ambassadeurs, dont il n’avait pu lire ce qui était chiffré, quoiqu’il
eût tous les chiffres nécessaires pour cela. N’ayant jamais travaillé
dans aucun bureau ni vu de ma vie un chiffre de ministre, je crai-
gnis d’abord d’être embarrassé ; mais je trouvai que rien n’était
plus simple, et en moins de huit jours j’eus déchiffré le tout, qui
assurément n’en valait pas la peine ; car, outre que l’ambassade
de Venise est toujours assez oisive, ce n’était pas à un pareil
homme qu’on eût voulu confier la moindre négociation. Il s’était
trouvé dans un grand embarras jusqu’à mon arrivée, ne sachant
ni dicter, ni écrire lisiblement. Je lui étais très utile ; il le sentait,
et me traita bien. Un autre motif l’y portait encore. Depuis
M. de Froulay, son prédécesseur, dont la tête s’était dérangée, le
consul de France, appelé M. Le Blond, était resté chargé des affai-
res de l’ambassade, et, depuis l’arrivée de M. de Montaigu, il
continuait de les faire jusqu’à ce qu’il l’eût mis au fait.
M. de Montaigu, jaloux qu’un autre fît son métier, quoique lui-
même en fût incapable, prit en guignon le consul, et, sitôt que je
fus arrivé, il lui ôta les fonctions de secrétaire d’ambassade pour
me les donner. Elles étaient inséparables du titre ; il me dit de le
prendre. Tant que je restai près de lui, jamais il n’envoya que moi
sous ce titre au sénat et à son conférent ; et dans le fond il était
fort naturel qu’il aimât mieux avoir pour secrétaire d’ambassade
un homme à lui, qu’un consul ou un commis des bureaux nommé
par la cour.
tilshommes, qui étaient Italiens, ainsi que ses pages et la plupart
de ses gens, de me disputer la primauté dans sa maison. Je me
servis avec succès de l’autorité qui y était attachée pour maintenir
son droit de liste, c’est-à-dire la franchise de son quartier contre
les tentatives qu’on fit plusieurs fois pour l’enfreindre, et auxquel-
les ses officiers vénitiens n’avaient garde de résister. Mais aussi je
ne souffris jamais qu’il s’y réfugiât des bandits, quoiqu’il m’en eût
pu revenir des avantages dont Son Excellence n’aurait pas dédai-
gné sa part.
appelait la chancellerie. On était en guerre ; il ne laissait pas d’y
avoir bien des expéditions de passeports. Chacun de ces passe-
ports payait un sequin au secrétaire qui l’expédiait et le contresi-
gnait. Tous mes prédécesseurs s’étaient fait payer indistinctement
ce sequin, tant des Français que des étrangers. Je trouvai cet
usage injuste ; et, sans être Français, je l’abrogeai pour les Fran-
çais ; mais j’exigeai si rigoureusement mon droit de tout autre,
que le marquis Scotti, frère du favori de la reine d’Espagne,
m’ayant fait demander un passeport sans m’envoyer le sequin, je
le lui fis demander, hardiesse que le vindicatif Italien n’oublia
pas. Dès qu’on sut la réforme que j’avais faite dans la taxe des
passeports, il ne se présenta plus, pour en avoir, que des foules de
prétendus Français, qui, dans des baragouins abominables, se
disaient l’un Provençal, l’autre Picard, l’autre Bourguignon.
Comme j’ai l’oreille assez fine, je n’en fus guère la dupe, et je
doute qu’un seul Italien m’ait soufflé mon sequin et qu’un seul
Français l’ait payé. J’eus la bêtise de dire à M. de Montaigu, qui
ne savait rien de rien, ce que j’avais fait. Ce mot de sequin lui fit
ouvrir les oreilles, et, sans me dire son avis sur la suppression de
ceux des Français, il prétendit que j’entrasse en compte avec lui
sur les autres, me promettant des avantages équivalents. Plus in-
digné de cette bassesse qu’affecté par mon propre intérêt, je reje-
tai hautement sa proposition ; il insista, je m’échauffai : « Non,
monsieur, lui dis-je très vivement ; que Votre Excellence garde ce
qui est à elle et me laisse ce qui est à moi ; je ne lui en céderai ja-
mais un sol. » Voyant qu’il ne gagnait rien par cette voie, il en prit
une autre, et n’eut pas honte de me dire que, puisque j’avais les
profits de sa chancellerie, il était juste que j’en fisse les frais. Je ne
voulus pas chicaner sur cet article, et depuis lors j’ai fourni de
mon argent encre, papier, cire, bougie, non pareille, jusqu’au
sceau, que je fis refaire, sans qu’il m’en ait remboursé jamais un
liard. Cela ne m’empêcha pas de faire une petite part du produit
des passeports à l’abbé de Binis, bon garçon, et bien éloigné de
prétendre à rien de semblable. S’il était complaisant envers moi,
je n’étais pas moins honnête envers lui, et nous avons toujours
bien vécu ensemble.
que je n’avais craint pour un homme sans expérience, auprès d’un
ambassadeur qui n’en avait pas davantage, et dont, pour surcroît,
l’ignorance et l’entêtement contrariaient comme à plaisir tout ce
que le bon sens et quelques lumières m’inspiraient de bien pour
son service et celui du roi. Ce qu’il fit de plus raisonnable fut de se
lier avec le marquis Mari, ambassadeur d’Espagne, homme adroit
et fin, qui l’eût mené par le nez s’il l’eût voulu, mais qui, vu
l’union d’intérêt des deux couronnes, le conseillait d’ordinaire
assez bien, si l’autre n’eût gâté ses conseils en fourrant toujours
du sien dans leur exécution. La seule chose qu’ils eussent à faire
de concert était d’engager les Vénitiens à maintenir la neutralité.
Ceux-ci ne manquaient pas de protester de leur fidélité à
l’observer, tandis qu’ils fournissaient publiquement des muni-
tions aux troupes autrichiennes, et même des recrues, sous pré-
texte de désertion. M. de Montaigu, qui, je crois, voulait plaire à
la République, ne manquait pas aussi, malgré mes représenta-
tions, de me faire assurer dans toutes ses dépêches qu’elle
n’enfreindrait jamais la neutralité. L’entêtement et la stupidité de
ce pauvre homme me faisaient écrire et faire à tout moment des
extravagances dont j’étais bien forcé d’être l’agent, puisqu’il le
voulait, mais qui me rendaient quelquefois mon métier insuppor-
table et même presque impraticable. Il voulait absolument, par
exemple, que la plus grande partie de sa dépêche au roi et de celle
au ministre fût en chiffres, quoique l’une et l’autre ne continssent
absolument rien qui demandât cette précaution. Je lui représen-
tai qu’entre le vendredi qu’arrivaient les dépêches de la cour et le
samedi que partaient les nôtres, il n’y avait pas assez de temps
pour l’employer à tant de chiffres et à la forte correspondance
dont j’étais chargé pour le même courrier. Il trouva à cela un ex-
pédient admirable, ce fut de faire dès le jeudi la réponse aux dé-
pêches qui devaient arriver le lendemain. Cette idée lui parut
même si heureusement trouvée, quoi que je pusse lui dire sur
l’impossibilité, sur l’absurdité de son exécution, qu’il en fallut
passer par là ; et tout le temps que j’ai demeuré chez lui, après
avoir tenu note de quelques mots qu’il me disait dans la semaine
à la volée et de quelques nouvelles triviales que j’allais écumant
par-ci par-là, muni de ces uniques matériaux, je ne manquais ja-
mais le jeudi matin de lui porter le brouillon des dépêches qui
devaient partir le samedi, sauf quelques additions ou corrections
que je faisais à la hâte sur celles qui devaient venir le vendredi, et
auxquelles les nôtres servaient de réponses. Il avait un autre tic
fort plaisant et qui donnait à sa correspondance un ridicule diffi-
cile à imaginer. C’était de renvoyer chaque nouvelle à sa source,
au lieu de lui faire suivre son cours. Il marquait à M. Amelot les
nouvelles de la cour, à M. de Maurepas celles de Paris, à
M. d’Havrincourt celles de Suède, à M. de la Chetardie celles de
Pétersbourg et quelquefois à chacun celles qui venaient de lui-
même, et que j’habillais en termes un peu différents. Comme de
tout ce que je lui portais à signer il ne parcourait que les dépêches
de la cour et signait celles des autres ambassadeurs sans les lire,
cela me rendait un peu plus le maître de tourner ces dernières à
ma mode, et j’y fis au moins croiser les nouvelles. Mais il me fut
impossible de donner un tour raisonnable aux dépêches essentiel-
les : heureux encore quand il ne s’avisait pas d’y larder impromp-
tu quelques lignes de son estoc, qui me forçaient de retourner
transcrire en hâte toute la dépêche ornée de cette nouvelle imper-
tinence, à laquelle fallait donner l’honneur du chiffre, sans quoi il
ne l’aurait pas signée. Je fus tenté vingt fois, pour l’amour de sa
gloire, de chiffrer autre chose que ce qu’il avait dit ; mais sentant
que rien ne pouvait autoriser une pareille infidélité, je le laissai
délirer à ses risques, content de lui parler avec franchise, et de
remplir aux miens mon devoir auprès de lui.
