je l’ai dit, m’avait pris en amitié, me dit qu’elle m’avait peut-être
trouvé une place, et qu’une dame de condition voulait me voir. À
ce mot, je me crus tout de bon dans les hautes aventures : car j’en
revenais toujours là. Celle-ci ne se trouva pas aussi brillante que
je me l’étais figuré. Je fus chez cette dame avec le domestique qui
lui avait parlé de moi. Elle m’interrogea, m’examina : je ne lui
déplus pas ; et tout de suite j’entrai à son service, non pas tout à
fait en qualité de favori, mais en qualité de laquais. Je fus vêtu de
la couleur de ses gens ; la seule distinction fut qu’ils portaient
l’aiguillette et qu’on ne me la donna pas : comme il n’y avait point
de galons à sa livrée, cela faisait à peu près un habit bourgeois.
Voilà le terme inattendu auquel aboutirent enfin toutes mes
grandes espérances.
sans enfants : son mari était Piémontais ; pour elle, je l’ai toujours
crue Savoyarde, ne pouvant imaginer qu’une Piémontaise parlât
si bien le français et eût un accent si pur. Elle était entre deux
âges, d’une figure fort noble, d’un esprit orné, aimant la littéra-
ture française, et s’y connaissant. Elle écrivait beaucoup et tou-
jours en français. Ses lettres avaient le tour et presque la grâce de
celles de Mme de Sévigné ; on aurait pu s’y tromper à quelques-
unes. Mon principal emploi, et qui ne me déplaisait pas, était de
les écrire sous sa dictée, un cancer au sein, qui la faisait beaucoup
souffrir, ne lui permettant plus d’écrire elle-même.
mais une âme élevée et forte. J’ai suivi sa dernière maladie ; je l’ai
vue souffrir et mourir sans jamais marquer un instant de fai-
blesse, sans faire le moindre effort pour se contraindre, sans sor-
tir de son rôle de femme, et sans se douter qu’il y eût à cela de la
philosophie, mot qui n’était pas encore à la mode, et qu’elle ne
connaissait même pas dans le sens qu’il porte aujourd’hui. Cette
force de caractère allait quelquefois jusqu’à la sécheresse. Elle m’a
toujours paru aussi peu sensible pour autrui que pour elle-
même : et quand elle faisait du bien aux malheureux, c’était pour
faire ce qui était bien en soi, plutôt que par une véritable commi-
sération. J’ai un peu éprouvé de cette insensibilité pendant les
trois mois que j’ai passés auprès d’elle. Il était naturel qu’elle prît
en affection un jeune homme de quelque espérance, qu’elle avait
incessamment sous les yeux, et qu’elle songeât, se sentant mourir,
qu’après elle il aurait besoin de secours et d’appui : cependant,
soit qu’elle ne me jugeât pas digne d’une attention particulière,
soit que les gens qui l’obsédaient ne lui aient permis de songer
qu’à eux, elle ne fit rien pour moi.
que curiosité de me connaître. Elle m’interrogeait quelquefois :
elle était bien aise que je lui montrasse les lettres que j’écrivais à
Mme de Warens, que je lui rendisse compte de mes sentiments.
Mais elle ne s’y prenait assurément pas bien pour les connaître,
en ne me montrant jamais les siens. Mon cœur aimait à
s’épancher, pourvu qu’il sentît que c’était dans un autre. Des in-
terrogations sèches et froides, sans aucun signe d’approbation ni
de blâme sur mes réponses, ne me donnaient aucune confiance.
Quand rien ne m’apprenait si mon babil plaisait ou déplaisait,
j’étais toujours en crainte, et je cherchais moins à montrer ce que
je pensais qu’à ne rien dire qui pût me nuire. J’ai remarqué de-
puis que cette manière sèche d’interroger les gens pour les
connaître est un tic assez commun chez les femmes qui se piquent
d’esprit. Elles s’imaginent qu’en ne laissant point paraître leur
sentiment, elles parviendront à mieux pénétrer le vôtre : mais
elles ne voient pas qu’elles ôtent par là le courage de le montrer.
Un homme qu’on interroge commence par cela seul à se mettre
en garde, et s’il croit que, sans prendre à lui un véritable intérêt,
on ne veut que le faire jaser, il ment, ou se tait, ou redouble
d’attention sur lui-même, et aime encore mieux passer pour un
sot que d’être dupe de votre curiosité. Enfin c’est toujours un
mauvais moyen de lire dans le cœur des autres que d’affecter de
cacher le sien.
l’affection, la pitié, la bienveillance. Elle m’interrogeait froide-
ment ; je répondais avec réserve. Mes réponses étaient si timides
qu’elle dut les trouver basses et s’en ennuya. Sur la fin elle ne me
questionnait plus, ne me parlait plus que pour son service. Elle
me jugea moins sur ce que j’étais que sur ce qu’elle m’avait fait, et
à force de ne voir en moi qu’un laquais, elle m’empêcha de lui
paraître autre chose.
chés qui m’a traversé toute ma vie, et qui m’a donné une aversion
bien naturelle pour l’ordre apparent qui les produit.
Mme de Vercellis, n’ayant point d’enfants, avait pour héritier son
neveu le comte de la Roque, qui lui faisait assidûment sa cour.
