attendu cette injustice, fut Mme de Besenval. Toute pleine de pré-
rogatives du rang et de la noblesse, elle ne put jamais se mettre
dans la tête qu’un ambassadeur pût avoir tort avec son secrétaire.
L’accueil qu’elle me fit fut conforme à ce préjugé. J’en fus si pi-
qué, qu’en sortant de chez elle je lui écrivis une des fortes et vives
lettres que j’aie peut-être écrites, et n’y suis jamais retourné. Le P.
Castel me reçut mieux ; mais, à travers le patelinage jésuitique, je
le vis suivre assez fidèlement une des grandes maximes de la So-
ciété, qui est d’immoler toujours le plus faible au plus puissant.
Le vif sentiment de la justice de ma cause et ma fierté naturelle ne
me laissèrent pas endurer patiemment cette partialité. Je cessai
de voir le P. Castel, et par là d’aller aux jésuites, où je ne connais-
sais que lui seul. D’ailleurs, l’esprit tyrannique et intrigant de ses
confrères, si différent de la bonhomie du bon P. Hemet, me don-
nait tant d’éloignement pour leur commerce, que je n’en ai vu
aucun depuis ce temps-là, si ce n’est le P. Berthier, que je vis deux
ou trois fois chez M. Dupin, avec lequel il travaillait de toute sa
force à la réfutation de Montesquieu.
M. de Montaigu. Je lui avais dit dans nos démêlés qu’il ne lui fal-
lait pas un secrétaire, mais un clerc de procureur. Il suivit cet avis
et me donna réellement pour successeur un vrai procureur, qui
dans moins d’un an lui vola vingt ou trente mille livres. Il le chas-
sa, le fit mettre en prison, chassa ses gentilshommes avec esclan-
dre et scandale, se fit partout des querelles, reçut des affronts
qu’un valet n’endurerait pas et finit, à force de folies, par se faire
rappeler et renvoyer planter ses choux. Apparemment que, parmi
les réprimandes qu’il reçut à là cour, son affaire avec moi ne fut
pas oubliée. Du moins, peu de temps après son retour, il
m’envoya son maître d’hôtel pour solder mon compte et me don-
ner de l’argent. J’en manquais dans ce moment-là ; mes dettes de
Venise, dettes d’honneur si jamais il en fut, me pesaient sur le
cœur. Je saisis le moyen qui se présentait de les acquitter, de
même que le billet de Zanetto Nani. Je reçus ce qu’on voulut me
donner ; je payai toutes mes dettes, et je restai sans un sol,
comme auparavant, mais soulagé d’un poids qui m’était insup-
portable. Depuis lors, je n’ai plus entendu parler de
M. de Montaigu qu’à sa mort, que j’appris par la voix publique.
Que Dieu fasse paix à ce pauvre homme ! Il était aussi propre au
métier d’ambassadeur que je l’avais été dans mon enfance à celui
de grapignan. Cependant il n’avait tenu qu’à lui de se soutenir
honorablement par mes services, et de me faire avancer rapide-
ment dans l’état auquel le comte de Gouvon m’avait destiné dans
ma jeunesse, et dont par moi seul je m’étais rendu capable dans
un âge plus avancé.
l’âme un germe d’indignation contre nos sottes institutions civi-
les, où le vrai bien public et la véritable justice sont toujours sacri-
fiés à je ne sais quel ordre apparent, destructif en effet de tout
ordre, et qui ne fait qu’ajouter la sanction de l’autorité publique à
l’oppression du faible et à l’iniquité du fort. Deux choses empê-
chèrent ce germe de se développer pour lors comme il a fait dans
la suite : l’une, qu’il s’agissait de moi dans cette affaire, et que
l’intérêt privé, qui n’a jamais rien produit de grand et de noble, ne
saurait tirer de mon cœur les divins élans qu’il n’appartient qu’au
plus pur amour du juste et du beau d’y produire. L’autre fut le
charme de l’amitié, qui tempérait et calmait ma colère par
l’ascendant d’un sentiment plus doux. J’avais fait connaissance à
Venise avec un Biscaïen, ami de mon ami de Carrio, et digne de
l’être de tout homme de bien. Cet aimable jeune homme, né pour
tous les talents et pour toutes les vertus, venait de faire le tour de
l’Italie pour prendre le goût des beaux-arts ; et, n’imaginant rien
de plus à acquérir, il voulait s’en retourner en droiture dans sa
patrie. Je lui dis que les arts n’étaient que le délassement d’un
génie comme le sien, fait pour cultiver les sciences ; et je lui
conseillai, pour en prendre le goût, un voyage et six mois de sé-
jour à Paris. Il me crut et fut à Paris. Il y était et m’attendait
quand j’y arrivai. Son logement était trop grand pour lui, il m’en
offrit la moitié ; je l’acceptai. Je le trouvai dans la ferveur des hau-
tes connaissances. Rien n’était au-dessus de sa portée ; il dévorait
et digérait tout avec une prodigieuse rapidité. Comme il me re-
mercia d’avoir procuré cet aliment à son esprit, que le besoin de
savoir tourmentait sans qu’il s’en doutât lui-même ! quels trésors
de lumières et de vertus je trouvai dans cette âme forte ! Je sentis
que c’était l’ami qu’il me fallait : nous devînmes intimes. Nos
goûts n’étaient pas les mêmes ; nous disputions toujours. Tous
deux opiniâtres, nous n’étions jamais d’accord sur rien. Avec cela
nous ne pouvions nous quitter ; et, tout en nous contrariant sans
cesse, aucun des deux n’eût voulu que l’autre fût autrement.
l’Espagne seule produit, et dont elle produit trop peu pour sa
gloire. Il n’avait pas ces violentes passions nationales, communes
dans son pays. L’idée de la vengeance ne pouvait pas plus entrer
dans son esprit que le désir dans son cœur. Il était trop fier pour
être vindicatif, et je lui ai souvent ouï dire avec beaucoup de sang-
froid qu’un mortel ne pouvait pas offenser son âme. Il était galant
sans être tendre. Il jouait avec les femmes comme avec de jolis
enfants. Il se plaisait avec les maîtresses de ses amis ; mais je ne
lui en ai jamais vu aucune, ni aucun désir d’en avoir. Les flammes
de la vertu dont son cœur était dévoré ne permirent jamais à cel-
les de ses sens de naître. Après ses voyages, il s’est marié ; il est
mort jeune ; il a laissé des enfants, et je suis persuadé, comme de
mon existence, que sa femme est la première et la seule qui lui ait
fait connaître les plaisirs de l’amour. À l’extérieur, il était dévot
comme un Espagnol, mais en dedans était la piété d’un ange.
Hors moi, je n’ai vu que lui seul de tolérant depuis que j’existe. Il
ne s’est jamais informé d’aucun homme comment il pensait en
matière de religion. Que son ami fût juif, protestant, turc, bigot,
athée, peu lui importait, pourvu qu’il fût honnête homme. Obsti-
né, têtu pour des opinions indifférentes, dès qu’il s’agissait de
religion, même de morale, il se recueillait, se taisait, ou disait
simplement : « Je ne suis chargé que de moi. » Il est incroyable
qu’on puisse associer autant d’élévation d’âme avec un esprit de
détail porté jusqu’à la minutie. Il partageait et fixait d’avance
l’emploi de sa journée par heures, quarts d’heure et minutes, et
suivait cette distribution avec un tel scrupule, que si l’heure eût
sonné tandis qu’il lisait sa phrase, il eût fermé le livre sans ache-
ver. De toutes ces mesures de temps ainsi rompues, il y en avait
pour telle étude, il y en avait pour telle autre ; il y en avait pour la
réflexion, pour la conversation, pour l’office, pour Locke, pour le
Rosaire, pour les visites, pour la musique, pour la peinture ; et il
n’y avait ni plaisir, ni tentation, ni complaisance qui pût interver-
tir cet ordre. Un devoir à remplir seul l’aurait pu. Quand il me
faisait la liste de ses distributions, afin que je m’y conformasse, je
commençais par rire et je finissais par pleurer d’admiration. Ja-
mais il ne gênait personne, ni ne supportait la gêne ; il brusquait
les gens qui, par politesse, voulaient le gêner. Il était emporté
sans être boudeur. Je l’ai vu souvent en colère, mais je ne l’ai ja-
mais vu fâché. Rien n’était si gai que son humeur : il entendait
raillerie et il aimait à railler. Il y brillait même, et il avait le talent
de l’épigramme. Quand on l’animait, il était bruyant et tapageur
en paroles, sa voix s’entendait de loin. Mais, tandis qu’il criait, on
le voyait sourire, et tout à travers ses emportements, il lui venait
quelque mot plaisant qui faisait éclater tout le monde. Il n’avait
pas plus le teint espagnol que le flegme. Il avait la peau blanche,
les joues colorées, les cheveux d’un châtain presque blond. Il était
grand et bien fait. Son corps fut formé pour loger son âme.
et fut mon ami. C’est toute ma réponse à quiconque ne l’est pas.
Nous nous liâmes si bien, que nous fîmes le projet de passer nos
jours ensemble. Je devais, dans quelques années, aller à Ascoytia
pour vivre avec lui dans sa terre. Toutes les parties de ce projet
furent arrangées entre nous la veille de son départ. Il n’y manqua
que ce qui ne dépend pas des hommes dans les projets les mieux
concertés. Les événements postérieurs, mes désastres, son ma-
riage, sa mort enfin, nous ont séparés pour toujours.
réussissent ; les projets innocents des bons n’ont presque jamais
d’accomplissement.
bien de ne m’y plus exposer. Ayant vu renverser dès leur nais-
sance des projets d’ambition que l’occasion m’avait fait former,
rebuté de rentrer dans la carrière que j’avais si bien commencée,
et dont néanmoins je venais d’être expulsé, je résolus de ne plus
m’attacher à personne, mais de rester dans l’indépendance en
tirant parti de mes talents, dont enfin je commençais à sentir la
mesure, et dont j’avais trop modestement pensé jusqu’alors. Je
repris le travail de mon opéra, que j’avais interrompu pour aller à
Venise ; et pour m’y livrer plus tranquillement, après le départ
d’Altuna, je retournai loger à mon ancien hôtel Saint-Quentin,
qui, dans un quartier solitaire et peu loin du Luxembourg, m’était
plus commode pour travailler à mon aise que la bruyante rue
Saint-Honoré. Là m’attendait la seule consolation réelle que le
ciel m’ait fait goûter dans ma misère, et qui seule me la rend sup-
portable. Ceci n’est pas une connaissance passagère ; je dois en-
trer dans quelque détail sur la manière dont elle se fit.
pour travailler en linge une fille de son pays, d’environ vingt-deux
à vingt-trois ans, qui mangeait avec nous ainsi que l’hôtesse.
