Le Docteur Pascal

Chapitre 4

 

Huit jours plus tard, la maison était retombée au malaise.Pascal et Clotilde, de nouveau, restaient des après-midi entières àse bouder ; et il y avait des sautes continuelles d’humeurs.Martine elle-même vivait irritée. Le ménage à trois devenait unenfer.

Puis, brusquement, tout s’aggrava encore. Un capucin de grandesainteté, comme il en passe souvent dans les villes du Midi, étaitvenu à Plassans faire une retraite. La chaire de Saint-Saturninretentissait des éclats de sa voix. C’était une sorte d’apôtre, uneéloquence populaire et enflammée, une parole fleurie, abondante enimages. Et il prêchait sur le néant de la science moderne, dans uneenvolée mystique extraordinaire, niant la réalité de ce monde,ouvrant l’inconnu, le mystère de l’au-delà. Toutes les dévotes dela ville en étaient bouleversées.

Dès le premier soir, comme Clotilde, accompagnée de Martine,avait assisté au sermon, Pascal s’aperçut de la fièvre qu’ellerapportait. Les jours suivants, elle se passionna, revint plustard, après être restée une heure en prière, dans le coin noird’une chapelle. Elle ne sortait plus de l’église, rentrait brisée,avec des yeux luisants de voyante ; et les paroles ardentes ducapucin la hantaient. De la colère et du mépris semblaient lui êtrevenus pour les gens et les choses.

Pascal, inquiet, voulut avoir une explication avec Martine. Ildescendit, un matin, de bonne heure, comme elle balayait la salle àmanger.

– Vous savez que je vous laisse libres, Clotilde et vous,d’aller à l’église, si cela vous plaît. Je n’entends peser sur laconscience de personne… Mais je ne veux pas que vous me la rendiezmalade.

La servante, sans arrêter son balai, réponditsourdement :

– Les gens malades sont peut-être bien ceux qui ne croientpas l’être.

Elle avait dit cela d’un tel air de conviction, qu’il se mit àsourire.

– Oui, c’est moi qui suis l’esprit infirme, dont vousimplorez la conversion, tandis que vous autres possédez la bonnesanté et l’entière sagesse… Martine, si vous continuez à metorturer et à vous torturer vous-même, je me fâcherai.

Il avait parlé d’une voix si désespérée et si rude, que laservante s’arrêta du coup, le regarda en face. Une tendresseinfinie, une désolation intense passèrent sur son visage usé devieille fille, cloîtrée dans son service. Et des larmes emplirentses yeux, elle se sauva en bégayant :

– Ah ! Monsieur, vous ne nous aimez pas !

Alors, Pascal resta désarmé, envahi d’une tristesse croissante.Son remords augmentait de s’être montré tolérant, de n’avoir pasdirigé en maître absolu l’éducation et l’instruction de Clotilde.Dans sa croyance que les arbres poussaient droit, quand on ne lesgênait point, il lui avait permis de grandir à sa guise, après luiavoir appris simplement à lire et à écrire. C’était sans plan conçuà l’avance, uniquement par le train coutumier de leur vie, qu’elleavait à peu près tout lu et qu’elle s’était passionnée pour lessciences naturelles, en l’aidant à faire des recherches, à corrigerses épreuves, à recopier et à classer ses manuscrits. Comme ilregrettait aujourd’hui son désintéressement ! Quelle fortedirection il aurait donnée à ce clair esprit, si avide de savoir,au lieu de le laisser s’écarter et se perdre, dans ce besoin del’au-delà, que favorisaient la grand-mère Félicité et la bonneMartine ! Tandis que lui s’en tenait au fait, s’efforçait dene jamais aller plus loin que le phénomène, et qu’il y réussissaitpar sa discipline de savant, sans cesse il l’avait vue sepréoccuper de l’inconnu, du mystère. C’était, chez elle, uneobsession, une curiosité d’instinct qui arrivait à la torture,lorsqu’elle n’était pas satisfaite. Il y avait là un besoin querien ne rassasiait, un appel irrésistible vers l’inaccessible,l’inconnaissable. Déjà, quand elle était petite, et plus tardsurtout, jeune fille, elle allait tout de suite au pourquoi et aucomment, elle exigeait les raisons dernières. S’il lui montrait unefleur, elle lui demandait pourquoi cette fleur ferait une graine,pourquoi cette graine germerait. Puis, c’était le mystère de laconception, des sexes, de la naissance et de la mort, et les forcesignorées, et Dieu, et tout. En quatre questions, elle l’acculaitchaque fois à son ignorance fatale ; et, quand il ne savaitplus que répondre, qu’il se débarrassait d’elle, avec un geste defureur comique, elle avait un beau rire de triomphe, elleretournait éperdue dans ses rêves, dans la vision illimitée de toutce qu’on ne connaît pas et de tout ce qu’on peut croire. Souvent,elle le stupéfiait par ses explications. Son esprit, nourri descience, partait des vérités prouvées, mais d’un tel bond, qu’ellesautait du coup en plein ciel des légendes. Des médiateurspassaient, des anges, des saints, des souffles surnaturels,modifiant la matière, lui donnant la vie ; ou bien encore cen’était qu’une même force, l’âme du monde, travaillant à fondre leschoses et les êtres en un final baiser d’amour, dans cinquantesiècles. Elle en avait fait le compte, disait-elle.

Jamais, du reste, Pascal ne l’avait vue si troublée. Depuis unesemaine qu’elle suivait la retraite du capucin, à la cathédrale,elle vivait impatiemment les jours dans l’attente du sermon dusoir ; et elle s’y rendait avec le recueillement exalté d’unefille qui va à son premier rendez-vous d’amour. Puis, le lendemain,tout en elle disait son détachement de la vie extérieure, de sonexistence accoutumée, comme si le monde visible, les actesnécessaires de chaque minute ne fussent que leurre et que sottise.Aussi avait-elle à peu près abandonné ses occupations, cédant à unesorte de paresse invincible, restant des heures les mains tombéessur les genoux, les yeux vides et perdus, au lointain de quelquerêve. Maintenant, elle si active, si matinière, se levait tard, neparaissait guère que pour le second déjeuner ; et ce ne devaitpas être à sa toilette qu’elle passait ces longues heures, car elleperdait de sa coquetterie de femme, à peine peignée, vêtue à ladiable d’une robe boutonnée de travers, mais adorable quand même,grâce à sa triomphante jeunesse. Ces promenades du matin qu’elleaimait tant, au travers de la Souleiade, ces courses du haut en basdes terrasses, plantées d’oliviers et d’amandiers, ces visites à lapinède, embaumée d’une odeur de résine, ces longues stations surl’aire ardente, où elle prenait des bains de soleil, elle ne lesfaisait plus, elle préférait rester, les volets clos, enfermée danssa chambre, au fond de laquelle on ne l’entendait pas remuer. Puis,l’après-midi, dans la salle, c’était une oisiveté languissante, undésœuvrement traîné de chaise en chaise, une fatigue, uneirritation contre tout ce qui l’avait intéressée jusque-là.

