Le Moine noir

Au sortir de l’Université, Dmîtri Pétrôvitch Sîline devintfonctionnaire à Pétersbourg, mais il donna sa démission à trenteans pour faire de l’agriculture. Bien qu’il y réussît, il ne m’ysemblait pourtant pas y être à sa place. Je pensais qu’il eût mieuxfait de retourner en ville.

Lorsque, hâlé, exténué, gris de poussière, il me rencontrait àl’entrée de la propriété ou à la porte du logis, lorsque, ensuite,à souper, il luttait contre le sommeil, et que sa femme l’emmenaitcoucher comme un enfant, ou lorsque, ayant vaincu le sommeil, il semettait, de sa tendre voix sincère, comme suppliante, à exposer sesbonnes intentions, je ne voyais plus en lui un propriétaire et unagronome, mais un homme surmené. Et il était évident pour moi quece qui lui importait ce n’était pas l’agriculture : il luiimportait seulement que la journée fût finie, – Dieumerci !

J’aimais à aller chez lui et il m’arrivait de passer deux outrois jours de suite sous son toit. J’aimais sa maison, son parc,son grand verger, sa petite rivière, et aussi sa philosophie un peulâche et oratoire, mais nette. Je l’aimais sans doute lui-même sansle savoir au juste, car je me débrouille mal encore dans messentiments d’alors.

Sîline était intelligent, bon, sincère et pas ennuyeux ;pourtant je me rappelle très bien que, lorsqu’il me confiait sessecrets intimes, et qualifiait d’amitié nos relations, celam’agitait désagréablement ; et je me sentais mal à l’aise. Ily avait dans son amitié pour moi quelque chose de gênant, dedéplaisant ; j’eusse préféré des relations ordinaires decamaraderie.

Il faut dire que sa femme, Maria Serguéiévna, me plaisaitinfiniment. Je n’étais pas amoureux d’elle, mais sa figure, sesyeux, sa voix, sa démarche me plaisaient. Je m’ennuyais lorsque jene la voyais pas de longtemps. Mon imagination ne se dessinait ence temps-là personne avec autant de complaisance que cette jeunefemme, belle et élégante. Je n’avais à son sujet aucune intentionprécise ; je ne rêvais à rien, mais, chaque fois que nous noustrouvions seuls, je me rappelais que son mari me considérait commeson ami, et j’en éprouvais de la gêne.

Lorsqu’elle jouait au piano mes morceaux favoris ou me racontaitquelque chose d’intéressant, j’écoutais avec plaisir ; en mêmetemps, les idées me venaient qu’elle aimait son mari, qu’il étaitmon ami et qu’elle me regardait comme tel ; et cela gâtait monhumeur. Je devenais terne, contraint et ennuyeux. Elle remarquaitce changement, et disait :

– Vous vous ennuyez sans votre ami. Il faut l’envoyerchercher aux champs.

Et quand Dmîtri Pétrôvitch arrivait, elle me disait :

– Allons, voici votre ami ; réjouissez-vous.

Cela dura un an et demi.

Un dimanche de juillet, Dmîtri Pétrôvitch et moi, n’ayant rien àfaire, nous nous rendîmes au grand village de Kloûchkino pour yacheter des hors-d’œuvre, destinés au souper. Tandis que nouscourions les boutiques, le soleil se coucha et le soir arriva – cesoir que je n’oublierai probablement pas de ma vie.

Ayant acheté un fromage qui ressemblait à du savon et dusaucisson dur comme la pierre, qui sentait le goudron, nousentrâmes au cabaret pour savoir s’il y avait de la bière. Notrecocher était allé chez le maréchal, faire ferrer les chevaux ;nous lui avions dit que nous l’attendrions près de l’église. Tandisque nous faisions les cent pas, causions, nous moquions de nosachats, déambulait derrière nous, avec un air de mystère, comme undétective, un homme au surnom assez étrange : on l’appelaitQuarante-Martyrs.