courage qui méritaient de sa part une autre récompense que celle
que j’en reçus à la fin. Il était temps que je fusse une fois ce que le
Ciel qui m’avait doué d’un heureux naturel, ce que l’éducation que
j’avais reçue de la meilleure des femmes, ce que celle que je
m’étais donnée à moi-même m’avait fait être ; et je le fus. Livré à
moi seul, sans amis, sans conseil, sans expérience, en pays étran-
ger, servant une nation étrangère, au milieu d’une foule de fri-
pons, qui, pour leur intérêt et pour écarter le scandale du bon
exemple, m’excitaient à les imiter, loin d’en rien faire, je servis
bien la France, à qui je ne devais rien, et mieux l’ambassadeur,
comme il était juste, en tout ce qui dépendit de moi. Irréprocha-
ble dans un poste assez en vue, je méritai, j’obtins l’estime de la
République, celle de tous les ambassadeurs avec qui nous étions
en correspondance, et l’affection de tous les Français établis à
Venise, sans en excepter le consul même, que je supplantais à
regret dans des fonctions que je savais lui être dues, et qui me
donnaient plus d’embarras que de plaisir.
n’entrait pas dans les détails de ses devoirs, les négligeait à tel
point que, sans moi, les Français qui étaient à Venise ne se se-
raient pas aperçus qu’il y eût un ambassadeur de leur nation.
Toujours éconduits sans qu’il voulût les entendre lorsqu’ils
avaient besoin de sa protection, ils se rebutèrent, et l’on n’en
voyait plus aucun ni à sa suite ni à sa table, où il ne les invita ja-
mais. Je fis souvent de mon chef ce qu’il aurait dû faire : je rendis
aux Français qui avaient recours à lui, ou à moi, tous les services
qui étaient en mon pouvoir. En tout autre pays j’aurais fait davan-
tage ; mais, ne pouvant voir personne en place à cause de la
mienne, j’étais forcé de recourir souvent au consul, et le consul,
établi dans le pays où il avait sa famille, avait des ménagements à
garder qui l’empêchaient de faire ce qu’il aurait voulu. Quelque-
fois cependant, le voyant mollir et n’oser parler, je m’aventurais à
des démarches hasardeuses dont plusieurs m’ont réussi. Je m’en
rappelle une dont le souvenir me fait encore rire. On ne se doute-
rait guère que c’est à moi que les amateurs du spectacle à Paris
ont dû Coralline et sa sœur Camille : rien cependant n’est plus
vrai. Véronèse, leur père, s’était engagé avec ses enfants pour la
troupe italienne ; et après avoir reçu deux mille francs pour son
voyage, au lieu de partir, il s’était tranquillement mis à Venise au
théâtre de Saint-Luc, où Coralline, tout enfant qu’elle était en-
core, attirait beaucoup de monde. M. le duc de Gesvres, comme
premier gentilhomme de la chambre, écrivit à l’ambassadeur
pour réclamer le père et la fille. M. de Montaigu, me donnant la
lettre, me dit pour toute instruction : Voyez cela. J’allai chez
M. Le Blond le prier de parler au patricien à qui appartenait le
théâtre de Saint-Luc, et qui était, je crois, un Zustiniani, afin qu’il
renvoyât Véronèse, qui était engagé au service du roi. Le Blond,
qui ne se souciait pas trop de la commission, la fit mal. Zustiniani
battit la campagne, et Véronèse ne fut point renvoyé. J’étais pi-
qué. L’on était en carnaval. Ayant pris la bahute et le masque, je
me fis mener au palais Zustiniani. Tous ceux qui virent entrer ma
gondole avec la livrée de l’ambassadeur furent frappés ; Venise
n’avait jamais vu pareille chose. J’entre, je me fais annoncer sous
le nom d’una siora maschera. Sitôt que je fus introduit, j’ôte mon
masque et je me nomme. Le sénateur pâlit et reste stupéfait.
« Monsieur, lui dis-je en vénitien, c’est à regret que j’importune
Votre Excellence de ma visite ; mais vous avez à votre théâtre de
Saint-Luc un homme nommé Véronèse qui est engagé au service
du roi, et qu’on vous a fait demander inutilement : je viens le ré-
clamer au nom de Sa Majesté. » Ma courte harangue fit effet. À
peine étais-je parti, que mon homme courut rendre compte de
son aventure aux inquisiteurs d’État, qui lui lavèrent la tête. Vé-
ronèse fut congédié le jour même. Je lui fis dire que s’il ne partait
dans la huitaine, je le ferais arrêter ; et il partit.
vaisseau marchand, par moi seul et presque sans le secours de
personne. Il s’appelait le capitaine Olivet, de Marseille ; j’ai oublié
le nom du vaisseau. Son équipage avait pris querelle avec des Es-
clavons au service de la République : il y avait eu des voies de fait,
et le vaisseau avait été mis aux arrêts avec une telle sévérité, que
personne, excepté le seul capitaine, n’y pouvait aborder ni en sor-
tir sans permission. Il eut recours à l’ambassadeur, qui l’envoya
promener ; il fut au consul, qui lui dit que ce n’était pas une af-
faire de commerce et qu’il ne pouvait s’en mêler ; ne sachant plus
que faire, il revint à moi. Je représentai à M. de Montaigu qu’il
devait me permettre de donner sur cette affaire un mémoire au
sénat ; je ne me rappelle pas s’il y consentit et si je présentai le
mémoire ; mais je me rappelle bien que mes démarches
n’aboutissant à rien, et l’embargo durant toujours, je pris un parti
qui me réussit. J’insérai la relation de cette affaire dans une dépê-
che à M. de Maurepas, et j’eus même assez de peine à faire
consentir M. de Montaigu à passer cet article. Je savais que nos
dépêches, sans valoir trop la peine d’être ouvertes, l’étaient à Ve-
nise. J’en avais la preuve dans les articles que j’en trouvais mot
pour mot dans la gazette : infidélité dont j’avais inutilement voulu
porter l’ambassadeur à se plaindre. Mon objet, en parlant de cette
vexation dans la dépêche, était de tirer parti de leur curiosité pour
leur faire peur et les engager à délivrer le vaisseau ; car s’il eût
fallu attendre pour cela la réponse de la cour, le capitaine était
ruiné avant qu’elle fût venue. Je fis plus, je me rendis au vaisseau
pour interroger l’équipage. Je pris avec moi l’abbé Patizel, chan-
celier du consulat, qui ne vint qu’à contrecœur ; tant tous ces
pauvres gens craignaient de déplaire au sénat ! Ne pouvant mon-
ter à bord à cause de la défense, je restai dans ma gondole, et j’y
dressai mon verbal, interrogeant à haute voix et successivement
tous les gens de l’équipage, et dirigeant mes questions de manière
à tirer des réponses qui leur fussent avantageuses.