Outre cela, ses principaux domestiques, qui la voyaient tirer à sa
fin, ne s’oubliaient pas, et il y avait tant d’empressés autour d’elle,
qu’il était difficile qu’elle eût du temps pour penser à moi. À la
tête de sa maison était un nommé M. Lorenzi, homme adroit,
dont la femme, encore plus adroite, s’était tellement insinuée
dans les bonnes grâces de sa maîtresse, qu’elle était plutôt chez
elle sur le pied d’une amie que d’une femme à ses gages. Elle lui
avait donné pour femme de chambre une nièce à elle appelée Mlle
Pontal, fine mouche, qui se donnait des airs de demoiselle sui-
vante, et aidait sa tante à obséder si bien leur maîtresse, qu’elle ne
voyait que par leurs yeux et n’agissait que par leurs mains. Je
n’eus pas le bonheur d’agréer à ces trois personnes : je leur obéis-
sais, mais je ne les servais pas ; je n’imaginais pas qu’outre le ser-
vice de notre commune maîtresse, je dusse être encore le valet de
ses valets. J’étais d’ailleurs une espèce de personnage inquiétant
pour eux. Ils voyaient bien que je n’étais pas à ma place ; ils crai-
gnaient que madame ne le vît aussi, et que ce qu’elle ferait pour
m’y mettre ne diminuât leurs portions : car ces sortes de gens,
trop avides pour être justes, regardent tous les legs qui sont pour
d’autres comme pris sur leur propre bien. Ils se réunirent donc
pour m’écarter de ses yeux. Elle aimait à écrire des lettres ; c’était
un amusement pour elle dans son état : ils l’en dégoûtèrent et l’en
firent détourner par le médecin, en la persuadant que cela la fati-
guait. Sous prétexte que je n’entendais pas le service, on em-
ployait au lieu de moi deux gros manants de porteurs de chaise
autour d’elle ; enfin l’on fit si bien, que, quand elle fit son testa-
ment, il y avait huit jours que je n’étais entré dans sa chambre. Il
est vrai qu’après cela j’y entrai comme auparavant, et j’y fus
même plus assidu que personne, car les douleurs de cette pauvre
femme me déchiraient ; la constance avec laquelle elle les souf-
frait me la rendait extrêmement respectable et chère, et j’ai bien
versé dans sa chambre des larmes sincères, sans qu’elle ni per-
sonne s’en aperçût.
d’une femme d’esprit et de sens ; sa mort fut celle d’un sage. Je
puis dire qu’elle me rendit la religion catholique aimable par la
sérénité d’âme avec laquelle elle en remplit les devoirs sans négli-
gence et sans affectation. Elle était naturellement sérieuse. Sur la
fin de sa maladie, elle prit une sorte de gaieté trop égale pour être
jouée, et qui n’était qu’un contre-poids donné par la raison même
contre la tristesse de son état. Elle ne garda le lit que les deux
derniers jours, et ne cessa de s’entretenir paisiblement avec tout
le monde. Enfin, ne parlant plus, et déjà dans les combats de
l’agonie, elle fit un gros pet. « Bon ! dit-elle en se retournant,
femme qui pète n’est pas morte. » Ce furent les derniers mots
qu’elle prononça.
mais n’étant point couché sur l’état de sa maison, je n’eus rien.
Cependant le comte de la Roque me fit donner trente livres, et me
laissa l’habit neuf que j’avais sur le corps, et que M. Lorenzi vou-
lait m’ôter. Il promit même de chercher à me placer et me permit
de l’aller voir. J’y fus deux ou trois fois sans pouvoir lui parler.
J’étais facile à rebuter, je n’y retournai plus. On verra bientôt que
j’eus tort.
chez Mme de Vercellis ! Mais, bien que mon apparente situation
demeurât la même, je ne sortis pas de sa maison comme j’y étais
entré. J’en emportai les longs souvenirs du crime et
l’insupportable poids des remords dont au bout de quarante ans
ma conscience est encore chargée, et dont l’amer sentiment, loin
de s’affaiblir, s’irrite à mesure que je vieillis. Qui croirait que la
faute d’un enfant pût avoir des suites aussi cruelles ? C’est de ces
suites plus que probables que mon cœur ne saurait se consoler.
J’ai peut-être fait périr dans l’opprobre et dans la misère une fille
aimable, honnête, estimable, et qui sûrement valait beaucoup
mieux que moi.
un peu de confusion dans la maison, et qu’il ne s’égare bien des
choses : cependant, telle était la fidélité des domestiques et la vi-
gilance de M. et Mme Lorenzi, que rien ne se trouva de manque
sur l’inventaire. La seule Mlle Pontal perdit un petit ruban cou-
leur de rose et argent, déjà vieux. Beaucoup d’autres meilleures
choses étaient à ma portée ; ce ruban seul me tenta, je le volai, et
comme je ne le cachais guère, on me le trouva bientôt. On voulut
savoir où je l’avais pris. Je me trouble, je balbutie, et enfin je dis,
en rougissant, que c’est Marion qui me l’a donné. Marion était
une jeune Mauriennoise dont Mme de Vercellis avait fait sa cuisi-
nière, quand, cessant de donner à manger, elle avait renvoyé la
sienne, ayant plus besoin de bons bouillons que de ragoûts fins.
Non seulement Marion était jolie, mais elle avait une fraîcheur de
coloris qu’on ne trouve que dans les montagnes, et surtout un air
de modestie et de douceur qui faisait qu’on ne pouvait la voir sans
l’aimer ; d’ailleurs bonne fille, sage et d’une fidélité à toute
épreuve. C’est ce qui surprit quand je la nommai. L’on n’avait
guère moins de confiance en moi qu’en elle, et l’on jugea qu’il im-
portait de vérifier lequel était le fripon des deux. On la fit venir ;
l’assemblé était nombreuse, le comte de la Roque y était. Elle ar-
rive, on lui montre le ruban, je la charge effrontément ; elle reste
interdite, se tait, me jette un regard qui aurait désarmé les dé-
mons, et auquel mon barbare cœur résiste. Elle nie enfin avec
assurance, mais sans emportement, m’apostrophe, m’exhorte à
rentrer en moi-même, à ne pas déshonorer une fille innocente qui
ne m’a jamais fait de mal ; et moi, avec une impudence infernale,
je confirme ma déclaration, et lui soutiens en face qu’elle m’a
donné le ruban. La pauvre fille se mit à pleurer, et ne me dit que
ces mots : « Ah ! Rousseau, je vous croyais un bon caractère. Vous
me rendez bien malheureuse ; mais je ne voudrais pas être à votre
place. » Voilà tout. Elle continua de se défendre avec autant de
simplicité que de fermeté, mais sans se permettre jamais contre
moi la moindre invective. Cette modération, comparée à mon ton
décidé, lui fit tort. Il ne semblait pas naturel de supposer d’un
côté une audace aussi diabolique, et de l’autre une aussi angélique
douceur. On ne parut pas se décider absolument, mais les préju-
gés étaient pour moi. Dans le tracas où l’on était, on ne se donna
pas le temps d’approfondir la chose ; et le comte de la Roque, en
nous renvoyant tous deux, se contenta de dire que la conscience
du coupable vengerait assez l’innocent. Sa prédiction n’a pas été
vaine ; elle ne cesse pas un seul jour de s’accomplir.
