Le Docteur Pascal

Chapitre 2

 

Le lendemain matin, Clotilde, dès six heures, se réveilla. Elles’était mise au lit fâchée avec Pascal, ils se boudaient. Et sonpremier sentiment fut un malaise, un chagrin sourd, le besoinimmédiat de se réconcilier, pour ne pas garder sur son cœur le grospoids qu’elle y retrouvait.

Vivement, sautant du lit, elle était allée entrouvrir les voletsdes deux fenêtres. Déjà haut, le soleil entra, coupa la chambre dedeux barres d’or. Dans cette pièce ensommeillée, toute moite d’unebonne odeur de jeunesse, la claire matinée apportait de petitssouffles d’une gaieté fraîche ; tandis que, revenue s’asseoirau bord du matelas la jeune fille demeurait un instant songeuse,simplement vêtue de son étroite chemise, qui semblait encorel’amincir, avec ses jambes longues et fuselées, son torse élancé etfort, à la gorge ronde, au cou rond, aux bras ronds etsouples ; et sa nuque, ses épaules adorables étaient un laitpur, une soie blanche, polie, d’une infinie douceur. Longtemps, àl’âge ingrat, de douze à dix-huit ans, elle avait paru trop grande,dégingandée, montant aux arbres comme un garçon. Puis, du galopinsans sexe, s’était dégagée cette fine créature de charme etd’amour.

Les yeux perdus, elle continuait à regarder les murs de lachambre. Bien que la Souleiade datât du siècle dernier, on avait dûla remeubler sous le premier Empire, car il y avait là, pourtenture, une ancienne indienne imprimée, représentant des bustes desphinx, dans des enroulements de couronnes de chêne. Autrefois d’unrouge vif, cette indienne était devenue rose, d’un vague rose quitournait à l’orange. Les rideaux des deux fenêtres et du litexistaient ; mais il avait fallu les faire nettoyer, ce quiles avait pâlis encore. Et c’était vraiment exquis, cette pourpreeffacée, ce ton d’aurore, si délicatement doux. Quant au lit, tendude la même étoffe, il tombait d’une vétusté telle, qu’on l’avaitremplacé par un autre lit, pris dans une pièce voisine, un autrelit Empire, bas et très large, en acajou massif, garni de cuivres,dont les quatre colonnes d’angle portaient aussi des bustes desphinx, pareils à ceux de la tenture. D’ailleurs, le reste dumobilier était appareillé, une armoire à portes pleines et àcolonnes, une commode à marbre blanc cerclé d’une galerie, unehaute psyché monumentale, une chaise longue aux pieds raidis, dessièges aux dossiers droits, en forme de lyre. Mais un couvre-pied,fait d’une ancienne jupe de soie Louis XV, égayait le litmajestueux, tenant le milieu du panneau, en face desfenêtres ; tout un amas de coussins rendait moelleuse la durechaise longue ; et il y avait deux étagères et une tablegarnies également de vieilles soies brochées de fleurs, découvertesau fond d’un placard.

Clotilde enfin mit ses bas, enfila un peignoir de piquéblanc ; et, ramassant du bout des pieds ses mules de toilegrise, elle courut dans son cabinet de toilette, une pièce dederrière, qui donnait sur l’autre façade. Elle l’avait faitsimplement tendre de coutil écru, à rayures bleues ; et il nes’y trouvait que des meubles de sapin verni, la toilette, deuxarmoires, des chaises. On l’y sentait pourtant d’une coquetterienaturelle et fine, très femme. Cela avait poussé chez elle, en mêmetemps que la beauté. À côté de la têtue, de la garçonnière qu’ellerestait parfois, elle était devenue une soumise, une tendre, aimantà être aimée. La vérité était qu’elle avait grandi librement,n’ayant jamais appris qu’à lire et à écrire, s’étant fait ensuited’elle-même une instruction assez vaste, en aidant son oncle. Maisil n’y avait eu aucun plan arrêté entre eux, elle s’était seulementpassionnée pour l’histoire naturelle, ce qui lui avait tout révéléde l’homme et de la femme. Et elle gardait sa pudeur de vierge,comme un fruit que nulle main n’a touché, sans doute grâce à sonattente ignorée et religieuse de l’amour, ce sentiment profond defemme qui lui faisait réserver le don de tout son être, sonanéantissement dans l’homme qu’elle aimerait.

Elle releva ses cheveux, se lava à grande eau ; puis,cédant à son impatience, elle revint ouvrir doucement la porte desa chambre, et se risqua à traverser sur la pointe des pieds, sansbruit, la vaste salle de travail. Les volets étaient fermés encore,mais elle voyait assez clair, pour ne pas se heurter aux meubles.Lorsqu’elle fut à l’autre bout, devant la porte de la chambre dudocteur, elle se pencha, retenant son haleine. Était-il levédéjà ? que pouvait-il faire ? Elle l’entendit nettementqui marchait à petits pas, s’habillant sans doute. Jamais ellen’entrait dans cette chambre, où il aimait à cacher certainstravaux, et qui restait close, ainsi qu’un tabernacle. Une anxiétél’avait prise, celle d’être trouvée là par lui, s’il poussait laporte ; et c’était un grand trouble, une révolte de sonorgueil et un désir de montrer sa soumission. Un instant, sonbesoin de se réconcilier devint si fort, qu’elle fut sur le pointde frapper. Puis, comme le bruit des pas se rapprochait, elle sesauva follement.

Jusqu’à huit heures, Clotilde s’agita dans une impatiencecroissante. À chaque minute, elle regardait la pendule, sur lacheminée de sa chambre, une pendule Empire de bronze doré, uneborne contre laquelle l’Amour souriant contemplait le Tempsendormi. C’était d’habitude à huit heures qu’elle descendait fairele premier déjeuner, en commun avec le docteur, dans la salle àmanger. Et, en attendant, elle se livra à des soins de toiletteminutieux, se coiffa, se chaussa, passa une robe, de toile blancheà pois rouges. Puis, ayant encore un quart d’heure à tuer, ellecontenta un ancien désir, elle s’assit pour coudre une petitedentelle, une imitation de chantilly, à sa blouse de travail, cetteblouse noire qu’elle finissait par trouver trop garçonnière, pasassez femme. Mais, comme huit heures sonnaient, elle lâcha sontravail, descendit vivement.

– Vous allez déjeuner toute seule, dit tranquillementMartine, dans la salle à manger.

– Comment ça ?

– Oui, Monsieur m’a appelée, et je lui ai passé son œuf,par l’entrebâillement de la porte. Le voilà encore dans son mortieret dans son filtre. Nous ne le verrons pas avant midi.

Clotilde était restée saisie, les joues pâles. Elle but son laitdebout, emporta son petit pain et suivit la servante, au fond de lacuisine. Il n’existait, au rez-de-chaussée, avec la salle à mangeret cette cuisine, qu’un salon abandonné, où l’on mettait laprovision de pommes de terre. Autrefois, lorsque le docteurrecevait des clients chez lui, il donnait ses consultationslà ; mais, depuis des années, on avait monté, dans sa chambre,le bureau et le fauteuil. Et il n’y avait plus, ouvrant sur lacuisine, qu’une autre petite pièce, la chambre de la vieilleservante, très propre, avec une commode de noyer et un lit monacal,garni de rideaux blancs.

– Tu crois qu’il s’est remis à fabriquer sa liqueur ?demanda Clotilde.

– Dame ! ça ne peut être que ça. Vous savez bien qu’ilen perd le manger et le boire, quand ça le prend.

Alors, toute la contrariété de la jeune fille s’exhala en uneplainte basse.

– Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !

Et, tandis que Martine montait faire sa chambre, elle prit uneombrelle au porte manteau du vestibule, elle sortit manger sonpetit pain dehors, désespérée, ne sachant plus à quoi occuper sontemps jusqu’à midi.