lui-même, ce qui en effet était plus de son métier que du mien. Il
n’y voulut jamais consentir, ne dit pas un seul mot, et voulut à
peine signer le verbal après moi. Cette démarche un peu hardie
eut cependant un heureux succès, et le vaisseau fut délivré long-
temps avant la réponse du ministre. Le capitaine voulut me faire
un présent. Sans me fâcher, je lui dis, en lui frappant sur
l’épaule : « Capitaine Olivet, crois-tu que celui qui ne reçoit pas
des Français un droit de passeport qu’il trouve établi, soit homme
à leur vendre la protection du roi ? » Il voulut au moins me don-
ner sur son bord un dîner, que j’acceptai, et où je menai le secré-
taire d’ambassade d’Espagne, nommé Carrio, homme d’esprit et
très aimable, qu’on a vu depuis secrétaire d’ambassade à Paris et
chargé des affaires, avec lequel je m’étais intimement lié, à
l’exemple de nos ambassadeurs.
sement tout le bien que je pouvais faire, j’avais su mettre assez
d’ordre et d’attention dans tous ces menus détails pour n’en pas
être la dupe et servir les autres à mes dépens ! Mais dans des pla-
ces comme celle que j’occupais, où les moindres fautes ne sont
point sans conséquence, j’épuisais toute mon attention pour n’en
point faire contre mon service ; je fus jusqu’à la fin du plus grand
ordre et de la plus grande exactitude en tout ce qui regardait mon
devoir essentiel. Hors quelques erreurs qu’une précipitation for-
cée me fit faire en chiffrant, et dont les commis de M. Amelot se
plaignirent une fois, ni l’ambassadeur ni personne n’eut jamais à
me reprocher une seule négligence dans aucune de mes fonctions,
ce qui est à noter pour un homme aussi négligent et aussi étourdi
que moi ; mais je manquais parfois de mémoire et de soin dans
les affaires particulières dont je me chargeais, et l’amour de la
justice m’en a toujours fait supporter le préjudice de mon propre
mouvement avant que personne songeât à se plaindre. Je n’en
citerai qu’un seul trait, qui se rapporte à mon départ de Venise, et
dont j’ai senti le contrecoup dans la suite à Paris.
ancien billet de deux cents francs, qu’un perruquier de ses amis
– 307 –avait d’un noble vénitien appelé Zanetto Nani, pour fournitures
de perruques. Rousselot m’apporta ce billet, me priant de tâcher
d’en tirer quelque chose par accommodement. Je savais, il savait
aussi que l’usage constant des nobles vénitiens est de ne jamais
payer, de retour dans leur patrie, les dettes qu’ils ont contractées
en pays étranger ; quand on les y veut contraindre, ils consument
en tant de longueurs et de frais le malheureux créancier, qu’il se
rebute, et finit par tout abandonner, ou s’accommoder presque
pour rien. Je priai M. Le Blond de parler à Zanetto ; celui-ci
convint du billet, non du paiement. À force de batailler, il promit
enfin trois sequins. Quand Le Blond lui porta le billet, les trois
sequins ne se trouvèrent pas prêts ; il fallut attendre. Durant cette
attente survint ma querelle avec l’ambassadeur et ma sortie de
chez lui. Je laissai les papiers de l’ambassade dans le plus grand
ordre, mais le billet de Rousselot ne se trouva point. M. Le Blond
m’assura me l’avoir rendu ; je le connaissais trop honnête homme
pour en douter ; mais il me fut impossible de me rappeler ce
qu’était devenu ce billet. Comme Zanetto avait avoué la dette, je
priai M. Le Blond de tâcher d’en tirer les trois sequins sur un re-
çu, ou de l’engager à renouveler le billet par duplicata. Zanetto,
sachant le billet perdu, ne voulut faire ni l’un ni l’autre. J’offris à
Rousselot les trois sequins de ma bourse pour l’acquit du billet. Il
les refusa, et me dit que je m’accommoderais à Paris avec le
créancier, dont il me donna l’adresse. Le perruquier, sachant ce
qui s’était passé, voulut son billet ou son argent en entier. Que
n’aurais-je point donné dans mon indignation pour retrouver ce
maudit billet ! Je payai les deux cents francs, et cela dans ma plus
grande détresse. Voilà comment la perte du billet valut au créan-
cier le paiement de la somme entière, tandis que si, malheureu-
sement pour lui, ce billet se fût retrouvé, il en aurait difficilement
tiré les dix écus promis par Son Excellence Zanetto Nani.
remplir avec goût, et hors la société de mon ami de Carrio, celle
du vertueux Altuna, dont j’aurai bientôt à parler, hors les récréa-
tions bien innocentes de la place Saint-Marc, du spectacle, et de
quelques visites que nous faisions presque toujours ensemble, je
fis mes seuls plaisirs de mes devoirs. Quoique mon travail ne fût
pas fort pénible, surtout avec l’aide de l’abbé de Binis, comme la
correspondance était très étendue et qu’on était en temps de
guerre, je ne laissais pas d’être occupé raisonnablement. Je tra-
vaillais tous les jours une bonne partie de la matinée, et les jours
de courrier quelquefois jusqu’à minuit. Je consacrais le reste du
temps à l’étude du métier que je commençais, et dans lequel je
comptais bien, par le succès de mon début, être employé plus
avantageusement dans la suite. En effet, il n’y avait qu’une voix
sur mon compte, à commencer par celle de l’ambassadeur, qui se
louait hautement de mon service, qui ne s’en est jamais plaint, et
dont toute la fureur ne vint dans la suite que de ce que, m’étant
plaint inutilement moi-même, je voulus enfin avoir mon congé.
Les ambassadeurs et ministres du roi, avec qui nous étions en
correspondance, lui faisaient, sur le mérite de son secrétaire, des
compliments qui devaient le flatter, et qui, dans sa mauvaise tête,
produisirent un effet tout contraire. Il en reçut un surtout dans
une circonstance essentielle qu’il ne m’a jamais pardonné. Ceci
vaut la peine d’être expliqué.
que tous les courriers, il ne pouvait attendre pour sortir que le
travail fût achevé ; et me talonnant sans cesse pour expédier les
dépêches du roi et des ministres, il les signait en hâte, et puis cou-
rait je ne sais où, laissant la plupart des autres lettres sans signa-
ture : ce qui me forçait, quand ce n’étaient que des nouvelles, de
les tourner en bulletins ; mais lorsqu’il s’agissait d’affaires qui
regardaient le service du roi, il fallait bien que quelqu’un signât et
je signais. J’en usai ainsi pour un avis important que nous ve-
nions de recevoir de M. Vincent, chargé des affaires du roi à
Vienne. C’était dans le temps que le prince de Lobkowitz marchait
à Naples, et que le comte de Gages fit cette mémorable retraite, la
plus belle manœuvre de guerre de tout le siècle, et dont l’Europe a
trop peu parlé. L’avis portait qu’un homme dont M. Vincent nous
envoyait le signalement partait de Vienne, et devait passer à Ve-
nise, allant furtivement dans l’Abruzze, chargé d’y faire soulever
le peuple à l’approche des Autrichiens. En l’absence de M. le
comte de Montaigu, qui ne s’intéressait à rien, je fis passer à M. le
marquis de l’Hôpital cet avis si à propos, que c’est peut-être à ce
pauvre Jean-Jacques si bafoué que la maison de Bourbon doit la
conservation du royaume de Naples.
