Toutes ces réflexions aliénèrent enfin mon cœur de cette
femme, au point de ne pouvoir plus la voir sans dédain. Cepen-
dant je ne cessai jamais de traiter avec respect la mère de ma
compagne, et de lui marquer en toutes choses presque les égards
et la considération d’un fils ; mais il est vrai que je n’aimais pas à
rester longtemps avec elle, et il n’est guère en moi de savoir me
gêner.
le bonheur de bien près, sans pouvoir l’atteindre, et sans qu’il y
ait eu de ma faute à l’avoir manqué. Si cette femme se fût trouvée
d’un bon caractère, nous étions heureux tous les trois jusqu’à la
fin de nos jours ; le dernier vivant seul fût resté à plaindre. Au lieu
de cela, vous allez voir la marche des choses, et vous jugerez si j’ai
pu la changer.
cœur de sa fille, et qu’elle en avait perdu, s’efforça de le repren-
dre, et au lieu de revenir à moi par elle, tenta de me l’aliéner tout
à fait. Un des moyens qu’elle employa fut d’appeler sa famille à
son aide. J’avais prié Thérèse de n’en faire venir personne à
l’Hermitage ; elle me le promit. On les fit venir en mon absence,
sans la consulter ; et puis on lui fit promettre de ne m’en rien
dire. Le premier pas fait, tout le reste fut facile ; quand une fois
on fait à quelqu’un qu’on aime un secret de quelque chose, on ne
se fait bientôt plus guère de scrupule de lui en faire sur tout. Sitôt
que j’étais à la Chevrette, l’Hermitage était plein de monde qui s’y
réjouissait assez bien. Une mère est toujours bien forte sur une
fille d’un bon naturel ; cependant, de quelque façon que s’y prît la
vieille, elle ne put jamais faire entrer Thérèse dans ses vues, et
l’engager à se liguer contre moi. Pour elle, elle se décida sans re-
tour : et voyant d’un côté sa fille et moi, chez qui l’on pouvait vi-
vre, et puis c’était tout ; de l’autre, Diderot, Grimm, d’Holbach,
Mme d’Épinay, qui promettaient beaucoup et donnaient quelque
chose, elle n’estima pas qu’on pût avoir jamais tort dans le parti
d’une fermière générale et d’un baron. Si j’eusse eu de meilleurs
yeux, j’aurais vu dès lors que je nourrissais un serpent dans mon
sein ; mais mon aveugle confiance, que rien encore n’avait alté-
rée, était telle, que je n’imaginais pas même qu’on pût vouloir
nuire à quelqu’un qu’on devait aimer ; en voyant ourdir autour de
moi mille trames, je ne savais me plaindre que de la tyrannie de
ceux que j’appelais mes amis, et qui voulaient, selon moi, me for-
cer d’être heureux à leur mode, plutôt qu’à la mienne.
elle lui garda derechef le secret : son motif était louable ; je ne
dirai pas si elle fit bien ou mal. Deux femmes qui ont des secrets
aiment à babiller ensemble : cela les rapprochait, et Thérèse, en
se partageant, me laissait sentir quelquefois que j’étais seul, car je
ne pouvais plus compter pour société celle que nous avions tous
trois ensemble. Ce fut alors que je sentis vivement le tort que
j’avais eu, durant nos première liaisons, de ne pas profiter de la
docilité que lui donnait son amour, pour l’orner de talents et te-
nant plus rapprochés dans notre retraite, auraient agréablement
rempli son temps et le mien, sans jamais nous laisser sentir la
longueur du tête-à-tête. Ce n’était pas que l’entretien tarît entre
nous, et qu’elle parût s’ennuyer dans nos promenades, mais enfin
nous n’avions pas assez d’idées communes pour nous faire un
grand magasin : nous ne pouvions plus parler sans cesse de nos
projets, bornés désormais à celui de jouir. Les objets qui se pré-
sentaient m’inspiraient des réflexions qui n’étaient pas à sa por-
tée. Un attachement de douze ans n’avait plus besoin de paroles ;
nous nous connaissions trop pour avoir plus rien à nous appren-
dre. Restait la ressource des caillettes, médire, et dire des quoli-
bets. C’est surtout dans la solitude qu’on sent l’avantage de vivre
avec quelqu’un qui sait penser. Je n’avais pas besoin de cette res-
source pour me plaire avec elle ; mais elle en aurait eu besoin
pour se plaire toujours avec moi. Le pis était qu’il fallait avec cela
prendre nos tête-à-tête en bonne fortune : sa mère, qui m’était
devenue importune, me forçait à les épier. J’étais gêné chez moi,
c’est tout dire ; l’air de l’amour gâtait la bonne amitié. Nous
avions un commerce intime, sans vivre dans l’intimité.
prétextes pour éluder les promenades que je lui proposais, je ces-
sai de lui en proposer, sans lui savoir mauvais gré de ne pas s’y
plaire autant que moi. Le plaisir n’est point une chose qui dé-
pende de la volonté. J’étais sûr de son cœur, ce m’était assez. Tant
que mes plaisirs étaient les siens, je les goûtais avec elle : quand
cela n’était pas, je préférais son contentement au mien.
une vie de mon goût, dans un séjour de mon choix, avec une per-
sonne qui m’était chère, je parvins pourtant à me sentir presque
isolé. Ce qui me manquait m’empêchait de goûter ce que j’avais.
En fait de bonheur et de jouissances, il me fallait tout ou rien. On
verra pourquoi ce détail m’a paru nécessaire. Je reprends à pré-
sent le fil de mon récit.
donnés le comte de Saint-Pierre. En les examinant, je vis que ce
n’était presque que le recueil des ouvrages imprimés de son oncle,
annotés et corrigés de sa main, avec quelques autres petites piè-
ces qui n’avaient pas vu le jour. Je me confirmai, par ses écrits de
morale, dans l’idée que m’avaient donnée quelques lettres de lui,
que Mme de Créqui m’avait montrées, qu’il avait beaucoup plus
d’esprit que je n’avais cru : mais l’examen approfondi de ses ou-
vrages de politique ne me montra que des vues superficielles, des
projets utiles mais impraticables, par l’idée dont l’auteur n’a ja-
mais pu sortir, que les hommes se conduisaient par leurs lumiè-
res plutôt que par leurs passions. La haute opinion qu’il avait des
connaissances modernes lui avait fait adopter ce faux principe de
la raison perfectionnée, base de tous les établissements qu’il pro-
posait, et source de tous ses sophismes politiques. Cet homme
rare, l’honneur de son siècle et de son espèce, et le seul peut-être,
depuis l’existence du genre humain, qui n’eût d’autre passion que
celle de la raison, ne fit cependant que marcher d’erreur en erreur
dans tous ses systèmes, pour avoir voulu rendre les hommes
semblables à lui, au lieu de les prendre tels qu’ils sont, et qu’ils
continueront d’être. Il n’a travaillé que pour des êtres imaginai-
res, en pensant travailler pour ses contemporains.