Il y avait déjà près de dix-sept ans que le docteur Pascal,résolu à quitter sa maison de la ville neuve, avait acheté laSouleiade, une vingtaine de mille francs. Son désir était de semettre à l’écart, et aussi de donner plus d’espace et plus de joieà la fillette que son frère venait de lui envoyer de Paris. CetteSouleiade, aux portes de la ville, sur un plateau qui dominait laplaine, était une ancienne propriété considérable, dont les vastesterres se trouvaient réduites à moins de deux hectares, par suitede ventes successives, sans compter que la construction du cheminde fer avait emporté les derniers champs labourables. La maisonelle-même avait été à moitié détruite par un incendie, il nerestait qu’un seul des deux corps de bâtiment, une aile carrée, àquatre pans comme on dit en Provence, de cinq fenêtres de façade,couverte en grosses tuiles roses. Et le docteur, qui l’avaitachetée toute meublée, s’était contenté de faire réparer etcompléter les murs de l’enclos, pour être tranquille chez lui.

D’ordinaire, Clotilde aimait passionnément cette solitude, ceroyaume étroit qu’elle pouvait visiter en dix minutes et quigardait pourtant des coins de sa grandeur passée. Mais, cematin-là, elle y apportait une colère sourde. Un moment, elles’avança sur la terrasse, aux deux bouts de laquelle étaientplantés des cyprès centenaires, deux énormes cierges sombres, qu’onvoyait de trois lieues. La pente ensuite dévalait jusqu’au cheminde fer, des murs de pierres sèches soutenaient les terres rouges,où les dernières vignes étaient mortes ; et, sur ces sortes demarches géantes, il ne poussait plus que des files chétivesd’oliviers et d’amandiers, au feuillage grêle. La chaleur étaitdéjà accablante, elle regarda de petits lézards qui fuyaient surles dalles disjointes, entre des touffes chevelues de câpriers.

Puis, comme irritée du vaste horizon, elle traversa le verger etle potager, que Martine s’entêtait à soigner, malgré son âge, nefaisant venir un homme que deux fois par semaine, pour les grostravaux ; et elle monta, vers la droite, dans une pinède, unpetit bois de pins, tout ce qu’il restait des pins superbes quiavaient jadis couvert le plateau. Mais, une fois encore, elle s’ytrouva mal à l’aise : les aiguilles sèches craquaient sous sespieds, un étouffement résineux tombait des branches. Et elle filale long du mur de clôture, passa devant la porte d’entrée, quiouvrait sur le chemin des Fenouillères, à cinq minutes despremières maisons de Plassans, déboucha enfin sur l’aire, une aireimmense de vingt mètres de rayon, qui aurait suffi à prouverl’ancienne importance du domaine. Ah ! cette aire antique,pavée de cailloux ronds, comme au temps des Romains, cette sorte devaste esplanade qu’une herbe courte et sèche, pareille à de l’or,semblait recouvrir d’un tapis de haute laine ! quelles bonnesparties elle y avait faites autrefois, à courir, à se rouler, àrester des heures étendue sur le dos, lorsque naissaient lesétoiles, au fond du ciel sans bornes !

Elle avait rouvert son ombrelle, elle traversa l’aire d’un pasralenti. Maintenant, elle se trouvait à la gauche de la terrasse,elle avait achevé le tour de la propriété. Aussi revint-ellederrière la maison, sous le bouquet d’énormes platanes quijetaient, de ce côté, une ombre épaisse. Là, s’ouvraient les deuxfenêtres de la chambre du docteur. Et elle leva les yeux, car ellene s’était rapprochée que dans l’espoir brusque de le voir enfin.Mais les fenêtres restaient closes, elle en fut blessée comme d’unedureté à son égard. Alors seulement, elle s’aperçut qu’elle tenaittoujours son petit pain, oubliant de le manger ; et elles’enfonça sous les arbres, elle le mordit impatiemment, de sesbelles dents de jeunesse.

C’était une retraite délicieuse, cet ancien quinconce deplatanes, un reste encore de la splendeur passée de la Souleiade.Sous ces géants, aux troncs monstrueux, il faisait à peine clair,un jour verdâtre, d’une fraîcheur exquise, par les jours brûlantsde l’été. Autrefois, un jardin français était dessiné là, dont ilne restait que les bordures de buis, des buis qui s’accommodaientde l’ombre sans doute, car ils avaient vigoureusement poussé,grands comme des arbustes. Et le charme de ce coin si ombreux étaitune fontaine, un simple tuyau de plomb scellé dans un fût decolonne, d’où coulait perpétuellement, même pendant les plusgrandes sécheresses, un filet d’eau de la grosseur du petit doigt,qui allait, plus loin, alimenter un large bassin moussu, dont on nenettoyait les pierres verdies que tous les trois ou quatre ans.Quand tous les puits du voisinage se tarissaient, la Souleiadegardait sa source, de qui les grands platanes étaient sûrement lesfils centenaires. Nuit et jour, depuis des siècles, ce mince filetd’eau, égal et continu, chantait sa même chanson pure, d’unevibration de cristal.

Clotilde, après avoir erré parmi les buis qui lui arrivaient àl’épaule, rentra chercher une broderie, et revint s’asseoir devantune table de pierre, à côté de la fontaine. On avait mis làquelques chaises de jardin, on y prenait le café. Et elle affectadès lors de ne plus lever la tête, comme absorbée dans son travail.Pourtant, de temps à autre, elle semblait jeter un coup d’œil,entre les troncs des arbres, vers les lointains ardents, l’aireaveuglante ainsi qu’un brasier, où le soleil brûlait. Mais, enréalité, son regard se coulait derrière ses longs cils, remontaitjusqu’aux fenêtres du docteur. Rien n’y apparaissait, pas uneombre. Et une tristesse, une rancune grandissaient en elle, cetabandon où il la laissait, ce dédain où il semblait la tenir, aprèsleur querelle de la veille. Elle qui s’était levée avec un si grosdésir de faire tout de suite la paix ! Lui, n’avait donc pasde hâte, ne l’aimait donc pas, puisqu’il pouvait vivre fâché ?Et peu à peu elle s’assombrissait, elle retournait à des pensées delutte, résolue de nouveau à ne céder sur rien.

Vers onze heures, avant de mettre son déjeuner au feu, Martinevint la rejoindre, avec l’éternel bas qu’elle tricotait même enmarchant, quand la maison ne l’occupait pas.

– Vous savez qu’il est toujours enfermé là-haut, comme unloup, à fabriquer sa drôle de cuisine ?

Clotilde haussa les épaules, sans quitter des yeux sabroderie.

– Et, Mademoiselle, si je vous répétais ce qu’onraconte ! Mme Félicité avait raison, hier, de dire qu’ily a vraiment de quoi rougir… On m’a jeté à la figure, à moi quivous parle, qu’il avait tué le vieux Boutin, vous vous souvenez, cepauvre vieux qui tombait du haut mal et qui est mort sur uneroute.

Il y eut un silence. Puis, voyant la jeune fille s’assombrirencore, la servante reprit, tout en activant le mouvement rapide deses doigts :

– Moi, je n’y entends rien, mais ça me met en rage, cequ’il fabrique… Et vous, Mademoiselle, est-ce que vous approuvezcette cuisine-là ?

Brusquement, Clotilde leva la tête, cédant au flot de passionqui l’emportait.

– Écoute, je ne veux pas m’y entendre plus que toi, mais jecrois qu’il court à de très grands soucis… Il ne nous aime pas…

– Oh ! si, Mademoiselle, il nous aime !

– Non, non, pas comme nous l’aimons !… S’il nousaimait, il serait là, avec nous, au lieu de perdre là-haut son âme,son bonheur et le nôtre, à vouloir sauver tout le monde !

Et les deux femmes se regardèrent un moment, les yeux brûlantsde tendresse, dans leur colère jalouse. Elles se remirent autravail, elles ne parlèrent plus, baignées d’ombre.