était juste, lui parla de son secrétaire et du service qu’il venait de
rendre à la cause commune. Le comte de Montaigu, qui avait à se
reprocher sa négligence dans cette affaire, crut entrevoir dans ce
compliment un reproche, et m’en parla avec humeur. J’avais été
dans le cas d’en user avec le comte de Castellane, ambassadeur à
Constantinople, comme avec le marquis de l’Hôpital, quoique en
chose moins importante. Comme il n’y avait point d’autre poste
pour Constantinople que les courriers que le sénat envoyait de
temps en temps à son bayle, on donnait avis du départ de ces
courriers à l’ambassadeur de France, pour qu’il pût écrire par
cette voie à son collègue, s’il le jugeait à propos. Cet avis venait
d’ordinaire un jour ou deux à l’avance : mais on faisait si peu de
cas de M. de Montaigu, qu’on se contentait d’envoyer chez lui
pour la forme, une heure ou deux avant le départ du courrier ; ce
qui me mit plusieurs fois dans le cas de faire la dépêche en son
absence. M. de Castellane, en y répondant, faisait mention de moi
en termes honnêtes ; autant en faisait à Gênes M. de Jonville ;
autant de nouveaux griefs.
mais je ne la cherchais pas non plus hors de propos ; et il me pa-
raissait fort juste, en servant bien, d’aspirer au prix naturel des
bons services, qui est l’estime de ceux qui sont en état d’en juger
et de les récompenser. Je ne dirai pas si mon exactitude à remplir
mes fonctions était de la part de l’ambassadeur un légitime sujet
de plainte, mais je dirai bien que c’est le seul qu’il ait articulé jus-
qu’au jour de notre séparation.
remplissait de canaille ; les Français y étaient maltraités, les Ita-
liens y prenaient l’ascendant ; et même, parmi eux, les bons servi-
teurs attachés depuis longtemps à l’ambassade furent tous mal-
honnêtement chassés, entre autres son premier gentilhomme, qui
l’avait été du comte de Froulay, et qu’on appelait, je crois, le
comte Peati, ou d’un nom très approchant. Le second gentil-
homme, du choix de M. de Montaigu, était un bandit de Mantoue,
appelé Dominique Vitali, à qui l’ambassadeur confia le soin de sa
maison, et qui, à force de patelinage et de basse lésine, obtint sa
confiance et devint son favori, au grand préjudice du peu
d’honnêtes gens qui y étaient encore, et du secrétaire qui était à
leur tête. L’œil intègre d’un honnête homme est toujours inquié-
tant pour les fripons. Il n’en aurait pas fallu davantage pour que
celui-ci me prît en haine ; mais cette haine avait une autre cause
encore qui la rendit bien plus cruelle. Il faut dire cette cause, afin
qu’on me condamne si j’avais tort.
cinq spectacles. Tous les jours à dîner il nommait le théâtre où il
voulait aller ce jour-là ; je choisissais après lui, et les gentilshom-
mes disposaient des autres loges. Je prenais en sortant la clef de
la loge que j’avais choisie. Un jour, Vitali n’étant pas là, je char-
geai le valet de pied qui me servait de m’apporter la mienne dans
une maison que je lui indiquai. Vitali, au lieu de m’envoyer ma
clef, dit qu’il en avait disposé. J’étais d’autant plus outré, que le
valet de pied m’avait rendu compte de ma commission devant
tout le monde. Le soir, Vitali voulut me dire quelques mots
d’excuse que je ne reçus point : « Demain, monsieur, lui dis-je,
vous viendrez me les faire à telle heure dans la maison où j’ai reçu
l’affront et devant les gens qui en ont été témoins ; ou après-
demain, quoi qu’il arrive, je vous déclare que vous ou moi sorti-
rons d’ici. » Ce ton décidé lui en imposa. Il vint au lieu et à l’heure
me faire des excuses publiques avec une bassesse digne de lui ;
mais il prit à loisir ses mesures, et, tout en me faisant de grandes
courbettes, il travailla tellement à l’italienne que, ne pouvant por-
ter l’ambassadeur à me donner mon congé, il me mit dans la né-
cessité de le prendre.
connaître ; mais il connaissait de moi ce qui servait à ses vues. Il
me connaissait bon et doux à l’excès pour supporter des torts in-
volontaires, fier et peu endurant pour des offenses préméditées,
aimant la décence et la dignité dans les choses convenables, et
non moins exigeant pour l’honneur qui m’était dû qu’attentif à
rendre celui que je devais aux autres. C’est par là qu’il entreprit et
vint à bout de me rebuter. Il mit la maison sens dessus dessous ; il
en ôta ce que j’avais tâché d’y maintenir de règle, de subordina-
tion, de propreté, d’ordre. Une maison sans femme a besoin d’une
discipline un peu sévère pour y faire régner la modestie insépara-
ble de la dignité. Il fit bientôt de la nôtre un lieu de crapule et de
licence, un repaire de fripons et de débauchés. Il donna pour se-
cond gentilhomme à Son Excellence, à la place de celui qu’il avait
fait chasser, un autre maquereau comme lui et qui tenait bordel
public à la Croix-de-Malte ; et ces deux coquins bien d’accord
étaient d’une indécence égale à leur insolence. Hors la seule
chambre de l’ambassadeur, qui même n’était pas trop en règle, il
n’y avait pas un seul coin dans la maison souffrable pour un hon-
nête homme.
gentilshommes et moi, une table particulière, où mangeaient aus-
si l’abbé de Binis et les pages. Dans la plus vilaine gargote on est
servi plus proprement, plus décemment, en linge moins sale, et
l’on a mieux à manger. On nous donnait une seule petite chan-
delle bien noire, des assiettes d’étain, des fourchettes de fer. Passe
encore pour ce qui se faisait en secret ; mais on m’ôta ma gon-
dole ; seul de tous les secrétaires d’ambassadeurs, j’étais forcé
d’en louer une, ou d’aller à pied, et je n’avais plus la livrée de Son
Excellence que quand j’allais au sénat. D’ailleurs, rien de ce qui se
passait au-dedans n’était ignoré dans la ville. Tous les officiers de
l’ambassadeur jetaient les hauts cris. Dominique, la seule cause
de tout, criait le plus haut, sachant bien que l’indécence avec la-
quelle nous étions traités m’était plus sensible qu’à tous les au-
tres. Seul de la maison, je ne disais rien au-dehors, mais je me
plaignais vivement à l’ambassadeur et du reste et de lui-même,
qui, secrètement excité par son âme damnée, me faisait chaque
jour quelque nouvel affront. Forcé de dépenser beaucoup pour
me tenir au pair de mes confrères, et convenablement à mon
poste, je ne pouvais arracher un sol de mes appointements, et
quand je lui demandais de l’argent, il me parlait de son estime et
de sa confiance, comme si elle eût dû remplir ma bourse et pour-
voir à tout.
de leur maître, qui ne l’avait déjà pas trop droite, et le ruinaient
dans un brocantage continuel par des marchés de dupe qu’ils lui
persuadaient être des marchés d’escroc. Ils lui firent louer sur la
Brenta un palazzo le double de sa valeur, dont ils partagèrent le
surplus avec le propriétaire. Les appartements en étaient incrus-
tés en mosaïque et garnis de colonnes et de pilastres de très beaux
marbres, à la mode du pays. M. de Montaigu fit superbement
masquer tout cela d’une boiserie de sapin, par l’unique raison
qu’à Paris les appartements sont ainsi boisés. Ce fut par une rai-
son semblable que, seul de tous les ambassadeurs qui étaient à
Venise, il ôta l’épée à ses pages et la canne à ses valets de pied.