Pascal dut renoncer à se faire aider par elle. Une note, qu’illui avait donnée à mettre au net, resta trois jours sur sonpupitre. Elle ne classait plus rien, ne se serait pas baissée pourramasser un manuscrit par terre. Surtout, elle avait abandonné lespastels, les dessins de fleurs très exacts qui devaient servir deplanches à un ouvrage sur les fécondations artificielles. Degrandes mauves rouges, d’une coloration nouvelle et singulière,s’étaient fanées dans leur vase, sans qu’elle eût fini de lescopier. Et, pendant une après-midi entière, elle se passionnaencore sur un dessin fou, des fleurs de rêve, une extraordinairefloraison épanouie au soleil du miracle, tout un jaillissement derayons d’or en forme d’épis, au milieu de larges corolles depourpre, pareilles à des cœurs ouverts, d’où montaient, en guise depistils, des fusées d’astres, des milliards de mondes coulant auciel ainsi qu’une voie lactée.

– Ah ! ma pauvre fille, lui dit ce jour-là le docteur,peut-on perdre son temps à de telles imaginations ! Moi quiattends la copie de ces mauves que tu as laissées mourir !… Ettu te rendras malade. Il n’y a ni santé, ni même beauté possible,en dehors de la réalité.

Souvent, elle ne répondait plus, enfermée dans une convictionfarouche, ne voulant point discuter. Mais il venait de la toucherau vif de ses croyances.

– Il n’y a pas de réalité, déclara-t-elle nettement.

Lui, amusé par cette carrure philosophique chez cette grandeenfant, se mit à rire.

– Oui, je sais… Nos sens sont faillibles, nous neconnaissons le monde que par nos sens, donc il se peut que le monden’existe pas… Alors, ouvrons la porte à la folie, acceptons commepossibles les chimères les plus saugrenues, partons pour lecauchemar, en dehors des lois et des faits… Mais ne vois-tu doncpas qu’il n’est plus de règle, si tu supprimes la nature, et que leseul intérêt à vivre est de croire à la vie, de l’aimer et demettre toutes les forces de son intelligence à la mieuxconnaître.

Elle eut un geste d’insouciance et de bravade à la fois ;et la conversation tomba. Maintenant, elle sabrait le pastel àlarges coups de crayon bleu, elle en détachait le flamboiement surune limpide nuit d’été.

Mais, deux jours plus tard, à la suite d’une nouvellediscussion, les choses se gâtèrent encore. Le soir, au sortir detable, Pascal était remonté travailler dans la salle, pendantqu’elle restait dehors, assise sur la terrasse. Des heuress’écoulèrent, il fut tout surpris et inquiet, lorsque sonna minuit,de ne pas l’avoir entendue rentrer dans sa chambre. Elle devaitpasser par la salle, il était bien certain qu’elle ne l’avait pointtraversée, derrière son dos. En bas, quand il fut descendu, ilconstata que Martine dormait. La porte du vestibule n’était pasfermée à clef, Clotilde s’était sûrement oubliée dehors. Cela luiarrivait parfois, pendant les nuits chaudes ; mais jamais ellene s’attardait à ce point.

L’inquiétude du docteur augmenta, lorsque, sur la terrasse, ilaperçut, vide, la chaise où la jeune fille avait dû rester assiselongtemps. Il espérait l’y trouver endormie. Puisqu’elle n’y étaitplus, pourquoi n’était-elle pas rentrée ? où pouvait-elle s’enêtre allée, à une pareille heure ? La nuit était admirable,une nuit de septembre, brûlante encore, avec un ciel immense,criblé d’étoiles, dans son infini de velours sombre ; et, aufond de ce ciel sans lune, les étoiles luisaient si vives et silarges, qu’elles éclairaient la terre. D’abord, il se pencha sur labalustrade de la terrasse, examina les pentes, les gradins depierres sèches, qui descendaient jusqu’à la voie du chemin defer ; mais rien ne remuait, il ne voyait que les têtes rondeset immobiles des petits oliviers. L’idée alors lui vint qu’elleétait sans doute sous les platanes, près de la fontaine, dans leperpétuel frisson de cette eau murmurante. Il y courut, ils’enfonça en pleine obscurité, une nappe si épaisse, qui lui-même,qui connaissait chaque tronc d’arbre, devait marcher les mains enavant, pour ne point se heurter. Puis, ce fut au travers de lapinède qu’il battit ainsi l’ombre, tâtonnant, sans rencontrerpersonne. Et il finit par appeler, d’une voix qu’ilassourdissait.

– Clotilde ! Clotilde !

La nuit restait profonde et muette. Il haussa peu à peu lavoix.

– Clotilde ! Clotilde !

Pas une âme, pas un souffle. Les échos semblaient ensommeillés,son cri s’étouffait dans le lac infiniment doux des ténèbresbleues. Et il cria de toute sa force, il revint sous les platanes,il retourna dans la pinède, s’affolant, visitant la propriétéentière. Brusquement, il se trouva sur l’aire.

À cette heure, l’aire immense, la vaste rotonde pavée, dormaitelle aussi. Depuis les longues années qu’on n’y vannait plus degrain, une herbe y poussait, tout de suite brûlée par le soleil,dorée et comme rasée, pareille à la haute laine d’un tapis. Et,entre les touffes de cette molle végétation, les cailloux ronds nerefroidissaient jamais, fumant dès le crépuscule, exhalant dans lanuit la chaleur amassée de tant de midis accablants.

L’aire s’arrondissait, nue, déserte, au milieu de ce frisson,sous le calme du ciel, et Pascal la traversait pour courir auverger, lorsqu’il manqua culbuter contre un corps, longuementétendu, qu’il n’avait pu voir. Il eut une exclamation effarée.