forme à donner à mon ouvrage. Passer à l’auteur ses visions,
c’était ne rien faire d’utile ; les réfuter à la rigueur était faire une
chose malhonnête, puisque le dépôt de ses manuscrits, que j’avais
accepté, et même demandé, m’imposait l’obligation d’en traiter
honorablement l’auteur. Je pris enfin le parti qui me parut le plus
décent, le plus judicieux, le plus utile. Ce fut de donner séparé-
ment les idées de l’auteur et les miennes, et, pour cela, d’entrer
dans ses vues, de les éclaircir, de les étendre, et de ne rien épar-
gner pour leur faire valoir tout leur prix.
lument séparées : l’une, destinée à exposer de la façon dont je
viens de dire les divers projets de l’auteur ; dans l’autre, qui ne
devait paraître qu’après que la première aurait fait son effet,
j’aurais porté mon jugement sur ces mêmes projets : ce qui, je
l’avoue, eût pu les exposer quelquefois au sort du sonnet du Mi-
santhrope. À la tête de tout l’ouvrage devait être une vie de
l’auteur, pour laquelle j’avais ramassé d’assez bons matériaux,
que je me flattais de ne pas gâter en les employant. J’avais un peu
vu l’abbé de Saint-Pierre dans sa vieillesse, et la vénération que
j’avais pour sa mémoire m’était garant qu’à tout prendre M. le
comte ne serait pas mécontent de la manière dont j’aurais traité
son parent.
et le plus travaillé de tous les ouvrages qui composaient ce re-
cueil, et avant de me livrer à mes réflexions, j’eus le courage de
lire absolument tout ce que l’abbé avait écrit sur ce beau sujet,
sans jamais me rebuter par ses longueurs et par ses redites. Le
public a vu cet extrait, ainsi je n’ai rien à en dire. Quant au juge-
ment que j’en ai porté, il n’a point été imprimé, et j’ignore s’il le
sera jamais ; mais il fut fait en même temps que l’extrait. Je pas-
sai de là à la Polysynodie, ou pluralité des conseils, ouvrage fait
sous le Régent, pour favoriser l’administration qu’il avait choisie,
et qui fit chasser de l’Académie française l’abbé de Saint-Pierre,
pour quelques traits contre l’administration précédente, dont la
duchesse du Maine et le cardinal de Polignac furent fâchés.
J’achevai ce travail comme le précédent, tant le jugement que
l’extrait : mais je m’en tins là, sans vouloir continuer cette entre-
prise, que je n’aurais pas dû commencer.
était étonnant qu’elle ne me fût pas venue plus tôt. La plupart des
écrits de l’abbé de Saint-Pierre étaient ou contenaient des obser-
vations critiques sur quelques parties du gouvernement de
France, et il y en avait même de si libres, qu’il était heureux pour
lui de les avoir faites impunément. Mais dans les bureaux des mi-
nistres, on avait de tout temps regardé l’abbé de Saint-Pierre
comme une espèce de prédicateur, plutôt que comme un vrai po-
litique, et on le laissait dire tout à son aise, parce qu’on voyait
bien que personne ne l’écoutait. Si j’étais parvenu à le faire écou-
ter, le cas eût été différent. Il était Français, je ne l’étais pas ; et en
m’avisant de répéter ses censures, quoique sous son nom, je
m’exposais à me faire demander un peu rudement, mais sans in-
justice, de quoi je me mêlais. Heureusement, avant d’aller plus
loin, je vis la prise que j’allais donner sur moi, et me retirai bien
vite. Je savais que, vivant seul au milieu des hommes, et
d’hommes tous plus puissants que moi, je ne pouvais jamais, de
quelque façon que je m’y prisse, me mettre à l’abri du mal qu’ils
voudraient me faire. Il n’y avait qu’une chose en cela qui dépendît
de moi, c’était de faire en sorte au moins que, quand ils m’en
voudraient faire, ils ne le pussent qu’injustement. Cette maxime,
qui me fit abandonner l’abbé de Saint-Pierre, m’a fait souvent
renoncer à des projets beaucoup plus chéris. Ces gens, toujours
prompts à faire un crime de l’adversité, seraient bien surpris s’ils
savaient tous les soins que j’ai pris en ma vie pour qu’on ne pût
jamais me dire avec vérité dans mes malheurs : Tu les as bien
mérités.
sur celui que j’y ferais succéder, et cet intervalle de désœuvrement
fut ma perte, en me laissant tourner mes réflexions sur moi-
même, faute d’objet étranger qui m’occupât. Je n’avais plus de
projet pour l’avenir qui pût amuser mon imagination ; il ne
m’était pas même possible d’en faire, puisque la situation où
j’étais était précisément celle où s’étaient réunis tous mes désirs :
je n’en avais plus à former, et j’avais encore le cœur vide. Cet état
était d’autant plus cruel, que je n’en voyais point à lui préférer.
J’avais rassemblé mes plus tendres affections dans une personne
selon mon cœur, qui me les rendait. Je vivais avec elle sans gêne,
et pour ainsi dire à discrétion.
ni loin d’elle. En la possédant, je sentais qu’elle me manquait en-
core, et la seule idée que je n’étais pas tout pour elle faisait qu’elle
n’était presque rien pour moi.
plus pure amitié, par la plus parfaite estime ; je comptais sur le
plus vrai retour de leur part, et il ne m’était pas même venu dans
l’esprit de douter une seule fois de leur sincérité. Cependant cette
amitié m’était plus tourmentante que douce, par leur obstination,
par leur affectation même à contrarier tous mes goûts, mes pen-
chants, ma manière de vivre ; tellement qu’il me suffisait de para-
ître désirer une chose qui n’intéressait que moi seul, et qui ne dé-
pendait pas d’eux, pour les voir tous se liguer à l’instant même
pour me contraindre d’y renoncer. Cette obstination de me
contrôler en tout dans mes fantaisies, d’autant plus injuste que,
loin de contrôler les leurs, je ne m’en informais pas même, me
devint si cruellement onéreuse qu’enfin je ne recevais pas une de
leurs lettres sans sentir, en l’ouvrant, un certain effroi qui n’était
que trop justifié par sa lecture. Je trouvais que, pour des gens
tous plus jeunes que moi, et qui tous auraient eu grand besoin
pour eux-mêmes des leçons qu’ils me prodiguaient, c’était aussi
trop me traiter en enfant. Aimez-moi, leur disais-je, comme je
vous aime ; et du reste, ne vous mêlez pas plus de mes affaires
que je ne me mêle des vôtres : voilà tout ce que je vous demande.