Voilà quel était l’homme qui, toujours par le même motif peut-
être, me prit en grippe, uniquement sur ce que je le servais fidè-
lement.
traitements, tant qu’en y voyant de l’humeur je crus n’y pas voir
de la haine : mais dès que je vis le dessein formé de me priver de
l’honneur que je méritais par mon bon service, je résolus d’y re-
noncer. La première marque que je reçus de sa mauvaise volonté
fut à l’occasion d’un dîner qu’il devait donner à M. le duc de Mo-
dène et à sa famille, qui étaient à Venise, et dans lequel il me si-
gnifia que je n’aurais pas place à sa table. Je lui répondis piqué,
mais sans me fâcher, qu’ayant l’honneur d’y dîner journellement,
si M. le duc de Modène exigeait que je m’en abstinsse quand il
viendrait, il était de la dignité de Son Excellence et de mon devoir
de n’y pas consentir. « Comment ! dit-il avec emportement, mon
secrétaire, qui même n’est pas gentilhomme, prétend dîner avec
un souverain quand mes gentilshommes n’y dînent pas ? – Oui,
monsieur, lui répliquai-je, le poste dont m’a honoré Votre Excel-
lence m’ennoblit si bien tant que je le remplis, que j’ai même le
pas sur vos gentilshommes, ou soi-disant tels, et suis admis où ils
ne peuvent l’être. Vous n’ignorez pas que, le jour que vous ferez
votre entrée publique, je suis appelé par l’étiquette, et par un
usage immémorial, à vous y suivre en habit de cérémonie et à
l’honneur d’y dîner avec vous au palais de Saint-Marc ; et je ne
vois pas pourquoi un homme qui peut et doit manger en public
avec le doge et le sénat de Venise, ne pourrait pas manger en par-
ticulier avec M. le duc de Modène. » Quoique l’argument fût sans
réplique, l’ambassadeur ne s’y rendit point : mais nous n’eûmes
pas occasion de renouveler la dispute, M. le duc de Modène
n’étant point venu dîner chez lui.
faire des passe-droits, s’efforçant de m’ôter les petites prérogati-
ves attachées à mon poste pour les transmettre à son cher Vitali ;
et je suis sûr que s’il eût osé l’envoyer au sénat à ma place, il
l’aurait fait. Il employait ordinairement l’abbé de Binis pour
écrire dans son cabinet ses lettres particulières : il se servit de lui
pour écrire à M. de Maurepas une relation de l’affaire du capi-
taine Olivet, dans laquelle, loin de lui faire aucune mention de
moi qui seul m’en étais mêlé, il m’ôtait même l’honneur du ver-
bal, dont il lui envoyait un double, pour l’attribuer à Patizel, qui
n’avait pas dit un seul mot. Il voulait me mortifier et complaire à
son favori ; mais non pas se défaire de moi. Il sentait qu’il ne lui
serait plus aussi aisé de me trouver un successeur qu’à M. Follau,
qui l’avait déjà fait connaître. Il lui fallait absolument un secré-
taire qui sût l’italien à cause des réponses du sénat ; qui fît toutes
ses dépêches, toutes ses affaires, sans qu’il se mêlât de rien ; qui
joignît au mérite de le bien servir la bassesse d’être le complaisant
de messieurs ses faquins de gentilshommes. Il voulait donc me
garder et me mater, en me tenant loin de mon pays et du sien,
sans argent pour y retourner : et il aurait réussi, peut-être, s’il s’y
fût pris modérément : mais Vitali, qui avait d’autres vues, et qui
voulait me forcer de prendre mon parti, en vint à bout. Dès que je
vis que je perdais toutes mes peines, que l’ambassadeur me faisait
des crimes de mes services au lieu de m’en savoir gré, que je
n’avais plus à espérer chez lui que désagréments au-dedans, in-
justice au-dehors, et que dans le décri général où il s’était mis, ses
mauvais offices pouvaient me nuire sans que les bons pussent me
servir, je pris mon parti et lui demandai mon congé, lui laissant le
temps de se pourvoir d’un secrétaire. Sans me dire ni oui, ni non,
il alla toujours son train. Voyant que rien n’allait mieux et qu’il ne
se mettait en devoir de chercher personne, j’écrivis à son frère, et,
lui détaillant mes motifs, je le priai d’obtenir mon congé de Son
Excellence, ajoutant que de manière ou d’autre il m’était impossi-
ble de rester. J’attendis longtemps et n’eus point de réponse. Je
commençais d’être fort embarrassé, mais l’ambassadeur reçut
enfin une lettre de son frère. Il fallait qu’elle fût vive car, quoiqu’il
fût sujet à des emportements très féroces, je ne lui en vis jamais
un pareil. Après des torrents d’injures abominables, ne sachant
plus que dire, il m’accusa d’avoir vendu ses chiffres. Je me mis à
rire et lui demandai d’un ton moqueur s’il y eût dans tout Venise
un homme assez sot pour en donner un écu. Cette réponse le fit
écumer de rage. Il fit mine d’appeler ses gens pour me faire, dit-il,
jeter par la fenêtre. Jusque-là j’avais été fort tranquille ; mais à
cette menace la colère et l’indignation me transportèrent à mon
tour. Je m’élançai vers la porte ; et après avoir tiré un bouton qui
la fermait en dedans : « Non pas, monsieur le comte, lui dis-je en
revenant à lui d’un pas grave ; vos gens ne se mêleront pas de
cette affaire, trouvez bon qu’elle se passe entre nous. » Mon ac-
tion, mon air le calmèrent à l’instant même : la surprise et l’effroi
se marquèrent dans son maintien. Quand je le vis revenu de sa
furie, je lui fis mes adieux en peu de mots ; puis, sans attendre sa
réponse, j’allai rouvrir la porte, je sortis, et passai posément dans
l’antichambre au milieu de ses gens, qui se levèrent à l’ordinaire,
et qui, je crois, m’auraient plutôt prêté main-forte contre lui qu’à
lui contre moi. Sans remonter chez moi, je descendis l’escalier
tout de suite, et sortis sur-le-champ du palais pour n’y plus ren-
trer.
un peu surpris ; il connaissait l’homme. Il me retint à dîner. Ce
dîner, quoique impromptu, fut brillant. Tous les Français de
considération qui étaient à Venise s’y trouvèrent. L’ambassadeur
n’eut pas un chat. Le consul conta mon cas à la compagnie. À ce
récit, il n’y eut qu’un cri, qui ne fut pas en faveur de Son Excel-
lence. Elle n’avait point réglé mon compte, ne m’avait pas donné
un sol, et, réduit pour toute ressource à quelques louis que j’avais
sur moi, j’étais dans l’embarras pour mon retour. Toutes les bour-
ses me furent ouvertes. Je pris une vingtaine de sequins dans
celle de M. Le Blond, autant dans celle de M. de Saint-Cyr, avec
lequel, après lui, j’avais le plus de liaison ; je remerciai tous les
autres, et, en attendant mon départ, j’allai loger chez le chancelier
du consulat, pour bien prouver au public que la nation n’était pas
complice des injustices de l’ambassadeur. Celui-ci, furieux de me
voir fêté dans mon infortune, et lui délaissé, tout ambassadeur
qu’il était, perdit tout à fait la tête, et se comporta comme un for-
cené. Il s’oublia jusqu’à présenter un mémoire au sénat pour me
faire arrêter. Sur l’avis que m’en donna l’abbé de Binis je résolus
de rester encore quinze jours, au lieu de partir le surlendemain,
comme j’avais compté. On avait vu et approuvé ma conduite ;
j’étais universellement estimé. La seigneurie ne daigna pas même
répondre à l’extravagant mémoire de l’ambassadeur, et me fit dire
par le consul que je pouvais rester à Venise aussi longtemps qu’il
me plairait, sans m’inquiéter des démarches d’un fou. Je conti-
nuai de voir mes amis : j’allai prendre congé de M. l’ambassadeur
d’Espagne, qui me reçut très bien, et du comte de Finochietti, mi-
nistre de Naples, que je ne trouvai pas, mais à qui j’écrivis, et qui
me répondit la lettre du monde la plus obligeante. Je partis enfin,
ne laissant, malgré mes embarras, d’autres dettes que les em-
prunts dont je viens de parler et une cinquantaine d’écus chez un
marchand nommé Morandi, que Carrio se chargea de payer, et
que je ne lui ai jamais rendus, quoique nous nous soyons souvent
revus depuis ce temps-là : mais quant aux deux emprunts dont
j’ai parlé, je les remboursai très exactement sitôt que la chose me
fut possible.