Quarante-Martyrs n’était autre que Gavrîlo Sèvérov, ou,simplement, Gavrioûcha. Il avait été quelque temps valet de chambrechez moi et je l’avais congédié pour ivrognerie. Il avait serviaussi chez Dmîtri Pétrôvitch et avait été renvoyé pour la mêmeraison. C’était un ivrogne farouche. Toute sa vie tenait dansl’ivrognerie et était aussi dévoyée que lui-même. Il était fils deprêtre, mais, sa mère étant noble, il appartenait en conséquence àla classe privilégiée. Néanmoins, j’avais beau considérer sa figuremaigrie, obséquieuse, toujours suante, sa barbe rousse quigrisonnait, son misérable veston déchiré et sa chemise rouge, je nepouvais pas trouver en lui la moindre trace de ce que l’on appelle,dans l’usage courant, « les privilèges ». Il se donnaitpour homme instruit et disait avoir étudié au séminaire. Il enavait été chassé, avant la fin de ses classes, pour avoir fumé. Ilavait ensuite, disait-il, fait partie de la maîtrise del’archevêché et passé alors deux ans dans un couvent. On l’en avaitchassé aussi, non pas pour avoir fumé, mais en raison de sa« faiblesse ». Il avait parcouru à pied deuxgouvernements et avait remis, on ne sait pourquoi, des suppliquesau Consistoire, ainsi qu’à différentes administrations de l’État.Il était passé en jugement quatre fois. Enfin, s’étant enlisé dansnotre district, il y avait été valet de chambre, garde forestier,piqueur, et gardien d’église. Il avait épousé une cuisinière veuve,de mœurs légères, et s’était définitivement englué dans la vieancillaire, s’habituant tellement à ses commérages et à sa crasse,qu’il parlait maintenant lui-même, avec quelque soupçon, comme d’unmythe, de son origine privilégiée.

Au temps dont nous parlons, Quarante-Martyrs était sans place.Il se donnait pour châtreur et chasseur. Sa femme avait disparu onne sait où.

En sortant du cabaret, nous allâmes vers l’église et nous nousassîmes sous le porche en attendant notre cocher. Quarante-Martyrsse tenait à distance de nous, la main devant sa bouche, de façon àtousser poliment, si besoin était.

Il faisait déjà noir. On sentait l’odeur âcre du serein et lalune allait paraître. On ne voyait sur le ciel pur, étoilé, quedeux nuages, tous les deux au-dessus de notre tête. L’un grand,l’autre plus petit – tout à fait comme une mère et son enfant –couraient l’un après l’autre dans la direction où s’éteignaient lesfeux du soir.

– Quelle belle journée il a fait, prononça DmîtriPétrôvitch.

– Extraordinaire… dit en écho Quarante-Martyrs, toussantpoliment dans sa main. Comment avez-vous daigné penser à venir ici,Dmîtri Pétrôvitch ? demanda-t-il d’une voix insinuante,voulant évidemment engager la conversation.

Dmîtri Pétrôvitch ne répondit pas. Quarante-Martyrs fit unprofond soupir et dit doucement, sans nous regarder :

– Je ne souffre que pour une seule cause dont j’aurai àrendre compte à Dieu tout-puissant. Je suis certainement un hommeperdu, incapable, mais, croyez-m’en sincèrement : je n’ai pasune bouchée de pain à me mettre sous la dent, et suis plusmalheureux qu’un chien… Pardon, Dmîtri Pétrôvitch !

Sîline n’écoutait pas ; la tête appuyée sur les poings, ilsongeait. L’église était au bout de la rue du village, sur la riveescarpée, et nous apercevions à travers la barrière de l’enclos, larivière, les prés, immergés au printemps, et le feu rouge d’unbrasier, près duquel se mouvaient des hommes noirs et des chevaux.Au loin, au delà, il y avait encore des feux ; c’était levillage ; on y chantait une chanson.

Sur la rivière, et, par places sur la prairie, flottait lebrouillard. Ses étroits flocons allongés, denses et blancs comme dulait, glissaient sur l’eau, aveuglant le reflet des étoiles ets’accrochant aux saules. Ils changeaient à tout moment d’aspect, etil semblait que les uns s’embrassassent, que les autressaluassent ; d’autres, comme s’ils priaient, semblaient leverau ciel des bras à larges manches, comme celles des popes…

Ces flocons suggérèrent sans doute à l’esprit de DmîtriPétrôvitch des fantômes et des morts, car, se tournant vers moi, ilme demanda avec un sourire triste :

– Dites-moi, mon cher, pourquoi, lorsque nous voulonsraconter quelque chose d’effrayant, de mystérieux et defantastique, nous en prenons le sujet non dans la vie, mais,infailliblement, dans le monde des fantômes et des ombresd’outre-tombe ?

