Le Docteur Pascal

Chapitre 11

 

Mais, dès la nuit suivante, l’insomnie inquiète revint. NiPascal ni Clotilde ne se disaient leur peine ; et, dans lesténèbres de la chambre attristée, ils restaient des heures côte àcôte, feignant de dormir, songeant tous les deux à la situation quis’aggravait. Chacun oubliait sa propre détresse, tremblait pourl’autre. Il avait fallu recourir à la dette, Martine prenait àcrédit le pain, le vin, un peu de viande, d’ailleurs pleine dehonte, forcée de mentir et d’y mettre une grande prudence, carpersonne n’ignorait la ruine de la maison. L’idée était bien venueau docteur d’hypothéquer la Souleiade ; seulement, c’était laressource suprême, il n’avait plus que cette propriété, évaluée àune vingtaine de mille francs, et dont il ne tirerait peut-être pasquinze mille, s’il la vendait ; après, commençait la misèrenoire, le pavé de la rue, pas même une pierre à soi pour appuyer satête. Aussi Clotilde le suppliait-elle d’attendre, de ne s’engagerdans aucune affaire irrévocable, tant que les choses ne seraientpas désespérées.

Trois ou quatre jours se passèrent. On entrait en septembre, etle temps, malheureusement, se gâtait : il y eut des oragesterribles qui ravagèrent la contrée, un mur de la Souleiade futrenversé, qu’on ne put remettre debout, tout un écroulement dont labrèche resta béante. Déjà, on devenait impoli chez le boulanger.Puis, un matin que la vieille servante rapportait un pot-au-feu,elle pleura, elle dit que le boucher lui passait les bas morceaux.Encore quelques jours, et le crédit allait être impossible. Ilfallait absolument aviser, trouver des ressources, pour les petitesdépenses quotidiennes.

Un lundi, comme une semaine de tourments recommençait, Clotildes’agita toute la matinée. Elle semblait en proie à un combatintérieur, elle ne parut prendre une décision qu’à la suite dudéjeuner, en voyant Pascal refuser sa part d’un peu de bœuf quirestait. Et, très calme, l’air résolu, elle sortit ensuite avecMartine, après avoir mis tranquillement dans le panier de celle-ciun petit paquet, des chiffons qu’elle voulait donner,disait-elle.

Quand elle revint, deux heures plus tard, elle était pâle. Maisses grands yeux, si purs et si francs, rayonnaient. Tout de suite,elle s’approcha du docteur, le regarda en face, se confessa.

– J’ai un pardon à te demander, maître, car je viens de tedésobéir, et je vais sûrement te faire beaucoup de peine.

Il ne comprenait pas, il s’inquiéta.

– Qu’as-tu donc fait ?

Lentement, sans le quitter des yeux, elle prit dans sa poche uneenveloppe, d’où elle tira des billets de banque. Une brusquedivination l’éclaira, il eut un cri :

– Oh ! mon Dieu ! les bijoux, tous lescadeaux !

Et lui, si bon, si doux d’habitude, était soulevé d’unedouloureuse colère. Il lui avait saisi les deux mains, il labrutalisait presque, lui écrasait les doigts qui tenaient lesbillets.

– Mon Dieu ! qu’as-tu fait là, malheureuse… C’est toutmon cœur que tu as vendu ! c’est tout notre cœur qui étaitentré dans ces bijoux et que tu es allée rendre avec eux, pour del’argent !… Des bijoux que je t’avais donnés, des souvenirs denos heures les plus divines, ton bien à toi, à toi seule, commentveux-tu donc que je le reprenne et que j’en profite ? Est-cepossible, as-tu songé à l’affreux chagrin que cela mecauserait ?

Doucement, elle répondit :

– Et toi, maître, penses-tu donc que je pouvais nouslaisser dans la triste situation où nous sommes, manquant de pain,lorsque j’avais là ces bagues, ces colliers, ces bouclesd’oreilles, qui dormaient au fond d’un tiroir ? Mais tout monêtre s’indignait, je me serais crue une avare, une égoïste, si jeles avais gardés davantage… Et, si j’ai eu de la peine à m’enséparer, oh ! oui, je l’avoue, une peine si grosse, que j’aifailli n’en pas trouver le courage, je suis bien certaine den’avoir fait que ce que je devais faire, en femme qui t’obéistoujours et qui t’adore.

Puis, comme il ne lui avait pas lâché les mains, des larmesparurent dans ses yeux, elle ajouta de la même voix douce, avec unfaible sourire :

– Serre un peu moins fort, tu me fais très mal.

Alors, lui aussi pleura, retourné, jeté à un attendrissementprofond.

– Je suis une brute, de me fâcher ainsi… Tu as bien agi, tune pouvais agir autrement. Mais pardonne-moi, cela m’a été si dur,de te voir dépouillée… Donne-moi tes mains, tes pauvres mains, queje les guérisse.

Il lui reprit les mains avec délicatesse et il les couvrait debaisers, il les trouvait inestimables, nues et si fines, ainsidégarnies de bagues. Maintenant, soulagée, joyeuse, elle luicontait son escapade, comment elle avait mis Martine dans laconfidence et comment toutes deux étaient allées chez larevendeuse, celle qui avait vendu le corsage en vieux pointd’Alençon. Enfin, après un examen et un marchandage interminables,cette femme avait donné six mille francs de tous les bijoux. Denouveau, il réprima un geste de désespoir : six millefrancs ! lorsque ces bijoux lui en avaient coûté plus dutriple, une vingtaine de mille francs au moins.

– Écoute, finit-il par dire, je prends cet argent, puisquec’est ton bon cœur qui l’apporte. Mais il est bien convenu qu’ilest à toi. Je te jure d’être à mon tour plus avare que Martine, jene lui donnerai que les quelques sous indispensables à notreentretien, et tu retrouveras dans le secrétaire tout ce qui resterade la somme, en admettant que je ne puisse même jamais larecompléter et te la rendre entière.

Il s’était assis, il la gardait sur ses genoux, dans uneétreinte encore frémissante d’émotion. Puis, baissant la voix, àl’oreille :

– Et tu as tout vendu, absolument tout ?

Sans parler, elle se dégagea un peu, elle fouilla du bout desdoigts dans sa gorge, de son geste joli. Rougissante, ellesouriait. Enfin, elle tira la chaîne mince où luisaient les septperles, comme des étoiles laiteuses ; et il sembla qu’ellesortait un peu de sa nudité intime, que tout le bouquet vivant deson corps s’exhalait de cet unique bijou, gardé sur sa peau, dansle mystère le plus caché de sa personne. Tout de suite, elle lerentra, le fit disparaître.

Lui, rougissant comme elle, avait eu au cœur un grand coup dejoie. Et il l’embrassa éperdument.

– Ah ! que tu es gentille, et que je t’aime !

Mais, dès le soir, le souvenir des bijoux vendus resta comme unpoids sur son cœur ; et il ne pouvait voir l’argent, dans sonsecrétaire, sans souffrance. C’était la pauvreté prochaine, lapauvreté inévitable qui l’oppressait ; c’était une détresseplus angoissante encore, la pensée de son âge, ses soixante ans quile rendaient inutile, incapable de gagner la vie heureuse d’unefemme, tout un réveil à l’inquiétante réalité, au milieu de sonrêve menteur d’éternel amour. Brusquement, il tombait à la misère,et il se sentait très vieux : cela le glaçait, l’emplissaitd’une sorte de remords, d’une colère désespérée contre lui-mêmecomme si, désormais, il y avait eu une mauvaise action dans savie.