– Comment, tu es là ?

Clotilde ne daigna même pas répondre. Elle était couchée sur ledos, les mains ramenées et serrées sous la nuque, la face vers leciel ; et, dans son pâle visage, on ne voyait que ses grandsyeux luire.

– Moi qui m’inquiète et qui t’appelle depuis un quartd’heure !… Tu m’entendais bien crier ?

Elle finit par desserrer les lèvres.

– Oui.

– Alors, c’est stupide ! Pourquoi ne répondais-tupas ?

Mais elle était retombée dans son silence, elle refusait des’expliquer, le front têtu, les regards envolés là-haut.

– Allons, viens te coucher, méchante enfant ! Tu mediras cela demain.

Elle ne bougeait toujours point, il la supplia de rentrer à dixreprises, sans qu’elle fit un mouvement. Lui-même avait fini pars’asseoir près d’elle, dans l’herbe rase, et il sentait sous lui latiédeur du pavé.

– Enfin, tu ne peux coucher dehors… Réponds-moi au moins.Qu’est-ce que tu fais là ?

– Je regarde.

Et, de ses grands yeux immobiles, élargis et fixes, ses regardssemblaient monter plus haut, parmi les étoiles. Elle était toutedans l’infini pur de ce ciel d’été, au milieu des astres.

– Ah ! maître, reprit-elle, d’une voix lente et égale,ininterrompue, comme cela est étroit et borné, tout ce que tu sais,à côté de ce qu’il y a sûrement là-haut… Oui, si je ne t’ai pasrépondu, c’était que je pensais à toi et que j’avais une grossepeine… Il ne faut pas me croire méchante.

Un tel frisson de tendresse avait passé dans sa voix, qu’il enfut profondément ému. Il s’allongea à son côté, également sur ledos. Leurs coudes se touchaient. Ils causèrent.

– Je crains bien, chérie, que tes chagrins ne soient pasraisonnables… Tu penses à moi et tu as de la peine. Pourquoidonc ?

– Oh ! pour des choses que j’aurais de la peine àt’expliquer. Je ne suis pas une savante. Cependant, tu m’as apprisbeaucoup, et j’ai moi-même appris davantage, en vivant avec toi.D’ailleurs, ce sont des choses que je sens… Peut-être quej’essayerai de te le dire, puisque nous sommes là, si seuls, etqu’il fait si beau !

Son cœur plein débordait, après des heures de réflexion, dans lapaix confidentielle de l’admirable nuit. Lui, ne parla pas, ayantpeur de l’inquiéter.

– Quand j’étais petite et que je t’entendais parler de lascience, il me semblait que tu parlais du bon Dieu, tellement tubrûlais d’espérance et de foi. Rien ne te paraissait plusimpossible. Avec la science, on allait pénétrer le secret du mondeet réaliser le parfait bonheur de l’humanité… Selon toi, c’était àpas de géant qu’on marchait. Chaque jour amenait sa découverte, sacertitude. Encore dix ans, encore cinquante ans, encore cent anspeut-être, et le ciel serait ouvert, nous verrions face à face lavérité… Eh bien ! les années marchent, et rien ne s’ouvre, etla vérité recule.

– Tu es une impatiente, répondit-il simplement. Si dixsiècles sont nécessaires, il faudra bien les attendre.

– C’est vrai, je ne puis attendre. J’ai besoin de savoir,j’ai besoin d’être heureuse tout de suite. Et tout savoir d’uncoup, et être heureuse absolument, définitivement !… Oh !vois-tu, c’est de cela que je souffre, ne pas monter d’un bond à laconnaissance complète, ne pouvoir me reposer dans la félicitéentière, dégagée de scrupules et de doutes. Est-ce que c’est vivreque d’avancer dans les ténèbres à pas si ralentis, que de nepouvoir goûter une heure de calme, sans trembler à l’idée del’angoisse prochaine ? Non, non ! toute la connaissanceet tout le bonheur en un jour !… La science nous les a promis,et, si elle ne nous les donne pas, elle fait faillite.

Alors, il commença lui-même à se passionner.

– Mais c’est fou, petite fille, ce que tu dis là ! Lascience n’est pas la révélation. Elle marche de son train humain,sa gloire est dans son effort même… Et puis, ce n’est pas vrai, lascience n’a pas promis le bonheur.

Vivement, elle l’interrompit.

– Comment, pas vrai ! Ouvre donc tes livres, là-haut.Tu sais bien que je les ai lus. Ils en débordent, depromesses ! À les lire, il semble qu’on marche à la conquêtede la terre et du ciel. Ils démolissent tout et ils font le sermentde tout remplacer ; et cela par la raison pure, avec soliditéet sagesse… Sans doute, je suis comme les enfants. Quand on m’apromis quelque chose, je veux qu’on me le donne. Mon imaginationtravaille, il faut que l’objet soit très beau, pour me contenter…Mais c’était si simple, de ne rien me promettre ! Et surtout,à cette heure, devant mon désir exaspéré et douloureux, il seraitmal de me dire qu’on ne m’a rien promis.

Il eut un nouveau geste de protestation, dans la grande nuitsereine.

– En tout cas, continua-t-elle, la science a fait tablerase, la terre est nue, le ciel est vide, et qu’est-ce que tu veuxque je devienne, même si tu innocentes la science des espoirs quej’ai conçus ?… Je ne puis pourtant pas vivre sans certitude etsans bonheur. Sur quel terrain solide vais-je bâtir ma maison, dumoment qu’on a démoli le vieux monde et qu’on se presse si peu deconstruire le nouveau ? Toute la cité antique a craqué, danscette catastrophe de l’examen et de l’analyse ; et il n’enreste rien qu’une population affolée battant les ruines, ne sachantsur quelle pierre poser sa tête, campant sous l’orage, exigeant lerefuge solide et définitif, où elle pourra recommencer la vie… Ilne faut donc pas s’étonner de notre découragement ni de notreimpatience. Nous ne pouvons plus attendre. Puisque la science, troplente, fait faillite, nous préférons nous rejeter en arrière,oui ! dans les croyances d’autrefois, qui, pendant dessiècles, ont suffi au bonheur du monde.