En haut, dans sa chambre, le docteur Pascal travaillait avec unesérénité de joie parfaite. Il n’avait guère exercé la médecine quependant une douzaine d’années, depuis son retour de Paris, jusqu’aujour où il était venu se retirer à la Souleiade. Satisfait des centet quelques mille francs qu’il avait gagnés et placés sagement, ilne s’était plus guère consacré qu’à ses études favorites, gardantsimplement une clientèle d’amis, ne refusant pas d’aller au chevetd’un malade, sans jamais envoyer sa note. Quand on le payait, iljetait l’argent au fond d’un tiroir de son secrétaire, il regardaitcela comme de l’argent de poche, pour ses expériences et sescaprices, en dehors de ses rentes dont le chiffre lui suffisait. Etil se moquait de la mauvaise réputation d’étrangeté que ses allureslui avaient faite, il n’était heureux qu’au milieu de sesrecherches, sur les sujets qui le passionnaient. C’était pourbeaucoup une surprise, de voir que ce savant, avec ses parties degénie gâtées par une imagination trop vive, fût resté à Plassans,cette ville perdue, qui semblait ne devoir lui offrir aucun desoutils nécessaires.

Mais il expliquait très bien les commodités qu’il y avaitdécouvertes, d’abord une retraite de grand calme, ensuite unterrain insoupçonné d’enquête continue, au point de vue des faitsde l’hérédité, son étude préférée, dans ce coin de province où ilconnaissait chaque famille, où il pouvait suivre les phénomènestenus secrets, pendant deux et trois générations. D’autre part, ilétait voisin de la mer, il y était allé, presque à chaque bellesaison, étudier la vie, le pullulement infini où elle naît et sepropage, au fond des vastes eaux. Et il y avait enfin, à l’hôpitalde Plassans, une salle de dissection, qu’il était presque le seul àfréquenter, une grande salle claire et tranquille, dans laquelle,depuis plus de vingt ans, tous les corps non réclamés étaientpassés sous son scalpel. Très modeste d’ailleurs, d’une timiditélongtemps ombrageuse, il lui avait suffi de rester encorrespondance avec ses anciens professeurs et quelques amisnouveaux, au sujet des très remarquables mémoires qu’il envoyaitparfois à l’Académie de médecine. Toute ambition militante luimanquait.

Ce qui avait amené le docteur Pascal à s’occuper spécialementdes lois de l’hérédité, c’était, au début, des travaux sur lagestation. Comme toujours, le hasard avait eu sa part, en luifournissant toute une série de cadavres de femmes enceintes, mortespendant une épidémie cholérique. Plus tard, il avait surveillé lesdécès, complétant la série, comblant les lacunes, pour arriver àconnaître la formation de l’embryon, puis le développement dufœtus, à chaque jour de sa vie intra-utérine ; et il avaitainsi dressé le catalogue des observations les plus nettes, lesplus définitives. À partir de ce moment, le problème de laconception, au principe de tout, s’était posé à lui, dans sonirritant mystère. Pourquoi et comment un être nouveau ?Quelles étaient les lois de la vie, ce torrent d’êtres quifaisaient le monde ? Il ne s’en tenait pas aux cadavres, ilélargissait ses dissections sur l’humanité vivante, frappé decertains faits constants parmi sa clientèle, mettant surtout enobservation sa propre famille, qui était devenue son principalchamp d’expérience, tellement les cas s’y présentaient précis etcomplets. Dès lors, à mesure que les faits s’accumulaient et seclassaient dans ses notes, il avait tenté une théorie générale del’hérédité, qui pût suffire à les expliquer tous.

Problème ardu, et dont il remaniait la solution depuis desannées. Il était parti du principe d’invention et du principed’imitation, l’hérédité ou reproduction des êtres sous l’empire dusemblable, l’innéité ou reproduction des êtres sous l’empire dudivers. Pour l’hérédité, il n’avait admis que quatre cas :l’hérédité directe, représentation du père et de la mère dans lanature physique et morale de l’enfant ; l’hérédité indirecte,représentation des collatéraux, oncles et tantes, cousins etcousines ; l’hérédité en retour, représentation desascendants, à une ou plusieurs générations de distance ;enfin, l’hérédité d’influence, représentation des conjointsantérieurs, par exemple du premier mâle qui a comme imprégné lafemelle pour sa conception future, même lorsqu’il n’en est plusl’auteur. Quant à l’innéité, elle était l’être nouveau, ou quiparaît tel, et chez qui se confondent les caractères physiques etmoraux des parents, sans que rien d’eux semble s’y retrouver. Et,dès lors, reprenant les deux termes, l’hérédité, l’innéité, il lesavait subdivisés à leur tour, partageant l’hérédité en deux cas,l’élection du père ou de la mère chez l’enfant, le choix, laprédominance individuelle, ou bien le mélange de l’un et del’autre, et un mélange qui pouvait affecter trois formes, soit parsoudure, soit par dissémination, soit par fusion, en allant del’état le moins bon au plus parfait ; tandis que, pourl’innéité, il n’y avait qu’un cas possible, la combinaison, cettecombinaison chimique qui fait que deux corps mis en présencepeuvent constituer un nouveau corps, totalement différent de ceuxdont il est le produit. C’était là le résumé d’un amas considérabled’observations, non seulement en anthropologie, mais encore enzoologie, en pomologie et en horticulture. Puis, la difficultécommençait, lorsqu’il s’agissait, en présence de ces faitsmultiples, apportés par l’analyse, d’en faire la synthèse, deformuler la théorie qui les expliquât tous. Là, il se sentait surce terrain mouvant de l’hypothèse, que chaque nouvelle découvertetransforme ; et, s’il ne pouvait s’empêcher de donner unesolution, par le besoin que l’esprit humain a de conclure, il avaitcependant l’esprit assez large pour laisser le problème ouvert. Ilétait donc allé des gemmules de Darwin, de sa pangenèse, à lapérigenèse de Haeckel en passant par les stirpes de Galton. Puis,il avait eu l’intuition de la théorie que Weismann devait fairetriompher plus tard, il s’était arrêté à l’idée d’une substanceextrêmement fine et complexe, le plasma germinatif, dont une partiereste toujours en réserve dans chaque nouvel être, pour qu’ellesoit ainsi transmise, invariable, immuable, de génération engénération. Cela paraissait tout expliquer ; mais quel infinide mystère encore, ce monde de ressemblances que transmettent lespermatozoïde et l’ovule, où l’œil humain ne distingue absolumentrien, sous le grossissement le plus fort du microscope ! Et ils’attendait bien à ce que sa théorie fût caduque un jour, il nes’en contentait que comme d’une explication transitoire,satisfaisante pour l’état actuel de la question, dans cetteperpétuelle enquête sur la vie, dont la source même, lejaillissement semble devoir à jamais nous échapper.

Ah ! cette hérédité, quel sujet pour lui de méditationssans fin ! L’inattendu, le prodigieux n’était-ce point que laressemblance ne fût pas complète, mathématique, des parents auxenfants ? Il avait, pour sa famille, d’abord dressé un arbrelogiquement déduit, où les parts d’influence, de génération engénération, se distribuaient moitié par moitié, la part du père etla part de la mère. Mais la réalité vivante, presque à chaque coup,démentait la théorie. L’hérédité, au lieu d’être la ressemblance,n’était que l’effort vers la ressemblance, contrarié par lescirconstances et le milieu. Et il avait abouti à ce qu’il nommaitl’hypothèse de l’avortement des cellules. La vie n’est qu’unmouvement, et l’hérédité étant le mouvement communiqué, lescellules, dans leur multiplication les unes des autres, sepoussaient, se foulaient, se casaient, en déployant chacunel’effort héréditaire ; de sorte que si, pendant cette lutte,des cellules plus faibles succombaient, on voyait se produire, aurésultat final, des troubles considérables, des organes totalementdifférents. L’innéité, l’invention constante de la nature àlaquelle il répugnait, ne venait-elle pas de là ? n’était-ilpas, lui, si différent de ses parents, que par suite d’accidentspareils, ou encore par l’effet de l’hérédité larvée, à laquelle ilavait cru un moment ? car tout arbre généalogique a desracines qui plongent dans l’humanité jusqu’au premier homme, on nesaurait partir d’un ancêtre unique, on peut toujours ressembler àun ancêtre plus ancien, inconnu. Pourtant, il doutait del’atavisme, son opinion était, malgré un exemple singulier prisdans sa propre famille, que la ressemblance, au bout de deux outrois générations, doit sombrer, en raison des accidents, desinterventions, des mille combinaisons possibles. Il y avait donc làun perpétuel devenir, une transformation constante dans cet effortcommuniqué, cette puissance transmise, cet ébranlement qui soufflela vie à la matière et qui est toute la vie. Et des questionsmultiples se posaient. Existait-il un progrès physique etintellectuel à travers les âges ? Le cerveau, au contact dessciences grandissantes, s’amplifiait-il ? Pouvait-on espérer,à la longue, une plus grande somme de raison et de bonheur ?Puis, c’étaient des problèmes spéciaux, un entre autres, dont lemystère l’avait longtemps irrité : comment un garçon, commentune fille, dans la conception ? n’arriverait-on jamais àprévoir scientifiquement le sexe, ou tout au moins àl’expliquer ? Il avait écrit, sur cette matière, un trèscurieux mémoire, bourré de faits, mais concluant en somme àl’ignorance absolue où l’avaient laissé les plus tenacesrecherches. Sans doute, l’hérédité ne le passionnait-elle ainsi queparce qu’elle restait obscure, vaste et insondable, comme toutesles sciences balbutiantes encore, où l’imagination est maîtresse.Enfin, une longue étude qu’il avait faite sur l’hérédité de laphtisie venait de réveiller en lui la foi chancelante du médecinguérisseur, en le lançant dans l’espoir noble et fou de régénérerl’humanité.

En somme, le docteur Pascal n’avait qu’une croyance, la croyanceà la vie. La vie était l’unique manifestation divine. La vie,c’était Dieu, le grand moteur, l’âme de l’univers. Et la vien’avait d’autre instrument que l’hérédité, l’hérédité faisait lemonde ; de sorte que, si l’on avait pu la connaître, la capterpour disposer d’elle, on aurait fait le monde à son gré. Chez lui,qui avait vu de près la maladie, la souffrance et la mort, unepitié militante de médecin s’éveillait. Ah ! ne plus êtremalade, ne plus souffrir, mourir le moins possible ! Son rêveaboutissait à cette pensée qu’on pourrait hâter le bonheuruniversel, la cité future de perfection et de félicité, enintervenant, en assurant de la santé à tous. Lorsque tous seraientsains, forts, intelligents, il n’y aurait plus qu’un peuplesupérieur, infiniment sage et heureux. Dans l’Inde, est-ce qu’ensept générations on ne faisait pas d’un soudra un brahmane,haussant ainsi expérimentalement le dernier des misérables au typehumain le plus achevé ? Et, comme, dans son étude sur laphtisie, il avait conclu qu’elle n’était pas héréditaire, mais quetout enfant de phtisique apportait un terrain dégénéré où laphtisie se développait avec une facilité rare, il ne songeait plusqu’à enrichir ce terrain appauvri par l’hérédité, pour lui donnerla force de résister aux parasites, ou plutôt aux fermentsdestructeurs qu’il soupçonnait dans l’organisme, longtemps avant lathéorie des microbes. Donner de la force, tout le problème étaitlà ; et donner de la force, c’était aussi donner de lavolonté, élargir le cerveau en consolidant les autres organes.

Vers ce temps, le docteur, lisant un vieux livre de médecine duXVème siècle, fut très frappé par une médication, dite« médecine des signatures ». Pour guérir un organemalade, il suffisait de prendre à un mouton ou à un bœuf le mêmeorgane sain, de le faire bouillir, puis d’en faire avaler lebouillon. La théorie était de réparer par le semblable, et dans lesmaladies de foie surtout, disait le vieil ouvrage, les guérisons nese comptaient plus. Là-dessus, l’imagination du docteur travailla.Pourquoi ne pas essayer ? Puisqu’il voulait régénérer leshéréditaires affaiblis, à qui la substance nerveuse manquait, iln’avait qu’à leur fournir de la substance nerveuse, normale etsaine. Seulement, la méthode du bouillon lui parut enfantine, ilinventa de piler dans un mortier de la cervelle et du cervelet demouton, en mouillant avec de l’eau distillée, puis de décanter etde filtrer la liqueur ainsi obtenue. Il expérimenta ensuite sur sesmalades cette liqueur mêlée à du vin de Malaga, sans en tirer aucunrésultat appréciable. Brusquement, comme il se décourageait, il eutune inspiration, un jour qu’il faisait à une dame atteinte decoliques hépatiques une injection de morphine, avec la petiteseringue de Pravaz. S’il essayait, avec sa liqueur, des injectionshypodermiques ? Et tout de suite, dès qu’il fut rentré, ilexpérimenta sur lui-même, il se fit une piqûre aux reins, qu’ilrenouvela matin et soir. Les premières doses, d’un grammeseulement, furent sans effet. Mais, ayant doublé et triplé la dose,il fut ravi, un matin, au lever, de retrouver ses jambes de vingtans. Il alla de la sorte jusqu’à cinq grammes, et il respirait pluslargement, il travaillait avec une lucidité, une aisance, qu’ilavait perdue depuis des années. Tout un bien-être, toute une joiede vivre l’inondait. Dès lors, quand il eut fait fabriquer à Parisune seringue pouvant contenir cinq grammes, il fut surpris desrésultats heureux obtenus sur ses malades, qu’il remettait debouten quelques jours, comme dans un nouveau flot de vie, vibrante,agissante. Sa méthode était bien encore empirique et barbare, il ydevinait toutes sortes de dangers, surtout il avait peur dedéterminer des embolies, si la liqueur n’était pas d’une puretéparfaite. Puis, il soupçonnait que l’énergie de ses convalescentsvenait en partie de la fièvre qu’il leur donnait. Mais il n’étaitqu’un pionnier, la méthode se perfectionnerait plus tard. N’yavait-il pas déjà là un prodige, à faire marcher les ataxiques, àressusciter les phtisiques, à rendre même des heures de luciditéaux fous ? Et, devant cette trouvaille de l’alchimie duXXème siècle, un immense espoir s’ouvrait, il croyaitavoir découvert la panacée universelle, la liqueur de vie destinéeà combattre la débilité humaine, seule cause réelle de tous lesmaux, une véritable et scientifique fontaine de Jouvence, qui, endonnant de la force, de la santé et de la volonté, referait unehumanité toute neuve et supérieure.

Ce matin-là, dans sa chambre, une pièce au nord, un peuassombrie par le voisinage des platanes, meublée simplement de sonlit de fer, d’un secrétaire en acajou et d’un grand bureau, où setrouvaient un mortier et un microscope, il achevait, avec des soinsinfinis, la fabrication d’une fiole de sa liqueur. Après avoir piléde la substance nerveuse de mouton, dans de l’eau distillée, ilavait dû décanter et filtrer. Et il venait enfin d’obtenir unepetite bouteille d’un liquide trouble, opalin, irisé de refletsbleuâtres, qu’il regarda longtemps à la lumière, comme s’il avaittenu le sang régénérateur et sauveur du monde.

Mais des coups légers contre la porte et une voix pressante letirèrent de son rêve.

– Eh bien ! quoi donc ? Monsieur, il est midi unquart, vous ne voulez pas déjeuner ?

En bas, en effet, le déjeuner attendait, dans la grande salle àmanger fraîche. On avait laissé les volets fermés, un seul venaitd’être entrouvert. C’était une pièce gaie, aux panneaux de boiseriegris perle, relevé de filets bleus. La table, le buffet, leschaises, avaient dû compléter autrefois le mobilier Empire quigarnissait les chambres ; et, sur le fond clair, le vieilacajou s’enlevait en vigueur, d’un rouge intense. Une suspension decuivre poli, toujours reluisante, brillait comme un soleil ;tandis que, sur les quatre murs, fleurissaient quatre grandsbouquets au pastel, des giroflées, des œillets, des jacinthes, desroses.