n’y a pas d’apparence qu’elle ait après cela trouvé facilement à se
bien placer. Elle emportait une imputation cruelle à son honneur
de toutes manières. Le vol n’était qu’une bagatelle, mais enfin
c’était un vol, et, qui pis est, employé à séduire un jeune garçon :
enfin le mensonge et l’obstination ne laissaient rien à espérer de
celle en qui tant de vices étaient réunis. Je ne regarde pas même
la misère et l’abandon comme le plus grand danger auquel je l’aie
exposée. Qui sait, à son âge, où le découragement de l’innocence
avilie a pu la porter ? Eh ! si le remords d’avoir pu la rendre mal-
heureuse est insupportable, qu’on juge de celui d’avoir pu la ren-
dre pire que moi !
au point de voir dans mes insomnies cette pauvre fille venir me
reprocher mon crime, comme s’il n’était commis que d’hier. Tant
que j’ai vécu tranquille, il m’a moins tourmenté ; mais au milieu
d’une vie orageuse il m’ôte la plus douce consolation des inno-
cents persécutés : il me fait bien sentir ce que je crois avoir dit
dans quelque ouvrage, que le remords s’endort durant un destin
prospère, et s’aigrit dans l’adversité. Cependant je n’ai jamais pu
prendre sur moi de décharger mon cœur de cet aveu dans le sein
d’un ami. La plus étroite intimité ne me l’a jamais fait faire à per-
sonne, pas même à Mme de Warens. Tout ce que j’ai pu faire a été
d’avouer que j’avais à me reprocher une action atroce, mais ja-
mais je n’ai dit en quoi elle consistait. Ce poids est donc resté jus-
qu’à ce jour sans allégement sur ma conscience, et je puis dire que
le désir de m’en délivrer en quelque sorte a beaucoup contribué à
la résolution que j’ai prise d’écrire mes confessions.
ne trouvera sûrement pas que j’aie ici pallié la noirceur de mon
forfait. Mais je ne remplirais pas le but de ce livre, si je n’exposais
en même temps mes dispositions intérieures, et que je craignisse
de m’excuser en ce qui est conforme à la vérité. Jamais la mé-
chanceté ne fut plus loin de moi que dans ce cruel moment, et
lorsque je chargeai cette malheureuse fille, il est bizarre, mais il
est vrai que mon amitié pour elle en fut la cause. Elle était pré-
sente à ma pensée, je m’excusai sur le premier objet qui s’offrit.
Je l’accusai d’avoir fait ce que je voulais faire, et de m’avoir donné
le ruban, parce que mon intention était de le lui donner. Quand je
la vis paraître ensuite, mon cœur fut déchiré, mais la présence de
tant de monde fut plus forte que mon repentir. Je craignais peu la
punition, je ne craignais que la honte ; mais je la craignais plus
que la mort, plus que le crime, plus que tout au monde. J’aurais
voulu m’enfoncer, m’étouffer dans le centre de la terre ;
l’invincible honte l’emporta sur tout, la honte seule fit mon impu-
dence ; et plus je devenais criminel, plus l’effroi d’en convenir me
rendait intrépide. Je ne voyais que l’horreur d’être reconnu, dé-
claré publiquement, moi présent, voleur, menteur, calomniateur.
Un trouble universel m’ôtait tout autre sentiment. Si l’on m’eût
laissé revenir à moi-même, j’aurais infailliblement tout déclaré. Si
M. de la Roque m’eût pris à part, qu’il m’eût dit : « Ne perdez pas
cette pauvre fille ; si vous êtes coupable, avouez-le-moi », je me
serais jeté à ses pieds dans l’instant, j’en suis parfaitement sûr.
Mais on ne fit que m’intimider quand il fallait me donner du cou-
rage. L’âge est encore une attention qu’il est juste de faire ; à
peine étais-je sorti de l’enfance, ou plutôt j’y étais encore. Dans la
jeunesse, les véritables noirceurs sont plus criminelles encore que
dans l’âge mûr : mais ce qui n’est que faiblesse l’est beaucoup
moins, et ma faute au fond n’était guère autre chose. Aussi son
souvenir m’afflige-t-il moins à cause du mal en lui-même qu’à
cause de celui qu’il a dû causer. Il m’a même fait ce bien de me
garantir pour le reste de ma vie de tout acte tendant au crime, par
l’impression terrible qui m’est restée du seul que j’aie jamais
commis ; et je crois sentir que mon aversion pour le mensonge
me vient en grande partie du regret d’en avoir pu faire un aussi
noir. Si c’est un crime qui puisse être expié, comme j’ose le croire,
il doit l’être par tant de malheurs dont la fin de ma vie est acca-
blée, par quarante ans de droiture et d’honneur dans des occa-
sions difficiles et la pauvre Marion trouve tant de vengeurs en ce
monde, que, quelque grande qu’ait été mon offense envers elle, je
crains peu d’en emporter la coulpe avec moi. Voilà ce que j’avais à
dire sur cet article. Qu’il me soit permis de n’en reparler jamais.
tré, je retournai chez mon ancienne hôtesse, et j’y restai cinq ou
six semaines, durant lesquelles la santé, la jeunesse et l’oisiveté
me rendirent souvent mon tempérament importun. J’étais in-
quiet, distrait, rêveur ; je pleurais, je soupirais, je désirais un
bonheur dont je n’avais pas l’idée, et dont je sentais pourtant la
privation. Cet état ne peut se décrire ; et peu d’hommes même le
peuvent imaginer, parce que la plupart ont prévenu cette pléni-
tude de vie, à la fois tourmentante et délicieuse, qui, dans l’ivresse
du désir, donne un avant-goût de la jouissance. Mon sang allumé
remplissait incessamment mon cerveau de filles et de femmes :
mais, n’en sentant pas le véritable usage, je les occupais bizarre-
ment en idée à mes fantaisies sans en savoir rien faire de plus ; et
ces idées tenaient mes sens dans une activité très incommode,
dont, par bonheur, elles ne m’apprenaient point à me délivrer.