Cette fille, appelée Thérèse Le Vasseur, était de bonne famille ;
son père était officier de la Monnaie d’Orléans ; sa mère était
marchande. Ils avaient beaucoup d’enfants. La Monnaie
d’Orléans n’allant plus, le père se trouva sur le pavé ; la mère
ayant essuyé des banqueroutes, fit mal ses affaires, quitta le
commerce, et vint à Paris avec son mari et sa fille, qui les nourris-
sait tous trois de son travail.
frappé de son maintien modeste, et plus encore de son regard vif
et doux, qui pour moi n’eut jamais son semblable. La table était
composée, outre M. de Bonnefond, de plusieurs abbés irlandais,
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gascons, et autres gens de pareille étoffe. Notre hôtesse elle-
même avait rôti le balai : il n’y avait là que moi seul qui parlait et
se comportait décemment. On agaça la petite ; je pris sa défense.
Aussitôt les lardons tombèrent sur moi. Quand je n’aurais eu na-
turellement aucun goût pour cette pauvre fille, la compassion, la
contradiction m’en auraient donné. J’ai toujours aimé l’honnêteté
dans les manières et dans les propos, surtout avec le sexe. Je de-
vins hautement son champion. Je la vis sensible à mes soins, et
ses regards, animés par la reconnaissance, qu’elle n’osait expri-
mer de bouche, n’en devenaient que plus pénétrants.
position commune semblait éloigner se fit pourtant très rapide-
ment. L’hôtesse, qui s’en aperçut, devint furieuse, et ses brutalités
avancèrent encore mes affaires auprès de la petite, qui, n’ayant
d’appui que moi seul dans la maison, me voyait sortir avec peine
et soupirait après le retour de son protecteur. Le rapport de nos
cœurs, le concours de nos dispositions eut bientôt son effet ordi-
naire. Elle crut voir en moi un honnête homme ; elle ne se trompa
pas. Je crus voir en elle une fille sensible, simple et sans coquette-
rie ; je ne me trompai pas non plus. Je lui déclarai d’avance que je
ne l’abandonnerais ni ne l’épouserais jamais. L’amour, l’estime, la
sincérité naïve furent les ministres de mon triomphe ; et c’était
parce que son cœur était tendre et honnête que je fus heureux
sans être entreprenant.
en elle ce qu’elle croyait que j’y cherchais recula mon bonheur
plus que toute autre chose. Je la vis interdite et confuse avant de
se rendre, vouloir se faire entendre, et n’oser s’expliquer. Loin
d’imaginer la véritable cause de son embarras, j’en imaginai une
bien fausse et bien insultante pour ses mœurs, et croyant qu’elle
m’avertissait que ma santé courait des risques, je tombai dans des
perplexités qui ne me retinrent pas, mais qui durant plusieurs
jours empoisonnèrent mon bonheur. Comme nous ne nous en-
tendions point l’un l’autre, nos entretiens à ce sujet étaient autant
d’énigmes et d’amphigouris plus que risibles. Elle fut prête à me
croire absolument fou ; je fus prêt à ne savoir plus que penser
d’elle. Enfin nous nous expliquâmes : elle me fit, en pleurant,
l’aveu d’une faute unique au sortir de l’enfance, fruit de son igno-
rance et de l’adresse d’un séducteur. Sitôt que je la compris, je fis
un cri de joie : « Pucelage ! m’écriai-je ; c’est bien à Paris, c’est
bien à vingt ans qu’on en cherche ! Ah ! ma Thérèse, je suis trop
heureux de te posséder sage et saine, et de ne pas trouver ce que
je ne cherchais pas. »
vis que j’avais plus fait, et que je m’étais donné une compagne. Un
peu d’habitude avec cette excellente fille, un peu de réflexion sur
ma situation, me firent sentir qu’en ne songeant qu’à mes plaisirs,
j’avais beaucoup fait pour mon bonheur.
qui remplît mon cœur. Il fallait, pour tout dire, un successeur à
Maman : puisque je ne devais plus vivre avec elle, il me fallait
quelqu’un qui vécût avec son élève, et en qui je trouvasse la sim-
plicité, la docilité de cœur qu’elle avait trouvée en moi. Il fallait
que la douceur de la vie privée et domestique me dédommageât
du sort brillant auquel je renonçais. Quand j’étais absolument
seul, mon cœur était vide ; mais il n’en fallait qu’un pour le rem-
plir. Le sort m’avait ôté, m’avait aliéné, du moins en partie, celui
pour lequel la nature m’avait fait. Dès lors j’étais seul ; car il n’y
eut jamais pour moi d’intermédiaire entre tout et rien. Je trouvai
dans Thérèse le supplément dont j’avais besoin ; par elle je vécus
heureux autant que je pouvais l’être selon le cours des événe-
ments.
esprit est ce que l’a fait la nature ; la culture et les soins n’y pren-
nent pas. Je ne rougis point d’avouer qu’elle n’a jamais bien su
lire, quoiqu’elle écrive passablement. Quand j’allai loger dans la
rue Neuve-des-Petits-Champs, j’avais à l’hôtel de Pontchartrain,
vis-à-vis mes fenêtres, un cadran sur lequel je m’efforçai durant
plus d’un mois à lui faire connaître les heures. À peine les
connaît-elle encore à présent. Elle n’a jamais pu suivre l’ordre des
douze mois de l’année, et ne connaît pas un seul chiffre, malgré
tous les soins que j’ai pris pour les lui montrer. Elle ne sait ni
compter l’argent ni le prix d’aucune chose. Le mot qui lui vient en
parlant est souvent l’opposé de celui qu’elle veut dire. Autrefois
j’avais fait un dictionnaire de ses phrases pour amuser
Mme de Luxembourg, et ses quiproquos sont devenus célèbres
dans les sociétés où j’ai vécu. Mais cette personne si bornée, et, si
l’on veut, si stupide, est d’un conseil excellent dans les occasions
difficiles. Souvent, en Suisse, en Angleterre, en France, dans les
catastrophes où je me trouvais, elle a vu ce que je ne voyais pas
moi-même ; elle m’a donné les avis les meilleurs à suivre ; elle
m’a tiré des dangers où je me précipitais aveuglément ; et devant
les dames du plus haut rang, devant les grands et les princes, ses
sentiments, son bon sens, ses réponses et sa conduite lui ont atti-
ré l’estime universelle, et à moi, sur son mérite, des compliments
dont je sentais la sincérité.
l’esprit ainsi que le cœur, et l’on a peu besoin de chercher ailleurs
des idées. Je vivais avec ma Thérèse aussi agréablement qu’avec
le plus beau génie de l’univers. Sa mère, fière d’avoir été jadis éle-
vée auprès de la marquise de Monpipeau, faisait le bel esprit, vou-
lait diriger le sien, et gâtait, par son astuce, la simplicité de notre
commerce. L’ennui de cette importunité me fit un peu surmonter
la sotte honte de n’oser me montrer avec Thérèse en public, et
nous faisions tête-à-tête de petites promenades champêtres et de
petits goûters qui m’étaient délicieux. Je voyais qu’elle m’aimait
sincèrement, et cela redoublait ma tendresse. Cette douce intimi-
té me tenait lieu de tout ; l’avenir ne me touchait plus, ou ne me
touchait que comme le présent prolongé : je ne désirais rien que
d’en assurer la durée.
et insipide. Je ne sortais plus que pour aller chez Thérèse ; sa de-
meure devint presque la mienne. Cette vie retirée devint si avan-
tageuse à mon travail, qu’en moins de trois mois mon opéra tout
entier fut fait, paroles et musique. Il restait seulement quelques
accompagnements et remplissages à faire. Ce travail de manœu-
vre m’ennuyait fort. Je proposai à Philidor de s’en charger, en lui
donnant part au bénéfice. Il vint deux fois, et fit quelques rem-
plissages dans l’acte d’Ovide, mais il ne put se captiver à ce travail
assidu pour un profit éloigné et même incertain. Il ne revint plus,
et j’achevai ma besogne moi-même.
bien plus difficile. On ne vient à bout de rien à Paris quand on y
vit isolé. Je pensai à me faire jour par M. de la Poplinière, chez
qui Gauffecourt, de retour de Genève, m’avait introduit. M. de la
Poplinière était le Mécène de Rameau : Mme de la Poplinière
était sa très humble écolière. Rameau faisait, comme on dit, la
pluie et le beau temps dans cette maison. Jugeant qu’il protége-
rait avec plaisir l’ouvrage d’un de ses disciples, je voulus lui mon-
trer le mien. Il refusa de le voir, disant qu’il ne pouvait lire des
partitions, et que cela le fatiguait trop. La Poplinière dit là-dessus
qu’on pouvait le lui faire entendre, et m’offrit de rassembler des
musiciens pour en exécuter des morceaux ; je ne demandais pas
mieux. Rameau consentit en grommelant, et répétant sans cesse
que ce devait être une belle chose que de la composition d’un
homme qui n’était pas enfant de la balle, et qui avait appris la
musique tout seul. Je me hâtai de tirer en parties cinq ou six mor-
ceaux choisis. On me donna une dizaine de symphonistes et pour
chanteurs Albert, Bérard et Mlle Bourbonnais. Rameau commen-
ça, dès l’ouverture, à faire entendre par ses éloges outrés, qu’elle
ne pouvait être de moi. Il ne laissa passer aucun morceau sans
donner des signes d’impatience ; mais à un air de haute-contre,
dont le chant était mâle et sonore et l’accompagnement très bril-
lant, il ne put plus se contenir ; il m’apostropha avec une brutalité
qui scandalisa tout le monde, soutenant qu’une partie de ce qu’il
venait d’entendre était d’un homme consommé dans l’art, et le
reste d’un ignorant qui ne savait pas même la musique ; et il est
vrai que mon travail, inégal et sans règle, était tantôt sublime et
tantôt très plat, comme doit être celui de quiconque ne s’élève que
par quelques élans de génie, et que la science ne soutient point.