– Ce qui est incompréhensible est effrayant.

– La vie vous est-elle donc compréhensible ?Dites-moi, la comprenez-vous mieux que le monded’outre-tombe ?

Dmîtri Pétrôvitch s’assit tellement près de moi que je sentaiscontre ma joue sa respiration. Dans le crépuscule, son visage pâleet maigre semblait plus pâle, et sa barbe noire, plus noire que lasuie. Ses yeux étaient sincères, mélancoliques, un peu effrayés,comme s’il se disposait à me raconter quelque chosed’effrayant.

Il me regarda et continua de sa voix suppliante,coutumière :

– Notre vie et l’au-delà sont pareillementincompréhensibles. Celui qui redoute les fantômes doit égalementavoir peur de moi, et de ces feux et du ciel, parce que, tout cela,à y bien réfléchir, est non moins incompréhensible et fantastiqueque les fantômes. Hamlet ne se tuait pas parce qu’il craignait deretrouver dans le sommeil de la tombe les visions qui le hantaient.Son célèbre monologue me plaît, mais, à franchement parler, il nem’a jamais ému. Je vous avoue, en ami, que, dans des minutesd’angoisse, je me suis représenté l’heure de la mort. Ma fantaisiem’offrait mille visions des plus sombres, et il m’arrivaitd’aboutir à une exaltation torturante jusqu’au cauchemar ;mais cela, je vous assure, ne me semblait pas plus effrayant que laréalité. Il faut le dire : les fantômes sont effrayants ;mais la vie l’est aussi ! Moi, mon cher, je ne comprends pas,et la vie m’effraie… Peut-être suis-je malade, anormal ? Ilsemble à l’homme normal, bien portant, qu’il comprend tout ce qu’ilvoit et entend ; mais, moi, j’ai perdu ce « ilsemble », et, de jour en jour, je m’empoisonne de peur.Il y a une maladie qui est la peur de l’espace ; moi je suismalade de la peur de la vie. Lorsque je suis couché dans l’herbe,et que je regarde longuement un insecte né d’hier, et qui n’aaucune conscience, il me semble que sa vie est faite d’unecontinuelle peur, et je me vois en lui.

– Qu’est-ce qui vous effraie particulièrement ?demandai-je.

– Tout m’effraie. Je suis, de nature, un homme superficielet m’intéresse peu à des questions comme l’au-delà et le sort del’humanité ; au total, je ne m’envole que rarement dans lesnuages. Ce qui m’effraie surtout, c’est la vie de chaque jour, dontnul de nous ne peut se garder. Je ne suis pas capable de discernerce qui, dans mes actions, est vérité ou mensonge, et elles metroublent. Je conçois que les conditions de ma vie et mon éducationm’ont enfermé dans un cercle étroit de mensonge, et que toute mavie n’est rien que le souci quotidien de me leurrer et de leurrerles autres sans m’en apercevoir ; et je suis effrayé à lapensée que, jusqu’à la mort, je ne m’arracherai pas à ce mensonge…Je fais une chose un jour et ne comprends plus le lendemainpourquoi je l’ai faite. Je suis entré au service à Pétersbourg, etj’y ai pris peur ; je suis venu ici faire de l’agriculture, etj’ai pris peur aussi… Nous savons peu de choses, je le vois ;aussi, chaque jour, nous trompons-nous, sommes-nous injustes,calomnions-nous et gâtons-nous la vie des autres. Nous dissiponstoutes nos forces en bêtises dont nous n’avons nul besoin, et quinous empêchent de vivre ; et cela m’effraie parce que je necomprends pas à qui et à quoi cela est bon. Je ne comprends pas lesgens, mon cher, et je les crains. J’ai peur de regarder lesmoujiks ; je ne sais pour quels diables de buts élevés ilssouffrent, et pourquoi ils vivent. Si la vie est une jouissance,ils sont inutiles, superflus ; si, au contraire, le but et lesens de la vie se trouvent dans le besoin et l’ignorance crasse etdésespérée, je ne comprends pas à qui et à quoi est nécessairecette torture. Je ne comprends rien ni personne. Allez donccomprendre cet individu ! me dit Dmîtri Pétrôvitch en memontrant Quarante-Martyrs. Songez-y un peu !