J’aurais donné ma vie pour retrouver un quart d’heure une de-
moiselle Goton. Mais ce n’était plus le temps où les jeux de
l’enfance allaient là comme d’eux-mêmes. La honte, compagne de
la conscience du mal, était venue avec les années ; elle avait accru
ma timidité naturelle au point de la rendre invincible ; et jamais,
ni dans ce temps-là ni depuis, je n’ai pu parvenir à faire une pro-
position lascive, que celle à qui je la faisais ne m’y ait en quelque
sorte contraint par ses avances, quoique sachant qu’elle n’était
pas scrupuleuse, et presque assuré d’être pris au mot.
désirs, je les attisais par les plus extravagantes manœuvres.
J’allais chercher des allées sombres, des réduits cachés, où je
pusse m’exposer de loin aux personnes du sexe dans l’état où
j’aurais voulu pouvoir être auprès d’elles. Ce qu’elles voyaient
n’était pas l’objet obscène, je n’y songeais même pas ; c’était
l’objet ridicule. Le sot plaisir que j’avais de l’étaler à leurs yeux ne
peut se décrire. Il n’y avait de là plus qu’un pas à faire pour sentir
le traitement désiré, et je ne doute pas que quelque résolue, en
passant, ne m’en eût donné l’amusement, si j’eusse eu l’audace
d’attendre. Cette folie eut une catastrophe à peu près aussi comi-
que, mais un peu moins plaisante pour moi.
était un puits où les filles de la maison venaient souvent chercher
de l’eau. Dans ce fond il y avait une petite descente qui menait à
des caves par plusieurs communications. Je sondai dans
l’obscurité ces allées souterraines, et, les trouvant longues et obs-
cures, je jugeai qu’elles ne finissaient point, et que, si j’étais vu et
surpris, j’y trouverais un refuge assuré. Dans cette confiance,
j’offrais aux filles qui venaient au puits un spectacle plus risible
que séducteur. Les plus sages feignirent de ne rien voir ; d’autres
se mirent à rire ; d’autres se crurent insultées et firent du bruit. Je
me sauvai dans ma retraite : j’y fus suivi. J’entendis une voix
d’homme sur laquelle je n’avais pas compté, et qui m’alarma. Je
m’enfonçai dans les souterrains au risque de m’y perdre : le bruit,
les voix, la voix d’homme me suivaient toujours. J’avais compté
sur l’obscurité, je vis de la lumière. Je frémis, je m’enfonçai da-
vantage. Un mur m’arrêta, et, ne pouvant aller plus loin, il fallut
attendre là ma destinée. En un moment je fus atteint et saisi par
un grand homme portant une grande moustache, un grand cha-
peau, un grand sabre, escorté de quatre ou cinq vieilles femmes
armées chacune d’un manche à balai, parmi lesquelles j’aperçus
la petite coquine qui m’avait décelé, et qui voulait sans doute me
voir au visage.
rudement ce que je faisais-là. On conçoit que ma réponse n’était
pas prête. Je me remis cependant ; et, m’évertuant dans ce mo-
ment critique, je tirai de ma tête un expédient romanesque qui
me réussit. Je lui dis, d’un ton suppliant, d’avoir pitié de mon âge
et de mon état ; que j’étais un jeune étranger de grande naissance,
dont le cerveau s’était dérangé ; que je m’étais échappé de la mai-
son paternelle parce qu’on voulait m’enfermer ; que j’étais perdu
s’il me faisait connaître ; mais que, s’il voulait bien me laisser al-
ler, je pourrais peut-être un jour reconnaître cette grâce. Contre
toute attente, mon discours et mon air firent effet : l’homme ter-
rible en fut touché ; et après une réprimande assez courte, il me
laissa doucement aller sans me questionner davantage. À l’air
dont la jeune et les vieilles me virent partir, je jugeai que l’homme
que j’avais tant craint m’était fort utile, et qu’avec elles seules je
n’en aurais pas été quitte à si bon marché. Je les entendis mur-
murer je ne sais quoi dont je ne me souciais guère ; car, pourvu
que le sabre et l’homme ne s’en mêlassent pas, j’étais bien sûr,
leste et vigoureux comme j’étais, de me délivrer bientôt et de
leurs tricots et d’elles.
bé, mon voisin, j’allai donner du nez contre l’homme au sabre. Il
me reconnut, et me contrefaisant d’un ton railleur : « Je suis
prince, me dit-il, je suis prince ; et moi je suis un coton : mais que
Son Altesse n’y revienne pas. » Il n’ajouta rien de plus, et je
m’esquivai en baissant la tête et le remerciant, dans mon cœur, de
sa discrétion. J’ai jugé que ces maudites vieilles lui avaient fait
honte de sa crédulité. Quoi qu’il en soit, tout Piémontais qu’il
était, c’était un bon homme, et jamais je ne pense à lui, sans un
mouvement de reconnaissance : car l’histoire était si plaisante,
que, par le seul désir de faire rire, tout autre à sa place m’eût dés-
honoré. Cette aventure, sans avoir les suites que j’en pouvais
craindre, ne laissa pas de me rendre sage pour longtemps.