Rayonnant, le docteur Pascal entra.

– Ah ! fichtre ! je me suis oublié, je voulaisfinir… En voilà, de la toute neuve et de la très pure, cette fois,de quoi faire des miracles !

Et il montrait la fiole, qu’il avait descendue, dans sonenthousiasme. Mais il aperçut Clotilde droite et muette, l’airsérieux. Le sourd dépit de l’attente venait de la rendre à touteson hostilité, et elle qui avait brûlé de se jeter à son cou, lematin, restait immobile, comme refroidie et écartée de lui.

– Bon ! reprit-il, sans rien perdre de son allégresse,nous boudons encore. C’est ça qui est vilain !… Alors, tu nel’admires pas, ma liqueur de sorcier, qui réveille lesmorts ?

Il s’était mis à table, et la jeune fille, en s’asseyant en facede lui, dut enfin répondre.

– Tu sais bien, maître, que j’admire tout de toi…Seulement, mon désir est que les autres aussi t’admirent. Et il y acette mort du pauvre vieux Boutin…

– Oh ! s’écria-t-il sans la laisser achever, unépileptique qui a succombé dans une crise congestive !…Tiens ! puisque tu es de méchante humeur, ne causons plus decela : tu me ferais de la peine, et ça gâterait majournée.

Il y avait des œufs à la coque, des côtelettes, une crème. Et unsilence se prolongea, pendant lequel, malgré sa bouderie, ellemangea à belles dents, étant d’un appétit solide, qu’elle n’avaitpas la coquetterie de cacher. Aussi finit-il par reprendre enriant :

– Ce qui me rassure, c’est que ton estomac est bon…Martine, donnez donc du pain à Mademoiselle.

Comme d’habitude, celle-ci les servait, les regardait manger,avec sa familiarité tranquille. Souvent même, elle causait aveceux.

– Monsieur, dit-elle, quand elle eut coupé du pain, leboucher a apporté sa note, faut-il la payer ?

Il leva la tête, la contempla avec surprise.

– Pourquoi me demandez-vous ça ? D’ordinaire, nepayez-vous pas sans me consulter ?

C’était en effet Martine qui tenait la bourse. Les sommesdéposées chez M. Grandguillot, notaire à Plassans,produisaient une somme ronde de six mille francs de rente. Chaquetrimestre, les quinze cents francs restaient entre les mains de laservante, et elle en disposait au mieux des intérêts de la maison,achetait et payait tout, avec la plus stricte économie, car elleétait avare, ce dont on la plaisantait même continuellement.Clotilde, très peu dépensière, n’avait pas de bourse à elle. Quantau docteur, il prenait, pour ses expériences et pour son argent depoche, sur les trois ou quatre mille francs qu’il gagnait encorepar an et qu’il jetait au fond d’un tiroir du secrétaire ; desorte qu’il y avait là un petit trésor, de l’or et des billets debanque, dont il ne connaissait jamais le chiffre exact.

– Sans doute, Monsieur, je paye, reprit la servante, maislorsque c’est moi qui ai pris la marchandise ; et, cette fois,la note est si grosse, à cause de toutes ces cervelles que leboucher vous a fournies…

Le docteur l’interrompit brusquement.

– Ah çà ! dites donc, est-ce que vous allez vousmettre contre moi, vous aussi ? Non, non ! ce seraittrop !… Hier, vous m’avez fait beaucoup de chagrin, toutes lesdeux, et j’étais en colère. Mais il faut que cela cesse, je ne veuxpas que la maison devienne un enfer… Deux femmes contre moi, et lesseules qui m’aiment un peu ! Vous savez, je préférerais toutde suite prendre la porte !

Il ne se fâchait pas, il riait, bien qu’on sentît, autremblement de sa voix, l’inquiétude de son cœur. Et il ajouta, deson air gai de bonhomie :

– Si vous avez peur pour votre fin de mois, ma fille, ditesau boucher de m’envoyer ma note à part… Et n’ayez pas de crainte,on ne vous demande pas d’y mettre du vôtre, vos sous peuventdormir.

C’était une allusion à la petite fortune personnelle de Martine.En trente ans, à quatre cents francs de gages, elle avait gagnédouze mille francs, sur lesquels elle n’avait prélevé que le strictnécessaire de son entretien ; et, engraissée, presque tripléepar les intérêts, la somme de ses économies était aujourd’hui d’unetrentaine de mille francs, qu’elle n’avait pas voulu placer chezM. Grandguillot, par un caprice, une volonté de mettre sonargent à l’écart. Il était ailleurs, en rentes solides.

– Les sous qui dorment sont des sous honnêtes, dit-ellegravement. Mais Monsieur a raison, je dirai au boucher d’envoyerune note à part, puisque toutes ces cervelles sont pour la cuisineà Monsieur, et non pour la mienne.

Cette explication avait fait sourire Clotilde, que lesplaisanteries sur l’avarice de Martine amusaient d’ordinaire ;et le déjeuner s’acheva plus gaiement. Le docteur voulut allerprendre le café sous les platanes, en disant qu’il avait besoind’air, après s’être enfermé toute la matinée. Le café fut doncservi sur la table de pierre, près de la fontaine. Et qu’il faisaitbon là, dans l’ombre, dans la fraîcheur chantante de l’eau, tandisque, à l’entour, la pinède, l’aire, la propriété entière brûlait,au soleil de deux heures !

Pascal avait complaisamment apporté la fiole de substancenerveuse, qu’il regardait, posée sur la table.

– Ainsi, mademoiselle, reprit-il d’un air de plaisanteriebourrue, vous ne croyez pas à mon élixir de résurrection, et vouscroyez aux miracles !

– Maître, répondit Clotilde, je crois que nous ne savonspas tout.

Il eut un geste d’impatience.

– Mais il faudra tout savoir… Comprends donc, petite têtue,que jamais on n’a constaté scientifiquement une seule dérogationaux lois invariables qui régissent l’univers. Seule, jusqu’à cejour, l’intelligence humaine est intervenue, je te défie bien detrouver une volonté réelle, une intention quelconque, en dehors dela vie… Et tout est là, il n’y a, dans le monde, pas d’autrevolonté que cette force qui pousse tout à la vie, à une vie de plusen plus développée et supérieure.

Il s’était levé, le geste large, et une telle foi le soulevait,que la jeune fille le regardait, surprise de le trouver si jeune,sous ses cheveux blancs.

– Veux-tu que je te dise mon Credo, à moi, puisque tum’accuses de ne pas vouloir du tien… Je crois que l’avenir del’humanité est dans le progrès de la raison par la science. Jecrois que la poursuite de la vérité par la science est l’idéaldivin que l’homme doit se proposer. Je crois que tout est illusionet vanité, en dehors du trésor des vérités lentement acquises etqui ne se perdront jamais plus. Je crois que la somme de cesvérités, augmentées toujours, finira par donner à l’homme unpouvoir incalculable, et la sérénité, sinon le bonheur… Oui, jecrois au triomphe final de la vie.

Et son geste, élargi encore, faisait le tour du vaste horizon,comme pour prendre à témoin cette campagne en flammes, oùbouillaient les sèves de toutes les existences.

– Mais le continuel miracle, mon enfant, c’est la vie…Ouvre donc les yeux, regarde !

Elle hocha la tête.

– Je les ouvre, et je ne vois pas tout… C’est toi, maître,qui es un entêté, quand tu ne veux pas admettre qu’il y a, là-bas,un inconnu où tu n’entreras jamais. Oh ! je sais, tu es tropintelligent pour ignorer cela. Seulement, tu ne veux pas en tenircompte, tu mets l’inconnu à part, parce qu’il te gênerait dans tesrecherches… Tu as beau me dire d’écarter le mystère, de partir duconnu à la conquête de l’inconnu, je ne puis pas, moi ! lemystère tout de suite me réclame et m’inquiète.