Remarquant que nous le regardions tous les deux,Quarante-Martyrs toussa poliment dans son poing et dit :

– Chez de bons maîtres j’ai toujours été un bonserviteur ; la cause principale de tout, c’est les boissonsspiritueuses. Si maintenant on faisait attention à moi, malheureuxhomme que je suis, si on me donnait une place, j’en baiseraisl’icône ! Je tiens mes paroles !

Le gardien de l’église, passant près de nous, nous regarda avecétonnement et se mit à tirer la corde pour donner l’heure ; lacloche à coups espacés et prolongés, rompant bruyamment le silencedu soir, sonna dix heures.

– Déjà dix heures, pourtant !… dit Dmîtri Pétrôvitch.Il serait temps de partir. Oui, mon cher, poursuivit-il, ensoupirant, si vous saviez comme je redoute mes pensées de chaquejour, mes pensées de la vie, dans lesquelles, semble-t-il, il nedoit rien y avoir d’effrayant ! Pour ne pas y penser, je medistrais par le travail et tâche de me fatiguer pour bien dormir lanuit. Des enfants, une femme, pour les autres c’est choseordinaire ; et pour moi, mon cher, que c’estpénible !

Dmitri Pétrôvitch se pétrit le visage, gémit et se mettant àrire :

– Si je pouvais vous raconter, continua-t-il, quel imbécilej’ai été dans la vie ! Chacun me dit : « Vous avezune femme charmante, des enfants ravissants, vous êtes vous-même unexcellent homme de famille ; » on croit que je suis trèsheureux, et on m’envie. Mais, puisque nous en parlons, je vais vousle dire en secret : mon heureuse vie de famille n’est qu’untragique malentendu, et j’en ai peur.

Un sourire forcé enlaidit sa figure pâle. Il me prit par lataille et poursuivit à mi-voix :

– Vous êtes sincèrement mon ami, je crois en vous et vousestime. Le ciel nous envoie l’amitié pour que nous puissions nousconfier à elle et nous défaire des secrets qui nous oppressent.Laissez-moi mettre à profit votre amicale disposition et vous diretoute la vérité. Ma vie de famille, qui vous semble si délicieuse,est mon principal tourment, mon principal effroi. Je me suis mariéd’une façon singulière et bête. Il faut vous dire qu’avant monmariage, j’aimais Mâcha de façon passionnée, et lui fis la courpendant deux ans. Je la demandai cinq fois, et elle refusa parcequ’elle était entièrement indifférente à mon égard. La sixièmefois, lorsque, éperdu d’amour, je me traînai à ses genoux et luidemandai sa main comme une aumône, elle consentit… Elle me ditalors : « Je ne vous aime pas, mais je vous seraifidèle… » J’acceptai avec enthousiasme cette condition. Jecompris en ce temps-là ce que cela signifiait ; mais, àprésent, j’en jure Dieu, je ne le comprends plus…

« Je ne vous aime pas, mais je vous serai fidèle… »Que signifie cela ?… C’est du brouillard, des ténèbres… Jel’aime autant qu’au jour de notre mariage, et il me semble qu’elleest indifférente comme auparavant ; elle est sans douteheureuse quand je pars de la maison. Je ne sais au juste si ellem’aime ou ne m’aime pas. Je ne sais, je ne sais pas. Et nous vivonssous le même toit… Nous nous tutoyons… Nous dormons ensemble. Nousavons des enfants… Notre avoir est en commun… Qu’est-ce àdire ? Pourquoi cela ?… Y comprenez-vous quelque chose,mon cher ?… Cruelle épreuve ! Comme je ne comprends rienà nos relations, tantôt je la hais, tantôt moi-même, tantôt nousdeux. Tout est brouillé dans ma tête. Je me tourmente et m’hébète.Et, comme un fait exprès, elle embellit chaque jour. Elle devientétonnante… À mon sens, elle a des cheveux splendides et elle souritcomme aucune femme ne sourit. Je l’aime et sais que je l’aime sansespoir… Un amour sans espoir pour une femme dont on a deuxenfants !… Est-ce compréhensible ? N’est-ce paseffrayant ? N’est-ce pas plus effrayant que desfantômes ?…

Il était d’humeur à parler encore longtemps, mais, heureusement,la voix du cocher retentit ; nos chevaux arrivaient. Nousmontâmes en voiture, et Quarante-Martyrs, ayant enlevé son bonnet,nous installa tous les deux avec la mine d’avoir longtemps attendul’occasion de toucher nos corps précieux.

