défie un cœur comme le vôtre d’oser mal penser du mien.
D’autres, peut-être, parleraient mieux de moi si je leur ressem-
blais davantage. Que Dieu me préserve de me faire approuver
d’eux ! Que les méchants m’épient et m’interprètent : Rousseau
n’est pas fait pour les craindre ni Diderot pour les écouter.
qu’il n’en soit plus question ! Pensez-vous qu’on oublie ainsi ce
qui vient de vous ? Mon cher, vous faites aussi bon marché de
mes larmes, dans les peines que vous me donnez, que de ma vie
et de ma santé dans les soins que vous m’exhortez à prendre. Si
vous pouviez vous corriger de cela, votre amitié m’en serait plus
douce, et j’en deviendrais moins à plaindre.
Grimm avec elle, et j’en fus charmé. Je leur lus à haute et claire
voix mes deux lettres avec une intrépidité dont je ne me serais pas
cru capable, et j’y ajoutai, en finissant, quelques discours qui ne la
démentaient pas. À cette audace inattendue dans un homme or-
dinairement si craintif, je les vis l’un et l’autre atterrés, abasour-
dis, ne répondant pas un mot ; je vis surtout cet homme arrogant
– 484 –
baisser les yeux à terre, et n’oser soutenir les étincelles de mes
regards ; mais dans le même instant, au fond de son cœur, il ju-
rait ma perte, et je suis sûr qu’ils la concertèrent avant de se sépa-
rer.
Mme d’Houdetot la réponse de Saint-Lambert (Liasse A, no 57),
datée encore de Wolfenbutel, peu de jours après son accident, à
ma lettre qui avait tardé longtemps en route. Cette réponse
m’apporta des consolations, dont j’avais grand besoin dans ce
moment-là, par les témoignages d’estime et d’amitié dont elle
était pleine, et qui me donnèrent le courage et la force de les mé-
riter. Dès ce moment je fis mon devoir ; mais il est constant que si
Saint-Lambert se fût trouvé moins sensé, moins généreux, moins
honnête homme, j’étais perdu sans retour.
campagne. Mme d’Houdetot me marqua le jour où elle comptait
venir faire ses adieux à la vallée, et me donna rendez-vous à Eau-
bonne. Ce jour se trouva par hasard le même où Mme d’Épinay
quittait la Chevrette pour aller à Paris achever les préparatifs de
son voyage. Heureusement elle partit le matin, et j’eus le temps
encore, en la quittant, d’aller dîner avec sa belle-sœur. J’avais la
lettre de Saint-Lambert dans ma poche ; je la relus plusieurs fois
en marchant. Cette lettre me servit d’égide contre ma faiblesse. Je
fis et tins la résolution de ne voir plus en Mme d’Houdetot que
mon amie et la maîtresse de mon ami, et je passai tête-à-tête avec
elle quatre ou cinq heures dans un calme délicieux, préférable
infiniment, même quant à la jouissance, à ces accès de fièvre ar-
dente que jusqu’alors j’avais eus auprès d’elle. Comme elle savait
trop que mon cœur n’était pas changé, elle fut sensible aux efforts
que j’avais faits pour me vaincre ; elle m’en estima davantage, et
j’eus le plaisir de voir que son amitié pour moi n’était point
éteinte. Elle m’annonça, le prochain retour de Saint-Lambert, qui,
quoique assez bien rétabli de son attaque, n’était plus en état de
soutenir les fatigues de la guerre, et quittait le service pour venir
vivre paisiblement auprès d’elle. Nous formâmes le projet char-
mant d’une étroite société entre nous trois, et nous pouvions es-
pérer que l’exécution de ce projet serait durable, vu que tous les
sentiments qui peuvent unir des cœurs sensibles et droits en fai-
saient la base, et que nous rassemblions à nous trois assez de ta-
lents et de connaissances pour nous suffire à nous-mêmes, et
n’avoir besoin d’aucun supplément étranger. Hélas ! en me li-
vrant à l’espoir d’une si douce vie, je ne songeais guère à celle qui
m’attendait.
Mme d’Épinay. Je lui montrai la lettre de Diderot, avec ma ré-
ponse : je lui détaillai tout ce qui s’était passé à ce sujet, et je lui
déclarai la résolution où j’étais de quitter l’Hermitage. Elle s’y
opposa vivement, et par des raisons toutes-puissantes sur mon
cœur. Elle me témoigna combien elle aurait désiré que j’eusse fait
le voyage de Genève, prévoyant qu’on ne manquerait pas de la
compromettre dans mon refus : ce que la lettre de Diderot sem-
blait annoncer d’avance. Cependant, comme elle savait mes rai-
sons aussi bien que moi-même, elle n’insista pas sur cet article ;
mais elle me conjura d’éviter tout éclat, à quelque prix que ce pût
être, et de pallier mon refus de raisons assez plausibles pour éloi-
gner l’injuste soupçon qu’elle pût y avoir part. Je lui dis qu’elle ne
m’imposait pas une tâche aisée ; mais que résolu d’expier mes
torts au prix même de ma réputation, je voulais donner la préfé-
rence à la sienne, en tout ce que l’honneur me permettait
d’endurer. On connaîtra bientôt si j’ai su remplir cet engagement.
perdu de sa force, je n’aimai jamais ma Sophie aussi vivement,
aussi tendrement que je fis ce jour-là. Mais telle fut l’impression
que firent sur moi la lettre de Saint-Lambert, le sentiment du de-
voir et l’horreur de la perfidie, que, durant toute cette entrevue,
mes sens me laissèrent pleinement en paix auprès d’elle, et que je
ne fus pas même tenté de lui baiser la main. En partant, elle
m’embrassa devant ses gens. Ce baiser, si différent de ceux que je
lui avais dérobés quelquefois sous les feuillages, me fut garant
que j’avais repris l’empire de moi-même : je suis presque assuré
que si mon cœur avait eu le temps de se raffermir dans le calme, il
ne me fallait pas trois mois pour être guéri radicalement.
Liaisons dont chacun a pu juger sur les apparences selon les dis-
positions de son propre cœur, mais dans lesquelles la passion que
m’inspira cette aimable femme, passion la plus vive peut-être
qu’aucun homme ait jamais sentie, s’honorera toujours, entre le
ciel et nous, des rares et pénibles sacrifices faits par tous deux au
devoir, à l’honneur, à l’amour et à l’amitié. Nous nous étions trop
élevés aux yeux l’un de l’autre pour pouvoir nous avilir aisément.
Il faudrait être indigné de toute estime pour se résoudre à en per-
dre une de si haut prix, et l’énergie même des sentiments qui
pouvaient nous rendre coupables fut ce qui nous empêcha de le
devenir.
deux femmes, et un si vif amour pour l’autre, je leur fis séparé-
ment mes adieux en un même jour : à l’une pour ne la revoir de
ma vie, à l’autre pour ne la revoir que deux fois dans les occasions
que je dirai ci-après.
pour remplir tant de devoirs pressants et contradictoires, suite de
mes imprudences. Si j’eusse été dans mon état naturel, après la
proposition et le refus de ce voyage de Genève, je n’avais qu’à res-
ter tranquille, et tout était dit. Mais j’en avais sottement fait une
affaire qui ne pouvait rester dans l’état où elle était, et je ne pou-
vais me dispenser de toute ultérieure explication qu’en quittant
l’Hermitage ; ce que je venais de promettre à Mme d’Houdetot de
ne pas faire, au moins pour le moment présent. De plus, elle avait
exigé que j’excusasse auprès de mes soi-disant amis le refus de ce
voyage, afin qu’on ne lui imputât pas ce refus. Cependant je n’en
pouvais alléguer la véritable cause sans outrager Mme d’Épinay, à
qui je devais certainement de la reconnaissance, après tout ce
qu’elle avait fait pour moi. Tout bien considéré, je me trouvai
dans la dure, mais indispensable alternative de manquer à
Mme d’Épinay, à Mme d’Houdetot, ou à moi-même, et je pris le
dernier parti. Je le pris hautement, pleinement, sans tergiverser,
et avec une générosité digne assurément de laver les fautes qui
m’avaient réduit à cette extrémité. Ce sacrifice, dont mes ennemis
ont su tirer parti, et qu’ils attendaient peut-être, a fait la ruine de
ma réputation, et m’a ôté, par leurs soins, l’estime publique ; mais
il m’a rendu la mienne, et m’a consolé dans mes malheurs. Ce
n’est pas la dernière fois, comme on verra, que j’ai fait de pareils
sacrifices, ni la dernière aussi qu’on s’en est prévalu pour
m’accabler.