Il l’écoutait en souriant, heureux de la voir s’animer, et ilcaressa de la main les boucles de ses cheveux blonds.

– Oui, oui, je sais, tu es comme les autres, tu ne peuxvivre sans illusion et sans mensonge… Enfin, va, nous nousentendrons quand même. Porte-toi bien, c’est la moitié de lasagesse et du bonheur.

Puis, changeant de conversation :

– Voyons, tu vas pourtant m’accompagner et m’aider dans matournée de miracles… C’est jeudi, mon jour de visites. Quand lachaleur sera un peu tombée, nous sortirons ensemble.

Elle refusa d’abord, pour paraître ne pas céder ; et ellefinit par consentir, en voyant la peine qu’elle lui faisait.D’habitude, elle l’accompagnait. Ils restèrent longtemps sous lesplatanes, jusqu’au moment où le docteur monta s’habiller. Lorsqu’ilredescendit, correctement serré dans une redingote, coiffé d’unchapeau de soie à larges bords, il parla d’atteler Bonhomme, lecheval qui, pendant un quart de siècle, l’avait mené à ses visites.Mais la pauvre vieille bête devenait aveugle, et par reconnaissancepour ses services, par tendresse pour sa personne, on ne ledérangeait plus guère. Ce soir-là, il était tout endormi, l’œilvague, les jambes percluses de rhumatismes. Aussi le docteur et lajeune fille, étant allés le voir dans l’écurie, lui mirent-ils ungros baiser à gauche et à droite des naseaux, en lui disant de sereposer sur une botte de bonne paille, que la servante apporta. Etils décidèrent qu’ils iraient à pied.

Clotilde, gardant sa robe de toile blanche, à pois rouges, avaitsimplement noué sur ses cheveux un large chapeau de paille, couvertd’une touffe de lilas ; et elle était charmante, avec sesgrands yeux, son visage de lait et de rose, dans l’ombre des vastesbords. Quand elle sortait ainsi, au bras de Pascal, elle mince,élancée et si jeune, lui rayonnant, le visage éclairé par lablancheur de la barbe, d’une vigueur encore qui la lui faisaitsoulever pour franchir les ruisseaux, on souriait sur leur passage,on se retournait en les suivant du regard, tant ils étaient beauxet joyeux. Ce jour-là, comme ils débouchaient du chemin desFenouillères, à la porte de Plassans, un groupe de commèress’arrêta net de causer. On aurait dit un de ces anciens rois qu’onvoit dans les tableaux, un de ces rois puissants et doux qui nevieillissent plus, la main posée sur l’épaule d’une enfant bellecomme le jour, dont la jeunesse éclatante et soumise lessoutient.

Ils tournaient sur le cours Sauvaire, pour gagner la rue de laBanne, lorsqu’un grand garçon brun, d’une trentaine d’années, lesarrêta.

– Ah ! maître, vous m’avez oublié. J’attends toujoursvotre note, sur la phtisie.

C’était le docteur Ramond, installé depuis deux années àPlassans, et qui s’y faisait une belle clientèle. De tête superbe,dans tout l’éclat d’une virilité souriante, il était adoré desfemmes, et il avait heureusement beaucoup d’intelligence etbeaucoup de sagesse.

– Tiens ! Ramond, bonjour !… Mais pas du tout,cher ami, je ne vous oublie pas. C’est cette petite fille à quij’ai donné hier la note à copier et qui n’en a encore rienfait.

Les deux jeunes gens s’étaient serré la main, d’un aird’intimité cordiale.

– Bonjour, mademoiselle Clotilde.

– Bonjour, monsieur Ramond.

Pendant une fièvre muqueuse, heureusement bénigne, que la jeunefille avait eue l’année précédente, le docteur Pascal s’étaitaffolé, au point de douter de lui ; et il avait exigé que sonjeune confrère l’aidât, le rassurât. C’était ainsi qu’unefamiliarité, une sorte de camaraderie s’était nouée entre lestrois.

– Vous aurez votre note demain matin, je vous le promets,reprit-elle en riant.

Mais Ramond les accompagna quelques minutes, jusqu’au bout de larue de la Banne, à l’entrée du vieux quartier, où ils allaient. Etil y avait, dans la façon dont il se penchait, en souriant àClotilde, tout un amour discret, lentement grandi, attendant avecpatience l’heure fixée pour le plus raisonnable des dénouements.D’ailleurs, il écoutait avec déférence le docteur Pascal, dont iladmirait beaucoup les travaux.

– Tenez ! justement, cher ami, je vais chez Guiraude,vous savez cette femme dont le mari, un tanneur, est mortphtisique, il y a cinq ans. Deux enfants lui sont restés :Sophie, une fille de seize ans bientôt, que j’ai pu heureusement,quatre ans avant la mort du père, faire envoyer à la campagne, prèsd’ici, chez une de ses tantes ; et un fils, Valentin, quivient d’avoir vingt et un ans, et que la mère a voulu garder prèsd’elle, par un entêtement de tendresse, malgré les affreuxrésultats dont je l’avais menacée. Eh bien ! voyez si j’airaison de prétendre que la phtisie n’est pas héréditaire, mais queles parents phtisiques lèguent seulement un terrain dégénéré, danslequel la maladie se développe, à la moindre contagion.Aujourd’hui, Valentin, qui a vécu dans le contact quotidien dupère, est phtisique, tandis que Sophie, poussée en plein soleil, aune santé superbe.

Il triomphait, il ajouta en riant :

– Ça n’empêche pas que je vais peut-être sauver Valentin,car il renaît à vue d’œil, il engraisse, depuis que je le pique…Ah ! Ramond, vous y viendrez, vous y viendrez, à mespiqûres !

Le jeune médecin leur serra la main à tous deux.

– Mais je ne dis pas non. Vous savez bien que je suistoujours avec vous.

Quand ils furent seuls, ils hâtèrent le pas, ils tombèrent toutde suite dans la rue Canquoin, une des plus étroites et des plusnoires du vieux quartier. Par cet ardent soleil, il y régnait unjour livide, une fraîcheur de cave. C’était là, au rez-de-chaussée,que Guiraude demeurait, en compagnie de son fils Valentin. Ellevint ouvrir, mince, épuisée, frappée elle-même d’une lentedécomposition du sang. Du matin au soir, elle cassait des amandesavec la tête d’un os de mouton, sur un gros pavé, serré entre sesgenoux ; et cet unique travail les faisait vivre, le filsayant dû cesser toute besogne. Guiraude sourit pourtant, cejour-là, en apercevant le docteur, car Valentin venait de mangerune côtelette, de grand appétit, véritable débauche qu’il ne sepermettait pas depuis des mois. Lui, chétif, les cheveux et labarbe rares, les pommettes saillantes et rosées dans un teint decire, s’était également levé avec promptitude, pour montrer qu’ilétait gaillard. Aussi Clotilde fut-elle émue de l’accueil fait àPascal, comme au sauveur, au messie attendu. Ces pauvres gens luiserraient les mains, lui auraient baisé les pieds, le regardaientavec des yeux luisants de gratitude. Il pouvait donc tout, il étaitdonc le bon Dieu, qu’il ressuscitait les morts ! Lui-même eutun rire encourageant, devant cette cure qui s’annonçait si bien.Sans doute le malade n’était pas guéri, peut-être n’y avait-il làqu’un coup de fouet, car il le sentait surtout excité et fiévreux.Mais n’était-ce donc rien que de gagner des jours ? Il lepiqua de nouveau, pendant que Clotilde, debout devant la fenêtre,tournait le dos ; et, lorsqu’ils partirent, elle le vit quilaissait vingt francs sur la table. Souvent, cela lui arrivait, depayer ses malades, au lieu d’en être payé.

Ils firent trois autres visites dans le vieux quartier, puisallèrent chez une dame de la ville neuve ; et, comme ils seretrouvaient dans la rue :

– Tu ne sais pas, dit-il, si tu étais une fille courageuse,avant de passer chez Lafouasse, nous irions jusqu’à la Séguiranne,voir Sophie chez sa tante. Ça me ferait plaisir.

Il n’y avait guère que trois kilomètres, ce serait une promenadecharmante, par cet admirable temps. Et elle accepta gaiement, neboudant plus, se serrant contre lui, heureuse d’être à son bras. Ilétait cinq heures, le soleil oblique emplissait la campagne d’unegrande nappe d’or. Mais, dès qu’ils furent sortis de Plassans, ilsdurent traverser un coin de la vaste plaine, desséchée et nue, àdroite de la Viorne. Le canal récent, dont les eaux d’irrigationdevaient transformer le pays mourant de soif, n’arrosait pointencore ce quartier ; et les terres rougeâtres, les terresjaunâtres s’étalaient à l’infini, dans le morne écrasement dusoleil, plantées seulement d’amandiers grêles, d’oliviers nains,continuellement taillés et rabattus, dont les branches secontournent, se déjettent, en des attitudes de souffrance et derévolte. Au loin, sur les coteaux pelés, on ne voyait que lestaches pâles des bastides, que barrait la ligne noire du cyprèsréglementaire. Cependant, l’immense étendue sans arbres, aux largesplis de terrains désolés, de colorations dures et nettes, gardaitde belles courbes classiques, d’une sévère grandeur. Et il y avait,sur la route, vingt centimètres de poussière, une poussière deneige que le moindre souffle enlevait en larges fumées volantes, etqui poudrait à blanc, aux deux bords, les figuiers et lesronces.

Clotilde, qui s’amusait comme une enfant à entendre toute cettepoussière craquer sous ses petits pieds, voulait abriter Pascal deson ombrelle.

– Tu as le soleil dans les yeux. Tiens-toi donc àgauche.

Mais il finit par s’emparer de l’ombrelle, pour la porterlui-même.

– C’est toi qui ne la tiens pas bien, et puis ça tefatigue… D’ailleurs, nous arrivons.

Dans la plaine brûlée, on apercevait déjà un îlot de feuillages,tout un énorme bouquet d’arbres. C’était la Séguiranne, lapropriété où avait grandi Sophie, chez sa tante Dieudonné, la femmedu méger. À la moindre source, au moindre ruisseau, cette terre deflammes éclatait en puissantes végétations, et d’épais ombragess’élargissaient alors, des allées d’une profondeur, d’une fraîcheurdélicieuse. Les platanes, les marronniers, les ormeaux poussaientvigoureusement. Ils s’engagèrent dans une avenue d’admirableschênes verts.

Comme ils approchaient de la ferme, une faneuse, dans un pré,lâcha sa fourche, accourut. C’était Sophie, qui avait reconnu ledocteur et la demoiselle, ainsi qu’elle nommait Clotilde. Elle lesadorait, elle resta ensuite toute confuse, à les regarder, sanspouvoir dire les bonnes choses dont son cœur débordait. Elleressemblait à son frère Valentin, elle avait sa petite taille, sespommettes saillantes, ses cheveux pâles ; mais, à la campagne,loin de la contagion du milieu paternel, il semblait qu’elle eûtpris de la chair, d’aplomb sur ses fortes jambes, les jouesremplies, les cheveux abondants. Et elle avait de très beaux yeux,qui luisaient de santé et de gratitude. La tante Dieudonné, quifanait elle aussi, s’était avancée à son tour, criant de loin,plaisantant avec quelque rudesse provençale.

– Ah ! monsieur Pascal, nous n’avons pas besoin devous, ici ! Il n’y a personne de malade !

Le docteur, qui était simplement venu chercher ce beau spectaclede santé, répondit sur le même ton :

– Je l’espère bien. N’empêche que voilà une fillette quinous doit un fameux cierge, à vous et à moi !

– Ça, c’est la vérité pure ! Et elle le sait, monsieurPascal, elle dit tous les jours que, sans vous, elle serait à cetteheure comme son pauvre frère Valentin.

– Bah ! nous le sauverons également. Il va mieux,Valentin. Je viens de le voir.

Sophie saisit les mains du docteur, de grosses larmes parurentdans ses yeux. Elle ne put que balbutier :

– Oh ! monsieur Pascal !

Comme on l’aimait ! et Clotilde sentait sa tendresse pourlui s’augmenter de toutes ces affections éparses. Ils restèrent làun instant, à causer, dans l’ombre saine des chênes verts. Puis,ils revinrent vers Plassans, ayant encore à faire une visite.

C’était, à l’angle de deux routes, dans un cabaret borgne, blancdes poussières envolées. On venait d’installer, en face, un moulinà vapeur, en utilisant les anciens bâtiments du Paradou, unepropriété datant du dernier siècle. Et Lafouasse, le cabaretier,faisait tout de même de petites affaires, grâce aux ouvriers dumoulin et aux paysans qui apportaient leur blé. Il avait encorepour clients, le dimanche, les quelques habitants des Artaud, unhameau voisin. Mais la malchance le frappait, il se traînait depuistrois ans, en se plaignant de douleurs, dans lesquelles le docteuravait fini par reconnaître un commencement d’ataxie ; et ils’entêtait pourtant à ne pas prendre de servante, il se tenait auxmeubles, servait quand même ses pratiques. Aussi, remis deboutaprès une dizaine de piqûres, criait-il déjà sa guérisonpartout.

Il était justement sur sa porte, grand et fort, le visageenflammé, sous le flamboiement de ses cheveux rouges.

– Je vous attendais, monsieur Pascal. Vous savez que j’aipu hier mettre deux pièces de vin en bouteilles, et sansfatigue !

Clotilde resta dehors, sur un banc de pierre, tandis que Pascalentrait dans la salle, afin de piquer Lafouasse. On entendait leursvoix ; et ce dernier, très douillet malgré ses gros muscles,se plaignait que la piqûre fût douloureuse ; mais, enfin, onpouvait bien souffrir un peu, pour acheter de la bonne santé.Ensuite, il se fâcha, força le docteur à accepter un verre dequelque chose. La demoiselle ne lui ferait pas l’affront de refuserdu sirop. Il porta une table dehors, il fallut absolument trinqueravec lui.

– À votre santé, monsieur Pascal, et à la santé de tous lespauvres bougres, à qui vous rendez le goût du pain !

Souriante, Clotilde songeait aux commérages dont lui avait parléMartine, à ce père Boutin qu’on accusait le docteur d’avoir tué. Ilne tuait donc pas tous ses malades, sa médication faisait donc devrais miracles ? Et elle retrouvait sa foi en son maître, danscette chaleur d’amour qui lui remontait au cœur. Quand ilspartirent, elle était revenue à lui tout entière, il pouvait laprendre, l’emporter, disposer d’elle, à son gré.

Mais, quelques minutes auparavant, sur le banc de pierre, elleavait rêvé à une confuse histoire, en regardant le moulin à vapeur.N’était-ce point là, dans ces bâtiments noirs de charbon et blancsde farine aujourd’hui, que s’était passé autrefois un drame depassion ? Et l’histoire lui revenait, des détails donnés parMartine, des allusions faites par le docteur lui-même, toute uneaventure amoureuse et tragique de son cousin, l’abbé Serge Mouret,alors curé des Artaud, avec une adorable fille, sauvage etpassionnée, qui habitait le Paradou.

Ils suivaient de nouveau la route, et Clotilde s’arrêta,montrant de la main la vaste étendue morne, des chaumes, descultures plates, des terrains encore en friche.

– Maître, est-ce qu’il n’y avait pas là un grandjardin ? ne m’as-tu pas conté cette histoire ?

Pascal, dans la joie de cette bonne journée, eut untressaillement, un sourire d’une tendresse infiniment triste.

– Oui, oui, le Paradou, un jardin immense, des bois, desprairies, des vergers, des parterres, et des fontaines, et desruisseaux qui se jetaient dans la Viorne… Un jardin abandonnédepuis un siècle, le jardin de la Belle au Bois dormant, où lanature était redevenue souveraine… Et, tu le vois, ils l’ontdéboisé, défriché, nivelé, pour le diviser en lots et le vendre auxenchères. Les sources elles-mêmes se sont taries, il n’y a plus,là-bas, que ce marais empoisonné… Ah ! quand je passe par ici,c’est un grand crève-cœur !