– Dmîtri Pétrôvitch, dit-il la tête penchée de côté,battant fortement des paupières, permettez-moi de revenir chezvous. Faites-moi cette grâce, au nom de Dieu ! Je meurs defaim.

– Allons, bien, dit Sîline. Viens pour trois jours ;après, nous verrons.

– J’entends, monsieur ! fit Quarante-Martyrs, combléde joie. Je viendrai aujourd’hui même.

Jusqu’à la maison il y avait six verstes. Dmîtri Pétrôvitch,heureux de s’être enfin ouvert à un ami, me tint par la taille toutle long du chemin, Il me disait déjà, sans amertume ni peur, etgaiement, que, si tout s’arrangeait dans sa famille, il reviendraits’occuper de science à Pétersbourg. La tendance qui avait poussé àla campagne tant de jeunes gens doués, était, disait-il, unetendance fâcheuse. Nous avons en Russie beaucoup de seigle et defroment, mais il n’y a pas du tout de gens cultivés. Il faut que lajeunesse bien douée et saine s’occupe de sciences, d’art et depolitique. Se conduire autrement est être déraisonnable. Ilphilosophait avec plaisir et exprimait le regret d’avoir à seséparer de moi le lendemain de grand matin, car il devait aller àune vente de bois.

Je me sentais mal à l’aise et triste comme si je trompais cethomme ; et, en même temps, cela m’était agréable. Je regardaisl’énorme lune rouge qui se levait, et je me représentais une grandefemme blonde, svelte, pâle, toujours attifée, sentant un parfum àelle qui ressemblait à du musc ; et j’avais je ne sais quellejoie à l’idée qu’elle n’aimait pas son mari.

Dès que nous arrivâmes, on se mit à souper. Maria Serguéiévnanous servit nos hors-d’œuvre en riant, et je trouvai qu’elle avaiten effet des cheveux splendides et qu’elle souriait comme ne souritaucune femme. J’épiais ses mouvements et voulais voir dans chacund’eux, et dans son regard, qu’elle n’aimait pas son mari, et il mesemblait que je le voyais.

Dmîtri Pétrôvitch commença bientôt à lutter avec le sommeil.Après souper, il resta avec nous une dizaine de minutes etdit :

– Faites ce que bon vous semble, mes chers ; pour moi,je dois me lever demain à trois heures. Permettez-moi de vousquitter.

Il embrassa tendrement sa femme, me serra la main avec force etreconnaissance, et me fit donner ma parole de revenir sans faute lasemaine suivante. Pour s’éveiller à temps, il alla dormir dans lepavillon.

À la mode de Pétersbourg, Maria Serguéiévna se couchaittard ; j’en fus content ce soir-là, je ne sais pourquoi.

– Alors, commençai-je, quand nous fûmes seuls, vous allezavoir la bonté de me jouer quelque chose ?

Je ne me souciais pas de musique, mais ne savais comment engagerla conversation. Maria Serguéiévna se mit au piano et joua je ne merappelle plus quoi. Assis près d’elle, je regardais ses mainsblanches et douillettes, et tâchais de déchiffrer sa figure froideet indifférente. Mais elle se mit à sourire à quelque idée et meregarda.

– Vous vous ennuyez sans votre ami, me dit-elle.

Je me mis à rire.

– Il suffirait, par amitié, de venir une fois par mois, luidis-je, et je viens plusieurs fois par semaine.

Là-dessus je me levai et marchai avec agitation de long enlarge. Maria Serguéiévna se leva, elle aussi, et s’éloigna près dela cheminée.

– Que voulez-vous dire ? fit-elle, tournant vers moises grands yeux clairs.

Je ne répondis rien.

– Ce que vous dites est inexact, reprit-elle après avoirréfléchi. Vous ne venez ici que pour Dmîtri Pétrôvitch, et, ma foi,j’en suis heureuse. De notre temps, on voit rarement une amitiépareille.

« Ehé ! » pensai-je.

Et ne sachant que dire, je demandai :

– Si nous allions au jardin, voulez-vous ?

– Non.