cette affaire ; ce fut à lui que je résolus de m’adresser. Je lui écri-
vis une longue lettre dans laquelle j’exposai le ridicule de vouloir
me faire un devoir de ce voyage de Genève, l’inutilité, l’embarras
même dont j’y aurais été à Mme d’Épinay, et les inconvénients
qu’il en aurait résulté pour moi-même. Je ne résistai pas, dans
cette lettre, à la tentation de lui laisser voir que j’étais instruit, et
qu’il me paraissait singulier qu’on prétendît que c’était à moi de
faire ce voyage, tandis que lui-même s’en dispensait, et qu’on ne
faisait pas mention de lui. Cette lettre, où, faute de pouvoir dire
nettement mes raisons, je fus forcé de battre souvent la campa-
gne, m’aurait donné dans le public l’apparence de bien des torts ;
mais elle était un exemple de retenue et de discrétion pour les
gens qui, comme Grimm, étaient au fait des choses que j’y taisais,
et qui justifiaient pleinement ma conduite. Je ne craignis pas
même de mettre un préjugé de plus contre moi, en prêtant l’avis
de Diderot à mes autres amis, pour insinuer que Mme d’Houdetot
avait pensé de même, comme il était vrai, et taisant que, sur mes
raisons, elle avait changé d’avis. Je ne pouvais mieux la disculper
du soupçon de conniver avec moi qu’en paraissant, sur ce point,
mécontent d’elle.
homme aurait été touché ; car en exhortant Grimm à peser mes
raisons et à me marquer après cela son avis, je lui marquais que
cet avis serait suivi, quel qu’il pût être, et c’était mon intention,
eût-il même opiné pour mon départ ; car M. d’Épinay s’étant fait
le conducteur de sa femme dans ce voyage, le mien prenait alors
un coup d’œil tout différent : au lieu que c’était moi d’abord qu’on
voulût charger de cet emploi, et qu’il ne fût question de lui
qu’après mon refus.
vais la transcrire ici. (Voyez liasse A, no 59.)
Le départ de Mme d’Épinay est reculé ; son fils est malade, ilfaut attendre qu’il soit rétabli. Je rêverai à votre lettre. Tenez-
vous tranquille à votre Hermitage. Je vous ferai passer mon avis
à temps. Comme elle ne partira sûrement pas de quelques jours,
rien ne presse. En attendant, si vous le jugez à propos, vous pou-
vez lui faire vos offres, quoique cela me paraisse encore assez
égal. Car, connaissant votre position aussi bien que vous-même,
je ne doute point qu’elle ne réponde à vos offres comme elle doit,
et tout ce que je vois à gagner à cela, c’est que vous pourrez dire
à ceux qui vous pressent que si vous n’avez pas été, ce n’est pas
faute de vous être offert. Au reste, je ne vois pas pourquoi vous
voulez absolument que le Philosophe soit le porte-voix de tout le
monde, et parce que son avis est que vous partiez, pourquoi vous
imaginez que tous vos amis prétendent la même chose. Si vous
écrivez à Mme d’Épinay, sa réponse peut vous servir de réplique
à tous ces amis, puisqu’il vous tient tant au cœur de leur répli-
quer. Adieu : je salue Mme Le Vasseur et le Criminel.
inquiétude ce qu’elle pouvait signifier, et je ne trouvais rien.
Comment ! au lieu de me répondre avec simplicité sur la mienne,
il prend du temps pour y rêver, comme si celui qu’il avait déjà pris
ne lui avait pas suffi. Il m’avertit même de la suspension dans la-
quelle il me veut tenir, comme s’il s’agissait d’un profond pro-
blème à résoudre, ou comme s’il importait à ses vues de m’ôter
tout moyen de pénétrer son sentiment, jusqu’au moment qu’il
voudrait me le déclarer. Que signifient donc ces précautions, ces
retardements, ces mystères ? Est-ce ainsi qu’on répond à la
confiance ? Cette allure est-elle celle de la droiture et de la bonne
foi ? Je cherchais en vain quelque interprétation favorable à cette
conduite, je n’en trouvais point. Quel que fût son dessein, s’il
m’était contraire, sa position en facilitait l’exécution, sans que,
par la mienne, il me fût possible d’y mettre obstacle. En faveur
dans la maison d’un grand prince, répandu dans le monde, don-
nant le ton à nos communes sociétés, dont il était l’oracle, il pou-
vait, avec son adresse ordinaire, disposer à son aise toutes ses
machines ; et moi, seul dans mon Hermitage, loin de tout, sans
avis de personne, sans aucune communication, je n’avais d’autre
parti que d’attendre et rester en paix. Seulement j’écrivis à
Mme d’Épinay, sur la maladie de son fils, une lettre aussi honnête
qu’elle pouvait l’être, mais où je ne donnais pas dans le piège de
lui offrir de partir avec elle.
homme barbare m’avait plongé, j’appris au bout de huit ou dix
jours que Mme d’Épinay était partie, et je reçus de lui une se-
conde lettre. Elle n’était que de sept à huit lignes, que je n’achevai
pas de lire… C’était une rupture, mais dans des termes tels que la
plus infernale haine les peut dicter, et qui même devenaient bêtes
à force de vouloir être offensants. Il me défendait sa présence
comme il m’aurait défendu ses États. Il ne manquait à sa lettre,
pour faire rire, que d’être lue avec plus de sang-froid. Sans la
transcrire, sans même en achever la lecture, je la lui renvoyai sur-
le-champ avec celle-ci :
Je me refusais à ma juste défiance ; j’achève trop tard de
vous connaître.
diter. Je vous la renvoie, elle n’est pas pour moi. Vous pouvez
montrer la mienne à toute la terre, et me haïr ouvertement ; ce
sera de votre part une fausseté de moins.
tre, se rapportait à un article de la sienne sur lequel on pourra
juger de la profonde adresse qu’il mit à toute cette affaire.
vait donner sur moi bien des prises. Il le vit avec joie ; mais com-
– 490 –ment se prévaloir de cet avantage sans se compromettre ? En
montrant cette lettre, il s’exposait au reproche d’abuser de la
confiance de son ami.
de la façon la plus piquante qu’il fût possible, et de me faire valoir
dans sa lettre la grâce qu’il me faisait de ne pas montrer la
mienne. Il était bien sûr que, dans l’indignation de ma colère, je
me refuserais à sa feinte discrétion, et lui permettrais de montrer
ma lettre à tout le monde : c’était précisément ce qu’il voulait, et
tout arriva comme il l’avait arrangé. Il fit courir ma lettre dans
tout Paris, avec des commentaires de sa façon, qui pourtant
n’eurent pas tout le succès qu’il s’en était promis. On ne trouva
pas que la permission de montrer ma lettre, qu’il avait su
m’extorquer, l’exemptât du blâme de m’avoir si légèrement pris
au mot pour me nuire. On demandait toujours quels torts per-
sonnels j’avais avec lui, pour autoriser une si violente haine. Enfin
l’on trouvait que, quand j’aurais eu de tels torts qui l’auraient
obligé de rompre, l’amitié, même éteinte, avait encore des droits
qu’il aurait dû respecter. Mais malheureusement Paris est frivole ;
ces remarques du moment s’oublient, l’absent infortuné se né-
glige, l’homme qui prospère en impose par sa présence ; le jeu de
l’intrigue et de la méchanceté se soutient, se renouvelle, et bientôt
son effet sans cesse renaissant efface tout ce qui l’a précédé.
homme enfin quitta pour moi son masque, persuadé que, dans
l’état où il avait amené les choses, il cessait d’en avoir besoin.