Puis, il se fit en lui une clarté affreuse. Un matin, étantseul, il reçut une lettre, timbrée de Plassans même, dont ilexamina l’enveloppe, surpris de ne pas reconnaître l’écriture.Cette lettre n’était pas signée ; et, dès les premièreslignes, il eut un geste d’irritation, prêt à la déchirer ;mais il s’était assis, tremblant, il dut la lire jusqu’au bout.D’ailleurs, le style gardait une convenance parfaite, les longuesphrases se déroulaient, pleines de mesure et de ménagement, ainsique des phrases de diplomate dont l’unique but est de convaincre.On lui démontrait, avec un luxe de bonnes raisons, que le scandalede la Souleiade avait trop duré. Si la passion, jusqu’à un certainpoint, expliquait la faute, un homme de son âge, et dans sasituation, était en train de se rendre absolument méprisable, ens’obstinant à consommer le malheur de la jeune parente, dont ilabusait. Personne n’ignorait l’empire qu’il avait pris sur elle, onadmettait qu’elle mît sa gloire à se sacrifier pour lui ; maisn’était-ce pas à lui de comprendre qu’elle ne pouvait aimer unvieillard, qu’elle éprouvait seulement de la pitié et de lagratitude, et qu’il était grand temps de la délivrer de ces amoursséniles, d’où elle sortirait déshonorée, déclassée, ni épouse nimère ? Puisqu’il ne devait même plus lui léguer une petitefortune, on espérait qu’il allait faire acte d’honnête homme, entrouvant la force de se séparer d’elle, afin d’assurer son bonheur,s’il en était temps encore. Et la lettre se terminait sur cettepensée que la mauvaise conduite finissait toujours par êtrepunie.

Dès les premières phrases, Pascal comprit que cette lettreanonyme venait de sa mère. La vieille Mme Rougon avait dû ladicter, il y entendait jusqu’aux inflexions de sa voix. Mais, aprèsen avoir commencé la lecture dans un soulèvement de colère, ill’acheva pâle et grelottant, saisi de ce frisson qui, désormais, letraversait à chaque heure. La lettre avait raison, elle l’éclairaitsur son malaise, lui faisait voir que son remords était d’êtrevieux, d’être pauvre, et de garder Clotilde. Il se leva, se plantadevant une glace, y resta longtemps, les yeux peu à peu obscurcisde pleurs, désespérés de ses rides et de sa barbe blanche. Ce froidmortel qui le glaçait, c’était l’idée que, maintenant, laséparation allait devenir nécessaire, fatale, inévitable. Il larepoussait, il ne pouvait s’imaginer qu’il finirait parl’accepter ; mais elle reviendrait quand même, il ne vivraitplus une minute sans en être assailli, sans être déchiré par cecombat entre son amour et sa raison, jusqu’au soir terrible où ilse résignerait, à bout de sang et de larmes. Dans sa lâchetéprésente, il frissonnait, rien qu’à la pensée d’avoir un jour cecourage. Et c’était bien la fin, l’irréparable commençait, ilprenait peur pour Clotilde, si jeune, et il n’avait plus que ledevoir de la sauver de lui.

Alors, hanté par les mots, par les phrases de la lettre, il setortura d’abord à vouloir se persuader qu’elle ne l’aimait pas,qu’elle avait seulement pour lui de la pitié et de la gratitude.Cela, croyait-il, lui aurait facilité la rupture, s’il étaitconvaincu qu’elle se sacrifiait, et qu’en la gardant davantage, ilsatisfaisait simplement son monstrueux égoïsme. Mais il eut beaul’étudier, la soumettre à des épreuves, il la trouva toujours aussitendre, aussi passionnée entre ses bras. Il restait éperdu de cerésultat qui tournait contre le dénouement redouté, en la luirendant plus chère. Et il s’efforça de se prouver la nécessité deleur séparation, il en examina les motifs. La vie qu’ils menaientdepuis des mois, cette vie sans liens ni devoirs, sans travaild’aucune sorte, était mauvaise. Lui, ne se croyait bon qu’à allerdormir sous la terre, dans un coin ; seulement, pour elle,n’était-ce pas une existence fâcheuse, d’où elle sortiraitindolente et gâtée, incapable de vouloir ? Il lapervertissait, en faisait une idole, au milieu des huées duscandale. Ensuite, tout d’un coup, il se voyait mort, il lalaissait seule, à la rue, sans rien, méprisée. Personne ne larecueillait, elle battait les routes, n’avait plus jamais ni marini enfants. Non ! non ! ce serait un crime, il nepouvait, pour ses quelques jours encore de bonheur à lui, neléguer, à elle, que cet héritage de honte et de misère.

Un matin que Clotilde était sortie seule, pour une course dansle voisinage, elle rentra bouleversée, toute pâle et frissonnante.Et, dès qu’elle fut en haut, chez eux, elle s’évanouit presque dansles bras de Pascal. Elle bégayait des mots sans suite.

– Oh ! mon Dieu !… oh ! mon Dieu !… cesfemmes…

Lui, effrayé, la pressait de questions.

– Voyons ! réponds-moi ! que t’est-ilarrivé ?

Alors, un flot de sang empourpra son visage. Elle l’étreignit,se cacha la face contre son épaule.

– Ce sont ces femmes… En passant à l’ombre, comme jefermais mon ombrelle, j’ai eu le malheur de faire tomber un enfant…Et elles se sont toutes mises contre moi, et elles ont crié deschoses, oh ! des choses ! que je n’en aurais jamais,d’enfants ! que les enfants, ça ne poussait pas chez lescréatures de mon espèce !… Et d’autres choses, mon Dieu !d’autres choses encore, que je ne peux pas répéter, que je n’ai pascomprises !

Elle sanglotait. Il était devenu livide, il ne trouvait rien àlui dire, il la baisait éperdument en pleurant comme elle. La scènese reconstruisait, il la voyait poursuivie, salie de gros mots.Puis, il balbutia :

– C’est ma faute, c’est par moi que tu souffres… Écoute,nous nous en irons, loin, très loin, quelque part où l’on ne nousconnaîtra pas, où l’on te saluera, où tu seras heureuse.

Mais, bravement, dans un effort, en le voyant pleurer, elles’était remise debout, elle rentrait ses larmes.

– Ah ! c’est lâche, ce que je viens de faire là !Moi qui m’étais tant promis de ne te rien dire ! Et puis,quand je me suis retrouvée chez nous, ç’a été un tel déchirement,que tout m’est sorti du cœur… Tu vois, c’est fini, ne te chagrinepas… Je t’aime…

Elle souriait, elle l’avait repris doucement dans ses bras, ellele baisait à son tour, ainsi qu’un désespéré, dont on endort lasouffrance.

– Je t’aime, et je t’aime tant, que cela me consolerait detout ! Il n’y a que toi au monde, qu’importe ce qui n’est pastoi ! Tu es si bon, tu me rends si heureuse !

Mais il pleurait toujours, et elle se remit à pleurer, et ce futlongtemps une tristesse infinie, une détresse où se mêlaient leursbaisers et leurs larmes.

Pascal, resté seul, se jugea abominable. Il ne pouvait fairedavantage le malheur de cette enfant qu’il adorait. Et, le soir dumême jour, un événement se produisit, qui lui apporta enfin ledénouement, cherché jusque-là, avec la terreur de le trouver. Aprèsle dîner, Martine l’emmena à l’écart, en grand mystère.

– Mme Félicité, que j’ai vue, m’a chargée de vouscommuniquer cette lettre, Monsieur ; et j’ai la commission devous dire qu’elle vous l’aurait apportée elle-même, si sa bonneréputation ne l’empêchait de revenir ici… Elle vous prie de luirenvoyer la lettre de M. Maxime, en lui faisant connaître laréponse de Mademoiselle.