Je sortis sur la terrasse. J’avais comme des fourmis à la têteet avais froid, tant j’étais agité. Je savais déjà, de sciencecertaine, que notre conversation serait sans intérêt et que nous nesaurions rien nous dire de particulier, mais qu’il arriveraitinfailliblement, cette nuit, ce que je n’osais pas rêver ;infailliblement cette nuit, ou jamais.

– Quel beau temps ! dis-je à haute voix.

– Voilà qui m’est entièrement égal, fut la réponse.

Je rentrai au salon. Maria Serguéiévna était comme avant, prèsde la cheminée, les mains derrière le dos, pensant à quelque choseet regardant de biais.

– Pourquoi, demandai-je, cela vous est-il entièrementégal ?

– Parce que je m’ennuie. Vous, vous ne vous ennuyez quelorsque votre ami n’est pas ici ; moi, je m’ennuie toujours.D’ailleurs… cela ne vous intéresse pas.

Je m’assis au piano et pris quelques accords, attendant qu’elleparlât.

– Ne vous gênez pas, je vous en prie, dit-elle, meregardant méchamment, prête à pleurer de dépit. Si vous voulezaller dormir, allez-y. Ne pensez pas que, parce que vous êtes l’amide Dmîtri Pétrôvitch, vous devez vous ennuyer avec sa femme. Je neveux pas de sacrifice. Partez, s’il vous plaît.

Naturellement je ne partis pas. Elle sortit sur la terrasse etje restai au salon, feuilletant pendant quelques minutes lamusique. Puis je sortis. Nous nous tenions l’un près de l’autredans l’ombre des rideaux, et, au-dessous de nous, les marchesétaient inondées de clair de lune. Sur les massifs et sur le sablejaune des allées s’allongeaient les noires ombres des arbres.

– Demain, dis-je, il faut que je parte.

– Évidemment, fit-elle railleuse, si mon mari n’est pasici, vous ne pouvez pas y rester ! Je m’imagine comme vousseriez malheureux si vous tombiez amoureux de moi… Aussi, attendez,je me jetterai un jour à votre cou… Je verrai avec quel effroi vousme fuirez. Ce sera intéressant.

Sa figure pâle et ses paroles étaient méchantes, mais ses yeuxpleins de l’amour le plus tendre et le plus passionné. Je regardaisdéjà cette belle créature comme ma chose, et je remarquai pour lapremière fois qu’elle avait des sourcils dorés, de merveilleuxsourcils, comme je n’en avais jamais vus. La pensée que je pouvaisà l’instant l’attirer à moi, la caresser, toucher ses splendidescheveux, me parut soudain si prodigieuse que je me mis à rire etfermai les yeux.

– Il est tout de même temps d’aller se coucher, dit-elle.Bonne et paisible nuit !

– Je ne veux pas de bonne nuit ! lui dis-je en riantet la suivant au salon. Je la maudirai, cette nuit, si elle estpaisible.

Lui serrant la main et la conduisant vers la porte, je visqu’elle me comprenait et était contente que je la comprisse.

J’entrai dans ma chambre. Il y avait sur ma table, près de meslivres, la casquette de Dmîtri Pétrôvitch, et cela me rappela sonamitié. Je pris une canne et allai au jardin. Le brouillard s’ylevait déjà, et, près des arbres et des arbustes, les enveloppant,erraient ces mêmes fantômes longs et étroits que j’avais vuspendant le jour sur la rivière. Quel dommage de ne pouvoir pasconverser avec eux !

Dans l’air extraordinairement transparent, chaque feuille,chaque goutte de rosée se détachait avec netteté ; tout celame souriait dans la paix, dans le sommeil de la nuit, et, enpassant près des bancs verts, je me rappelai ces mots d’une piècede Shakespeare : « Comme ce rayon de lune dort bien surce banc !… »

Il y avait au jardin un petit monticule ; je le gravis etm’assis. Un sentiment enchanteur m’accablait. Je savais de sciencecertaine que j’allais à l’instant enlacer, étreindre ce magnifiquecorps, baiser les sourcils dorés ; et je ne voulais pas ycroire. Je voulais me taquiner et regrettais que Maria Serguéiévnam’eût si peu torturé et se fût rendue si vite.

