant le nomde son père, lui causa un malaise ; car elle croyait savoirque celui-ci avait mis dans sa poche la fortune et l’hôtel de sonfils, grâce à la nièce de son coiffeur, cette Rose si candide,payée d’un tant pour cent généreux. Puis, elle rencontra encored’autres noms, celui de son oncle Eugène, l’ancien vice-empereur,ensommeillé à cette heure, celui de son cousin Serge, le curé deSaint-Eutrope, qu’on lui avait dit phtisique et mourant, la veille.Et chaque débris s’animait, la famille exécrable et fraternellerenaissait de ces miettes, de ces cendres noires où ne couraientplus que des syllabes incohérentes.

Alors, Clotilde eut la curiosité de déplier et d’étaler sur latable l’Arbre généalogique. Une émotion l’avait gagnée, elle étaittout attendrie par ces reliques ; et, lorsqu’elle relut lesnotes ajoutées au crayon par Pascal, quelques minutes avantd’expirer, des larmes lui vinrent aux yeux. Avec quelle bravoure ilavait inscrit la date de sa mort ! et comme on sentait sonregret désespéré de la vie, dans les mots tremblés annonçant lanaissance de l’enfant ! L’Arbre montait, ramifiait sesbranches, épanouissait ses feuilles, et elle s’oubliait longuementà le contempler, à se dire que toute l’œuvre du maître était là,toute cette végétation classée et documentée de leur famille. Elleentendait les paroles dont il commentait chaque cas héréditaire,elle se rappelait ses leçons. Mais les enfants surtoutl’intéressaient. Le confrère auquel le docteur avait écrit àNouméa, pour obtenir des renseignements sur l’enfant né d’unmariage d’Étienne, au bagne, s’était décidé à répondre ;seulement, il ne disait que le sexe, une fille, et qui paraissaitbien portante. Octave Mouret avait failli perdre la sienne, trèsfrêle, tandis que son petit garçon continuait à être superbe.D’ailleurs, le coin de belle santé vigoureuse, de féconditéextraordinaire, était toujours à Valqueyras, dans la maison deJean, dont la femme, en trois années, avait eu deux enfants, etétait grosse d’un troisième. La nichée poussait gaillardement augrand soleil, en pleine terre grasse, pendant que le pèrelabourait, et que la mère, au logis, faisait bravement la soupe ettorchait les mioches. Il y avait là assez de sève nouvelle et detravail, pour refaire un monde. Clotilde, à ce moment, crutentendre le cri de Pascal : « Ah ! notre famille,que va-t-elle devenir, à quel être aboutira-t-elleenfin ? » Et elle-même retombait à une rêverie, devantl’Arbre prolongeant dans l’avenir ses derniers rameaux. Qui savaitd’où naîtrait la branche saine ? Peut-être le sage, lepuissant attendu germerait-il là.

Un léger cri tira Clotilde de ses réflexions. La mousseline duberceau semblait s’animer d’un souffle, c’était l’enfant qui,réveillé, appelait et s’agitait. Tout de suite, elle le reprit,l’éleva gaiement en l’air, pour qu’il baignât dans la lumière doréedu couchant. Mais il n’était point sensible à cette fin d’un beaujour ; ses petits yeux vagues se détournaient du vaste ciel,pendant qu’il ouvrait tout grand son bec rose d’oiseau sans cesseaffamé. Et il pleurait si fort, il avait un réveil si goulu,qu’elle se décida à lui redonner le sein. Du reste, c’était sonheure, il y avait trois heures qu’il n’avait tété.