– Ah ! c’est bien cela, cria-t-il, nous en sommes bienà ce tournant de la fin du siècle, dans la fatigue, dansl’énervement de l’effroyable masse de connaissances qu’il aremuées… Et c’est l’éternel besoin de mensonge, l’éternel besoind’illusion qui travaille l’humanité et la ramène en arrière, aucharme berceur de l’inconnu… Puisqu’on ne saura jamais tout, à quoibon savoir davantage ? Du moment que la vérité conquise nedonne pas le bonheur immédiat et certain, pourquoi ne pas secontenter de l’ignorance, cette couche obscure où l’humanité adormi pesamment son premier âge ?… Oui ! c’est le retouroffensif du mystère, c’est la réaction à cent ans d’enquêteexpérimentale. Et cela devait être, il faut s’attendre à desdésertions, quand on ne peut contenter tous les besoins à la fois.Mais il n’y a là qu’une halte, la marche en avant continuera, horsde notre vue, dans l’infini de l’espace.

Un instant, ils se turent, sans un mouvement, les regards perdusparmi les milliards de mondes, qui luisaient au ciel sombre. Uneétoile filante traversa d’un trait de flamme la constellation deCassiopée. Et l’univers illuminé, là-haut, tournait lentement surson axe, dans une splendeur sacrée, tandis que, de la terreténébreuse, autour d’eux, ne s’élevait qu’un petit souffle, unehaleine douce et chaude de femme endormie.

– Dis-moi, demanda-t-il de son ton bonhomme, c’est toncapucin qui t’a mis ce soir la tête à l’envers ?

Elle répondit franchement :

– Oui, il dit en chaire des choses qui me bouleversent, ilparle contre tout ce que tu m’as appris, et c’est comme si cettescience que je te dois, changée en poison, me détruisait… MonDieu ! Que vais-je devenir ?

– Ma pauvre enfant !… Mais c’est terrible de tedévorer ainsi ! Et, pourtant, je suis encore assez tranquillesur ton compte, car tu es une équilibrée, toi, tu as une bonnepetite caboche ronde, nette et solide, comme je te l’ai répétésouvent. Tu te calmeras… Mais quel ravage dans les cervelles, sitoi, bien portante, tu es troublée ! N’as-tu donc pas lafoi ?

Elle se taisait, elle soupira, tandis qu’il ajoutait :

– Certes, au simple point de vue du bonheur, la foi est unsolide bâton de voyage, et la marche devient aisée et paisible,quand on a la chance de la posséder.

– Eh ! je ne sais plus ! dit-elle. Il est desjours où je crois, il en est d’autres où je suis avec toi et avectes livres. C’est toi qui m’as bouleversée, c’est par toi que jesouffre. Et toute ma souffrance est là peut-être, dans ma révoltecontre toi que j’aime… Non, non ! ne me dis rien, ne me dispas que je me calmerai. Cela m’irriterait davantage en ce moment…Tu nies le surnaturel. Le mystère, n’est-ce pas ? ce n’est quel’inexpliqué. Même, tu concèdes qu’on ne saura jamais tout ;et, dès lors, l’unique intérêt à vivre est la conquête sans fin surl’inconnu, l’éternel effort pour savoir davantage… Ah ! j’ensais trop déjà pour croire, tu m’as déjà trop conquise, et il y ades heures où il me semble que je vais en mourir.

Il lui avait pris la main, parmi l’herbe tiède, il la serraitviolemment.

– Mais c’est la vie qui te fait peur, petite fille !…Et comme tu as raison de dire que l’unique bonheur est l’effortcontinu ! car, désormais, le repos dans l’ignorance estimpossible. Aucune halte n’est à espérer, aucune tranquillité dansl’aveuglement volontaire. Il faut marcher, marcher quand même, avecla vie qui marche toujours. Tout ce qu’on propose, les retours enarrière, les religions mortes, les religions replâtrées, aménagées,selon les besoins nouveaux, sont un leurre… Connais donc la vie,aime-la, vis-la telle qu’elle doit être vécue : il n’y a pasd’autre sagesse.

D’une secousse irritée, elle avait dégagé sa main. Et sa voixexprima un dégoût frémissant.

– La vie est abominable, comment veux-tu que je la vivepaisible et heureuse ?… C’est une clarté terrible que tascience jette sur le monde, ton analyse descend dans toutes nosplaies humaines, pour en étaler l’horreur. Tu dis tout, tu parlescrûment, tu ne nous laisses que la nausée des êtres et des choses,sans aucune consolation possible.

Il l’interrompit d’un cri de conviction ardente.

– Tout dire, ah ! oui, pour tout connaître et toutguérir !

La colère la soulevait, elle se mit sur son séant.

– Si encore l’égalité et la justice existaient dans tanature. Mais tu le reconnais toi-même, la vie est au plus fort, lefaible périt fatalement, parce qu’il est faible. Il n’y a pas deuxêtre égaux, ni en santé, ni en beauté, ni en intelligence :c’est au petit bonheur de la rencontre, au hasard du choix… Et toutcroule, dès que la grande et sainte justice n’est plus !

– C’est vrai, dit-il à demi-voix, comme à lui-même,l’égalité n’existe pas. Une société qu’on baserait sur elle, nepourrait vivre. Pendant des siècles, on a cru remédier au mal parla charité. Mais le monde a craqué ; et, aujourd’hui, onpropose la justice… La nature est-elle juste ? Je la croisplutôt logique. La logique est peut-être une justice naturelle etsupérieure, allant droit à la somme du travail commun, au grandlabeur final.

– Alors, n’est-ce pas ? cria-t-elle, la justice quiécrase l’individu pour le bonheur de la race, qui détruit l’espèceaffaiblie pour l’engraissement de l’espèce triomphante… Non,non ! c’est le crime ! Il n’y a qu’ordure et que meurtre.Ce soir, à l’église, il avait raison : la terre est gâtée, lascience n’en étale que la pourriture, c’est en haut qu’il faut nousréfugier tous… Oh ! maître, je t’en supplie, laisse-moi mesauver, laisse-moi te sauver toi-même !

Elle venait d’éclater en larmes, et le bruit de ses sanglotsmontait éperdu, dans la pureté de la nuit. Vainement, il essaya del’apaiser, elle dominait sa voix.