Rameau prétendit ne voir en moi qu’un petit pillard sans talent et
sans goût. Les assistants, et surtout le maître de la maison, ne
pensèrent pas de même. M. de Richelieu, qui, dans ce temps-là,
voyait beaucoup Monsieur et, comme on sait, Mme de la Popli-
nière, ouït parler de mon ouvrage, et voulut l’entendre en entier,
avec le projet de le faire donner à la cour s’il en était content. Il
fut exécuté à grand chœur et en grand orchestre, aux frais du roi,
chez M. de Bonneval, intendant des Menus. Francœur dirigeait
l’exécution. L’effet en fut surprenant. M. le duc ne cessait de
s’écrier et d’applaudir, et à la fin d’un chœur, dans l’acte du Tasse,
il se leva, vint à moi, et me serrant la main : « Monsieur Rous-
seau, me dit-il, voilà de l’harmonie qui transporte. Je n’ai jamais
rien entendu de plus beau : je veux faire donner cet ouvrage à
Versailles. » Mme de la Poplinière, qui était là, ne dit pas un mot.
Rameau, quoique invité, n’y avait pas voulu venir. Le lendemain,
Mme de la Poplinière me fit à sa toilette un accueil fort dur, affec-
ta de rabaisser ma pièce, et me dit que, quoique un peu de clin-
quant eût d’abord ébloui M. de Richelieu, il en était bien revenu,
et qu’elle ne me conseillait pas de compter sur mon opéra. M. le
duc arriva peu après et me tint un tout autre langage, me dit des
choses flatteuses sur mes talents, et me parut toujours disposé à
faire donner ma pièce devant le Roi. « Il n’y a, dit-il, que l’acte du
Tasse qui ne peut passer à la cour : il en faut faire un autre. » Sur
ce seul mot j’allai m’enfermer chez moi, et dans trois semaines
j’eus fait à la place du Tasse un autre acte dont le sujet était Hé-
siode inspiré par une muse. Je trouvai le secret de faire passer
dans cet acte une partie de l’histoire de mes talents, et de la jalou-
sie dont Rameau voulait bien les honorer. Il y avait dans ce nou-
vel acte une élévation moins gigantesque et mieux soutenue que
celle du Tasse. La musique en était aussi noble et beaucoup mieux
faite, et si les deux autres actes avaient valu celui-là, la pièce en-
tière eût avantageusement soutenu la représentation : mais tandis
que j’achevais de la mettre en état, une autre entreprise suspendit
l’exécution de celle-là.
fêtes à Versailles, entre autres plusieurs opéras au théâtre des
Petites-Écuries. De ce nombre fut le drame de Voltaire intitulé La
Princesse de Navarre, dont Rameau avait fait la musique, et qui
venait d’être changé et réformé sous le nom des Fêtes de Ramire.
Ce nouveau sujet demandait plusieurs changements aux divertis-
sements de l’ancien, tant dans les vers que dans la musique. Il
s’agissait de trouver quelqu’un qui pût remplir ce double objet ;
Voltaire, alors en Lorraine, et Rameau, tous deux occupés pour
lors à l’opéra du Temple de la Gloire, ne pouvant donner des
soins à celui-là, M. de Richelieu pensa à moi, me fit proposer de
m’en charger, et pour que je pusse examiner mieux ce qu’il y avait
à faire, il m’envoya séparément le poème et la musique. Avant
toute chose, je ne voulus toucher aux paroles que de l’aveu de
l’auteur ; et je lui écrivis à ce sujet une lettre très honnête, et
même respectueuse, comme il convenait. Voici sa réponse, dont
l’original est dans la liasse A, no I.
séparés jusqu’à présent. Voilà déjà deux bonnes raisons pour
moi de vous estimer et de chercher à vous aimer. Je suis fâché
pour vous que vous employiez ces deux talents à un ouvrage qui
n’en est pas trop digne. Il y a quelques mois que M. le duc de Ri-
chelieu m’ordonna absolument de faire en un clin d’œil une pe-
tite et mauvaise esquisse de quelques scènes insipides et tron-
quées, qui devaient ajuster à des divertissements qui ne sont
point faits pour elles. J’obéis avec la plus grande exactitude ; je
fis très vite et très mal. J’envoyai ce misérable croquis à M. le
duc de Richelieu, comptant qu’il ne servirait pas, ou que je le
corrigerais. Heureusement il est entre vos mains, vous en êtes le
maître absolu ; j’ai perdu entièrement tout cela de vue. Je ne
doute pas que vous n’ayez rectifié toutes les fautes échappées
nécessairement dans une composition si rapide d’une simple es-
quisse, que vous n’ayez suppléé à tout.
dans ces scènes qui lient les divertissements, comment la prin-
cesse Grenadine passe tout d’un coup d’une prison dans un jar-
din ou dans un palais. Comme ce n’est point un magicien qui lui
donne des fêtes, mais un seigneur espagnol, il me semble que
rien ne doit se faire par enchantement. Je vous prie, monsieur,
de vouloir bien revoir cet endroit, dont je n’ai qu’une idée
confuse. Voyez s’il est nécessaire que la prison s’ouvre et qu’on
fasse passer notre princesse de cette prison dans un beau palais
doré et verni, préparé pour elle. Je sais très bien que tout cela est
fort misérable, et qu’il est au-dessous d’un être pensant de faire
une affaire sérieuse de ces bagatelles ; mais enfin, puisqu’il s’agit
de déplaire le moins qu’on pourra, il faut mettre le plus de raison
qu’on peut, même dans un mauvais divertissement d’opéra.
Je me rapporte de tout à vous et à M. Ballod, et je compte
avoir bientôt l’honneur de vous faire mes remerciements, et de
vous assurer, monsieur, à quel point j’ai celui d’être, etc.
comparée aux autres lettres demi-cavalières qu’il m’a écrites de-
puis ce temps-là. Il me crut en grande faveur auprès de
M. de Richelieu, et la souplesse courtisane qu’on lui connaît
l’obligeait à beaucoup d’égards pour un nouveau venu, jusqu’à ce
qu’il connût mieux la mesure de son crédit.
Rameau, qui ne cherchait qu’à me nuire, je me mis au travail, et
en deux mois ma besogne fut faite. Elle se borna, quant aux vers,
à très peu de chose. Je tâchai seulement qu’on n’y sentît pas la
différence des styles, et j’eus la présomption de croire avoir réus-
si. Mon travail en musique fut plus long et plus pénible. Outre
que j’eus à faire plusieurs morceaux d’appareil, et entre autres
l’ouverture, tout le récitatif dont j’étais chargé se trouva d’une
difficulté extrême, en ce qu’il fallait lier, souvent en peu de vers et
par des modulations très rapides, des symphonies et des chœurs
dans des tons fort éloignés ; car, pour que Rameau ne m’accusât
pas d’avoir défiguré ses airs, je n’en voulus changer ni transposer
aucun. Je réussis à ce récitatif. Il était bien accentué, plein
d’énergie, et surtout excellemment modulé. L’idée des deux
hommes supérieurs auxquels on daignait m’associer m’avait élevé
le génie, et je puis dire que dans ce travail ingrat et sans gloire,
dont le public ne pouvait pas même être informé, je me tins pres-
que toujours à côté de mes modèles.
théâtre de l’Opéra. Des trois auteurs, je m’y trouvai seul. Voltaire
était absent, et Rameau n’y vint pas, ou se cacha.
voici le début :
O mort ! viens terminer les malheurs de ma vie. Il avait bien fallu faire une musique assortissante. Ce futpourtant là-dessus que Mme de la Poplinière fonda sa censure, en
m’accusant, avec beaucoup d’aigreur, d’avoir fait une musique
d’enterrement. M. de Richelieu commença judicieusement par
s’informer de qui étaient les vers de ce monologue. Je lui présen-
tai le manuscrit qu’il m’avait envoyé, et qui faisait foi qu’ils
étaient de Voltaire. « En ce cas, dit-il, c’est Voltaire seul qui a
tort. » Durant la répétition, tout ce qui était de moi fut successi-
vement improuvé par Mme de la Poplinière, et justifié par
M. de Richelieu. Mais enfin j’avais affaire à trop forte partie, et il
me fut signifié qu’il y avait à refaire à mon travail plusieurs choses
sur lesquelles il fallait consulter M. Rameau. Navré d’une conclu-
sion pareille, au lieu des éloges que j’attendais, et qui certaine-
ment m’étaient dus, je rentrai chez moi, la mort dans le cœur. J’y
tombai malade, épuisé de fatigue, dévoré de chagrin, et de six se-
maines je ne fus en état de sortir.
Mme de la Poplinière, m’envoya demander l’ouverture de mon
grand opéra pour la substituer à celle que je venais de faire. Heu-
reusement je sentis le croc-en-jambe, et je la refusai. Comme il
n’y avait plus que cinq ou six jours jusqu’à la représentation, il
n’eut pas le temps d’en faire une, et il fallut laisser la mienne. Elle
était à l’italienne, et d’un style très nouveau pour lors en France.
Cependant, elle fut goûtée, et j’appris par M. de Valmalette, maî-
tre d’hôtel du roi, et gendre de M. Mussard, mon parent et mon
ami, que les amateurs avaient été très contents de mon ouvrage,
et que le public ne l’avait pas distingué de celui de Rameau. Mais
celui-ci, de concert avec Mme de la Poplinière, prit des mesures
pour qu’on ne sût pas même que j’y avais travaillé. Sur les livres
qu’on distribue aux spectateurs, et où les auteurs sont toujours
nommés, il n’y eut de nommé que Voltaire, et Rameau aima
mieux que son nom fût supprimé que d’y voir associer le mien.