connaissances, que j’entretenais dans l’espoir qu’elles pourraient
m’être utiles. J’allais voir quelquefois entre autres un abbé sa-
voyard appelé M. Gaime, précepteur des enfants du comte de
Mellarède. Il était jeune encore et peu répandu, mais plein de bon
sens, de probité, de lumières, et l’un des plus honnêtes hommes
que j’aie connus. Il ne me fut d’aucune ressource pour l’objet qui
m’attirait chez lui : il n’avait pas assez de crédit pour me placer ;
mais je trouvai près de lui des avantages plus précieux qui m’ont
profité toute ma vie, les leçons de la saine morale et les maximes
de la droite raison. Dans l’ordre successif de mes goûts et de mes
idées, j’avais toujours été trop haut ou trop bas ; Achille ou Ther-
site, tantôt héros et tantôt vaurien. M. Gaime prit le soin de me
mettre à ma place et de me montrer à moi-même, sans
m’épargner ni me décourager. Il me parla très honorablement de
mon naturel et de mes talents ; mais il ajouta qu’il en voyait naî-
tre les obstacles qui m’empêcheraient d’en tirer parti ; de sorte
qu’ils devaient, selon lui, bien moins me servir de degrés pour
monter à la fortune que de ressources pour m’en passer. Il me fit
un tableau vrai de la vie humaine, dont je n’avais que de fausses
idées ; il me montra comment, dans un destin contraire, l’homme
sage peut toujours tendre au bonheur et courir au plus près du
vent pour y parvenir ; comment il n’y a point de vrai bonheur
sans sagesse, et comment la sagesse est de tous les états. Il amor-
tit beaucoup mon admiration pour la grandeur en me prouvant
que ceux qui dominaient les autres n’étaient ni plus sages ni plus
heureux qu’eux. Il me dit une chose qui m’est souvent revenue à
la mémoire, c’est que si chaque homme pouvait lire dans les
cœurs de tous les autres, il y aurait plus de gens qui voudraient
descendre que de ceux qui voudraient monter. Cette réflexion,
dont la vérité frappe, et qui n’a rien d’outré, m’a été d’un grand
usage dans le cours de ma vie pour me faire tenir à ma place pai-
siblement. Il me donna les premières vraies idées de l’honnête,
que mon génie ampoulé n’avait saisi que dans ses excès. Il me fit
sentir que l’enthousiasme des vertus sublimes était peu d’usage
dans la société, qu’en s’élançant trop haut on était sujet aux chu-
tes ; que la continuité des petits devoirs toujours bien remplis ne
demandait pas moins de force que les actions héroïques ; qu’on
en tirait meilleur parti pour l’honneur et pour le bonheur ; et qu’il
valait infiniment mieux avoir toujours l’estime des hommes que
quelquefois leur admiration.
leur principe. D’ailleurs, le pas que je venais de faire, et dont mon
état présent était la suite, nous conduisait à parler de religion.
L’on conçoit déjà que l’honnête M. Gaime est, du moins en
grande partie, l’original du Vicaire savoyard. Seulement, la pru-
dence l’obligeant à parler avec plus de réserve, il s’expliqua moins
ouvertement sur certains points ; mais au reste ses maximes, ses
sentiments, ses avis furent les mêmes, et, jusqu’au conseil de re-
tourner dans ma patrie, tout fut comme je l’ai rendu depuis au
public. Ainsi, sans m’étendre sur des entretiens dont chacun peut
voir la substance, je dirai que ses leçons, sages, mais d’abord sans
effet, furent dans mon cœur un germe de vertu et de religion qui
ne s’y étouffa jamais, et qui n’attendait, pour fructifier, que les
soins d’une main plus chérie.
d’être ému. Loin de m’ennuyer de ses entretiens, j’y pris goût à
cause de leur clarté, de leur simplicité, et surtout d’un certain in-
térêt de cœur dont je sentais qu’ils étaient pleins. J’ai l’âme ai-
mante et je me suis toujours attaché aux gens moins à proportion
du bien qu’ils m’ont fait que de celui qu’ils m’ont voulu, et c’est
sur quoi mon tact ne me trompe guère. Aussi je m’affectionnais
véritablement à M. Gaime ; j’étais pour ainsi dire son second dis-
ciple ; et cela me fit pour le moment même l’inestimable bien de
me détourner de la pente du vice où m’entraînait mon oisiveté.
de la part du comte de la Roque. À force d’y aller et de ne pouvoir
lui parler, je m’étais ennuyé, je n’y allais plus : je crus qu’il m’avait
oublié, ou qu’il lui était resté de mauvaises impressions de moi. Je
me trompais. Il avait été témoin plus d’une fois du plaisir avec
lequel je remplissais mon devoir auprès de sa tante ; il le lui avait
même dit, et il m’en reparla quand moi-même je n’y songeais
plus. Il me reçut bien, me dit que, sans m’amuser de promesses
vagues, il avait cherché à me placer, qu’il avait réussi, qu’il me
mettait en chemin de devenir quelque chose, que c’était à moi de
faire le reste ; que la maison où il me faisait entrer était puissante
et considérée, que je n’avais pas besoin d’autres protecteurs pour
m’avancer, et que quoique traité d’abord en simple domestique,
comme je venais de l’être, je pouvais être assuré que si l’on me
jugeait par mes sentiments et par ma conduite au-dessus de cet
état, on était disposé à ne m’y pas laisser. La fin de ce discours
démentit cruellement les brillantes espérances que le commen-
cement m’avait données. Quoi ! toujours laquais ! me dis-je en
moi-même avec un dépit amer que la confiance effaça bientôt. Je
me sentais trop peu fait pour cette place pour craindre qu’on m’y
laissât.
reine, et chef de l’illustre maison de Solar. L’air de dignité de ce
respectable vieillard me rendit plus touchante l’affabilité de son
accueil. Il m’interrogea avec intérêt, et je lui répondis avec sincé-
rité. Il dit au comte de la Roque que j’avais une physionomie
agréable et qui promettait de l’esprit ; qu’il lui paraissait qu’en
effet je n’en manquais pas, mais que ce n’était pas là tout, et qu’il
fallait voir le reste ; puis, se tournant vers moi : « Mon enfant, me
dit-il, presque en toutes choses les commencements sont rudes ;
les vôtres ne le seront pourtant pas beaucoup. Soyez sage et cher-
chez à plaire ici à tout le monde ; voilà, quant à présent, votre
unique emploi : du reste, ayez bon courage ; on veut prendre soin
de vous. » Tout de suite il passa chez la marquise de Breil, sa
belle-fille, et me présenta à elle, puis à l’abbé de Gouvon, son fils.