Si de ces deux choses ils m’en ont accordé une, ce n’a pas été du
moins la dernière.
maître chez moi, j’y pouvais vivre à ma mode, sans que personne
eût à m’y contrôler. Mais cette habitation m’imposait des devoirs
doux à remplir, mais indispensables. Toute ma liberté n’était que
précaire ; plus asservi que par des ordres, je devais l’être par ma
volonté. Je n’avais pas un seul jour dont en me levant, je pusse
dire : J’emploierai ce jour comme il me plaira. Bien plus, outre
ma dépendance des arrangements de Mme d’Épinay, j’en avais
une autre bien plus importune du public et des survenants. La
distance où j’étais de Paris n’empêchait pas qu’il ne me vînt jour-
nellement des tas de désœuvrés qui, ne sachant que faire de leur
temps, prodiguaient le mien sans aucun scrupule. Quand j’y pen-
sais le moins, j’étais impitoyablement assailli, et rarement j’ai fait
un joli projet pour ma journée, sans le voir renverser par quelque
arrivant.
trouvant point de pure jouissance, je revenais par élans aux jours
sereins de ma jeunesse, et je m’écriais quelquefois en soupirant :
« Ah ! ce ne sont pas encore ici les Charmettes ! »
fléchir sur le point où j’étais parvenu, et je me vis déjà sur le dé-
clin de l’âge, en proie à des maux douloureux, et croyant appro-
cher du terme de ma carrière, sans avoir goûté dans sa plénitude
presque aucun des plaisirs dont mon cœur était avide, sans avoir
donné l’essor aux vifs sentiments que j’y sentais en réserve, sans
avoir savouré, sans avoir effleuré du moins cette enivrante volup-
té que je sentais dans mon âme en puissance, et qui, faute d’objet,
s’y trouvait toujours comprimée, sans pouvoir s’exhaler autre-
ment que par mes soupirs.
pansive, pour qui vivre, c’était aimer, je n’eusse pas trouvé jus-
qu’alors un ami tout à moi, un véritable ami, moi qui me sentais
si bien fait pour l’être ? Comment se pouvait-il qu’avec des sens si
combustibles, avec un cœur tout pétri d’amour, je n’eusse pas du
moins une fois brûlé de sa flamme pour un objet déterminé ? Dé-
voré du besoin d’aimer, sans jamais l’avoir pu bien satisfaire je
me voyais atteindre aux portes de la vieillesse, et mourir sans
avoir vécu.
plier sur moi-même avec un regret qui n’était pas sans douceur. Il
– 430 –me semblait que la destinée me devait quelque chose qu’elle ne
m’avait pas donné. À quoi bon m’avoir fait naître avec des fa-
cultés exquises, pour les laisser jusqu’à la fin sans emploi ? Le
sentiment de mon prix interne, en me donnant celui de cette in-
justice, m’en dédommageait en quelque sorte, et me faisait verser
des larmes que j’aimais à laisser couler.
au mois de juin, sous des bocages frais, au chant du rossignol, au
gazouillement des ruisseaux. Tout concourut à me replonger dans
cette mollesse trop séduisante, pour laquelle j’étais né, mais dont
le ton dur et sévère, où venait de me monter une longue efferves-
cence, m’aurait dû délivrer pour toujours. J’allai malheureuse-
ment me rappeler le dîner du château de Tonne, et ma rencontre
avec ces deux charmantes filles, dans la même saison et dans des
lieux à peu près semblables à ceux où j’étais en ce moment. Ce
souvenir, que l’innocence qui s’y joignait me rendait plus doux
encore, m’en rappela d’autres de la même espèce. Bientôt je vis
rassemblés autour de moi tous les objets qui m’avaient donné de
l’émotion dans ma jeunesse. Mlle Galley, Mlle de Graffenried,
Mlle de Breil, Mme Bazile, Mme de Larnage, mes jolies écolières,
et jusqu’à la piquante Zulietta, que mon cœur ne peut oublier. Je
me vis entouré d’un sérail de houris, de mes anciennes connais-
sances pour qui le goût le plus vif ne m’était pas un sentiment
nouveau. Mon sang s’allume et pétille, la tête me tourne, malgré
mes cheveux déjà grisonnants, et voilà le grave citoyen de Genève,
voilà l’austère Jean-Jacques, à près de quarante-cinq ans, rede-
venu tout à coup le berger extravagant. L’ivresse dont je fus saisi,
quoique si prompte et si folle, fut si durable et si forte, qu’il n’a
pas moins fallu, pour m’en guérir, que la crise imprévue et terri-
ble des malheurs où elle m’a précipité. Cette ivresse, à quelque
point qu’elle fût portée, n’alla pourtant pas jusqu’à me faire ou-
blier mon âge et ma situation, jusqu’à me flatter de pouvoir inspi-
rer de l’amour encore, jusqu’à tenter de communiquer enfin ce
feu dévorant, mais stérile, dont depuis mon enfance je sentais en
vain consumer mon cœur. Je ne l’espérai point, je ne le désirai
pas même. Je savais que le temps d’aimer était passé, je sentais
trop le ridicule des galants surannés pour y tomber, et je n’étais
pas homme à devenir avantageux et confiant sur mon déclin,
après l’avoir été si peu durant mes belles années. D’ailleurs, ami
de la paix, j’aurais craint les orages domestiques, et j’aimais trop
sincèrement ma Thérèse pour l’exposer au chagrin de me voir
porter à d’autres des sentiments plus vifs que ceux qu’elle
m’inspirait.
peu qu’il m’ait suivi jusqu’ici. L’impossibilité d’atteindre aux êtres
réels me jeta dans le pays des chimères, et ne voyant rien
d’existant qui fût digne de mon délire, je le nourris dans un
monde idéal, que mon imagination créatrice eut bientôt peuplé
d’êtres selon mon cœur. Jamais cette ressource ne vint plus à
propos, et ne se trouva si féconde. Dans mes continuelles extases,
je m’enivrais à torrents des plus délicieux sentiments qui jamais
soient entrés dans un cœur d’homme. Oubliant tout à fait la race
humaine, je me fis des sociétés de créatures parfaites, aussi céles-
tes par leurs vertus que par leurs beautés, d’amis sûrs, tendres,
fidèles, tels que je n’en trouvai jamais ici-bas. Je pris un tel goût à
planer ainsi dans l’empyrée, au milieu des objets charmants dont
je m’étais entouré, que j’y passais les heures, les jours sans comp-
ter ; et perdant le souvenir de toute autre chose, à peine avais-je
mangé un morceau à la hâte, que je brûlais de m’échapper pour
courir retrouver mes bosquets. Quand, prêt à partir pour le
monde enchanté, je voyais arriver de malheureux mortels qui ve-
naient me retenir sur la terre, je ne pouvais ni modérer, ni cacher
mon dépit, et n’étant plus maître de moi, je leur faisais un accueil
si brusque, qu’il pouvait porter le nom de brutal. Cela ne fit
qu’augmenter ma réputation de misanthropie, par tout ce qui
m’en eût acquis une bien contraire, si l’on eût mieux lu dans mon
cœur.
coup par le cordon comme un cerf-volant, et remis à ma place par
la nature, à l’aide d’une attaque assez vive de mon mal.