Soulagé de la crainte d’être injuste envers ce misérable, je
l’abandonnai à son propre cœur, et cessai de penser à lui. Huit
jours après avoir reçu cette lettre, je reçus de Mme d’Épinay sa
réponse, datée de Genève, à ma précédente (liasse B, no 10). Je
compris, au ton qu’elle y prenait pour la première fois de sa vie,
que l’un et l’autre, comptant sur le succès de leurs mesures, agis-
saient de concert, et que, me regardant comme un homme perdu
sans ressource, ils se livraient désormais sans risque au plaisir
d’achever de m’écraser.
s’éloigner de moi tous mes amis, sans qu’il me fût possible de sa-
voir ni comment ni pourquoi. Diderot qui se vantait de me rester,
de me rester seul, et qui depuis trois mois me promettait une vi-
site, ne venait point. L’hiver commençait à se faire sentir, et avec
lui les atteintes de mes maux habituels. Mon tempérament, quoi-
que vigoureux, n’avait pu soutenir les combats de tant de pas-
sions contraires. J’étais dans un épuisement qui ne me laissait ni
force ni courage pour résister à rien. Quand mes engagements,
quand les continuelles représentations de Diderot et de
Mme d’Houdetot m’auraient permis en ce moment de quitter
l’Hermitage, je ne savais ni où aller ni comment me traîner. Je
restais immobile et stupide, sans pouvoir agir ni penser. La seule
idée d’un pas à faire, d’une lettre à écrire, d’un mot à dire, me fai-
sait frémir. Je ne pouvais cependant laisser la lettre de
Mme d’Épinay sans réplique, à moins de m’avouer digne des trai-
tements dont elle et son ami m’accablaient. Je pris le parti de lui
notifier mes sentiments et mes résolutions, ne doutant pas un
moment que, par humanité, par générosité, par bienséance, par
les bons sentiments que j’avais cru voir en elle, malgré les mau-
vais, elle ne s’empressât d’y souscrire. Voici ma lettre :
j’ai pris mon parti. L’amitié est éteinte entre nous, madame ;
mais celle qui n’est plus garde encore des droits que je sais res-
pecter. Je n’ai point oublié vos bontés pour moi et vous pouvez
compter de ma part sur toute la reconnaissance qu’on peut avoir
pour quelqu’un qu’on ne doit plus aimer. Toute autre explication
serait inutile : j’ai pour moi ma conscience, et vous renvoie à la
vôtre.
tend qu’il faut que j’y reste jusqu’au printemps ; et puisque mes
amis le veulent, j’y resterai jusqu’au printemps, si vous y consen-
tez.
liser à l’Hermitage, en y soignant ma santé, tâchant de recouvrer
des forces, et de prendre des mesures pour en sortir au prin-
temps, sans bruit et sans afficher une rupture. Mais ce n’était pas
là le compte de M. Grimm et de Mme d’Épinay, comme on verra
dans un moment.
derot cette visite si souvent promise et manquée. Elle ne pouvait
venir plus à propos ; c’était mon plus ancien ami, c’était presque
le seul qui me restât ; on peut juger du plaisir que j’eus à le voir
dans ces circonstances. J’avais le cœur plein, je l’épanchai dans le
sien. Je l’éclairai sur beaucoup de faits qu’on lui avait tus, dégui-
sés ou supposés. Je lui appris de tout ce qui s’était passé, ce qu’il
m’était permis de lui dire. Je n’affectai point de lui taire ce qu’il
ne savait que trop, qu’un amour aussi malheureux qu’insensé
avait été l’instrument de ma perte ; mais je ne convins jamais que
Mme d’Houdetot en fût instruite, ou du moins que je le lui eusse
déclaré. Je lui parlai des indignes manœuvres de Mme d’Épinay
pour surprendre les lettres très innocentes que sa belle-sœur
m’écrivait. Je voulus qu’il apprît ces détails de la bouche même
des personnes qu’elle avait tenté de séduire. Thérèse le lui fit
exactement : mais que devins-je quand ce fut le tour de la mère,
et que je l’entendis déclarer et soutenir que rien de cela n’était à
sa connaissance ! Ce furent ses termes, et jamais elle ne s’en dé-
partit. Il n’y avait pas quatre jours qu’elle m’en avait répété le ré-
cit à moi-même, et elle me dément en face, devant mon ami. Ce
trait me parut décisif, et je sentis alors vivement mon imprudence
d’avoir gardé si longtemps une pareille femme auprès de moi. Je
ne m’étendis point en invectives contre elle ; à peine daignai-je lui
dire quelques mots de mépris. Je sentis ce que je devais à la fille,
dont l’inébranlable droiture contrastait avec l’indigne lâcheté de
la mère. Mais dès lors mon parti fut pris sur le compte de la
vieille, et je n’attendis que le moment de l’exécuter.
cembre, je reçus de Mme d’Épinay réponse à ma précédente let-
tre. En voici le contenu :
marques possibles d’amitié et d’intérêt, il ne me reste qu’à vous
plaindre. Vous êtes bien malheureux.
Je désire que votre conscience soit aussi tranquille que la
mienne. Cela pourrait être nécessaire au repos de votre vie.
viez, je suis étonnée que vos amis vous aient retenu. Pour moi, je
ne consulte point les miens sur mes devoirs, et je n’ai plus rien à
vous dire sur les vôtres.
sa pas un instant à balancer. Il fallait sortir sur-le-champ, quelque
temps qu’il fît, en quelque état que je fusse, dussé-je coucher dans
les bois et sur la neige, dont la terre était alors couverte, et quoi
que pût dire et faire Mme d’Houdetot ; car je voulais bien lui
complaire en tout, mais non pas jusqu’à l’infamie.
mes jours ; mais ma résolution était prise : je jurai, quoi qu’il ar-
rivât, de ne pas coucher à l’Hermitage le huitième jour. Je me mis
en devoir de sortir mes effets, déterminé à les laisser en plein
champ, plutôt que de ne pas rendre les clefs dans la huitaine ; car
je voulais surtout que tout fût fait avant qu’on pût écrire à Genève
et recevoir réponse. J’étais d’un courage que je ne m’étais jamais
senti : toutes mes forces étaient revenues. L’honneur et
l’indignation m’en rendirent sur lesquelles Mme d’Épinay n’avait
pas compté. La fortune aida mon audace. M. Mathas, procureur
fiscal de M. le prince de Condé, entendit parler de mon embarras.
Il me fit offrir une petite maison qu’il avait à son jardin de Mon-
tlouis, à Montmorency. J’acceptai avec empressement et recon-
naissance. Le marché fut bientôt fait ; je fis en hâte acheter quel-
ques meubles, avec ceux que j’avais déjà, pour nous coucher, Thé-
rèse et moi. Je fis charrier mes effets à grand-peine et à grands
frais : malgré la glace et la neige, mon déménagement fut fait
dans deux jours, et le 15 décembre je rendis les clefs de
l’Hermitage, après avoir payé les gages du jardinier, ne pouvant
payer mon loyer.
parer : sa fille voulut m’ébranler ; je fus inflexible. Je la fis partir
pour Paris, dans la voiture du messager, avec tous les effets et
meubles que sa fille et elle avaient en commun. Je lui donnai
quelque argent, et je m’engageai à lui payer son loyer chez ses
enfants ou ailleurs, à pourvoir à sa subsistance autant qu’il me
serait possible, et à ne jamais la laisser manquer de pain, tant que
j’en aurais moi-même.