C’était, en effet, une lettre de Maxime. Félicité, heureuse del’avoir reçue, en usait comme d’un moyen actif, après avoir attenduvainement que la misère lui livrât son fils. Puisque ni Pascal niClotilde ne venaient lui demander aide et secours, elle changeaitde plan une fois encore, elle reprenait son ancienne idée de lesséparer ; et, cette fois, l’occasion lui semblait décisive. Lalettre de Maxime était pressante, il l’adressait à sa grand-mère,pour que celle-ci plaidât sa cause près de sa sœur. L’ataxies’était déclarée, il ne marchait plus déjà qu’au bras d’undomestique. Mais, surtout, il déplorait une faute qu’il avaitcommise, une jolie fille brune qui s’était introduite chez lui,dont il n’avait pas su s’abstenir, au point de laisser entre sesbras le reste de ses moelles ; et le pis était qu’il avaitmaintenant la certitude que cette mangeuse d’hommes était un cadeaudiscret de son père. Saccard la lui avait envoyée, galamment, pourhâter l’héritage. Aussi, après l’avoir jetée dehors, Maximes’était-il barricadé dans son hôtel, consignant son père lui-même àla porte, tremblant de le voir, un matin, rentrer par les fenêtres.La solitude l’épouvantait, et il réclamait désespérément sa sœur,il la voulait comme un rempart contre les abominables entreprises,comme une femme enfin douce et droite, qui le soignerait. La lettredonnait à entendre que, si elle se conduisait bien avec lui, ellen’aurait pas à se repentir ; et il terminait, en rappelant àla jeune fille la promesse qu’elle lui avait faite, lors de sonvoyage à Plassans, de le rejoindre, s’il avait réellement besoind’elle, un jour.

Pascal resta glacé. Il relut les quatre pages. C’était laséparation qui s’offrait, acceptable pour lui, heureuse pourClotilde, si aisée et si naturelle, qu’on devait consentir tout desuite ; et, malgré l’effort de sa raison, il se sentait si peuferme, si peu résolu encore, qu’il dut s’asseoir un instant, lesjambes tremblantes. Mais il voulait être héroïque, il se calma,appela sa compagne.

– Tiens ! lis cette lettre, que grand-mère mecommunique.

Attentivement, Clotilde lut la lettre jusqu’au bout, sans uneparole, sans un geste. Puis, très simple :

– Eh bien ! tu vas répondre, n’est-ce pas ?… Jerefuse.

Il dut se vaincre pour ne pas jeter un cri de joie. Déjà, commesi un autre lui-même avait pris la parole, il s’entendait dire,raisonnablement :

– Tu refuses, ce n’est pas possible… Il faut réfléchir,attendons à demain pour donner la réponse ; et causons,veux-tu ?

Mais elle s’étonnait, elle s’exaltait.

– Nous quitter ! et pourquoi ? Vraiment, tu yconsentirais ?… Quelle folie ! nous nous aimons, et nousnous quitterions, et je m’en irais là-bas, où personne nem’aime !… Voyons, y as-tu songé ? ce serait imbécile.

Il évita de s’engager sur ce terrain, il parla de promessesfaites, de devoir.

– Rappelle-toi, ma chérie, comme tu étais émue, lorsque jet’ai avertie que Maxime se trouvait menacé. Aujourd’hui, le voilàbattu par le mal, infirme, sans personne, t’appelant près delui !… Tu ne peux le laisser dans cette position. Il y a là,pour toi, un devoir à remplir.

– Un devoir ! s’écria-t-elle. Est-ce que j’ai desdevoirs envers un frère qui ne s’est jamais occupé de moi ?Mon seul devoir est où est mon cœur.

– Mais tu as promis. J’ai promis pour toi, j’ai dit que tuétais raisonnable… Tu ne vas pas me faire mentir.

– Raisonnable, c’est toi qui ne l’es pas. Il estdéraisonnable de se quitter, quand on en mourrait de chagrin l’unet l’autre.

Et elle coupa court d’un grand geste, elle écarta violemmenttoute discussion.

– D’ailleurs, à quoi bon discuter ?… Rien n’est plussimple, il n’y faut qu’un mot. Est-ce que tu veux merenvoyer ?

Il poussa un cri.

– Moi te renvoyer, grand Dieu !

– Alors, si tu ne me renvoies pas, je reste.

Elle riait à présent, elle courut à son pupitre, écrivit, aucrayon rouge, deux mots en travers de la lettre de son frère :« Je refuse » ; et elle appela Martine, elle voulutabsolument qu’elle reportât tout de suite cette lettre sousenveloppe. Lui, riait aussi, inondé d’une telle félicité, qu’il lalaissa faire. La joie de la garder emportait jusqu’à sa raison.

Mais, la nuit même, quand elle fut endormie, quel remordsd’avoir été lâche ! Une fois encore, il venait de céder à sonbesoin de bonheur, à cette volupté de la retrouver chaque soir,serrée contre son flanc, si fine et si douce dans sa longuechemise, l’embaumant de sa fraîche odeur de jeunesse. Après elle,jamais plus il n’aimerait ; et ce dont criait son être,c’était de cet arrachement de la femme et de l’amour. Une sueurd’agonie le prenait, lorsqu’il se l’imaginait partie et qu’il sevoyait seul, sans elle, sans tout ce qu’elle mettait de caressantet de subtil dans l’air qu’il respirait, son haleine, son joliesprit, sa droiture vaillante, cette chère présence physique etmorale, nécessaire maintenant à sa vie comme la lumière même dujour. Elle devait le quitter, et il fallait qu’il trouvât la forced’en mourir. Sans l’éveiller, tout en la tenant assoupie sur soncœur, la gorge soulevée d’un petit souffle d’enfant, il seméprisait pour son peu de courage, il jugeait la situation avec uneterrible lucidité. C’était fini : une existence respectée, unefortune l’attendaient là-bas ; il ne pouvait pousser sonégoïsme sénile jusqu’à la garder davantage, dans sa misère et sousles huées. Et, défaillant, à la sentir si adorable entre ses bras,si confiante, en sujette qui s’était donnée à son vieux roi, ilfaisait le serment d’être fort, de ne point accepter le sacrificede cette enfant, de la rendre au bonheur, à la vie, malgréelle.

Dès lors, la lutte d’abnégation commença. Quelques jours sepassèrent, et il lui avait fait si bien comprendre la dureté deson : Je refuse, sur la lettre de Maxime, qu’elle avait écrità sa grand-mère longuement, pour motiver son refus. Mais elle nevoulait toujours pas quitter la Souleiade. Comme il en était venu àune grande avarice, afin d’entamer le moins possible l’argent desbijoux, elle renchérissait encore, mangeait son pain sec avec debeaux rires. Un matin, il la surprit donnant des conseilsd’économie à Martine. Dix fois par jour, elle le regardaitfixement, se jetait à son cou, le couvrait de baisers, pourcombattre cette affreuse idée de la séparation, qu’elle voyait sanscesse dans ses yeux. Puis, elle eut un autre argument. Après ledîner, un soir, il fut pris de palpitations, il faillit s’évanouir.Cela l’étonna, jamais il n’avait souffert du cœur, et il crutsimplement que ses troubles nerveux revenaient. Depuis ses grandesjoies, il se sentait moins solide, avec la sensation singulière dequelque chose de délicat et de profond qui se serait brisé en lui.Elle, tout de suite, s’était inquiétée, empressée. Ah bien !maintenant, il ne lui parlerait sans doute plus de partir ?Quand on aimait les gens et qu’ils étaient malades, on restait prèsd’eux, on les soignait.