J’employai le seul remède qui m’eût soulagé, savoir les bougies, et
cela fit trêve à mes angéliques amours : car, outre qu’on n’est
guère amoureux quand on souffre, mon imagination, qui s’anime
à la campagne et sous les arbres, languit et meurt dans la cham-
bre et sous les solives d’un plancher. J’ai souvent regretté qu’il
n’existât pas des dryades ; c’eût infailliblement été parmi elles
que j’aurais fixé mon attachement.
menter mes chagrins. Mme Le Vasseur, en me faisant les plus
beaux compliments du monde, aliénait de moi sa fille tant qu’elle
pouvait. Je reçus des lettres de mon ancien voisinage, qui
m’apprirent que la bonne vieille avait fait à mon insu plusieurs
dettes au nom de Thérèse, qui le savait et qui ne m’en avait rien
dit. Les dettes à payer me fâchaient beaucoup moins que le secret
qu’on m’en avait fait. Eh ! comment celle pour qui je n’eus jamais
aucun secret pouvait-elle en avoir pour moi ? Peut-on dissimuler
quelque chose aux gens qu’on aime ? La coterie holbachique, qui
ne me voyait faire aucun voyage à Paris, commençait à craindre
tout de bon que je ne me plusse en campagne, et que je ne fusse
assez fou pour y demeurer. Là commencèrent les tracasseries par
lesquelles on cherchait à me rappeler indirectement à la ville. Di-
derot, qui ne voulait pas se montrer sitôt lui-même, commença
par me détacher Deleyre, à qui j’avais procuré sa connaissance,
lequel recevait et me transmettait les impressions que voulait lui
donner Diderot, sans que lui, Deleyre, en vît le vrai but.
rie. Je n’étais pas guéri de mon attaque, quand je reçus un exem-
plaire du poème sur la ruine de Lisbonne que je supposai m’être
envoyé par l’auteur. Cela me mit dans l’obligation de lui écrire, et
de lui parler de sa pièce. Je le fis par une lettre qui a été imprimée
longtemps après, sans mon aveu, comme il sera dit ci-après.
prospérités et de gloire, déclamer toutefois amèrement contre les
misères de cette vie, et trouver toujours que tout était mal, je
formai l’insensé projet de le faire rentrer en lui-même, et de lui
prouver que tout était bien. Voltaire, en paraissant toujours croire
en Dieu, n’a réellement jamais cru qu’au diable, puisque son Dieu
prétendu n’est qu’un être malfaisant qui, selon lui, ne prend de
plaisir qu’à nuire. L’absurdité de cette doctrine, qui saute aux
yeux, est surtout révoltante dans un homme comblé des biens de
toute espèce, qui, du sein du bonheur, cherche à désespérer ses
semblables par l’image affreuse et cruelle de toutes les calamités
dont il est exempt. Autorisé plus que lui à compter et peser les
maux de la vie humaine, j’en fis l’équitable examen, et je lui prou-
vai que de tous ces maux, il n’y en avait pas un dont la Providence
ne fût disculpée, et qui n’eût sa source dans l’abus que l’homme a
fait de ses facultés plus que dans la nature elle-même. Je le traitai
dans cette lettre avec tous les égards, toute la considération, tout
le ménagement, et je puis dire avec tout le respect possibles. Ce-
pendant, lui connaissant un amour-propre extrêmement irritable,
je ne lui envoyai pas cette lettre à lui-même, mais au docteur
Tronchin, son médecin et son ami, avec plein pouvoir de la don-
ner ou supprimer, selon ce qu’il trouverait le plus convenable.
Tronchin donna la lettre. Voltaire me répondit en peu de lignes
qu’étant malade et garde-malade lui-même, il remettait à un au-
tre temps sa réponse, et ne dit pas un mot sur la question. Tron-
chin, en m’envoyant cette lettre, en joignit une où il marquait peu
d’estime pour celui qui la lui avait remise.
n’aimant point à faire parade de ces sortes de petits triomphes ;
mais elles sont en originaux dans mes recueils. (Liasse A, nos 20 et
21). Depuis lors, Voltaire a publié cette réponse qu’il m’avait
promise, mais qu’il ne m’a pas envoyée. Elle n’est autre que le
roman de Candide, dont je ne puis parler, parce que je ne l’ai pas
lu.
mes fantasques amours, et c’était peut-être un moyen que le Ciel
m’offrait d’en prévenir les suites funestes : mais ma mauvaise
étoile fut la plus forte, et à peine recommençai-je à sortir, que
mon cœur, ma tête et mes pieds reprirent les mêmes routes. Je
dis les mêmes, à certains égards ; car mes idées, un peu moins
exaltées, restèrent cette fois sur la terre, mais avec un choix si
exquis de tout ce qui pouvait s’y trouver d’aimable en tout genre,
que cette élite n’était guère moins chimérique que le monde ima-
ginaire que j’avais abandonné.
sous les plus ravissantes images. Je me plus à les orner de tous les
charmes du sexe que j’avais toujours adoré. J’imaginai deux
amies plutôt que deux amis, parce que si l’exemple est plus rare, il
est aussi plus aimable. Je les douai de deux caractères analogues,
mais différents ; de deux figures non pas parfaites, mais de mon
goût, qu’animaient la bienveillance et la sensibilité. Je fis l’une
brune et l’autre blonde, l’une vive et l’autre douce, l’une sage et
l’autre faible ; mais d’une si touchante faiblesse, que la vertu
semblait y gagner. Je donnai à l’une des deux un amant dont
l’autre fut la tendre amie, et même quelque chose de plus ; mais je
n’admis ni rivalité ni querelle, ni jalousie, parce que tout senti-
ment pénible me coûte à imaginer, et que je ne voulais ternir ce
riant tableau par rien qui dégradât la nature. Épris de mes deux
charmants modèles, je m’identifiais avec l’amant et l’ami le plus
qu’il m’était possible ; mais je le fis aimable et jeune, lui donnant
au surplus les vertus et les défauts que je me sentais.
je passai successivement en revue les plus beaux lieux que j’eusse
vus dans mes voyages, mais je ne trouvai point de bocage assez
frais, point de paysage assez touchant à mon gré. Les vallées de la
Thessalie m’auraient pu contenter, si je les avais vues ; mais mon
imagination, fatiguée à inventer, voulait quelque lieu réel qui pût
lui servir de point d’appui, et me faire illusion sur la réalité des
habitants que j’y voulais mettre. Je songeai longtemps aux îles
Borromées, dont l’aspect délicieux m’avait transporté ; mais j’y
trouvai trop d’ornement et d’art pour mes personnages. Il me fal-
lait cependant un lac, et je finis par choisir celui autour duquel
mon cœur n’a jamais cessé d’errer. Je me fixai sur la partie des
bords de ce lac à laquelle depuis longtemps mes vœux ont placé
ma résidence dans le bonheur imaginaire auquel le sort m’a bor-
né. Le lieu natal de ma pauvre Maman avait encore pour moi un
attrait de prédilection. Le contraste des positions, la richesse et la
variété des sites, la magnificence, la majesté de l’ensemble qui
ravit les sens, émeut le cœur, élève l’âme, achevèrent de me dé-
terminer, et j’établis à Vevey mes jeunes pupilles. Voilà tout ce
que j’imaginai du premier bond ; le reste n’y fut ajouté que dans
la suite.