Enfin, le surlendemain de mon arrivée à Montlouis, j’écrivis à
Mme d’Épinay la lettre suivante :
de votre maison, quand vous n’approuvez pas que j’y reste. Sur
votre refus de consentir que je passasse à l’Hermitage le reste de
l’hiver, je l’ai donc quitté le 15 décembre. Ma destinée était d’y
entrer malgré moi, et d’en sortir de même. Je vous remercie du
séjour que vous m’avez engagé d’y faire, et je vous remercierais
davantage, si je l’avais payé moins cher. Au reste, vous avez rai-
son de me croire malheureux ; personne au monde ne sait mieux
que vous combien je dois l’être. Si c’est un malheur de se tromper
sur le choix de ses amis, c’en est un autre non moins cruel de re-
venir d’une erreur si douce.
raisons qui m’en ont fait sortir. Je n’ai pu couper ce récit, et il im-
portait de le suivre avec la plus grande exactitude, cette époque de
ma vie ayant eu sur la suite une influence qui s’étendra jusqu’à
mon dernier jour.
m’avait donnée pour quitter l’Hermitage m’abandonna sitôt que
j’en fus dehors. À peine fus-je établi dans ma nouvelle demeure,
que de vives et fréquentes attaques de mes rétentions se compli-
quèrent avec l’incommodité nouvelle d’une descente qui me
tourmentait depuis quelque temps, sans que je susse que c’en
était une. Je tombai bientôt dans les plus cruels accidents. Le
médecin Thierry, mon ancien ami, vint me voir et m’éclaira sur
mon ancien état. Les sondes, les bougies, les bandages, tout
l’appareil des infirmités de l’âge rassemblé autour de moi, me fit
durement sentir qu’on n’a plus le cœur jeune impunément quand
le corps a cessé de l’être. La belle saison ne me rendit point mes
forces, et je passai toute l’année 1758 dans un état de langueur qui
me fit croire que je touchais à la fin de ma carrière. J’en voyais
approcher le terme avec une sorte d’empressement. Revenu des
chimères de l’amitié, détaché de tout ce qui m’avait fait aimer la
vie, je n’y voyais plus rien qui pût me la rendre agréable : je n’y
voyais plus que des maux et des misères qui m’empêchaient de
jouir de moi. J’aspirais au moment d’être libre et d’échapper à
mes ennemis. Mais reprenons le fil des événements.
Mme d’Épinay ; vraisemblablement elle ne s’y était pas attendue.
Mon triste état, la rigueur de la saison, l’abandon général où je
me trouvais, tout leur faisait croire, à Grimm et à elle, qu’en me
poussant à la dernière extrémité, ils me réduiraient à crier merci,
et à m’avilir aux dernières bassesses, pour être laissé dans l’asile
dont l’honneur m’ordonnait de sortir. Je délogeai si brusquement
qu’ils n’eurent pas le temps de prévenir le coup et il ne leur resta
plus que le choix de jouer à quitte ou double, et d’achever de me
perdre ou de tâcher de me ramener. Grimm prit le premier parti,
mais je crois que Mme d’Épinay eût préféré l’autre ; et j’en juge
par sa réponse à ma dernière lettre, où elle radoucit beaucoup le
ton qu’elle avait pris dans les précédentes, et où elle semblait ou-
vrir la porte à un raccommodement. Le long retard de cette ré-
ponse qu’elle me fit attendre un mois entier, indique assez
l’embarras où elle se trouvait pour lui donner un tour convenable,
et les délibérations dont elle la fit précéder. Elle ne pouvait
s’avancer plus loin sans se commettre : mais après ses lettres pré-
cédentes, et après ma brusque sortie de sa maison, l’on ne peut
qu’être frappé du soin qu’elle prend dans cette lettre de n’y pas
laisser glisser un seul mot désobligeant. Je vais la transcrire en
entier, afin qu’on en juge. (Liasse B, no 23.)
On me l’a envoyée dans une caisse remplie de différentes choses,
qui a été tout ce temps en chemin. Je ne répondrai qu’à
l’apostille, quant à la lettre, je ne l’entends pas bien, et si nous
étions dans le cas de nous expliquer, je voudrais bien mettre tout
ce qui s’est passé sur le compte d’un malentendu. Je reviens à
l’apostille. Vous pouvez vous rappeler, monsieur, que nous étions
convenus que les gages du jardinier de l’Hermitage passeraient
par vos mains, pour lui mieux faire sentir qu’il dépendait de
vous, et pour vous éviter des scènes aussi ridicules et indécentes
qu’en avait son prédécesseur. La preuve en est que les premiers
quartiers de ses gages vous ont été remis, et que j’étais convenue
avec vous, peu de jours avant mon départ, de vous faire rem-
bourser vos avances. Je sais que vous en fîtes d’abord difficulté ;
mais ces avances, je vous avais prié de les faire ; il était simple
de m’acquitter, et nous en convînmes. Cahouet m’a marqué que
vous n’avez point voulu recevoir cet argent. Il y a assurément du
quiproquo là-dedans. Je donne l’ordre qu’on vous le reporte, et je
ne vois pas pourquoi vous voudriez payer mon jardinier, malgré
nos conventions, et au-delà même du terme que vous avez habité
l’Hermitage. Je compte donc, monsieur, que vous rappelant tout
ce que j’ai l’honneur de vous dire, vous ne refuserez pas d’être
remboursé de l’avance que vous avez bien voulu faire pour moi.
confiance en Mme d’Épinay, je ne voulus point renouer avec elle ;
je ne répondis point à cette lettre, et notre correspondance finit
là. Voyant mon parti pris, elle prit le sien, et entrant alors dans
toutes les vues de Grimm et de la coterie holbachique, elle unit
ses efforts aux leurs pour me couler à fond. Tandis qu’ils travail-
laient à Paris, elle travaillait à Genève. Grimm, qui dans la suite
alla l’y joindre, acheva ce qu’elle avait commencé. Tronchin, qu’ils
n’eurent pas de peine à gagner, les seconda puissamment, et de-
vint le plus furieux de mes persécuteurs, sans avoir jamais eu de
moi, non plus que Grimm, le moindre sujet de plainte. Tous trois
d’accord semèrent sourdement dans Genève le germe qu’on y vit
éclore quatre ans après.
cœurs, moins disposés à la haine, n’en reçurent pas si aisément
les impressions. Pour porter leurs coups avec plus d’adresse, ils
commencèrent par débiter que c’était moi qui les avais quittés.
(Voyez la lettre de Deleyre, Liasse B, no 30.) De là, feignant d’être
toujours mes amis, ils semaient adroitement leurs accusations
malignes, comme des plaintes de l’injustice de leur ami. Cela fai-
sait que, moins en garde, on était plus porté à les écouter et à me
blâmer. Les sourdes accusations de perfidie et d’ingratitude se
débitaient avec plus de précaution, et par là même avec plus
d’effet. Je sus qu’ils m’imputaient des noirceurs atroces, sans ja-
mais pouvoir apprendre en quoi ils les faisaient consister. Tout ce
que je pus déduire de la rumeur publique fut qu’elle se réduisait à
ces quatre crimes capitaux : 1. ma retraite à la campagne ; 2. mon
amour pour Mme d’Houdetot ; 3. refus d’accompagner à Genève
Mme d’Épinay ; 4. sortie de l’Hermitage. S’ils y ajoutèrent
d’autres griefs, ils prirent leurs mesures si justes, qu’il m’a été
parfaitement impossible d’apprendre jamais quel en était le sujet.
système adopté depuis par ceux qui disposent de moi avec un
progrès et un succès si rapides, qu’il tiendrait du prodige pour qui
ne saurait pas quelle facilité tout ce qui favorise la malignité des
hommes trouve à s’établir. Il faut tâcher d’expliquer en peu de
mots ce que cet obscur et profond système a de visible à mes
yeux.
j’avais conservé la simplicité de mes premiers goûts. La mortelle
aversion pour tout ce qui s’appelait parti, faction, cabale, m’avait
maintenu libre, indépendant, sans autre chaîne que les attache-
ments de mon cœur. Seul, étranger, isolé, sans appui, sans fa-
mille, ne tenant qu’à mes principes et à mes devoirs, je suivais
avec intrépidité les routes de la droiture, ne flattant, ne ména-
geant jamais personne aux dépens de la justice et de la vérité. De
plus, retiré depuis deux ans dans la solitude, sans correspondance
de nouvelles, sans relation des affaires du monde, sans être ins-
truit ni curieux de rien, je vivais à quatre lieues de Paris, aussi
séparé de cette capitale, par mon incurie, que je l’aurais été par
les mers dans l’île de Tinian.