M. de Richelieu. Il n’était plus temps. Il venait de partir pour
Dunkerque, où il devait commander le débarquement destiné
pour l’Écosse. À son retour, je me dis, pour autoriser ma paresse,
qu’il était trop tard. Ne l’ayant plus revu depuis lors, j’ai perdu
l’honneur que méritait mon ouvrage, l’honoraire qu’il devait me
produire, et mon temps, mon travail, mon chagrin, ma maladie et
l’argent qu’elle me coûta, tout cela fut à mes frais, sans me rendre
un sol de bénéfice, ou plutôt de dédommagement. Il m’a cepen-
dant toujours paru que M. de Richelieu avait naturellement de
l’inclination pour moi et pensait avantageusement de mes talents.
Mais mon malheur et Mme de la Poplinière empêchèrent tout
l’effet de sa bonne volonté.
qui je m’étais efforcé de plaire et à qui je faisais assez régulière-
ment ma cour. Gauffecourt m’en expliqua les causes. « D’abord,
me dit-il, son amitié pour Rameau, dont elle est la prôneuse en
titre et qui ne veut souffrir aucun concurrent, et de plus un péché
originel qui vous damne auprès d’elle, et qu’elle ne vous pardon-
nera jamais, c’est d’être Genevois. » Là-dessus, il m’expliqua que
l’abbé Hubert, qui l’était, et sincère ami de M. de la Poplinière,
avait fait ses efforts pour l’empêcher d’épouser cette femme qu’il
connaissait bien, et qu’après le mariage elle lui avait voué une
haine implacable, ainsi qu’à tous les Genevois. « Quoique La Po-
plinière, ajouta-t-il, ait de l’amitié pour vous, et que je le sache, ne
comptez pas sur son appui. Il est amoureux de sa femme ; elle
vous hait, elle est méchante, elle est adroite ; vous ne ferez jamais
rien dans cette maison. » Je me le tins pour dit.
Ce même Gauffecourt me rendit à peu près dans le même
temps un service dont j’avais grand besoin. Je venais de perdre
mon vertueux père âgé d’environ soixante ans. Je sentis moins
cette perte que je n’aurais fait en d’autres temps, où les embarras
de ma situation m’auraient moins occupé. Je n’avais point voulu
réclamer de son vivant ce qui restait du bien de ma mère et dont il
tirait le plus petit revenu. Je n’eus plus là-dessus de scrupule
après sa mort. Mais le défaut de preuve juridique de la mort de
mon frère faisait une difficulté que Gauffecourt se chargea de le-
ver, et qu’il leva en effet par les bons offices de l’avocat de Lorme.
Comme j’avais le plus grand besoin de cette petite ressource, et
que l’événement était douteux, j’en attendais la nouvelle défini-
tive avec le plus vif empressement. Un soir, en rentrant chez moi,
je trouvai la lettre qui devait contenir cette nouvelle, et je la pris
pour l’ouvrir avec un tremblement d’impatience dont j’eus honte
au-dedans de moi. « Eh quoi ! me dis-je avec dédain, Jean-
Jacques se laissera-t-il subjuguer à ce point par l’intérêt et par la
curiosité ? » Je remis sur-le-champ la lettre sur ma cheminée. Je
me déshabillai, me couchai tranquillement, dormis mieux qu’à
mon ordinaire, et me levai le lendemain assez tard, sans plus pen-
ser à ma lettre. En m’habillant, je l’aperçus ; je l’ouvris sans me
presser ; j’y trouvai une lettre de change. J’eus bien des plaisirs à
la fois, mais je puis jurer que le plus vif fut celui d’avoir su me
vaincre. J’aurais vingt traits pareils à citer en ma vie, mais je suis
trop pressé pour pouvoir tout dire. J’envoyai une petite partie de
cet argent à ma pauvre Maman, regrettant avec larmes l’heureux
temps où j’aurais mis le tout à ses pieds. Toutes ses lettres se sen-
taient de sa détresse. Elle m’envoyait des tas de recettes et de se-
crets dont elle prétendait que je fisse ma fortune et la sienne. Déjà
le sentiment de sa misère lui resserrait le cœur et lui rétrécissait
l’esprit. Le peu que je lui envoyai fut la proie des fripons qui
l’obsédaient. Elle ne profita de rien. Cela me dégoûta de partager
mon nécessaire avec ces misérables, surtout après l’inutile tenta-
tive que je fis pour la leur arracher, comme il sera dit ci-après.
même quatre, ou, pour mieux dire, nous étions sept ou huit. Car,
quoique Thérèse fût d’un désintéressement qui a peu d’exemples,
sa mère n’était pas comme elle. Sitôt qu’elle se vit un peu remon-
tée par mes soins, elle fit venir toute sa famille pour en partager le
fruit. Sœurs, fils, filles, petites-filles, tout vint, hors sa fille aînée,
mariée au directeur des carrosses d’Angers. Tout ce que je faisais
pour Thérèse était détourné par sa mère en faveur de ces affamés.
Comme je n’avais pas affaire à une personne avide, et que je
n’étais pas subjugué par une passion folle, je ne faisais pas des
folies. Content de tenir Thérèse honnêtement, mais sans luxe, à
l’abri des pressants besoins, je consentais que ce qu’elle gagnait
par son travail fût tout entier au profit de sa mère, et je ne me
bornais pas à cela. Mais, par une fatalité qui me poursuivait, tan-
dis que Maman était en proie à ses croquants, Thérèse était en
proie à sa famille, et je ne pouvais rien faire d’aucun côté qui pro-
fitât à celle pour qui je l’avais destiné. Il était singulier que la ca-
dette des enfants de Mme Le Vasseur, la seule qui n’eût point été
dotée, était la seule qui nourrissait son père et sa mère, et
qu’après avoir été longtemps battue par ses frères, par ses sœurs,
même par ses nièces, cette pauvre fille en était maintenant pillée,
sans qu’elle pût mieux se défendre de leurs vols que de leurs
coups. Une seule de ses nièces, appelée Goton Leduc, était assez
aimable et d’un caractère assez doux, quoique gâtée par l’exemple
et les leçons des autres. Comme je les voyais souvent ensemble, je
leur donnais les noms qu’elles s’entredonnaient ; j’appelais la
nièce, ma nièce, et la tante, ma tante. Toutes deux m’appelaient
leur oncle. De là le nom de tante, duquel j’ai continué d’appeler
Thérèse, et que mes amis répétaient quelquefois en plaisantant.
moment à perdre pour tâcher de m’en tirer. Jugeant que
M. de Richelieu m’avait oublié, et n’espérant plus rien du côté de
la cour, je fis quelques tentatives pour faire passer à Paris mon
opéra ; mais j’éprouvai des difficultés qui demandaient bien du
temps pour les vaincre, et j’étais de jour en jour plus pressé. Je
m’avisai de présenter ma petite comédie de Narcisse aux Ita-
liens ; elle y fut reçue, et j’eus les entrées, qui me firent grand
plaisir. Mais ce fut tout. Je ne pus jamais parvenir à faire jouer
ma pièce ; et ennuyé de faire ma cour à des comédiens, je les
plantai là. Je revins enfin au dernier expédient qui me restait, et
le seul que j’aurais dû prendre. En fréquentant la maison de
M. de la Poplinière je m’étais éloigné de celle de M. Dupin. Les
deux dames, quoique parentes, étaient mal ensemble et ne se
voyaient point. Il n’y avait aucune société entre les deux maisons,
et Thieriot seul vivait dans l’une et dans l’autre. Il fut chargé de
tâcher de me ramener chez M. Dupin. M. de Francueil suivait
alors l’histoire naturelle et la chimie, et faisait un cabinet. Je crois
qu’il aspirait à l’Académie des sciences ; il voulait pour cela faire
un livre, et il jugeait que je pouvais lui être utile dans ce travail.
Mme Dupin, qui, de son côté, méditait un autre livre, avait sur
moi des vues à peu près semblables. Ils auraient voulu m’avoir en
commun pour une espèce de secrétaire, et c’était là l’objet des
semonces de Thieriot. J’exigeai préalablement que
M. de Francueil emploierait son crédit avec celui de Jelyote pour
faire répéter mon ouvrage à l’Opéra ; il y consentit. Les Muses
galantes furent répétées d’abord plusieurs fois au magasin, puis
au grand théâtre. Il y avait beaucoup de monde à la grande répéti-
tion, et plusieurs morceaux furent très applaudis. Cependant je
sentis moi-même durant l’exécution, fort mal conduite par Rebel,
que la pièce ne passerait pas, et même qu’elle n’était pas en état
de paraître sans de grandes corrections. Ainsi je la retirai sans
mot dire et sans m’exposer au refus ; mais je vis clairement par
plusieurs indices que l’ouvrage, eût-il été parfait, n’aurait pas pas-
sé. Francueil m’avait bien promis de le faire répéter, mais non pas
de le faire recevoir. Il me tint exactement parole. J’ai toujours cru
voir dans cette occasion et dans beaucoup d’autres que ni lui ni
Mme Dupin ne se souciaient de me laisser acquérir une certaine
réputation dans le monde, de peur peut-être qu’on ne supposât,
en voyant leurs livres, qu’ils avaient greffé leurs talents sur les
miens. Cependant, comme Mme Dupin m’en a toujours supposé
de très médiocres, et qu’elle ne m’a jamais employé qu’à écrire
sous sa dictée, ou à des recherches de pure érudition, ce reproche,
surtout à son égard, eût été bien injuste.