Le combat devint ainsi de toutes les heures. C’était uncontinuel assaut de tendresse, d’oubli de soi-même, dans l’uniquebesoin du bonheur de l’autre. Mais lui, si l’émotion de la voirbonne et aimante rendait plus atroce la nécessité du départ,comprenait que cette nécessité s’imposait davantage chaque jour. Savolonté était désormais formelle. Il restait seulement aux abois,tremblant, hésitant, devant les moyens de la décider. La scène dedésespoir et de larmes s’évoquait : qu’allait-il faire ?qu’allait-il lui dire ? comment en arriveraient-ils, tous lesdeux, à s’embrasser une dernière fois et à ne plus se voirjamais ? Et les journées se passaient, il ne trouvait rien, ilrecommençait à se traiter de lâche, chaque soir, lorsque, la bougieéteinte, elle le reprenait entre ses bras frais, heureuse ettriomphante de le vaincre ainsi.

Souvent, elle plaisantait, avec une pointe de malice tendre.

– Maître, tu es trop bon, tu me garderas.

Mais cela le fâchait, et il s’agitait, assombri.

– Non, non ! ne parle pas de ma bonté !… Sij’étais vraiment bon, il y a longtemps que tu serais là-bas, dansl’aisance et le respect, avec tout un avenir de vie belle ettranquille devant toi, au lieu de t’obstiner ici, insultée, pauvreet sans espoir, à être la triste compagne d’un vieux fou de monespèce !… Non ! je ne suis qu’un lâche et qu’unmalhonnête homme !

Vivement, elle le faisait taire. Et c’était en réalité sa bontéqui saignait, cette bonté immense qu’il devait à son amour de lavie, qu’il épandait sur les choses et sur les êtres, dans lecontinuel souci du bonheur de tous. Être bon, n’était-ce pas lavouloir, la faire heureuse, au prix de son bonheur, à lui ? Illui fallait avoir cette bonté-là, et il sentait bien qu’ill’aurait, décisive, héroïque. Mais, comme les misérables résolus ausuicide, il attendait l’occasion, le moment et le moyen devouloir.

Un matin qu’il s’était levé à sept heures, elle fut toutesurprise, en entrant dans la salle, de le trouver assis devant satable. Depuis de longues semaines, il n’avait plus ouvert un livreni touché une plume.

– Tiens ! tu travailles ?

Il ne leva pas la tête, répondit d’un air absorbé :

– Oui, c’est cet Arbre généalogique que je n’ai pas mêmemis au courant.

Pendant quelques minutes, elle resta debout derrière lui, à leregarder écrire. Il complétait les notices de Tante Dide, del’oncle Macquart et du petit Charles, inscrivait leur mort, mettaitles dates. Puis, comme il ne bougeait toujours pas, ayant l’aird’ignorer qu’elle était là, à attendre les baisers et les rires desautres matins, elle marcha jusqu’à la fenêtre, en revint,désœuvrée.

– Alors, c’est sérieux, on travaille ?

– Sans doute, tu vois que j’aurais dû, depuis le moisdernier, consigner ces morts. Et j’ai là un tas de besognes quim’attendent.

Elle le regardait fixement, de l’air de continuelleinterrogation dont elle fouillait ses yeux.

– Bien ! travaillons… Si tu as des recherches que jepuisse faire, des notes à copier, donne-les-moi.

Et, dès ce jour, il affecta de se rejeter tout entier dans letravail. C’était, d’ailleurs, une de ses théories, que l’absolurepos ne valait rien, qu’on ne devait jamais le prescrire, même auxsurmenés. Un homme ne vit que par le milieu extérieur où ilbaigne ; et les sensations qu’il en reçoit se transformentchez lui en mouvement, en pensées et en actes ; de sorte que,s’il y a repos absolu, si l’on continue à recevoir les sensationssans les rendre, digérées et transformées, il se produit unengorgement, un malaise, une perte inévitable d’équilibre. Lui,toujours, avait expérimenté que le travail était le meilleurrégulateur de son existence. Même les matins de santé mauvaise, ilse mettait au travail, il y retrouvait son aplomb. Jamais il ne seportait mieux que lorsqu’il accomplissait sa tâche, méthodiquementtracée à l’avance, tant de pages chaque matin, aux mêmesheures ; et il comparait cette tâche à un balancier qui letenait debout, au milieu des misères quotidiennes, des faiblesseset des faux pas. Aussi, accusait-il la paresse, l’oisiveté où ilvivait depuis des semaines, d’être l’unique cause des palpitationsdont il étouffait par moments. S’il voulait se guérir, il n’avaitqu’à reprendre ses grands travaux.

Ces théories, Pascal, pendant des heures, les développait, lesexpliquait à Clotilde, avec un enthousiasme fiévreux, exagéré. Ilsemblait ressaisi par cet amour de la science, qui, jusqu’à soncoup de passion pour elle, avait seul dévoré sa vie. Il luirépétait qu’il ne pouvait laisser son œuvre inachevée, qu’il avaittant à faire encore, s’il voulait élever un monument durable !Le souci des dossiers paraissait le reprendre, il ouvrait denouveau la grande armoire vingt fois par jour, les descendait de laplanche du haut, continuait à les enrichir. Ses idées surl’hérédité se transformaient déjà, il aurait désiré tout revoir,tout refondre, tirer de l’histoire naturelle et sociale de safamille une vaste synthèse, un résumé, à larges traits, del’humanité entière. Puis, à côté, il revenait à son traitement parles piqûres, pour l’élargir : une confuse vision dethérapeutique nouvelle, une théorie vague et lointaine, née en luide sa conviction et de son expérience personnelle, au sujet de labonne influence dynamique du travail.

Maintenant, chaque fois qu’il s’asseyait à sa table, il selamentait.

– Jamais je n’aurais assez d’années devant moi, la vie esttrop courte !

On aurait cru qu’il ne pouvait plus perdre une heure. Et, unmatin, brusquement, il leva la tête, il dit à sa compagne, quirecopiait un manuscrit, à son côté :

– Écoute bien, Clotilde… Si je mourais…

Effarée, elle protesta.

– En voilà une idée !

– Si je mourais, écoute bien… Tu fermerais tout de suiteles portes. Tu garderais les dossiers pour toi, pour toi seule. Et,lorsque tu aurais rassemblé mes autres manuscrits, tu lesremettrais à Ramond… Entends-tu ! ce sont là mes dernièresvolontés.

Mais elle lui coupait la parole, refusait de l’écouter.

– Non ! non ! tu dis des bêtises !

– Clotilde, jure-moi que tu garderas les dossiers et que turemettras mes autres papiers à Ramond.

Enfin, elle jura, devenue sérieuse et les yeux en larmes. Ill’avait saisie entre ses bras, très ému lui aussi, la couvrant decaresses, comme si son cœur, tout d’un coup, se fût rouvert. Puis,il se calma, parla de ses craintes. Depuis qu’il s’efforçait detravailler, elles paraissaient le reprendre, il faisait le guetautour de l’armoire, il prétendait avoir vu rôder Martine. Nepouvait-on mettre en branle la dévotion aveugle de cette fille, lapousser à une mauvaise action, en lui persuadant qu’elle sauvaitson maître ? Il avait tant souffert du soupçon ! Ilretombait, sous la menace de la solitude prochaine, à son tourment,à cette torture du savant menacé, persécuté par les siens, chezlui, dans sa chair même, dans l’œuvre de son cerveau.

Un soir qu’il revenait sur ce sujet, avec Clotilde, il laissaéchapper :

– Tu comprends, quand tu ne vas plus être là…

Elle devint toute blanche ; et, voyant qu’il s’arrêtait,frissonnant :

– Oh ! maître, maître ! tu y songes donctoujours, à cette abomination ? Je le vois bien dans tes yeux,que tu me caches quelque chose, que tu as une pensée qui n’est plusà moi… Mais, si je pars et si tu meurs, qui donc sera là pourdéfendre ton œuvre ?