– Écoute, maître, tu sais si je t’aime, car tu es tout pourmoi… Et c’est de toi que vient mon tourment, j’ai de la peine à enétouffer, lorsque je songe que nous ne sommes pas d’accord, quenous serions séparés à jamais, si nous mourions tous les deuxdemain… Pourquoi ne veux-tu pas croire ?

Il tâcha encore de la raisonner.

– Voyons, tu es folle, ma chérie…

Mais elle s’était mise à genoux, elle lui avait saisi les mains,elle s’attachait à lui, d’une étreinte enfiévrée. Et elle lesuppliait plus haut, dans une clameur de désespoir telle, que lacampagne noire, au loin, en sanglotait.

– Écoute, il l’a dit à l’église… Il faut changer sa vie etfaire pénitence, il faut tout brûler de ses erreurs passées,oui ! tes livres, tes dossiers, tes manuscrits… Fais cesacrifice, maître, je t’en conjure à genoux. Et tu verras ladélicieuse existence que nous mènerons ensemble.

À la fin, il se révoltait.

– Non ! c’est trop, tais-toi !

– Si, tu m’entendras, maître, tu feras ce que je veux… Jet’assure que je suis horriblement malheureuse, même en t’aimantcomme je t’aime. Il manque quelque chose, dans notre tendresse.Jusqu’ici, elle a été vide et inutile, et j’ai l’irrésistiblebesoin de l’emplir, oh ! de tout ce qu’il y a de divin etd’éternel… Que peut-il nous manquer, si ce n’est Dieu ?Agenouille-toi, prie avec moi !

Il se dégagea, irrité à son tour.

– Tais-toi, tu déraisonnes. Je t’ai laissée libre,laisse-moi libre.

– Maître, maître ! c’est notre bonheur que jeveux !… Je t’emporterai loin, très loin. Nous irons dans unesolitude vivre en Dieu !

– Tais-toi !… Non, jamais !

Alors, ils restèrent un instant face à face, muets et menaçants.La Souleiade, autour d’eux, élargissait son silence nocturne, lesombres légères de ses oliviers, les ténèbres de ses pins et de sesplatanes, où chantait la voix attristée de la source ; et, surleur tête, il semblait que le vaste ciel criblé d’étoiles eût pâlid’un frisson, malgré l’aube encore lointaine.

Clotilde leva le bras, comme pour montrer l’infini de ce cielfrissonnant. Mais, d’un geste prompt, Pascal lui avait repris lamain, la maintenait dans la sienne, vers la terre. Et il n’y eutd’ailleurs plus un mot prononcé, ils étaient hors d’eux, violentset ennemis. C’était la brouille farouche.

Brusquement, elle retira sa main, elle sauta de côté, comme unanimal indomptable et fier qui se cabre ; puis, elle galopa,au travers de la nuit, vers la maison. On entendit, sur lescailloux de l’aire, le claquement de ses petites bottines, quis’assourdit ensuite dans le sable d’une allée. Lui, déjà désolé, larappela d’une voix pressante. Mais elle n’écoutait pas, nerépondait pas, courait toujours. Saisi de crainte, le cœur serré,il s’élança derrière elle, tourna le coin du bouquet des platanes,juste assez tôt pour la voir rentrer en tempête dans le vestibule.Il s’y engouffra derrière elle, franchit l’escalier, se heurtacontre la porte de sa chambre, dont elle poussait violemment lesverrous. Et là, il se calma, s’arrêta d’un rude effort, résistant àl’envie de crier, de l’appeler encore, d’enfoncer cette porte pourla ravoir, la convaincre, la garder toute à lui. Un moment, ilresta immobile, devant le silence de la chambre, d’où pas unsouffle ne sortait. Sans doute, jetée en travers du lit, elleétouffait dans l’oreiller ses cris et ses sanglots. Il se décidaenfin à redescendre fermer la porte du vestibule, remonta doucementécouter s’il ne l’entendait pas se plaindre ; et le journaissait, lorsqu’il se coucha, désespéré, étranglé de larmes.

Dès lors, ce fut la guerre sans merci. Pascal se sentit épié,traqué, menacé. Il n’était plus chez lui, il n’avait plus demaison : L’ennemie était là sans cesse, qui le forçait à toutcraindre, à tout enfermer. Coup sur coup, deux fioles de lasubstance nerveuse qu’il fabriquait, furent ramassées enmorceaux ; et il dut se barricader dans sa chambre, on l’yentendait assourdir le bruit de son pilon, sans qu’il se montrâtmême aux heures des repas. Il n’emmenait plus Clotilde, les joursde visite, parce qu’elle décourageait les malades, par son attituded’incrédulité agressive. Seulement, dès qu’il sortait, il n’avaitqu’une hâte, celle de rentrer vite, car il tremblait de trouver sesserrures forcées, ses tiroirs saccagés, au retour. Il n’utilisaitplus la jeune fille à classer, à recopier ses notes, depuis queplusieurs s’en étaient allées, comme emportées par le vent. Iln’osait même plus l’employer à corriger ses épreuves, ayantconstaté qu’elle avait coupé tout un passage dans un article, dontl’idée blessait sa foi catholique. Et elle restait ainsi oisive,rôdant par les pièces ayant le loisir de vivre à l’affût d’uneoccasion qui lui livrerait la clef de la grande armoire. Ce devaitêtre son rêve, le plan qu’elle roulait, pendant ses longs silences,les yeux luisants, les mains fiévreuses : avoir la clef,ouvrir, tout prendre, tout détruire, dans un autodafé qui seraitagréable à Dieu. Les quelques pages d’un manuscrit, oubliées parlui sur un coin de table, le temps d’aller se laver les mains etpasser sa redingote, avaient disparu, ne laissant, au fond de lacheminée, qu’une pincée de cendre. Un soir qu’il s’était attardéprès d’un malade, comme il revenait au crépuscule, une terreurfolle l’avait pris, dès le faubourg, à la vue d’une grosse fuméenoire qui montait en tourbillons, salissant le ciel pâle.N’était-ce pas la Souleiade entière qui flambait, allumée par lefeu de joie de ses papiers ? Il rentra au pas de course, il nese rassura qu’en apercevant, dans un champ voisin, un feu deracines qui fumait avec lenteur.