J’abandonnai tout projet d’avancement et de gloire ; et, sans plus
songer à des talents vrais ou vains qui me prospéraient si peu, je
consacrai mon temps et mes soins à me procurer ma subsistance
et celle de ma Thérèse, comme il plairait à ceux qui se charge-
raient d’y pourvoir. Je m’attachai donc tout à fait à Mme Dupin et
à M. de Francueil. Cela ne me jeta pas dans une grande opulence ;
car, avec huit à neuf cents francs par an que j’eus les deux pre-
mières années, à peine avais-je de quoi fournir à mes premiers
besoins, forcé de me loger à leur voisinage, en chambre garnie,
dans un quartier assez cher, et payant un autre loyer à l’extrémité
de Paris, tout au haut de la rue Saint-Jacques, où, quelque temps
qu’il fît, j’allais souper presque tous les soirs. Je pris bientôt le
train et même le goût de mes nouvelles occupations. Je
m’attachai à la chimie. J’en fis plusieurs cours avec
M. de Francueil chez M. Rouelle, et nous nous mîmes à barbouil-
ler du papier tant bien que mal sur cette science dont nous possé-
dions à peine les éléments. En 1747 nous allâmes passer
l’automne en Touraine, au château de Chenonceaux, maison
royale sur le Cher, bâtie par Henri second pour Diane de Poitiers,
dont on y voit encore les chiffres, et maintenant possédée par
M. Dupin, fermier général. On s’amusa beaucoup dans ce beau
lieu ; on y faisait très bonne chère ; j’y devins gras comme un
moine. On y fit beaucoup de musique. J’y composai plusieurs
trios à chanter, pleins d’une assez forte harmonie, et dont je re-
parlerai peut-être dans mon supplément, si jamais j’en fais un.
On y joua la comédie. J’y en fis, en quinze jours, une en trois ac-
tes, intitulée L’Engagement téméraire, qu’on trouvera parmi mes
papiers, et qui n’a d’autre mérite que beaucoup de gaieté. J’y
composai d’autres petits ouvrages, entre autres une pièce en vers,
intitulée L’Allée de Sylvie, du nom d’une allée du parc qui bordait
le Cher, et tout cela se fit sans discontinuer mon travail sur la
chimie, et celui que je faisais auprès de Mme Dupin.
engraissait à Paris d’une autre manière, et quand j’y revins, je
trouvai l’ouvrage que j’avais mis sur le métier plus avancé que je
ne l’avais cru. Cela m’eût jeté, vu ma situation, dans un embarras
extrême, si des camarades de table ne m’eussent fourni la seule
ressource qui pouvait m’en tirer. C’est un de ces récits essentiels
que je ne puis faire avec trop de simplicité, parce qu’il faudrait, en
les commentant, m’excuser ou me charger, et que je ne dois faire
ici ni l’un ni l’autre.
un traiteur, nous mangions ordinairement lui et moi à notre voi-
sinage, presque vis-à-vis le cul-de-sac de l’Opéra, chez une
Mme La Selle, femme d’un tailleur, qui donnait assez mal à man-
ger, mais dont la table ne laissait pas d’être recherchée, à cause de
la bonne et sûre compagnie qui s’y trouvait ; car on n’y recevait
aucun inconnu, et il fallait être introduit par quelqu’un de ceux
qui y mangeaient d’ordinaire. Le commandeur de Graville, vieux
débauché, plein de politesse et d’esprit, mais ordurier, y logeait,
et y attirait une folle et brillante jeunesse en officiers aux gardes
et mousquetaires. Le commandeur de Nonant, chevalier de toutes
les filles de l’Opéra, y apportait journellement toutes les nouvelles
de ce tripot. M. du Plessis, lieutenant-colonel retiré, bon et sage
vieillard, Ancelet, officier des mousquetaires, y maintenaient un
certain ordre parmi ces jeunes gens. Il y venait aussi des commer-
çants, des financiers, des vivriers, mais polis, honnêtes, et de ceux
qu’on distinguait dans leur métier ; M. de Besse, M. de Forcade,
et d’autres dont j’ai oublié les noms. Enfin l’on y voyait des gens
de mise de tous les états, excepté des abbés et des gens de robe
que je n’y ai jamais vus ; et c’était une convention de n’y en point
introduire. Cette table, assez nombreuse, était très gaie sans être
bruyante, et l’on y polissonnait beaucoup sans grossièreté. Le
vieux commandeur, avec tous ses contes gras, quant à la subs-
tance, ne perdait jamais sa politesse de la vieille cour, et jamais
un mot de gueule ne sortait de sa bouche qu’il ne fût si plaisant
que des femmes l’auraient pardonné. Son ton servait de règle à
toute la table : tous ces jeunes gens contaient leurs aventures ga-
lantes avec autant de licence que de grâce, et les contes de filles
manquaient d’autant moins que le magasin était à la porte ; car
l’allée par où l’on allait chez Mme La Selle était la même où don-
nait la boutique de la Duchapt, célèbre marchande de modes, qui
avait alors de très jolies filles avec lesquelles nos messieurs al-
laient causer avant ou après dîner. Je m’y serais amusé comme
les autres si j’eusse été plus hardi. Il ne fallait qu’entrer comme
eux ; je n’osai jamais. Quant à Mme de la Selle, je continuai d’y
aller manger assez souvent après le départ d’Altuna. J’y apprenais
des foules d’anecdotes très amusantes, et j’y pris aussi peu à peu,
non, grâce au ciel, jamais les mœurs, mais les maximes que j’y vis
établies. D’honnêtes personnes mises à mal, des maris trompés,
des femmes séduites, des accouchements clandestins, étaient là
les textes les plus ordinaires, et celui qui peuplait le mieux les En-
fants-Trouvés était toujours le plus applaudi. Cela me gagna ; je
formai ma façon de penser sur celle que je voyais en règne chez
des gens très aimables, et dans le fond très honnêtes gens, et je
me dis : « Puisque c’est l’usage du pays, quand on y vit on peut le
suivre. » Voilà l’expédient que je cherchais. Je m’y déterminai
gaillardement sans le moindre scrupule, et le seul que j’eus à
vaincre fut celui de Thérèse, à qui j’eus toutes les peines du
monde de faire adopter cet unique moyen de sauver son honneur.
Sa mère, qui de plus craignait un nouvel embarras de marmaille,
étant venue à mon secours, elle se laissa vaincre. On choisit une
sage-femme prudente et sûre appelée Mlle Gouin, qui demeurait
à la pointe Sainte-Eustache, pour lui confier ce dépôt, et quand le
temps fut venu, Thérèse fut menée par sa mère chez la Gouin
pour y faire ses couches. J’allai l’y voir plusieurs fois, et je lui por-
tai un chiffre que j’avais fait à double sur deux cartes, dont une
fut mise dans les langes de l’enfant, et il fut déposé par la sage-
femme au bureau des Enfants-Trouvés, dans la forme ordinaire.
L’année suivante, même inconvénient et même expédient, au
chiffre près qui fut négligé. Pas plus de réflexion de ma part, pas
plus d’approbation de celle de la mère : elle obéit en gémissant.
On verra successivement toutes les vicissitudes que cette fatale
conduite a produites dans ma façon de penser, ainsi que dans ma
destinée. Quant à présent, tenons-nous à cette première époque.
Ses suites, aussi cruelles qu’imprévues, ne me forceront que trop
d’y revenir.
Mme d’Épinay, dont le nom reviendra souvent dans ces mémoi-
res. Elle s’appelait Mlle d’Esclavelles, et venait d’épouser
M. d’Épinay, fils de M. de Lalive de Bellegarde, fermier général.
Son mari était musicien, ainsi que M. de Francueil. Elle était mu-
sicienne aussi, et la passion de cet art mit entre ces trois person-
nes une grande intimité. M. de Francueil m’introduisit chez
Mme d’Épinay ; j’y soupais quelquefois avec lui. Elle était aima-
ble, avait de l’esprit, des talents ; c’était assurément une bonne
connaissance à faire. Mais elle avait une amie, appelée Mlle
d’Ette, qui passait pour méchante, et qui vivait avec le chevalier
de Valory, qui ne passait pas pour bon. Je crois que le commerce
de ces deux personnes fit tort à Mme d’Épinay, à qui la nature
avait donné, avec un tempérament très exigeant, des qualités ex-
cellentes pour en régler ou racheter les écarts. M. de Francueil lui
communiqua une partie de l’amitié qu’il avait pour moi, et
m’avoua ses liaisons avec elle, dont, par cette raison, je ne parle-
rais pas ici si elles ne fussent devenues publiques au point de
n’être pas même cachées à M. d’Épinay. M. de Francueil me fit
même sur cette dame des confidences bien singulières, qu’elle ne
m’a jamais faites elle-même et dont elle ne m’a jamais cru ins-
truit ; car je n’en ouvris ni n’en ouvrirai de ma vie la bouche ni à
elle ni à qui que ce soit. Toute cette confiance de part et d’autre
rendait ma situation très embarrassante, surtout avec
Mme de Francueil, qui me connaissait assez pour ne pas se défier
de moi, quoique en liaison avec sa rivale. Je consolais de mon
mieux cette pauvre femme, à qui son mari ne rendait assurément
pas l’amour qu’elle avait pour lui. J’écoutais séparément ces trois
personnes ; je gardais leurs secrets avec la plus grande fidélité,
sans qu’aucune des trois m’en arrachât jamais aucun de ceux des
deux autres, et sans dissimuler à chacune des deux femmes mon
attachement pour sa rivale. Mme de Francueil, qui voulait se ser-
vir de moi pour bien des choses, essuya des refus formels ; et
Mme d’Épinay, m’ayant voulu charger une fois d’une lettre pour
Francueil, non seulement en reçut un pareil, mais encore une dé-
claration très nette que, si elle voulait me chasser pour jamais de
chez elle, elle n’avait qu’à me faire une seconde fois pareille pro-
position. Il faut rendre justice à Mme d’Épinay : loin que ce pro-
cédé parût lui déplaire, elle en parla à Francueil avec éloge, et ne
m’en reçut pas moins bien. C’est ainsi que, dans des relations
orageuses entre trois personnes que j’avais à ménager, dont je
dépendais en quelque sorte, et pour qui j’avais de l’attachement,
je conservai jusqu’à la fin leur amitié, leur estime, leur confiance,
en me conduisant avec douceur et complaisance, mais toujours
avec droiture et fermeté. Malgré ma bêtise et ma gaucherie,
Mme d’Épinay voulut me mettre des amusements de la Chevrette,
château près de Saint-Denis, appartenant à M. de Bellegarde. Il y
avait un théâtre où l’on jouait souvent des pièces. On me chargea
d’un rôle que j’étudiai six mois sans relâche, et qu’il fallut me
souffler d’un bout à l’autre à la représentation. Après cette
épreuve, on ne me proposa plus de rôle.
de sa belle-sœur, Mlle de Bellegarde, qui devint bientôt comtesse
de Houdetot. La première fois que je la vis, elle était à la veille de
son mariage ; elle me causa longtemps avec cette familiarité
charmante qui lui est naturelle. Je la trouvai très aimable ; mais
j’étais bien éloigné de prévoir que cette jeune personne ferait un
jour le destin de ma vie, et m’entraînerait, quoique bien inno-
cemment, dans l’abîme où je suis aujourd’hui.