sait pour remplir mon imagination d’objets agréables, et mon
cœur des sentiments dont il aime à se nourrir. Ces fictions, à force
de revenir, prirent enfin plus de consistance, et se fixèrent dans
mon cerveau sous une forme déterminée. Ce fut alors que la fan-
taisie me prit d’exprimer sur le papier quelques-unes des situa-
tions qu’elles m’offraient, et rappelant tout ce que j’avais senti
dans ma jeunesse, de donner ainsi l’essor en quelque sorte au dé-
sir d’aimer, que je n’avais pu satisfaire, et dont je me sentais dé-
voré.
suite, et sans liaison, et lorsque je m’avisai de les vouloir coudre,
j’y fus souvent fort embarrassé. Ce qu’il y a de peu croyable et de
très vrai est que les deux premières parties ont été écrites presque
en entier de cette manière, sans que j’eusse aucun plan bien for-
mé, et même sans prévoir qu’un jour je serais tenté d’en faire un
ouvrage en règle. Aussi voit-on que ces deux parties, formées
après coup de matériaux qui n’ont pas été taillés pour la place
qu’ils occupent, sont pleines d’un remplissage verbeux, qu’on ne
trouve pas dans les autres.
Mme d’Houdetot, la première qu’elle m’eût faite en sa vie, mais
qui malheureusement ne fut pas la dernière, comme on verra ci-
après. La comtesse d’Houdetot était fille de feu M. de Bellegarde,
fermier général, sœur de M. d’Épinay et de MM. de Lalive et de
La Briche, qui depuis ont été tous deux introducteurs des ambas-
sadeurs. J’ai parlé de la connaissance que je fis avec elle étant
fille. Depuis son mariage, je ne la vis qu’aux fêtes de la Chevrette,
chez Mme d’Épinay, sa belle-sœur. Ayant souvent passé plusieurs
jours avec elle, tant à la Chevrette qu’à Épinay, non seulement je
la trouvai toujours très aimable, mais je crus lui voir aussi pour
moi de la bienveillance. Elle aimait assez à se promener avec
moi ; nous étions marcheurs l’un et l’autre, et l’entretien ne taris-
sait pas entre nous. Cependant je n’allai jamais la voir à Paris,
quoiqu’elle m’en eût prié et même sollicité plusieurs fois. Ses liai-
sons avec M. de Saint-Lambert, avec qui je commençais d’en
avoir, me la rendirent encore plus intéressante, et c’était pour
m’apporter des nouvelles de cet ami, qui pour lors était, je crois, à
Mahon, qu’elle vint me voir à l’Hermitage.
dans la route. Son cocher, quittant le chemin qui tournait, voulut
traverser en droiture, du moulin de Clairvaux à l’Hermitage : son
carrosse s’embourba dans le fond du vallon ; elle voulut descen-
dre et faire le reste du trajet à pied. Sa mignonne chaussure fut
bientôt percée ; elle enfonçait dans la crotte ; ses gens eurent tou-
tes les peines du monde à la dégager, et enfin elle arriva à
l’Hermitage en bottes, et perçant l’air d’éclats de rire, auxquels je
mêlai les miens en la voyant arriver. Il fallut changer de tout ;
Thérèse y pourvut, et je l’engageai d’oublier la dignité pour faire
une collation rustique dont elle se trouva fort bien. Il était tard,
elle resta peu ; mais l’entrevue fut si gaie qu’elle y prit goût et pa-
rut disposée à revenir. Elle n’exécuta pourtant ce projet que
l’année suivante ; mais, hélas ! ce retard ne me garantit de rien.
pas, à la garde du fruit de M. d’Épinay. L’Hermitage était le réser-
voir des eaux du parc de la Chevrette. Il y avait un jardin clos de
murs, et garni d’espaliers et d’autres arbres, qui donnaient plus
de fruits à M. d’Épinay que son potager de la Chevrette, quoi-
qu’on lui en volât les trois quarts. Pour n’être pas un hôte abso-
lument inutile, je me chargeai de la direction du jardin et de
l’inspection du jardinier. Tout alla bien jusqu’au temps des fruits ;
mais à mesure qu’ils mûrissaient, je les voyais disparaître, sans
savoir ce qu’ils étaient devenus. Le jardinier m’assura que
c’étaient les loirs qui mangeaient tout. Je fis la guerre aux loirs,
j’en détruisis beaucoup, et le fruit n’en disparaissait pas moins. Je
guettai si bien, qu’enfin je trouvai que le jardinier lui-même était
le grand loir. Il logeait à Montmorency, d’où il venait les nuits,
avec sa femme et ses enfants, enlever les dépôts de fruits qu’il
avait faits pendant la journée, et qu’il faisait vendre à la halle à
Paris aussi publiquement que s’il eût eu un jardin à lui. Ce misé-
rable que je comblais de bienfaits, dont Thérèse habillait les en-
fants, et dont je nourrissais presque le père, qui était mendiant,
nous dévalisait aussi aisément qu’effrontément, aucun des trois
n’étant assez vigilant pour y mettre ordre ; et dans une seule nuit
il parvint à vider ma cave, où je ne trouvai rien le lendemain. Tant
qu’il ne parut s’adresser qu’à moi, j’endurai tout ; mais voulant
rendre compte du fruit, je fus obligé d’en dénoncer le voleur.
Mme d’Épinay me pria de le payer, de le mettre dehors, et d’en
chercher un autre ; ce que je fis. Comme ce grand coquin rôdait
toutes les nuits autour de l’Hermitage, armé d’un gros bâton ferré
qui avait l’air d’une massue, et suivi d’autres vauriens de son es-
pèce, pour rassurer les Gouverneuses, que cet homme effrayait
terriblement, je fis coucher son successeur toutes les nuits à
l’Hermitage, et, cela ne les tranquillisant pas encore, je fis de-
mander à Mme d’Épinay un fusil que je tins dans la chambre du
jardinier, avec charge à lui de ne s’en servir qu’au besoin, si l’on
tentait de forcer la porte ou d’escalader le jardin, et de ne tirer
qu’à poudre, uniquement pour effrayer les voleurs. C’était assu-
rément la moindre précaution que pût prendre, pour la sûreté
commune, un homme incommodé, ayant à passer l’hiver au mi-
lieu des bois, seul avec deux femmes timides. Enfin, je fis
l’acquisition d’un petit chien pour servir de sentinelle. Deleyre
m’étant venu voir dans ce temps-là, je lui contai mon cas, et ris
avec lui de mon appareil militaire.
voilà comment la coterie holbachique apprit que je voulais tout de
bon passer l’hiver à l’Hermitage. Cette constance, qu’ils n’avaient
pu se figurer, les désorienta, et en attendant qu’ils imaginassent
quelque autre tracasserie pour me rendre mon séjour déplaisant,
ils me détachèrent, par Diderot, le même Deleyre, qui, d’abord
ayant trouvé mes précautions toutes simples, finit par les trouver
inconséquentes à mes principes, et pis que ridicules, dans des
lettres où il m’accablait de plaisanteries amères, et assez piquan-
tes pour m’offenser, si mon humeur eût été tournée de ce côté-là.