sements de cette ville, ou du moins de la très petite part que j’y
pris durant mon séjour. On a vu dans le cours de ma jeunesse
combien peu j’ai couru les plaisirs de cet âge, ou du moins ceux
qu’on nomme ainsi. Je ne changeai pas de goût à Venise ; mais
mes occupations, qui d’ailleurs m’en auraient empêché, rendirent
plus piquantes les récréations simples que je me permettais. La
première et la plus douce était la société des gens de mérite,
MM. Le Blond, de Saint-Cyr, Carrio, Altuna et un gentilhomme
forlan, dont j’ai grand regret d’avoir oublié le nom, et dont je ne
me rappelle point sans émotion l’aimable souvenir : c’était, de
tous les hommes que j’ai connus dans ma vie, celui dont le cœur
ressemblait le plus au mien. Nous étions liés aussi avec deux ou
trois Anglais pleins d’esprit et de connaissances, passionnés de la
musique ainsi que nous. Tous ces messieurs avaient leurs fem-
mes, ou leurs amies, ou leurs maîtresses, ces dernières presque
toutes filles à talents, chez lesquelles on faisait de la musique ou
des bals. On y jouait aussi, mais très peu ; les goûts vifs, les ta-
lents, les spectacles nous rendaient cet amusement insipide. Le
jeu n’est que la ressource des gens ennuyés. J’avais apporté de
Paris le préjugé qu’on a dans ce pays-là contre la musique ita-
lienne ; mais j’avais aussi reçu de la nature cette sensibilité de tact
contre laquelle les préjugés ne tiennent pas. J’eus bientôt pour
cette musique la passion qu’elle inspire à ceux qui sont faits pour
en juger. En écoutant des barcarolles, je trouvais que je n’avais
pas ouï chanter jusqu’alors, et bientôt je m’engouai tellement de
l’opéra, qu’ennuyé de babiller, manger et jouer dans les loges,
quand je n’aurais voulu qu’écouter, je me dérobais souvent à la
compagnie pour aller d’un autre côté. Là, tout seul, enfermé dans
ma loge, je me livrais, malgré la longueur du spectacle, au plaisir
d’en jouir à mon aise et jusqu’à la fin. Un jour, au théâtre de
Saint-Chrysostome, je m’endormis, et bien plus profondément
que je n’aurais fait dans mon lit. Les airs bruyants et brillants ne
me réveillèrent point. Mais qui pourrait exprimer la sensation
délicieuse que me firent la douce harmonie et les chants angéli-
ques de celui qui me réveilla ? Quel réveil, quel ravissement,
quelle extase quand j’ouvris au même instant les oreilles et les
yeux ! Ma première idée fut de me croire en paradis. Ce morceau
ravissant, que je me rappelle encore et que je n’oublierai de ma
vie, commençait ainsi :
Je voulus avoir ce morceau : je l’eus, et je l’ai gardé long-
temps ; mais il n’était pas sur mon papier comme dans ma mé-
moire. C’était bien la même note, mais ce n’était pas la même
chose. Jamais cet air divin ne peut être exécuté que dans ma tête,
comme il le fut en effet le jour qu’il me réveilla.
qui n’a pas sa semblable en Italie ni dans le reste du monde, est
celle des scuole. Les scuole sont des maisons de charité établies
pour donner l’éducation à de jeunes filles sans bien, et que la Ré-
publique dote ensuite, soit pour le mariage, soit pour le cloître.
Parmi les talents qu’on cultive dans ces jeunes filles, la musique
est au premier rang. Tous les dimanches, à l’église de chacune de
ces quatre scuole, on a durant les vêpres des motets à grand
chœur et en grand orchestre, composés et dirigés par les plus
grands maîtres de l’Italie, exécutés dans des tribunes grillées uni-
quement par des filles dont la plus vieille n’a pas vingt ans. Je n’ai
l’idée de rien d’aussi voluptueux, d’aussi touchant que cette musi-
que : les richesses de l’art, le goût exquis des chants, la beauté des
voix, la justesse de l’exécution, tout dans ces délicieux concerts
concourt à produire une impression qui n’est assurément pas du
bon costume, mais dont je doute qu’aucun cœur d’homme soit à
l’abri. Jamais Carrio ni moi ne manquions ces vêpres aux Mendi-
canti, et nous n’étions pas les seuls. L’église était toujours pleine
d’amateurs : les acteurs même de l’Opéra venaient se former au
vrai goût du chant sur ces excellents modèles. Ce qui me désolait
était ces maudites grilles, qui ne laissaient passer que des sons, et
me cachaient les anges de beauté dont ils étaient dignes. Je ne
parlais d’autre chose. Un jour que j’en parlais chez M. Le Blond :
« Si vous êtes si curieux, me dit-il, de voir ces petites filles, il est
aisé de vous contenter. Je suis un des administrateurs de la mai-
son. Je veux vous y donner à goûter avec elles. » Je ne le laissai
pas en repos qu’il ne m’eût tenu parole. En entrant dans le salon
qui renfermait ces beautés si convoitées, je sentis un frémisse-
ment d’amour que je n’avais jamais éprouvé. M. Le Blond me pré-
senta l’une après l’autre ces chanteuses célèbres, dont la voix et le
nom étaient tout ce qui m’était connu. Venez, Sophie… Elle était
horrible. Venez, Cattina… Elle était borgne. Venez, Bettina… La
petite vérole l’avait défigurée. Presque pas une n’était sans quel-
que notable défaut. Le bourreau riait de ma cruelle surprise. Deux
ou trois cependant me parurent passables : elles ne chantaient
que dans les chœurs. J’étais désolé. Durant le goûter on les aga-
ça ; elles s’égayèrent. La laideur n’exclut pas les grâces ; je leur en
trouvai. Je me disais : « On ne chante pas ainsi sans âme, elles en
ont. » Enfin ma façon de les voir changea si bien, que je sortis
presque amoureux de tous ces laiderons. J’osais à peine retourner
à leurs vêpres. J’eus de quoi me rassurer. Je continuai de trouver
leurs chants délicieux, et leurs voix fardaient si bien leurs visages,
que tant qu’elles chantaient je m’obstinais, en dépit de mes yeux,
à les trouver belles.
peine de s’en faire faute quand on a du goût pour elle. Je louai un
clavecin, et pour un petit écu j’avais chez moi quatre ou cinq sym-
phonistes, avec lesquels je m’exerçais une fois la semaine à exécu-
ter les morceaux qui m’avaient fait le plus de plaisir à l’Opéra. J’y
fis essayer aussi quelques symphonies de mes Muses galantes.
Soit qu’elles plussent, ou qu’on me voulût cajoler, le maître des
ballets de Saint-Jean-Chrysostome m’en fit demander deux, que
j’eus le plaisir d’entendre exécuter par cet admirable orchestre, et
qui furent dansées par une petite Bettina, jolie et surtout aimable
fille, entretenue par un Espagnol de nos amis appelé Fagoaga, et
chez laquelle nous allions passer la soirée assez souvent.
Venise qu’on s’en abstient ; n’avez-vous rien, pourrait-on me dire,
à confesser sur cet article ? Oui, j’ai quelque chose à dire en effet,
et je vais procéder à cette confession avec la même naïveté que j’ai
mise à toutes les autres.
n’avais pas à Venise autre chose à ma portée, l’entrée de la plu-
part des maisons du pays m’étant interdite à cause de ma place.
