Le Docteur Pascal

Chapitre 7

 

Ce jour-là, en arrivant à la Souleiade, la vieilleMme Rougon aperçut Martine dans le potager, en train deplanter des poireaux ; et, profitant de la circonstance, ellese dirigea vers la servante, pour causer et tirer d’elle desrenseignements, avant d’entrer dans la maison.

Le temps passait, elle était désolée de ce qu’elle appelait ladésertion de Clotilde. Elle sentait bien que jamais plus ellen’aurait les dossiers par elle. Cette petite se perdait, serapprochait de Pascal, depuis qu’elle l’avait soigné ; et ellese pervertissait, à ce point, qu’elle ne l’avait pas revue àl’église. Aussi en revenait-elle à son idée première, l’éloigner,puis conquérir son fils, quand il serait seul, affaibli par lasolitude. Puisqu’elle n’avait pu la décider à suivre son frère,elle se passionnait pour le mariage, elle aurait voulu la jeter dèsle lendemain au cou du docteur Ramond, mécontente des continuelleslenteurs. Et elle accourait, cette après-midi là, avec le besoinfiévreux de hâter les choses.

– Bonjour, Martine… Comment va-t-on ici ?

La servante, agenouillée, les mains pleines de terre, leva saface pâle, qu’elle protégeait contre le soleil, à l’aide d’unmouchoir noué sur sa coiffe.

– Mais comme toujours, Madame, doucement.

Et elles causèrent. Félicité la traitait en confidente, en filledévouée, aujourd’hui de la famille, à laquelle on pouvait toutdire. Elle commença par la questionner, voulut savoir si le docteurRamond n’était pas venu le matin. Il était venu, mais on n’avaitpour sûr parlé que de choses indifférentes. Alors, elle sedésespéra, car elle-même avait vu le docteur, la veille, et ils’était confié à elle, chagrin de n’avoir pas de réponsedéfinitive, pressé maintenant d’obtenir au moins la parole deClotilde. Ça ne pouvait durer ainsi, il fallait forcer la jeunefille à s’engager.

– Il est trop délicat, s’écria-t-elle. Je lui avais dit, jesavais bien que, ce matin encore, il n’oserait pas la mettre aupied du mur… Mais je vais m’en mêler. Nous verrons si je n’obligepas cette petite à prendre un parti.

Puis, se calmant :

– Voilà mon fils debout, il n’a pas besoin d’elle.

Martine qui s’était remise à planter ses poireaux, la taillecassée en deux, se redressa vivement.

– Ah ! ça, pour sûr !

Et, sur son visage usé par trente ans de domesticité, une flammese rallumait. C’était qu’une plaie saignait en elle, depuis que sonmaître ne la tolérait presque plus à son côté. Pendant toute samaladie, il l’avait écartée, acceptant de moins en moins sesservices, finissant par lui fermer la porte de sa chambre. Elleavait la sourde conscience de ce qui se passait, une instinctivejalousie la torturait, dans son adoration pour ce maître dont elleétait restée la chose durant de si longues années.

– Pour sûr que nous n’avons pas besoin deMademoiselle !… Je suffis bien à Monsieur.

Alors, elle, si discrète, parla de ses travaux de jardinage, ditqu’elle trouvait le temps de faire les légumes, afin d’éviterquelques journées d’homme. Sans doute, la maison étaitgrande ; mais, quand la besogne ne vous faisait pas peur, onarrivait à en voir le bout. Puis, dès que Mademoiselle les auraitquittés, ce serait tout de même une personne de moins à servir. Etses yeux luisaient inconsciemment, à l’idée de la grande solitude,de la paix heureuse où l’on vivrait, après ce départ.

Elle baissa la voix.

– Ça me fera de la peine, parce que Monsieur en auracertainement beaucoup. Jamais je n’aurais cru que je souhaiteraisune pareille séparation… Seulement, Madame, je pense comme vousqu’il le faut, car j’ai grand peur que Mademoiselle ne finisse parse gâter ici et que ce ne soit encore une âme perdue pour le bonDieu… Ah ! c’est triste, j’en ai le cœur si gros souvent,qu’il éclate !

– Ils sont là-haut tous les deux, n’est-ce pas ? ditFélicité. Je monte les voir, et je me charge de les obliger à enfinir.

Une heure plus tard, lorsqu’elle descendit, elle retrouvaMartine qui se traînait encore à genoux, dans la terre molle,achevant ses plantations. En haut, dès les premiers mots, commeelle racontait qu’elle avait causé avec le docteur Ramond et qu’ilse montrait impatient de connaître son sort, elle venait de voirPascal l’approuver : il était grave, il hochait la tête, commepour dire que cette impatience lui semblait naturelle. Clotildeelle-même, cessant de sourire, avait paru l’écouter avec déférence.Mais elle témoignait quelque surprise. Pourquoi lapressait-on ? Maître avait fixé le mariage à la secondesemaine de juin, elle avait donc deux grands mois devant elle. Trèsprochainement, elle en parlerait avec Ramond. C’était si sérieux,le mariage, qu’on pouvait bien la laisser réfléchir et ne s’engagerqu’à la dernière minute. D’ailleurs, elle disait ces choses de sonair sage, en personne résolue à prendre un parti. Et Félicité avaitdû se contenter de l’évident désir où ils étaient tous les deux queles choses eussent le dénouement le plus raisonnable.

– En vérité, je crois que c’est fait, conclut-elle. Lui, neparaît y mettre aucun obstacle, et elle, n’a l’air que de vouloiragir sans hâte, en fille qui entend s’interroger à fond, avant des’engager pour la vie… Je vais encore lui laisser huit jours deréflexion.

Martine, assise sur ses talons, regardait la terre fixement, laface envahie d’ombre.

– Oui, oui, murmura-t-elle à voix basse, Mademoiselleréfléchit beaucoup depuis quelque temps… Je la trouve dans tous lescoins. On lui parle, elle ne vous répond pas. C’est comme les gensqui couvent une maladie et qui ont les yeux à l’envers… Il se passedes choses, elle n’est plus la même, plus la même…

Et elle reprit le plantoir, elle enfonça un poireau, dans sonentêtement au travail ; tandis que la vieille Mme Rougon,un peu tranquillisée, s’en allait, certaine du mariage,disait-elle.

