d’aller saluer M. l’ambassadeur de France. Malheureusement
pour mon évêque, cet ambassadeur était le marquis de Bonac, qui
avait été ambassadeur à la Porte, et qui devait être au fait de tout
ce qui regardait le Saint-Sépulcre. L’archimandrite eut une au-
dience d’un quart d’heure, où je ne fus pas admis, parce que
M. l’ambassadeur entendait la langue franque, et parlait l’italien
du moins aussi bien que moi. À la sortie de mon Grec je voulus le
suivre ; on me retint : ce fut mon tour. M’étant donné pour Pari-
sien, j’étais comme tel sous la juridiction de Son Excellence. Elle
me demanda qui j’étais, m’exhorta de lui dire la vérité ; je le lui
promis en lui demandant une audience particulière qui me fut
accordée. M. l’ambassadeur m’emmena dans son cabinet, dont il
ferma sur nous la porte, et là, me jetant à ses pieds, je lui tins pa-
role. Je n’aurais pas moins dit quand je n’aurais rien promis, car
un continuel besoin d’épanchement met à tout moment mon
cœur sur mes lèvres ; et, après m’être ouvert sans réserve au mu-
sicien Lutold, je n’avais garde de faire le mystérieux avec le mar-
quis de Bonac. Il fut si content de ma petite histoire et de
l’effusion de cœur avec laquelle il vit que je l’avais contée, qu’il me
prit par la main, entra chez Mme l’ambassadrice, et me présenta à
elle en lui faisant un abrégé de mon récit. Mme de Bonac
m’accueillit avec bonté, et dit qu’il ne fallait pas me laisser aller
avec ce moine grec. Il fut résolu que je resterais à l’hôtel en atten-
dant qu’on vît ce qu’on pourrait faire de moi. Je voulais aller faire
mes adieux à mon pauvre archimandrite, pour lequel j’avais
conçu de l’attachement : on ne me le permit pas. On envoya lui
signifier mes arrêts, et, un quart d’heure après je vis arriver mon
petit sac. M. de la Martinière, secrétaire d’ambassade, fut en
quelque façon chargé de moi. En me conduisant dans la chambre
qui m’était destinée, il me dit : « Cette chambre a été occupée
sous le comte du Luc par un homme célèbre du même nom que
vous ; il ne tient qu’à vous de le remplacer de toutes manières, et
de faire dire un jour, Rousseau premier, Rousseau second. » Cette
conformité, qu’alors je n’espérais guère, eût moins flatté mes dé-
sirs si j’avais pu prévoir à quel prix je l’achèterais un jour.
té. Je lus les ouvrages de celui dont j’occupais la chambre, et sur
le compliment qu’on m’avait fait, croyant avoir du goût pour la
poésie, je fis pour mon coup d’essai une cantate à la louange de
Mme de Bonac. Ce goût ne se soutint pas. J’ai fait de temps en
temps quelques médiocres vers ; c’est un exercice assez bon pour
se rompre aux inversions élégantes, et apprendre à mieux écrire
en prose ; mais je n’ai jamais trouvé dans la poésie française assez
d’attrait pour m’y livrer tout à fait.
par écrit le même détail que j’avais fait à M. l’ambassadeur. Je lui
écrivis une longue lettre, que j’apprends avoir été conservée par
M. de Marianne, qui était attaché depuis longtemps au marquis
de Bonac, et qui depuis a succédé à M. de la Martinière sous
l’ambassade de M. de Courteilles. J’ai prié M. de Malesherbes de
tâcher de me procurer une copie de cette lettre. Si je puis l’avoir
par lui ou par d’autres, on la trouvera dans le recueil qui doit ac-
compagner mes Confessions.
mes projets romanesques, et par exemple : non seulement je ne
devins point amoureux de Mme de Bonac, mais je sentis d’abord
que je ne pouvais faire un grand chemin dans la maison de son
mari. M. de la Martinière en place, et M. de Marianne pour ainsi
dire en survivance, ne me laissaient espérer pour toute fortune
qu’un emploi de sous-secrétaire qui ne me tentait pas infiniment.
Cela fit que, quand on me consulta sur ce que je voulais faire, je
marquai beaucoup d’envie d’aller à Paris. M. l’ambassadeur goûta
cette idée, qui tendait au moins à le débarrasser de moi.
M. de Merveilleux, secrétaire interprète de l’ambassade, dit que
son ami M. Gobard, colonel suisse au service de France, cherchait
quelqu’un pour mettre auprès de son neveu, qui entrait fort jeune
au service, et pensa que je pourrais lui convenir. Sur cette idée
assez légèrement prise, mon départ fut résolu ; et moi, qui voyais
un voyage à faire et Paris au bout, j’en fus dans la joie de mon
cœur. On me donna quelques lettres, cent francs pour mon
voyage, accompagnés de force bonnes leçons, et je partis.
ter parmi les heureux de ma vie. J’étais jeune, je me portais bien,
j’avais assez d’argent, beaucoup d’espérance, je voyageais, je
voyageais à pied, et je voyageais seul. On serait étonné de me voir
compter un pareil avantage, si déjà l’on n’avait dû se familiariser
avec mon humeur. Mes douces chimères me tenaient compagnie,
et jamais la chaleur de mon imagination n’en enfanta de plus ma-
gnifiques. Quand on m’offrait quelque place vide dans une voi-
ture, ou que quelqu’un m’accostait en route, je rechignais de voir
renverser la fortune dont je bâtissais l’édifice en marchant. Cette
fois mes idées étaient martiales. J’allais m’attacher à un militaire
et devenir militaire moi-même ; car on avait arrangé que je com-
mencerais par être cadet. Je croyais déjà me voir en habit
d’officier avec un beau plumet blanc. Mon cœur s’enflait à cette
noble idée. J’avais quelque teinture de géométrie et de fortifica-
tions ; j’avais un oncle ingénieur ; j’étais en quelque sorte enfant
de la balle. Ma vue courte offrait un peu d’obstacle, mais qui ne
m’embarrassait pas ; et je comptais bien à force de sang-froid et
d’intrépidité suppléer à ce défaut. J’avais lu que le maréchal
Schomberg avait la vue très courte ; pourquoi le maréchal Rous-
seau ne l’aurait-il pas ? Je m’échauffais tellement sur ces folies,
que je ne voyais plus que troupes, remparts, gabions, batteries, et
moi, au milieu du feu et de la fumée, donnant tranquillement mes
ordres, la lorgnette à la main. Cependant, quand je passais dans
des campagnes agréables, que je voyais des bocages et des ruis-
seaux, ce touchant aspect me faisait soupirer de regret ; je sentais
au milieu de ma gloire que mon cœur n’était pas fait pour tant de
fracas, et bientôt, sans savoir comment, je me retrouvais au mi-
lieu de mes chères bergeries, renonçant pour jamais aux travaux
de Mars.
décoration extérieure que j’avais vue à Turin, la beauté des rues,
la symétrie et l’alignement des maisons me faisaient chercher à
Paris autre chose encore. Je m’étais figuré une ville aussi belle
que grande, de l’aspect le plus imposant, où l’on ne voyait que de
superbes rues, des palais de marbre et d’or. En entrant par le fau-
bourg Saint-Marceau, je ne vis que de petites rues sales et puan-
tes, de vilaines maisons noires, l’air de la malpropreté, de la pau-
vreté, des mendiants, des charretiers, des ravaudeuses, des crieu-
ses de tisanes et de vieux chapeaux. Tout cela me frappa d’abord à
tel point, que tout ce que j’ai vu depuis à Paris de magnificence
réelle n’a pu détruire cette première impression, et qu’il m’en est
resté toujours un secret dégoût pour l’habitation de cette capitale.
Je puis dire que tout le temps que j’y ai vécu dans la suite ne fut
employé qu’à y chercher des ressources pour me mettre en état
d’en vivre éloigné. Tel est le fruit d’une imagination trop active,
qui exagère par-dessus l’exagération des hommes, et voit toujours
plus que ce qu’on lui dit. On m’avait tant vanté Paris, que je me
l’étais figuré comme l’ancienne Babylone, dont je trouverais peut-
être autant à rabattre, si je l’avais vue, du portrait que je m’en suis
fait. La même chose m’arriva à l’Opéra, où je me pressai d’aller le
lendemain de mon arrivée ; la même chose m’arriva dans la suite
à Versailles ; dans la suite encore en voyant la mer ; et la même
chose m’arrivera toujours en voyant des spectacles qu’on m’aura
trop annoncés : car il est impossible aux hommes et difficile à la
nature elle-même de passer en richesse mon imagination.
lettres, je crus ma fortune faite. Celui à qui j’étais le plus recom-
mandé, et qui me caressa le moins, était M. de Surbeck, retiré du
service et vivant philosophiquement à Bagneux, où je fus le voir
plusieurs fois, et où jamais il ne m’offrit un verre d’eau. J’eus plus
d’accueil de Mme de Merveilleux, belle-sœur de l’interprète, et de
son neveu, officier aux gardes : non seulement la mère et le fils
me reçurent bien, mais ils m’offrirent leur table, dont je profitai
souvent durant mon séjour à Paris. Mme de Merveilleux me parut
avoir été belle ; ses cheveux étaient d’un beau noir, et faisaient, à
la vieille mode, le crochet sur ses tempes. Il lui restait ce qui ne
périt point avec les attraits, un esprit très agréable. Elle me parut
goûter le mien, et fit tout ce qu’elle put pour me rendre service ;
mais personne ne la seconda, et je fus bientôt désabusé de tout ce
grand intérêt qu’on avait paru prendre à moi. Il faut pourtant
rendre justice aux Français : ils ne s’épuisent point tant qu’on dit
en protestations, et celles qu’ils font sont presque toujours sincè-
res ; mais ils ont une manière de paraître s’intéresser à vous qui
trompe plus que des paroles. Les gros compliments des Suisses
n’en peuvent imposer qu’à des sots : les manières des Français
sont plus séduisantes en cela même qu’elles sont plus simples ; on
croirait qu’ils ne vous disent pas tout ce qu’ils veulent faire, pour
vous surprendre plus agréablement. Je dirai plus : ils ne sont
point faux dans leurs démonstrations ; ils sont naturellement of-
ficieux, humains, bienveillants, et même, quoi qu’on en dise, plus
vrais qu’aucune autre nation ; mais ils sont légers et volages. Ils
ont en effet le sentiment qu’ils vous témoignent, mais ce senti-
ment s’en va comme il est venu. En vous parlant, ils sont pleins
de vous ; ne vous voient-ils plus, ils vous oublient. Rien n’est
permanent dans leur cœur : tout est chez eux l’œuvre du moment.
au neveu duquel on m’avait donné, se trouva être un vilain vieux
avare, qui, quoique tout cousu d’or, voyant ma détresse, me vou-
lut avoir pour rien. Il prétendait que je fusse auprès de son neveu
une espèce de valet sans gages plutôt qu’un vrai gouverneur. At-
taché continuellement à lui, et par là dispensé du service, il fallait
que je vécusse de ma paye de cadet, c’est-à-dire de soldat ; et à
peine consentait-il à me donner l’uniforme ; il aurait voulu que je
me contentasse de celui du régiment. Mme de Merveilleux, indi-
gnée de ses propositions, me détourna elle-même de les accepter ;
son fils fut du même sentiment. On cherchait autre chose et l’on
ne trouvait rien. Cependant je commençais d’être pressé, et cent
francs, sur lesquels j’avais fait mon voyage, ne pouvaient me me-
ner bien loin. Heureusement je reçus, de la part de
M. l’ambassadeur, encore une petite remise qui me fit grand bien,
et je crois qu’il ne m’aurait pas abandonné si j’eusse eu plus de
patience : mais languir, attendre, solliciter, sont pour moi choses
impossibles. Je me rebutai, je ne parus plus, et tout fut fini. Je
n’avais pas oublié ma pauvre Maman ; mais comment la trouver ?
où la chercher ? Mme de Merveilleux, qui savait mon histoire,
m’avait aidé dans cette recherche, et longtemps inutilement. En-
fin elle m’apprit que Mme de Warens était repartie il y avait plus
de deux mois, mais qu’on ne savait si elle était allée en Savoie ou
à Turin, et que quelques personnes la disaient retournée en
Suisse. Il ne m’en fallut pas davantage pour me déterminer à la
suivre, bien sûr qu’en quelque lieu qu’elle fût, je la trouverais plus
aisément en province que je n’avais pu faire à Paris.
une épître au colonel Godard, où je le drapai de mon mieux. Je
montrai ce barbouillage à Mme de Merveilleux, qui, au lieu de me
censurer comme elle aurait dû faire, rit beaucoup de mes sarcas-
mes, de même que son fils, qui, je crois, n’aimait pas M. Godard,
et il faut avouer qu’il n’était pas aimable. J’étais tenté de lui en-
voyer mes vers ; ils m’y encouragèrent : j’en fis un paquet à son
adresse, et comme il n’y avait point alors à Paris de petite poste,
je le mis dans ma poche, et le lui envoyai d’Auxerre en passant. Je
ris quelquefois encore en songeant aux grimaces qu’il dut faire en
lisant ce panégyrique, où il était peint trait pour trait. Il commen-
çait ainsi :
pas de sel, et qui annonçait du talent pour la satire, est cependant
le seul écrit satirique qui soit sorti de ma plume. J’ai le cœur trop
peu haineux pour me prévaloir d’un pareil talent ; mais je crois
qu’on peut juger par quelques écrits polémiques faits de temps à
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autre pour ma défense, que, si j’avais été d’humeur batailleuse,
mes agresseurs auraient eu rarement les rieurs de leur côté.
j’ai perdu la mémoire est de n’avoir pas fait des journaux de mes
voyages. Jamais je n’ai tant pensé, tant existé, tant vécu, tant été
moi, si j’ose ainsi dire, que dans ceux que j’ai faits seul et à pied.
La marche a quelque chose qui anime et avive mes idées ; je ne
puis presque penser quand je reste en place ; il faut que mon
corps soit en branle pour y mettre mon esprit. La vue de la cam-
pagne, la succession des aspects agréables, le grand air, le grand
appétit, la bonne santé que je gagne en marchant, la liberté du
cabaret, l’éloignement de tout ce qui me fait sentir ma dépen-
dance, de tout ce qui me rappelle à ma situation, tout cela dégage
mon âme, me donne une plus grande audace de penser, me jette
en quelque sorte dans l’immensité des êtres pour les combiner,
les choisir, me les approprier à mon gré, sans gêne et sans crainte.
Je dispose en maître de la nature entière ; mon cœur, errant
d’objet en objet, s’unit, s’identifie à ceux qui le flattent, s’entoure
d’images charmantes, s’enivre de sentiments délicieux. Si pour les
fixer je m’amuse à les décrire en moi-même, quelle vigueur de
pinceau, quelle fraîcheur de coloris, quelle énergie d’expression je
leur donne ! On a, dit-on, trouvé de tout cela dans mes ouvrages,
quoique écrits vers le déclin de mes ans. Oh ! si l’on eût vu ceux
de ma première jeunesse, ceux que j’ai faits durant mes voyages,
ceux que j’ai composés et que je n’ai jamais écrits… Pourquoi, di-
rez-vous, ne les pas écrire ? Et pourquoi les écrire ? vous répon-
drai-je : pourquoi m’ôter le charme actuel de la jouissance, pour
dire à d’autres que j’avais joui ? Que m’importaient des lecteurs,
un public, et toute la terre, tandis que je planais dans le ciel ?
