Le Moine noir

Il était une fois, à Moscou, Vladîmir Sémiônytch Liâdovski.

Il avait fait son droit et était employé au contrôle d’un cheminde fer ; mais si vous lui aviez demandé de quoi il s’occupait,ses grands yeux brillants vous eussent regardé, droit et clair, àtravers son lorgnon à monture d’or, et une voix douce, veloutée etblésante de baryton vous eût répondu :

– Je m’occupe de littérature.

À sa sortie de l’Université, Vladîmir Sémiônytch avait inséré unbulletin théâtral dans un journal ; des bulletins, il passa àla bibliographie, et, un an après, il publiait, dans ce mêmejournal, un feuilleton hebdomadaire.

Un pareil début ne veut pas dire que Vladîmir Sémiônytch fût unamateur, ni que ce travail fût occasionnel. Quand je voyais samaigriotte et proprette personne, son grand front et sa longuecrinière, quand j’écoutais ses propos, il me semblait toujoursqu’indépendamment de ce qu’il écrivait, sa littérature lui étaitaussi organique que le battement de son cœur, et que, dès le seinmême de sa mère, tout son « programme » était déjà engerme en son cerveau. Dans sa démarche, dans ses gestes, dans safaçon de secouer la cendre de sa cigarette, ce programme se lisaitde A à Z avec toute son exagération extérieure, sa pauvreté et sonhonnêteté.

On voyait en Liâdovski « un homme qui écrit, » mêmelorsque, avec un air inspiré, il déposait une couronne sur la tombed’une célébrité, ou lorsque, avec une expression solennelle, ilrecueillait des signatures pour une Adresse. Sa passion de faireconnaissance avec des gens de lettres connus, sa faculté de trouverdu talent même là où il n’y en a pas, son continuel enthousiasme,son pouls à 120 pulsations, l’ignorance de la vie, l’agitationproprement féminine avec laquelle il se dépensait aux concerts etaux soirées littéraires, donnés au profit de la jeunesse desécoles, sa sympathie pour toute jeunesse : tout cela luiaurait donné une réputation de « littérateur, » même s’iln’eût pas écrit des feuilletons.

Il était l’écrivain à qui il va très bien de dire :« Le petit nombre que nous sommes ! » ou« Qu’est-ce que la vie sans lutte ? Enavant !… » – bien qu’il n’eût jamais lutté avec personneet n’eût jamais marché en avant… Lorsqu’il se mettait à parler deschoses idéales, Liâdovski ne le faisait pas non plus avec fadeur. Àchaque Sainte-Tatiâna, le jour anniversaire de l’Université, il segrisait et mêlait sa voix fausse au chant du Gaudeamus,et, à ce moment-là, sa figure illuminée et suante semblaitdire : « Voyez, je suis ivre ; je fais labombe ! » – Et cela aussi lui allait bien.

Vladîmir Sémiônytch croyait sincèrement à son droit d’écrire età la légitimité de son programme. Il ne connaissait aucun doute etsemblait très content de lui-même. Une seule chose lepeinait : le journal auquel il collaborait avait peu d’abonnéset ne jouissait pas d’une réputation sérieuse. Mais VladîmirSémiônytch avait confiance que, tôt ou tard, il entrerait dans unegrande revue où il se déploierait et montrerait sa force. Et ceslumineux espoirs dissipaient sa légère affliction.

Je fis connaissance, chez cet aimable homme, de sa sœur, unefemme-médecin du nom de Vièra Sémiônovna. Dès la premièrerencontre, l’air las et extrêmement maladif de cette femme mefrappa. Elle était jeune, bien faite, les traits réguliers, un peurudes, mais, comparée à son frère, remuant, joyeux et bavard, elleparaissait difficile, molle, négligée et maussade. Ses mouvements,ses sourires, ses paroles avaient quelque chose de froid, decontraint, d’apathique. Elle ne plaisait pas. On la considéraitcomme fière et bornée. Mais, au fond, elle me semblait sereposer.

– Mon cher ami, me disait souvent son frère en soupirant,rejetant ses cheveux en arrière d’un beau geste d’écrivain, nejugez jamais les gens sur l’apparence. Voyez ce livre : il y alongtemps qu’on le lit, il est corné, déchiré, il a traîné dans lapoussière comme une chose inutile, mais, ouvrez-le, il vous ferapâlir et pleurer. Ma sœur ressemble à ce livre-là. Tournez lacouverture, regardez dans son âme, et l’effroi vous prendra. Enquelque trois mois, Vièra a subi des épreuves suffisantes pour unevie tout entière.