Mais alors, saturé de sentiments affectueux et tendres, et n’étant
susceptible d’aucun autre, je ne voyais dans ces aigres sarcasmes
que le mot pour rire, et ne le trouvais que folâtre où tout autre
l’eût trouvé extravagant.
jardin, que, quoique la récolte du fruit eût presque manqué cette
année, le produit fut triple de celui des années précédentes, et il
est vrai que je ne m’épargnais point pour le préserver, jusqu’à
escorter les envois que je faisais à la Chevrette et à Épinay, jus-
qu’à porter des paniers moi-même, et je me souviens que nous en
portâmes un si lourd, la tante et moi, que, prêts à succomber sous
le faix, nous fûmes contraints de nous reposer de dix en dix pas,
et n’arrivâmes que tout en nage.
gis, je voulus reprendre mes occupations casanières ; il ne me fut
pas possible. Je ne voyais partout que les deux charmantes amies,
que leur ami, leurs entours, le pays qu’elles habitaient, qu’objets
créés ou embellis pour elles par mon imagination. Je n’étais plus
un moment à moi-même, le délire ne me quittait plus. Après
beaucoup d’efforts inutiles pour écarter de moi toutes ces fictions,
je fus enfin tout à fait séduit par elles, et je ne m’occupai plus qu’à
tâcher d’y mettre quelque ordre et quelque suite, pour en faire
une espèce de roman.
même si nettement et si hautement. Après les principes sévères
que je venais d’établir avec tant de fracas, après les maximes aus-
tères que j’avais si fortement prêchées, après tant d’invectives
mordantes contre les livres efféminés qui respiraient l’amour et la
mollesse, pouvait-on rien imaginer de plus inattendu, de plus
choquant, que de me voir tout d’un coup m’inscrire de ma propre
main parmi les auteurs de ces livres que j’avais si durement cen-
surés ? Je sentais cette inconséquence dans toute sa force, je me
la reprochais, j’en rougissais, je m’en dépitais : mais tout cela ne
put suffire pour me ramener à la raison. Subjugué complètement,
il fallut me soumettre à tout risque, et me résoudre à braver le
qu’en-dira-t-on, sauf à délibérer dans la suite si je me résoudrais
à montrer mon ouvrage ou non : car je ne supposais pas encore
que j’en vinsse à le publier.
force de les tourner et retourner dans ma tête, j’en forme enfin
l’espèce de plan dont on a vu l’exécution. C’était assurément le
meilleur parti qui se pût tirer de mes folies : l’amour du bien, qui
n’est jamais sorti de mon cœur, les tourna vers des objets utiles,
et dont la morale eût pu faire son profit. Mes tableaux voluptueux
auraient perdu toutes leurs grâces, si le doux coloris de
l’innocence y eût manqué. Une fille faible est un objet de pitié,
que l’amour peut rendre intéressant, et qui souvent n’est pas
moins aimable : mais qui peut supporter sans indignation le spec-
tacle des mœurs à la mode ? et qu’y a-t-il de plus révoltant que
l’orgueil d’une femme infidèle, qui, foulant ouvertement aux
pieds tous ses devoirs, prétend que son mari soit pénétré de re-
connaissance de la grâce qu’elle lui accorde de vouloir bien ne pas
se laisser prendre sur le fait ? Les êtres parfaits ne sont pas dans
la nature, et leurs leçons ne sont pas assez près de nous. Mais
qu’une jeune personne, née avec un cœur aussi tendre
qu’honnête, se laisse vaincre à l’amour étant fille, et retrouve,
étant femme, des forces pour le vaincre à son tour, et redevenir
vertueuse, quiconque vous dira que ce tableau dans sa totalité est
scandaleux et n’est pas utile est un menteur et un hypocrite ; ne
l’écoutez pas.
radicalement à tout l’ordre social, je m’en fis un plus secret de
concorde et de paix publique ; objet plus grand, plus important
peut-être en lui-même, et du moins pour le moment où l’on se
trouvait. L’orage excité par l’Encyclopédie, loin de se calmer, était
alors dans sa plus grande force. Les deux partis, déchaînés l’un
contre l’autre avec la dernière fureur, ressemblaient plutôt à des
loups enragés, acharnés à s’entre-déchirer, qu’à des chrétiens et
des philosophes qui veulent réciproquement s’éclairer, se
convaincre, et se ramener dans la voie de la vérité. Il ne manquait
peut-être à l’un et à l’autre que des chefs remuants qui eussent du
crédit, pour dégénérer en guerre civile, et Dieu sait ce qu’eût pro-
duit une guerre civile de religion, où l’intolérance la plus cruelle
était au fond la même des deux côtés. Ennemi né de tout esprit de
parti, j’avais dit franchement aux uns et aux autres des vérités
dures qu’ils n’avaient pas écoutées. Je m’avisai d’un autre expé-
dient, qui, dans ma simplicité, me parut admirable : c’était
d’adoucir leur haine réciproque en détruisant leurs préjugés, et de
montrer à chaque parti le mérite et la vertu dans l’autre, dignes
de l’estime publique et du respect de tous les mortels. Ce projet
peu sensé, qui supposait de la bonne foi dans les hommes, et par
lequel je tombai dans le défaut que je reprochais à l’abbé de
Saint-Pierre, eut le succès qu’il devait avoir ; il ne rapprocha point
les partis, et ne les réunit que pour m’accabler. En attendant que
l’expérience m’eût fait sentir ma folie, je m’y livrai, j’ose le dire,
avec un zèle digne du motif qui me l’inspirait, et je dessinai les
deux caractères de Wolmar et de Julie, dans un ravissement qui
me faisait espérer de parvenir à les rendre aimables tous les deux,
et, qui plus est, l’un par l’autre.
aux situations de détail que j’avais tracées ; et de l’arrangement
que je leur donnai résultèrent les deux premières parties de la
Julie, que le fis et mis au net durant cet hiver avec un plaisir inex-
primable, employant pour cela le plus beau papier doré, de la
poudre d’azur et d’argent pour sécher l’écriture, de la nonpareille
bleue pour coudre mes cahiers, enfin ne trouvant rien d’assez ga-
lant, rien d’assez mignon pour les charmantes filles dont je raffo-
lais comme un autre Pygmalion. Tous les soirs, au coin de mon
feu, je lisais et relisais ces deux parties aux Gouverneuses. La fille,
sans rien dire, sanglotait avec moi d’attendrissement ; la mère,
qui ne trouvant point là de compliments, n’y comprenait rien,
restait tranquille, et se contentait dans les moments de silence de
me répéter toujours : « Monsieur, cela est bien beau. »
des bois, dans une maison isolée, envoyait très souvent savoir de
mes nouvelles. Jamais je n’eus de si vrais témoignages de son
amitié pour moi, et jamais la mienne n’y répondit plus vivement.