Et quelle affreuse souffrance, ce tourment du savant qui se sentmenacé de la sorte dans son intelligence, dans ses travaux !Les découvertes qu’il a faites, les manuscrits qu’il comptelaisser, c’est son orgueil, ce sont des êtres, du sang à lui, desenfants, et en les détruisant, en les brûlant, on brûlerait de sachair. Surtout, dans ce perpétuel guet-apens contre sa pensée, ilétait torturé par l’idée que, cette ennemie qui était chez lui,installée jusqu’au cœur, il ne pouvait l’en chasser, et qu’ill’aimait quand même. Il demeurait désarmé, sans défense possible,ne voulant point agir, n’ayant d’autre ressource que de veilleravec vigilance. De toute part, l’enveloppement se resserrait, ilcroyait sentir les petites mains voleuses qui se glissaient au fondde ses poches, il n’avait plus de tranquillité, même les portescloses, craignant qu’on ne le dévalisât par les fentes.

– Mais, malheureuse enfant, cria-t-il un jour, je n’aimeque toi au monde, et c’est toi qui me tues !… Tu m’aimes aussipourtant, tu fais tout cela parce que tu m’aimes, et c’estabominable, et il vaudrait mieux en finir tout de suite, en nousjetant à l’eau avec une pierre au cou !

Elle ne répondait pas, ses yeux braves disaient seuls,ardemment, qu’elle voulait bien mourir sur l’heure, si c’était aveclui.

– Alors, je mourrais cette nuit, subitement, que sepasserait-il donc demain ?… Tu viderais l’armoire, tu videraisles tiroirs, tu ferais un gros tas de toutes mes œuvres, et tu lesbrûlerais ? Oui, n’est-ce pas ?… Sais-tu que ce serait unvéritable meurtre, comme si tu assassinais quelqu’un ? Etquelle lâcheté abominable, tuer la pensée !

– Non ! dit-elle d’une voix sourde, tuer le mal,l’empêcher de se répandre et de renaître !

Toutes leurs explications les rejetaient à la colère. Il y eneut de terribles. Et, un soir que la vieille Mme Rougon étaittombée dans une de ces querelles, elle resta seule avec Pascal,après que Clotilde se fut enfuie au fond de sa chambre. Un silencerégna. Malgré l’air de navrement qu’elle avait pris, une joieluisait au fond de ses yeux étincelants.

– Mais votre pauvre maison est un enfer ! cria-t-elleenfin.

Le docteur, d’un geste, évita de répondre. Toujours, il avaitsenti sa mère derrière la jeune fille, exaspérant en elle lescroyances religieuses, utilisant ce ferment de révolte pour jeterle trouble chez lui. Il était sans illusion, il savait parfaitementque, dans la journée, les deux femmes s’étaient vues, et qu’ildevait à cette rencontre, à tout un empoisonnement savant,l’affreuse scène dont il tremblait encore. Sans doute sa mère étaitvenue constater les dégâts et voir si l’on ne touchait pas bientôtau dénouement.

– Ça ne peut continuer ainsi, reprit-elle. Pourquoi ne vousséparez-vous pas, puisque vous ne vous entendez plus ?… Tudevrais l’envoyer à son frère Maxime, qui m’a écrit, ces joursderniers, pour la demander encore.

Il s’était redressé, pâle et énergique.

– Nous quitter fâchés, ah ! non, non, ce seraitl’éternel remords, la plaie inguérissable. Si elle doit partir unjour, je veux que nous puissions nous aimer de loin… Mais pourquoipartir ? Nous ne nous plaignons ni l’un ni l’autre.

Félicité sentit qu’elle s’était trop hâtée.

– Sans doute, si cela vous plaît de vous battre, personnen’a rien à y voir… Seulement, mon pauvre ami, permets-moi, dans cecas, de te dire que je donne un peu raison à Clotilde. Tu me forcesà t’avouer que je l’ai vue tout à l’heure : oui ! ça vautmieux que tu le saches, malgré ma promesse de silence. Ehbien ! elle n’est pas heureuse, elle se plaint beaucoup, et tut’imagines que je l’ai grondée, que je lui ai prêché une entièresoumission… Ça ne m’empêche pas de ne guère te comprendre et dejuger que tu fais tout pour ne pas être heureux.

Elle s’était assise, l’avait obligé à s’asseoir dans un coin dela salle, où elle semblait ravie de le tenir seul, à sa merci. Déjàplusieurs fois, elle avait de la sorte voulu le forcer à uneexplication, qu’il évitait. Bien qu’elle le torturât depuis desannées, et qu’il n’ignorât rien d’elle, il restait un filsdéférent, il s’était juré de ne jamais sortir de cette attitudeobstinée de respect. Aussi, dès qu’elle abordait certains sujets,se réfugiait-il dans un absolu silence.

– Voyons, continua-t-elle, je comprends que tu ne veuillespas céder à Clotilde ; mais à moi ?… Si je te suppliaisde me faire le sacrifice de ces abominables dossiers, qui sont là,dans l’armoire ! Admets un instant que tu meures subitement etque ces papiers tombent entre des mains étrangères : noussommes tous déshonorés… Ce n’est pas cela que tu désires, n’est-cepas ? Alors, quel est ton but, pourquoi t’obstines-tu à un jeusi dangereux ?… Promets-moi de les brûler.

Il se taisait, il dut finir par répondre :

– Ma mère, je vous en ai déjà priée, ne causons jamais decela… Je ne puis vous satisfaire.

– Mais enfin, cria-t-elle, donne-moi une raison. On diraitque notre famille t’est aussi indifférente que le troupeau de bœufsqui passe là-bas. Tu en es pourtant… Oh ! je sais, tu faistout pour ne pas en être. Moi-même, parfois, je m’étonne, je medemande d’où tu peux bien sortir. Et je trouve quand même trèsvilain de ta part, de t’exposer ainsi à nous salir, sans êtrearrêté par la pensée du chagrin que tu me causes, à moi ta mère…C’est simplement une mauvaise action.

Il se révolta, il céda un moment au besoin de se défendre,malgré sa volonté de silence.

– Vous êtes dure, vous avez tort… J’ai toujours cru à lanécessité, à l’efficacité absolue de la vérité. C’est vrai, je distout sur les autres et sur moi ; et c’est parce que je croisfermement qu’en disant tout, je fais l’unique bien possible…D’abord, ces dossiers ne sont pas destinés au public, ils neconstituent que des notes personnelles, dont il me seraitdouloureux de me séparer. Ensuite, j’entends bien que ce ne sontpas eux seulement que vous brûleriez : tous mes autres travauxseraient aussi jetés au feu, n’est-ce pas ? et c’est ce que jene veux pas, entendez-vous !… Jamais, moi vivant, on nedétruira ici une ligne d’écriture.