Vladîmir Sémiônytch, regardant autour de lui, me prenait par lamanche, et se mettait à chuchoter :

– Vous savez qu’à la fin de ses études, elle épousa paramour un architecte. Ce fut tout un drame. À peine étaient-ilsmariés depuis un mois, son mari – pfut ! – meurt du typhus. Cene fut pas tout. Elle prend le typhus en soignant son mari, etlorsque, à sa convalescence, elle apprit que son Ivane était mort,elle s’administra une forte dose de morphine. Sans l’énergie de sesamies, ma Vièra serait au paradis. Dites-moi, n’est-ce pas undrame ? Et ma sœur ne ressemble-t-elle pas à un premier sujetqui a déjà joué les cinq actes de sa vie ? Le public restepour le vaudeville final, soit ! mais le premier sujet n’aplus qu’à rentrer chez lui se reposer.

Après ses trois mois de malheur, Vièra Sémiônovna vints’installer chez son frère. Elle n’aimait pas la pratique médicalequi ne lui donnait pas de satisfaction et la fatiguait. Elle nedonnait d’ailleurs pas l’impression de bien connaître son affaire,et, pas une fois, je ne l’entendis parler de quoi que ce soit,ayant trait à la médecine.

Elle avait abandonné la médecine et achevait, dans le silence etl’inaction, comme une prisonnière, tête basse et bras pendants, deconsumer sa jeunesse veule et incolore. La seule chose qui ne luifût pas indifférente et mît quelque lueur dans le crépuscule de savie était la présence, près d’elle, de son frère qu’elle aimait.Elle l’aimait, aimait son programme, avait la dévotion de sesfeuilletons, et, lorsqu’on lui demandait ce qu’il faisait, ellerépondait d’une voix baissée, comme si elle eût craint de leréveiller ou de le déranger : « Il écrit !… »Lorsqu’il écrivait, elle restait d’habitude assise près de lui, nequittant pas des yeux sa main qui écrivait ; elle ressemblait,à ces moments-là, à un animal malade qui se chauffe au soleil…

Un soir d’hiver, Vladîmir Sémiônytch écrivait pour son journalun feuilleton de critique. Vièra Sémiônovna, assise commed’habitude auprès de lui, regardait sa main courir. Le critiqueécrivait vite, sans arrêts ni ratures. La plume grinçait, crissait.Près de la main écrivante se trouvait l’exemplaire, frais coupé,d’une grosse revue.

Il y paraissait une nouvelle rustique, signée de deux initiales.Vladîmir Sémiônytch en était enthousiasmé. Il trouvait que l’auteuravait parfaitement pris le ton approprié au récit, rappelaitTourgueniev dans les descriptions, était sincère, et connaissait àmerveille la vie paysanne. Vladîmir Sémiônytch ne connaissait cettevie-là que par ses lectures et les on-dit, mais ses sentiments etune conviction intime lui donnaient foi au récit. Il prédisait àl’auteur un brillant avenir et l’assurait attendre la fin de sonrécit avec une grande impatience ; et ainsi de suite…

– Admirable récit ! déclara-t-il en s’appuyant audossier de sa chaise et en fermant les yeux de plaisir. L’idée enest au plus haut point sympathique !

Vièra Sémiônovna le regarda, bâilla et lui posa soudain unequestion imprévue… Elle avait, au demeurant, l’habitude de bâillernerveusement le soir et de poser des questions brusques et courtes,souvent hors de propos.

– Volôdia[42] ,demanda-t-elle, que signifie la non-résistance au mal ?

– La non-résistance au mal ? repartit le frère enouvrant les yeux.

– Oui, comment l’entends-tu ?

– Voici, ma chère. Figure-toi que des brigands t’attaquentet veulent te voler, et qu’au lieu de…

– Non, donne-moi une définition concrète.

– Une définition concrète ? Hum… Eh bien, voilà !fit Vladîmir Sémiônytch, hésitant. La non-résistance au mal est lanon-participation à tout ce que, dans la sphère morale, on nomme lemal.