Venise, non plus que de mon ami M. Roguin, je n’avais pourtant
négligé ni l’un ni l’autre, et je m’étais surtout lié de jour en jour
plus intimement avec le premier. Il avait une Nanette ainsi que
j’avais une Thérèse ; c’était entre nous une conformité de plus.
Mais la différence était que ma Thérèse, aussi bien de figure que
sa Nanette, avait une humeur douce et un caractère aimable, fait
pour attacher un honnête homme ; au lieu que la sienne, pie-
grièche et harengère, ne montrait rien aux yeux des autres qui pût
racheter la mauvaise éducation. Il l’épousa toutefois : ce fut fort
bien fait, s’il l’avait promis. Pour moi, qui n’avais rien promis de
semblable, je ne me pressai pas de l’imiter.
non plus que moi, dans la littérature, mais qui était fait pour de-
venir ce qu’il est aujourd’hui. Je suis le premier peut-être qui ait
vu sa portée, et qui l’ai estimé ce qu’il valait. Il paraissait aussi se
plaire avec moi ; et tandis qu’enfermé dans ma chambre, rue
Jean-Saint-Denis, près l’Opéra, je faisais mon acte d’Hésiode, il
venait quelquefois dîner avec moi tête-à-tête, en pique-nique. Il
travaillait alors à l’Essai sur l’origine des Connaissances humai-
nes, qui est son premier ouvrage. Quand il fut achevé, l’embarras
fut de trouver un libraire qui voulût s’en charger. Les libraires de
Paris sont arrogants et durs pour tout homme qui commence, et
la métaphysique, alors très peu à la mode, n’offrait pas un sujet
bien attrayant. Je parlai à Diderot de Condillac et de son ou-
vrage ; je leur fis faire connaissance. Ils étaient faits pour se
convenir ; ils se convinrent. Diderot engagea le libraire Durand à
prendre le manuscrit de l’abbé, et ce grand métaphysicien eut de
son premier livre, et presque par grâce, cent écus qu’il n’aurait
peut-être pas trouvés sans moi. Comme nous demeurions dans
des quartiers fort éloignés les uns des autres, nous nous rassem-
blions tous trois une fois la semaine au Palais-Royal, et nous al-
lions dîner ensemble à l’hôtel du Panier-Fleuri. Il fallait que ces
petits dîners hebdomadaires plussent extrêmement à Diderot, car
lui qui manquait presque à tous ses rendez-vous ne manqua ja-
mais aucun de ceux-là. Je formai là le projet d’une feuille périodi-
que, intitulée Le Persifleur, que nous devions faire alternative-
ment, Diderot et moi. J’en esquissai la première feuille, et cela me
fit faire connaissance avec d’Alembert, à qui Diderot en avait par-
lé. Des événements imprévus nous barrèrent, et ce projet en de-
meura là.
cyclopédique, qui ne devait d’abord être qu’une espèce de traduc-
tion de Chambers, semblable à peu près à celle du Dictionnaire
de Médecine, de James, que Diderot venait d’achever. Celui-ci
voulut me faire entrer pour quelque chose dans cette seconde en-
treprise, et me proposa la partie de la musique, que j’acceptai, et
que j’exécutai très à la hâte et très mal, dans les trois mois qu’il
m’avait donnés comme à tous les auteurs qui devaient concourir à
cette entreprise ; mais je fus le seul qui fut prêt au terme prescrit.
Je lui remis mon manuscrit, que j’avais fait mettre au net par un
laquais de M. de Francueil, appelé Dupont, qui écrivait très bien,
et à qui je payai dix écus, tirés de ma poche qui ne m’ont jamais
été remboursés. Diderot m’avait promis, de la part des libraires,
une rétribution dont il ne m’a jamais reparlé, ni moi à lui.
tention. Les Pensées Philosophiques lui avaient attiré quelques
chagrins qui n’eurent point de suite. Il n’en fut pas de même de la
Lettre sur les Aveugles, qui n’avait rien de répréhensible que
quelques traits personnels, dont Mme Dupré de Saint-Maur et
M. de Réaumur furent choqués, et pour lesquels il fut mis au
Donjon de Vincennes. Rien ne peindra jamais les angoisses que
me fit sentir le malheur de mon ami. Ma funeste imagination, qui
porte toujours le mal au pis, s’effaroucha. Je le crus là pour le
reste de sa vie. La tête faillit à m’en tourner. J’écrivis à
Mme de Pompadour pour la conjurer de le faire relâcher, ou
d’obtenir qu’on m’enfermât avec lui. Je n’eus aucune réponse à
ma lettre : elle était trop peu raisonnable pour être efficace, et je
ne me flatte pas qu’elle ait contribué aux adoucissements qu’on
mit quelque temps après à la captivité du pauvre Diderot. Mais si
elle eût duré quelque temps encore avec la même rigueur, je crois
que je serais mort de désespoir au pied de ce malheureux Donjon.
Au reste, si ma lettre a produit peu d’effet, je ne m’en suis pas,
non plus, beaucoup fait valoir ; car je n’en parlai qu’à très peu de
gens, et jamais à Diderot lui-même.
ci commence, dans sa première origine, la longue chaîne de mes
malheurs.
n’avais pas laissé, malgré mon peu d’entregent, d’y faire quelques
connaissances. J’avais fait, entre autres, chez Mme Dupin, celle
du jeune prince héréditaire de Saxe-Gotha, et du baron de Thun,
son gouverneur. J’avais fait chez M. de la Poplinière celle de
M. Segui, ami du baron de Thun, et connu dans le monde litté-
raire par sa belle édition de Rousseau. Le baron nous invita,
M. Segui et moi, d’aller passer un jour ou deux à Fontenay-sous-
Bois, où le prince avait une maison. Nous y fûmes. En passant
devant Vincennes, je sentis à la vue du Donjon un déchirement de
cœur dont le baron remarqua l’effet sur mon visage. À souper, le
prince parla de la détention de Diderot. Le baron, pour me faire
parler, accusa le prisonnier d’imprudence : j’en mis dans la ma-
nière impétueuse dont je le défendis. L’on pardonna cet excès de
zèle à celui qu’inspire un ami malheureux, et l’on parla d’autre
chose. Il y avait là deux Allemands attachés au prince. L’un, appe-
lé M. Klupffel, homme de beaucoup d’esprit, était son chapelain,
et devint ensuite son gouverneur, après avoir supplanté le baron.
L’autre était un jeune homme appelé M. Grimm qui lui servait de
lecteur en attendant qu’il trouvât quelque place, et dont
l’équipage très mince annonçait le pressant besoin de la trouver.
Dès ce même soir, Klupffel et moi commençâmes une liaison qui
bientôt devint amitié. Celle avec le sieur Grimm n’alla pas tout à
fait si vite. Il ne se mettait guère en avant, bien éloigné de ce ton
avantageux que la prospérité lui donna dans la suite. Le lende-
main à dîner on parla de musique : il en parla bien. Je fus trans-
porté d’aise en apprenant qu’il accompagnait du clavecin. Après
le dîner on fit apporter de la musique. Nous musiquâmes tout le
jour au clavecin du prince, et ainsi commença cette amitié qui
d’abord me fut si douce, enfin si funeste, et dont j’aurai tant à
parler désormais.
était sorti du Donjon, et qu’on lui avait donné le château et le parc
de Vincennes pour prison, sur sa parole, avec permission de voir
ses amis. Qu’il me fut dur de n’y pouvoir courir à l’instant même !
Mais retenu deux ou trois jours chez Mme Dupin par des soins
indispensables, après trois ou quatre siècles d’impatience je volai
dans les bras de mon ami. Moment inexprimable ! il n’était pas
seul. D’Alembert et le trésorier de la Sainte-Chapelle étaient avec
lui. En entrant je ne vis que lui, je ne fis qu’un saut, un cri, je col-
lai mon visage sur le sien, je le serrai étroitement sans lui parler
autrement que par mes pleurs et par mes sanglots ; j’étouffais de
tendresse et de joie. Son premier mouvement, sorti de mes bras,
fut de se tourner vers l’ecclésiastique, et de lui dire : « Vous voyez,
monsieur, comment m’aiment mes amis. » Tout entier à mon
émotion, je ne réfléchis pas alors à cette manière d’en tirer avan-
tage. Mais en y pensant quelquefois depuis ce temps-là, j’ai tou-
jours jugé qu’à la place de Diderot, ce n’eût pas été là la première
idée qui me serait venue.
une impression terrible, et quoiqu’il fût fort agréablement au châ-
teau, et maître de ses promenades dans un parc qui n’est pas
même fermé de murs, il avait besoin de la société de ses amis
pour ne pas se livrer à son humeur noire. Comme j’étais assuré-
ment celui qui compatissait le plus à sa peine, je crus être aussi
celui dont la vue lui serait la plus consolante, et tous les deux
jours au plus tard, malgré des occupations très exigeantes, j’allais,
soit seul, soit avec sa femme, passer avec lui les après-midi.
deux lieues de Paris à Vincennes. Peu en état de payer des fiacres,
à deux heures après midi j’allais à pied quand j’étais seul, et
j’allais vite pour arriver plus tôt. Les arbres de la route, toujours
élagués, à la mode du pays, ne donnaient presque aucune ombre,
et souvent, rendu de chaleur et de fatigue, je m’étendais par terre
n’en pouvant plus. Je m’avisai, pour modérer mon pas, de pren-
dre quelque livre. Je pris un jour le Mercure de France, et tout en
marchant et le parcourant, je tombai sur cette question proposée
par l’académie de Dijon pour le prix de l’année suivante : Si le
progrès des sciences et des arts a contribué à corrompre ou à
épurer les mœurs.
un autre homme. Quoique j’aie un souvenir vif de l’impression
que j’en reçus, les détails m’en sont échappés depuis que je les ai
déposés dans une de mes quatre lettres à M. de Malesherbes.