D’ailleurs, portais-je avec moi du papier, des plumes ? Si j’avais
pensé à tout cela, rien ne me serait venu. Je ne prévoyais pas que
j’aurais des idées ; elles viennent quand il leur plaît, non quand il
me plaît. Elles ne viennent point, ou elles viennent en foule, elles
m’accablent de leur nombre et de leur force. Dix volumes par jour
n’auraient pas suffi. Où prendre du temps pour les écrire ? En
arrivant je ne songeais qu’à bien dîner. En partant je ne songeais
qu’à bien marcher. Je sentais qu’un nouveau paradis m’attendait
à la porte. Je ne songeais qu’à l’aller chercher.
parle. En venant à Paris, je m’étais borné aux idées relatives à ce
que j’y allais faire. Je m’étais élancé dans la carrière où j’allais
entrer, et je l’avais parcourue avec assez de gloire : mais cette car-
rière n’était pas celle où mon cœur m’appelait et les êtres réels
nuisaient aux êtres imaginaires. Le colonel Godard et son neveu
figuraient mal avec un héros tel que moi. Grâce au Ciel, j’étais
maintenant délivré de tous ces obstacles : je pouvais m’enfoncer à
mon gré dans le pays des chimères, car il ne restait que cela de-
vant moi. Aussi je m’y égarai si bien, que je perdis réellement plu-
sieurs fois ma route ; et j’eusse été fort fâché d’aller plus droit,
car, sentant qu’à Lyon j’allais me retrouver sur la terre, j’aurais
voulu n’y jamais arriver.
près un lieu qui me parut admirable, je m’y plus si fort et j’y fis
tant de tours que je me perdis enfin tout à fait. Après plusieurs
heures de course inutile, las et mourant de soif et de faim, j’entrai
chez un paysan dont la maison n’avait pas belle apparence, mais
c’était la seule que je visse aux environs. Je croyais que c’était
comme à Genève ou en Suisse où tous les habitants à leur aise
sont en état d’exercer l’hospitalité. Je priai celui-ci de me donner
à dîner en payant. Il m’offrit du lait écrémé et de gros pain d’orge,
en me disant que c’était tout ce qu’il avait. Je buvais ce lait avec
délices, et je mangeais ce pain, paille et tout ; mais cela n’était pas
fort restaurant pour un homme épuisé de fatigue. Ce paysan, qui
m’examinait, jugea de la vérité de mon histoire par celle de mon
appétit. Tout de suite, après m’avoir dit qu’il voyait bien que
j’étais un bon jeune honnête homme qui n’était pas là pour le
vendre, il ouvrit une petite trappe à côté de sa cuisine, descendit,
et revint un moment après avec un bon pain bis de pur froment,
un jambon très appétissant quoique entamé, et une bouteille de
vin dont l’aspect me réjouit le cœur plus que tout le reste. On joi-
gnit à cela une omelette assez épaisse, et je fis un dîner tel
qu’autre qu’un piéton n’en connut jamais. Quand ce vint à payer,
voilà son inquiétude et ses craintes qui le reprennent ; il ne vou-
lait point de mon argent, il le repoussait avec un trouble extraor-
dinaire ; et ce qu’il y avait de plaisant était que je ne pouvais ima-
giner de quoi il avait peur. Enfin, il prononça en frémissant ces
mots terribles de Commis et de Rats-de-Cave. Il me fit entendre
qu’il cachait son vin à cause des aides, qu’il cachait son pain à
cause de la taille, et qu’il serait un homme perdu si l’on pouvait se
douter qu’il ne mourût pas de faim. Tout ce qu’il me dit à ce sujet,
et dont je n’avais pas la moindre idée, me fit une impression qui
ne s’effacera jamais. Ce fut là le germe de cette haine inextingui-
ble qui se développa depuis dans mon cœur contre les vexations
qu’éprouve le malheureux peuple et contre ses oppresseurs. Cet
homme, quoique aisé, n’osait manger le pain qu’il avait gagné à la
sueur de son front, et ne pouvait éviter sa ruine qu’en montrant la
même misère qui régnait autour de lui. Je sortis de sa maison
aussi indigné qu’attendri, et déplorant le sort de ces belles
contrées à qui la nature n’a prodigué ses dons que pour en faire la
proie des barbares publicains.
m’est arrivé durant ce voyage. Je me rappelle seulement encore
qu’en approchant de Lyon je fus tenté de prolonger ma route pour
aller voir les bords du Lignon ; car, parmi les romans que j’avais
lus avec mon père, L’Astrée n’avait pas été oubliée, et c’était celui
qui me revenait au cœur le plus fréquemment. Je demandai la
route du Forez ; et tout en causant avec une hôtesse, elle m’apprit
que c’était un bon pays de ressource pour les ouvriers, qu’il y
avait beaucoup de forges, et qu’on y travaillait fort bien en fer. Cet
éloge calma tout à coup ma curiosité romanesque, et je ne jugeai
pas à propos d’aller chercher des Dianes et des Sylvandres, chez
un peuple de forgerons. La bonne femme qui m’encourageait de
la sorte m’avait sûrement pris pour un garçon serrurier.
voir aux Chasottes Mlle du Châtelet, amie de Mme de Warens, et
pour laquelle elle m’avait donné une lettre quand je vins avec
M. Le Maître : ainsi c’était une connaissance déjà faite. Mlle du
Châtelet m’apprit qu’en effet son amie avait passé à Lyon, mais
qu’elle ignorait si elle avait poussé sa route jusqu’en Piémont, et
qu’elle était incertaine elle-même en partant si elle ne s’arrêterait
point en Savoie ; que si je voulais, elle écrirait pour en avoir des
nouvelles, et que le meilleur parti que j’eusse à prendre était de
les attendre à Lyon. J’acceptai l’offre : mais je n’osai dire à Mlle
du Châtelet que j’étais pressé de la réponse, et que ma petite
bourse épuisée ne me laissait pas en état de l’attendre longtemps.
Ce qui me retint n’était pas qu’elle m’eût mal reçu. Au contraire,
elle m’avait fait beaucoup de caresses, et me traitait sur un pied
d’égalité qui m’ôtait le courage de lui laisser voir mon état, et de
descendre du rôle de bonne compagnie à celui d’un malheureux
mendiant.
j’ai marqué dans ce livre. Cependant je crois me rappeler, dans le
même intervalle, un autre voyage de Lyon, dont je ne puis mar-
quer la place, où je me trouvai déjà fort à l’étroit. Une petite
anecdote assez difficile à dire ne me permettra jamais de l’oublier.
J’étais un soir assis en Bellecour, après un très mince souper, rê-
vant aux moyens de me tirer d’affaire, quand un homme en bon-
net vint s’asseoir à côté de moi ; cet homme avait l’air d’un de ces
ouvriers en soie qu’on appelle à Lyon des taffetatiers. Il m’adresse
la parole ; je lui réponds : voilà la conversation liée. À peine
avions-nous causé un quart d’heure, que, toujours avec le même
sang-froid et sans changer de ton, il me propose de nous amuser
de compagnie. J’attendais qu’il m’expliquât quel était cet amuse-
ment ; mais, sans rien ajouter, il se mit en devoir de m’en donner
l’exemple. Nous nous touchions presque, et la nuit n’était pas as-
sez obscure pour m’empêcher de voir à quel exercice il se prépa-
rait. Il n’en voulait point à ma personne ; du moins rien
n’annonçait cette intention, et le lieu ne l’eût pas favorisée. Il ne
voulait exactement, comme il me l’avait dit, que s’amuser et que
je m’amusasse, chacun pour son compte ; et cela lui paraissait si
simple, qu’il n’avait même pas supposé qu’il ne me le parût pas
comme à lui. Je fus si effrayé de cette impudence que, sans lui
répondre, je me levai précipitamment et me mis à fuir à toutes
jambes, croyant avoir ce misérable à mes trousses. J’étais si trou-
blé, qu’au lieu de gagner mon logis par la rue Saint-Dominique, je
courus du côté du quai, et ne m’arrêtai qu’au-delà du pont de
bois, aussi tremblant que si je venais de commettre un crime.
J’étais sujet au même vice ; ce souvenir m’en guérit pour long-
temps.
genre, mais qui me mit en plus grand danger. Sentant mes espè-
ces tirer à leur fin, j’en ménageais le chétif reste. Je prenais moins
souvent des repas à mon auberge, et bientôt je n’en pris plus du
tout, pouvant pour cinq ou six sols, à la taverne, me rassasier tout
aussi bien que je faisais là pour mes vingt-cinq. N’y mangeant
plus, je ne savais comment y aller coucher, non que j’y dusse
grand-chose, mais j’avais honte d’occuper une chambre sans rien
faire gagner à mon hôtesse. La saison était belle. Un soir qu’il fai-
sait fort chaud, je me déterminai à passer la nuit dans la place, et
déjà je m’étais établi sûr un banc, quand un abbé qui passait, me
voyant ainsi couché, s’approcha et me demanda si je n’avais point
de gîte. Je lui avouai mon cas, il en parut touché ; il s’assit à côté
de moi, et nous causâmes. Il parlait agréablement ; tout ce qu’il
me dit me donna de lui la meilleure opinion du monde. Quand il
me vit bien disposé, il me dit qu’il n’était pas logé fort au large,
qu’il n’avait qu’une seule chambre, mais qu’assurément il ne me
laisserait pas coucher ainsi dans la place ; qu’il était tard pour me
trouver un gîte, et qu’il m’offrait pour cette nuit la moitié de son
lit. J’accepte l’offre, espérant déjà me faire un ami qui pourrait
m’être utile. Nous allons ; il bat le fusil. Sa chambre me parut
propre dans sa petitesse : il m’en fit les honneurs fort poliment. Il
tira d’une armoire un pot de verre où étaient des cerises à l’eau-
de-vie ; nous en mangeâmes chacun deux, et nous fûmes nous
coucher.
mais il ne les manifestait pas si brutalement. Soit que, sachant
que je pouvais être entendu, il craignît de me forcer à me défen-
dre, soit qu’en effet il fût moins confirmé dans ses projets, il n’osa
m’en proposer ouvertement l’exécution, et cherchait à
m’émouvoir sans m’inquiéter. Plus instruit que la première fois,
je compris bientôt son dessein, et j’en frémis ; ne sachant ni dans
quelle maison, ni entre les mains de qui j’étais, je craignis, en fai-
sant du bruit, le payer de ma vie. Je feignis d’ignorer ce qu’il me
voulait ; mais paraissant très importuné de ses caresses et très
décidé à n’en pas endurer le progrès, je fis si bien qu’il fut obligé
de se contenir. Alors je lui parlai avec toute la douceur et toute la
fermeté dont j’étais capable ; et, sans paraître rien soupçonner, je
m’excusai de l’inquiétude que je lui avais montrée, sur mon an-
cienne aventure, que j’affectai de lui conter en termes si pleins de
dégoût et d’horreur, que je lui fis, je crois, mal au cœur à lui-
même, et qu’il renonça tout à fait à son sale dessein. Nous passâ-
mes tranquillement le reste de la nuit. Il me dit même beaucoup
de choses très bonnes, très sensées, et ce n’était assurément pas
un homme sans mérite, quoique ce fût un grand vilain.
parla de déjeuner, et pria une des filles de son hôtesse, qui était
jolie, d’en faire apporter. Elle lui dit qu’elle n’avait pas le temps :
il s’adressa à sa sœur, qui ne daigna pas lui répondre. Nous atten-
dions toujours : point de déjeuner. Enfin nous passâmes dans la
chambre de ces demoiselles. Elles reçurent M. l’abbé d’un air très
peu caressant ; j’eus encore moins à me louer de leur accueil.
L’aînée, en se retournant, m’appuya son talon pointu sur le bout
du pied, où un cor fort douloureux m’avait forcé de couper mon
soulier ; l’autre vint ôter brusquement de derrière moi une chaise
sur laquelle j’étais prêt à m’asseoir ; leur mère, en jetant de l’eau
par la fenêtre, m’en aspergea le visage : en quelque place que je
me misse, on m’en faisait ôter pour chercher quelque chose ; je
n’avais été de ma vie à pareille fête. Je voyais dans leurs regards
insultants et moqueurs une fureur cachée, à laquelle j’avais la
stupidité de ne rien comprendre. Ébahi, stupéfait, prêt à les croire
toutes possédées, je commençais tout de bon à m’effrayer, quand
l’abbé, qui ne faisait semblant de voir ni d’entendre, jugeant bien
qu’il n’y avait point de déjeuner à espérer, prit le parti de sortir, et
je me hâtai de le suivre, fort content d’échapper à ces trois furies.
En marchant il me proposa d’aller déjeuner au café. Quoique
j’eusse grand-faim, je n’acceptai pas cette offre, sur laquelle il
n’insista pas beaucoup non plus, et nous nous séparâmes au trois
ou quatrième coin de rue, moi, charmé de perdre de vue tout ce
qui appartenait à cette maudite maison, et lui fort aise, à ce que je
crois, de m’en avoir assez éloigné pour qu’elle ne me fût pas facile
à reconnaître. Comme à Paris, ni dans aucune autre ville, jamais
rien ne m’est arrivé de semblable à ces deux aventures, il m’en est
resté une impression peu avantageuse au peuple de Lyon, et j’ai
toujours regardé cette ville comme celle de l’Europe où règne la
plus affreuse corruption.
non plus à m’en rappeler agréablement la mémoire. Si j’avais été
fait comme un autre, que j’eusse eu le talent d’emprunter et de
m’endetter à mon cabaret, je me serais aisément tiré d’affaire ;
mais c’est à quoi mon inaptitude égalait ma répugnance ; et pour
imaginer à quel point vont l’une et l’autre, il suffit de savoir
qu’après avoir passé presque toute ma vie dans le mal-être, et
souvent prêt à manquer de pain, il ne m’est jamais arrivé une
seule fois de me faire demander de l’argent par un créancier sans
lui en donner à l’instant même. Je n’ai jamais su faire des dettes
criardes, et j’ai toujours mieux aimé souffrir que devoir.
dans la rue, et c’est ce qui m’est arrivé plusieurs fois à Lyon.