Ce début me parut de bon augure. J’en savais assez déjà pour ju-
ger qu’on ne fait pas tant de façon à la réception d’un laquais. En
effet, on ne me traita pas comme tel. J’eus la table de l’office ; on
ne me donna point d’habit de livrée, et le comte de Favria, jeune
étourdi, m’ayant voulu faire monter derrière son carrosse, son
grand-père défendit que je montasse derrière aucun carrosse, et
que je suivisse personne hors de la maison. Cependant, je servais
à table, et je faisais à peu près au-dedans le service d’un laquais ;
mais je le faisais en quelque façon librement, sans être attaché
nommément à personne. Hors quelques lettres qu’on me dictait,
et des images que le comte de Favria me faisait découper, j’étais
presque le maître de tout mon temps dans la journée. Cette
épreuve dont je ne m’apercevais pas, était assurément très dange-
reuse ; elle n’était pas même fort humaine ; car cette grande oisi-
veté pouvait me faire contracter des vices que je n’aurais pas eus
sans cela.
de M. Gaime avaient fait impression sur mon cœur, et j’y pris tant
de goût que je m’échappais quelquefois pour aller les entendre
encore. Je crois que ceux qui me voyaient sortir ainsi furtivement
ne devinaient guère où j’allais. Il ne se peut rien de plus sensé que
les avis qu’il me donna sur ma conduite. Mes commencements
furent admirables ; j’étais d’une assiduité, d’une attention, d’un
zèle, qui charmaient tout le monde. L’abbé Gaime m’avait sage-
ment averti de modérer cette première ferveur, de peur qu’elle ne
vînt à se relâcher et qu’on n’y prît garde. Votre début, me dit-il,
est la règle de ce qu’on exigera de vous : tâchez de vous ménager
de quoi faire plus dans la suite, mais gardez-vous de faire jamais
moins.
qu’on ne me supposait que ceux que m’avait donnés la nature, il
ne paraissait pas, malgré ce que le comte de Gouvon m’avait pu
dire, qu’on songeât à tirer parti de moi. Des affaires vinrent à la
traverse, et je fus à peu près oublié. Le marquis de Breil, fils du
comte de Gouvon, était alors ambassadeur à Vienne. Il survint
des mouvements à la cour qui se firent sentir dans la famille, et
l’on y fut quelques semaines dans une agitation qui ne laissait
guère le temps de penser à moi. Cependant jusque-là je m’étais
peu relâché. Une chose me fit du bien et du mal, en m’éloignant
de toute dissipation extérieure, mais en me rendant un peu plus
distrait sur mes devoirs.
bien faite, assez belle, très blanche, avec des cheveux très noirs,
et, quoique brune, portant sur son visage cet air de douceur des
blondes auquel mon cœur n’a jamais résisté. L’habit de cour, si
favorable aux jeunes personnes, marquait sa jolie taille, dégageait
sa poitrine et ses épaules, et rendait son teint encore plus éblouis-
sant par le deuil qu’on portait alors. On dira que ce n’est pas à un
domestique de s’apercevoir de ces choses-là. J’avais tort, sans
doute ; mais je m’en apercevais toutefois, et même je n’étais pas le
seul. Le maître d’hôtel et les valets de chambre en parlaient quel-
quefois à table avec une grossièreté qui me faisait cruellement
souffrir. La tête ne me tournait pourtant pas au point d’être
amoureux tout de bon. Je ne m’oubliais point ; je me tenais à ma
place, et mes désirs même ne s’émancipaient pas. J’aimais à voir
Mlle de Breil, à lui entendre dire quelques mots qui marquaient
de l’esprit, du sens, de l’honnêteté : mon ambition, bornée au
plaisir de la servir, n’allait point au-delà de mes droits. À table
j’étais attentif à chercher l’occasion de les faire valoir. Si son la-
quais quittait un moment sa chaise, à l’instant on m’y voyait éta-
bli : hors de là je me tenais vis-à-vis d’elle ; je cherchais dans ses
yeux ce qu’elle allait demander, j’épiais le moment de changer son
assiette. Que n’aurais-je point fait pour qu’elle daignât
m’ordonner quelque chose, me regarder, me dire un seul mot !
Mais point : j’avais la mortification d’être nul pour elle ; elle ne
s’apercevait pas même que j’étais là. Cependant, son frère, qui
m’adressait quelquefois la parole à table, m’ayant dit je ne sais
quoi de peu obligeant, je lui fis une réponse si fine et si bien tour-
née, qu’elle y fit attention, et jeta les yeux sur moi. Ce coup d’œil,
qui fut court, ne laissa pas de me transporter. Le lendemain,
l’occasion se présenta d’en obtenir un second, et j’en profitai. On
donnait ce jour-là un grand dîner, où, pour la première fois, je vis
avec beaucoup d’étonnement le maître d’hôtel servir l’épée au
côté et le chapeau sur la tête. Par hasard on vint à parler de la de-
vise de la maison de Solar qui était sur la tapisserie avec les ar-
moiries : Tel fiert qui ne tue pas. Comme les Piémontais ne sont
pas pour l’ordinaire consommés dans la langue française, quel-
qu’un trouva dans cette devise une faute d’orthographe, et dit
qu’au mot fiert il ne fallait point de t.
yeux sur moi, il vit que je souriais sans oser rien dire : il
m’ordonna de parler. Alors je dis que je ne croyais pas que le t fût
de trop, que fiert était un vieux mot français qui ne venait pas du
nom ferus, fier, menaçant, mais du verbe ferit, il frappe, il blesse ;
qu’ainsi la devise ne me paraissait pas dire : Tel menace, mais tel
frappe qui ne tue pas.
ne vit de la vie un pareil étonnement. Mais ce qui me flatta davan-
tage fut de voir clairement sur le visage de Mlle de Breil un air de
satisfaction. Cette personne si dédaigneuse daigna me jeter un
second regard qui valait tout au moins le premier ; puis, tournant
les yeux vers son grand-papa, elle semblait attendre avec une
sorte d’impatience la louange qu’il me devait, et qu’il me donna
en effet si pleine et entière et d’un air si content, que toute la table
s’empressa de faire chorus. Ce moment fut court, mais délicieux à
tous égards. Ce fut un de ces moments trop rares qui replacent les
choses dans leur ordre naturel, et vengent le mérite avili des ou-
trages de la fortune. Quelques minutes après, Mlle de Breil, levant
derechef les yeux sur moi, me pria, d’un ton de voix aussi timide
qu’affable, de lui donner à boire. On juge que je ne la fis pas at-
tendre ; mais en approchant je fus saisi d’un tel tremblement,
qu’ayant trop rempli le verre, je répandis une partie de l’eau sur
l’assiette et même sur elle. Son frère me demanda étourdiment
pourquoi je tremblais si fort. Cette question ne servit pas à me
rassurer, et Mlle de Breil rougit jusqu’au blanc des yeux.