billon, vivaient répandus dans le plus grand monde, et s’en parta-
geaient presque entre eux toutes les sphères. Grands, beaux es-
prits, gens de lettres, gens de robe, femmes, ils pouvaient de
concert se faire écouter partout. On doit voir déjà l’avantage que
cette position donne à trois hommes bien unis contre un qua-
trième dans celle où je me trouvais. Il est vrai que Diderot et
d’Holbach n’étaient pas (du moins je ne puis le croire) gens à
tramer des complots bien noirs ; l’un n’en avait pas la méchance-
té, ni l’autre l’habileté : mais c’était en cela même que la partie
était mieux liée. Grimm seul formait son plan dans sa tête, et n’en
montrait aux deux autres que ce qu’ils avaient besoin de voir pour
concourir à l’exécution. L’ascendant qu’il avait pris sur eux ren-
dait ce concours facile, et l’effet du tout répondait à la supériorité
de son talent.
pouvait tirer de nos positions respectives, il forma le projet de
renverser ma réputation de fond en comble, et de m’en faire une
tout opposée, sans se compromettre, en commençant par élever
autour de moi un édifice de ténèbres qu’il me fut impossible de
percer, pour éclairer ses manœuvres, et pour le démasquer.
l’iniquité aux yeux de ceux qui devaient y concourir. Il fallait
tromper les honnêtes gens ; il fallait écarter de moi tout le monde,
ne pas me laisser un seul ami, ni petit ni grand. Que dis-je ! il ne
fallait pas laisser percer un seul mot de vérité jusqu’à moi. Si un
seul homme généreux me fût venu dire : « Vous faites le vertueux,
cependant voilà comment on vous traite, et voilà sur quoi l’on
vous juge : qu’avez-vous à dire ? » la vérité triomphait et Grimm
était perdu. Il le savait, mais il a sondé son propre cœur, et n’a
estimé les hommes que ce qu’ils valent. Je suis fâché, pour
l’honneur de l’humanité, qu’il ait calculé si juste.
devaient être lents. Il y a douze ans qu’il suit son plan, et le plus
difficile reste encore à faire : c’est d’abuser le public entier. Il y
reste des yeux qui l’ont suivi de plus près qu’il ne pense. Il le
craint, et n’ose encore exposer sa trame au grand jour. Mais il a
trouvé le peu difficile moyen d’y faire entrer la puissance, et cette
puissance dispose de moi. Soutenu de cet appui, il avance avec
moins de risque. Les satellites de la puissance se piquant peu de
droiture pour l’ordinaire, et beaucoup moins de franchise, il n’a
plus guère à craindre l’indiscrétion de quelque homme de bien ;
car il a besoin surtout que je sois environné de ténèbres impéné-
trables, et que son complot me soit toujours caché, sachant bien
qu’avec quelque art qu’il en ait ourdi la trame, elle ne soutiendrait
jamais mes regards. Sa grande adresse est de paraître me ména-
ger en me diffamant, et de donner encore à sa perfidie l’air de la
générosité.
cusations de la coterie holbachique, sans qu’il me fût possible de
savoir ni de conjecturer même en quoi consistaient ces accusa-
tions. Deleyre me disait dans ses lettres qu’on m’imputait des
noirceurs. Diderot me disait plus mystérieusement la même
chose, et quand j’entrais en explication avec l’un et l’autre, tout se
réduisait aux chefs d’accusation ci-devant notés. Je sentais un
refroidissement graduel dans les lettres de Mme d’Houdetot. Je
ne pouvais attribuer ce refroidissement à Saint-Lambert, qui
continuait à m’écrire avec la même amitié, et qui me vint même
voir après son retour. Je ne pouvais non plus m’en imputer la
faute, puisque nous nous étions séparés très contents l’un de
l’autre, et qu’il ne s’était rien passé de ma part, depuis ce temps-
là, que mon départ de l’Hermitage, dont elle avait elle-même sen-
ti la nécessité. Ne sachant donc à quoi m’en prendre de ce refroi-
dissement, dont elle ne convenait pas, mais sur lequel mon cœur
ne prenait pas le change, j’étais inquiet de tout. Je savais qu’elle
ménageait extrêmement sa belle-sœur et Grimm, à cause de leurs
liaisons avec Saint-Lambert ; je craignais leurs œuvres. Cette agi-
tation rouvrit mes plaies et rendit ma correspondance orageuse,
au point de l’en dégoûter tout à fait. J’entrevoyais mille choses
cruelles, sans rien voir distinctement. J’étais dans la position la
plus insupportable pour un homme dont l’imagination s’allume
aisément. Si j’eusse été tout à fait isolé, si je n’avais rien su du
tout, je serais devenu plus tranquille ; mais mon cœur tenait en-
core à des attachements par lesquels mes ennemis avaient sur
moi mille prises, et les faibles rayons qui perçaient dans mon asile
ne servaient qu’à me laisser voir la noirceur des mystères qu’on
me cachait.
cruel, trop insupportable à mon naturel ouvert et franc qui, par
l’impossibilité de cacher mes sentiments, me fait tout craindre de
ceux qu’on me cache, si très heureusement il ne se fût présenté
des objets assez intéressants à mon cœur pour faire une diversion
salutaire à ceux qui m’occupaient malgré moi. Dans la dernière
visite que Diderot m’avait faite à l’Hermitage, il m’avait parlé de
l’article Genève, que d’Alembert avait mis dans l’Encyclopédie ; il
m’avait appris que cet article, concerté avec des Genevois du haut
étage, avait pour but l’établissement de la comédie à Genève ;
qu’en conséquence les mesures étaient prises, et que cet établis-
sement ne tarderait pas d’avoir lieu. Comme Diderot paraissait
trouver tout cela fort bien, qu’il ne doutait pas du succès, et que
j’avais avec lui trop d’autres débats pour disputer encore sur cet
article, je ne lui dis rien ; mais indigné de tout ce manège de sé-
duction dans ma patrie, j’attendais avec impatience le volume de
l’Encyclopédie où était cet article, pour voir s’il n’y aurait pas
moyen d’y faire quelque réponse qui pût parer ce malheureux
coup. Je reçus le volume peu après mon établissement à Mon-
tlouis, et je trouvai l’article fait avec beaucoup d’adresse et d’art,
et digne de la plume dont il était parti. Cela ne me détourna pour-
tant pas de vouloir y répondre, et malgré l’abattement où j’étais,
malgré mes chagrins et mes maux, la rigueur de la saison et
l’incommodité de ma nouvelle demeure, dans laquelle je n’avais
pas encore eu le temps de m’arranger, je me mis à l’ouvrage avec
un zèle qui surmonta tout.
que j’ai décrit ci-devant, j’allai tous les jours passer deux heures le
matin, et autant l’après-dînée, dans un donjon tout ouvert, que
j’avais au bout du jardin où était mon habitation. Ce donjon, qui
terminait une allée en terrasse, donnait sur la vallée et l’étang de
Montmorency, et m’offrait, pour terme du point de vue, le simple,
mais respectable château de Saint-Gratien, retraite du vertueux
Catinat. Ce fut dans ce lieu, pour lors glacé, que, sans abri contre
le vent et la neige, et sans autre feu que celui de mon cœur, je
composai, dans l’espace de trois semaines, ma Lettre à
d’Alembert sur les Spectacles. C’est ici (car la Julie n’était pas à
moitié faite) le premier de mes écrits où j’aie trouvé des charmes
dans le travail. Jusqu’alors l’indignation de la vertu m’avait tenu
lieu d’Apollon ; la tendresse et la douceur d’âme m’en tinrent lieu
cette fois. Les injustices dont je n’avais été que spectateur
m’avaient irrité ; celles dont j’étais devenu l’objet m’attristèrent,
et cette tristesse sans fiel n’était que celle d’un cœur trop aimant,
trop tendre, qui, trompé par ceux qu’il avait cru de sa trempe,
était forcé de se retirer au-dedans de lui. Plein de tout ce qui ve-
nait de m’arriver, encore ému de tant de violents mouvements, le
mien mêlait le sentiment de ses peines aux idées que la médita-
tion de mon sujet m’avait fait naître ; mon travail se sentit de ce
mélange. Sans m’en apercevoir, j’y décrivis ma situation actuelle ;
j’y peignis Grimm, Mme d’Épinay, Mme d’Houdetot, Saint-
Lambert, moi-même. En l’écrivant, que je versai de délicieuses
larmes ! Hélas ! on y sent trop que l’amour, cet amour fatal dont
je m’efforçais de guérir, n’était pas encore sorti de mon cœur. À
tout cela, se mêlait un certain attendrissement sur moi-même, qui
me sentais mourant, et qui croyais faire au public mes derniers
adieux. Loin de craindre la mort, je la voyais approcher avec joie ;
mais j’avais regret de quitter mes semblables, sans qu’ils sentis-
sent tout ce que je valais, sans qu’ils sussent combien j’aurais mé-
rité d’être aimé d’eux, s’ils m’avaient connu davantage. Voilà les
secrètes causes du ton singulier qui règne dans cet ouvrage, et qui
tranche si prodigieusement avec celui du précédent.