Pascal, en effet, semblait accepter le mariage de Clotilde ainsiqu’une chose résolue, inévitable. Il n’en avait plus reparlé avecelle ; les rares allusions qu’ils y faisaient entre eux, dansleurs conversations de toutes les heures, les laissaientcalmes ; et c’était simplement comme si les deux mois qu’ilsavaient encore à vivre ensemble, devaient être sans fin, uneéternité dont ils n’auraient pas vu le bout. Elle, surtout, leregardait en souriant, renvoyait à plus tard les ennuis, les partisà prendre, d’un joli geste vague, qui s’en remettait à la viebienfaisante. Lui, guéri, retrouvant ses forces chaque jour, nes’attristait qu’au moment de rentrer dans la solitude de sachambre, le soir, quand elle était couchée. Il avait froid, unfrisson le prenait, à songer qu’une époque allait venir où ilserait toujours seul. Était-ce donc la vieillesse commençante quile faisait grelotter ainsi ? Cela, au loin, lui apparaissaitcomme une contrée de ténèbres, dans laquelle il sentait déjà toutesses énergies se dissoudre. Et, alors, le regret de la femme, leregret de l’enfant l’emplissait de révolte, lui tordait le cœurd’une intolérable angoisse.

Ah ! que n’avait-il vécu ! Certaines nuits, ilarrivait à maudire la science, qu’il accusait de lui avoir pris lemeilleur de sa virilité. Il s’était laissé dévorer par le travail,qui lui avait mangé le cerveau, mangé le cœur, mangé les muscles.De toute cette passion solitaire, il n’était né que des livres, dupapier noirci que le vent emporterait sans doute, dont les feuillesfroides lui glaçaient les mains, lorsqu’il les ouvrait. Et pas devivante poitrine de femme à serrer contre la sienne, pas de tièdescheveux d’enfant à baiser ! Il avait vécu seul dans sa coucheglacée de savant égoïste, il y mourrait seul. Vraiment, allait-ildonc mourir ainsi ? ne goûterait-il pas au bonheur des simplesportefaix, des charretiers dont les fouets claquaient sous sesfenêtres ? Il s’enfiévrait à l’idée qu’il devait se hâter, carbientôt il ne serait plus temps. Toute sa jeunesse inemployée, tousses désirs refoulés et amassés lui remontaient alors dans lesveines, en un flot tumultueux. C’étaient des serments d’aimerencore, de revivre pour épuiser les passions qu’il n’avait pointbues, de goûter à toutes, avant d’être un vieillard. Il frapperaitaux portes, il arrêterait les passants, il battrait les champs etla ville. Puis, le lendemain, quand il s’était lavé à grande eau etqu’il quittait sa chambre, toute cette fièvre se calmait, lestableaux brûlants s’effaçaient, il retombait à sa timiditénaturelle. Puis, la nuit suivante, la peur de la solitude lerejetait à la même insomnie, son sang se rallumait, et c’étaientles mêmes désespoirs, les mêmes rébellions, les mêmes besoins de nepas mourir sans avoir connu la femme.

Pendant ces nuits ardentes, les yeux grands ouverts dansl’obscurité, il recommençait toujours le même rêve. Une fille desroutes passait, une fille de vingt ans, admirablement belle ;et elle entrait s’agenouiller devant lui, d’un air d’adorationsoumise, et il l’épousait. C’était une de ces pèlerines d’amour,comme on en trouve dans les anciennes histoires, qui avait suiviune étoile pour venir rendre la santé et la force à un vieux roitrès puissant, couvert de gloire. Lui était le vieux roi, et ellel’adorait, elle faisait ce miracle, avec ses vingt ans, de luidonner de sa jeunesse. Il sortait triomphant de ses bras, il avaitretrouvé la foi, le courage en la vie. Dans une Bible duXVème siècle qu’il possédait, ornée de naïves gravuressur bois, une image surtout l’intéressait, le vieux roi Davidrentrant dans sa chambre, la main posée sur l’épaule nue d’Abisaïg,la jeune Sunamite. Et il lisait le texte, sur la pagevoisine : « Le roi David, étant vieux, ne pouvait seréchauffer, quoiqu’on le couvrît beaucoup. Ses serviteurs luidirent donc : “Nous chercherons une jeune fille vierge pour leroi notre seigneur, afin qu’elle se tienne en présence du roi,qu’elle puisse l’amuser, et que, dormant près de lui, elleréchauffe le roi notre seigneur.” Ils cherchèrent donc dans toutesles terres d’Israël une fille qui fût jeune et belle ; ilstrouvèrent Abisaïg, Sunamite, et l’amenèrent au roi ; c’étaitune jeune fille d’une grande beauté ; elle dormait auprès duroi, et elle le servait… » Ce frisson du vieux roi, n’était-cepas celui qui le glaçait maintenant, dès qu’il se couchait seul,sous le plafond morne de sa chambre ? Et la fille des routes,la pèlerine d’amour que son rêve lui amenait, n’était-elle pasl’Abisaïg dévotieuse et docile, la sujette passionnée se donnanttoute à son maître, pour son unique bien ? Il la voyaittoujours là, en esclave heureuse de s’anéantir en lui, attentive àson moindre désir, d’une beauté si éclatante, qu’elle suffisait àsa continuelle joie, d’une douceur telle, qu’il se sentait prèsd’elle comme baigné d’une huile parfumée. Puis, à feuilleterparfois l’antique Bible, d’autres gravures défilaient, sonimagination s’égarait au milieu de ce monde évanoui des patriarcheset des rois. Quelle foi en la longévité de l’homme, en sa forcecréatrice, en sa toute-puissance sur la femme, ces extraordinaireshistoires d’hommes de cent ans fécondant encore leurs épouses,recevant leurs servantes dans leur lit, accueillant les jeunesveuves et les vierges qui passent ! C’était Abrahamcentenaire, père d’Ismaël et d’Isaac, époux de sa sœur Sara, maîtreobéi de sa servante Agar. C’était la délicieuse idylle de Ruth etde Booz, la jeune veuve arrivant au pays de Bethléem, pendant lamoisson des orges, venant se coucher, par une nuit tiède, aux piedsdu maître, qui comprend le droit qu’elle réclame, et l’épouse,comme son parent par alliance, selon la loi. C’était toute cettepoussée libre d’un peuple fort et vivace, dont l’œuvre devaitconquérir le monde, ces hommes à la virilité jamais éteinte, cesfemmes toujours fécondes, cette continuité entêtée et pullulante dela race, au travers des crimes, des adultères, des incestes, desamours hors d’âge et hors de raison. Et son rêve, à lui, devant lesvieilles gravures naïves, finissait par prendre une réalité.Abisaïg entrait dans sa triste chambre qu’elle éclairait et qu’elleembaumait, ouvrait ses bras nus, ses flancs nus, toute sa nuditédivine, pour lui faire le don de sa royale jeunesse.