Mme Basile, et dans toute la suite de ma vie, que je ne suis pas
heureux dans la conclusion de mes amours. Je m’affectionnai
inutilement à l’antichambre de Mme de Breil : je n’obtins plus
une seule marque d’attention de la part de sa fille. Elle sortait et
rentrait sans me regarder, et moi, j’osais à peine jeter les yeux sur
elle. J’étais même si bête et si maladroit, qu’un jour qu’elle avait
en passant laissé tomber son gant, au lieu de m’élancer sur ce
gant que j’aurais voulu couvrir de baisers, je n’osai sortir de ma
place, et je laissai ramasser le gant par un gros butor de valet que
j’aurais volontiers écrasé. Pour achever de m’intimider, je
m’aperçus que je n’avais pas le bonheur d’agréer à Mme de Breil.
Non seulement elle ne m’ordonnait rien, mais elle n’acceptait ja-
mais mon service ; et deux fois, me trouvant dans son anticham-
bre, elle me demanda d’un ton fort sec si je n’avais rien à faire. Il
fallut renoncer à cette chère antichambre. J’en eus d’abord du
regret, mais les distractions vinrent à la traverse, et bientôt je n’y
pensai plus.
bontés de son beau-père, qui s’aperçut enfin que j’étais là. Le soir
du dîner dont j’ai parlé, il eut avec moi un entretien d’une demi-
heure, dont il parut content et dont je fus enchanté. Ce bon vieil-
lard, quoique homme d’esprit, en avait moins que
Mme de Vercellis, mais il avait plus d’entrailles, et je réussis
mieux auprès de lui. Il me dit de m’attacher à l’abbé de Gouvon
son fils, qui m’avait pris en affection ; que cette affection, si j’en
profitais, pouvait m’être utile, et me faire acquérir ce qui me
manquait pour les vues qu’on avait sur moi. Dès le lendemain
matin je volai chez M. l’abbé. Il ne me reçut point en domestique ;
il me fit asseoir au coin de son feu, et, m’interrogeant avec la plus
grande douceur, il vit bientôt que mon éducation, commencée sur
tant de choses, n’était achevée sur aucune. Trouvant surtout que
j’avais peu de latin, il entreprit de m’en enseigner davantage.
Nous convînmes que je me rendrais chez lui tous les matins, et je
commençai dès le lendemain. Ainsi, par une de ces bizarreries
qu’on trouvera souvent dans le cours de ma vie, en même temps
au-dessus et au-dessous de mon état, j’étais disciple et valet dans
la même maison, et dans ma servitude j’avais cependant un pré-
cepteur d’une naissance à ne l’être que des enfants des rois.
l’épiscopat, et dont par cette raison l’on avait poussé les études
plus qu’il n’est ordinaire aux enfants de qualité. On l’avait envoyé
à l’université de Sienne, où il avait resté plusieurs années et dont
il avait rapporté une assez forte dose de cruscantisme pour être à
peu près à Turin ce qu’était jadis à Paris l’abbé de Dangeau. Le
dégoût de la théologie l’avait jeté dans les belles-lettres, ce qui est
très ordinaire en Italie à ceux qui courent la carrière de la préla-
ture. Il avait bien lu les poètes ; il faisait passablement des vers
latins et italiens. En un mot il avait le goût qu’il fallait pour for-
mer le mien et mettre quelque choix dans le fatras dont je m’étais
farci la tête. Mais, soit que mon babil lui eût fait quelque illusion
sur mon savoir, soit qu’il ne pût supporter l’ennui du latin élé-
mentaire, il me mit d’abord beaucoup trop haut ; et à peine
m’eut-il fait traduire quelques fables de Phèdre, qu’il me jeta dans
Virgile, où je n’entendais presque rien. J’étais destiné, comme on
verra dans la suite, à rapprendre souvent le latin et à ne le savoir
jamais. Cependant je travaillais avec assez de zèle, et M. l’abbé me
prodiguait ses soins avec une bonté dont le souvenir m’attendrit
encore. Je passais avec lui une bonne partie de la matinée, tant
pour mon instruction que pour son service ; non pour celui de sa
personne, car il ne souffrit jamais que je lui en rendisse aucun,
mais pour écrire sous sa dictée et pour copier, et ma fonction de
secrétaire me fut plus utile que celle d’écolier. Non seulement
j’appris ainsi l’italien dans sa pureté, mais je pris du goût pour la
littérature et quelque discernement des bons livres qui ne
s’acquérait pas chez la Tribu, et qui me servit beaucoup dans la
suite, quand je me mis à travailler seul.
pouvais le plus raisonnablement me livrer à l’espoir de parvenir.
M. l’abbé, très content de moi, le disait à tout le monde, et son
père m’avait pris dans une affection si singulière, que le comte de
Favria m’apprit qu’il avait parlé de moi au roi. Mme de Breil elle-
même avait quitté pour moi son air méprisant. Enfin je devins
une espèce de favori dans la maison, à la grande jalousie des au-
tres domestiques, qui, me voyant honoré des instructions du fils
de leur maître, sentaient bien que ce n’était pas pour rester long-
temps leur égal.
quelques mots lâchés à la volée, et auxquels je n’ai réfléchi
qu’après coup, il m’a paru que la maison de Solar, voulant courir
la carrière des ambassades, et peut-être s’ouvrir de loin celle du
ministère, aurait été bien aise de se former d’avance un sujet qui
eût du mérite et des talents, et qui, dépendant uniquement d’elle,
eût pu dans la suite obtenir sa confiance et la servir utilement. Ce
projet du comte de Gouvon était noble, judicieux, magnanime, et
vraiment digne d’un grand seigneur bienfaisant et prévoyant :
mais, outre que je n’en voyais pas alors toute l’étendue, il était
trop sensé pour ma tête, et demandait un trop long assujettisse-
ment. Ma folle ambition ne cherchait la fortune qu’à travers les
aventures, et ne voyant point de femme à tout cela, cette manière
de parvenir me paraissait lente, pénible et triste ; tandis que
j’aurais dû la trouver d’autant plus honorable et sûre que les
femmes ne s’en mêlaient pas, l’espèce de mérite qu’elles protè-
gent ne valant assurément pas celui qu’on me supposait.