Les filles de M. Le Blond étaient très aimables, mais d’un difficile
abord, et je considérais trop le père et la mère pour penser même
à les convoiter. J’aurais eu plus de goût pour une jeune personne
appelée Mlle de Cataneo, fille de l’agent du roi de Prusse : mais
Carrio était amoureux d’elle, il a même été question de mariage. Il
était à son aise, et je n’avais rien ; il avait cent louis
d’appointements, je n’avais que cent pistoles ; et, outre que je ne
voulais pas aller sur les brisées d’un ami, je savais que partout, et
surtout à Venise, avec une bourse aussi mal garnie on ne doit pas
se mêler de faire le galant. Je n’avais pas perdu la funeste habi-
tude de donner le change à mes besoins ; trop occupé pour sentir
vivement ceux que le climat donne, je vécus près d’un an dans
cette ville aussi sage que j’avais fait à Paris, et j’en suis reparti au
bout de dix-huit mois sans avoir approché du sexe que deux seu-
les fois par les singulières occasions que je vais dire.
li, quelque temps après l’excuse que je l’obligeai de me demander
dans toutes les formes. On parlait à table des amusements de Ve-
nise. Ces messieurs me reprochaient mon indifférence pour le
plus piquant de tous, vantant la gentillesse des courtisanes véni-
tiennes, et disant qu’il n’y en avait point au monde qui les valus-
sent. Dominique dit qu’il fallait que je fisse connaissance avec la
plus aimable de toutes ; qu’il voulait m’y mener, et que j’en serais
content. Je me mis à rire de cette offre obligeante ; et le comte
Paeti, homme déjà vieux et vénérable, dit avec plus de franchise
que je n’en aurais attendu d’un Italien qu’il me croyait trop sage
pour me laisser mener chez des filles par mon ennemi. Je n’en
avais en effet ni l’intention ni la tentation, et malgré cela, par une
de ces inconséquences que j’ai peine à comprendre moi-même, je
finis par me laisser entraîner, contre mon goût, mon cœur, ma
raison, ma volonté même uniquement par faiblesse, par honte de
marquer de la défiance, et, comme on dit dans ce pays-là, per non
parer troppo coglione. La Padoana, chez qui nous allâmes, était
d’une assez jolie figure, belle même, mais non pas d’une beauté
qui me plût. Dominique me laissa chez elle ; je fis venir des sor-
betti, je la fis chanter, et au bout d’une demi-heure je voulus m’en
aller en laissant sur la table un ducat ; mais elle eut le singulier
scrupule de n’en vouloir point qu’elle ne l’eût gagné, et moi la sin-
gulière bêtise de lever son scrupule. Je m’en revins au palais si
persuadé que j’étais poivré, que la première chose que je fis en
arrivant fut d’envoyer chercher le chirurgien pour lui demander
des tisanes. Rien ne peut égaler le malaise d’esprit que je souffris
durant trois semaines, sans qu’aucune incommodité réelle, aucun
signe apparent le justifiât. Je ne pouvais concevoir qu’on pût sor-
tir impunément des bras de la Padoana. Le chirurgien lui-même
eut toute la peine imaginable à me rassurer. Il n’en put venir à
bout qu’en me persuadant que j’étais conformé d’une façon parti-
culière à ne pouvoir pas aisément être infecté, et quoique je me
sois moins exposé peut-être qu’aucun autre homme à cette expé-
rience, ma santé de ce côté n’ayant jamais reçu d’atteinte m’est
une preuve que le chirurgien avait raison. Cette opinion cepen-
dant ne m’a jamais rendu téméraire, et, si je tiens en effet cet
avantage de la nature, je puis dire que je n’en ai pas abusé.
espèce bien différente, et quant à son origine, et quant à ses ef-
fets. J’ai dit que le capitaine Olivet m’avait donné à dîner sur son
bord, et que j’y avais mené le secrétaire d’Espagne. Je m’attendais
au salut du canon. L’équipage nous reçut en haie ; mais il n’y eut
pas une amorce brûlée, ce qui me mortifia beaucoup à cause de
Carrio, que je vis en être un peu piqué ; et il était vrai que sur les
vaisseaux marchands on accordait le salut du canon à des gens
qui ne nous valaient certainement pas : d’ailleurs je croyais avoir
mérité quelque distinction du capitaine. Je ne pus me déguiser,
parce que cela m’est toujours impossible ; et quoique le dîner fût
très bon et qu’Olivet en fît très bien les honneurs, je le commençai
de mauvaise humeur, mangeant peu et parlant encore moins. À la
première santé, du moins, j’attendais une salve : rien. Carrio, qui
me lisait dans l’âme, riait de me voir grogner comme un enfant.
Au tiers du dîner je vois approcher une gondole. « Ma foi, mon-
sieur, me dit le capitaine, prenez garde à vous, voici l’ennemi. » Je
lui demande ce qu’il veut dire : il répond en plaisantant. La gon-
dole aborde, et j’en vois sortir une jeune personne éblouissante,
fort coquettement mise et fort leste, qui dans trois sauts fut dans
la chambre ; et je la vis établie à côté de moi avant que j’eusse
aperçu qu’on y avait mis un couvert. Elle était aussi charmante
que vive, une brunette de vingt ans au plus. Elle ne parlait
qu’italien ; son accent seul eût suffi pour me tourner la tête. Tout
en mangeant, tout en causant, elle me regarde, me fixe un mo-
ment, puis s’écriant : « Bonne Vierge ! Ah ! mon cher Brémond,
qu’il y a de temps que je ne t’ai vu ! » se jette entre mes bras, colle
sa bouche contre la mienne, et me serre à m’étouffer. Ses grands
yeux noirs à l’orientale lançaient dans mon cœur des traits de
feu ; et, quoique la surprise fît d’abord quelque diversion, la vo-
lupté me gagna très rapidement, au point que, malgré les specta-
teurs, il fallut bientôt que cette belle me contînt elle-même ; car
j’étais ivre ou plutôt furieux. Quand elle me vit au point où elle
me voulait, elle mit plus de modération dans ses caresses, mais
non dans sa vivacité ; et quand il lui plut de nous expliquer la
cause vraie ou fausse de toute cette pétulance, elle nous dit que je
ressemblais, à s’y tromper, à M. de Brémond, directeur des doua-
nes de Toscane ; qu’elle avait raffolé de M. de Brémond ; qu’elle
en raffolait encore ; qu’elle l’avait quitté parce qu’elle était une
sotte ; qu’elle me prenait à sa place ; qu’elle voulait m’aimer parce
que cela lui convenait, qu’il fallait, par la même raison, que je
l’aimasse tant que cela lui conviendrait ; et que, quand elle me
planterait là, je prendrais patience comme avait fait son cher
Brémond. Ce qui fut dit fut fait. Elle prit possession de moi
comme d’un homme à elle, me donnait à garder ses gants, son
éventail, son cinda, sa coiffe ; m’ordonnait d’aller ici ou là, de
faire ceci ou cela, et j’obéissais. Elle me dit d’aller renvoyer sa
gondole, parce qu’elle voulait se servir de la mienne, et j’y fus ;
elle me dit de m’ôter de ma place, et de prier Carrio de s’y mettre,
parce qu’elle avait à lui parler, et je le fis. Ils causèrent très long-
temps ensemble et tout bas ; je les laissai faire. Elle m’appela, je
revins. « Écoute, Zanetto, me dit-elle, je ne veux point être aimée
à la française, et même il n’y ferait pas bon ! Au premier moment
d’ennui, va-t’en ; mais ne reste pas à demi, je t’en avertis. » Nous
allâmes après le dîner voir la verrerie à Murano. Elle acheta beau-
coup de petites breloques qu’elle nous laissa payer sans façon ;
mais elle donna partout des tringueltes beaucoup plus forts que
tout ce que nous avions dépensé. Par l’indifférence avec laquelle
elle jetait son argent et nous laissait jeter le nôtre, on voyait qu’il
n’était d’aucun prix pour elle. Quand elle se faisait payer, je crois
que c’était par vanité plus que par avarice. Elle s’applaudissait du
prix qu’on mettait à ses faveurs.