C’est une des singularités de ma mémoire qui méritent d’être di-
tes. Quand elle me sert, ce n’est qu’autant que je me suis reposé
sur elle : sitôt que j’en confie le dépôt au papier, elle
m’abandonne ; et dès qu’une fois j’ai écrit une chose, je ne m’en
souviens plus du tout. Cette singularité me suit jusque dans la
musique. Avant de l’apprendre je savais par cœur des multitudes
de chansons : sitôt que j’ai su chanter des airs notés, je n’en ai pu
retenir aucun ; et je doute que de ceux que j’ai le plus aimés j’en
pusse aujourd’hui redire un seul tout entier.
c’est qu’arrivant à Vincennes j’étais dans une agitation qui tenait
du délire. Diderot l’aperçut : je lui en dis la cause, et je lui lus la
prosopopée de Fabricius, écrite en crayon sous un chêne. Il
m’exhorta de donner l’essor à mes idées, et de concourir au prix.
Je le fis, et dès cet instant je fus perdu. Tout le reste de ma vie et
de mes malheurs fut l’effet inévitable de cet instant d’égarement.
dité, au ton de mes idées. Toutes mes petites passions furent
étouffées par l’enthousiasme de la vérité, de la liberté, de la vertu,
et ce qu’il y a de plus étonnant est que cette effervescence se sou-
tint dans mon cœur, durant plus de quatre ou cinq ans, à un aussi
haut degré peut-être qu’elle ait jamais été dans le cœur d’aucun
autre homme.
presque toujours suivie dans mes autres ouvrages. Je lui consa-
– 355 –crais les insomnies de mes nuits. Je méditais dans mon lit à yeux
fermés, et je tournais et retournais mes périodes dans ma tête
avec des peines incroyables ; puis, quand j’étais parvenu à en être
content, je les déposais dans ma mémoire jusqu’à ce que je pusse
les mettre sur le papier : mais le temps de me relever et de
m’habiller me faisait tout perdre, et quand je m’étais mis à mon
papier il ne me venait presque plus rien de ce que j’avais compo-
sé. Je m’avisai de prendre pour secrétaire Mme Le Vasseur. Je
l’avais logée avec sa fille et son mari plus près de moi, et c’était
elle qui, pour m’épargner un domestique, venait tous les matins
allumer mon feu et faire mon petit service. À son arrivée, je lui
dictais de mon lit mon travail de la nuit, et cette pratique, que j’ai
longtemps suivie, m’a sauvé bien des oublis.
content, et qui m’indiqua quelques corrections. Cependant cet
ouvrage, plein de chaleur et de force, manque absolument de lo-
gique et d’ordre ; de tous ceux qui sont sortis de ma plume, c’est
le plus faible de raisonnement et le plus pauvre de nombre et
d’harmonie ; mais avec quelque talent qu’on puisse être né, l’art
d’écrire ne s’apprend pas tout d’un coup.
n’est, je pense, à Grimm, avec lequel, depuis son entrée chez le
comte de Friese, je commençais à vivre dans la plus grande inti-
mité. Il avait un clavecin qui nous servait de point de réunion, et
autour duquel je passais avec lui tous les moments que j’avais de
libres, à chanter des airs italiens et des barcarolles, sans trêve et
sans relâche du matin au soir, ou plutôt du soir au matin, et sitôt
qu’on ne me trouvait pas chez Mme Dupin, on était sûr de me
trouver chez M. Grimm, ou du moins avec lui, soit à la prome-
nade, soit au spectacle. Je cessai d’aller à la Comédie italienne, où
j’avais mes entrées, mais qu’il n’aimait pas, pour aller avec lui, en
payant, à la Comédie française, dont il était passionné. Enfin, un
attrait si puissant me liait à ce jeune homme, et j’en devins telle-
ment inséparable, que la pauvre tante elle-même en était négli-
gée ; c’est-à-dire que je la voyais moins, car jamais un moment de
ma vie mon attachement pour elle ne s’en est affaibli.
temps que j’avais de libre, renouvela plus vivement que jamais le
désir que j’avais depuis longtemps de ne faire qu’un ménage avec
Thérèse : mais l’embarras de sa nombreuse famille, et surtout le
défaut d’argent pour acheter des meubles, m’avaient jusqu’alors
retenu. L’occasion de faire un effort se présenta, et j’en profitai.
M. de Francueil et Mme Dupin, sentant bien que huit à neuf cents
francs par an ne pouvaient me suffire, portèrent de leur propre
mouvement mon honoraire annuel jusqu’à cinquante louis, et de
plus, Mme Dupin, apprenant que je cherchais à me mettre dans
mes meubles, m’aida de quelques secours pour cela. Avec les
meubles qu’avait déjà Thérèse, nous mîmes tout en commun, et
ayant loué un petit appartement à l’hôtel de Languedoc, rue de
Grenelle-Saint-Honoré, chez de très bonnes gens, nous nous y
arrangeâmes comme nous pûmes ; et nous y avons demeuré pai-
siblement et agréablement pendant sept ans, jusqu’à mon délo-
gement pour l’Ermitage.
craignait extrêmement sa femme, et qui lui avait donné pour cela
le surnom de Lieutenant-criminel, que Grimm, par plaisanterie,
transporta dans la suite à la fille. Mme Le Vasseur ne manquait
pas d’esprit, c’est-à-dire d’adresse, elle se piquait même de poli-
tesse et d’airs du grand monde ; mais elle avait un patelinage
mystérieux qui m’était insupportable, donnant d’assez mauvais
conseils à sa fille, cherchant à la rendre dissimulée avec moi, et
cajolant séparément mes amis aux dépens les uns des autres et
aux miens ; du reste, assez bonne mère, parce qu’elle trouvait son
compte à l’être, en couvrant les fautes de sa fille, parce qu’elle en
profitait. Cette femme, que je comblais d’attentions, de soins, de
petits cadeaux, et dont j’avais extrêmement à cœur de me faire
aimer, était, par l’impossibilité que j’éprouvais d’y parvenir, la
seule cause de peine que j’eusse dans mon petit ménage, et du
reste je puis dire avoir goûté, durant ces six ou sept ans, le plus
parfait bonheur domestique que la faiblesse humaine puisse
comporter. Le cœur de ma Thérèse était celui d’un ange : notre
attachement croissait avec notre intimité, et nous sentions davan-
tage de jour en jour combien nous étions faits l’un pour l’autre. Si
nos plaisirs pouvaient se décrire, ils feraient rire par leur simplici-
té. Nos promenades tête-à-tête hors de la ville, où je dépensais
magnifiquement huit ou dix sols à quelque guinguette. Nos petits
soupers à la croisée de ma fenêtre, assis en vis-à-vis sur deux peti-
tes chaises posées sur une malle qui tenait la largeur de
l’embrasure. Dans cette situation, la fenêtre nous servait de table,
nous respirions l’air, nous pouvions voir les environs, les pas-
sants, et, quoique au quatrième étage, plonger dans la rue tout en
mangeant. Qui décrira, qui sentira les charmes de ces repas,
composés, pour tous mets, d’un quartier de gros pain, de quel-
ques cerises, d’un petit morceau de fromage et d’un demi-setier
de vin que nous buvions à nous deux ? Amitié, confiance, intimi-
té, douceur d’âme, que vos assaisonnements sont délicieux !
Quelquefois nous restions là jusqu’à minuit sans y songer et sans
nous douter de l’heure, si la vieille maman ne nous en eût avertis.
Mais laissons ces détails, qui paraîtront insipides ou risibles. Je
l’ai toujours dit et senti, la véritable jouissance ne se décrit point.
dernière de cette espèce que j’aie eu à me reprocher. J’ai dit que le
ministre Klupffel était aimable : mes liaisons avec lui n’étaient
guères moins étroites qu’avec Grimm, et devinrent aussi familiè-
res ; ils mangeaient quelquefois chez moi. Ces repas, un peu plus
que simples, étaient égayés par les fines et folles polissonneries de
Klupffel, et par les plaisants germanismes de Grimm, qui n’était
pas encore devenu puriste. La sensualité ne présidait pas à nos
petites orgies, mais la joie y suppléait, et nous nous trouvions si
bien ensemble, que nous ne pouvions plus nous quitter. Klupffel
avait mis dans ses meubles une petite fille, qui ne laissait pas
d’être à tout le monde, parce qu’il ne pouvait l’entretenir à lui
seul. Un soir, en entrant au café, nous le trouvâmes qui en sortait
pour aller souper avec elle. Nous le raillâmes ; il s’en vengea ga-
lamment en nous mettant du même souper, et puis nous raillant à
son tour. Cette pauvre créature me parut d’un assez bon naturel,
très douce, et peu faite à son métier, auquel une sorcière qu’elle
avait avec elle la stylait de son mieux. Les propos et le vin nous
égayèrent au point que nous nous oubliâmes. Le bon Klupffel ne
voulut pas faire ses honneurs à demi, et nous passâmes tous trois
successivement dans la chambre voisine avec la pauvre petite, qui
ne savait si elle devait rire ou pleurer. Grimm a toujours affirmé
qu’il ne l’avait pas touchée : c’était donc pour s’amuser à nous
impatienter qu’il resta si longtemps avec elle, et s’il s’en abstint, il
est peu probable que ce fût par scrupule, puisque avant d’entrer
chez le comte de Friese, il logeait chez des filles au même quartier
Saint-Roch.