Cela dit, le critique se pencha sur sa table et se remit à lirela nouvelle œuvre d’une femme. La nouvelle exposait la duresituation, tombant sous le coup de la loi, d’une dame vivant sousle même toit que son amant avec son enfant illégitime. L’idée,l’affabulation et l’exécution plaisaient à Vladîmir Sémiônytch. Enrésumant le sujet, et en détachant les meilleurs passages, ilajoutait :

« N’est-ce pas que tout cela est vrai comme la réalité, quecela est vivant et pittoresque ! L’auteur est non seulement unconteur artiste, mais un fin psychologue qui sait lire dans l’âmede ses personnages. Ne prenons pour exemple que la description forten relief de l’état d’âme de l’héroïne, au moment où elle rencontreson mari. » Et ainsi de suite.

– Volôdia, dit Vièra Sémiônovna l’interrompant. Unesingulière idée m’occupe depuis hier. Je songe sans cesse à ce quenous deviendrions si l’on édifiait la vie humaine sur les principesde la non-résistance au mal ?

– Rien, probablement. La non-résistance au mal ouvriraitlibre carrière à la volonté criminelle, et, sans parler de lacivilisation, il ne resterait pas sur la terre une seule pierredebout.

– Et que resterait-il donc ?

– Les Bachi-bouzouks et les maisons de tolérance… Dans monprochain feuilleton, je parlerai peut-être de cela. Merci de m’yfaire songer.

Et la semaine suivante, mon ami tint parole. C’était l’époque,après 1880, où, dans notre société et notre presse, on se mit àparler de la non-résistance au mal, du droit de juger, de punir etde combattre, l’époque où quelques personnes de notre milieu semirent à se passer de domestiques, à partir pour labourer à lacampagne, à renoncer à l’usage de la viande et à l’amourcharnel.

Après avoir lu le feuilleton de son frère, Vièra Sémiônovnaréfléchit et dit en levant un peu les épaules :

– Très gentil ! Mais je ne comprends pourtant pastout. Il y a par exemple dans les Gens de la cathédrale,de Léskov, un jardinier original qui sème à l’intention de tout lemonde, les acheteurs, les pauvres et les voleurs. Agit-ilraisonnablement ?

Vladîmir Sémiônytch comprit, à l’expression du visage de sa sœuret à sa voix, que son feuilleton ne lui avait pas plu, – et,presque pour la première fois de sa vie, son sentiment d’auteurvibra. Il répondit avec un peu nervosité.

– Le vol est un acte immoral. Semer pour les voleurs, c’estleur reconnaître le droit à l’existence. Que dirais-tu si, enfondant un journal, et en en déterminant les rubriques, j’avaisaussi en vue, en dehors des idées honnêtes, le chantage ? Jedevrais, d’après la logique de ce jardinier, faire une place auxmaîtres chanteurs, ces coquins de la pensée. Est-ce ça ?

Vièra Sémiônovna ne répondit rien. Elle se leva, se traînaparesseusement vers le divan et s’y étendit.

– Je ne sais, je ne sais rien ! dit-elle pensive. Tuas probablement raison. Mais il me semble, je le sens, que, dansnotre lutte contre le mal, il y a quelque chose de faux, comme s’ils’y trouvait quelque chose d’inexprimé ou de caché. Nos façons denon-résistance au mal font peut-être partie, Dieu le sait ! dunombre des préjugés si profondément ancrés en nous que nous n’avonsplus la force de nous en passer, et que nous ne pouvons plus enjuger sainement.

– Comment l’entends-tu ?

– Je ne sais comment t’expliquer. Peut-être l’homme setrompe-t-il en pensant qu’il a le droit de lutter avec le mal,comme il se trompe, par exemple, en pensant que son cœur a la formed’un as de cœur. Il se peut que, pour lutter contre le mal, nousayons le droit d’agir non pas par la force, mais par le contrairede la force ; autrement dit, si tu ne veux pas, par exemple,que l’on te vole ce tableau, ne le cache pas, mais donne-le…

– Intelligent, très intelligent ! Si je veux épouser,par intérêt, une fille de marchand riche, elle doit elle-même, pourm’empêcher de commettre cet acte méprisable, s’empresser dem’épouser !

Le frère et la sœur causèrent jusqu’à minuit sans se comprendre.Si un tiers les eût écoutés, il n’aurait guère conçu ce qu’ilsvoulaient tous les deux.