Mais, déjà, il regrettait d’avoir tant parlé, car il la voyaitse rapprocher de lui, le presser, l’amener à la cruelleexplication.

– Alors, va jusqu’au bout, dis-moi ce que tu nousreproches… Oui, à moi, par exemple, que me reproches-tu ? Cen’est pas de vous avoir élevés avec tant de peine. Ah ! lafortune a été longue à conquérir ! Si nous jouissons d’un peude bonheur aujourd’hui, nous l’avons rudement gagné. Puisque tu astout vu et que tu mets tout dans tes paperasses, tu pourrastémoigner que la famille a rendu aux autres plus de servicesqu’elle n’en a reçu. À deux reprises, sans nous, Plassans étaitdans de beaux draps. Et c’est bien naturel, si nous n’avons récoltéque des ingrats et des envieux, à ce point qu’aujourd’hui encore laville entière serait ravie d’un scandale qui nous éclabousserait…Tu ne peux pas vouloir cela, et je suis sûre que tu rends justice àla dignité de mon attitude, depuis la chute de l’Empire et lesmalheurs dont la France ne se relèvera sans doute jamais.

– Laissez donc la France tranquille, ma mère ! dit-ilde nouveau, tellement elle le touchait aux endroits qu’elle savaitsensibles. La France a la vie dure, et je trouve qu’elle est entrain d’étonner le monde par la rapidité de sa convalescence…Certes, il y a bien des éléments pourris. Je ne les ai pas cachés,je les ai trop étalés peut-être. Mais vous ne m’entendez guère, sivous vous imaginez que je crois à l’effondrement final, parce queje montre les plaies et les lézardes. Je crois à la vie qui éliminesans cesse les corps nuisibles, qui refait de la chair pour boucherles blessures, qui marche quand même à la santé, au renouvellementcontinu, parmi les impuretés et la mort.

Il s’exaltait, il en eut conscience, fit un geste de colère, etne parla plus. Sa mère avait pris le parti de pleurer, des petiteslarmes courtes, difficiles, qui séchaient tout de suite. Et ellerevenait sur les craintes dont s’attristait sa vieillesse, elle lesuppliait, elle aussi, de faire sa paix avec Dieu, au moins parégard pour la famille. Ne donnait-elle pas l’exemple ducourage ? Plassans entier, le quartier Saint-Marc, le vieuxquartier et la ville neuve ne rendaient-ils pas hommage à sa fièrerésignation ? Elle réclamait seulement d’être aidée, elleexigeait de tous ses enfants un effort pareil au sien. Ainsi, ellecitait l’exemple d’Eugène, le grand homme, tombé de si haut, et quivoulait bien n’être plus qu’un simple député, défendant, jusqu’àson dernier souffle, le régime disparu, dont il avait tenu sagloire. Elle était également pleine d’éloges pour Aristide, qui nedésespérait jamais, qui reconquérait, sous le régime nouveau, touteune belle position, malgré l’injuste catastrophe qui l’avait unmoment enseveli, parmi les décombres de l’Union universelle. Etlui, Pascal, resterait seul à l’écart, ne ferait rien pour qu’ellemourût en paix, dans la joie du triomphe final des Rougon ?lui qui était si intelligent, si tendre, si bon ! Voyons,c’était impossible ! il irait à la messe le prochain dimancheet il brûlerait ces vilains papiers, dont la seule pensée larendait malade. Elle suppliait, commandait, menaçait. Mais lui nerépondait plus, calmé, invincible dans son attitude de grandedéférence. Il ne voulait pas de discussion, il la connaissait troppour espérer la convaincre et pour oser discuter le passé avecelle.

– Tiens ! cria-t-elle, quand elle le sentitinébranlable, tu n’es pas à nous, je l’ai toujours dit. Tu nousdéshonores.

Il s’inclina.

– Ma mère, vous réfléchirez, vous me pardonnerez.

Ce jour-là, Félicité s’en alla hors d’elle ; et, comme ellerencontra Martine à la porte de la maison, devant les platanes,elle se soulagea, sans savoir que Pascal, qui venait de passer danssa chambre, dont les fenêtres étaient ouvertes, entendait tout.Elle exhalait son ressentiment, jurait d’arriver quand même às’emparer des papiers et à les détruire, puisqu’il ne voulait pasen faire volontairement le sacrifice. Mais ce qui glaça le docteur,ce fut la façon dont Martine l’apaisait, d’une voix contenue. Elleétait évidemment complice, elle répétait qu’il fallait attendre, nerien brusquer, que Mademoiselle et elle avaient fait le serment devenir à bout de Monsieur, en ne lui laissant pas une heure de paix.C’était juré, on le réconcilierait avec le bon Dieu, parce qu’iln’était pas possible qu’un saint homme comme Monsieur restât sansreligion. Et les voix des deux femmes baissèrent, ne furent bientôtplus qu’un chuchotement, un murmure étouffé de commérage et decomplot, où il ne saisissait que des mots épars, des ordres donnés,des mesures prises, un envahissement de sa libre personnalité.Lorsque sa mère partit enfin, il la vit, avec son pas léger et sataille mince de jeune fille, qui s’éloignait très satisfaite.

Pascal eut une heure de défaillance, de désespérance absolue. Ilse demandait à quoi bon lutter, puisque toutes ses affectionss’alliaient contre lui. Cette Martine qui se serait jetée dans lefeu, sur un simple mot de sa part, et qui le trahissait ainsi, pourson bien ! Et Clotilde, liguée avec cette servante, complotantdans les coins, se faisant aider par elle à lui tendre despièges ! Maintenant, il était bien seul, il n’avait autour delui que des traîtresses, on empoisonnait jusqu’à l’air qu’ilrespirait. Ces deux-là encore, elles l’aimaient, il seraitpeut-être venu à bout de les attendrir ; mais, depuis qu’ilsavait sa mère derrière elles, il s’expliquait leur acharnement, iln’espérait plus les reprendre. Dans sa timidité d’homme qui avaitvécu pour l’étude, à l’écart des femmes, malgré sa passion, l’idéequ’elles étaient trois à le vouloir, à le plier sous leur volonté,l’accablait. Il en sentait toujours une derrière lui ; quandil s’enfermait dans sa chambre, il les devinait de l’autre côté dumur ; et elles le hantaient, lui donnaient la continuellecrainte d’être volé de sa pensée, s’il la laissait voir au fond deson crâne, avant même qu’il la formulât.