Il crut qu’elle s’habituait à cette idée du départ, il trouva laforce de répondre gaiement :

– Penses-tu donc que je me laisserais mourir sans terevoir ?… Je t’écrirai, que diable ! Ce sera toi quireviendras me fermer les yeux.

Maintenant, elle sanglotait, tombée sur une chaise.

– Mon Dieu ! est-ce possible ? tu veux que demainnous ne soyons plus ensemble, nous qui ne nous quittons pas d’uneminute, qui vivons aux bras l’un de l’autre ! Et, pourtant, sil’enfant était venu…

– Ah ! tu me condamnes ! interrompit-ilviolemment. Si l’enfant était venu, jamais tu ne serais partie… Nevois-tu donc pas que je suis trop vieux et que je me méprise !Avec moi, tu resterais stérile, tu aurais cette douleur de n’êtrepas toute la femme, la mère ! Va-t’en donc, puisque je ne suisplus un homme !

Vainement, elle s’efforçait de le calmer.

– Non ! je n’ignore pas ce que tu penses, nous l’avonsdit vingt fois : si l’enfant n’est pas au bout, l’amour n’estqu’une saleté inutile… Tu as jeté, l’autre soir, ce roman que tulisais, parce que les héros, stupéfaits d’avoir fait un enfant,sans même s’être doutés qu’ils pouvaient en faire un, ne savaientcomment s’en débarrasser… Ah ! moi, que je l’ai attendu, queje l’aurais aimé, un enfant de toi !

Ce jour-là, Pascal parut s’enfoncer plus encore dans le travail.Il avait, à présent, des séances de quatre et cinq heures, desmatinées, des après-midi entières, où il ne levait pas la tête. Iloutrait son zèle, défendant qu’on le dérangeât, qu’on lui adressâtun seul mot. Et parfois, lorsque Clotilde sortait sur la pointe despieds, ayant à donner des ordres, en bas, ou à faire une course, ils’assurait d’un coup d’œil furtif qu’elle n’était plus là, puis illaissait tomber sa tête au bord de la table, d’un air d’accablementimmense. C’était une détente douloureuse à l’extraordinaire effortqu’il devait s’imposer, quand il la sentait près de lui, pourrester devant sa table, et ne pas la prendre dans ses bras, et nepas la garder ainsi pendant des heures, à la baiser doucement.Ah ! le travail, quel ardent appel il lui faisait, comme auseul refuge où il espérait s’étourdir, s’anéantir ! Mais, leplus souvent, il ne pouvait travailler, il devait jouer la comédiede l’attention, ses yeux sur la page, ses tristes yeux qui sevoilaient de larmes, tandis que sa pensée agonisait, brouillée,fuyante, toujours emplie de la même image. Allait-il donc assisterà cette faillite du travail, lui qui le croyait souverain, créateurunique, régulateur du monde ? Fallait-il jeter l’outil,renoncer à l’action, ne faire plus que vivre, aimer les bellesfilles qui passent ? Ou bien n’était-ce que la faute de sasénilité, s’il devenait incapable d’écrire une page, comme il étaitincapable de faire un enfant ? La peur de l’impuissancel’avait toujours tourmenté. Pendant que, la joue contre la table,il restait sans force, accablé de sa misère, il rêvait qu’il avaittrente ans, qu’il puisait chaque nuit, au cou de Clotilde, lavigueur de sa besogne du lendemain. Et des pleurs coulaient sur sabarbe blanche ; et, s’il l’entendait remonter, vivement il seredressait, il reprenait sa plume, pour qu’elle le retrouvât, commeelle l’avait laissé, l’air enfoncé dans une méditation profonde, oùil n’y avait que de la détresse et que du vide.

On était au milieu de septembre, deux semaines interminabless’étaient écoulées dans ce malaise, sans amener aucune solution,lorsque Clotilde, un matin, eut la grande surprise de voir entrersa grand-mère Félicité. La veille, Pascal l’avait rencontrée rue dela Banne, et, impatient de consommer le sacrifice, ne trouvant pasen lui la force de la rupture, il s’était confié à elle, malgré sesrépugnances, en la priant de venir le lendemain. Justement, elleavait reçu une nouvelle lettre de Maxime, tout à fait désolée etsuppliante.

D’abord, elle expliqua sa présence.

– Oui, c’est moi, mignonne, et pour que je remette lespieds ici, il faut, tu le comprends, que de biens graves raisons medéterminent… Mais, en vérité, tu deviens folle, je ne peux pas telaisser ainsi gâcher ton existence, sans t’éclairer une dernièrefois.

Elle lut tout de suite la lettre de Maxime, d’une voix mouillée.Il était cloué dans un fauteuil, il semblait frappé d’une ataxie àmarche rapide, très douloureuse. Aussi exigeait-il une réponsedéfinitive de sa sœur, espérant encore qu’elle viendrait, tremblantà l’idée d’en être réduit à chercher une autre garde-malade. Ceserait pourtant ce qu’il se verrait forcé de faire, si onl’abandonnait dans sa triste situation. Et, quand elle eut terminésa lecture, elle donna à entendre combien il serait fâcheux delaisser aller la fortune de Maxime en des mains étrangères ;mais, surtout, elle parla de devoir, du secours qu’on doit à unparent, en affectant, elle aussi, de prétendre qu’il y avait eu unepromesse formelle.

– Mignonne, voyons, fais appel à ta mémoire. Tu lui as ditque, s’il avait jamais besoin de toi, tu irais le rejoindre. Jet’entends encore… N’est-ce pas, mon fils ?

Pascal, depuis que sa mère était là, se taisait, la laissaitagir, pâle et la tête basse. Il ne répondit que par un léger signeaffirmatif.

Ensuite, Félicité reprit toutes les raisons qu’il avait lui-mêmedonnées à Clotilde : l’affreux scandale qui tournait àl’insulte, la misère menaçante, si lourde pour eux deux,l’impossibilité de continuer cette existence mauvaise, où lui,vieillissant, perdrait son reste de santé, où elle, si jeune,achèverait de compromettre sa vie entière. Quel avenirpouvaient-ils espérer, maintenant que la pauvreté étaitvenue ? C’était imbécile et cruel, de s’entêter ainsi.

Toute droite et le visage fermé, Clotilde gardait le silence,refusant même la discussion. Mais, comme sa grand-mère la pressait,la harcelait, elle dit enfin :

– Encore une fois, je n’ai aucun devoir envers mon frère,mon devoir est ici. Il peut disposer de sa fortune, je n’en veuxpas. Quand nous serons trop pauvres, maître renverra Martine, et ilme gardera comme servante.

Elle acheva d’un geste. Oh ! oui, se dévouer à son prince,lui donner sa vie, mendier plutôt le long des routes, en le menantpar la main ! puis, au retour, ainsi que le soir où ilsétaient allés de porte en porte, lui faire le don de sa jeunesse etle réchauffer entre ses bras purs !

La vieille Mme Rougon hocha le menton.

– Avant d’être sa servante, tu aurais mieux fait decommencer par être sa femme… Pourquoi ne vous êtes-vous pasmariés ? C’était plus simple et plus propre.

Elle rappela qu’un jour elle était venue pour exiger ce mariage,afin d’étouffer le scandale naissant ; et la jeune filles’était montrée surprise, disant que ni elle ni le docteurn’avaient songé à cela, mais que, s’il le fallait, ilss’épouseraient tout de même, plus tard, puisque rien nepressait.

– Nous marier, je le veux bien ! s’écria Clotilde. Tuas raison, grand-mère…

Et, s’adressant à Pascal :

– Cent fois, tu m’as répété que tu ferais ce que jevoudrais… Tu entends, épouse-moi. Je serai ta femme, et jeresterai. Une femme ne quitte pas son mari.