J’aimais mieux employer quelques sols qui me restaient à payer
mon pain que mon gîte ; parce qu’après tout je risquais moins de
mourir de sommeil que de faim. Ce qu’il y a d’étonnant, c’est que
dans ce cruel état je n’étais ni inquiet ni triste. Je n’avais pas le
moindre souci sur l’avenir, et j’attendais les réponses que devait
recevoir Mlle du Châtelet, couchant à la belle étoile, et dormant
étendu par terre ou sur un banc aussi tranquillement que sur un
lit de roses. Je me souviens même d’avoir passé une nuit déli-
cieuse hors de la ville, dans un chemin qui côtoyait le Rhône ou la
Saône, car je ne me rappelle pas lequel des deux. Des jardins éle-
vés en terrasse bordaient le chemin du côté opposé. Il avait fait
très chaud ce jour-là, la soirée était charmante ; la rosée humec-
tait l’herbe flétrie ; point de vent, une nuit tranquille ; l’air était
frais, sans être froid ; le soleil, après son coucher, avait laissé dans
le ciel des vapeurs rouges dont la réflexion rendait l’eau couleur
de rose ; les arbres des terrasses étaient chargés de rossignols qui
se répondaient de l’un à l’autre. Je me promenais dans une sorte
d’extase, livrant mes sens et mon cœur à la jouissance de tout ce-
la, et soupirant seulement un peu du regret d’en jouir seul. Ab-
sorbé dans ma douce rêverie, je prolongeai fort avant dans la nuit
ma promenade, sans m’apercevoir que j’étais las. Je m’en aperçus
enfin. Je me couchai voluptueusement sur la tablette d’une es-
pèce de niche ou de fausse porte enfoncée dans un mur de ter-
rasse ; le ciel de mon lit était formé par les têtes des arbres ; un
rossignol était précisément au-dessus de moi ; je m’endormis à
son chant : mon sommeil fut doux, mon réveil le fut davantage. Il
était grand jour : mes yeux, en s’ouvrant, virent l’eau, la verdure,
un paysage admirable. Je me levai, me secouai, la faim me prit, je
m’acheminai gaiement vers la ville, résolu de mettre à un bon dé-
jeuner deux pièces de six blancs qui me restaient encore. J’étais
de si bonne humeur, que j’allais chantant tout le long du chemin,
et je me souviens même que je chantais une cantate de Batistin,
intitulée Les bains de Thomery, que je savais par cœur. Que béni
soit le bon Batistin et sa bonne cantate, qui m’a valu un meilleur
déjeuner que celui sur lequel je comptais et un dîner bien meil-
leur encore, sur lequel je n’avais point compté du tout. Dans mon
meilleur train d’aller et de chanter, j’entends quelqu’un derrière
moi, je me retourne, je vois un Antonin qui me suivait et qui pa-
raissait m’écouter avec plaisir. Il m’accoste, me salue, me de-
mande si je sais la musique. Je réponds, un peu, pour faire en-
tendre beaucoup. Il continue à me questionner ; je lui conte une
partie de mon histoire. Il me demande si je n’ai jamais copié de la
musique. « Souvent », lui dis-je. Et cela était vrai ; ma meilleure
manière de l’apprendre était d’en copier. « Eh bien, me dit-il, ve-
nez avec moi ; je pourrai vous occuper quelques jours, durant les-
quels rien ne vous manquera, pourvu que vous consentiez à ne
pas sortir de la chambre. » J’acquiesçai très volontiers et je le sui-
vis.
savait, et chantait dans de petits concerts qu’il faisait avec ses
amis. Il n’y avait rien là que d’innocent et d’honnête ; mais ce
goût dégénérait apparemment en fureur, dont il était obligé de
cacher une partie. Il me conduisit dans une petite chambre que
j’occupai, et où je trouvai beaucoup de musique qu’il avait copiée.
Il m’en donna d’autre à copier, particulièrement la cantate que
j’avais chantée, et qu’il devait chanter lui-même dans quelques
jours. J’en demeurai là trois ou quatre à copier tout le temps où je
ne mangeais pas ; car de ma vie je ne fus si affamé ni mieux nour-
ri. Il apportait mes repas lui-même de leur cuisine, et il fallait
qu’elle fût bonne si leur ordinaire valait le mien. De mes jours je
n’eus tant de plaisir à manger, et il faut avouer aussi que ces lip-
pées me venaient fort à propos, car j’étais sec comme du bois. Je
travaillais presque d’aussi bon cœur que je mangeais, et ce n’est
pas peu dire. Il est vrai que je n’étais pas aussi correct que dili-
gent. Quelques jours après, M. Rolichon, que je rencontrai dans la
rue, m’apprit que mes parties avaient rendu la musique inexécu-
table, tant elles s’étaient trouvées pleines d’omissions, de duplica-
tions et de transpositions. Il faut avouer que j’ai choisi là dans la
suite le métier du monde auquel j’étais le moins propre. Non que
ma note ne fût belle et que je ne copiasse fort nettement ; mais
l’ennui d’un long travail me donne des distractions si grandes,
que je passe plus de temps à gratter qu’à noter, et que si je
n’apporte la plus grande attention à collationner mes parties, el-
les font toujours manquer l’exécution. Je fis donc très mal en vou-
lant bien faire, et pour aller vite j’allais tout de travers. Cela
n’empêcha pas M. Rolichon de me bien traiter jusqu’à la fin, et de
me donner encore en sortant un petit écu que je ne méritais
guère, et qui me remit tout à fait en pied ; car peu de jours après
je reçus des nouvelles de Maman qui était à Chambéry, et de
l’argent pour l’aller joindre, ce que je fis avec transport. Depuis
lors mes finances ont souvent été fort courtes, mais jamais assez
pour être obligé de jeûner. Je marque cette époque avec un cœur
sensible aux soins de la Providence. C’est la dernière fois de ma
vie que j’ai senti la misère et la faim.
commissions dont Maman avait chargé Mlle du Châtelet, que je
vis durant ce temps-là plus assidûment qu’auparavant, ayant le
plaisir de parler avec elle de son amie, et n’étant plus distrait par
ces cruels retours sur ma situation, qui me forçaient de la cacher.
Mlle du Châtelet n’était ni jeune ni jolie, mais elle ne manquait
pas de grâce ; elle était liante et familière, et son esprit donnait du
prix à cette familiarité. Elle avait ce goût de morale observatrice
qui porte à étudier les hommes ; et c’est d’elle, en première ori-
gine, que ce même goût m’est venu. Elle aimait les romans de Le
Sage et particulièrement Gil Blas ; elle m’en parla, me le prêta, je
le lus avec plaisir ; mais je n’étais pas mûr encore pour ces sortes
de lectures ; il me fallait des romans à grands sentiments. Je pas-
sais ainsi mon temps à la grille de Mlle du Châtelet avec autant de
plaisir que de profit, et il est certain que les entretiens intéres-
sants et sensés d’une femme de mérite sont plus propres à former
un jeune homme que toute la pédantesque philosophie des livres.
Je fis connaissance aux Chasottes avec d’autres pensionnaires et
de leurs amies ; entre autres avec une jeune personne de quatorze
ans, appelée Mlle Serre, à laquelle je ne fis pas alors une grande
attention, mais dont je me passionnai huit ou neuf ans après, et
avec raison, car c’était une charmante fille.
un peu de trêve à mes chimères, et le bonheur réel qui
m’attendait me dispensa d’en chercher dans mes visions. Non
seulement je la retrouvais, mais je retrouvais près d’elle et par elle
un état agréable ; car elle marquait m’avoir trouvé une occupation
qu’elle espérait qui me conviendrait, et qui ne m’éloignerait pas
d’elle. Je m’épuisais en conjectures pour deviner quelle pouvait
être cette occupation, et il aurait fallu deviner en effet pour ren-
contrer juste. J’avais suffisamment d’argent pour faire commo-
dément la route. Mlle du Châtelet voulait que je prisse un cheval ;
je n’y pus consentir, et j’eus raison : j’aurais perdu le plaisir du
dernier voyage pédestre que j’ai fait en ma vie ; car je ne peux
donner ce nom aux excursions que je faisais souvent à mon voisi-
nage, tandis que je demeurais à Motiers.
monte jamais plus agréablement que quand mon état est le moins
agréable, et qu’au contraire elle est moins riante lorsque tout rit
autour de moi. Ma mauvaise tête ne peut s’assujettir aux choses.
Elle ne saurait embellir, elle veut créer. Les objets réels s’y pei-
gnent tout au plus tels qu’ils sont ; elle ne sait parer que les objets
imaginaires. Si je veux peindre le printemps, il faut que je sois en
hiver ; si je veux décrire un beau paysage, il faut que je sois dans
des murs ; et j’ai dit cent fois que si j’étais mis à la Bastille, j’y fe-
rais le tableau de la liberté. Je ne voyais en partant de Lyon qu’un
avenir agréable ; j’étais aussi content, et j’avais tout lieu de l’être,
que je l’étais peu quand je partis de Paris. Cependant je n’eus
point durant ce voyage ces rêveries délicieuses qui m’avaient suivi
dans l’autre. J’avais le cœur serein, mais c’était tout. Je me rap-
prochais avec attendrissement de l’excellente amie que j’allais
revoir. Je goûtais d’avance, mais sans ivresse, le plaisir de vivre
auprès d’elle : je m’y étais toujours attendu ; c’était comme s’il ne
m’était rien arrivé de nouveau. Je m’inquiétais de ce que j’allais
faire comme si cela eût été fort inquiétant. Mes idées étaient pai-
sibles et douces, non célestes et ravissantes. Tous les objets que je
passais frappaient ma vue ; je donnais de l’attention aux paysa-
ges ; je remarquais les arbres, les maisons, les ruisseaux ; je déli-
bérais aux croisées des chemins, j’avais peur de me perdre, et je
ne me perdais point. En un mot, je n’étais plus dans l’empyrée,
j’étais tantôt où j’étais, tantôt où j’allais, jamais plus loin.
sant ; je ne saurais arriver. Le cœur me battait de joie en appro-
chant de ma chère Maman, et je n’en allais pas plus vite. J’aime à
marcher à mon aise, et m’arrêter quand il me plaît. La vie ambu-
lante est celle qu’il me faut. Faire route à pied par un beau temps,
dans un beau pays, sans être pressé, et avoir pour terme de ma
course un objet agréable : voilà de toutes les manières de vivre
celle qui est la plus de mon goût. Au reste, on sait déjà ce que
j’entends par un beau pays. Jamais pays de plaine, quelque beau
qu’il fût, ne parut tel à mes yeux. Il me faut des torrents, des ro-
chers, des sapins, des bois noirs, des montagnes, des chemins
raboteux à monter et à descendre, des précipices à mes côtés qui
me fassent bien peur. J’eus ce plaisir, et je le goûtai dans tout son
charme en approchant de Chambéry. Non loin d’une montagne
coupée qu’on appelle le Pas-de-l’Échelle, au-dessous du grand
chemin taillé dans le roc, à l’endroit appelé Chailles, court et
bouillonne dans des gouffres affreux une petite rivière qui paraît
avoir mis à les creuser des milliers de siècles. On a bordé le che-
min d’un parapet pour prévenir les malheurs : cela faisait que je
pouvais contempler au fond et gagner des vertiges tout à mon
aise, car ce qu’il y a de plaisant dans mon goût pour les lieux es-
carpés, est qu’ils me font tourner la tête, et j’aime beaucoup ce
tournoiement, pourvu que je sois en sûreté. Bien appuyé sur le
parapet, j’avançais le nez, et je restais là des heures entières, en-
trevoyant de temps en temps cette écume et cette eau bleue dont
j’entendais le mugissement à travers les cris des corbeaux et des
oiseaux de proie qui volaient de roche en roche et de broussaille
en broussaille à cent toises au-dessous de moi. Dans les endroits
où la pente était assez unie et la broussaille assez claire pour lais-
ser passer des cailloux, j’en allais chercher au loin d’aussi gros
que je les pouvais porter ; je les rassemblais sur le parapet en
pile ; puis, les lançant l’un après l’autre, je me délectais à les voir
rouler, bondir et voler en mille éclats, avant que d’atteindre le
fond du précipice.
contraire. Le chemin passe au pied de la plus belle cascade que je
vis de mes jours. La montagne est tellement escarpée, que l’eau se
détache net et tombe en arcade, assez loin pour qu’on puisse pas-
ser entre la cascade et la roche, quelquefois sans être mouillé.
Mais si l’on ne prend bien ses mesures, on y est aisément trompé,
comme je le fus : car, à cause de l’extrême hauteur, l’eau se divise
et tombe en poussière, et lorsqu’on approche un peu trop de ce
nuage, sans s’apercevoir d’abord qu’on se mouille, à l’instant on
est tout trempé.
M. l’intendant général était chez elle au moment que j’entrai.
Sans me parler, elle me prend par la main, et me présente à lui
avec cette grâce qui lui ouvrait tous les cœurs : « Le voilà, mon-
sieur, ce pauvre jeune homme ; daignez le protéger aussi long-
temps qu’il le méritera, je ne suis plus en peine de lui pour le reste
de sa vie. » Puis, m’adressant la parole : « Mon enfant, me dit-
elle, vous appartenez au roi ; remerciez M. l’intendant qui vous
donne du pain. » J’ouvrais de grands yeux sans rien dire, sans
savoir trop qu’imaginer ; il s’en fallut peu que l’ambition nais-
sante ne me tournât la tête, et que je ne fisse déjà le petit inten-
dant. Ma fortune se trouva moins brillante que sur ce début je ne
l’avais imaginée ; mais quant à présent, c’était assez pour vivre, et
pour moi c’était beaucoup. Voici de quoi il s’agissait.
dentes et par la position de l’ancien patrimoine de ses pères, qu’il
lui échapperait quelque jour, ne cherchait qu’à l’épuiser. Il y avait
peu d’années qu’ayant résolu d’en mettre la noblesse à la taille, il
avait ordonné un cadastre général de tout le pays, afin que, ren-
dant l’imposition réelle, on pût la répartir avec plus d’équité. Ce
travail, commencé sous le père, fut achevé sous le fils. Deux ou
trois cents hommes, tant arpenteurs qu’on appelait géomètres,
qu’écrivains qu’on appelait secrétaires, furent employés à cet ou-
vrage, et c’était parmi ces derniers que Maman m’avait fait ins-
crire. Le poste, sans être fort lucratif, donnait de quoi vivre au
large dans ce pays-là. Le mal était que cet emploi n’était qu’à
temps, mais il mettait en état de chercher et d’attendre, et c’était
par prévoyance qu’elle tâchait de m’obtenir de l’intendant une
protection particulière pour pouvoir passer à quelque emploi plus
solide quand le temps de celui-là serait fini.
avait à ce travail rien de difficile, et je fus bientôt au fait. C’est
ainsi qu’après quatre ou cinq ans de courses, de folies et de souf-
frances depuis ma sortie de Genève, je commençai pour la pre-
mière fois de gagner mon pain avec honneur.
puérils, et j’en suis fâché : quoique né homme à certains égards,
j’ai été longtemps enfant, et je le suis encore à beaucoup d’autres.
Je n’ai pas promis d’offrir au public un grand personnage ; j’ai
promis de me peindre tel que je suis ; et, pour me connaître dans
mon âge avancé, il faut m’avoir bien connu dans ma jeunesse.