Mais voilà qu’inopinément de lourds pas retentirent. Un homme detaille moyenne apparut dans l’allée, et je reconnus aussitôtQuarante-Martyrs. Il s’assit sur le banc, fit un profond soupir,puis s’étant signé trois fois, s’étendit par terre. Une minuteaprès, il se leva et se recoucha sur l’autre côté. Les moustiqueset l’humidité de la nuit l’empêchaient de dormir.

– Ah ! la vie ! murmura-t-il. Vie malheureuse,amère !

En regardant son maigre corps voûté, entendant ses soupirsenroués, je me rappelai une autre vie, malheureuse et amère, quis’était confessée à moi ce jour même ; et j’eus crainte eteffroi de ma situation délicieuse.

Descendant du monticule, j’allai vers la maison.

« La vie, à son sens, est effrayante, me dis-je ; iln’y a donc pas à se gêner avec elle ; bouscule-la, et tant quela vie ne t’a pas encore écrasé, prends tout ce qu’on lui peutarracher !

Maria Serguéiévna était sur la terrasse. Je l’étreignis sansdire mot et me mis à baiser avidement ses sourcils, ses tempes, soncou…

Dans ma chambre, elle me dit qu’elle m’aimait depuis longtempsdéjà, depuis plus d’un an. Elle me jurait son amour, pleurait et mesuppliait de l’emmener chez moi. Je la faisais s’approcher à toutmoment de la fenêtre pour voir sa figure au clair de lune ;elle me semblait un rêve exquis, et je me hâtais de la serrer bienfort pour croire à la réalité. Je n’avais pas éprouvé de longtempsde tels transports… Pourtant, au fond de l’âme, j’éprouvais unmalaise, je ne savais pas où j’en étais. Il y avait dans son amourpour moi quelque chose de messéant et de pénible, comme dansl’amitié de Dmîtri Pétrôvitch. C’était un grand amour sérieux, aveclarmes et serments, et je n’y voulais rien de sérieux, ni larmes,ni serments, ni projets d’avenir. Que cette nuit de lune passe dansnotre vie comme un météore, – il suffit !

Exactement à trois heures, elle sortit de chez moi, et, tandisque, sur ma porte, je la regardais s’éloigner, Dmîtri Pétrôvitchapparut soudain, au fond du corridor.

En le rencontrant, elle tressaillit, et s’effaça devant lui,l’aversion peinte sur toute sa personne. Sîline eut un sourireétrange, toussa et entra dans ma chambre.

– Hier soir, dit-il, sans me regarder, j’ai laissé ici macasquette.

Il la prit, l’enfonça de ses deux mains, puis regarda ma figureembarrassée, mes pantoufles, et dit d’une voix altérée, singulièreet comme enrouée :

– Il est sans doute écrit que je ne dois rien comprendre.Si vous comprenez quelque chose, je… je vous en félicite… Moi, jen’y vois que du feu.

Et il sortit en toussotant.

Je le vis ensuite de ma fenêtre atteler lui-même les chevaux.Ses mains tremblaient. Il se pressait et regardait de temps à autrevers la maison ; il avait probablement peur. Il monta ensuitedans son tarantass, et, avec une étrange expression, comme s’ilcraignait d’être poursuivi, il fouailla les chevaux.

Peu après, je partis moi aussi. Le soleil se levait déjà et lebrouillard de la veille se repliait timidement sur les arbustes etles collines. Sur le siège de ma voiture était assisQuarante-Martyrs. Il avait déjà trouvé le moyen de boire etdébitait des propos d’ivrogne.

– Je suis un homme libre ! criait-il aux chevaux.Eh ! mes framboises ! Je suis citoyen honorairehéréditaire, si vous voulez le savoir !

L’effroi de Dmîtri Pétrôvitch, qui ne sortait pas de mon esprit,me gagnait. Je songeais à ce qui était arrivé et ne comprenaisrien. Je regardais les corneilles, et il me semblait étrange eteffrayant qu’elles volassent.

« Pourquoi ai-je fait cela ? me demandais-je, étonnéet désespéré. Pourquoi est-ce arrivé ainsi et pas autrement ?À qui et pour quoi était-ce nécessaire qu’elle m’aimât sérieusementet qu’il vînt dans ma chambre prendre sa casquette ? Qu’avaità voir en cela cette casquette ? »

Je partis le même jour pour Pétersbourg et n’ai jamais plus revuDmîtri Pétrôvitch, ni sa femme. On dit qu’ils continuent à vivreensemble.

1901.

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