Le Moine noir

Chapitre 2

 

Kôvrine continua à mener à la campagne une vie aussi agitée etnerveuse qu’en ville. Il lisait, écrivait beaucoup, apprenaitl’italien, et, quand il se promenait, il songeait avec plaisirqu’il allait se remettre bientôt au travail. Il dormait si peu quechacun s’en étonnait. Si, par hasard, il s’endormait une demi-heuredans le jour, il ne dormait plus, ensuite, de toute la nuit ;puis, après une nuit sans sommeil, il se sentait alerte et gai,comme si de rien n’était. Il parlait beaucoup, buvait du vin etfumait de bons cigares.

Souvent, presque chaque jour, des demoiselles du voisinagevenaient chez les Péssôtski. Elles jouaient du piano et chantaientavec Tânia. Parfois venait aussi un jeune homme qui jouait duviolon. Kôvrine buvait littéralement la musique et le chant, s’enpénétrait presque à en défaillir, et, l’on s’en apercevait à ce queses yeux se fermaient et que sa tête s’inclinait.

Un soir, après le thé, il lisait sous la véranda. Accompagnéespar le violoniste, Tânia, qui avait un soprano, et une desdemoiselles, un contralto, étudiaient la sérénade de Bragg. Kôvrineécoutait les paroles – les jeunes filles chantaient en russe, –sans pouvoir du tout en comprendre le sens. Ayant enfin abandonnéson livre, et écouté attentivement, il comprit. Une jeune fille àl’imagination malade entendit une nuit, dans un jardin, des sonsmystérieux, si beaux et si étranges, qu’elle dut les regarder commeune harmonie sacrée, incompréhensible pour nous, mortels, et qui,pour cette raison, s’en retourne aux cieux. Kôvrine sentit sespaupières se coller. Il se leva et se mit, exténué, à marcher dansle salon, puis dans la grande salle. Lorsque le chant cessa, ilprit Tânia sous le bras et sortit avec elle sous la véranda.

– Depuis ce matin, lui dit-il, une légende me poursuit.L’ai-je lue ou entendu raconter, je ne sais ; en tout cas elleest étrange, absurde. Il faut convenir d’abord qu’elle ne brillepas par la clarté. Il y a mille ans, un moine, vêtu de noir,cheminait dans le désert, en Syrie ou en Arabie. À quelques mètresde l’endroit où il passait, des pêcheurs virent un autre moine quimarchait lentement sur l’eau d’un lac. Le second moine était unmirage. Perdez de vue maintenant toutes les lois de l’optique quela légende, semble-t-il, ignore, et écoutez ce qui suit. De cemirage en naquit un second, du second un troisième, en sorte quel’image du moine noir se transmit à l’infini d’une couche del’atmosphère dans l’autre. On la voyait tantôt en Afrique, tantôten Espagne, tantôt aux Indes, tantôt dans l’extrême Nord… Ellesortit enfin des limites de l’atmosphère terrestre, et, maintenantelle erre dans l’univers entier, sans pouvoir se trouver jamaisdans des conditions où elle pourrait disparaître. Peut-êtreest-elle maintenant dans la planète Mars ou dans quelque étoile dela Croix du Sud. Mais, ma chère, le plus intéressant de la légende,c’est que, mille années exactement après que le moine aura marchédans le désert, le mirage reviendra dans l’atmosphère terrestre etapparaîtra aux gens. Et il semble que les mille années touchent àleur fin… Aux termes de la légende, nous devons attendrel’apparition du moine noir aujourd’hui ou demain.

– Étrange mirage, dit Tânia à qui la légende ne plutpas.

– Mais le plus étonnant, reprit Kôvrine en riant, c’est queje ne peux pas du tout me rappeler où j’ai pu trouver cettelégende. L’ai-je lue ? l’ai-je entendue ? l’ai-jerêvée ? Je vous jure que je ne me le rappelle pas. En tout caselle m’intéresse. Aujourd’hui j’y pense toute la journée.

Laissant Tânia avec ses invités, Kôvrine sortit et se promena,pensif, près des plates-bandes. Le soleil se couchait. Les fleurs,que l’on ne venait que d’arroser, répandaient une odeur moite,irritante. À la maison, on recommença à chanter, et, de loin, leviolon donnait l’impression d’une voix humaine. Kôvrine, faisanteffort pour se rappeler où il avait entendu ou lu la légende, sedirigea lentement vers le parc, et arriva sans y prendre garde à larivière.

Par un sentier courant sur la berge escarpée, longeant desracines dénudées, il descendit vers l’eau, faisant lever desbécassines, puis deux canards. Sur les sombres pins, çà et là, sereflétaient encore les derniers rayons du soleil couchant, mais àla surface de l’eau dormait déjà le vrai soir. Kôvrine, par unepasserelle, atteignit l’autre rive. Devant lui s’étendait un vastechamp de jeune seigle, pas encore en fleur. Au loin, nullehabitation, ni âme qui vive. Il semblait que le sentier, si oncontinuait à le suivre, mènerait à cet endroit inconnu etmystérieux où le soleil venait de sombrer, et où s’enflammait, avecune si majestueuse ampleur, la rougeur du couchant.

« Quel espace, quelle liberté et quel calme, ici !pensait Kôvrine, en suivant le sentier. Il semble que toutl’univers me contemple, se taise et attende que je lecomprenne… »

Mais voilà que des moires courent sur le champ de seigle et ledoux vent du soir effleura tendrement la tête découverte du jeunehomme. Une minute après, à un nouveau coup de vent, le seiglechuchota plus fort, et l’on entendit derrière lui le sourdgrondement des pins. Kôvrine s’arrêta stupéfait. À l’horizon, commeun tourbillon ou comme une trombe, se dressait, de la terre au cielune haute colonne noire. Ses contours restaient indécis, mais ilfut manifeste au premier coup d’œil que la colonne ne restait pasimmobile. Elle se mouvait avec une effrayante vitesse. Elleavançait droit sur Kôvrine, et, plus elle avançait, plus elle serapetissait et se précisait. Kôvrine, pour lui faire place, se jetade côté, et il en eut à peine le temps…

Un moine, vêtu de noir, le chef blanc et les sourcils noirs, lesmains croisées sur la poitrine, passa à côté de lui. Ses pieds nusne touchaient pas le sol. Ayant franchi quelque espace, il seretourna vers Kôvrine, lui fit un signe de tête et lui sourit d’unefaçon à la fois amicale et malicieuse. Quel visage, affreusementpâle et maigre !… Recommençant à grandir, il franchit larivière, buta sans bruit contre la berge argileuse et les pins, et,les traversant, disparut comme une fumée.

– Ainsi… vous le voyez… marmotta Kôvrine, la légende estvraie.

Et tâchant de s’expliquer l’étrange apparition, heureux d’avoireu la chance de voir de si près et de façon si nette non seulementle vêtement noir, mais le visage et les yeux du moine, Kôvrine,agréablement ému, rentra à la maison.

Dans le parc et le jardin les gens circulaienttranquillement ; à la maison, on jouait. C’était donc queKôvrine seul avait vu le moine. Il voulut tout raconter à Tânia età son père, mais comprit qu’ils prendraient ses paroles pour dudélire et s’en effraieraient. Mieux valait se taire. L’agrégé ritbruyamment, chanta, dansa la mazurka ; il était gai, et tous,Tânia et les invités, trouvaient qu’il avait, ce jour-là, unefigure rayonnante, inspirée et qu’il était très beau.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer