Le Moine noir

Le soir du lundi de Pâques, le conseiller d’État Navâguine,rentrant de faire des visites, prit la liste des gens qui s’étaientinscrits chez lui pour la regarder dans son cabinet. Après avoirquitté son manteau et bu de l’eau de Seltz, il s’installacommodément sur son divan et se mit à lire les signatures. Arrivéau milieu de la longue liste, il eut un sursaut, partit d’un éclatde rire, et, avec l’expression d’une stupeur extrême, fit unclaquement de doigts.

– Encore !… s’écria-t-il en se frappant le genou…C’est étonnant ! Encore et encore la signature de ceFédioukov ! Le diable sait qui c’est !…

Au milieu de nombreuses signatures se trouvait celle d’uncertain Fédioukov. Quel individu était-ce ? Navâguinel’ignorait absolument. Il fit défiler dans sa mémoire toutes sesconnaissances, ses parents et ses subordonnés, même en un lointainpassé, mais ne put se souvenir de rien qui ressemblât, mêmevaguement, à un Fédioukov. Le plus étrange est que cet inconnuavait signé régulièrement ces trente dernières années chaque jourde Noël et de Pâques. Qui était-il, d’où venait-il, quelle mineavait-il ?… Ni Navâguine, ni sa femme, ni le suisse ne lesavaient.

– Étonnant ! murmurait Navâguine en arpentant soncabinet. Étrange et inconcevable ! C’est on ne sait quellecabalistique !… Appelez-moi ici le suisse ! – cria-t-il.– C’est diablement étrange !… Non, je vais tout de même savoirqui c’est !… Écoute, Grigôry, – dit-il au suisse qui entrait,– ce Fédioukov s’est encore inscrit ! Tu l’as vu ?

– Pas du tout…

– Permets, il s’est inscrit ! C’est donc qu’il a étédans l’antichambre. Il y a été ?

– Non, il n’y a pas été.

– Comment a-t-il donc pu s’inscrire s’il n’y a pasété ?

– Je ne peux le savoir.

– Et qui donc le saura ? Tu bayes aux corneilles danston antichambre !… Ressouviens-toi un peu ! Peut-êtrequelqu’un d’inconnu est-il entré ? Songes-y !

– Non, Votre ’cellence, il n’est venu aucun étranger. Nosfonctionnaires sont venus ; la baronne est venue chezMme Son Excellence, les prêtres sont venus avec lacroix, et il n’y a eu personne plus…

– Alors, quoi, il s’est inscrit invisiblement,hein ?

– Je ne puis le savoir ; mais il n’y a eu ici aucunFédioukov. Cela je puis le dire comme devant l’Image…

– Étrange ! Incompréhensible ! Éton-n-ant !…fit Navâguine, réfléchissant. C’est même ridicule ! Un hommes’inscrit depuis déjà trente ans, et on ne peut pas du tout savoirqui c’est. C’est peut-être une farce de quelqu’un ? Peut-êtrequelque fonctionnaire, pour intriguer, inscrit-il en même temps queson nom celui de ce Fédioukov ?

Et Navâguine se mit à examiner la signature de Fédioukov.

La signature ample, hardie, d’une écriture à l’ancienne mode,avec des boucles et des crochets, ne ressemblait pas du tout auxautres. Elle suivait immédiatement celle du secrétaire degouvernement, Chtoûtchkine, petit homme timoré et poltron, quiserait assurément mort de peur s’il se fût permis une plaisanterieaussi audacieuse.

– Le mystérieux Fédioukov, dit Navâguine à sa femme enentrant chez elle, s’est encore inscrit !… Et je n’ai pas puarriver encore à savoir qui c’est !

Mme Navâguine était spirite et expliquait, parcela même, très simplement, tous les phénomènes compréhensibles etincompréhensibles.

– Il n’y a là rien d’étonnant, dit-elle. Voilà, tu n’ycrois pas, et je t’ai dit et le répète qu’il y a dans la naturebeaucoup de surnaturel que notre faible esprit n’atteindra jamais.Je suis assurée que ce Fédioukov est un esprit en sympathie avectoi… À ta place, je l’évoquerais et lui demanderais ce qu’ilveut.

– Absurde, absurde !

Navâguine n’avait pas de préjugés, mais le phénomène quil’occupait était si mystérieux que, malgré lui, toutes sortes dediableries lui venaient en tête. Il songea, toute la soirée, que ceFédioukov incognito était l’esprit d’un fonctionnairedepuis longtemps mort, poussé à la retraite par quelque aïeul àlui, Navâguine, et qui, à présent se vengeait sur son descendant.C’était peut-être le parent de quelque clerc de chancellerie chassépar Navâguine lui-même, ou celui d’une jeune fille séduite parlui…

Navâguine, toute la nuit, vit en rêve un vieux fonctionnairemaigre, en uniforme râpé, le visage jaune citron, les cheveuxhérissés et les yeux ternes, qui marmonnait quelque chose d’unevoix funèbre et le menaçait d’un doigt osseux.

Peu s’en fallut que Navâguine n’eût une congestion cérébrale.Deux semaines durant, il fut taciturne, renfrogné, marchant sanscesse en réfléchissant. À la fin, vainquant son amour-propre et sonscepticisme, il dit sourdement à sa femme, en rentrant chezelle :

– Zîna, évoque Fédioukov !

