Le Moine noir

Chapitre 4

 

Iégor Sémiônytch et sa fille se querellaient souvent et sedisaient des choses désagréables.

Un matin, après on ne sait quelle discussion, Tânia se mit àpleurer et s’en fut dans sa chambre. Elle n’en sortit ni pourdîner, ni pour prendre le thé. Son père, l’air d’abord important etboudeur, comme s’il voulait donner à entendre que les intérêts del’ordre, et de la justice, dépassent tout au monde, céda bientôt etse démonta. Il errait tristement dans le parc en soupirant :« Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! » Et, à dîner, ilne mangea pas une bouchée. Enfin, avec un sentiment de faute, laconscience tourmentée, il frappa à la porte fermée et appelatimidement :

– Tânia ! Tânia ?

En réponse, derrière la porte, une voix faible, exténuée par leslarmes, et, en même temps décidée, déclara :

– Laissez-moi, je vous prie !

L’énervement des maîtres avait sa répercussion sur tout le logiset même sur les gens qui travaillaient au jardin. Kôvrine, bien queplongé dans son travail, se sentit à la fin, lui aussi, triste etcontraint. Il résolut, pour dissiper la mauvaise humeur générale,d’intervenir, et, vers le soir, il frappa chez Tânia. On le laissaentrer.

– Aïe, aïe !… commença-t-il sur un ton deplaisanterie, en regardant avec surprise le visage de Tânia,mouillé de larmes et couvert de taches rouges, que c’esthonteux !… Est-ce donc si sérieux ? Aïe, aïe !

– Si vous saviez, dit Tânia, comme il metourmente !

Et des larmes, des larmes amères, abondantes, jaillirent de sesgrands yeux.

– Je ne lui ai rien dit, continua-t-elle, en se tordant lesmains, rien… J’ai seulement suggéré qu’il n’est pas besoind’ouvriers inutiles, alors que l’on peut avoir, lorsqu’on en abesoin, des journaliers… Il y a une semaine que les ouvriers nefont rien… Je n’ai dit que cela, et il est monté sur ses grandschevaux et m’a dit beaucoup de choses offensantes, profondémenthumiliantes… Pourquoi ça ?

– Laissez ça, dit Kôvrine, lui effleurant les cheveux. Vousvous êtes fâchés ; vous avez pleuré ; en voilà assez. Ilne faut pas rester irrités si longtemps ; c’est mal… d’autantplus qu’il vous aime infiniment.

– Il a… gâté toute ma vie, continua Tânia, sanglotante. Jene reçois qu’offenses et… humiliations. Il me regarde comme inutilechez lui. Eh bien, il a raison ! Je partirai demain ; jeme ferai télégraphiste… Qu’il en soit ainsi !

– Allons, allons… il ne faut pas pleurer, Tânia ! Ilne le faut pas, ma chérie… Vous êtes tous les deux emportés,irritables… C’est votre faute à tous les deux. Venez, je vais vousréconcilier.

Kôvrine parlait sur un ton de caresse et de conviction, et Tâniacontinuait à pleurer, les épaules frémissantes et les mainsjointes, comme si, vraiment, un grand malheur l’eût frappée. Il laplaignait d’autant plus que son chagrin n’était pas sérieux etqu’elle souffrait profondément. Des riens pouvaient rendre cet êtremalheureux toute une journée et même toute la vie.

En la consolant, Kôvrine pensait qu’en dehors de cette jeunefille et de son père, on aurait difficilement trouvé des gensl’aimant comme quelqu’un de proche, comme un ami. Sans ces deuxêtres, puisqu’il avait perdu ses parents dès sa petite enfance, iln’aurait jamais sans doute connu la gentillesse sincère, l’amournaïf, irraisonné, que l’on n’éprouve que pour les siens, les gensde son sang. Et il sentait qu’à ses nerfs à demi malades,répondaient, comme le fer à l’aimant, les nerfs de cette jeunefille qui pleurait et frémissait. Il n’aurait pas pu aimer unefemme bien portante, forte, aux joues rouges ; Tânia, pâle,faible et malheureuse lui plaisait.

Et il caressait volontiers ses cheveux et ses épaules, luiprenait les mains, et essuyait ses larmes… Tânia cessa enfin depleurer. Elle fut longtemps encore à se plaindre de son père, de savie difficile, insupportable en cette maison, suppliant Kôvrine decomprendre sa situation. Puis, peu à peu, elle commença à sourire,en soupirant de ce que Dieu lui eût donné un si mauvais caractère…À la fin elle éclata de rire, se traita de sotte et sortit de lachambre en courant.

Lorsque peu après Kôvrine se rendit au jardin, Tânia et sonpère, comme si de rien n’était, se promenaient dans une allée, etils mangeaient tous deux du pain de seigle, saupoudré de sel, carils avaient faim.

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