Mais il ne répondit que par un geste, comme s’il eut craint quesa voix ne le trahît, et qu’il n’acceptât, dans un cri degratitude, cet éternel lien qu’elle lui proposait. Son gestepouvait signifier une hésitation, un refus. À quoi bon ce mariagein extremis, quand tout s’effondrait ?

– Sans doute, reprit Félicité, ce sont de beaux sentiments.Tu arranges ça très bien dans ta petite tête. Mais ce n’est pas lemariage qui vous donnera des rentes ; et, en attendant, tu luicoûtes cher, tu es pour lui la plus lourde des charges.

L’effet de cette phrase fut extraordinaire sur Clotilde, quirevint violemment vers Pascal, les joues empourprées, les yeuxenvahis de larmes.

– Maître, maître ! est-ce vrai, ce que grand-mèrevient de dire ? est-ce que tu en es à regretter l’argent queje coûte ici ?

Il avait blêmi encore, il ne bougea pas, dans son attitudeécrasée. Mais, d’une voix lointaine, comme s’il s’était parlé àlui-même, il murmura :

– J’ai tant de travail ! je voudrais tant reprendremes dossiers, mes manuscrits, mes notes, et terminer l’œuvre de mavie !… Si j’étais seul, peut-être pourrais-je tout arranger.Je vendrais la Souleiade, oh ! un morceau de pain, car elle nevaut pas cher. Je me mettrais, avec tous mes papiers, dans unepetite chambre. Je travaillerais du matin au soir, je tâcherais den’être pas trop malheureux.

Mais il évitait de la regarder ; et, dans l’agitation oùelle se trouvait, ce n’était pas ce balbutiement douloureux quipouvait lui suffire. Elle s’épouvantait de seconde en seconde, carelle sentait bien que l’inévitable allait être dit.

– Regarde-moi, maître, regarde-moi en face… Et, je t’enconjure, sois brave, choisis donc entre ton œuvre et moi, puisquetu parais dire que tu me renvoies pour mieux travailler !

La minute de l’héroïque mensonge était venue. Il leva la tête,il la regarda en face, bravement ; et, avec un sourire demourant qui veut la mort, retrouvant sa voix de divinebonté :

– Comme tu t’animes !… Ne peux-tu donc faire tondevoir simplement, ainsi que tout le monde ?… J’ai beaucoup àtravailler, j’ai besoin d’être seul ; et toi, chérie, tu doisrejoindre ton frère. Va donc, tout est fini.

Il y eut un terrible silence de quelques secondes. Elle leregardait toujours fixement, dans l’espoir qu’il faiblirait.Disait-il bien la vérité, ne se sacrifiait-il pas pour qu’elle fûtheureuse ? Un instant, elle en eut la sensation subtile, commesi un souffle frissonnant, émané de lui, l’avait avertie.

– Et c’est pour toujours que tu me renvoies ? tu ne mepermettrais pas de revenir demain ?

Il resta brave, il sembla répondre d’un nouveau sourire qu’on nes’en allait pas pour revenir ainsi ; et tout se brouilla, ellen’eut plus qu’une perception confuse, elle put croire qu’ilchoisissait le travail, sincèrement, en homme de science chez quil’œuvre l’emporte sur la femme. Elle était redevenue très pâle,elle attendit encore un peu, dans l’affreux silence ; puis,lentement, de son air de tendre et absolue soumission :

– C’est bien, maître, je partirai quand tu voudras, et jene reviendrai que le jour où tu m’auras rappelée.

Alors, ce fut le coup de hache entre eux. L’irrévocable étaitaccompli. Tout de suite, Félicité, surprise de n’avoir pas eu àparler davantage, voulut qu’on fixât la date de départ. Elles’applaudissait de sa ténacité, elle croyait avoir emporté lavictoire, de haute lutte. On était au vendredi, et il fut entenduque Clotilde partirait le dimanche. Une dépêche fut même envoyée àMaxime.

Depuis trois jours déjà, le mistral soufflait. Mais, le soir, ilredoubla, avec une violence nouvelle ; et Martine annonçaqu’il durerait au moins trois jours encore, suivant la croyancepopulaire. Les vents de la fin septembre, au travers de la valléede la Viorne, sont terribles. Aussi eut-elle le soin de monter danstoutes les chambres, pour s’assurer que les volets étaientsolidement clos. Quand le mistral soufflait, il prenait laSouleiade en écharpe, par-dessus les toitures de Plassans, sur lepetit plateau où elle était bâtie. Et c’était une rage, une trombefurieuse, continue, qui flagellait la maison, l’ébranlait des cavesaux greniers, pendant des jours, pendant des nuits, sans un arrêt.Les tuiles volaient, les ferrures des fenêtres étaientarrachées ; tandis que, par les fentes, à l’intérieur, le ventpénétrait, en un ronflement éperdu de plainte, et que les portes,au moindre oubli, se refermaient avec des retentissements de canon.On aurait dit tout un siège à soutenir, au milieu du vacarme et del’angoisse.

Le lendemain, ce fut dans cette maison morne, secouée par legrand vent, que Pascal voulut s’occuper, avec Clotilde, despréparatifs du départ. La vieille Mme Rougon ne devait revenirque le dimanche, au moment des adieux. Quand Martine avait apprisla séparation prochaine, elle était restée saisie, muette, les yeuxallumés d’une courte flamme ; et, comme on l’avait renvoyée dela chambre, en disant qu’on se passerait d’elle, pour les malles,elle était retournée dans sa cuisine, elle s’y livrait à sesbesognes ordinaires, en ayant l’air d’ignorer la catastrophe quibouleversait leur ménage à trois. Mais, au moindre appel de Pascal,elle accourait si prompte, si leste, le visage si clair, siensoleillé par son zèle à le servir, qu’elle semblait redevenirjeune fille. Lui, ne quitta donc pas Clotilde d’une minute,l’aidant, désirant se convaincre qu’elle emportait bien tout cedont elle aurait besoin. Deux grandes malles étaient ouvertes, aumilieu de la chambre en désordre ; des paquets, des vêtementstraînaient partout ; c’était une visite, vingt fois reprise,des meubles, des tiroirs. Et, dans ce travail, cette préoccupationde ne rien oublier, il y avait comme un engourdissement de ladouleur vive que l’un et l’autre éprouvaient au creux de l’estomac.Ils s’étourdissaient un instant : lui, très soigneux, veillaità ce qu’il n’y eût pas de place perdue, utilisait la case àchapeaux pour de menus chiffons, glissait des boîtes entre leschemises et les mouchoirs ; tandis qu’elle, décrochant lesrobes, les pliait sur le lit, en attendant de les mettre lesdernières, dans le casier du haut. Puis, lorsque, un peu las, ilsse relevaient et qu’ils se retrouvaient face à face, ils sesouriaient d’abord, ils contenaient ensuite de brusques larmes, ausouvenir de l’inévitable malheur qui les reprenait tout entiers.Mais ils restaient fermes, le cœur en sang. Mon Dieu ! c’étaitdonc vrai qu’ils n’étaient déjà plus ensemble ? Et ilsentendaient alors le vent, le vent terrible, qui menaçaitd’éventrer la maison.