Ah ! la jeunesse, il en avait une faim dévorante ! Audéclin de sa vie, ce désir passionné de jeunesse était la révoltecontre l’âge menaçant, une envie désespérée de revenir en arrière,de recommencer. Et, dans ce besoin de recommencer, il n’y avait passeulement, pour lui, le regret des premiers bonheurs, l’inestimableprix des heures mortes, auxquelles le souvenir prête soncharme ; il y avait aussi la volonté bien arrêtée de jouir,cette fois, de sa santé et de sa force, de ne rien perdre de lajoie d’aimer. Ah ! la jeunesse, comme il y aurait mordu àpleines dents, comme il l’aurait revécue avec l’appétit vorace detoute la manger et de toute la boire, avant de vieillir. Uneémotion l’angoissait, lorsqu’il se revoyait à vingt ans, la taillemince, d’une vigueur bien portante de jeune chêne, les dentséclatantes, les cheveux drus et noirs. Avec quelle fougue il lesaurait fêtés, ces dons dédaignés autrefois, si un prodige les luiavait rendus ! Et la jeunesse chez la femme, une jeune fillequi passait, le troublait, le jetait à un attendrissement profond.C’était même souvent en dehors de la personne, l’image seule de lajeunesse, l’odeur pure et l’éclat qui sortait d’elle, des yeuxclairs, des lèvres saines, des joues fraîches, un cou délicatsurtout, satiné et rond, ombré de cheveux follets sur lanuque ; et la jeunesse lui apparaissait toujours fine etgrande, divinement élancée en sa nudité tranquille. Ses regardssuivaient l’apparition, son cœur se noyait d’un désir infini. Iln’y avait que la jeunesse de bonne et de désirable, elle était lafleur du monde, la seule beauté, la seule joie, le seul vrai bien,avec la santé, que la nature pouvait donner à l’être. Ah !recommencer, être jeune encore, avoir à soi, dans une étreinte,toute la femme jeune !

Pascal et Clotilde, maintenant, depuis que les belles journéesd’avril fleurissaient les arbres fruitiers, avaient repris leurspromenades du matin, dans la Souleiade. Il faisait ses premièressorties de convalescent, elle le conduisait sur l’aire déjàbrûlante, l’emmenait par les allées de la pinède, le ramenait aubord de la terrasse, que coupaient seules les barres d’ombre desdeux cyprès centenaires. Le soleil y blanchissait les vieillesdalles, l’immense horizon se déroulait sous le ciel éclatant.

Et, un matin que Clotilde avait couru, elle rentra très animée,toute vibrante de rires, si gaiement étourdie, qu’elle monta dansla salle, sans avoir ôté son chapeau de jardin, ni la dentellelégère qu’elle avait nouée à son cou.

– Ah ! dit-elle, j’ai chaud !… Et suis-je sottede ne m’être pas débarrassée en bas ! Je vais redescendre çatout à l’heure.

Elle avait, en entrant, jeté la dentelle sur un fauteuil. Maisses mains s’impatientaient, à vouloir défaire les brides du grandchapeau de paille.

– Allons, bon ! voilà que j’ai serré le nœud. Je nem’en sortirai pas, il faut que tu viennes à mon secours.

Pascal, excité lui aussi par la bonne promenade, s’égayait, enla voyant si belle et si heureuse. Il s’approcha, dut se mettretout contre elle.

– Attends, lève le menton… Oh ! tu remues toujours,comment veux-tu que je m’y reconnaisse ?

Elle riait plus haut, il voyait le rire qui lui gonflait lagorge d’une onde sonore. Ses doigts s’emmêlaient sous le menton, àcette partie délicieuse du cou, dont il touchait involontairementle tiède satin. Elle avait une robe très échancrée, il la respiraittoute par cette ouverture, d’où montait le bouquet vivant de lafemme, l’odeur pure de sa jeunesse, chauffée au grand soleil. Toutd’un coup, il eut un éblouissement, il crut défaillir.

– Non, non ! je ne puis pas, si tu ne restes pastranquille !

Un flot de sang lui battait les tempes, ses doigts s’égaraient,tandis qu’elle se renversait davantage, offrant la tentation de savirginité, sans le savoir. C’était l’apparition de royale jeunesse,les yeux clairs, les lèvres saines, les joues fraîches, le coudélicat surtout, satiné et rond, ombré de cheveux follets vers lanuque. Et il la sentait si fine, si élancée, la gorge menue, dansson divin épanouissement !

– Là, c’est fait ! cria-t-elle.

Sans savoir comment, il avait dénoué les brides. Les murstournaient, il la vit encore, nu-tête maintenant, avec son visaged’astre, qui secouait en riant les boucles de ses cheveux dorés.Alors, il eut peur de la reprendre dans ses bras, de la baiserfollement, à toutes les places où elle montrait un peu de sanudité. Et il se sauva, en emportant le chapeau qu’il avait gardé àla main, bégayant :

– Je vais l’accrocher dans le vestibule… Attends-moi, ilfaut que je parle à Martine.