Comme en général les objets font moins d’impression sur moi que
leurs souvenirs, et que toutes mes idées sont en images, les pre-
miers traits qui se sont gravés dans ma tête y sont demeurés, et
ceux qui s’y sont empreints dans la suite se sont plutôt combinés
avec eux qu’ils ne les ont effacés. Il y a une certaine succession
d’affections et d’idées qui modifient celles qui les suivent, et qu’il
faut connaître pour en bien juger. Je m’applique à bien dévelop-
per partout les premières causes pour faire sentir l’enchaînement
des effets. Je voudrais pouvoir en quelque façon rendre mon âme
transparente, aux yeux du lecteur, et pour cela je cherche à la lui
montrer sous tous les points de vue, à l’éclairer par tous les jours,
à faire en sorte qu’il ne s’y passe pas un mouvement qu’il
n’aperçoive, afin qu’il puisse juger par lui-même du principe qui
les produit.
caractère, il pourrait croire sinon que je le trompe, au moins que
je me trompe. Mais en lui détaillant avec simplicité tout ce qui
m’est arrivé, tout ce que j’ai fait, tout ce que j’ai pensé, tout ce que
j’ai senti, je ne puis l’induire en erreur, à moins que je ne le
veuille ; encore même en le voulant, n’y parviendrais-je pas aisé-
ment de cette façon. C’est à lui d’assembler ces éléments et de
déterminer l’être qu’ils composent : le résultat doit être son ou-
vrage ; et s’il se trompe alors, toute l’erreur sera de son fait. Or, il
ne suffit pas pour cette fin que mes récits soient fidèles, il faut
aussi qu’ils soient exacts. Ce n’est pas à moi de juger de
l’importance des faits, je les dois tous dire, et lui laisser le soin de
choisir. C’est à quoi je me suis appliqué jusqu’ici de tout mon cou-
rage, et je ne me relâcherai pas dans la suite. Mais les souvenirs
de l’âge moyen sont toujours moins vifs que ceux de la première
jeunesse. J’ai commencé par tirer de ceux-ci le meilleur parti qu’il
m’était possible. Si les autres me reviennent avec la même force,
des lecteurs impatients s’ennuieront peut-être, mais moi je ne
serai pas mécontent de mon travail. Je n’ai qu’une chose à crain-
dre dans cette entreprise : ce n’est pas de trop dire ou de dire des
mensonges, mais c’est de ne pas tout dire et de taire des vérités.
comme je viens de le dire et que je commençai d’être employé au
cadastre pour le service du roi. J’avais vingt ans passés, près de
vingt et un. J’étais assez formé pour mon âge du côté de l’esprit,
mais le jugement ne l’était guère, et j’avais grand besoin des
mains dans lesquelles je tombai pour apprendre à me conduire :
car quelques années d’expérience n’avaient pu me guérir encore
radicalement de mes visions romanesques, et malgré tous les
maux que j’avais soufferts, je connaissais aussi peu le monde et
les hommes que si je n’avais pas acheté ces instructions.
trouvai pas ma chambre d’Annecy. Plus de jardin, plus de ruis-
seau, plus de paysage. La maison qu’elle occupait était sombre et
triste, et ma chambre était la plus sombre et la plus triste de la
maison. Un mur pour vue, un cul-de-sac pour rue, peu d’air, peu
de jour, peu d’espace, des grillons, des rats, des planches pour-
ries ; tout cela ne faisait pas une plaisante habitation. Mais j’étais
chez elle, auprès d’elle ; sans cesse à mon bureau ou dans sa
chambre, je m’apercevais peu de la laideur de la mienne ; je
n’avais pas le temps d’y rêver. Il paraîtra bizarre qu’elle s’était
fixée à Chambéry tout exprès pour habiter cette vilaine maison :
ce fut même un trait d’habileté de sa part que je ne dois pas taire.
Elle allait à Turin avec répugnance, sentant bien qu’après des ré-
volutions encore toutes récentes, et dans l’agitation où l’on était
encore à la cour, ce n’était pas le moment de s’y présenter. Ce-
pendant ses affaires demandaient qu’elle s’y montrât ; elle crai-
gnait d’être oubliée ou desservie. Elle savait surtout que le comte
de Saint-Laurent, intendant général des Finances, ne la favorisait
pas. Il avait à Chambéry une maison vieille, mal bâtie, et dans une
si vilaine position, qu’elle restait toujours vide ; elle la loua et s’y
établit. Cela lui réussit mieux qu’un voyage ; sa pension ne fut
point supprimée, et depuis lors le comte de Saint-Laurent fut tou-
jours de ses amis.
et le fidèle Claude Anet toujours avec elle. C’était, comme je crois
l’avoir dit, un paysan de Moutru qui, dans son enfance, herbori-
sait dans le Jura pour faire du thé de Suisse, et qu’elle avait pris à
son service à cause de ses drogues, trouvant commode d’avoir un
herboriste dans son laquais. Il se passionna si bien pour l’étude
des plantes, et elle favorisa si bien son goût, qu’il devint un vrai
botaniste, et que, s’il ne fût mort jeune, il se serait fait un nom
dans cette science, comme il en méritait un parmi les honnêtes
gens. Comme il était sérieux, même grave, et que j’étais plus
jeune que lui, il devint pour moi une espèce de gouverneur, qui
me sauva beaucoup de folies : car il m’en imposait, et je n’osais
m’oublier devant lui. Il en imposait même à sa maîtresse, qui
connaissait son grand sens, sa droiture, son inviolable attache-
ment pour elle, et qui le lui rendait bien. Claude Anet était sans
contredit un homme rare, et le seul même de son espèce que j’aie
jamais vu. Lent, posé, réfléchi, circonspect dans sa conduite, froid
dans ses manières, laconique et sentencieux dans ses propos, il
était dans ses passions d’une impétuosité qu’il ne laissait jamais
paraître, mais qui le dévorait en dedans, et qui ne lui a fait faire
en sa vie qu’une sottise, mais terrible, c’est de s’être empoisonné.
Cette scène tragique se passa peu après mon arrivée, et il la fallait
pour m’apprendre l’intimité de ce garçon avec sa maîtresse ; car si
elle ne me l’eût dit elle-même, jamais je ne m’en serais douté. As-
surément, si l’attachement, le zèle et la fidélité peuvent mériter
une pareille récompense, elle lui était bien due, et ce qui prouve
qu’il en était digne, il n’en abusa jamais. Ils avaient rarement des
querelles, et elles finissaient toujours bien. Il en vint pourtant une
qui finit mal : sa maîtresse lui dit dans la colère un mot outra-
geant qu’il ne put digérer. Il ne consulta que son désespoir, et
trouvant sous sa main une fiole de laudanum, il l’avala, puis fut se
coucher tranquillement, comptant ne se réveiller jamais. Heureu-
sement Mme de Warens, inquiète, agitée elle-même, errant dans
sa maison, trouva la fiole vide et devina le reste. En volant à son
secours, elle poussa des cris qui m’attirèrent ; elle m’avoua tout,
implora mon assistance, et parvint avec beaucoup de peine à lui
faire vomir l’opium. Témoin de cette scène, j’admirai ma bêtise de
n’avoir jamais eu le moindre soupçon des liaisons qu’elle
m’apprenait. Mais Claude Anet était si discret, que de plus clair-
voyants auraient pu s’y méprendre. Le raccommodement fut tel
que j’en fus vivement touché moi-même, et depuis ce temps, ajou-
tant pour lui le respect à l’estime, je devins en quelque façon son
élève, et ne m’en trouvai pas plus mal.
vre avec elle dans une plus grande intimité que moi. Je n’avais
pas songé même à désirer pour moi cette place, mais il m’était
dur de la voir remplir par un autre ; cela était fort naturel. Cepen-
dant, au lieu de prendre en aversion celui qui me l’avait soufflée,
je sentis réellement s’étendre à lui l’attachement que j’avais pour
elle. Je désirais sur toute chose qu’elle fût heureuse et, puisqu’elle
avait besoin de lui pour l’être, j’étais content qu’il fût heureux
aussi. De son côté, il entrait parfaitement dans les vues de sa maî-
tresse, et prit en sincère amitié l’ami qu’elle s’était choisi. Sans
affecter avec moi l’autorité que son poste le mettait en droit de
prendre, il prit naturellement celle que son jugement lui donnait
sur le mien. Je n’osais rien faire qu’il parût désapprouver, et il ne
désapprouvait que ce qui était mal. Nous vivions ainsi dans une
union qui nous rendait tous heureux, et que la mort seule a pu
détruire. Une des preuves de l’excellence du caractère de cette
aimable femme est que tous ceux qui l’aimaient s’aimaient entre
eux. La jalousie, la rivalité même cédait au sentiment dominant
qu’elle inspirait, et je n’ai vu jamais aucun de ceux qui
l’entouraient se vouloir du mal l’un à l’autre. Que ceux qui me
lisent suspendent un moment leur lecture à cet éloge, et s’ils
trouvent en y pensant quelque autre femme dont ils puissent en
dire autant, qu’ils s’attachent à elle pour le repos de leur vie, fût-
elle au reste la dernière des catins.
départ pour Paris, en 1741, un intervalle de huit ou neuf ans, du-
rant lequel j’aurai peu d’événements à dire, parce que ma vie a été
aussi simple que douce, et cette uniformité était précisément ce
dont j’avais le plus grand besoin pour achever de former mon ca-
ractère, que des troubles continuels empêchaient de se fixer. C’est
durant ce précieux intervalle que mon éducation, mêlée et sans
suite, ayant pris de la consistance, m’a fait ce que je n’ai plus ces-
sé d’être à travers les orages qui m’attendaient. Ce progrès fut
insensible et lent, chargé de peu d’événements mémorables ; mais
il mérite cependant d’être suivi et développé.
vail ; la gêne du bureau ne me faisait pas songer à autre chose. Le
peu de temps que j’avais de libre se passait auprès de la bonne
Maman, et n’ayant pas même celui de lire, la fantaisie ne m’en
prenait pas. Mais quand ma besogne, devenue une espèce de rou-
tine, occupa moins mon esprit, il reprit ses inquiétudes ; la lec-
ture me redevint nécessaire, et comme si ce goût se fût toujours
irrité par la difficulté de m’y livrer, il serait redevenu passion
comme chez mon maître, si d’autres goûts venus à la traverse
n’eussent fait diversion à celui-là.
transcendante, il en fallait assez pour m’embarrasser quelquefois.
Pour vaincre cette difficulté, j’achetai des livres d’arithmétique, et
je l’appris bien, car je l’appris seul. L’arithmétique pratique
s’étend plus loin qu’on ne pense quand on y veut mettre l’exacte
précision. Il y a des opérations d’une longueur extrême, au milieu
desquelles j’ai vu quelquefois de bons géomètres s’égarer. La ré-
flexion jointe à l’usage donne des idées nettes, et alors on trouve
des méthodes abrégées, dont l’invention flatte l’amour-propre,
dont la justesse satisfait l’esprit, et qui font faire avec plaisir un
travail ingrat par lui-même. Je m’y enfonçai si bien, qu’il n’y avait
point de question soluble par les seuls chiffres qui m’embarrassât,
et maintenant que tout ce que j’ai su s’efface journellement de ma
mémoire, cet acquis y demeure encore en partie au bout de trente
ans d’interruption. Il y a quelques jours que, dans un voyage que
j’ai fait à Davenport, chez mon hôte, assistant à la leçon
d’arithmétique de ses enfants, j’ai fait sans faute, avec un plaisir
incroyable, une opération des plus composées. Il me semblait, en
posant mes chiffres, que j’étais encore à Chambéry dans mes heu-
reux jours. C’était revenir de loin sur mes pas.
goût du dessin. J’achetai des couleurs, et je me mis à faire des
fleurs et des paysages. C’est dommage que je me sois trouvé peu
de talent pour cet art ; l’inclination y était tout entière. Au milieu
de mes crayons et de mes pinceaux j’aurais passé des mois entiers
sans sortir. Cette occupation devenant pour moi trop attachante,
on était obligé de m’en arracher. Il en est ainsi de tous les goûts
auxquels je commence à me livrer ; ils augmentent, deviennent
passion, et bientôt je ne vois plus rien au monde que l’amusement
dont je suis occupé. L’âge ne m’a pas guéri de ce défaut, et ne l’a
pas diminué même, et maintenant que j’écris ceci, me voilà
comme un vieux radoteur engoué d’une autre étude inutile où je
n’entends rien, et que ceux mêmes qui s’y sont livrés dans leur
jeunesse sont forcés d’abandonner à l’âge où je la veux commen-
cer.
j’eus quelque tentation d’en profiter. Le contentement que je
voyais dans les yeux d’Anet, revenant chargé de plantes nouvelles,
me mit deux ou trois fois sur le point d’aller herboriser avec lui.
Je suis presque assuré que si j’y avais été une seule fois, cela
m’aurait gagné, et je serais peut-être aujourd’hui un grand bota-
niste : car je ne connais point d’étude au monde qui s’associe
mieux avec mes goûts naturels que celle des plantes, et la vie que
je mène depuis dix ans à la campagne n’est guère qu’une herbori-
sation continuelle, à la vérité sans objet et sans progrès ; mais
n’ayant alors aucune idée de la botanique, je l’avais prise en une
sorte de mépris et même de dégoût ; je ne la regardais que comme
une étude d’apothicaire. Maman, qui l’aimait, n’en faisait pas elle-
même un autre usage ; elle ne recherchait que les plantes usuel-
les, pour les appliquer à ses drogues. Ainsi la botanique, la chimie
et l’anatomie, confondues dans mon esprit sous le nom de méde-
cine, ne servaient qu’à me fournir des sarcasmes plaisants toute la
journée, et à m’attirer des soufflets de temps en temps. D’ailleurs,
un goût différent et trop contraire à celui-là croissait par degrés,
et bientôt absorba tous les autres. Je parle de la musique. Il faut
assurément que je sois né pour cet art, puisque j’ai commencé de
l’aimer dès mon enfance, et qu’il est le seul que j’aie aimé cons-
tamment dans tous les temps. Ce qu’il y a d’étonnant est qu’un art
pour lequel j’étais né m’ait néanmoins tant coûté de peine à ap-
prendre, et avec des succès si lents, qu’après une pratique de
toute ma vie, jamais je n’ai pu parvenir à chanter sûrement tout à
livre ouvert. Ce qui me rendait surtout alors cette étude agréable
était que je la pouvais faire avec Maman. Ayant des goûts
d’ailleurs fort différents, la musique était pour nous un point de
réunion dont j’aimais à faire usage. Elle ne s’y refusait pas ; j’étais
alors à peu près aussi avancé qu’elle ; en deux ou trois fois nous
déchiffrions un air. Quelquefois, la voyant empressée autour d’un
fourneau, je lui disais : « Maman, voici un duo charmant qui m’a
bien l’air de faire sentir l’empyreume à vos drogues. – Ah ! par ma
foi, me disait-elle, si tu me les fais brûler, je te les ferai manger. »
Tout en disputant, je l’entraînais à son clavecin : on s’y oubliait ;
l’extrait de genièvre ou d’absinthe était calciné : elle m’en bar-
bouillait le visage, et tout cela était délicieux.