à la faire imprimer, quand, après un long silence, j’en reçus une
de Mme d’Houdetot, qui me plongea dans une affliction nouvelle,
la plus sensible que j’eusse encore éprouvée. Elle m’apprenait
dans cette lettre (Liasse B, no 34) que ma passion pour elle était
connue dans tout Paris ; que j’en avais parlé à des gens qui
l’avaient rendue publique ; que ces bruits, parvenus à son amant,
avaient failli lui coûter la vie ; qu’enfin il lui rendait justice, et que
leur paix était faite ; mais qu’elle lui devait, ainsi qu’à elle-même
et au soin de sa réputation, de rompre avec moi tout commerce :
m’assurant, au reste, qu’ils ne cesseraient jamais l’un et l’autre de
s’intéresser à moi, qu’ils me défendraient dans le public, et qu’elle
enverrait de temps en temps savoir de mes nouvelles.
pus cependant me résoudre à le juger encore. Ma faiblesse était
comme d’autres gens qui pouvaient l’avoir fait parler. Je voulus
douter… mais bientôt je ne le pus plus. Saint-Lambert fit peu
après un acte digne de sa générosité. Il jugeait, connaissant assez
mon âme, en quel état je devais être, trahi d’une partie de mes
amis, et délaissé des autres. Il vint me voir. La première fois il
avait peu de temps à me donner. Il revint. Malheureusement, ne
l’attendant pas, je ne me trouvai pas chez moi. Thérèse, qui s’y
trouva, eut avec lui un entretien de plus de deux heures, dans le-
quel ils se dirent mutuellement beaucoup de faits dont il
m’importait que lui et moi fussions informés. La surprise avec
laquelle j’appris par lui que personne ne doutait dans le monde
que je n’eusse vécu avec Mme d’Épinay, comme Grimm y vivait
maintenant, ne peut être égalée que par celle qu’il eut lui-même,
en apprenant combien ce bruit était faux. Saint-Lambert, au
grand déplaisir de la dame, était dans le même cas que moi, et
tous les éclaircissements qui résultèrent de cet entretien achevè-
rent d’éteindre en moi tout regret d’avoir rompu sans retour avec
elle. Par rapport à Mme d’Houdetot, il détailla à Thérèse plu-
sieurs circonstances qui n’étaient connues ni d’elle ni même de
Mme d’Houdetot, que je savais seul, que je n’avais dites qu’au
seul Diderot, sous le sceau de l’amitié, et c’était précisément
Saint-Lambert qu’il avait choisi pour lui en faire la confidence. Ce
dernier trait me décida, et, résolu de rompre avec Diderot pour
jamais, je ne délibérai plus que sur la manière : car je m’étais
aperçu que les ruptures secrètes tournaient à mon préjudice, en
ce qu’elles laissaient le masque de l’amitié à mes plus cruels en-
nemis.
semblent dictées par l’esprit de mensonge et de trahison. Paraître
encore l’ami d’un homme dont on a cessé de l’être, c’est se réser-
ver des moyens de lui nuire, en surprenant les honnêtes gens. Je
me rappelai que, quand l’illustre Montesquieu rompit avec le P.
de Tournemine, il se hâta de le déclarer hautement, en disant à
tout le monde : « N’écoutez ni le P. de Tournemine, ni moi, par-
lant l’un de l’autre ; car nous avons cessé d’être amis. » Cette
conduite fut très applaudie, et tout le monde en loua la franchise
et la générosité. Je résolus de suivre avec Diderot le même exem-
ple ; mais comment de ma retraite publier cette rupture authenti-
quement et pourtant sans scandale ? Je m’avisai d’insérer, par
forme de note, dans mon ouvrage, un passage du livre de
l’Ecclésiastique, qui déclarait cette rupture, et même le sujet, as-
sez clairement pour quiconque était au fait, et ne signifiait rien
pour le reste du monde ; m’attachant, au surplus, à ne désigner
dans l’ouvrage l’ami auquel je renonçais, qu’avec l’honneur qu’on
doit toujours rendre à l’amitié même éteinte. On peut voir tout
cela dans l’ouvrage même.
tout acte de courage soit un crime dans l’adversité. Le même trait
qu’on avait admiré dans Montesquieu ne m’attira que blâme et
reproche. Sitôt que mon ouvrage fut imprimé et que j’en eus des
exemplaires, j’en envoyai un à Saint-Lambert, qui, la veille même,
m’avait écrit, au nom de Mme d’Houdetot et au sien, un billet
plein de la plus tendre amitié (Liasse B, no 37). Voici la lettre qu’il
m’écrivit en me renvoyant mon exemplaire (Liasse B, no 38) :
venez de me faire. À l’endroit de votre préface, où, à l’occasion de
Diderot, vous citez un passage de l’Ecclésiaste (il se trompe, c’est
de l’Ecclésiastique), le livre m’est tombé des mains. Après les
conversations de cet été, vous m’avez paru convaincu que Dide-
rot était innocent des prétendues indiscrétions que vous lui im-
putiez. Il peut avoir des torts avec vous : je l’ignore ; mais je sais
bien qu’ils ne vous donnent pas le droit de lui faire une insulte
publique. Vous n’ignorez pas les persécutions qu’il essuie, et vous
allez mêler la voix d’un ancien ami aux cris de l’envie. Je ne puis
vous dissimuler, monsieur, combien cette atrocité me révolte. Je
ne vis point avec Diderot, mais je l’honore, et je sens vivement le
chagrin que vous donnez à un homme à qui, du moins vis-à-vis
de moi, vous n’avez jamais reproché qu’un peu de faiblesse.
Monsieur, nous différons trop de principes pour nous convenir
jamais. Oubliez mon existence ; cela ne doit pas être difficile. Je
n’ai jamais fait aux hommes ni le bien ni le mal dont on se sou-
vient longtemps. Je vous projets, moi, monsieur, d’oublier votre
personne, et de ne me souvenir que de vos talents.
et dans l’excès de ma misère, retrouvant enfin ma fierté, je lui
répondis par le billet suivant :
être surpris, et j’ai eu la bêtise d’en être ému ; mais je l’ai trouvée
indigne de réponse.
ne lui convient pas de garder ce qu’elle a, elle peut me le ren-
voyer, je lui rendrai son argent. Si elle le garde, il faut toujours
qu’elle envoie chercher le reste de son papier et de son argent. Je
la prie de me rendre en même temps le prospectus dont elle est
dépositaire. Adieu, monsieur.
plaît aux cœurs généreux. Il paraît que ce billet fit rentrer Saint-
Lambert en lui-même, et qu’il eut regret à ce qu’il avait fait ; mais
trop fier à son tour pour en revenir ouvertement, il saisit, il pré-
para peut-être le moyen d’amortir le coup qu’il m’avait porté.
Quinze jours après, je reçus de M. d’Épinay la lettre suivante
(Liasse B, no 10) :
m’envoyer ; je le lis avec le plus grand plaisir. C’est le sentiment
que j’ai toujours éprouvé à la lecture de tous les ouvrages qui
sont sortis de votre plume. Recevez-en tous mes remerciements.