Réjouie, la spirite ordonna de lui apporter une feuille decarton et une soucoupe ; elle fit asseoir son mari auprèsd’elle et se mit à officier. Fédioukov ne se laissa pas attendrelongtemps.

– Que te faut-il ? demanda Navâguine.

– Repens-toi… répondit la soucoupe.

– Qui étais-tu sur la terre ?

– Un égaré…

– Tu vois ! murmura la femme. Et tu n’y croyaispas !

Navâguine s’entretint longtemps avec Fédioukov, puis il évoquaNapoléon, Annibal, Asskotchénnski[31] , satante Klâvdia Zakhârovna ; et tous lui donnèrent des réponsesbrèves, mais pertinentes et pleines d’un sens profond. Ils’intéressa pendant près de quatre heures à la soucoupe ets’endormit tranquillisé, heureux d’avoir fait connaissance avec unmonde mystérieux, nouveau pour lui. Après cela, il s’occupa chaquejour de spiritisme, expliquant aux employés de sa chancelleriequ’il y a, au total, dans la nature, beaucoup de surnaturel et demiraculeux, sur quoi nos savants devraient depuis longtemps porterleur attention. L’hypnotisme, le médiumisme, le bichopisme[32] , le spiritisme, la quatrièmedimension, et autres brumes, le possédèrent complètement, en sorteque, à la grande joie de sa femme, Navâguine lisait des livresspirites ou s’occupait de la soucoupe, faisait tourner les tableset cherchait à expliquer les phénomènes surnaturels. À son exemple,tous ses subordonnés s’occupèrent de spiritisme, et, avec tantd’ardeur, que le vieil économe en devint fou et envoya, parplanton, le télégramme suivant : « À la direction desimpôts, en enfer. Sens que me transforme en malin esprit. Quefaire ? Réponse payée. VassîliKrinolînnski. »

Après avoir lu plus d’une centaine de brochures, Navâguineressentit un désir violent d’écrire lui aussi quelque chose sur laquestion. La rédaction lui prit cinq mois, et, à la fin, ilproduisit un énorme rapport intitulé : Mon opinion à moiaussi. L’article terminé, il résolut de l’envoyer à une revuespirite.

Le jour où l’on devait envoyer cet écrit lui est resté très enmémoire. Navâguine se rappelle qu’en cet inoubliable jour setrouvaient dans son cabinet son secrétaire, qui recopiaitl’article, et le sacristain de la paroisse voisine, appelé pouraffaire. La figure de Navâguine rayonnait. Il regardait avec amoursa création, palpait son épaisseur, souriait béatement, et disait àson secrétaire :

– Je crois, Philippe Serguèitch, qu’il faut l’envoyerrecommandé. C’est plus sûr.

Ensuite, levant les yeux vers le sacristain, il luidit :

– Mon bon, je vous ai fait venir pour affaire. Je mets monjeune fils au lycée et ai besoin de son acte de baptême. Nepourrait-on pas l’avoir vite ?

– Fort bien, Votre Excellence ! dit le sacristain.Fort bien, je comprends.

– Ne pourrait-on pas l’avoir pour demain ?

– Bien, Votre Excellence ! Soyez tranquille !Demain même, ce sera fait. Voulez-vous envoyer demain à l’églisequelqu’un pour le prendre avant vêpres ? J’y serai. Donnezl’ordre de demander Fédioukov. Je ne m’absente jamais…

– Comment dites-vous ? ! s’écria le conseillerd’État en pâlissant.

– Fédioukov, monsieur.

– Vous… vous êtes Fédioukov ?… demanda Navâguine,écarquillant les yeux.

– Précisément, Fédioukov.

– C’est vous… vous qui vous inscrivez dans monantichambre ?…

– Précisément, avoua le sacristain, confus. Quand nousvenons avec la croix pour les prières, Votre Excellence, jem’inscris toujours chez les grands dignitaires… J’aime ça… Quand jevois, excusez-moi, la feuille dans l’antichambre, je ressensl’envie folle d’y inscrire mon nom…

Navâguine, dans une muette hébétude, ne comprenant rien,n’entendant rien, se mit à aller et venir dans son cabinet. Il tâtala portière de la porte, agita deux ou trois fois la main droite,comme un jeune premier danseur apercevant sa bien-aimée, eut unsourire stupide et montra du doigt l’espace.

– Ainsi, demanda le secrétaire, j’envoie tout de suitel’article, Votre Excellence.

Ces mots rappelèrent à lui Navâguine. Il regarda son secrétaireet le sacristain, d’un air ahuri, se souvint de tout, et, frappantdu pied avec fureur, s’écria d’une voix aiguë,chevrotante :

– Laissez-moi en paix. ! En paix… je vous dis !Que voulez-vous de moi ? Je ne le comprends pas !

Le secrétaire et le sacristain sortirent du cabinet et ilsétaient depuis longtemps dans la rue que Navâguine trépignaitencore et criait :

– Laissez-moi en paix !… Que voulez-vous de moi ?Je ne comprends pas ! Lai-ssez-moi-en-paix !…

1887.

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