Le soir, d’ordinaire, le frère et la sœur restaient à la maison.Ils n’avaient ni famille, ni connaissances et n’éprouvaient pas lebesoin d’en avoir ; ils n’allaient au théâtre que pour lespièces nouvelles, – c’était alors l’usage des écrivains ; –ils n’allaient pas aux concerts parce qu’ils n’aimaient pas lamusique.

– Penses-en ce que tu voudras, dit le lendemain VièraSémiônovna ; pour moi, la question est en partie décidée. Jesuis profondément convaincue que je n’ai aucun droit de m’opposerau mal dirigé contre moi-même. Ce droit ne se fonde sur rien. Onveut me tuer, soit ! Si je me défends, cela n’améliorera pasle meurtrier. Il ne me reste qu’à décider la seconde partie de laquestion : comment envisager le mal dirigé contre mesproches ?

– Vièra, dit Vladîmir Sémiônytch en riant, ne te surexcitepas. La non-résistance au mal devient, je le vois, ton idéefixe.

Il voulait tourner en plaisanterie ces ennuyeuses conversations,mais le temps n’était plus à la plaisanterie : il riait jaune.Sa sœur ne s’asseyait plus auprès de sa table à écrire et nesuivait plus dévotement des yeux la main qui écrivait. VladîmirSémiônytch sentait chaque soir que, derrière son dos, sur le divan,était étendu un être en désaccord avec lui.

Et son dos lui semblait en bois et engourdi, et, en son âme, ilpassait du froid. L’amour-propre des auteurs est rancunier,implacable ; il ne connaît pas le pardon. Et la sœur deVladîmir Sémiônytch était la première personne et la seule qui eûtdécelé et agité en lui ce sentiment inquiet. Telle une grandecaisse de vaisselle qu’il est aisé de déballer, mais que l’on nepeut plus remballer ensuite telle qu’elle était.

Des semaines, des mois passèrent, et la sœur, ferme dans sesidées, ne s’asseyait plus auprès de la table de son frère.

Un soir d’automne, Vladîmir Sémiônytch écrivait un feuilleton.Il analysait une nouvelle dans laquelle une maîtresse d’école decampagne refuse d’épouser un homme riche et intellectuel qu’elleaime, et qui l’aime, uniquement parce que, à son sens, le mariagel’empêcherait de continuer sa pédagogie.

Vièra Sémiônovna, étendue sur le divan, songeait à on ne saitquoi.

– Mon Dieu ! dit-elle en s’étirant, quel ennui !Que la vie passe lente et vide ! Je ne sais que faire de moi,et tu gâches tes meilleures années à on ne sait quoi ! À lafaçon d’un alchimiste, tu retournes un tas de vieilles chosesinutiles à qui que ce soit ! Ah ! mon Dieu !

Vladîmir Sémiônytch laissa tomber sa plume et se retournalentement vers sa sœur.

– Tu es ennuyeux à voir ! continua-t-elle. Le Wagnerde Faust exhumait des vers de terre, mais c’est, du moins,qu’il cherchait un trésor ; toi, tu cherches des vers poureux-mêmes.

– Très vague, ce que tu dis !

– Oui, Volôdia, tous ces jours-ci j’ai longuement,péniblement réfléchi, et je me suis persuadée que tu es unobscurantiste, un routinier. Demande-toi ce que peut t’apporter tontravail assidu et consciencieux ? Dis-le moi ?quoi ? De toutes les vieilleries que tu farfouilles, on adepuis longtemps déjà extrait tout ce que l’on en pouvait tirer.Bats de l’eau dans un mortier, distille-la, tu n’en pourras pasdire plus long que les chimistes…

– Ah ! vraiment !… dit en traînant VladîmirSémiônytch. Oui, tout cela est vieillerie parce que ce sont là desidées éternelles, mais, à ton sens, qu’y a-t-il donc denouveau ?

– Tu te mêles de travailler dans l’ordreintellectuel ; c’est à toi d’inventer quelque chose denouveau : ce n’est pas à moi de te l’apprendre.

– Je suis un alchimiste !… fit le critique étonné etrévolté, les yeux à demi clignés et moqueurs. L’art et le progrès,c’est de l’alchimie ! ?