Ce fut certainement l’époque de sa vie où Pascal se trouva leplus malheureux. Le perpétuel état de défense où il devait vivre,le brisait ; et lui semblait, parfois, que le sol de sa maisonse dérobait sous ses pieds. Il eut alors, très net, le regret de nes’être pas marié et de n’avoir pas d’enfant. Est-ce que lui-mêmeavait eu peur de la vie ? Est-ce qu’il n’était point puni deson égoïsme ? Ce regret de l’enfant l’angoissait parfois, ilavait maintenant les yeux mouillés de larmes, quand il rencontraitsur les routes des fillettes, aux regards clairs, qui luisouriaient. Sans doute, Clotilde était là, mais c’était une autretendresse, traversée à présent d’orages, et non une tendressecalme, infiniment douce, la tendresse de l’enfant, où il auraitvoulu endormir son cœur endolori. Puis, ce qu’il voulait, sentantvenir la fin de son être, c’était surtout la continuation, l’enfantqui l’aurait perpétué. Plus il souffrait, plus il aurait trouvé uneconsolation à léguer cette souffrance, dans sa foi en la vie. Il secroyait indemne des tares physiologiques de la famille ; maisla pensée même que l’hérédité sautait parfois une génération, etque, chez un fils né de lui, les désordres des aïeux pouvaientreparaître, ne l’arrêtait pas ; et ce fils inconnu, malgrél’antique souche pourrie, malgré la longue suite de parentsexécrables, il le souhaitait encore, certains jours, comme onsouhaite le gain inespéré, le bonheur rare, le coup de fortune quiconsole et enrichit à jamais. Dans l’ébranlement de ses autresaffections, son cœur saignait, parce qu’il était trop tard.

Par une nuit lourde de la fin de septembre, Pascal ne putdormir. Il ouvrit l’une des fenêtres de sa chambre, le ciel étaitnoir, quelque orage devait passer au loin, car l’on entendait uncontinuel roulement de foudre. Il distinguait mal la sombre massedes platanes, que des reflets d’éclair, par moments, détachaient,d’un vert morne, dans les ténèbres. Et il avait l’âme pleine d’unedétresse affreuse, il revivait les dernières mauvaises journées,des querelles encore, des tortures de trahisons et de soupçons quiallaient grandissantes, lorsque, tout d’un coup, un ressouveniraigu le fit tressaillir. Dans sa peur d’être pillé, il avait finipar porter toujours sur lui la clef de la grande armoire. Mais,cette après-midi-là, souffrant de la chaleur, il s’était débarrasséde son veston, et il se rappelait avoir vu Clotilde le pendre à unclou de la salle. Ce fut une brusque terreur qui le traversa :si elle avait senti la clef au fond de la poche, elle l’avaitvolée. Il se précipita, fouilla le veston qu’il venait de jeter surune chaise. La clef n’y était plus. En ce moment même, on ledévalisait, il en eut la nette sensation. Deux heures du matinsonnèrent ; et il ne se rhabilla pas, resta en simplepantalon, les pieds nus dans des pantoufles, la poitrine nue soussa chemise de nuit défaite ; et, violemment, il poussa laporte, sauta dans la salle, son bougeoir à la main.

– Ah ! je le savais, cria-t-il. Voleuse !assassine !

Et c’était vrai, Clotilde était là, dévêtue comme lui, les piedsnus dans ses mules de toile, les jambes nues, les bras nus, lesépaules nues, à peine couverte d’un court jupon et de sa chemise.Par prudence, elle n’avait pas apporté de bougie, elle s’étaitcontentée de rabattre les volets d’une fenêtre ; et l’oragequi passait en face, au midi, dans le ciel ténébreux, lescontinuels éclairs lui suffisaient, baignant les objets d’unephosphorescence livide. La vieille armoire, aux larges flancs,était grande ouverte. Déjà, elle en avait vidé la planche du haut,descendant les dossiers à pleins bras, les jetant sur la longuetable du milieu, où ils s’entassaient pêle-mêle. Et, fiévreusement,par crainte de n’avoir pas le temps de les brûler, elle était entrain d’en faire des paquets, avec l’idée de les cacher, de lesenvoyer ensuite à sa grand-mère, lorsque la soudaine clarté de labougie, en l’éclairant toute, venait de l’immobiliser, dans uneattitude de surprise et de lutte.

– Tu me voles et tu m’assassines ! répéta furieusementPascal.

Entre ses bras nus, elle tenait encore un des dossiers. Ilvoulut le reprendre. Mais elle le serrait de toutes ses forces,obstinée dans son œuvre de destruction, sans confusion ni repentir,en combattante qui a le bon droit pour elle. Alors, lui, aveuglé,affolé, se rua ; et ils se battirent. Il l’avait empoignée,dans sa nudité, il la maltraitait.

– Tue-moi donc ! bégaya-t-elle. Tue-moi, ou je déchiretout !

Mais il la gardait, liée à lui, d’une étreinte si rude, qu’ellene respirait plus.

– Quand une enfant vole, on la châtie !

Quelques gouttes de sang avaient paru, près de l’aisselle, lelong de son épaule ronde, dont une meurtrissure entamait ladélicate peau de soie. Et, un instant, il la sentit si haletante,si divine dans l’allongement fin de son corps de vierge, avec sesjambes fuselées, ses bras souples, son torse mince à la gorge menueet dure, qu’il la lâcha. D’un dernier effort, il lui avait arrachéle dossier.

– Et tu vas m’aider à les remettre là-haut, tonnerre deDieu ! Viens ici, commence par les ranger sur la table…Obéis-moi, tu entends !

– Oui, maître !

Elle s’approcha, elle l’aida, domptée, brisée par cette étreinted’homme qui était comme entrée en sa chair. La bougie, qui brûlaitavec une flamme haute dans la nuit lourde, les éclairait ; etle lointain roulement de la foudre ne cessait pas, la fenêtreouverte sur l’orage semblait en feu.

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