J’aurais tort de ne pas spécifier, parmi ces témoignages, qu’elle
m’envoya son portrait, et qu’elle me demanda des instructions
pour avoir le mien, peint par La Tour, et qui avait été exposé au
Salon. Je ne dois pas non plus omettre une autre de ses atten-
tions, qui paraîtra risible, mais qui fait [trait] à l’histoire de mon
caractère, par l’impression qu’elle fit sur moi. Un jour qu’il gelait
très fort, en ouvrant un paquet qu’elle m’envoyait, de plusieurs
commissions dont elle s’était chargée, j’y trouvai un petit jupon
de dessous, de flanelle d’Angleterre, qu’elle me marquait avoir
porté, et dont elle voulait que je me fisse faire un gilet. Le tour de
son billet était charmant, plein de caresse et de naïveté. Ce soin,
plus qu’amical, me parut si tendre, comme si elle se fût dépouillée
pour me vêtir, que dans mon émotion je baisai vingt fois, en pleu-
rant, le billet et le jupon. Thérèse me croyait devenu fou. Il est
singulier que, de toutes les marques d’amitié que Mme d’Épinay
m’a prodiguées, aucune ne m’a jamais touché comme celle-là, et
que, même depuis notre rupture, je n’y ai jamais repensé sans
attendrissement. J’ai longtemps conservé son petit billet et je
l’aurais encore s’il n’eût eu le sort de mes autres lettres du même
temps.
en hiver, et qu’une partie de celui-ci je fusse réduit à l’usage des
sondes, ce fut pourtant, à tout prendre, la saison que, depuis ma
demeure en France, j’ai passée avec le plus de douceur et de tran-
quillité. Durant quatre ou cinq mois que le mauvais temps me tint
davantage à l’abri des survenants, je savourai, plus que je n’ai fait
avant et depuis, cette vie indépendante, égale et simple, dont la
jouissance ne faisait pour moi qu’augmenter le prix, sans autre
compagnie que celle des deux Gouverneuses en réalité, et celle
des deux cousines en idée. C’est alors surtout que je me félicitais
chaque jour davantage du parti que j’avais eu le bon sens de
prendre, sans égard aux clameurs de mes amis, fâchés de me voir
affranchi de leur tyrannie, et quand j’appris l’attentat d’un force-
né, quand Deleyre et Mme d’Épinay me parlaient dans leurs let-
tres du trouble et de l’agitation qui régnaient dans Paris, combien
je remerciai le Ciel de m’avoir éloigné de ces spectacles d’horreurs
et de crimes, qui n’eussent fait que nourrir, qu’aigrir l’humeur
bilieuse que l’aspect des désordres publics m’avait donnée ; tan-
dis que, ne voyant plus autour de ma retraite que des objets riants
et doux, mon cœur ne se livrait qu’à des sentiments aimables. Je
note ici avec complaisance le cours des derniers moments paisi-
bles qui m’ont été laissés. Le printemps qui suivit cet hiver si
calme vit éclore le germe des malheurs qui me restent à décrire,
et dans le tissu desquels on ne verra plus d’intervalle semblable,
où j’aie eu le loisir de respirer.
paix et jusqu’au fond de ma solitude, je ne restai pas tout à fait
tranquille de la part des holbachiens. Diderot me suscita quelque
tracasserie, et je suis fort trompé si ce n’est durant cet hiver que
parut Le Fils naturel, dont j’aurai bientôt à parler. Outre que par
des causes qu’on saura dans la suite, il m’est resté peu de monu-
ments sûrs de cette époque, ceux mêmes qu’on m’a laissés sont
très peu précis quant aux dates. Diderot ne datait jamais ses let-
tres. Mme d’Épinay, Mme d’Houdetot, ne dataient guère les leurs
que du jour de la semaine et Deleyre faisait comme elles le plus
souvent. Quand j’ai voulu ranger ces lettres dans leur ordre, il a
fallu suppléer, en tâtonnant des dates incertaines, sur lesquelles
je ne puis compter. Ainsi, ne pouvant fixer avec certitude le com-
mencement de ces brouilleries j’aime mieux rapporter ci-après
dans un seul article tout ce que je m’en puis rappeler.
dans mes érotiques transports, j’avais composé pour les dernières
parties de la Julie plusieurs lettres qui se sentent du ravissement
dans lequel je les écrivis. Je puis citer entre autres celles de
l’Élysée et de la promenade sur le lac, qui, si je m’en souviens
bien, sont à la fin de la quatrième partie. Quiconque, en lisant ces
deux lettres, ne sent pas amollir et fondre son cœur dans
l’attendrissement qui me les dicta, doit fermer le livre : il n’est pas
fait pour juger des choses de sentiment.
une seconde visite imprévue. En l’absence de son mari, qui était
capitaine de gendarmerie, et de son amant, qui servait aussi, elle
était venue à Eaubonne, au milieu de la vallée de Montmorency,
où elle avait loué une assez jolie maison. Ce fut de là qu’elle vint
faire à l’Hermitage une nouvelle excursion. À ce voyage, elle était
à cheval et en homme. Quoique je n’aime guère ces sortes de
mascarades, je fus pris à l’air romanesque de celle-là et, pour
cette fois, ce fut de l’amour. Comme il fut le premier et l’unique
en toute ma vie, et que ses suites le rendront à jamais mémorable
et terrible à mon souvenir, qu’il me soit permis d’entrer dans
quelques détails sur cet article.
n’était point belle ; son visage était marqué de la petite vérole ;
son teint manquait de finesse, elle avait la vue basse et les yeux
un peu ronds : mais elle avait l’air jeune avec tout cela, et sa phy-
sionomie, à la fois vive et douce, était caressante. Elle avait une
forêt de grands cheveux noirs, naturellement bouclés, qui lui
tombaient au jarret ; sa taille était mignonne, et elle mettait dans
tous ses mouvements de la gaucherie et de la grâce tout à la fois.
Elle avait l’esprit très naturel et très agréable ; la gaieté,
l’étourderie et la naïveté s’y mariaient heureusement : elle abon-
dait en saillies charmantes qu’elle ne recherchait point et qui par-
taient quelquefois malgré elle. Elle avait plusieurs talents agréa-
bles, jouait du clavecin, dansait bien, faisait d’assez jolis vers.