Clotilde revint s’asseoir, près de la table. Elle l’avait posésur ses genoux, où il n’était guère sage, criant plus fort,s’impatientant ; et elle le regardait avec un sourire, tandisqu’elle dégrafait sa robe. La gorge apparut, la gorge menue etronde, que le lait avait gonflée à peine. Une légère auréole debistre avait seulement fleuri le bout du sein, dans la blancheurdélicate de cette nudité de femme, divinement élancée et jeune.Déjà, l’enfant sentait, se soulevait, tâtonnait des lèvres. Quandelle lui eut posé la bouche, il eut un petit grondement desatisfaction, il se rua tout en elle, avec le bel appétit voraced’un monsieur qui voulait vivre. Il tétait à pleines gencives,avidement. D’abord, de sa petite main libre, il avait saisi le seinà poignée, comme pour le marquer de sa possession, le défendre etle garder. Puis, dans la joie du ruissellement tiède dont il avaitplein la gorge, il s’était mis à lever son petit bras en l’air,tout droit, ainsi qu’un drapeau. Et Clotilde gardait soninconscient sourire, à le voir, si vigoureux, se nourrir d’elle.Les premières semaines, elle avait beaucoup souffert d’unecrevasse ; maintenant encore, le sein restait sensible ;mais elle souriait quand même, de cet air paisible des mères,heureuses de donner leur lait, comme elles donneraient leursang.

Quand elle avait dégrafé son corsage, et que sa gorge, sa nuditéde mère s’était montrée, un autre mystère d’elle, un de ses secretsles plus cachés et les plus délicieux, était apparu : le fincollier aux sept perles, les étoiles laiteuses, que le maître avaitmises à son cou, un jour de misère, dans sa folie passionnée dudon. Depuis qu’il était là, personne ne l’avait plus revu. Ilfaisait comme partie de sa pudeur, il était de sa chair, si simple,si enfantin. Et, tout le temps que l’enfant tétait, elle seule lerevoyait, attendrie, revivant le souvenir des baisers dont ilsemblait avoir gardé l’odeur tiède.

Une bouffée de musique, au loin, étonna Clotilde. Elle tourna latête, regarda vers la campagne, toute blonde et dorée par le soleiloblique. Ah ! oui, cette cérémonie, cette pierre que l’onposait, là-bas ! Et elle ramena les yeux sur l’enfant, elles’absorba de nouveau dans le plaisir de lui voir un si bel appétit.Elle avait attiré un petit banc pour relever l’un de ses genoux,elle s’était appuyée d’une épaule contre la table, à côté del’Arbre et des fragments noircis des dossiers. Sa pensée flottait,allait à une douceur divine, tandis qu’elle sentait le meilleurd’elle-même, ce lait pur, couler à petit bruit, faire de plus enplus sien le cher être sorti de son flanc. L’enfant était venu, lerédempteur peut-être. Les cloches avaient sonné, les Rois magess’étaient mis en route, suivis des populations, de toute la natureen fête, souriant au petit dans ses langes. Elle, la mère, pendantqu’il buvait sa vie, rêvait déjà d’avenir. Que serait-il, quandelle l’aurait fait grand et fort, en se donnant toute ? Unsavant qui enseignerait au monde un peu de la vérité éternelle, uncapitaine qui apporterait de la gloire à son pays, ou mieux encoreun de ces pasteurs de peuple qui apaisent les passions et fontrégner la justice ? Elle le voyait très beau, très bon, trèspuissant. Et c’était le rêve de toutes les mères, la certituded’être accouchée du messie attendu ; et il y avait là, danscet espoir, dans cette croyance obstinée de chaque mère au triomphecertain de son enfant, l’espoir même qui fait la vie, la croyancequi donne à l’humanité la force sans cesse renaissante de vivreencore.

Que serait-il, l’enfant ? Elle le regardait, elle tâchaitde lui trouver des ressemblances. De son père, certes, il avait lefront et les yeux, quelque chose de haut et de solide dans lacarrure de la tête. Elle-même se reconnaissait en lui, avec sabouche fine et son menton délicat. Puis, sourdement inquiète,c’étaient les autres qu’elle cherchait, les terribles ascendants,tous ceux qui étaient là, inscrits sur l’Arbre, déroulant lapoussée des feuilles héréditaires. Était-ce donc à celui-ci, àcelui-là, ou à cet autre encore, qu’il ressemblerait ? Et ellese calmait pourtant, elle ne pouvait pas ne pas espérer, tellementson cœur était gonflé de l’éternelle espérance. La foi en la vie,que le maître avait enracinée en elle, la tenait brave, debout,inébranlable. Qu’importaient les misères, les souffrances, lesabominations ! la santé était dans l’universel travail, dansla puissance qui féconde et qui enfante. L’œuvre était bonne, quandil y avait l’enfant, au bout de l’amour. Dès lors, l’espoir serouvrait, malgré les plaies étalées, le noir tableau des honteshumaines. C’était la vie perpétuée, tentée encore, la vie qu’on nese lasse pas de croire bonne, puisqu’on la vit avec tantd’acharnement, au milieu de l’injustice et de la douleur.