l’estime de tout le monde : les épreuves étaient finies ; et l’on me
regardait généralement dans la maison comme un jeune homme
de la plus grande espérance, qui n’était pas à sa place et qu’on
s’attendait d’y voir arriver. Mais ma place n’était pas celle qui
m’était assignée par les hommes, et j’y devais parvenir par des
chemins bien différents. Je touche à un de ces traits caractéristi-
ques qui me sont propres, et qu’il suffit de présenter au lecteur
sans y ajouter de réflexion.
mon espèce, je ne les aimais pas et n’en avais jamais voulu voir
aucun. Mais j’avais vu quelques Genevois qui ne l’étaient pas, en-
tre autres un M. Mussard, surnommé Tord-Gueule, peintre en
miniature, et un peu mon parent. Ce M. Mussard déterra ma de-
meure chez le comte de Gouvon, et vint m’y voir avec un autre
Genevois appelé Bâcle, dont j’avais été camarade durant mon ap-
prentissage. Ce Bâcle était un garçon très amusant, très gai, plein
de saillies bouffonnes que son âge rendait agréables. Me voilà
tout d’un coup engoué de M. Bâcle, mais engoué au point de ne
pouvoir le quitter. Il allait partir bientôt pour s’en retourner à
Genève. Quelle perte j’allais faire ! J’en sentais bien toute la gran-
deur. Pour mettre du moins à profit le temps qui m’était laissé, je
ne le quittais plus, ou plutôt il ne me quittait pas lui-même car la
tête ne me tourna pas d’abord au point d’aller hors de l’hôtel pas-
ser la journée avec lui sans congé ; mais bientôt, voyant qu’il
m’obsédait entièrement, on lui défendit la porte, et je m’échauffai
si bien, qu’oubliant tout, hors mon ami Bâcle, je n’allais ni chez
M. l’abbé, ni chez M. le comte, et l’on ne me voyait plus dans la
maison. On me fit des réprimandes que je n’écoutai pas. On me
menaça de me congédier. Cette menace fut ma perte : elle me fit
entrevoir qu’il était possible que Bâcle ne s’en allât pas seul. Dès
lors, je ne vis plus d’autre plaisir, d’autre sort, d’autre bonheur,
que celui de faire un pareil voyage, et je ne voyais à cela que
l’ineffable félicité du voyage, au bout duquel, pour surcroît,
j’entrevoyais Mme de Warens, mais dans un éloignement im-
mense ; car pour retourner à Genève, c’est à quoi je ne pensai ja-
mais. Les monts, les prés, les bois, les ruisseaux, les villages se
succédaient sans fin et sans cesse avec de nouveaux charmes ; ce
bienheureux trajet semblait devoir absorber ma vie entière. Je me
rappelais avec délices combien ce même voyage m’avait paru
charmant en venant. Que devait-ce être lorsqu’à tout l’attrait de
l’indépendance se joindrait celui de faire route avec un camarade
de mon âge, de mon goût et de bonne humeur, sans gêne, sans
devoir, sans contrainte, sans obligation d’aller ou rester que
comme il nous plairait. Il fallait être fou pour sacrifier une pa-
reille fortune à des projets d’ambition d’une exécution lente, diffi-
cile, incertaine, et qui, les supposant réalisés un jour, ne valaient
pas dans tout leur éclat un quart d’heure de vrai plaisir et de li-
berté dans la jeunesse.
vins à bout de me faire chasser, et en vérité ce ne fut pas sans
peine. Un soir, comme je rentrais, le maître d’hôtel me signifia
mon congé de la part de M. le comte. C’était précisément ce que je
demandais ; car, sentant malgré moi l’extravagance de ma
conduite, j’y ajoutais, pour m’excuser, l’injustice et l’ingratitude,
croyant mettre ainsi les gens dans leur tort, et me justifier à moi-
même un parti pris par nécessité. On me dit de la part du comte
de Favria d’aller lui parler le lendemain matin avant mon départ ;
et comme on voyait que, la tête m’ayant tourné, j’étais capable de
n’en rien faire, le maître d’hôtel remit après cette visite à me don-
ner quelque argent qu’on m’avait destiné, et qu’assurément
j’avais fort mal gagné ; car ne voulant pas me laisser dans l’état de
valet, on ne m’avait pas fixé de gages.
tint en cette occasion les discours les plus sensés, et j’oserais
presque dire les plus tendres, tant il m’exposa d’une manière flat-
teuse et touchante les soins de son oncle et les intentions de son
grand-père. Enfin, après m’avoir mis vivement devant les yeux
tout ce que je sacrifiais pour courir à ma perte, il m’offrit de faire
ma paix, exigeant pour toute condition que je ne visse plus ce pe-
tit malheureux qui m’avait séduit.
malgré mon stupide aveuglement, je sentis toute la bonté de mon
vieux maître, et j’en fus touché : mais ce cher voyage était trop
empreint dans mon imagination pour que rien pût en balancer le
charme. J’étais tout à fait hors de sens : je me raffermis, je
m’endurcis, je fis le fier, et je répondis arrogamment que, puis-
qu’on m’avait donné mon congé, je l’avais pris, qu’il n’était plus
temps de s’en dédire, et que quoi qu’il pût m’arriver en ma vie,
j’étais bien résolu de ne jamais me faire chasser deux fois d’une
maison. Alors ce jeune homme, justement irrité, me donna les
noms que je méritais, me mit hors de sa chambre par les épaules,
et me ferma la porte aux talons. Moi, je sortis triomphant, comme
si je venais d’emporter la plus grande victoire, et de peur d’avoir
un second combat à soutenir, j’eus l’indignité de partir sans aller
remercier M. l’abbé de ses bontés.