honteux que Saint-Preux sortit de la maison où on l’avait enivré,
et je me rappelai bien mon histoire en écrivant la sienne. Thérèse
s’aperçut à quelque signe, et surtout à mon air confus, que j’avais
quelque reproche à me faire ; j’en allégeai le poids par ma franche
et prompte confession. Je fis bien ; car dès le lendemain Grimm
vint en triomphe lui raconter mon forfait en l’aggravant, et depuis
lors il n’a jamais manqué de lui en rappeler malignement le sou-
venir, en cela d’autant plus coupable que, l’ayant mis librement et
volontairement dans ma confidence, j’avais droit d’attendre de lui
qu’il ne m’en ferait pas repentir. Jamais je ne sentis mieux qu’en
cette occasion la bonté de cœur de ma Thérèse ; car elle fut plus
choquée du procédé de Grimm qu’offensée de mon infidélité, et je
n’essuyai de sa part que des reproches touchants et tendres, dans
lesquels je n’aperçus jamais la moindre trace de dépit.
de cœur, et c’est tout dire : mais un exemple qui se présente mé-
rite pourtant d’être ajouté. Je lui avais dit que Klupffel était mi-
nistre et chapelain du prince de Saxe-Gotha. Un ministre était
pour elle un homme si singulier, que, confondant comiquement
les idées les plus disparates, elle s’avisa de prendre Klupffel pour
le pape ; je la crus folle la première fois qu’elle me dit, comme je
rentrais, que le pape m’était venu voir. Je la fis expliquer, et je
n’eus rien de plus pressé que d’aller conter cette histoire à Grimm
et à Klupffel, à qui le nom de pape en resta parmi nous. Nous
donnâmes à la fille de la rue des Moineaux le nom de papesse
Jeanne. C’étaient des rires inextinguibles ; nous étouffions. Ceux
qui, dans une lettre qu’il leur a plu de m’attribuer, m’ont faire dire
que je n’avais ri que deux fois en ma vie, ne m’ont pas connu dans
ce temps-là, ni dans ma jeunesse, car assurément cette idée
n’aurait jamais pu leur venir.
Discours, j’appris qu’il avait remporté le prix à Dijon. Cette nou-
velle réveilla toutes les idées qui me l’avaient dicté, les anima
d’une nouvelle force, et acheva de mettre en fermentation dans
mon cœur ce premier levain d’héroïsme et de vertu que mon père,
et ma patrie, et Plutarque, y avaient mis dans mon enfance. Je ne
trouvai plus rien de grand et de beau que d’être libre et vertueux,
au-dessus de la fortune et de l’opinion, et de se suffire à soi-
même. Quoique la mauvaise honte et la crainte des sifflets
m’empêchassent de me conduire d’abord sur ces principes et de
rompre brusquement en visière aux maximes de mon siècle, j’en
eus dès lors la volonté décidée, et je ne tardai à l’exécuter
qu’autant de temps qu’il en fallait aux contradictions pour l’irriter
et la rendre triomphante.
événement vint me faire mieux réfléchir sur les miens. Thérèse
devint grosse pour la troisième fois. Trop sincère avec moi, trop
fier en dedans pour vouloir démentir mes principes par mes œu-
vres, je me mis à examiner la destination de mes enfants, et mes
liaisons avec leur mère, sur les lois de la nature, de la justice et de
la raison, et sur celles de cette religion pure, sainte, éternelle
comme son auteur, que les hommes ont souillée en feignant de
vouloir la purifier, et dont ils n’ont plus fait, par leurs formules,
qu’une religion de mots, vu qu’il en coûte peu de prescrire
l’impossible quand on se dispense de le pratiquer.
que la sécurité d’âme avec laquelle je m’y livrai. Si j’étais de ces
hommes mal nés, sourds à la douce voix de la nature, au-dedans
desquels aucun vrai sentiment de justice et d’humanité ne germa
jamais, cet endurcissement serait tout simple. Mais cette chaleur
de cœur, cette sensibilité si vive, cette facilité à former des atta-
chements, cette force avec laquelle ils me subjuguent, ces déchi-
rements cruels quand il les faut rompre, cette bienveillance innée
pour mes semblables, cet amour ardent du grand, du vrai, du
beau, du juste, cette horreur du mal en tout genre, cette impossi-
bilité de haïr, de nuire, et même de le vouloir, cet attendrisse-
ment, cette vive et douce émotion que je sens à l’aspect de tout ce
qui est vertueux, généreux, aimable : tout cela peut-il jamais
s’accorder dans la même âme, avec la dépravation qui fait fouler
aux pieds, sans scrupule, le plus doux des devoirs ? Non, je le
sens, et le dis hautement, cela n’est pas possible. Jamais un seul
instant de sa vie Jean-Jacques n’a pu être un homme sans senti-
ment, sans entrailles, un père dénaturé. J’ai pu me tromper, mais
non m’endurcir. Si je disais mes raisons, j’en dirais trop. Puis-
qu’elles ont pu me séduire, elles en séduiraient bien d’autres : je
ne veux pas exposer les jeunes gens qui pourraient me lire à se
laisser abuser par la même erreur. Je me contenterai de dire
qu’elle fut telle, qu’en livrant mes enfants à l’éducation publique,
faute de pouvoir les élever moi-même, en les destinant à devenir
ouvriers et paysans, plutôt qu’aventuriers et coureurs de fortunes,
je crus faire un acte de citoyen et de père ; et je me regardai
comme un membre de la république de Platon. Plus d’une fois,
depuis lors, les regrets de mon cœur m’ont appris que je m’étais
trompé ; mais, loin que ma raison m’ait donné le même avertis-
sement, j’ai souvent béni le ciel de les avoir garantis par là du sort
de leur père, et de celui qui les menaçait quand j’aurais été forcé
de les abandonner. Si je les avais laissés à Mme d’Épinay ou à
Mme de Luxembourg, qui, soit par amitié, soit par générosité,
soit par quelque autre motif, ont voulu s’en charger dans la suite,
auraient-ils été plus heureux, auraient-ils été élevés du moins en
honnêtes gens ? Je l’ignore ; mais je suis sûr qu’on les aurait por-
tés à haïr, peut-être à trahir leurs parents : il vaut mieux cent fois
qu’ils ne les aient point connus.
si que les premiers, et il en fut de même des deux suivants ; car
j’en ai eu cinq en tout. Cet arrangement me parut si bon, si sensé,
si légitime, que si je ne m’en vantai pas ouvertement, ce fut uni-
quement par égard pour la mère ; mais je le dis à tous ceux à qui
j’avais déclaré nos liaisons ; je le dis à Diderot, à Grimm ; je
l’appris dans la suite à Mme d’Épinay, et dans la suite encore à
Mme de Luxembourg, et cela librement, franchement, sans au-
cune espèce de nécessité, et pouvant aisément le cacher à tout le
monde ; car la Gouin était une honnête femme, très discrète, et
sur laquelle je comptais parfaitement. Le seul de mes amis à qui
j’eus quelque intérêt de m’ouvrir fut le médecin Thierry, qui soi-
gna ma pauvre tante dans une de ses couches où elle se trouva
fort mal. En un mot, je ne mis aucun mystère à ma conduite, non
seulement parce que je n’ai jamais rien su cacher à mes amis,
mais parce qu’en effet je n’y voyais aucun mal. Tout pesé, je choi-
sis pour mes enfants le mieux, ou ce que je crus l’être. J’aurais
voulu, je voudrais encore avoir été élevé et nourri comme ils l’ont
été.
les faisait aussi de son côté, mais dans des vues moins désintéres-
sées. Je les avais introduites, elle et sa fille, chez Mme Dupin, qui,
par amitié pour moi, avait mille bontés pour elles. La mère la mit
dans le secret de sa fille. Mme Dupin, qui est bonne et généreuse,
et à qui elle ne disait pas combien, malgré la modicité de mes res-
sources, j’étais attentif à pourvoir à tout, y pourvoyait de son côté
avec une libéralité que, par l’ordre de la mère, la fille m’a toujours
cachée durant mon séjour à Paris, et dont elle ne me fit l’aveu
qu’à l’Hermitage, à la suite de plusieurs autres épanchements de
cœur. J’ignorais que Mme Dupin, qui ne m’en a jamais fait le
moindre semblant, fût si bien instruite ; j’ignore encore si
Mme de Chenonceaux, sa bru, le fut aussi : mais
Mme de Francueil, sa belle-fille, le fut, et ne put s’en taire. Elle
m’en parla l’année suivante lorsque j’avais déjà quitté leur mai-
son. Cela m’engagea à lui écrire à ce sujet une lettre qu’on trouve-
ra dans mes recueils, et dans laquelle j’expose celle de mes rai-
sons que je pouvais dire sans compromettre Mme Le Vasseur et
sa famille ; car les plus déterminantes venaient de là, et je les tus.
Mme de Chenonceaux ; je l’étais de celle de Mme de Francueil,
qui d’ailleurs mourut longtemps avant que mon secret fût ébruité.
Jamais il n’a pu l’être que par les gens mêmes à qui je l’avais
confié, et ne l’a été en effet qu’après ma rupture avec eux. Par ce
seul fait, ils sont jugés : sans vouloir me disculper du blâme que je
mérite [j’aime mieux en être chargé], que de celui que mérite leur
méchanceté. Ma faute est grande, mais c’est une erreur ; j’ai né-
gligé mes devoirs, mais le désir de nuire n’est pas entré dans mon
cœur, et les entrailles de père ne sauraient parler bien puissam-
ment pour des enfants qu’on n’a jamais vus : mais trahir la
confiance de l’amitié, violer le plus saint de tous les pactes, pu-
blier les secrets versés dans notre sein, déshonorer à plaisir l’ami
qu’on a trompé, et qui nous respecte encore en nous quittant, ce
ne sont pas là des fautes, ce sont des bassesses d’âme et des noir-
ceurs.
m’arrête ici sur ce point. C’est à moi d’être vrai, c’est au lecteur
d’être juste. Je ne lui demanderai jamais rien de plus.