Clotilde avait eu un regard involontaire sur l’Arbre desancêtres, déployé près d’elle. Oui ! la menace était là, tantde crimes, tant de boue, parmi tant de larmes et tant de bontésouffrante ! Un si extraordinaire mélange de l’excellent et dupire, une humanité en raccourci, avec toutes ses tares et toutesses luttes ! C’était à se demander si, d’un coup de foudre, iln’aurait pas mieux valu balayer cette fourmilière gâtée etmisérable. Et, après tant de Rougon terribles, après tant deMacquart abominables, il en naissait encore un. La vie ne craignaitpas d’en créer un de plus, dans le défi brave de son éternité. Ellepoursuivait son œuvre, se propageait selon ses lois, indifférenteaux hypothèses, en marche pour son labeur infini. Au risque defaire des monstres, il fallait bien qu’elle créât, puisque, malgréles malades et les fous qu’elle crée, elle ne se lasse pas decréer, avec l’espoir sans doute que les bien portants et les sagesviendront un jour. La vie, la vie qui coule en torrent, quicontinue et recommence, vers l’achèvement ignoré ! la vie oùnous baignons, la vie aux courants infinis et contraires, toujoursmouvante et immense, comme une mer sans bornes !

Un élan de ferveur maternelle monta du cœur de Clotilde,heureuse de sentir la petite bouche vorace la boire sans fin.C’était une prière, une invocation. À l’enfant inconnu, comme audieu inconnu ! À l’enfant qui allait être demain, au génie quinaissait peut-être, au messie que le prochain siècle attendait, quitirerait les peuples de leur doute et de leur souffrance !Puisque la nation était à refaire, celui-ci ne venait-il pas pourcette besogne ? Il reprendrait l’expérience, relèverait lesmurs, rendrait une certitude aux hommes tâtonnants, bâtirait lacité de justice, où l’unique loi du travail assurerait le bonheur.Dans les temps troublés, on doit attendre les prophètes. À moinsqu’il ne fût l’Antéchrist, le démon dévastateur, la bête annoncéequi purgerait la terre de l’impureté devenue trop vaste. Et la viecontinuerait malgré tout, il faudrait seulement patienter desmilliers d’années encore, avant que paraisse l’autre enfantinconnu, le bienfaiteur.

Mais l’enfant avait épuisé le sein droit ; et, comme il sefâchait, Clotilde le retourna, lui donna le sein gauche. Puis, ellese remit à sourire, sous la caresse des petites gencivesgloutonnes. Quand même, elle était l’espérance. Une mère quiallaite, n’est-ce pas l’image du monde continué et sauvé ?Elle s’était penchée, elle avait rencontré ses yeux limpides, quis’ouvraient ravis, désireux de la lumière. Que disait-il, le petitêtre, pour qu’elle sentit battre son cœur, sous le sein qu’ilépuisait ? Quelle bonne parole annonçait-il, avec la légèresuccion de sa bouche ? À quelle cause donnerait-il son sang,lorsqu’il serait un homme, fort de tout ce lait qu’il auraitbu ? Peut-être ne disait-il rien, peut-être mentait-il déjà,et elle était si heureuse pourtant, si pleine d’une absolueconfiance en lui !

De nouveau, les cuivres lointains éclatèrent en fanfares. Cedevait être l’apothéose, la minute où la grand-mère Félicité, avecsa truelle d’argent, posait la première pierre du monument élevé àla gloire des Rougon. Le grand ciel bleu, que réjouissaient lesgaietés du dimanche, était en fête. Et, dans le tiède silence, dansla paix solitaire de la salle de travail, Clotilde souriait àl’enfant, qui tétait toujours, son petit bras en l’air, tout droit,dressé comme un drapeau d’appel à la vie.

FIN

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