Elle osa demander encore :

– N’est-ce point dans le Paradou que mon cousin Serge et tagrande amie Albine se sont aimés ?

Mais il ne la savait plus là, il continua, les yeux au loin,perdus dans le passé.

– Albine, mon Dieu ! je la revois, dans le coup desoleil du jardin, comme un grand bouquet d’une odeur vivante, latête renversée, la gorge toute gonflée de gaieté, heureuse de sesfleurs, des fleurs sauvages tressées parmi ses cheveux blonds,nouées à son cou, à son corsage, à ses bras minces, nus et dorés…Et, quand elle se fut asphyxiée, au milieu de ses fleurs, je larevois morte, très blanche, les mains jointes, dormant avec unsourire, sur sa couche de jacinthes et de tubéreuses… Une morted’amour, et comme Albine et Serge s’étaient aimés dans le grandjardin tentateur, au sein de la nature complice ! et quel flotde vie emportant tous les faux liens, et quel triomphe de lavie !

Clotilde, troublée, à cet ardent murmure de paroles, leregardait fixement. Jamais elle ne s’était permis de lui parlerd’une autre histoire qui courait, l’unique et discret amour qu’ilaurait eu pour une dame, morte elle aussi à cette heure. Onracontait qu’il l’avait soignée, sans même oser lui baiser le boutdes doigts. Jusqu’ici, jusqu’à près de soixante ans, l’étude et latimidité l’avaient détourné des femmes. Mais on le sentait réservéà la passion, le cœur tout neuf et débordant, sous sa chevelureblanche.

– Et celle qui est morte, celle qu’on pleure…

Elle se reprit, la voix tremblante, les joues empourprées, sanssavoir pourquoi.

– Serge ne l’aimait donc pas, qu’il l’a laisséemourir ?

Pascal sembla se réveiller, frémissant de la retrouver près delui, si jeune, avec de si beaux yeux, brûlants et clairs, dansl’ombre du grand chapeau. Quelque chose avait passé, un mêmesouffle venait de les traverser tous deux. Ils ne se reprirent pasle bras, ils marchèrent côte à côte.

– Ah ! chérie, ce serait trop beau, si les hommes negâtaient pas tout ! Albine est morte, et Serge est maintenantcuré à Saint-Eutrope, où il vit avec sa sœur Désirée, une bravecréature, celle-ci, qui a de la chance d’être à moitié idiote. Luiest un saint homme, je n’ai jamais dit le contraire… On peut êtreun assassin et servir Dieu.

Et il continua, disant les choses crues de l’existence,l’humanité exécrable et noire, sans quitter son gai sourire. Ilaimait la vie, il en montrait l’effort incessant avec unetranquille vaillance, malgré tout le mal, tout l’écœurement qu’ellepouvait contenir. La vie avait beau paraître affreuse, elle devaitêtre grande et bonne, puisqu’on mettait à la vivre une volonté sitenace, dans le but, sans doute, de cette volonté même et du grandtravail ignoré qu’elle accomplissait. Certes, il était un savant,un clairvoyant, il ne croyait pas à une humanité d’idylle vivantdans une nature de lait, il voyait au contraire les maux et lestares, les étalait, les fouillait, les cataloguait depuis trenteans ; et sa passion de la vie, son admiration des forces de lavie suffisaient à le jeter dans une perpétuelle joie, d’où semblaitcouler naturellement son amour des autres, un attendrissementfraternel, une sympathie, qu’on sentait sous sa rudessed’anatomiste et sous l’impersonnalité affectée de ses études.

– Bah ! conclut-il en se retournant une dernière foisvers les vastes champs mornes, le Paradou n’est plus, ils l’ontsaccagé, sali, détruit ; mais, qu’importe ! des vignesseront plantées, du blé grandira, toute une poussée de récoltesnouvelles ; et l’on s’aimera encore, aux jours lointains devendange et de moisson… La vie est éternelle, elle ne fait jamaisque recommencer et s’accroître.

Il lui avait repris le bras, ils rentrèrent ainsi, serrés l’uncontre l’autre, bons amis, par le lent crépuscule qui se mourait auciel, en un lac tranquille de violettes et de roses. Et, à lesrevoir passer tous deux, l’ancien roi puissant et doux, appuyé àl’épaule d’une enfant charmante et soumise, dont la jeunesse lesoutenait, les femmes du faubourg, assises sur leurs portes, lessuivaient d’un sourire attendri.

À la Souleiade, Martine les guettait. De loin, elle leur fit ungrand geste. Eh bien ! quoi donc, on ne dînait pas cejour-là ? Puis, quand ils se furent approchés :

– Ah ! vous attendrez un petit quart d’heure. Je n’aipas osé mettre mon gigot.

Ils restèrent dehors, charmés, dans le jour finissant. Lapinède, qui se noyait d’ombre, exhalait une odeur balsamique derésine ; et de l’aire, brûlante encore, où se mourait undernier reflet rose, montait un frisson. C’était comme unsoulagement, un soupir d’aise, un repos de la propriété entière,des amandiers amaigris, des oliviers tordus, sous le grand cielpâlissant, d’une sérénité pure ; tandis que, derrière lamaison, le bouquet des platanes n’était plus qu’une masse deténèbres, noire et impénétrable, où l’on entendait la fontaine, àl’éternel chant de cristal.

– Tiens ! dit le docteur, M. Bellombre a déjàdîné, et il prend le frais.

Il montrait, de la main, sur un banc de la propriété voisine, ungrand et maigre vieillard de soixante-dix ans, à la figure longue,tailladée de rides, aux gros yeux fixes, très correctement serrédans sa cravate et dans sa redingote.

– C’est un sage, murmura Clotilde. Il est heureux. Pascalse récria.

– Lui ! j’espère bien que non !

Il ne haïssait personne, et seul, M. Bellombre, cet ancienprofesseur de septième, aujourd’hui retraité, vivant dans sa petitemaison sans autre compagnie que celle d’un jardinier, muet etsourd, plus âgé que lui, avait le don de l’exaspérer.

– Un gaillard qui a eu peur de la vie, entends-tu ?peur de la vie !… Oui ! égoïste, dur et avare ! S’ila chassé la femme de son existence, ça n’a été que dans la terreurd’avoir à lui payer des bottines. Et il n’a connu que les enfantsdes autres, qui l’ont fait souffrir : de là, sa haine del’enfant, cette chair à punitions… La peur de la vie, la peur descharges et des devoirs, des ennuis et des catastrophes ! lapeur de la vie qui fait, dans l’épouvante où l’on est de sesdouleurs, que l’on refuse ses joies ! Ah ! vois-tu, cettelâcheté me soulève, je ne puis la pardonner… Il faut vivre, vivretout entier, vivre toute la vie, et plutôt la souffrance, lasouffrance seule, que ce renoncement, cette mort à ce qu’on a devivant et d’humain en soi !

M. Bellombre s’était levé, et il suivait une allée de sonjardin, à petits pas paisibles. Alors, Clotilde, qui le regardaittoujours, silencieuse, dit enfin :

– Il y a pourtant la joie du renoncement. Renoncer, ne pasvivre, se garder pour le mystère, cela n’a-t-il pas été tout legrand bonheur des saints ?

– S’ils n’ont pas vécu, cria Pascal, ils ne peuvent pasêtre des saints.

Mais il la sentit qui se révoltait, qui allait de nouveau luiéchapper. Dans l’inquiétude de l’au-delà, tout au fond, il y a lapeur et la haine de la vie. Aussi retrouva-t-il son bon rire, sitendre et si conciliant.

– Non, non ! en voilà assez pour aujourd’hui, ne nousdisputons plus, aimons-nous bien fort… Et, tiens ! Martinenous appelle, allons dîner.

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