Que de fois, dans cette dernière journée, ils allèrent jusqu’àla fenêtre, attirés par la tempête, souhaitant qu’elle emportât lemonde ! Pendant ces coups de mistral, le soleil ne cesse pasde luire, le ciel reste constamment bleu ; mais c’est un cield’un bleu livide, trouble de poussière ; et le soleil jauneest pâli d’un frisson. Ils regardaient au loin les immenses fuméesblanches qui s’envolaient des routes, les arbres pliés, échevelés,ayant tous l’air de fuir dans le même sens, du même train de galop,la campagne entière desséchée, épuisée sous la violence de cesouffle toujours égal, roulant sans fin avec son grondement defoudre. Des branches cassaient, disparaissaient, des toituresétaient soulevées, charriées si loin, qu’on ne les retrouvait plus.Pourquoi le mistral ne les prenait-il pas ensemble, les jetantlà-bas, au pays inconnu, où l’on est heureux ? Les mallesallaient être faites, lorsqu’il voulut rouvrir un volet, que levent venait de rabattre ; mais, par la fenêtre entrebâillée,ce fut un tel engouffrement, qu’elle dut accourir à son secours.Ils pesèrent de tout leur poids, ils purent enfin tournerl’espagnolette. Dans la chambre, les derniers chiffons s’étaientdébandés, et ils ramassèrent, en morceaux, un petit miroir à main,tombé d’une chaise. Était-ce donc un signe de mort prochaine, commele disaient les femmes du faubourg ?

Le soir, après un morne dîner dans la salle à manger claire, auxgrands bouquets fleuris, Pascal parla de se coucher de bonne heure.Clotilde devait partir, le lendemain matin, par le train de dixheures un quart ; et il s’inquiétait pour elle de la longueurdu voyage, vingt heures de chemin de fer. Puis, au moment de semettre au lit, il l’embrassa, il s’obstina, dès cette nuit même, àcoucher seul, à aller reprendre sa chambre. Il voulait absolument,disait-il, qu’elle se reposât. S’ils restaient ensemble, ni l’un nil’autre ne fermeraient les paupières, ce serait une nuit blanche,infiniment triste. Vainement, elle le supplia de ses grands yeuxtendres, elle lui tendit ses bras divins : il eutl’extraordinaire force de s’en aller, de lui mettre des baisers surles yeux, comme à une enfant, en la bordant dans ses couvertures eten lui recommandant d’être bien raisonnable, de bien dormir. Laséparation n’était-elle pas consommée déjà ? Cela l’auraitempli de remords et de honte, s’il l’avait possédée encore,lorsqu’elle n’était plus à lui. Mais quelle rentrée affreuse, danscette chambre humide, abandonnée, où la couche froide de soncélibat l’attendait ! Il lui sembla rentrer dans savieillesse, qui retombait à jamais sur lui, pareille à un couverclede plomb. D’abord, il accusa le vent de son insomnie. La maisonmorte s’emplissait de hurlements, des voix implorantes et des voixde colère se mêlaient, au milieu de sanglots continus. Deux fois,il se releva, alla écouter chez Clotilde, n’entendit rien. En bas,il descendit fermer une porte qui tapait, avec des coups sourds,comme si le malheur eût frappé aux murs. Des souffles traversaientles pièces noires, il se recoucha glacé, frissonnant, hanté devisions lugubres. Puis, il eut conscience que cette grande voixdont il souffrait, qui lui ôtait le sommeil, ne venait pas dumistral déchaîné. C’était l’appel de Clotilde, la sensation qu’elleétait encore là et qu’il s’était privé d’elle. Alors, il roula dansune crise de désir éperdu, d’abominable désespoir. Mon Dieu !ne plus l’avoir jamais à lui, lorsqu’il pouvait, d’un mot, l’avoirencore, l’avoir toujours ! C’était un arrachement de sa proprechair, cette chair jeune qu’on lui enlevait. À trente ans, unefemme se retrouve. Mais quel effort, dans la passion de sa virilitéfinissante, pour remonter à ce corps frais, sentant bon lajeunesse, qui s’était royalement donné, qui lui appartenait commeson bien et sa chose ! Dix fois, il fut sur le point de sauterdu lit, et de l’aller reprendre, et de la garder. L’effrayantecrise dura jusqu’au jour, au milieu de l’assaut enragé du vent,dont la vieille maison tremblait toute.

Il était six heures, lorsque Martine, ayant cru que son maîtrel’appelait dans sa chambre, en tapant au parquet, monta. Ellearrivait, de l’air vif et exalté qu’elle avait depuisl’avant-veille ; mais elle resta immobile d’inquiétude et desaisissement, lorsqu’elle l’aperçut, à demi vêtu, jeté en traversde son lit, ravagé, mordant son oreiller pour étouffer sessanglots. Il avait voulu se lever, s’habiller tout de suite ;et un nouvel accès venait de l’abattre, pris de vertiges, étouffépar des palpitations.

Il était à peine sorti d’une courte syncope, qu’il recommença àbégayer sa torture.

– Non, non ! je ne peux pas, je souffre trop… J’aimemieux mourir, mourir maintenant…

Pourtant, il reconnut Martine, et il s’abandonna, il se confessadevant elle, à bout de force, noyé et roulé dans la douleur.

– Ma pauvre fille, je souffre trop, mon cœur éclate… C’estelle qui emporte mon cœur, qui emporte tout mon être. Et je ne peuxplus vivre sans elle… J’ai failli mourir cette nuit, je voudraismourir avant son départ, pour ne pas avoir ce déchirement de lavoir me quitter… Oh ! mon Dieu ! elle part, et je nel’aurai plus, et je reste seul, seul, seul…

La servante, si gaie en montant, était devenue d’une pâleur decire, le visage dur et douloureux. Un instant, elle le regardaarracher les draps de ses mains crispées, râler son désespoir, labouche collée à la couverture. Puis, elle parut se décider, d’unbrusque effort.

– Mais, Monsieur, il n’y a pas de bon sens à se faire unchagrin pareil. C’est ridicule… Puisque c’est comme ça, et que vousne pouvez pas vous passer de Mademoiselle, je vais aller lui diredans quel état vous vous êtes mis…

Violemment, cette phrase le fit se relever, chancelant encore,se retenant au dossier d’une chaise.

– Je vous le défends bien, Martine !

– Avec ça que je vous écouterais ! Pour vous retrouverà demi mort, pleurant toutes vos larmes !… Non, non !c’est moi qui vais aller chercher Mademoiselle, et je lui dirai lavérité, et je la forcerai bien à rester avec nous !

Mais il lui avait empoigné le bras, il ne la lâchait plus, prisde colère.

– Je vous ordonne de vous tenir tranquille,entendez-vous ? ou vous partirez avec elle… Pourquoi êtes-vousentrée ? J’étais malade, à cause de ce vent. Ça ne regardepersonne.

Puis, envahi d’un attendrissement, cédant à sa bonté ordinaire,il finit par sourire.

– Ma pauvre fille, voilà que vous me fâchez !Laissez-moi donc agir comme je le dois, pour le bonheur de tous. Etpas un mot, vous me feriez beaucoup de peine.

Martine, à son tour, retint de grosses larmes. Il était tempsque l’entente se fit, car Clotilde entra presque aussitôt, levée debonne heure, ayant la hâte de revoir Pascal, espérant sans doute,jusqu’au dernier moment, qu’il la retiendrait. Elle avait elle-mêmeles paupières lourdes d’insomnie, elle le regarda tout de suite,fixement, de son air d’interrogation. Mais il était si défaitencore, qu’elle s’inquiéta.

– Non, ce n’est rien, je t’assure, j’aurais même biendormi, sans le mistral… N’est-ce pas ? Martine, je vous ledisais.

La servante, d’un signe de tête, lui donna raison. Et Clotilde,elle aussi, se soumettait, ne lui criait pas sa nuit de lutte et desouffrance, pendant qu’il agonisait de son côté. Les deux femmes,dociles, ne faisaient plus qu’obéir et l’aider, dans son oubli delui-même.