On voit qu’avec peu de temps de reste j’avais beaucoup de
choses à quoi l’employer. Il me vint pourtant encore un amuse-
ment de plus qui fit bien valoir tous les autres.
quefois d’aller prendre l’air sur la terre. Anet engagea Maman à
louer, dans un faubourg, un jardin pour y mettre des plantes. À ce
jardin était jointe une guinguette assez jolie qu’on meubla suivant
l’ordonnance. On y mit un lit ; nous allions souvent y dîner, et j’y
couchais quelquefois. Insensiblement je m’engouai de cette petite
retraite ; j’y mis quelques livres, beaucoup d’estampes ; je passais
une partie de mon temps à l’orner et à y préparer à Maman quel-
que surprise agréable lorsqu’elle s’y venait promener. Je la quit-
tais pour venir m’occuper d’elle, pour y penser avec plus de plai-
sir ; autre caprice que je n’excuse ni n’explique, mais que j’avoue
que la chose était ainsi. Je me souviens qu’une fois
Mme de Luxembourg me parlait en raillant d’un homme qui quit-
tait sa maîtresse pour lui écrire. Je lui dis que j’aurais bien été cet
homme-là, et j’aurais pu ajouter que je l’avais été quelquefois. Je
n’ai pourtant jamais senti près de Maman ce besoin de m’éloigner
d’elle pour l’aimer davantage : car tête à tête avec elle j’étais aussi
parfaitement à mon aise que si j’eusse été seul, et cela ne m’est
jamais arrivé près de personne autre, ni homme ni femme, quel-
que attachement que j’ai eu pour eux. Mais elle était si souvent
entourée, et de gens qui me convenaient si peu, que le dépit et
l’ennui me chassaient dans mon asile, où je l’avais comme je la
voulais, sans crainte que les importuns vinssent nous y suivre.
l’instruction, je vivais dans le plus doux repos, l’Europe n’était pas
si tranquille que moi. La France et l’Empereur venaient de
s’entre-déclarer la guerre ; le roi de Sardaigne était entré dans la
querelle, et l’armée française filait en Piémont pour entrer dans le
Milanais. Il en passa une colonne par Chambéry, et entre autres le
régiment de Champagne, dont était colonel M. le duc de la Tri-
mouille, auquel je fus présenté, qui me promit beaucoup de cho-
ses, et qui sûrement n’a jamais repensé à moi. Notre petit jardin
était précisément au haut du faubourg par lequel entraient les
troupes, de sorte que je me rassasiais du plaisir d’aller les voir
passer, et je me passionnais pour le succès de cette guerre comme
s’il m’eût beaucoup intéressé. Jusque-là je ne m’étais pas encore
avisé de songer aux affaires publiques, et je me mis à lire les ga-
zettes pour la première fois, mais avec une telle partialité pour la
France, que le cœur me battait de joie à ses moindres avantages et
que ses revers m’affligeaient comme s’ils fussent tombés sur moi.
Si cette folie n’eût été que passagère, je ne daignerais pas en par-
ler ; mais elle s’est tellement enracinée dans mon cœur sans au-
cune raison, que lorsque j’ai fait dans la suite, à Paris,
l’antidespote et le fier républicain, je sentais en dépit de moi-
même une prédilection secrète pour cette même nation que je
trouvais servile et pour ce gouvernement que j’affectais de fron-
der. Ce qu’il y avait de plaisant était qu’ayant honte d’un pen-
chant si contraire à mes maximes, je n’osais l’avouer à personne,
et je raillais les Français de leurs défaites, tandis que le cœur m’en
saignait plus qu’à eux. Je suis sûrement le seul qui, vivant chez
une nation qui le traitait bien, et qu’il adorait, se soit fait chez elle
un faux air de la dédaigner. Enfin, ce penchant s’est trouvé si dé-
sintéressé de ma part, si fort, si constant, si invincible, que même
depuis ma sortie du royaume, depuis que le gouvernement, les
magistrats, les auteurs, s’y sont à l’envi déchaînés contre moi, de-
puis qu’il est devenu du bon air de m’accabler d’injustices et
d’outrages, je n’ai pu me guérir de ma folie. Je les aime en dépit
de moi, quoiqu’ils me maltraitent. En voyant déjà commencer la
décadence de l’Angleterre que j’ai prédite au milieu de ses triom-
phes, je me laisse bercer au fol espoir que la nation française, à
son tour victorieuse, viendra peut-être un jour me délivrer de la
triste captivité où je vis.
pu la trouver que dans l’occasion qui la vit naître. Un goût crois-
sant pour la littérature m’attachait aux livres français, aux au-
teurs de ces livres, et au pays de ces auteurs. Au moment même
que défilait sous mes yeux l’armée française, je lisais Les grands
capitaines de Brantôme. J’avais la tête pleine des Clisson, des
Bayard, des Lautrec, des Coligny, des Montmorency, des La Tri-
mouille, et je m’affectionnais à leurs descendants comme aux hé-
ritiers de leur mérite et de leur courage. À chaque régiment qui
passait, je croyais revoir ces fameuses bandes noires qui jadis
avaient tant fait d’exploits en Piémont. Enfin j’appliquais à ce que
je voyais les idées que je puisais dans les livres ; mes lectures
continuées et toujours tirées de la même nation nourrissaient
mon affection pour elle, et m’en firent enfin une passion aveugle
que rien n’a pu surmonter. J’ai eu dans la suite occasion de re-
marquer dans mes voyages que cette impression ne m’était pas
particulière, et qu’agissant plus ou moins dans tous les pays sur la
partie de la nation qui aimait la lecture et qui cultivait les lettres,
elle balançait la haine générale qu’inspire l’air avantageux des
Français. Les romans plus que les hommes leur attachent les
femmes de tous les pays, leurs chefs-d’œuvre dramatiques affec-
tionnent la jeunesse à leurs théâtres. La célébrité de celui de Paris
y attire des foules d’étrangers qui en reviennent enthousiastes ;
enfin l’excellent goût de leur littérature leur soumet tous les es-
prits qui en ont, et dans la guerre si malheureuse dont ils sortent,
j’ai vu leurs auteurs et leurs philosophes soutenir la gloire du nom
français ternie par leurs guerriers.
J’allais avec la foule des gobe-mouches attendre sur la place
l’arrivée des courriers, et, plus bête que l’âne de la fable, je
m’inquiétais beaucoup pour savoir de quel maître j’aurais
l’honneur de porter le bât ; car on prétendait alors que nous ap-
partiendrions à la France, et l’on faisait de la Savoie un échange
pour le Milanais. Il faut pourtant convenir que j’avais quelques
sujets de crainte, car si cette guerre eût mal tourné pour les alliés,
la pension de Maman courait un grand risque. Mais j’étais plein
de confiance dans mes bons amis, et pour le coup, malgré la sur-
prise de M. de Broglie, cette confiance ne fut pas trompée, grâce
au roi de Sardaigne, à qui je n’avais pas pensé.
opéras de Rameau commençaient à faire du bruit, et relevèrent
ses ouvrages théoriques que leur obscurité laissait à la portée de
peu de gens. Par hasard, j’entendis parler de son Traité de
l’harmonie, et je n’eus point de repos que je n’eusse acquis ce li-
vre. Par un autre hasard, je tombai malade. La maladie était in-
flammatoire ; elle fut vive et courte, mais ma convalescence fut
longue, et je ne fus d’un mois en état de sortir. Durant ce temps,
j’ébauchai, je dévorai mon Traité de l’harmonie ; mais il était si
long, si diffus, si mal arrangé, que je sentis qu’il me fallait un
temps considérable pour l’étudier et le débrouiller. Je suspendais
mon application et je récréais mes yeux avec de la musique. Les
cantates de Bernier, sur lesquelles je m’exerçais, ne me sortaient
pas de l’esprit. J’en appris par cœur quatre ou cinq, entre autres
celle des Amours dormants, que je n’ai pas revue depuis ce
temps-là, et que je sais encore presque tout entière, de même que
L’Amour piqué par une abeille, très jolie cantate de Clérambault,
que j’appris à peu près dans le même temps.
appelé l’abbé Palais, bon musicien, bon homme, et qui accompa-
gnait très bien du clavecin. Je fais connaissance avec lui ; nous
voilà inséparables. Il était élève d’un moine italien, grand orga-
niste. Il me parlait de ses principes ; je les comparais avec ceux de
mon Rameau ; je remplissais ma tête d’accompagnements,
d’accords, d’harmonie. Il fallait se former l’oreille à tout cela : je
proposai à Maman un petit concert tous les mois ; elle y consen-
tit. Me voilà si plein de ce concert que, ni jour ni nuit, je ne
m’occupais d’autre chose ; et réellement cela m’occupait, et beau-
coup, pour rassembler la musique, les concertants, les instru-
ments, tirer les parties, etc. Maman chantait ; le P. Caton, dont
j’ai déjà parlé, et dont j’ai à parler encore, chantait aussi ; un maî-
tre à danser appelé Roche, et son fils jouaient du violon ; Cana-
vas, musicien piémontais, qui travaillait au cadastre, et qui depuis
s’est marié à Paris, jouait du violoncelle ; l’abbé Palais accompa-
gnait au clavecin ; j’avais l’honneur de conduire la musique, sans
oublier le bâton du bûcheron. On peut juger combien tout cela
était beau ! pas tout à fait comme chez M. de Treytorens ; mais il
ne s’en fallait guère.
vant, disait-on, des charités du roi, faisait murmurer la séquelle
dévote ; mais c’était un amusement agréable pour plusieurs hon-
nêtes gens. On ne devinerait pas qui je mets à leur tête en cette
occasion ? Un moine, mais un moine homme de mérite, et même
aimable, dont les infortunes m’ont dans la suite bien vivement
affecté, et dont la mémoire, liée à celle de mes beaux jours, m’est
encore chère. Il s’agit du P. Caton, cordelier, qui conjointement
avec le comte Dortan, avait fait saisir à Lyon la musique du pau-
vre petit chat, ce qui n’est pas le plus beau trait de sa vie. Il était
bachelier de Sorbonne : il avait vécu longtemps à Paris dans le
plus grand monde et très faufilé surtout chez le marquis
d’Entremont, alors ambassadeur de Sardaigne. C’était un grand
homme, bien fait, le visage plein, les yeux à fleur de tête, des che-
veux noirs qui faisaient sans affectation le crochet à côté du
front ; l’air à la fois noble, ouvert, modeste, se présentant sim-
plement et bien ; n’ayant ni le maintien cafard ou effronté des
moines, ni l’abord cavalier d’un homme à la mode, quoiqu’il le
fût, mais l’assurance d’un honnête homme qui, sans rougir de sa
robe, s’honore lui-même et se sent toujours à sa place parmi les
honnêtes gens. Quoique le P. Caton n’eût pas beaucoup d’études
pour un docteur, il en avait beaucoup pour un homme du monde ;
et n’étant point pressé de montrer son acquis, il le plaçait si à
propos, qu’il en paraissait davantage. Ayant beaucoup vécu dans
la société, il s’était plus attaché aux talents agréables qu’à un so-
lide savoir. Il avait de l’esprit, faisait des vers, parlait bien, chan-
tait mieux, avait la voix belle, touchait l’orgue et le clavecin. Il
n’en fallait pas tant pour être recherché ; aussi l’était-il ; mais cela
lui fit si peu négliger les soins de son état, qu’il parvint, malgré
des concurrents très jaloux, à être élu définiteur de sa province,
ou, comme on dit, un des grands colliers de l’ordre.
d’Entremont. Il entendit parler de nos concerts, il en voulut être ;
il en fut, et les rendit brillants. Nous fûmes bientôt liés par notre
goût commun pour la musique, qui chez l’un et chez l’autre était
une passion très vive ; avec cette différence qu’il était vraiment
musicien, et que je n’étais qu’un barbouillon. Nous allions avec
Canavas et l’abbé Palais faire de la musique dans sa chambre, et
quelquefois à son orgue les jours de fête. Nous dînions souvent à
son petit couvert, car ce qu’il avait encore d’étonnant pour un
moine est qu’il était généreux, magnifique, et sensuel sans gros-
sièreté. Les jours de nos concerts il soupait chez Maman. Ces
soupers étaient très gais, très agréables ; on y disait le mot et la
chose ; on y chantait des duos ; j’étais à mon aise, j’avais de
l’esprit, des saillies ; le P. Caton était charmant. Maman était ado-
rable, l’abbé Palais, avec sa voix de bœuf, était le plastron. Mo-
ments si doux de la folâtre jeunesse, qu’il y a de temps que vous
êtes partis !
j’achève ici en deux mots sa triste histoire. Les autres moines, ja-
loux ou plutôt furieux de lui voir un mérite et une élégance de
mœurs qui n’avait rien de la crapule monastique, le prirent en
haine, parce qu’il n’était pas aussi haïssable qu’eux. Les chefs se
liguèrent contre lui, et ameutèrent les moinillons envieux de sa
place, et qui n’osaient auparavant le regarder. On lui fit mille af-
fronts, on le destitua, on lui ôta sa chambre, qu’il avait meublée
avec goût, quoique avec simplicité, on le relégua je ne sais où ;
enfin ces misérables l’accablèrent de tant d’outrages, que son âme
honnête et fière avec justice n’y put résister, et après avoir fait les
délices des sociétés les plus aimables, il mourut de douleur sur un
vil grabat, dans quelque fond de cellule ou de cachot, regretté,
pleuré de tous les honnêtes gens dont il fut connu, et qui ne lui
ont trouvé d’autre défaut que d’être moine.
qu’absorbé tout entier par la musique, je me trouvai hors d’état
de penser à autre chose. Je n’allais plus à mon bureau qu’à
contrecœur ; la gêne et l’assiduité au travail m’en firent un sup-
plice insupportable, et j’en vins enfin à vouloir quitter mon em-
ploi pour me livrer totalement à la musique. On peut croire que
cette folie ne passa pas sans opposition. Quitter un poste honnête
et d’un revenu fixe pour courir après des écoliers incertains, était
un parti trop peu sensé pour plaire à Maman. Même en suppo-
sant mes progrès futurs aussi grands que je me les figurais, c’était
borner bien modestement mon ambition que de me réduire pour
la vie à l’état de musicien. Elle qui ne formait que des projets ma-
gnifiques, et qui ne me prenait plus tout à fait au mot de
M. d’Aubonne, me voyait avec peine occupé sérieusement d’un
talent qu’elle trouvait si frivole, et me répétait souvent ce pro-
verbe de province, un peu moins juste à Paris, que qui bien
chante et bien danse fait un métier qui peu avance. Elle me
voyait d’un autre côté entraîné par un goût irrésistible ; ma pas-
sion de musique devenait une fureur, et il était à craindre que
mon travail, se sentant de mes distractions, ne m’attirât un congé
qu’il valait beaucoup mieux prendre de moi-même. Je lui repré-
sentais encore que cet emploi n’avait pas longtemps à durer, qu’il
me fallait un talent pour vivre, et qu’il était plus sûr d’achever
d’acquérir par la pratique celui auquel mon goût me portait, et
qu’elle m’avait choisi, que de me mettre à la merci des protec-
tions, ou de faire de nouveaux essais qui pouvaient mal réussir, et
me laisser, après avoir passé l’âge d’apprendre, sans ressource
pour gagner mon pain. Enfin j’extorquai son consentement plus à
force d’importunités et de caresses que de raisons dont elle se
contentât. Aussitôt je courus remercier fièrement M. Coccelli,
directeur général du cadastre, comme si j’avais fait l’acte le plus
héroïque, et je quittai volontairement mon emploi, sans sujet,
sans raison, sans prétexte, avec autant et plus de joie que je n’en
avais eu à le prendre il n’y avait pas deux ans.