Le soir nous la ramenâmes chez elle. Tout en causant, je vis
deux pistolets sur sa toilette. « Ah ! Ah ! dis-je en en prenant un,
voici une boîte à mouches de nouvelle fabrique ; pourrait-on sa-
voir quel en est l’usage ? Je vous connais d’autres armes qui font
feu mieux que celles-là. » Après quelques plaisanteries sur le
même ton, elle nous dit, avec une naïve fierté qui la rendait en-
core plus charmante : « Quand j’ai des bontés pour des gens que
je n’aime point, je leur fais payer l’ennui qu’ils me donnent ; rien
n’est plus juste : mais en endurant leurs caresses, je ne veux pas
endurer leurs insultes, et je ne manquerai pas le premier qui me
manquera. »
la fis pas attendre. Je la trouvai in vestito di confidenza, dans un
déshabillé plus que galant, qu’on ne connaît que dans les pays
méridionaux, et que je ne m’amuserai pas à décrire, quoique je
me le rappelle trop bien. Je dirai seulement que ses manchettes et
son tour de gorge étaient bordés d’un fil de soie garni de pompons
couleur de rose. Cela me parut animer fort une belle peau. Je vis
ensuite que c’était la mode à Venise ; et l’effet en est si charmant,
que je suis surpris que cette mode n’ait jamais passé en France. Je
n’avais point d’idée des voluptés qui m’attendaient. J’ai parlé de
Mme de Larnage, dans les transports que son souvenir me rend
quelquefois encore ; mais qu’elle était vieille, et laide, et froide
auprès de ma Zulietta ! Ne tâchez pas d’imaginer les charmes et
les grâces de cette fille enchanteresse, vous resteriez trop loin de
la vérité. Les jeunes vierges des cloîtres sont moins fraîches, les
beautés du sérail sont moins vives, les houris du paradis sont
moins piquantes. Jamais si douce jouissance ne s’offrit au cœur et
aux sens d’un mortel. Ah ! du moins, si je l’avais su goûter pleine
et entière un seul moment !… Je la goûtai, mais sans charme. J’en
émoussai toutes les délices, je les tuai comme à plaisir. Non, la
nature ne m’a point fait pour jouir. Elle a mis dans ma mauvaise
tête le poison de ce bonheur ineffable dont elle a mis l’appétit
dans mon cœur.
rel, c’est celle que je vais raconter. La force avec laquelle je me
rappelle en ce moment l’objet de mon livre me fera mépriser ici la
fausse bienséance qui m’empêcherait de le remplir. Qui que vous
soyez, qui voulez connaître un homme, oser lire les deux ou trois
pages qui suivent ; vous allez connaître à plein J.-J. Rousseau.
sanctuaire de l’amour et de la beauté ; j’en crus voir la divinité
dans sa personne. Je n’aurais jamais cru que, sans respect et sans
estime, on pût rien sentir de pareil à ce qu’elle me fit éprouver. À
peine eus-je connu, dans les premières familiarités, le prix de ses
charmes et de ses caresses, que, de peur d’en perdre le fruit
d’avance, je voulus me hâter de le cueillir. Tout à coup, au lieu des
flammes qui me dévoraient, je sens un froid mortel courir dans
mes veines, les jambes me flageolent, et, prêt à me trouver mal, je
m’assieds, et je pleure comme un enfant.
passait par la tête en ce moment ? Je me disais : « Cet objet dont
je dispose est le chef-d’œuvre de la nature et de l’amour ; l’esprit,
le corps, tout en est parfait ; elle est aussi bonne et généreuse
qu’elle est aimable et belle. Les grands, les princes devraient être
ses esclaves ; les sceptres devraient être à ses pieds. Cependant la
voilà, misérable coureuse, livrée au public ; un capitaine de vais-
seau marchand dispose d’elle ; elle vient se jeter à ma tête, à moi
qu’elle sait qui n’ai rien, à moi dont le mérite, qu’elle ne peut
connaître, doit être nul à ses yeux. Il y a là quelque chose
d’inconcevable. Ou mon cœur me trompe, fascine mes sens et me
rend la dupe d’une indigne salope, ou il faut que quelque défaut
secret que j’ignore détruise l’effet de ses charmes et la rende
odieuse à ceux qui devraient se la disputer. » Je me mis à cher-
cher ce défaut avec une contention d’esprit singulière, et il ne me
vint pas même à l’esprit que la vérole pût y avoir part. La fraî-
cheur de ses chairs, l’éclat de son coloris, la blancheur de ses
dents, la douceur de son haleine, l’air de propreté répandu sur
toute sa personne, éloignaient de moi si parfaitement cette idée,
qu’en doute encore sur mon état depuis la Padoana, je me faisais
plutôt un scrupule de n’être pas assez sain pour elle, et je suis très
persuadé qu’en cela ma confiance ne me trompait pas.
rer. Zulietta, pour qui cela faisait sûrement un spectacle tout nou-
veau dans la circonstance, fut un moment interdite. Mais ayant
fait un tour de chambre et passé devant son miroir, elle comprit,
et mes yeux lui confirmèrent que le dégoût n’avait point de part à
ce rat. Il ne lui fut pas difficile de m’en guérir et d’effacer cette
petite honte. Mais, au moment que j’étais prêt à me pâmer sur
une gorge qui semblait pour la première fois souffrir la bouche et
la main d’un homme, je m’aperçus qu’elle avait un téton borgne.
Je me frappe, j’examine, je crois voir que ce téton n’est pas
conformé comme l’autre. Me voilà cherchant dans ma tête com-
ment on peut avoir un téton borgne ; et, persuadé que cela tenait
à quelque notable vice naturel, à force de tourner et retourner
cette idée, je vis clair comme le jour que dans la plus charmante
personne dont je pusse me former l’image, je ne tenais dans mes
bras qu’une espèce de monstre, le rebut de la nature, des hommes
et de l’amour. Je poussai la stupidité jusqu’à lui parler de ce téton
borgne. Elle prit d’abord la chose en plaisantant, et, dans son
humeur folâtre, dit et fit des choses à me faire mourir d’amour.
Mais gardant un fond d’inquiétude que je ne pus lui cacher, je la
vis enfin rougir, se rajuster, se redresser, et, sans dire un seul
mot, s’aller mettre à sa fenêtre. Je voulus m’y mettre à côté d’elle ;
elle s’en ôta, fut s’asseoir sur un lit de repos, se leva le moment
d’après, et se promenant par la chambre en s’éventant, me dit
d’un ton froid et dédaigneux : « Zanetto, lascia le donne, e studia
la matematica. »
tre rendez-vous, qu’elle remit au troisième jour, en ajoutant, avec
un sourire ironique, que je devais avoir besoin de repos. Je passai
ce temps mal à mon aise, le cœur plein de ses charmes et de ses
grâces, sentant mon extravagance, me la reprochant, regrettant
les moments si mal employés, qu’il n’avait tenu qu’à moi de ren-
dre les plus doux de ma vie, attendant avec la plus vive impa-
tience celui d’en réparer la perte, et néanmoins inquiet encore,
malgré que j’en eusse, de concilier les perfections de cette adora-
ble fille avec l’indignité de son état. Je courus, je volai chez elle à
l’heure dite. Je ne sais si son tempérament ardent eût été plus
content de cette visite. Son orgueil l’eût été du moins, et je me
faisais d’avance une jouissance délicieuse de lui montrer de toutes
manières comment je savais réparer mes torts. Elle m’épargna
cette épreuve. Le gondolier, qu’en abordant j’envoyai chez elle,
me rapporta qu’elle était partie la veille pour Florence. Si je
n’avais pas senti tout mon amour en la possédant, je le sentis bien
cruellement en la perdant. Mon regret insensé ne m’a point quit-
té. Tout aimable, toute charmante qu’elle était à mes yeux, je
pouvais me consoler de la perdre ; mais de quoi je n’ai pu me
consoler, je l’avoue, c’est qu’elle n’ait emporté de moi qu’un sou-
venir méprisant.