– Attends, reprit-il en ouvrant son secrétaire, j’ai làquelque chose pour toi… Tiens ! Il y a sept cents francs danscette enveloppe…

Et, bien qu’elle se récriât, qu’elle se défendît, il lui renditdes comptes. Sur les six mille francs de bijoux, à peine deux centsétaient dépensés, et il en gardait cent, pour aller jusqu’à la findu mois, avec la stricte économie, l’avarice noire qu’il montraitdésormais. Ensuite, il vendrait la Souleiade sans doute, iltravaillerait, il saurait bien se tirer d’affaire. Mais il nevoulait pas toucher aux cinq mille francs qui restaient, car ilsétaient son bien, à elle, et elle les retrouverait dans letiroir.

– Maître, maître, tu me fais beaucoup de chagrin…

Il l’interrompit.

– Je le veux, et c’est toi qui me crèverais le cœur…Voyons, il est sept heures et demie, je vais aller ficeler tesmalles, puisqu’elles sont fermées.

Lorsque Clotilde et Martine furent seules, en face l’une del’autre, elles se regardèrent un instant en silence. Depuis lasituation nouvelle, elles avaient bien senti leur antagonismesourd, le clair triomphe de la jeune maîtresse, l’obscure jalousiede la vieille servante, autour du maître adoré. Aujourd’hui, ilsemblait que ce fût cette dernière qui restât victorieuse. Mais, àcette minute dernière, leur émotion commune les rapprochait.

– Martine, il ne faudra pas le laisser se nourrir comme unpauvre. Tu me promets bien qu’il aura du vin et de la viande tousles jours ?

– N’ayez pas peur, Mademoiselle.

– Et, tu sais, les cinq mille francs qui dorment là, ilssont à lui. Vous n’allez pas, je pense, mourir de faim à côté. Jeveux que tu le gâtes.

– Je vous répète que j’en fais mon affaire, Mademoiselle,et que Monsieur ne manquera de rien.

Il y eut un nouveau silence. Elles se regardaient toujours.

– Puis, surveille-le pour qu’il ne travaille pas trop. Jem’en vais très inquiète, sa santé est moins bonne depuis quelquetemps. Soigne-le, n’est-ce pas ?

– Je le soignerai, soyez tranquille, Mademoiselle.

– Enfin, je te le confie. Il ne va plus avoir que toi, etce qui me rassure un peu, c’est que tu l’aimes bien. Aime-le detoute ta force, aime-le pour nous deux.

– Oui, Mademoiselle, autant que je pourrai.

Des pleurs leur montaient aux paupières, et Clotilde ditencore :

– Veux-tu m’embrasser, Martine ?

– Oh ! Mademoiselle, très volontiers !

Elles étaient dans les bras l’une de l’autre, lorsque Pascalrentra. Il affecta de ne pas les voir, pour ne pas s’attendrir sansdoute. D’une voix trop haute, il parlait des derniers préparatifsdu départ, en homme bousculé qui ne veut pas qu’on manque le train.Il avait ficelé les malles, le père Durieu venait de les emportersur sa voiture, et on les trouverait à la gare. Cependant, il étaità peine huit heures, on avait encore deux grandes heures devantsoi. Ce furent deux heures mortelles d’angoisse à vide, dedouloureux piétinement, avec l’amertume cent fois remâchée de larupture. Le déjeuner prit à peine un quart d’heure. Puis, il fallutse lever, se rasseoir. Les yeux ne quittaient pas la pendule. Lesminutes semblaient éternelles comme une agonie, au travers de lamaison lugubre.

– Ah ! quel vent ! dit Clotilde, à un coup demistral, dont toutes les portes avaient gémi.

Pascal s’approcha de la fenêtre, regarda la fuite éperdue desarbres, sous la tempête.

– Depuis ce matin, il grandit encore. Tout à l’heure, ilfaudra que je m’inquiète de la toiture, car des tuiles sontparties.

Déjà, ils n’étaient plus ensemble. Ils n’entendaient plus que cevent furieux, balayant tout, emportant leur vie.

Enfin, à huit heures et demie, Pascal dit simplement :

– Il est temps, Clotilde.

Elle se leva de la chaise où elle était assise. Par instants,elle oubliait qu’elle partait. Tout d’un coup, l’affreuse certitudelui revint. Une dernière fois, elle le regarda, sans qu’il ouvrîtles bras, pour la retenir. C’était fini. Et elle n’eut plus qu’uneface morte, foudroyée.

D’abord, ils échangèrent les banales paroles.

– Tu m’écriras, n’est-ce pas ?

– Certainement, et toi, donne-moi de tes nouvelles le plussouvent possible.

– Surtout, si tu étais malade, rappelle-moi tout desuite.

– Je te le promets. Mais, n’aie pas peur, je suissolide.

Puis, au moment de quitter cette maison si chère, Clotildel’enveloppa toute d’un regard vacillant. Et elle s’abattit sur lapoitrine de Pascal, elle le garda entre ses bras, balbutiante.

– Je veux t’embrasser ici, je veux te remercier… Maître,c’est toi qui m’as faite ce que je suis. Comme tu l’as répétésouvent, tu as corrigé mon hérédité. Que serais-je devenue, là-bas,dans le milieu où a grandi Maxime ?… Oui, si je vaux quelquechose, je le dois à toi seul, à toi qui m’as transplantée danscette maison de vérité et de bonté, où tu m’as fait pousser dignede ta tendresse… Aujourd’hui, après m’avoir prise et comblée de tesbiens, tu me renvoies. Que ta volonté soit faite, tu es mon maître,et je t’obéis. Je t’aime quand même, je t’aimerai toujours.

Il la serra sur son cœur, il répondit :

– Je ne désire que ton bien, j’achève mon œuvre.

Et, dans le dernier baiser, le baiser déchirant qu’ilséchangèrent, elle soupira, à voix très basse :

– Ah ! si l’enfant était venu !

Plus bas encore, en un sanglot, elle crut l’entendre bégayer desmots indistincts.

– Oui, l’œuvre rêvée, la seule vraie et bonne, l’œuvre queje n’ai pu faire… Pardonne-moi, tâche d’être heureuse.

La vieille Mme Rougon était à la gare, très gaie, trèsvive, malgré ses quatre-vingts ans. Elle triomphait, elle croyaittenir son fils Pascal à sa merci. Quand elle les vit hébétés l’unet l’autre, elle se chargea de tout, prit le billet, fitenregistrer les bagages, installa la voyageuse dans un compartimentde dames seules. Puis, elle parla longuement de Maxime, donna desinstructions, exigea d’être tenue au courant. Mais le train nepartait pas, et il s’écoula encore cinq atroces minutes, pendantlesquelles ils restèrent face à face, en ne se disant plus rien.Enfin, tout sombra, il y eut des embrassades, un grand bruit deroues, des mouchoirs qui s’agitaient.

Brusquement, Pascal s’aperçut qu’il était seul sur le quai,pendant que, là-bas, le train avait disparu, à un coude de laligne. Alors, il n’écouta pas sa mère, il prit sa course, un galopfurieux de jeune homme, monta la pente, enjamba les gradins depierres sèches, se trouva en trois minutes sur la terrasse de laSouleiade. Le mistral y faisait rage, une rafale géante qui pliaitles cyprès centenaires comme des pailles. Dans le ciel décoloré, lesoleil paraissait las de tout ce vent dont la violence, depuis sixjours, lui passait sur la face. Et, pareil aux arbres échevelés,Pascal tenait bon, avec ses vêtements qui avaient des claquementsde drapeaux, avec sa barbe et ses cheveux emportés, fouettés detempête. L’haleine coupée, les deux mains sur son cœur pour encontenir les battements, il regardait au loin fuir le train, àtravers la plaine rase, un train tout petit que le mistral semblaitbalayer, ainsi qu’un rameau de feuilles sèches.

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