une sorte de considération qui me fut utile. Les uns me supposè-
rent des ressources que je n’avais pas ; d’autres, me voyant livré
tout à fait à la musique, jugèrent de mon talent par mon sacrifice,
et crurent qu’avec tant de passion pour cet art je devais le possé-
der supérieurement. Dans le royaume des aveugles les borgnes
sont rois ; je passai là pour un bon maître, parce qu’il n’y en avait
que de mauvais. Ne manquant pas, au reste, d’un certain goût de
chant, favorisé d’ailleurs par mon âge et par ma figure, j’eus bien-
tôt plus d’écolières qu’il ne m’en fallait pour remplacer ma paye
de secrétaire.
ser plus rapidement d’une extrémité à l’autre. Au cadastre, oc-
cupé huit heures par jour du plus maussade travail, avec des gens
encore plus maussades, enfermé dans un triste bureau empuanti
de l’haleine et de la sueur de tous ces manants, la plupart fort mal
peignés et fort malpropres, je me sentais quelquefois accablé jus-
qu’au vertige par l’attention, l’odeur, la gêne et l’ennui. Au lieu de
cela, me voilà tout à coup jeté parmi le beau monde, admis, re-
cherché dans les meilleures maisons ; partout un accueil gracieux,
caressant, un air de fête : d’aimables demoiselles bien parées
m’attendent, me reçoivent avec empressement ; je ne vois que des
objets charmants, je ne sens que la rose et la fleur d’orange ; on
chante, on cause, on rit, on s’amuse ; je ne sors de là que pour
aller ailleurs en faire autant. On conviendra qu’à égalité dans les
avantages il n’y avait pas à balancer dans le choix. Aussi me trou-
vai-je si bien du mien, qu’il ne m’est arrivé jamais de m’en repen-
tir, et je ne m’en repens pas même en ce moment, où je pèse au
poids de la raison les actions de ma vie, et où je suis délivré des
motifs peu sensés qui m’ont entraîné.
chants je n’ai pas vu tromper mon attente. L’accueil aisé, l’esprit
liant, l’humeur facile des habitants du pays me rendirent le com-
merce du monde aimable, et le goût que j’y pris alors m’a bien
prouvé que si je n’aime pas à vivre parmi les hommes, c’est moins
ma faute que la leur.
peut-être serait-ce dommage qu’ils le fussent ; car tels qu’ils sont,
c’est le meilleur et le plus sociable peuple que je connaisse. S’il est
une petite ville au monde où l’on goûte la douceur de la vie dans
un commerce agréable et sûr, c’est Chambéry. La noblesse de la
province, qui s’y rassemble, n’a que ce qu’il faut de bien pour vi-
vre ; elle n’en a pas assez pour parvenir ; et ne pouvant se livrer à
l’ambition, elle suit par nécessité le conseil de Cynéas. Elle dévoue
sa jeunesse à l’état militaire, puis revient vieillir paisiblement
chez soi. L’honneur et la raison président à ce partage. Les fem-
mes sont belles, et pourraient se passer de l’être ; elles ont tout ce
qui peut faire valoir la beauté, et même y suppléer. Il est singulier
qu’appelé par mon état à voir beaucoup de jeunes filles, je ne me
rappelle pas d’en avoir vu à Chambéry une seule qui ne fût pas
charmante. On dira que j’étais disposé à les trouver telles, et l’on
peut avoir raison ; mais je n’avais pas besoin d’y mettre du mien
pour cela. Je ne puis, en vérité, me rappeler sans plaisir le souve-
nir de mes jeunes écolières. Que ne puis-je, en nommant ici les
plus aimables, les rappeler de même, et moi avec elles, à l’âge
heureux où nous étions lors des moments aussi doux
qu’innocents que j’ai passés auprès d’elles ! La première fut Mlle
de Mellarède, ma voisine, sœur de l’élève de M. Gaime. C’était
une brune très vive, mais d’une vivacité caressante, pleine de grâ-
ces, et sans étourderie. Elle était un peu maigre, comme sont la
plupart des filles à son âge ; mais ses yeux brillants, sa taille fine
et son air attirant n’avaient pas besoin d’embonpoint pour plaire.
J’y allais le matin, et elle était encore ordinairement en déshabil-
lé, sans autre coiffure que ses cheveux négligemment relevés, or-
nés de quelque fleur qu’on mettait à mon arrivée, et qu’on ôtait à
mon départ pour se coiffer. Je ne crains rien tant dans le monde
qu’une jolie personne en déshabillé ; je la redoutais cent fois
moins parée. Mlle de Menthon chez qui j’allais l’après-midi, l’était
toujours, et me faisait une impression tout aussi douce, mais dif-
férente.
gnonne, très timide et très blanche ; une voix nette, juste et flûtée,
mais qui n’osait se développer. Elle avait au sein la cicatrice d’une
brûlure d’eau bouillante, qu’un fichu de chenille bleue ne cachait
pas extrêmement. Cette marque attirait quelquefois de ce côté
mon attention, qui bientôt n’était plus pour la cicatrice. Mlle de
Challes, une autre de mes voisines, était une fille faite ; grande,
belle carrure, de l’embonpoint ; elle avait été très bien. Ce n’était
plus une beauté, mais c’était une personne à citer pour la bonne
grâce, pour l’humeur égale, pour le bon naturel. Sa sœur,
Mme de Charly, la plus belle femme de Chambéry, n’apprenait
plus la musique, mais elle la faisait apprendre à sa fille, toute
jeune encore, mais dont la beauté naissante eût promis d’égaler
sa mère, si malheureusement elle n’eût été un peu rousse. J’avais
à la Visitation une petite demoiselle française, dont j’ai oublié le
nom, mais qui mérite une place dans la liste de mes préférences.
Elle avait pris le ton lent et traînant des religieuses, et sur ce ton
traînant elle disait des choses très saillantes qui ne semblaient
pas aller avec son maintien. Au reste, elle était paresseuse,
n’aimait pas à prendre la peine de montrer son esprit, et c’était
une faveur qu’elle n’accordait pas à tout le monde. Ce ne fut
qu’après un mois ou deux de leçons et de négligence qu’elle
s’avisa de cet expédient pour me rendre plus assidu ; car je n’ai
jamais pu prendre sur moi de l’être. Je me plaisais à mes leçons
quand j’y étais, mais je n’aimais pas être obligé de m’y rendre ni
que l’heure me commandât. En toute chose la gêne et
l’assujettissement me sont insupportables ; ils me feraient pren-
dre en haine le plaisir même. On dit que chez les mahométans un
homme passe au point du jour dans les rues pour ordonner aux
maris de rendre le devoir à leurs femmes. Je serais un mauvais
Turc à ces heures-là.
entre autres qui fut la cause indirecte d’un changement de rela-
tion dont j’ai à parler, puisque enfin je dois tout dire. Elle était
fille d’un épicier, et se nommait Mlle Lard, vrai modèle d’une sta-
tue grecque, et que je citerais pour la plus belle fille que j’aie ja-
mais vue, s’il y avait quelque véritable beauté sans vie et sans
âme. Son indolence, sa froideur, son insensibilité allaient à un
point incroyable. Il était également impossible de lui plaire et de
la fâcher, et je suis persuadé que, si on eût fait sur elle quelque
entreprise, elle aurait laissé faire, non par goût, mais par stupidi-
té. Sa mère, qui n’en voulait pas courir le risque, ne la quittait pas
d’un pas. En lui faisant apprendre à chanter, en lui donnant un
jeune maître, elle faisait tout de son mieux pour l’émoustiller ;
mais cela ne réussit point. Tandis que le maître agaçait la fille, la
mère agaçait le maître, et cela ne réussissait pas beaucoup mieux.
Mme Lard ajoutait à sa vivacité naturelle toute celle que sa fille
aurait dû avoir. C’était un petit minois éveillé, chiffonné, marqué
de petite vérole. Elle avait de petits yeux très ardents, et un peu
rouges, parce qu’elle y avait presque toujours mal. Tous les ma-
tins, quand j’arrivais, je trouvais prêt mon café à la crème, et la
mère ne manquait jamais de m’accueillir par un baiser bien ap-
pliqué sur la bouche, et que par curiosité j’aurais voulu rendre à la
fille, pour voir comment elle l’aurait pris. Au reste, tout cela se
faisait si simplement et si fort sans conséquence, que, quand
M. Lard était là, les agaceries et les baisers n’en allaient pas
moins leur train. C’était une bonne pâte d’homme, le vrai père de
sa fille, et que sa femme ne trompait pas, parce qu’il n’en était pas
besoin.
naire, les prenant tout bonnement pour des marques de pure
amitié. J’en étais pourtant importuné quelquefois ; car la vive
Mme Lard ne laissait pas d’être exigeante, et si dans la journée
j’avais passé devant la boutique sans m’arrêter, il y aurait eu du
bruit. Il fallait, quand j’étais pressé, que je prisse un détour pour
passer dans une autre rue, sachant bien qu’il n’était pas aussi aisé
de sortir de chez elle que d’y entrer.
point d’elle. Ses attentions me touchaient beaucoup ; j’en parlais à
Maman comme d’une chose sans mystère, et quand il y en aurait
eu, je ne lui en aurais pas moins parlé ; car lui faire un secret de
quoi que ce fût ne m’eût pas été possible : mon cœur était ouvert
devant elle comme devant Dieu. Elle ne prit pas tout à fait la
chose avec la même simplicité que moi. Elle vit des avances où je
n’avais vu que des amitiés ; elle jugea que Mme Lard, se faisant
un point d’honneur de me laisser moins sot qu’elle ne m’avait
trouvé, parviendrait de manière ou d’autre à se faire entendre, et
outre qu’il n’était pas juste qu’une autre femme se chargeât de
l’instruction de son élève, elle avait des motifs plus dignes d’elle
pour me garantir des pièges auxquels mon âge et mon état
m’exposaient. Dans le même temps, on m’en tendit un d’une es-
pèce plus dangereuse, auquel j’échappai, mais qui lui fit sentir
que les dangers qui me menaçaient sans cesse rendaient nécessai-
res tous les préservatifs qu’elle y pouvait apporter.
était une femme de beaucoup d’esprit, et passait pour n’avoir pas
moins de méchanceté. Elle avait été cause, à ce qu’on disait, de
bien des brouilleries, et d’une entre autres qui avait eu des suites
fatales à la maison d’Entremont. Maman avait été assez liée avec
elle pour connaître son caractère ; ayant très innocemment inspi-
ré du goût à quelqu’un sur qui Mme de Menthon avait des préten-
tions, elle resta chargée auprès d’elle du crime de cette préfé-
rence, quoiqu’elle n’eût été ni recherchée ni acceptée ; et
Mme de Menthon chercha depuis lors à jouer à sa rivale plusieurs
tours, dont aucun ne réussit. J’en rapporterai un des plus comi-
ques, par manière d’échantillon. Elles étaient ensemble à la cam-
pagne avec plusieurs gentilshommes du voisinage, et entre autres
l’aspirant en question. Mme de Menthon dit un jour à un de ces
messieurs que Mme de Warens n’était qu’une précieuse, qu’elle
n’avait point de goût, qu’elle se mettait mal, qu’elle couvrait sa
gorge comme une bourgeoise. Quant à ce dernier article, lui dit
l’homme, qui était un plaisant, elle a ses raisons, et je sais qu’elle
a un gros vilain rat empreint sur le sein, mais si ressemblant
qu’on dirait qu’il court. La haine ainsi que l’amour rend crédule.
Mme de Menthon résolut de tirer parti de cette découverte, et un
jour que Maman était au jeu avec l’ingrat favori de la dame, celle-
ci prit son temps pour passer derrière sa rivale, puis, renversant à
demi sa chaise, elle découvrit adroitement son mouchoir. Mais au
lieu du gros rat, le monsieur ne vit qu’un objet fort différent, qu’il
n’était pas plus aisé d’oublier que de voir, et cela ne fit pas le
compte de la dame.
ne voulait que des gens brillants autour d’elle. Cependant elle fit
quelque attention à moi, non pour ma figure, dont assurément
elle ne se souciait point du tout, mais pour l’esprit qu’on me sup-
posait, et qui m’eût pu rendre utile à ses goûts. Elle en avait un
assez vif pour la satire. Elle aimait à faire des chansons et des vers
sur les gens qui lui déplaisaient. Si elle m’eût trouvé assez de ta-
lent pour lui aider à tourner ses vers, et assez de complaisance
pour les écrire, entre elle et moi nous aurions bientôt mis Cham-
béry sens dessus dessous. On serait remonté à la source de ces
libelles : Mme de Menthon se serait tirée d’affaire en me sacri-
fiant, et j’aurais été enfermé le reste de mes jours peut-être, pour
m’apprendre à faire le Phébus avec les dames.
me retint à dîner deux ou trois fois pour me faire causer, et trouva
que je n’étais qu’un sot. Je le sentais moi-même, et j’en gémissais,
enviant les talents de mon ami Venture, tandis que j’aurais dû
remercier ma bêtise des périls dont elle me sauvait. Je demeurai
pour Mme de Menthon le maître à chanter de sa fille, et rien de
plus : mais je vécus tranquille et toujours bien voulu dans Cham-
béry. Cela valait mieux que d’être un bel esprit pour elle et un
serpent pour le reste du pays.
de ma jeunesse, il était temps de me traiter en homme, et c’est ce
qu’elle fit, mais de la façon la plus singulière dont jamais femme
se soit avisée en pareille occasion. Je lui trouvai l’air plus grave, et
le propos plus moral qu’à son ordinaire. À la gaieté folâtre dont
elle entremêlait ordinairement ses instructions succéda tout à
coup un ton toujours soutenu, qui n’était ni familier, ni sévère,
mais qui semblait préparer une explication. Après avoir cherché
vainement en moi-même la raison de ce changement, je la lui
demandai ; c’était ce qu’elle attendait. Elle me proposa une pro-
menade au petit jardin pour le lendemain : nous y fûmes dès le
matin. Elle avait pris ses mesures pour qu’on nous laissât seuls
toute la journée ; elle l’employa à me préparer aux bontés qu’elle
voulait avoir pour moi, non, comme une autre femme, par du
manège et des agaceries ; mais par des entretiens pleins de sen-
timent et de raison, plus faits pour m’instruire que pour me sé-
duire, et qui parlaient plus à mon cœur qu’à mes sens. Cepen-
dant, quelque excellents et utiles que fussent les discours qu’elle
me tint, et quoiqu’ils ne fussent rien moins que froids et tristes, je
n’y fis pas toute l’attention qu’ils méritaient, et je ne les gravai pas
dans ma mémoire comme j’aurais fait dans tout autre temps. Son
début, cet air de préparatif m’avait donné de l’inquiétude : tandis
qu’elle parlait, rêveur et distrait malgré moi, j’étais moins occupé
de ce qu’elle disait que de chercher à quoi elle en voulait venir, et
sitôt que je l’eus compris, ce qui ne me fut pas facile, la nouveauté
de cette idée, qui depuis que je vivais auprès d’elle ne m’était pas
venue une seule fois dans l’esprit, m’occupant alors tout entier, ne
me laissa plus le maître de penser à ce qu’elle me disait. Je ne
pensais qu’à elle et je ne l’écoutais pas.