J’aurais été vous les faire moi-même, si mes affaires m’eussent
permis de demeurer quelque temps dans votre voisinage ; mais
j’ai bien peu habité la Chevrette cette année. M. et Mme Dupin
viennent m’y demander à dîner dimanche prochain. Je compte
que MM. de Saint-Lambert, de Francueil, et Mme d’Houdetot
seront de la partie ; vous me feriez un vrai plaisir, monsieur, si
vous vouliez être des nôtres. Toutes les personnes que j’aurai
chez moi vous désirent, et seront charmées de partager avec moi
le plaisir de passer avec vous une partie de la journée.
avoir fait depuis un an la nouvelle de Paris, l’idée de m’aller don-
ner en spectacle vis-à-vis de Mme d’Houdetot me faisait trembler,
et j’avais peine à trouver assez de courage pour soutenir cette
épreuve. Cependant, puisqu’elle et Saint-Lambert le voulaient
bien, puisque d’Épinay parlait au nom de tous les conviés, et qu’il
n’en nommait aucun que je ne fusse bien aise de voir, je ne crus
point, après tout, me compromettre en acceptant un dîner où
j’étais en quelque sorte invité par tout le monde. Je promis donc.
Le dimanche il fit mauvais. M. d’Épinay m’envoya son carrosse, et
j’allai.
caressant. On eût dit que toute la compagnie sentait combien
j’avais besoin d’être rassuré. Il n’y a que les cœurs français qui
connaissent ces sortes de délicatesses. Cependant je trouvai plus
de monde que je ne m’y étais attendu. Entre autres, le comte
d’Houdetot, que je ne connaissais point du tout, et sa sœur,
Mme de Blainville, dont je me serais bien passé. Elle était venue
plusieurs fois l’année précédente à Eaubonne, et sa belle-sœur,
dans nos promenades solitaires, l’avait souvent laissé s’ennuyer à
garder le mulet. Elle en avait nourri contre moi un ressentiment
qu’elle satisfit durant ce dîner tout à son aise ; car on sent que la
présence du comte d’Houdetot et de Saint-Lambert ne mettait
pas les rieurs de mon côté, et qu’un homme embarrassé dans les
entretiens les plus faciles n’était pas fort brillant dans celui-là. Je
n’ai jamais tant souffert, ni fait plus mauvaise contenance, ni reçu
d’atteintes plus imprévues. Enfin, quand on fut sorti de table, je
m’éloignai de cette mégère ; j’eus le plaisir de voir Saint-Lambert
et Mme d’Houdetot s’approcher de moi, et nous causâmes en-
semble une partie de l’après-midi, de choses indifférentes, à la
vérité, mais avec la même familiarité qu’avant mon égarement. Ce
procédé ne fut pas perdu dans mon cœur, et si Saint-Lambert y
eût pu lire, il en eût sûrement été content. Je puis jurer que,
quoique, en arrivant, la vue de Mme d’Houdetot m’eût donné des
palpitations jusqu’à la défaillance, en m’en retournant je ne pen-
sais presque pas à elle : je ne fus occupé que de Saint-Lambert.
me fit grand bien, et je me félicitai fort de ne m’y être pas refusé.
J’y reconnus non seulement que les intrigues de Grimm et des
holbachiens n’avaient point détaché de moi mes anciennes
connaissances, mais, ce qui me flatta davantage encore, que les
sentiments de Mme d’Houdetot et de Saint-Lambert étaient
moins changés que je n’avais cru ; et je compris enfin qu’il y avait
plus de jalousie que de mésestime dans l’éloignement où il la te-
nait de moi. Cela me consola et me tranquillisa. Sûr de n’être pas
un objet de mépris pour ceux qui l’étaient de mon estime, j’en
travaillai sur mon propre cœur avec plus de courage et de succès.
Si je ne vins pas à bout d’y éteindre entièrement une passion cou-
pable et malheureuse, j’en réglai du moins si bien les restes, qu’ils
ne m’ont pas fait faire une seule faute depuis ce temps-là. Les co-
pies de Mme d’Houdetot, qu’elle m’engagea de reprendre, mes
ouvrages que je continuai de lui envoyer quand ils paraissaient,
m’attirèrent encore de sa part, de temps à autre, quelques messa-
ges et billets indifférents, mais obligeants. Elle fit même plus,
comme on verra dans la suite, et la conduite réciproque de tous
les trois, quand notre commerce eut cessé, peut servir d’exemple
de la manière dont les honnêtes gens se séparent, quand il ne leur
convient plus de se voir.
dans Paris, et qu’il servit de réfutation sans réplique au bruit que
répandaient partout mes ennemis, que j’étais brouillé mortelle-
ment avec tous ceux qui s’y trouvèrent, et surtout avec
M. d’Épinay. En quittant l’Hermitage, je lui avais écrit une lettre
de remerciement très honnête, à laquelle il répondit non moins
honnêtement, et les attentions mutuelles ne cessèrent point, tant
avec lui qu’avec M. de Lalive, son frère, qui même vint me voir à
Montmorency, et m’envoya ses gravures. Hors les deux belles-
sœurs de Mme d’Houdetot, je n’ai jamais été mal avec personne
de sa famille.
ges en avaient eu ; mais celui-ci me fut plus favorable. Il apprit au
public à se défier des insinuations de la coterie holbachique.
Quand j’allai à l’Hermitage, elle prédit avec sa suffisance ordi-
naire que je n’y tiendrais pas trois mois. Quand elle vit que j’y en
avais tenu vingt, et que, forcé d’en sortir, je fixais encore ma de-
meure à la campagne, elle soutint que c’était obstination pure ;
que je m’ennuyais à la mort dans ma retraite, mais que, rongé
d’orgueil, j’aimais mieux y périr victime de mon opiniâtreté, que
de m’en dédire et de revenir à Paris. La Lettre à d’Alembert respi-
rait une douceur d’âme qu’on sentit n’être point jouée. Si j’eusse
été rongé d’humeur dans ma retraite, mon ton s’en serait senti. Il
en régnait dans tous les écrits que j’avais faits à Paris ; il n’en ré-
gnait plus dans le premier que j’avais fait à la campagne. Pour
ceux qui savent observer, cette remarque était décisive. On vit que
j’étais rentré dans mon élément.
était, me fit encore, par ma balourdise, et par mon malheur ordi-
naire, un nouvel ennemi parmi les gens de lettres. J’avais fait
connaissance avec Marmontel chez M. de la Poplinière, et cette
connaissance s’était entretenue chez le Baron. Marmontel faisait
alors le Mercure de France. Comme j’avais la fierté de ne point
envoyer mes ouvrages aux auteurs périodiques, et que je voulais
cependant lui envoyer celui-ci, sans qu’il crût que c’était à ce titre,
ni pour qu’il en parlât dans le Mercure, j’écrivis sur son exem-
plaire que ce n’était point pour l’auteur du Mercure, mais pour
M. Marmontel. Je crus lui faire un très beau compliment ; il crut
y voir une cruelle offense, et devint mon irréconciliable ennemi. Il
écrivit contre cette même lettre avec politesse, mais avec un fiel
qui se sent aisément, et depuis lors il n’a manqué aucune occasion
de me nuire dans la société, et de me maltraiter indirectement
dans ses ouvrages : tant le très irritable amour-propre des gens de
lettres est difficile à ménager, et tant on doit avoir soin de ne rien
laisser, dans les compliments qu’on leur fait, qui puisse même
avoir la moindre apparence équivoque.
l’indépendance où je me trouvais pour reprendre mes travaux
avec plus de suite. J’achevai cet hiver la Julie, et je l’envoyai à
Rey, qui la fit imprimer l’année suivante. Ce travail fut cependant
encore interrompu par une petite diversion, et même assez désa-
gréable. J’appris qu’on préparait à l’Opéra une nouvelle remise du
Devin du Village. Outré de voir ces gens-là disposer arrogam-
ment de mon bien, je repris le mémoire que j’avais envoyé à
M. d’Argenson, et qui était demeuré sans réponse, et l’ayant re-
touché, je le fis remettre par M. Sellon, résident de Genève, avec
une lettre dont il voulut bien se charger, à M. le comte de Saint-
Florentin, qui avait remplacé M. d’Argenson dans le département
de l’Opéra. M. de Saint-Florentin promit une réponse, et n’en fit
aucune. Duclos, à qui j’écrivis ce que j’avais fait, en parla aux pe-
tits violons, qui offrirent de me rendre non mon opéra, mais mes
entrées, dont je ne pouvais plus profiter. Voyant que je n’avais
d’aucun côté aucune justice à espérer, j’abandonnai cette affaire,
et la direction de l’Opéra, sans répondre à mes raisons ni les
écouter, a continué de disposer comme de son propre bien et de
faire son profit du Devin du Village, qui très incontestablement
n’appartient qu’à moi seul.