– Vois-tu, Volôdia, il me semble que si, vous tous, lesgens de pensée, vous vous dévouiez à la solution des grandsproblèmes, toutes ces petites questions, sur lesquelles tu peines,seraient résolues d’elles-mêmes, accessoirement. Lorsqu’on monte enballon pour voir une ville, on voit naturellement aussi les champs,les villages et les rivières. Lorsqu’on fabrique de la stéarine, onobtient comme sous-produit de la glycérine. Il me semble que lapensée moderne est stationnaire, est fichée en place. Elle estpréconçue, lente, timide. Elle craint un vaste essor gigantesque,comme nous redoutons, toi et moi, de gravir une haute montagne.Elle est conservatrice.

De pareilles conversations laissent des traces. Les relations dufrère et de la sœur empiraient chaque jour. Le frère, quand sa sœurétait là, ne pouvait plus travailler et s’irritait de la savoirétendue sur le divan, lui regardant le dos. La sœur continuait à secrisper maladivement et à s’étirer, lorsque, essayant de fairerevivre le passé, il tâchait de lui faire partager sesenthousiasmes.

Chaque soir elle se plaignait de l’ennui, parlait de la libertéde la pensée et des routiniers. Emportée par ses nouvelles idées,Vièra Sémiônovna démontrait que le travail dans lequel son frère seplongeait était un parti pris, une vaine tentative des espritsconservateurs pour prolonger ce qui avait déjà fait son temps etdisparaissait de la scène du monde. Ses comparaisons n’enfinissaient pas. Elle comparait son frère tantôt à un alchimiste,tantôt à un clerc vieux-croyant, qui préférerait mourir plutôt quede céder à la persuasion…

Un changement, peu à peu, se marqua dans sa vie. Elle pouvaitrester des journées et des soirées entières allongée sur le canapésans rien faire, sans lire, – à penser seulement, – et son visageprenait l’expression froide et sèche que l’on voit aux personnesn’ayant qu’une idée, et qui croient profondément. Elle se mit àrefuser les services de la domestique. Elle faisait elle-même sonménage, descendait les ordures, nettoyait ses bottines et sesrobes. Son frère ne pouvait pas voir sans irritation, ni même sanshaine, sa figure glacée lorsqu’elle se mettait au gros ouvrage.Dans ce travail, toujours fait avec quelque solennité, il voyaitquelque chose de tendre et de faux ; il y voyait à la fois dupharisaïsme et de la coquetterie morale. Et, sachant qu’il nepouvait plus la convaincre, il la taquinait et la chicanait à lafaçon d’un écolier.

– Tu ne t’opposes pas au mal, mais tu t’opposes à ce quej’aie une bonne ! lui disait-il, caustique. Si avoir une bonneest un mal, pourquoi donc y résistes-tu ? Ce n’est paslogique !

Il souffrait, se révoltait, et, même, ressentait de la gêne. Ilen ressentait quand sa sœur commençait à faire ses sottises devantdes étrangers.

– C’est horrible, mon cher ! me confessait-il, remuantles bras de désespoir. Il se trouve que notre premier sujet s’estmis à jouer aussi le vaudeville. Elle névropathise jusqu’à lamoelle des os… J’en ai pris mon parti, qu’elle pense ce qu’ellevoudra, mais pourquoi parle-t-elle, pourquoi m’irrite-t-elle ?Si elle songeait combien il est peu récréatif de l’entendre !…Qu’éprouvé-je, lorsqu’elle ose invoquer, de façon sacrilège, poursoutenir son errement, l’enseignement du Christ ?J’étouffe ! J’ai la fièvre lorsque ma sœurette, se mettant àprêcher son dogme et tâchant d’interpréter l’Évangile en son sens,omet à dessein l’expulsion des marchands du Temple. Voilà ce quec’est, mon vieux, que le manque de développement, le manqued’esprit ! Voilà ce que produit la Faculté de médecine, qui nedonne pas une culture générale.