En bas, il se réfugia au fond du salon abandonné, il s’y enfermaà double tour, tremblant qu’elle ne s’inquiétât et qu’elle nedescendît l’y chercher. Il était éperdu et hagard, comme s’ilvenait de commettre un crime. Il parla tout haut, il frémit à cepremier cri, jailli de ses lèvres : « Je l’ai toujoursaimée, désirée éperdument ! » Oui, depuis qu’elle étaitfemme, il l’adorait. Et il voyait clair, brusquement, il voyait lafemme qu’elle était devenue, lorsque, du galopin sans sexe, s’étaitdégagée cette créature de charme et d’amour, avec ses jambeslongues et fuselées, son torse élancé et fort, à la poitrine ronde,au cou rond, aux bras ronds et souples. Sa nuque, ses épaulesétaient un lait pur, une soie blanche, polie, d’une infiniedouceur. Et c’était monstrueux, mais c’était bien vrai, il avaitfaim de tout cela, une faim dévorante de cette jeunesse, de cettefleur de chair si pure, et qui sentait bon.

Alors, Pascal, tombé sur une chaise boiteuse, la face entre sesdeux mains jointes, comme pour ne plus voir la lumière du jour,éclata en gros sanglots. Mon Dieu ! qu’allait-ildevenir ? Une fillette que son frère lui avait confiée, qu’ilavait élevée en bon père, et qui était, aujourd’hui, cettetentatrice de vingt-cinq ans, la femme dans sa toute-puissancesouveraine ! Il se sentait plus désarmé, plus débile qu’unenfant.

Et, au-dessus du désir physique, il l’aimait encore d’uneimmense tendresse, épris de sa personne morale et intellectuelle,de sa droiture de sentiment, de son joli esprit, si brave, si net.Il n’y avait pas jusqu’à leur désaccord, cette inquiétude dumystère dont elle était tourmentée, qui n’achevât de la lui rendreprécieuse, comme un être différent de lui, où il retrouvait un peude l’infini des choses. Elle lui plaisait dans ses rébellions,quand elle lui tenait tête. Elle était la compagne et l’élève, illa voyait telle qu’il l’avait faite, avec son grand cœur, safranchise passionnée, sa raison victorieuse. Et elle restaittoujours nécessaire et présente, il ne s’imaginait pas qu’ilpourrait respirer un air où elle ne serait plus, il avait le besoinde son haleine, du vol de ses jupes autour de lui, de sa pensée etde son affection dont il se sentait enveloppé, de ses regards, deson sourire, de toute sa vie quotidienne de femme qu’elle lui avaitdonnée, qu’elle n’aurait pas la cruauté de lui reprendre. À l’idéequ’elle allait partir, c’était, sur sa tête, comme un écroulementdu ciel, la fin de tout, les ténèbres dernières. Elle seuleexistait au monde, elle était la seule haute et bonne, la seuleintelligente et sage, la seule belle, d’une beauté de miracle.Pourquoi donc, puisqu’il l’adorait et qu’il était son maître, nemontait-il pas la reprendre dans ses bras et la baiser comme uneidole ? Ils étaient bien libres tous les deux, elle n’ignoraitrien, elle avait l’âge d’être femme. Ce serait le bonheur.

Pascal, qui ne pleurait plus, se leva, voulut marcher vers laporte. Mais, tout d’un coup, il retomba sur la chaise, écrasé parde nouveaux sanglots. Non, non ! c’était abominable, c’étaitimpossible ! Il venait de sentir, sur son crâne, ses cheveuxblancs comme une glace ; et il avait une horreur de son âge,de ses cinquante-neuf ans, à la pensée de ses vingt-cinq ans, àelle. Son frisson de terreur l’avait repris, la certitude qu’ellele possédait, qu’il allait être sans force contre la tentationjournalière. Et il la voyait lui donnant à dénouer les brides deson chapeau, l’appelant, le forçant à se pencher derrière elle,pour quelque correction, dans son travail ; et il se voyaitaveuglé, affolé, lui dévorant le cou, lui dévorant la nuque, àpleine bouche. Ou bien, c’était pis encore, le soir, quand ilstardaient tous deux à faire apporter la lampe, un alanguissementsous la tombée lente de la nuit complice, une chute involontaire,l’irréparable, aux bras l’un de l’autre. Toute une colère lesoulevait contre ce dénouement possible, certain même, s’il netrouvait pas le courage de la séparation. Ce serait de sa part lepire des crimes, un abus de confiance, une séduction basse. Sarévolte fut-elle, qu’il se leva courageusement, cette fois et qu’ileut la force de remonter dans la salle, bien résolu à lutter.

En haut, Clotilde s’était tranquillement remise à un dessin.Elle ne tourna pas même la tête, elle se contenta dedire :

– Comme tu as été longtemps ! Je finissais par croireque Martine avait une erreur de dix sous dans ses comptes.

Cette plaisanterie habituelle sur l’avarice de la servante lefit rire. Et il alla s’asseoir tranquillement, lui aussi, devant satable. Ils ne parlèrent plus jusqu’au déjeuner. Une grande douceurle baignait, le calmait, depuis qu’il était près d’elle. Il osa laregarder, il fut attendri par son fin profil, son air sérieux degrande fille qui s’applique. Avait-il donc fait un cauchemar, enbas ? Allait-il se vaincre si aisément ?

– Ah ! s’écria-t-il, quand Martine les appela, j’aiune faim ! tu vas voir si je me refais des muscles !

Gaiement, elle était venue lui prendre le bras.

– C’est ça, maître ! il faut être joyeux etfort !

Mais, la nuit, dans sa chambre, l’agonie recommença. À l’idée dela perdre, il avait dû enfoncer sa face au fond de l’oreiller, pourétouffer ses cris. Des images s’étaient précisées, il l’avait vueaux bras d’un autre, faisant à un autre le don de son corps vierge,et une jalousie atroce le torturait. Jamais il ne trouveraitl’héroïsme de consentir à un pareil sacrifice. Toutes sortes deplans se heurtaient dans sa pauvre tête en feu : l’écarter dumariage, la garder près de lui, sans qu’elle soupçonnât jamais sapassion ; s’en aller avec elle, voyager de ville en ville,occuper leurs deux cerveaux d’études sans fin, pour conserver leurcamaraderie de maître à élève ; ou même, s’il le fallait,l’envoyer à son frère dont elle serait la garde-malade, la perdreplutôt que de la livrer à un mari. Et, à chacune de ces solutions,il sentait son cœur se déchirer et crier d’angoisse, dans sonimpérieux besoin de la posséder tout entière. Il ne se contentaitplus de sa présence, il la voulait à lui, pour lui, en lui, tellequ’elle se dressait rayonnante, sur l’obscurité de la chambre, avecsa nudité pure, vêtue du seul flot déroulé de ses cheveux. Ses brasétreignaient le vide, il sauta du lit, chancelant ainsi qu’un hommepris de boisson ; et ce fut seulement dans le grand calme noirde la salle, les pieds nus sur le parquet, qu’il se réveilla decette folie brusque. Où allait-il donc, grand Dieu ? Frapper àla porte de cette enfant endormie ? l’enfoncer peut-être d’uncoup d’épaule ? Le petit souffle pur qu’il crut entendre, aumilieu du profond silence, le frappa au visage, le renversa, commeun vent sacré. Et il revint s’abattre sur son lit, dans une crisede honte et d’affreux désespoir.

Le lendemain, lorsqu’il se leva, Pascal, brisé par l’insomnie,était résolu. Il prit sa douche de chaque jour, il se sentitraffermi et plus sain. Le parti auquel il venait de s’arrêter,était de forcer Clotilde à engager sa parole. Quand elle auraitaccepté formellement d’épouser Ramond, il lui semblait que cettesolution irrévocable le soulagerait, lui interdirait toute folied’espérance. Ce serait une barrière de plus, infranchissable, miseentre elle et lui. Il se trouverait, dès lors, armé contre sondésir, et s’il souffrait toujours, ce ne serait que de lasouffrance, sans cette crainte horrible de devenir un malhonnêtehomme, de se relever une nuit, pour l’avoir avant l’autre.

Ce matin-là, lorsqu’il expliqua à la jeune fille qu’elle nepouvait tarder davantage, qu’elle devait une réponse décisive aubrave garçon qui l’attendait depuis si longtemps, elle parutd’abord étonnée. Elle le regardait bien en face, dans lesyeux ; et il avait la force de ne pas se troubler, ilinsistait simplement d’un air un peu chagrin, comme s’il étaitattristé d’avoir à lui dire ces choses. Enfin, elle eut un faiblesourire, elle détourna la tête.

– Alors, maître, tu veux que je te quitte ?

Il ne répondit pas directement.

– Ma chérie, je t’assure que ça devient ridicule. Ramondaurait le droit de se fâcher.

Elle était allée ranger des papiers sur son pupitre. Puis, aprèsun silence :

– C’est drôle, te voilà avec grand-mère et Martine àprésent. Elles me persécutent pour que j’en finisse… Je croyaisavoir encore quelques jours. Mais, vraiment si vous me poussez tousles trois…

Et elle n’acheva point, lui-même ne la força pas à s’expliquerplus nettement.

– Alors, demanda-t-il, quand veux-tu que je dise à Ramondde venir ?

– Mais il peut venir quand il voudra, jamais ses visites nem’ont contrariée… Ne t’en inquiète pas, je le ferai avertir quenous l’attendons, une de ces après-midi.

Le surlendemain, la scène recommença. Clotilde n’avait rienfait, et Pascal, cette fois, se montra violent. Il souffrait trop,il avait des crises de détresse, dès qu’elle n’était plus là, pourle calmer par sa fraîcheur souriante. Et il exigea, avec des motsrudes, qu’elle se conduisit en fille sérieuse, qu’elle ne s’amusâtpas davantage d’un homme honorable et qui l’aimait.

– Que diable ! puisque la chose doit se faire,finissons-en ! Je te préviens que je vais envoyer un mot àRamond et qu’il sera ici demain, à trois heures.

Elle l’avait écouté, les yeux à terre, muette. Ni l’un nil’autre ne semblaient vouloir aborder la question de savoir si lemariage était bien résolu ; et ils partaient de cette idéequ’il y avait là une décision antérieure, absolument prise. Quandil lui vit relever la tête, il trembla, car il avait senti passerun souffle, il la crut sur le point de dire qu’elle s’étaitinterrogée et qu’elle se refusait à ce mariage. Que serait-ildevenu, qu’aurait-il fait, mon Dieu ! Déjà, il était envahid’une immense joie et d’une épouvante folle. Mais elle leregardait, avec ce sourire discret et attendri qui ne quittait plusses lèvres, et elle répondit d’un air d’obéissance :

– Comme il te plaira, maître. Fais-lui dire d’être icidemain, à trois heures.

La nuit fut si abominable pour Pascal, qu’il se leva tard, enprétextant que ses migraines l’avaient repris. Il n’éprouvait desoulagement que sous l’eau glacée de la douche. Puis, vers dixheures, il sortit, il parla d’aller lui-même chez Ramond. Maiscette sortie avait un autre but : il connaissait, chez unerevendeuse de Plassans, tout un corsage en vieux point d’Alençon,une merveille qui dormait là, dans l’attente d’une folie généreused’amant ; et l’idée lui était venue, au milieu de ses torturesde la nuit, d’en faire cadeau à Clotilde, qui en garnirait sa robede noces. Cette idée amère de la parer lui-même, de la faire trèsbelle et toute blanche pour le don de son corps, attendrissait soncœur, épuisé de sacrifice. Elle connaissait le corsage, ellel’avait admiré un jour avec lui, émerveillée, ne le souhaitant quepour le mettre, à Saint-Saturnin, sur les épaules de la Vierge, uneantique Vierge de bois, adorée des fidèles. La revendeuse le luilivra dans un petit carton, qu’il put dissimuler et qu’il cacha, enrentrant, au fond de son secrétaire.

À trois heures, le docteur Ramond, s’étant présenté, trouva dansla salle Pascal et Clotilde, qui l’avaient attendu, fiévreux ettrop gais, en évitant d’ailleurs de reparler entre eux de savisite. Il y eut des rires, tout un accueil d’une cordialitéexagérée.

– Mais vous voilà complètement remis, maître ! dit lejeune homme. Jamais vous n’avez eu l’air si solide.

Pascal hocha la tête.

– Oh ! oh ! solide, peut-être ! seulement,le cœur n’y est plus.

Cet aveu involontaire arracha un mouvement à Clotilde, qui lesregarda, comme si, par la force même des circonstances, elle leseût comparés l’un à l’autre. Ramond avait sa tête souriante etsuperbe de beau médecin adoré des femmes, sa barbe et ses cheveuxnoirs, puissamment plantés, tout l’éclat de sa virile jeunesse. EtPascal, lui, sous ses cheveux blancs, avec sa barbe blanche, cettetoison de neige, si touffue encore, gardait la beauté tragique dessix mois de tortures qu’il venait de traverser. Sa face douloureuseavait un peu vieilli, il ne conservait que ses grands yeux restésenfants, des yeux bruns, vifs et limpides. Mais, à ce moment,chacun de ses traits exprimait une telle douceur, une bonté siexaltée, que Clotilde finit par arrêter son regard sur lui, avecune profonde tendresse. Il y eut un silence, un petit frisson quipassa dans les cœurs.

– Eh bien ! mes enfants, reprit héroïquement Pascal,je crois que vous avez à causer ensemble… Moi, j’ai quelque chose àfaire en bas, je remonterai tout à l’heure.

Et il s’en alla, en leur souriant.

Dès qu’ils furent seuls, Clotilde, très franche, s’approcha deRamond, les deux mains tendues. Elle lui prit les siennes, lesgarda, tout en parlant.

– Écoutez, mon ami, je vais vous faire un gros chagrin… Ilne faudra pas trop m’en vouloir, car je vous jure que j’ai pourvous une très profonde amitié.

Tout de suite, il avait compris, il était devenu pâle.

– Clotilde, je vous en prie, ne me donnez pas de réponse,prenez du temps, si vous voulez réfléchir encore.

– C’est inutile, mon ami, je suis décidée.

Elle le regardait de son beau regard loyal, elle n’avait paslâché ses mains, pour qu’il sentit bien qu’elle était sans fièvreet affectueuse. Et ce fut lui qui reprit, d’une voixbasse :

– Alors, vous dites non ?

– Je dis non, et je vous assure que j’en suis très peinée.Ne me demandez rien, vous saurez plus tard.

Il s’était assis, brisé par l’émotion qu’il contenait, en hommesolide et pondéré, dont les plus grosses souffrances ne devaientpas rompre l’équilibre. Jamais un chagrin ne l’avait bouleverséainsi. Il restait sans voix, tandis que, debout, ellecontinuait :

– Et surtout, mon ami, ne croyez pas que j’aie fait lacoquette avec vous… Si je vous ai laissé de l’espérance, si je vousai fait attendre ma réponse, c’est que, réellement, je ne voyaispas clair en moi-même… Vous ne pouvez vous imaginer par quellecrise je viens de passer, une véritable tempête, en pleinesténèbres, où j’achève de me retrouver à peine.

Enfin, il parla.

– Puisque vous le désirez, je ne vous demande rien… Ilsuffit, d’ailleurs, que vous répondiez à une seule question. Vousne m’aimez pas, Clotilde ?

Elle n’hésita point, elle dit gravement, avec une sympathie émuequi adoucissait la franchise de sa réponse :

– C’est vrai, je ne vous aime pas, je n’ai pour vous qu’unetrès sincère affection.

Il s’était relevé, il arrêta d’un geste les bonnes parolesqu’elle cherchait encore.

– C’est fini, nous n’en parlerons plus jamais. Je vousdésirais heureuse. Ne vous inquiétez pas de moi. En ce moment, jesuis comme un homme qui vient de recevoir sa maison sur la tête.Mais il faudra bien que je m’en tire.

Un flot de sang envahissait sa face pâle, il étouffait, il allavers la fenêtre, puis revint, les pieds lourds, en cherchant àreprendre son aplomb. Largement, il respira. Dans le silencepénible, on entendit alors Pascal, qui montait avec bruitl’escalier, pour annoncer son retour.

– Je vous en prie, murmura rapidement Clotilde, ne disonsrien à maître. Il ne connaît pas ma décision, je veux la luiapprendre moi-même, avec ménagement, car il tenait à cemariage.

Pascal s’arrêta sur le seuil. Il était chancelant, essoufflé,comme s’il avait monté trop vite. Il eut encore la force de leursourire.

– Eh bien ! les enfants, vous vous êtes misd’accord ?

– Mais, sans doute, répondit Ramond, tout aussi frissonnantque lui.

– Alors, voilà qui est entendu ?

– Complètement, dit à son tour Clotilde, qu’une défaillanceavait prise.

Et Pascal vint, en s’appuyant aux meubles, se laisser tomber surson fauteuil, devant sa table de travail.

– Ah ! ah ! vous voyez, les jambes ne sonttoujours pas fameuses. C’est cette vieille carcasse de corps…N’importe ! je suis très heureux, très heureux, mes enfants,votre bonheur va me remettre.

Puis, après quelques minutes de conversation, lorsque Ramonds’en fut allé, il parut repris de trouble, en se retrouvant seulavec la jeune fille.

– C’est fini, bien fini, tu me le jures ?

– Absolument fini.

Dès lors, il ne parla plus, il hocha la tête, ayant l’air derépéter qu’il était ravi, que c’était parfait, qu’on allait enfinvivre tous tranquillement. Ses yeux s’étaient fermés, il feignit des’endormir. Mais sa poitrine battait à se rompre, ses paupièresobstinément closes retenaient des larmes.

Ce soir-là, vers dix heures, Clotilde étant descendue donner unordre à Martine, Pascal profita de l’occasion, pour aller poser,sur le lit de la jeune fille, le petit carton qui contenait lecorsage de dentelle. Elle remonta, lui souhaita la bonne nuitaccoutumée ; et il y avait vingt minutes que lui-même étaitrentré dans sa chambre, déjà en bras de chemise, lorsque toute unegaieté sonore éclata à sa porte. Un petit poing tapait, une voixfraîche criait, avec des rires :

– Viens donc, viens donc voir !

Il ouvrit irrésistiblement à cet appel de jeunesse, gagné parcette joie.

– Oh ! viens donc, viens donc voir ce qu’un bel oiseaubleu a posé sur mon lit !