vie assez égale et paisible ; privé du charme des attachements
trop vifs, j’étais libre aussi du poids de leurs chaînes. Dégoûté des
amis protecteurs, qui voulaient absolument disposer de ma desti-
née et m’asservir à leurs prétendus bienfaits malgré moi, j’étais
résolu de m’en tenir désormais aux liaisons de simple bienveil-
lance, qui, sans gêner la liberté, font l’agrément de la vie, et dont
une mise d’égalité fait le fondement. J’en avais de cette espèce
autant qu’il m’en fallait pour goûter les douceurs de la liberté,
sans en souffrir la dépendance, et, sitôt que j’eus essayé de ce
genre de vie, je sentis que c’était celui qui me convenait à mon
âge, pour finir mes jours dans le calme, loin de l’orage, des brouil-
leries et des tracasseries, où je venais d’être à demi submergé.
ment à Montmorency, j’avais fait à mon voisinage quelques
connaissances qui m’étaient agréables, et qui ne
m’assujettissaient à rien. À leur tête était le jeune Loyseau de
Mauléon, qui débutant alors au barreau, ignorait quelle y serait sa
place. Je n’eus pas comme lui ce doute. Je lui marquai bientôt la
carrière illustre qu’on le voit fournir aujourd’hui. Je lui prédis
que, s’il se rendait sévère sur le choix des causes, et qu’il ne fût
jamais que le défenseur de la justice et de la vertu, son génie, éle-
vé par ce sentiment sublime, égalerait celui des plus grands ora-
teurs. Il a suivi mon conseil, et il en a senti l’effet. Sa défense de
M. de Portes est digne de Démosthène. Il venait tous les ans à un
quart de lieue de l’Hermitage passer les vacances à Saint-Brice,
dans le fief de Mauléon, appartenant à sa mère, et où jadis avait
logé le grand Bossuet. Voilà un fief dont une succession de pareils
maîtres rendrait la noblesse difficile à soutenir.
homme d’esprit, lettré, aimable, et de la haute volée dans son
état. Il me fit faire aussi connaissance avec Jean Néaulme, libraire
d’Amsterdam, son correspondant et son ami, qui dans la suite
imprima l’Émile.
Grosley, plus fait pour être homme d’État et ministre que curé de
village, et à qui l’on eût donné tout au moins un diocèse à gouver-
ner, si les talents décidaient des places. Il avait été secrétaire du
comte du Luc, et avait connu très particulièrement Jean-Baptiste
Rousseau. Aussi plein d’estime pour la mémoire de cet illustre
banni que d’horreur pour celle du fourbe Saurin, il savait sur l’un
et sur l’autre beaucoup d’anecdotes curieuses, que Ségui n’avait
pas mises dans la vie encore manuscrite du premier, et il
m’assurait que le comte du Luc, loin d’avoir eu jamais à s’en
plaindre, avait conservé jusqu’à la fin de sa vie la plus ardente
amitié pour lui. M. Maltor, à qui M. de Vintimille, avait donné
cette retraite assez bonne, après la mort de son patron, avait été
employé jadis dans beaucoup d’affaires dont il avait, quoique
vieux, la mémoire encore présente, et dont il raisonnait très bien.
Sa conversation, non moins instructive qu’amusante, ne sentait
point son curé de village : il joignait le ton d’un homme du monde
aux connaissances d’un homme de cabinet. Il était, de tous mes
voisins permanents, celui dont la société m’était la plus agréable,
et que j’ai eu le plus de regret de quitter.
Berthier, professeur de physique, auquel, malgré quelque léger
vernis de pédanterie, je m’étais attaché par un certain air de bon-
homie que je lui trouvais. J’avais cependant peine à concilier cette
grande simplicité avec le désir et l’art qu’il avait de se fourrer par-
tout, chez les grands, chez les femmes, chez les dévots, chez les
philosophes ; il savait se faire tout à tous. Je me plaisais fort avec
lui. J’en parlais à tout le monde. Apparemment ce que j’en disais
lui revint. Il me remerciait un jour, en ricanant, de l’avoir trouvé
bonhomme. Je trouvai dans son sourire je ne sais quoi de sardo-
nique qui changea totalement sa physionomie à mes yeux, et qui
m’est souvent revenu depuis lors dans la mémoire. Je ne peux pas
mieux comparer ce sourire qu’à celui de Panurge achetant les
moutons de Dindenaut. Notre connaissance avait commencé peu
de temps après mon arrivée à l’Hermitage, où il me venait voir
très souvent. J’étais déjà établi à Montmorency, quand il en partit
pour retourner demeurer à Paris. Il y voyait souvent Mme Le Vas-
seur. Un jour que je ne pensais à rien moins, il m’écrivit de la part
de cette femme, pour m’informer que M. Grimm offrait de se
charger de son entretien, et pour me demander la permission
d’accepter cette offre. J’appris qu’elle consistait en une pension
de trois cents livres, et que Mme Le Vasseur devait venir demeu-
rer à Deuil, entre la Chevrette et Montmorency. Je ne dirai pas
l’impression que fit sur moi cette nouvelle, qui aurait été moins
surprenante si Grimm avait eu dix mille livres de rente ou quel-
que relation plus facile à comprendre avec cette femme, et qu’on
ne m’eût pas fait un si grand crime de l’avoir amenée à la campa-
gne, où cependant il lui plaisait maintenant de la ramener,
comme si elle était rajeunie depuis ce temps-là. Je compris que la
bonne vieille ne me demandait cette permission, dont elle aurait
bien pu se passer si je l’avais refusée, qu’afin de ne pas s’exposer à
perdre ce que je lui donnais de mon côté. Quoique cette charité
me parût très extraordinaire, elle ne me frappa pas alors autant
qu’elle a fait dans la suite. Mais quand j’aurais su tout ce que j’ai
pénétré depuis, je n’en aurais pas moins donné mon consente-
ment comme je fis, et comme j’étais obligé de faire, à moins de
renchérir sur l’offre de M. Grimm. Depuis lors le P. Berthier me
guérit un peu de l’imputation de bonhomie, qui lui avait paru si
plaisante, et dont je l’avais si étourdiment chargé.
qui recherchèrent aussi la mienne, je ne sais pourquoi ; car il y
– 512 –avait assurément peu de rapport entre leurs goûts et les miens.
C’étaient des enfants de Melchisédech, dont on ne connaissait ni
le pays ni la famille, ni probablement le vrai nom. Ils étaient jan-
sénistes, et passaient pour des prêtres déguisés, peut-être à cause
de leur façon ridicule de porter les rapières auxquelles ils étaient
attachés. Le mystère prodigieux qu’ils mettaient à toutes leurs
allures leur donnait un air de chefs de parti et je n’ai jamais douté
qu’ils ne fissent la Gazette ecclésiastique. L’un, grand, bénin, pa-
telin, s’appelait M. Ferrand ; l’autre, petit, trapu, ricaneur, poin-
tilleux, s’appelait M. Minard. Ils se traitaient de cousins. Ils lo-
geaient à Paris avec d’Alembert, chez sa nourrice, appelée
Mme Rousseau, et ils avaient pris à Montmorency un petit appar-
tement pour y passer les étés. Ils faisaient leur ménage eux-
mêmes, sans domestique et sans commissionnaire. Ils avaient
alternativement chacun sa semaine pour aller aux provisions,
faire la cuisine et balayer la maison. D’ailleurs ils se tenaient assez
bien ; nous mangions quelquefois les uns chez les autres. Je ne
sais pas pourquoi ils se souciaient de moi ; pour moi, je ne me
souciais d’eux que parce qu’ils jouaient aux échecs ; et, pour ob-
tenir une pauvre petite partie, j’endurais quatre heures d’ennui.
Comme ils se fourraient partout et voulaient se mêler de tout,
Thérèse les appelait les Commères, et ce nom leur est demeuré à
Montmorency.