dire, en leur montrant au bout un objet très intéressant pour eux,
est un contresens très ordinaire aux instituteurs, et que je n’ai pas
évité moi-même dans mon Émile. Le jeune homme, frappé de
l’objet qu’on lui présente, s’en occupe uniquement, et saute à
pieds joints par-dessus vos discours préliminaires pour aller
d’abord où vous le menez trop lentement à son gré. Quand on
veut le rendre attentif, il ne faut pas se laisser pénétrer d’avance,
et c’est en quoi Maman fut maladroite. Par une singularité qui
tenait à son esprit systématique, elle prit la précaution très vaine
de faire ses conditions ; mais sitôt que j’en vis le prix, je ne les
écoutai pas même, et je me dépêchai de consentir à tout. Je doute
même qu’en pareil cas il y ait sur la terre entière un homme assez
franc ou assez courageux pour oser marchander, et une seule
femme qui pût pardonner de l’avoir fait. Par une suite de la même
bizarrerie, elle mit à cet accord les formalités les plus graves, et
me donna pour y penser huit jours, dont je l’assurai faussement
que je n’avais pas besoin : car, pour comble de singularité, je fus
très aise de les avoir, tant la nouveauté de ces idées m’avait frappé
et tant je sentais un bouleversement dans les miennes qui me
demandait du temps pour les arranger !
contraire ; j’aurais voulu qu’ils les eussent duré en effet. Je ne sais
comment décrire l’état où je me trouvais, plein d’un certain effroi
mêlé d’impatience, redoutant ce que je désirais, jusqu’à chercher
quelquefois tout de bon dans ma tête quelque honnête moyen
d’éviter d’être heureux. Qu’on se représente mon tempérament
ardent et lascif, mon sang enflammé, mon cœur enivré d’amour,
ma vigueur, ma santé, mon âge ; qu’on pense que dans cet état,
altéré de la soif des femmes, je n’avais encore approché d’aucune ;
que l’imagination, le besoin, la vanité, la curiosité se réunissaient
pour me dévorer de l’ardent désir d’être homme et de le paraître.
Qu’on ajoute surtout, car c’est ce qu’il ne faut pas qu’on oublie,
que mon vif et tendre attachement pour elle, loin de s’attiédir,
n’avait fait qu’augmenter de jour en jour ; que je n’étais bien
qu’auprès d’elle ; que je ne m’en éloignais que pour y penser ; que
j’avais le cœur plein, non seulement de ses bontés, de son carac-
tère aimable, mais de son sexe, de sa figure, de sa personne,
d’elle, en un mot, par tous les rapports sous lesquels elle pouvait
m’être chère ; et qu’on n’imagine pas que pour dix ou douze ans
que j’avais de moins qu’elle, elle fût vieillie ou me parût l’être.
Depuis cinq ou six ans que j’avais éprouvé des transports si doux
à sa première vue, elle était réellement très peu changée, et ne me
le paraissait point du tout. Elle a toujours été charmante pour
moi, et l’était encore pour tout le monde. Sa taille seule avait pris
un peu plus de rondeur. Du reste, c’était le même œil, le même
teint, le même sein, les mêmes traits, les mêmes beaux cheveux
blonds, la même gaieté, tout jusqu’à la même voix, cette voix ar-
gentée de la jeunesse, qui fit toujours sur moi tant d’impression,
qu’encore aujourd’hui je ne puis entendre sans émotion le son
d’une jolie voix de fille.
possession d’une personne si chérie était de l’anticiper, et de ne
pouvoir assez gouverner mes désirs et mon imagination pour res-
ter maître de moi-même. On verra que, dans un âge avancé, la
seule idée de quelques légères faveurs qui m’attendaient près de
la personne aimée, allumait mon sang à tel point qu’il m’était im-
possible de faire impunément le court trajet qui me séparait
d’elle. Comment, par quel prodige, dans la fleur de ma jeunesse
eus-je si peu d’empressement pour la première jouissance ?
Comment pus-je en voir approcher l’heure avec plus de peine que
de plaisir ? Comment, au lieu des délices qui devaient m’enivrer,
sentais-je presque de la répugnance et des craintes ? Il n’y a point
à douter que, si j’avais pu me dérober à mon bonheur avec bien-
séance, je ne l’eusse fait de tout mon cœur. J’ai promis des bizar-
reries dans l’histoire de mon attachement pour elle ; en voilà sû-
rement une à laquelle on ne s’attendait pas.
homme, elle se dégradait à mes yeux en se partageant, et qu’un
sentiment de mésestime attiédissait ceux qu’elle m’avait inspirés :
il se trompe. Ce partage, il est vrai, me faisait une cruelle peine,
tant par une délicatesse fort naturelle, que parce qu’en effet je le
trouvais peu digne d’elle et de moi ; mais quant à mes sentiments
pour elle, il ne les altérait point, et je peux jurer que jamais je ne
l’aimai plus tendrement que quand je désirais si peu la posséder.
Je connaissais trop son cœur chaste et son tempérament de glace
pour croire un moment que le plaisir des sens eût aucune part à
cet abandon d’elle-même : j’étais parfaitement sûr que le seul
soin de m’arracher à des dangers autrement presque inévitables,
et de me conserver tout entier à moi et à mes devoirs, lui en fai-
sait enfreindre un qu’elle ne regardait pas du même œil que les
autres femmes, comme il sera dit ci-après. Je la plaignais et je me
plaignais. J’aurais voulu lui dire : « Non, Maman, il n’est pas né-
cessaire ; je vous réponds de moi sans cela. » Mais je n’osais ;
premièrement parce que ce n’était pas une chose à dire, et puis
parce qu’au fond je sentais que cela n’était pas vrai, et qu’en effet
il n’y avait qu’une femme qui pût me garantir des autres femmes
et me mettre à l’épreuve des tentations. Sans désirer de la possé-
der, j’étais bien aise qu’elle m’ôtât le désir d’en posséder d’autres ;
tant je regardais tout ce qui pouvait me distraire d’elle comme un
malheur.
ment, loin d’affaiblir mes sentiments pour elle, les avait renfor-
cés, mais leur avait en même temps donné une autre tournure qui
les rendait plus affectueux, plus tendres peut-être, mais moins
sensuels. À force de l’appeler Maman, à force d’user avec elle de
la familiarité d’un fils, je m’étais accoutumé à me regarder comme
tel. Je crois que voilà la véritable cause du peu d’empressement
que j’eus de la posséder, quoiqu’elle me fût si chère. Je me sou-
viens très bien que mes premiers sentiments, sans être plus vifs,
étaient plus voluptueux. À Annecy, j’étais dans l’ivresse ; à Cham-
béry, je n’y étais plus. Je l’aimais toujours aussi passionnément
qu’il fût possible ; mais je l’aimais plus pour elle et moins pour
moi, ou du moins je cherchais plus mon bonheur que mon plaisir
auprès d’elle : elle était pour moi plus qu’une sœur, plus qu’une
mère, plus qu’une amie, plus même qu’une maîtresse, et c’était
pour cela qu’elle n’était pas une maîtresse. Enfin, je l’aimais trop
pour la convoiter : voilà ce qu’il y a de plus clair dans mes idées.
et je ne mentis pas. Mon cœur confirmait mes engagements sans
en désirer le prix. Je l’obtins pourtant. Je me vis pour la première
fois dans les bras d’une femme, et d’une femme que j’adorais.
Fus-je heureux ? Non, je goûtai le plaisir. Je ne sais quelle invin-
cible tristesse en empoisonnait le charme. J’étais comme si j’avais
commis un inceste. Deux ou trois fois, en la pressant avec trans-
port dans mes bras, j’inondai son sein de mes larmes. Pour elle,
elle n’était ni triste ni vive ; elle était caressante et tranquille.
Comme elle était peu sensuelle et n’avait point recherché la vo-
lupté, elle n’en eut pas les délices et n’en a jamais eu les remords.
mais de ses passions. Elle était bien née, son cœur était pur, elle
aimait les choses honnêtes, ses penchants étaient droits et ver-
tueux, son goût était délicat ; elle était faite pour une élégance de
mœurs qu’elle a toujours aimée, et qu’elle n’a jamais suivie, parce
qu’au lieu d’écouter son cœur, qui la menait bien, elle écouta sa
raison, qui la menait mal. Quand des principes faux l’ont égarée,
ses vrais sentiments les ont toujours démentis : mais malheureu-
sement elle se piquait de philosophie, et la morale qu’elle s’était
faite gâta celle que son cœur lui dictait.
phie, et les principes qu’il lui donna furent ceux dont il avait be-
soin pour la séduire. La trouvant attachée à son mari, à ses de-
voirs, toujours froide, raisonnante, et inattaquable par les sens, il
l’attaqua par des sophismes, et parvint à lui montrer ses devoirs
auxquels elle était si attachée comme un bavardage de catéchisme
fait uniquement pour amuser les enfants, l’union des sexes
comme l’acte le plus indifférent en soi, la fidélité conjugale
comme une apparence obligatoire dont toute la moralité regardait
l’opinion, le repos des maris comme la seule règle du devoir des
femmes, en sorte que des infidélités ignorées, nulles pour celui
qu’elles offensaient, l’étaient aussi pour la conscience ; enfin il lui
persuada que la chose en elle-même n’était rien, qu’elle ne pre-
nait d’existence que par le scandale, et que toute femme qui pa-
raissait sage par cela seul l’était en effet. C’est ainsi que le mal-
heureux parvint à son but en corrompant la raison d’un enfant
dont il n’avait pu corrompre le cœur. Il en fut puni par la plus dé-
vorante jalousie, persuadé qu’elle le traitait lui-même comme il
lui avait appris à traiter son mari. Je ne sais s’il se trompait sur ce
point. Le ministre Perret passa pour son successeur. Ce que je
sais, c’est que le tempérament froid de cette jeune femme, qui
l’aurait dû garantir de ce système, fut ce qui l’empêcha dans la
suite d’y renoncer. Elle ne pouvait concevoir qu’on donnât tant
d’importance à ce qui n’en avait point pour elle. Elle n’honora
jamais du nom de vertu une abstinence qui lui coûtait si peu.
même ; mais elle en abusa pour autrui, et cela par une autre
maxime presque aussi fausse, mais plus d’accord avec la bonté de
son cœur. Elle a toujours cru que rien n’attachait tant un homme
à une femme que la possession, et quoiqu’elle n’aimât ses amis
que d’amitié, c’était d’une amitié si tendre, qu’elle employait tous
les moyens qui dépendaient d’elle pour se les attacher plus forte-
ment. Ce qu’il y a d’extraordinaire est qu’elle a presque toujours
réussi. Elle était si réellement aimable que plus l’intimité dans
laquelle on vivait avec elle était grande, plus on y trouvait de nou-
veaux sujets de l’aimer. Une autre chose digne de remarque est
qu’après sa première faiblesse elle n’a guère favorisé que des
malheureux ; les gens brillants ont tous perdu leur peine auprès
d’elle : mais il fallait qu’un homme qu’elle commençait par plain-
dre fût bien peu aimable si elle ne finissait par l’aimer. Quand elle
se fit des choix peu dignes d’elle, bien loin que ce fût par des in-
clinations basses, qui n’approchèrent jamais de son noble cœur,
ce fut uniquement par son cœur trop généreux, trop humain, trop
compatissant, trop sensible, qu’elle ne gouverna pas toujours avec
assez de discernement.
elle pas d’admirables dont elle ne se départait jamais ! Par com-
bien de vertus ne rachetait-elle pas ses faiblesses, si l’on peut ap-
peler de ce nom des erreurs où les sens avaient si peu de part ! Ce
même homme qui la trompa sur un point l’instruisit excellem-
ment sur mille autres ; et ses passions, qui n’étaient pas fougueu-
ses, lui permettant de suivre toujours ses lumières, elle allait bien
quand ses sophismes ne l’égaraient pas. Ses motifs étaient loua-
bles jusque dans ses fautes ; en s’abusant elle pouvait mal faire,
mais elle ne pouvait vouloir rien qui fût mal. Elle abhorrait la du-
plicité, le mensonge ; elle était juste, équitable, humaine, désinté-
ressée, fidèle à sa parole, à ses amis, à ses devoirs qu’elle recon-
naissait pour tels, incapable de vengeance et de haine, et ne
concevant pas même qu’il y eût le moindre mérite à pardonner.
Enfin, pour revenir à ce qu’elle avait de moins excusable, sans
estimer ses faveurs ce qu’elles valaient, elle n’en fit jamais un vil
commerce ; elle les prodiguait, mais elle ne les vendait pas, quoi-
qu’elle fût sans cesse aux expédients pour vivre ; et j’ose dire que
si Socrate put estimer Aspasie, il eût respecté Mme de Warens.
tempérament froid, je serai accusé de contradiction comme à
l’ordinaire, et avec autant de raison. Il se peut que la nature ait eu
tort et que cette combinaison n’ait pas dû être ; je sais seulement
qu’elle a été. Tous ceux qui ont connu Mme de Warens, et dont un
si grand nombre existe encore, ont pu savoir qu’elle était ainsi.
J’ose même ajouter qu’elle n’a connu qu’un seul vrai plaisir au
monde : c’était d’en faire à ceux qu’elle aimait. Toutefois, permis
à chacun d’argumenter là-dessus tout à son aise, et de prouver
doctement que cela n’est pas vrai. Ma fonction est de dire la véri-
té, mais non pas de la faire croire.
tiens qui suivirent notre union, et qui seuls la rendirent déli-
cieuse. Elle avait eu raison d’espérer que sa complaisance me se-
rait utile ; j’en tirai pour mon instruction de grands avantages.