Et elle l’emmena dans sa chambre, sans qu’il pût refuser. Elle yavait allumé les deux flambeaux : toute la vieille chambresouriante, avec ses tentures d’un rose fané si tendre, semblaittransformée en chapelle ; et, sur le lit, tel qu’un lingesacré, offert à l’adoration des croyants, elle avait étalé lecorsage en ancien point d’Alençon.

– Non, tu ne te doutes pas !… Imagine-toi que je n’aipas vu le carton d’abord. J’ai fait mon petit ménage de tous lessoirs, je me suis déshabillée, et c’est lorsque je suis venue pourme mettre au lit, que j’ai aperçu ton cadeau… Ah ! quel coup,mon cœur en a chaviré ! J’ai bien senti que jamais je nepourrais attendre le lendemain, et j’ai remis un jupon, et j’aicouru te chercher…

Alors, seulement, il remarqua qu’elle était à demi nue, comme lesoir d’orage où il l’avait surprise en train de voler les dossiers.Et elle apparaissait divine, dans l’allongement fin de son corps devierge, avec ses jambes fuselées, ses bras souples, son torsemince, à la gorge menue et dure.

Elle lui avait pris les mains, elle les serrait dans ses mains,à elle, de petites mains de caresse, enveloppantes.

– Que tu es bon et que je te remercie ! Une tellemerveille, un si beau cadeau, à moi qui ne suis personne !… Ettu t’es souvenu : je l’avais admirée, cette vieille reliqued’art, je t’avais dit que la Vierge de Saint-Saturnin seule étaitdigne de l’avoir aux épaules… Je suis contente, oh !contente ! Car, c’est vrai, je suis coquette, d’unecoquetterie, vois-tu, qui voudrait parfois des choses folles, desrobes tissées avec des rayons, des voiles impalpables, faits avecle bleu du ciel… Comme je vais être belle ! comme je vais êtrebelle !

Radieuse, dans sa reconnaissance exaltée, elle se serrait contrelui, en regardant toujours le corsage, en le forçant às’émerveiller avec elle. Puis, une soudaine curiosité lui vint.

– Mais, dis ? à propos de quoi m’as-tu fait ce royalcadeau ?

Depuis qu’elle était accourue le chercher, d’un tel élan degaieté sonore, Pascal marchait dans un rêve. Il se sentait touchéaux larmes par cette gratitude si tendre, il restait là, sans laterreur qu’il y redoutait, apaisé au contraire, ravi, comme àl’approche d’un grand bonheur miraculeux. Cette chambre, où iln’entrait jamais, avait la douceur des lieux sacrés, qui contententles soifs inassouvies de l’impossible.

Son visage, pourtant, exprima une surprise. Et ilrépondit :

– Ce cadeau, ma chérie, mais c’est pour ta robe denoces.

À son tour, elle demeura un instant étonnée, n’ayant pas l’airde comprendre. Puis, avec le sourire doux et singulier qu’elleavait depuis quelques jours, elle s’égaya de nouveau.

– Ah ! c’est vrai, mon mariage !

Elle redevint sérieuse, elle demanda :

– Alors, tu te débarrasses de moi, c’était pour ne plusm’avoir ici que tu tenais tant à me marier… Me crois-tu donctoujours ton ennemie ?

Il sentit la torture revenir, il ne la regarda plus, voulantêtre héroïque.

– Mon ennemie, sans doute, ne l’es-tu pas ? Nous avonstant souffert l’un par l’autre, ces mois derniers ! Il vautmieux que nous nous séparions… Et puis, j’ignore ce que tu penses,tu ne m’as jamais donné la réponse que j’attendais.

Vainement, elle cherchait son regard. Elle se mit à parler decette nuit terrible, où ils avaient parcouru les dossiers ensemble.C’était vrai, dans l’ébranlement de tout son être, elle ne luiavait pas dit encore si elle était avec lui ou contre lui. Il avaitraison d’exiger une réponse.

Elle lui reprit les mains, elle le força à la regarder.

– Et c’est parce que je suis ton ennemie que tu merenvoies ?… Écoute donc ! Je ne suis pas ton ennemie, jesuis ta servante, ton œuvre et ton bien… Entends-tu ? je suisavec toi et pour toi, pour toi seul !

Il rayonnait, une joie immense s’allumait au fond de sesyeux.

– Je les mettrai, ces dentelles, oui ! Elles servirontà ma nuit de noces, car je désire être belle, très belle, pour toi…Mais tu n’as donc pas compris ! Tu es mon maître, c’est toique j’aime…

D’un geste éperdu, il essaya inutilement de lui fermer labouche. Dans un cri, elle acheva.

– Et c’est toi que je veux !

– Non, non ! tais-toi, tu me rends fou !… Tu esfiancée à un autre, tu as engagé ta parole, toute cette folie estheureusement impossible.

– L’autre, je l’ai comparé à toi, et je t’ai choisi… Jel’ai congédié, il est parti, il ne reviendra jamais plus… Il n’y aque nous deux, et c’est toi que j’aime, et tu m’aimes, je le saisbien, et je me donne…

Un frisson le secouait, il ne luttait déjà plus, emporté dansl’éternel désir, à étreindre, à respirer en elle toute ladélicatesse et tout le parfum de la femme en fleur.

– Prends-moi donc, puisque je me donne !

Ce ne fut pas une chute, la vie glorieuse les soulevait, ilss’appartinrent au milieu d’une allégresse. La grande chambrecomplice, avec son antique mobilier, s’en trouva comme emplie delumière. Et il n’y avait plus ni peur, ni souffrances, niscrupules : ils étaient libres, elle se donnait, en lesachant, en le voulant, et il acceptait le don souverain de soncorps, ainsi qu’un bien inestimable que la force de son amour avaitgagné. Le lieu, le temps, les âges avaient disparu. Il ne restaitque l’immortelle nature, la passion qui possède et qui crée, lebonheur qui veut être. Elle, éblouie et délicieuse, n’eut que ledoux cri de sa virginité perdue ; et lui, dans un sanglot deravissement, l’étreignait toute, la remerciait, sans qu’elle pûtcomprendre, d’avoir refait de lui un homme.