Pour son caractère, il était angélique ; la douceur d’âme en faisait
le fond ; mais, hors la prudence et la force, il rassemblait toutes
les vertus. Elle était surtout d’une telle sûreté dans le commerce,
d’une telle fidélité dans la société, que ses ennemis même
n’avaient pas besoin de se cacher d’elle. J’entends par ses enne-
mis ceux ou plutôt celles qui la haïssaient ; car, pour elle, elle
n’avait pas un cœur qui pût haïr, et je crois que cette conformité
contribua beaucoup à me passionner pour elle. Dans les confi-
dences de la plus intime amitié, je ne lui ai jamais ouï parler mal
des absents, pas même de sa belle-sœur. Elle ne pouvait ni dégui-
ser ce qu’elle pensait à personne, ni même contraindre aucun de
ses sentiments, et je suis persuadé qu’elle parlait de son amant à
son mari même, comme elle en parlait à ses amis, à ses connais-
sances et à tout le monde indifféremment. Enfin, ce qui prouve
sans réplique la pureté et la sincérité de son excellent naturel,
c’est qu’étant sujette aux plus énormes distractions et aux plus
risibles étourderies, il lui en échappait souvent de très impruden-
tes pour elle-même, mais jamais d’offensantes pour qui que ce
fût.
d’Houdetot, homme de condition, bon militaire, mais joueur, chi-
caneur, très peu aimable, et qu’elle n’a jamais aimé. Elle trouva
dans M. de Saint-Lambert tous les mérites de son mari, avec des
qualités plus agréables, de l’esprit, des vertus, des talents. S’il faut
pardonner quelque chose aux mœurs du siècle, c’est sans doute
un attachement que sa durée épure, que ses effets honorent, et
qui ne s’est cimenté que par une estime réciproque.
pour complaire à Saint-Lambert, qu’elle venait me voir. Il l’y avait
exhortée, et il avait raison de croire que l’amitié qui commençait à
s’établir entre nous rendrait cette société agréable à tous les trois.
Elle savait que j’étais instruit de leurs liaisons, et pouvant me par-
ler de lui sans gêne, il était naturel qu’elle se plût avec moi. Elle
vint ; je la vis ; j’étais ivre d’amour sans objet ; cette ivresse fasci-
na mes yeux, cet objet se fixa sur elle ; je vis ma Julie en
Mme d’Houdetot, et bientôt je ne vis plus que Mme d’Houdetot,
mais revêtue de toutes les perfections dont je venais d’orner
l’idole de mon cœur. Pour m’achever, elle me parla de Saint-
Lambert en amante passionnée. Force contagieuse de l’amour ;
en l’écoutant en me sentant auprès d’elle, j’étais saisi d’un frémis-
sement délicieux, que je n’avais éprouvé jamais auprès de per-
sonne. Elle parlait, et je me sentais ému ; je croyais ne faire que
m’intéresser à ses sentiments, quand j’en prenais de semblables ;
j’avalais à longs traits la coupe empoisonnée, dont je ne sentais
encore que la douceur. Enfin, sans que je m’en aperçusse et sans
qu’elle s’en aperçut, elle m’inspira pour elle-même tout ce qu’elle
exprimait pour son amant. Hélas ! ce fut bien tard, ce fut bien
cruellement brûler d’une passion non moins vive que malheu-
reuse pour une femme dont le cœur était plein d’un autre amour.
auprès d’elle, je ne m’aperçus pas d’abord de ce qui m’était arri-
vé : ce ne fut qu’après son départ que, voulant penser à Julie, je
fus frappé de ne pouvoir plus penser qu’à Mme d’Houdetot. Alors
mes yeux se dessillèrent ; je sentis mon malheur, j’en gémis, mais
je n’en prévis pas les suites.
elle, comme si l’amour véritable laissait assez de raison pour sui-
vre des délibérations. Je n’étais pas déterminé quand elle revint
me prendre au dépourvu. Pour lors j’étais instruit. La honte,
compagne du mal, me rendit muet, tremblant devant elle ; je
n’osais ouvrir la bouche ni lever les yeux ; j’étais dans un trouble
inexprimable, qu’il était impossible qu’elle ne vît pas. Je pris le
parti de le lui avouer, et de lui en laisser deviner la cause : c’était
la lui dire assez clairement.
Mme d’Houdetot eût été faible, je blâmerais ici sa conduite : mais
tout cela n’étant pas, je ne puis que l’applaudir et l’admirer. Le
parti qu’elle prit était également celui de la générosité et de la
prudence. Elle ne pouvait s’éloigner brusquement de moi sans en
dire la cause à Saint-Lambert, qui l’avait lui-même engagée à me
voir ; c’était exposer deux amis à une rupture, et peut-être à un
éclat qu’elle voulait éviter. Elle avait pour moi de l’estime et de la
bienveillance. Elle eut pitié de ma folie ; sans la flatter elle la plai-
gnit et tâcha de m’en guérir. Elle était bien aise de conserver à son
amant et à elle-même un ami dont elle faisait cas : elle ne me par-
lait de rien avec plus de plaisir que de l’intime et douce société
que nous pouvions former entre nous trois, quand je serais deve-
nu raisonnable ; elle ne se bornait pas toujours à ces exhortations
amicales, et ne m’épargnait pas au besoin les reproches plus durs
que j’avais bien mérités.
seul, je revins à moi ; j’étais plus calme après avoir parlé : l’amour
connu de celle qui l’inspire en devient plus supportable. La force
avec laquelle je me reprochais le mien m’en eût dû guérir, si la
chose eût été possible. Quels puissants motifs n’appelai-je point à
mon aide pour l’étouffer ! Mes mœurs, mes sentiments, mes prin-
cipes, la honte, l’infidélité, le crime, l’abus d’un dépôt confié par
l’amitié, le ridicule enfin de brûler à mon âge de la passion la plus
extravagante pour un objet dont le cœur préoccupé ne pouvait ni
me rendre aucun retour, ni me laisser aucun espoir : passion de
plus, qui, loin d’avoir rien à gagner par la constance, devenait
moins souffrable de jour en jour.
ter du poids à toutes les autres, fut celle qui les éluda ? Quel scru-
pule, pensai-je, puis-je me faire d’une folie nuisible à moi seul ?
Suis-je donc un jeune cavalier fort à craindre pour
Mme d’Houdetot ? Ne dirait-on pas, à mes présomptueux re-
mords, que ma galanterie, mon air, ma parure, vont la séduire ?
Eh ! pauvre Jean-Jacques, aime à ton aise, en sûreté de cons-
cience, et ne crains pas que tes soupirs nuisent à Saint-Lambert.
nesse. Cette façon de penser était dans mon tour d’esprit, elle flat-
tait ma passion ; c’en fut assez pour m’y livrer sans réserve, et rire
même de l’impertinent scrupule que je croyais m’être fait par va-
nité plus que par raison. Grande leçon pour les âmes honnêtes,
que le vice n’attaque jamais à découvert, mais qu’il trouve le
moyen de surprendre, en se masquant toujours de quelque so-
phisme, et souvent de quelque vertu.