Elle m’avait jusqu’alors parlé de moi seul comme à un enfant. Elle
commença de me traiter en homme, et me parla d’elle. Tout ce
qu’elle me disait m’était si intéressant, je m’en sentais si touché,
que, me repliant sur moi-même, j’appliquais à mon profit ses
confidences plus que je n’avais fait ses leçons. Quand on sent
vraiment que le cœur parle, le nôtre s’ouvre pour recevoir ses
épanchements ; et jamais toute la morale d’un pédagogue ne vau-
dra le bavardage affectueux et tendre d’une femme sensée pour
qui l’on a de l’attachement.
tée de m’apprécier plus avantageusement qu’elle n’avait fait, elle
jugea que malgré mon air gauche, je valais la peine d’être cultivé
pour le monde, et que, si je m’y montrais un jour sur un certain
pied, je serais en état d’y faire mon chemin. Sur cette idée, elle
s’attachait non seulement à former mon jugement, mais mon ex-
térieur, mes manières, à me rendre aimable autant qu’estimable,
et s’il est vrai qu’on puisse allier les succès dans le monde avec la
vertu, ce que pour moi je ne crois pas, je suis sûr au moins qu’il
n’y a pour cela d’autre route que celle qu’elle avait prise, et qu’elle
voulait m’enseigner. Car Mme de Warens connaissait les hommes
et savait supérieurement l’art de traiter avec eux sans mensonges
et sans imprudence, sans les tromper et sans les fâcher. Mais cet
art était dans son caractère bien plus que dans ses leçons ; elle
savait mieux le mettre en pratique que l’enseigner, et j’étais
l’homme du monde le moins propre à l’apprendre. Aussi tout ce
qu’elle fit à cet égard fut-il, peu s’en faut, peine perdue, de même
que le soin qu’elle prit de me donner des maîtres pour la danse et
pour les armes. Quoique leste et bien pris dans ma taille, je ne pus
apprendre à danser un menuet. J’avais tellement pris, à cause de
mes cors, l’habitude de marcher du talon, que Roche ne put me la
faire perdre, et jamais avec l’air assez ingambe, je n’ai pu sauter
un médiocre fossé. Ce fut encore pis à la salle d’armes. Après trois
mois de leçons je tirais encore à la muraille, hors d’état de faire
assaut, et jamais je n’eus le poignet assez souple, ou le bras assez
ferme, pour retenir mon fleuret quand il plaisait au maître de le
faire sauter. Ajoutez que j’avais un dégoût mortel pour cet exer-
cice et pour le maître qui tâchait de me l’enseigner. Je n’aurais
jamais cru qu’on pût être si fier de l’art de tuer un homme. Pour
mettre son vaste génie à ma portée, il ne s’exprimait que par des
comparaisons tirées de la musique qu’il ne savait point. Il trouvait
des analogies frappantes entre les bottes de tierce et de quarte et
les intervalles musicaux du même nom. Quand il voulait faire une
feinte, il me disait de prendre garde à ce dièse, parce que ancien-
nement les dièses s’appelaient des feintes ; quand il m’avait fait
sauter de la main mon fleuret, il disait en ricanant que c’était une
pause. Enfin je ne vis de ma vie un pédant plus insupportable que
ce pauvre homme avec son plumet et son plastron.
bientôt par pur dégoût ; mais j’en fis davantage dans un art plus
utile, celui d’être content de mon sort, et de n’en pas désirer un
plus brillant pour lequel je commençais à sentir que je n’étais pas
né. Livré tout entier au désir de rendre à Maman la vie heureuse,
je me plaisais toujours plus auprès d’elle, et quand il fallait m’en
éloigner pour courir en ville, malgré ma passion pour la musique,
je commençais à sentir la gêne de mes leçons.
merce. J’ai lieu de croire qu’il ne lui fut pas caché. C’était un gar-
çon très clairvoyant, mais très discret, qui ne parlait jamais contre
sa pensée, mais qui ne la disait pas toujours. Sans me faire le
moindre semblant qu’il fût instruit, par sa conduite il paraissait
l’être, et cette conduite ne venait sûrement pas de bassesse d’âme,
mais de ce qu’étant entré dans les principes de sa maîtresse, il ne
pouvait désapprouver qu’elle agît conséquemment. Quoique aussi
jeune qu’elle, il était si mûr et si grave, qu’il nous regardait pres-
que comme deux enfants dignes d’indulgence, et nous le regar-
dions l’un et l’autre comme un homme respectable dont nous
avions l’estime à ménager. Ce ne fut qu’après qu’elle lui fut infi-
dèle que je connus bien tout l’attachement qu’elle avait pour lui.
Comme elle savait que je ne pensais, ne sentais, ne respirais que
par elle, elle me montrait combien elle l’aimait, afin que je
l’aimasse de même, et elle appuyait encore moins sur son amitié
pour lui que sur son estime, parce que c’était le sentiment que je
pouvais partager le plus pleinement. Combien de fois elle atten-
drit nos cœurs et nous fit embrasser avec larmes, en nous disant
que nous étions nécessaires tous deux au bonheur de sa vie ! Et
que les femmes qui liront ceci ne sourient pas malignement. Avec
le tempérament qu’elle avait, ce besoin n’était pas équivoque :
c’était uniquement celui de son cœur.
peut-être sur la terre. Tous nos vœux, nos soins, nos cœurs
étaient en commun. Rien n’en passait au-delà de ce petit cercle.
L’habitude de vivre ensemble et d’y vivre exclusivement devint si
grande que, si dans nos repas un des trois manquait ou qu’il vînt
un quatrième, tout était dérangé, et, malgré nos liaisons particu-
lières, les tête-à-tête nous étaient moins doux que la réunion. Ce
qui prévenait entre nous la gêne était une extrême confiance réci-
proque, et ce qui prévenait l’ennui était que nous étions tous fort
occupés. Maman, toujours projetante et toujours agissante, ne
nous laissait guère oisifs ni l’un ni l’autre, et nous avions encore
chacun pour notre compte de quoi bien remplir notre temps. Se-
lon moi, le désœuvrement n’est pas moins le fléau de la société
que celui de la solitude. Rien ne rétrécit plus l’esprit, rien
n’engendre plus de riens, de rapports, de paquets, de tracasseries,
de mensonges, que d’être éternellement renfermés vis-à-vis les
uns des autres dans une chambre, réduits pour tout ouvrage à la
nécessité de babiller continuellement. Quand tout le monde est
occupé, l’on ne parle que quand on a quelque chose à dire ; mais
quand on ne fait rien, il faut absolument parler toujours, et voilà
de toutes les gênes la plus incommode et la plus dangereuse. J’ose
même aller plus loin, et je soutiens que pour rendre un cercle
vraiment agréable, il faut non seulement que chacun y fasse quel-
que chose, mais quelque chose qui demande un peu d’attention.
Faire des nœuds, c’est ne rien faire, et il faut tout autant de soin
pour amuser une femme qui fait des nœuds que celle qui tient les
bras croisés. Mais quand elle brode, c’est autre chose ; elle
s’occupe assez pour remplir les intervalles du silence. Ce qu’il y a
de choquant, de ridicule, est de voir pendant ce temps une dou-
zaine de flandrins se lever, s’asseoir, aller, venir, pirouetter sur
leurs talons, retourner deux cents fois les magots de la cheminée,
et fatiguer leur minerve à maintenir un intarissable flux de paro-
les : la belle occupation ! Ces gens-là, quoi qu’ils fassent, seront
toujours à charge aux autres et à eux-mêmes. Quand j’étais à Mo-
tiers, j’allais faire des lacets chez mes voisines ; si je retournais
dans le monde, j’aurais toujours dans ma poche un bilboquet, et
j’en jouerais toute la journée pour me dispenser de parler quand
je n’aurais rien à dire. Si chacun en faisait autant, les hommes
deviendraient moins méchants, leur commerce deviendrait plus
sûr, et, je pense, plus agréable. Enfin, que les plaisants rient, s’ils
veulent, mais je soutiens que la seule morale à la portée du pré-
sent siècle est la morale du bilboquet.
nous-mêmes ; et les importuns nous en donnaient trop par leur
affluence, pour nous en laisser quand nous restions seuls.
L’impatience qu’ils m’avaient donnée autrefois n’était pas dimi-
nuée, et toute la différence était que j’avais moins de temps pour
m’y livrer. La pauvre Maman n’avait point perdu son ancienne
fantaisie d’entreprises et de systèmes. Au contraire, plus ses be-
soins domestiques devenaient pressants, plus, pour y pourvoir,
elle se livrait à ses visions. Moins elle avait de ressources présen-
tes, plus elle s’en forgeait dans l’avenir. Le progrès des ans ne fai-
sait qu’augmenter en elle cette manie ; et à mesure qu’elle perdait
le goût des plaisirs du monde et de la jeunesse, elle le remplaçait
par celui des secrets et des projets. La maison ne désemplissait
pas de charlatans, de fabricants, de souffleurs, d’entrepreneurs de
toute espèce, qui, distribuant par millions la fortune, finissaient
par avoir besoin d’un écu. Aucun ne sortait de chez elle à vide, et
l’un de mes étonnements est qu’elle ait pu suffire aussi longtemps
à tant de profusions sans en épuiser la source, et sans lasser ses
créanciers.
parle, et qui n’était pas le plus déraisonnable qu’elle eût formé,
était de faire établir à Chambéry un Jardin royal de plantes, avec
un démonstrateur appointé, et l’on comprend d’avance à qui cette
place était destinée. La position de cette ville au milieu des Alpes
était très favorable à la botanique, et Maman, qui facilitait tou-
jours un projet par un autre, y joignait celui d’un collège de
pharmacie, qui véritablement paraissait très utile dans un pays
aussi pauvre, où les apothicaires sont presque les seuls médecins.
La retraite du protomédecin Grossi à Chambéry, après la mort du
roi Victor, lui parut favoriser beaucoup cette idée, et la lui suggéra
peut-être. Quoi qu’il en soit, elle se mit à cajoler Grossi, qui pour-
tant n’était pas très cajolable ; car c’était bien le plus caustique et
le plus brutal monsieur que j’aie jamais connu. On en jugera par
deux ou trois traits que je vais citer pour échantillon.
entre autres qu’on avait fait venir d’Annecy, et qui était le méde-
cin ordinaire du malade. Ce jeune homme, encore mal appris
pour un médecin, osa n’être pas de l’avis de monsieur le proto.
Celui-ci, pour toute réponse, lui demanda, quand il s’en retour-
nait, par où il passait, et quelle voiture il prenait. L’autre, après
l’avoir satisfait, lui demande à son tour s’il y a quelque chose pour
son service. « Rien, rien, dit Grossi, sinon que je veux m’aller
mettre à une fenêtre, sur votre passage, pour avoir le plaisir de
voir passer un âne à cheval. » Il était aussi avare que riche et dur.
Un de ses amis lui voulut un jour emprunter de l’argent avec de
bonnes sûretés : « Mon ami, lui dit-il, en lui serrant le bras et
grinçant les dents, quand saint Pierre descendrait du ciel pour
m’emprunter dix pistoles, et qu’il me donnerait la Trinité pour
caution, je ne les lui prêterais pas. » Un jour, invité à dîner chez
M. le comte Picon, gouverneur de Savoie, et très dévot, il arrive
avant l’heure, et Son Excellence, alors occupée à dire le rosaire,
lui en propose l’amusement. Ne sachant trop que répondre, il fait
une grimace affreuse, et se met à genoux. Mais à peine avait-il
récité deux Ave, que, n’y pouvant plus tenir, il se lève brusque-
ment, prend sa canne et s’en va sans mot dire. Le comte Picon
court après et lui crie : « Monsieur Grossi ! Monsieur Grossi !
Restez donc, vous avez là-bas à la broche une excellente barta-
velle. – Monsieur le comte ! lui répond l’autre en se retournant,
vous me donneriez un ange rôti que je ne resterais pas. » Voilà
quel était M. le protomédecin Grossi, que Maman entreprit et vint
à bout d’apprivoiser. Quoique extrêmement occupé, il
s’accoutuma à venir très souvent chez elle, prit Anet en amitié,
marqua faire cas de ses connaissances, en parlait avec estime, et,
ce qu’on n’aurait pas attendu d’un pareil ours, affectait de le trai-
ter avec considération, pour effacer les impressions du passé. Car,
quoique Anet ne fût plus sur le pied d’un domestique, on savait
qu’il l’avait été, et il ne fallait pas moins que l’exemple et l’autorité
de M. le protomédecin pour donner, à son égard, le ton qu’on
n’aurait pas pris de tout autre. Claude Anet, avec un habit noir,
une perruque bien peignée, un maintien grave et décent, une
conduite sage et circonspecte, des connaissances assez étendues
en matière médicale et en botanique, et la faveur du chef de la
faculté, pouvait raisonnablement espérer de remplir avec applau-
dissement la place de démonstrateur royal des plantes, si
l’établissement projeté avait lieu, et réellement Grossi en avait
goûté le plan, l’avait adopté, et n’attendait, pour le proposer à la
cour, que le moment où la paix permettrait de songer aux choses
utiles, et laisserait disposer de quelque argent pour y pourvoir.
la botanique, pour laquelle il me semble que j’étais né, manqua
par un de ces coups inattendus qui renversent les desseins les
mieux concertés. J’étais destiné à devenir, par degrés, un exemple
des misères humaines. On dirait que la Providence, qui
m’appelait à ces grandes épreuves, écartait de la main tout ce qui
m’eût empêché d’y arriver. Dans une course qu’Anet avait faite au
haut des montagnes, pour aller chercher du génipi, plante rare
qui ne croît que sur les Alpes, et dont M. Grossi avait besoin, ce
pauvre garçon s’échauffa tellement, qu’il gagna une pleurésie,
dont le génipi ne put le sauver, quoiqu’il y soit, dit-on, spécifique,
et malgré tout l’art de Grossi, qui certainement était un très ha-
bile homme, malgré les soins infinis que nous prîmes de lui, sa
bonne maîtresse et moi, il mourut le cinquième jour entre nos
mains, après la plus cruelle agonie, durant laquelle il n’eut
d’autres exhortations que les miennes ; et je les lui prodiguai avec
des élans de douleur et de zèle qui, s’il était en état de
m’entendre, devaient être de quelque consolation pour lui. Voilà
comment je perdis le plus solide ami que j’eus en toute ma vie,
homme estimable et rare, en qui la nature tint lieu d’éducation,
qui nourrit dans la servitude toutes les vertus des grands hom-
mes, et à qui, peut-être, il ne manqua, pour se montrer tel à tout
le monde, que de vivre et d’être placé.
vive et la plus sincère, et tout d’un coup, au milieu de l’entretien,
j’eus la vile et indigne pensée que j’héritais de ses nippes, et sur-
tout d’un bel habit noir qui m’avait donné dans la vue. Je le pen-
sai, par conséquent je le dis ; car près d’elle c’était pour moi la
même chose. Rien ne lui fit mieux sentir la perte qu’elle avait faite
que ce lâche et odieux mot, le désintéressement et la noblesse
d’âme étant des qualités que le défunt avait éminemment possé-
dées. La pauvre femme, sans rien répondre, se tourna de l’autre
côté et se mit à pleurer. Chères et précieuses larmes ! Elles furent
entendues et coulèrent toutes dans mon cœur ; elles y lavèrent
jusqu’aux dernières traces d’un sentiment bas et malhonnête ; il
n’y en est jamais entré depuis ce temps-là.