Pascal et Clotilde restèrent au bras l’un de l’autre, noyésd’une extase, divinement joyeux et triomphants. L’air de la nuitétait suave, le silence avait un calme attendri. Des heures, desheures coulèrent, dans cette félicité à goûter leur joie. Tout desuite, elle avait murmuré à son oreille, d’une voix de caresse, desparoles lentes, infinies :

– Maître, oh ! maître, maître…

Et ce mot, qu’elle disait d’habitude, autrefois, prenait à cetteheure une signification profonde, s’élargissait et se prolongeait,comme s’il eût exprimé tout le don de son être. Elle le répétaitavec une ferveur reconnaissante, en femme qui comprenait et qui sesoumettait. N’était-ce pas la mystique vaincue, la réalitéconsentie, la vie glorifiée, avec l’amour enfin connu etsatisfait ?

– Maître, maître, cela vient de loin, il faut que je tedise et me confesse… C’est vrai que j’allais à l’église pour êtreheureuse. Le malheur était que je ne pouvais pas croire : jevoulais trop comprendre, leurs dogmes révoltaient ma raison, leurparadis me semblait une puérilité invraisemblable… Cependant, jecroyais que le monde ne s’arrête pas à la sensation, qu’il y a toutun monde inconnu dont il faut tenir compte ; et cela, maître,je le crois encore, c’est l’idée de l’au-delà, que le bonheur même,enfin trouvé à ton cou, n’effacera pas… Mais ce besoin du bonheur,ce besoin d’être heureuse tout de suite, d’avoir une certitude,comme j’en ai souffert ! Si j’allais à l’église, c’était qu’ilme manquait quelque chose et que je le cherchais. Mon angoisseétait faite de cette irrésistible envie de combler mon désir… Tu tesouviens de ce que tu appelais mon éternelle soif d’illusion et demensonge. Une nuit, sur l’aire, par un grand ciel étoilé, tu tesouviens ? J’avais l’horreur de ta science, je m’irritaiscontre les ruines dont elle sème le sol, je détournais les yeux desplaies effroyables qu’elle découvre. Et je voulais, maître,t’emmener dans une solitude, tous les deux ignorés, loin du monde,pour vivre en Dieu… Ah ! quel tourment, d’avoir soif, et de sedébattre, et de n’être point contentée !

Doucement, sans une parole, il la baisa sur les deux yeux.

– Puis, maître, tu te souviens encore, continua-t-elle desa voix légère comme un souffle, ce fut le grand choc moral, par lanuit d’orage, lorsque tu me donnas cette terrible leçon de vie, envidant tes dossiers devant moi. Tu me l’avais dit déjà :« Connais la vie, aime-la, vis-la telle qu’elle doit êtrevécue. » Mais quel effroyable et vaste fleuve, roulant tout àune mer humaine, qu’il grossit sans cesse pour l’avenirinconnu !… Et, vois-tu, maître, le sourd travail, en moi, estparti de là. C’est de là qu’est née, en mon cœur et en ma chair, laforce amère de la réalité. D’abord, je suis restée comme anéantie,tant le coup était rude. Je ne me retrouvais pas, je gardais lesilence, parce que je n’avais rien de net à dire. Ensuite, peu àpeu, l’évolution s’est produite, j’ai eu des révoltes dernières,pour ne pas avouer ma défaite… Cependant, chaque jour davantage, lavérité se faisait en moi, je sentais bien que tu étais mon maître,qu’il n’y avait pas de bonheur en dehors de toi, de ta science etde ta bonté. Tu étais la vie elle-même, tolérante et large, disanttout, acceptant tout, dans l’unique amour de la santé et del’effort, croyant à l’œuvre du monde, mettant le sens de ladestinée dans ce labeur que nous accomplissons tous avec passion,en nous acharnant à vivre, à aimer, à refaire de la vie, et de lavie encore, malgré nos abominations et nos misères… Oh !vivre, vivre, c’est la grande besogne, c’est l’œuvre continuée,achevée sans doute un soir !

Silencieux, il souriait, il la baisa sur la bouche.

– Et, maître, si je t’ai toujours aimé, du plus loin de majeunesse, c’est, je crois bien, la nuit terrible, que tu m’asmarquée et faite tienne… Tu te rappelles de quelle étreinteviolente tu m’avais étouffée. Il m’en restait une meurtrissure, desgouttes de sang à l’épaule. J’étais à demi nue, ton corps étaitcomme entré dans le mien. Nous nous sommes battus, tu as été leplus fort, j’en ai conservé le besoin d’un soutien. D’abord, je mesuis crue humiliée ; puis, j’ai vu que ce n’était qu’unesoumission infiniment douce… Toujours je te sentais en moi. Tongeste, à distance, me faisait tressaillir, car il me semblait qu’ilm’avait effleurée. J’aurais voulu que ton étreinte me reprît,m’écrasât jusqu’à me fondre en toi, à jamais. Et j’étais avertie,je devinais, que ton désir était le même, que la violence quim’avait faite tienne t’avait fait mien, que tu luttais pour ne pasme saisir, au passage, et me garder… Déjà, en te soignant, quand tuas été malade, je me suis contentée un peu. C’est à partir de cemoment que j’ai compris. Je ne suis plus allée à l’église, jecommençais à être heureuse près de toi, tu devenais la certitude…Rappelle-toi, je t’avais crié, sur l’aire, qu’il manquait quelquechose, dans notre tendresse. Elle était vide, et j’avais le besoinde l’emplir. Que pouvait-il nous manquer, si ce n’était Dieu, laraison d’être du monde ? Et c’était la divinité en effet,l’entière possession, l’acte d’amour et de vie.

Elle n’avait plus que des balbutiements, il riait de leurvictoire ; et ils se reprirent. La nuit entière fut unebéatitude, dans la chambre heureuse, embaumée de jeunesse et depassion. Quand le petit jour parut, ils ouvrirent toutes grandesles fenêtres pour que le printemps entrât. Le soleil fécondantd’avril se levait dans un ciel immense, d’une pureté sans tache, etla terre, soulevée par le frisson des germes, chantait gaiement lesnoces.

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