Une fois, rentrant de son journal, Vladîmir Sémiônytch trouva sasœur en pleurs. Assise sur le divan, la tête inclinée, elle setordait les mains, et d’abondantes larmes coulaient au long de sesjoues. Le bon cœur du critique se serra de douleur. Des larmes luicoulèrent aussi des yeux ; il voulut amadouer sa sœur, luipardonner et lui faire demander pardon, et recommencer à vivrecomme par le passé… Il se mit à ses genoux, couvrit de baisers satête, ses mains, ses épaules. Elle sourit, sourit d’un airindéfinissable, amer, et Vladîmir Sémiônytch, poussant un cri dejoie, prit sur sa table une revue et dit avec feu :

– Hourra ! Vivons comme précédemment,Vièrotchka ! Que Dieu nous bénisse ! Quelle jolie petitechose je t’ai apportée ! En guise de champagne de laréconciliation, viens que nous la lisions ensemble ! C’est unebelle, merveilleuse chose !

– Ah ! non, non !… s’effraya Vièra Sémiônovna, enéloignant ce livre. Je l’ai déjà lue. Il ne faut pas, il ne fautpas.

– Quand donc l’as-tu lue ?

– Il y a un an ou deux ans ; il y a longtemps… je laconnais, je la connais !

– Hum ! dit froidement son frère, en lançant la revuesur la table, tu es une fanatique !

– C’est toi qui en es un, pas moi ! C’esttoi !

Et Vièra Sémiônovna se remit à pleurer. Son frère, debout devantelle, regardait ses épaules qui tremblaient, et pensait. Il nepensait pas aux maux de la solitude qu’éprouve chacun qui commenceà repenser de façon nouvelle, par soi-même. Il ne pensait pas auxsouffrances inévitables en toute révolution mentale sérieuse, maisà son objectif tourné en dérision, et à son amour-propre d’auteurfroissé.

À partir de cela, il eut envers sa sœur une attitude froide,négligemment moqueuse, et il la supportait dans son appartementcomme on supporte de vieilles parasites. Elle avait cessé dediscuter avec lui et répondait à toutes ses instances, sesmoqueries et taquineries par un silence condescendant quil’irritait encore plus.

Un matin d’été, Vièra Sémiônovna entra chez son frère en costumede voyage, une sacoche passée à l’épaule, et l’embrassa froidementau front.

– Où vas-tu donc ? lui demanda Vladîmir Sémiônytchétonné.

– Au gouvernement de N…, faire la vaccine.

Le frère sortit pour l’accompagner.

– Voilà ce que tu as été chercher, railleuse !murmura-t-il. As-tu besoin d’argent ?

– Non, merci. Adieu.

Sa sœur lui serra la main et s’éloigna.

– Pourquoi ne prends-tu pas de voiture ? lui criaVladîmir Sémiônytch.

La doctoresse ne répondit pas.

Son frère regarda son imperméable brun, le balancement de sataille à la démarche paresseuse. Il se contraignit à faire unsoupir, mais sans réveiller en lui de sentiment de pitié. Sa sœurétait déjà une étrangère pour lui ; et lui aussi était unétranger pour elle. Tout au moins ne se retourna-t-elle pas unefois.

Rentré chez lui, Vladîmir Sémiônytch s’assit tout aussitôt à satable et commença un feuilleton.

* *

*

Je ne vis plus une seule fois ensuite Vièra Sémiônovna. Oùest-elle maintenant ? Je ne sais. Vladîmir Sémiônytch continuaà écrire ses feuilletons, à déposer des couronnes, à chanterGaudeamus, à valeter pour « la caisse de secoursmutuels des collaborateurs des éditions périodiques deMoscou ».

Un beau jour, il tomba malade d’une congestion pulmonaire. Ilfut alité d’abord trois mois chez lui, puis à l’hôpital Galîtsyne.Une fistule se forma à un de ses genoux. On parla de l’envoyer enCrimée. On ouvrit une souscription à son profit. Mais il n’alla pasen Crimée ; il mourut. Nous l’enterrâmes au cimetière deVagânnkovo, dans la partie gauche, celle où l’on enterre lesartistes et les gens de lettres.

Nous nous trouvions un jour entre gens de plume au restaurantTatare. Je racontai que j’avais vu récemment, au cimetière deVagânnkovo, la sépulture de Vladîmir Sémiônytch. Elle étaitcomplètement abandonnée. La fosse était presque affaissée, la croixtombée. Il convenait d’y mettre ordre et de recueillir pour celaquelques roubles…

Mais on m’écouta avec indifférence, on ne me répondit pas unmot, et je ne reçus pas un copek. Personne ne se souvenait plus deVladîmir Sémiônytch. Il était complètement oublié.

1886.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer