Les Mystères du peuple – Tome IX

Le tribunal ecclésiastique devant qui JeanneDarc doit paraître est assemblé dans l’ancienne chapelle du vieuxchâteau de Rouen&|160;; les voûtes, les murs, les piliers, sontnoircis par le temps. Il est huit heures&|160;; la pâle clarté decette matinée de février, glaciale et brumeuse, pénètre dans lavaste nef par une seule fenêtre ogivale, pratiquée dans l’épaissemuraille derrière l’estrade où siègent les prêtres-juges, présidéspar l’évêque PIERRE CAUCHON. À gauche du tribunal setrouve la table des greffiers, chargés de reproduire la minute del’interrogatoire et des réponses de l’accusée&|160;; en face decette table, le siège de Pierre d’Estivet, promoteur duprocès. Rien de plus sinistre que l’aspect de ces hommes&|160;; ilsont, afin de se préserver du froid, endossé de longues robesfourrées dont le capuchon rabattu cache presque entièrement leurvisage. Ils tournent le dos à l’unique fenêtre, qui jette dans lachapelle un jour blafard, et sont complètement dans l’ombre&|160;;un reflet de lumière blanchâtre effleure la crête de leurs cagoulesnoires et glisse sur leurs épaules. L’évêque de Beauvais est revêtude ses habits sacerdotaux.

Voici les noms des juges assistant à cettepremière séance&|160;; ils ont de nombreux assesseurs chargés deles suppléer au besoin. Les prêtres de l’Université de Paris sonten partie réservés pour les autres audiences. Voici les noms de cesinfâmes&|160;; ne les oubliez jamais, fils de Joel, ces nomsdoivent être écrits dans la mémoire des hommes en lettres desang&|160;:

PIERRE DE LONGUEVILLE, abbé de laSainte-Trinité de Fécamp&|160;; – JEAN HULOT DE CHATILLON,archidiacre d’Évreux&|160;; – JACQUES GUESDON, del’ordre des Frères mineurs&|160;; – JEAN LEFÈVRE, moineaugustin&|160;; – MAURICE DU QUESNAY, prêtre professeur enthéologie&|160;; – GUILLAUME LEBOUCHEUR, prêtre docteur endroit canon&|160;; – GUILLAUME DE CONTI, abbé de laTrinité du mont Sainte-Catherine&|160;; – BONNEL, abbé deCormeilles&|160;; – JEAN GARIN, archidiacre du Vexinfrançais&|160;; – RICHARD DE GRONCHET, chanoine de lacollégiale de la Saussaye&|160;; – PIERRE MINIER, prêtrebachelier en théologie&|160;; – RAOUL SAUVAGE, de l’ordrede Saint-Dominique&|160;; – ROBERT BARBIER, chanoine deRouen&|160;; – DENIS GASTINEL, chanoine deNotre-Dame-la-Ronde&|160;; – JEAN LEDOUX, chanoine deRouen&|160;; – JEAN BASSET, chanoine de Rouen&|160;;– JEAN BRUILLOT, chanoine de la cathédrale de Rouen&|160;;– AUBERT MOREL, chanoine de Rouen&|160;; – JEANCOLOMBELLE, chanoine de Rouen&|160;; – LAURENT DUBUST,prêtre licencié en droit canon&|160;; – RAOUL AUGUY,chanoine de Rouen&|160;; – ANDRÉ MARGUERIE,archidiacre du Petit-Caux&|160;; – JEAN ALESPÉE,chanoine de Rouen&|160;; – GEOFFROY DE CROTAY,chanoine de Rouen&|160;; – GILLES DES CHAMPS, chanoinede Rouen&|160;; – JEAN LEMAÎTRE, vicaire et inquisiteur dela foi&|160;; enfin, NICOLAS LOYSELEUR, chanoine deRouen, qui cache complètement, et pour cause, son visage soussa cagoule. – Les greffiers, THOMAS DE COURCELLES, MANCHON, TAQUELet BOISGUILLAUME, sont à leur table, prêts à minuter leprocès&|160;; le chanoine PIERRE D’ESTIVET, promoteur, est à sonsiège&|160;; les membres du tribunal ecclésiastique viennent deprendre place.

L’ÉVÊQUE PIERRE CAUCHON, se levant. –Mes très-chers frères, Pierre d’Estivet, promoteur de la cause, vaexposer brièvement notre requête. (Il se rasseoit.)

LE CHANOINE PIERRE D’ESTIVET se lève,prend sur sa table un parchemin et lit. – «&|160;Nous, PierreCauchon, évêque de Beauvais par la miséricorde divine,métropolitain de la ville et du diocèse de Rouen, nous vous avonsconvoqués, mes très-chers frères, au nom du vénérable etrévérendissime chapitre de la cathédrale, pour examiner et jugerles faits ci-après expliqués.

»&|160;À l’auteur, au consommateur de la foi,Notre-Seigneur Jésus-Christ, salut&|160;!

»&|160;Une certaine femme, vulgairementappelée Jeanne-la-Pucelle, a été prise et faiteprisonnière à Compiègne, dans le ressort de notre diocèse deBeauvais, par des soldats de notre très-chrétien et sérénissimemaître Henri&|160;VI, roi d’Angleterre et des Français.

»&|160;Ladite femme étant, à nos yeux,véhémentement soupçonnée d’hérésie, et notre devoir étant de luiintenter un procès en matière de foi, nous avons requis et exigéqu’icelle femme nous fût livrée et envoyée&|160;; nous, évêque,instruit par la clameur publique des faits et gestes de laditeJeanne, faits et gestes attentatoires, non seulement à notre foi,mais à celle de la France et de la chrétienté tout entière,voulant, en cette matière, procéder avec diligence, mais avecmaturité, nous avons décrété que ladite Jeanne serait appeléepar-devant nous et interrogée sur ses faits et gestes, ainsi quesur des propositions concernant la foi, et l’avons citée àcomparoir devant nous, dans la chapelle du château de Rouen,cejourd’hui, 20 février 1431, à huit heures du matin, afin qu’elleeut à répondre aux accusations portées contre elle.&|160;» (Lepromoteur se rasseoit.)

L’ÉVÊQUE PIERRE CAUCHON. – Introduisezl’accusée.

Deux appariteurs vêtus de robes noires sortentde la chapelle et rentrent un moment après, amenant Jeanne Darcentre eux deux. La guerrière, jadis si résolue, si sereine en cesjours de combat où, revêtue de sa blanche armure, chevauchant surson ardent cheval de bataille, elle marchait aux ennemis, sonétendard déployé&|160;; la guerrière frissonne de peur à la vue dece tribunal de prêtres à demi cachés dans l’ombre de la chapelle,laissant à peine apercevoir leurs traits sous leurs cagoules,muets, immobiles, ressemblant à des fantômes noirs&|160;; elle serappelle les paroles, les conseils du chanoine Loyseleur, dont elleest loin de soupçonner la présence parmi ses juges. Le souvenir deces paroles, de ces conseils, la rassure et l’effraye à lafois&|160;; le chanoine, en lui donnant le moyen d’échapper auxpièges qu’elle doit redouter, l’a prévenue que le tribunal étaitd’avance résolu de la livrer au bûcher. Cette pensée jette d’abordle trouble, la frayeur, dans l’esprit de la prisonnière, affaibliedéjà par tant de misères, par tant d’afflictions&|160;; elle sentses genoux chanceler à ses premiers pas dans la chapelle, et,obligée de s’appuyer sur le bras de l’un des appariteurs, elles’arrête durant un moment. Les prêtres-juges, à l’aspect de cettejeune fille, à peine âgée de dix-neuf ans, encore si belle, malgrésa pâleur, sa maigreur et ses habits presque en lambeaux, lacontemplent avec une sombre curiosité, mais n’éprouvent ni intérêt,ni pitié pour l’héroïne de tant de victoires. Au point de vuepolitique et religieux, elle est pour eux une ennemie&|160;; leuranimadversion contre elle étouffe tout sentiment humain. Ses hautsfaits, son génie, sa gloire, les irritent d’autant plus qu’ils ontconscience de l’abominable crime dont ils vont se rendre complicespar ambition, par fanatisme d’orthodoxie, par cupidité ou par hainede parti. Jeanne Darc, dominant enfin son émotion, reprend courageet s’avance entre les deux appariteurs&|160;; ils la conduisentjusqu’au pied du tribunal et se retirent. Elle n’ose lever les yeuxsur ses juges, ôte respectueusement son chaperon, qu’elle conserveà sa main, s’incline et reste debout devant l’estrade.

L’ÉVÊQUE CAUCHON, se levant. –Jeanne, approchez… (Elle s’approche.) Notre devoir deconservateur et de soutien de la foi catholique, avec l’aide deNotre-Seigneur Jésus-Christ, nous engage à vous avertircharitablement que, pour accélérer le jugement de votre procès etpour le soulagement de votre âme, vous devez dire la vérité, toutela vérité&|160;; enfin, répondre sans subterfuge à nosinterrogations. Vous allez jurer sur les saintes Écritures de direla vérité. (À l’un des appariteurs.) Apportez unmissel.

L’homme noir apporte un lourd missel et leprésente à Jeanne Darc.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Jeanne, à genoux… jurezsur ce missel de dire la vérité.

JEANNE DARC, avec défiance etappréhension. – J’ignore sur quoi vous voulez m’interroger,messires&|160;? peut-être me ferez-vous de telles questions que jene saurais y répondre&|160;?

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Vous jurerez de répondresincèrement sur ce que nous demanderons concernant votre foi… etautres choses…

JEANNE s’agenouille, pose ses deux mainssur le missel. – Je jure de dire la vérité.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Quels sont vosprénoms&|160;?

JEANNE DARC. – En Lorraine, l’on m’appelaitJeannette… depuis mon arrivée en France, on m’appelle Jeanne.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Où êtes-vousnée&|160;?

JEANNE DARC. – Au village de Domrémy, dans lavallée de Vaucouleurs.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Quels sont les noms devotre père et de votre mère&|160;?

JEANNE DARC, avec émotion. – Mon pères’appelle Jacques Darc… ma mère, Ysabelle Romée.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – En quel lieu avez-vous étébaptisée&|160;?

JEANNE DARC. – En l’église de Domrémy.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Quels ont été vos parrainet marraine&|160;?

JEANNE DARC. – Mon parrain se nommait JeanLingué, ma marraine, Sybille. (À ce souvenir, une larme rouledans ses yeux.)

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Cette femme prétendaitavoir vu les fées… Ne passait-elle pas pour être devineresse etsorcière&|160;?

JEANNE DARC, d’une voix plus assurée.– Ma marraine était bonne et sage femme.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Quel prêtre vous abaptisée&|160;?

JEANNE DARC. – Maître Jean Minet, notrecuré.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Quel âgeavez-vous&|160;?

JEANNE DARC. – Dix neuf ans bientôt.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Savez-vous votre PaterNoster&|160;?

JEANNE DARC. – Ma mère me l’a appris.(Elle soupire.)

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Vous engagez-vous à ne pastâcher de vous échapper du château de Rouen, sous peine de passerpour hérétique, puisque votre tentative d’évasion prouverait quevous voulez fuir notre tribunal&|160;?

JEANNE DARC garde pendant un moment lesilence, réfléchit, et son assurance revenant peu à peu, ellerépond d’une voix ferme. – Je ne prends pas cetengagement&|160;; je ne veux promettre de ne pas essayer dem’échapper.

LE DOMINICAIN RAOUL SAUVAGE, d’un tonmenaçant. – Alors, on doublera vos chaînes pour vous empêcherd’essayer de fuir&|160;!

JEANNE DARC. – Il est permis à tout prisonnierde tâcher de s’échapper de sa prison.

L’ÉVÊQUE CAUCHON, sévèrement, après s’êtreconsulté à voix basse avec quelques-uns des juges placés près delui. – Ouïes et entendues les paroles de rébellion de laditeJeanne, nous commettons particulièrement à sa garde le noble hommeJean le Gris, garde de notre sire le roi d’Angleterre etde France, et adjoignons à Jean le Gris les écuyersBerwick et Talbot, gens d’armes anglais, toustrois chargés de la garde de la prisonnière, et de ne permettre àpersonne de s’approcher d’elle ni de lui parler sans notrepermission. (S’adressant au tribunal.) Ceux de nostrès-chers frères qui ont quelques questions à adresser à l’accuséepeuvent les lui poser.

UN JUGE. – Jeanne, vous jurez de dire toute lavérité&|160;?

JEANNE DARC, avec dignité. – J’aidéjà juré… cela suffit&|160;; je ne mens jamais&|160;!

LE JUGE. – Avez-vous, dans votre enfance,appris à travailler&|160;?

JEANNE DARC. – Ma mère m’a appris à coudre età filer.

UN AUTRE JUGE. – Aviez-vous unconfesseur&|160;?

JEANNE DARC. – Oui, le curé de notreparoisse.

LE JUGE. – Avez-vous confessé à votre curé ouà un autre homme d’Église vos révélations&|160;?

JEANNE DARC. – Non.

(Les prêtres échangent entre eux desregards significatifs et quelques paroles à voix basse.)

LE JUGE reprend. – Pourquoi cesilence envers votre curé&|160;?

JEANNE DARC. – Si j’avais ébruité mesapparitions, mon père et ma mère se seraient opposés à monentreprise.

UN AUTRE JUGE. – Croyez-vous avoir commis unpéché en quittant votre père et votre mère, contrairement à ceprécepte de l’Écriture&|160;: «&|160;Tes père et mèrehonoreras&|160;?…&|160;»

JEANNE DARC. – Je ne leur avais jamais désobéiavant de les quitter… mais je leur ai écrit&|160;; ils m’ontpardonné…

LE JUGE. – Ainsi, vous croyez pouvoir violersans péché les commandements de l’Église&|160;?

JEANNE DARC. – Dieu me commandait d’aller ausecours d’Orléans&|160;; j’aurais été fille de roi… que je seraispartie&|160;!

L’ÉVÊQUE CAUCHON, jetant sur le tribunalun regard significatif. – Vous prétendez, Jeanne, avoir eu desrévélations, des visions… à quel âge cela vous serait-iladvenu&|160;?

JEANNE DARC. – J’avais treize ans et demi. Ilétait midi, en été, j’avais jeûné la veille&|160;; j’ai entendula voix comme si elle venait de l’église, et, en mêmetemps, j’ai vu une grande clarté dont j’ai été éblouie.

L’ÉVÊQUE CAUCHON, lentement et pesantchacun de ses mots. – Vous dites avoir entendu des voix… enêtes-vous bien certaine&|160;?

JEANNE DARC, à part. – Voilà le piègedont ce bon prêtre m’a avertie… j’y échapperai en disant la vérité…j’ai juré de la dire… (Haut.) J’ai entendu ces voix commej’entends la vôtre, messire évêque.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Vous affirmezcela&|160;?

JEANNE DARC. – Oui, messire, parce que celaest la vérité.

L’ÉVÊQUE CAUCHON promène un regardtriomphant sur le tribunal, ce regard est compris&|160;;il se tait un moment de silence. (Aux greffiers.)– Vous avez textuellement minuté la réponse de l’accusée&|160;?

UN GREFFIER. – Oui, monseigneur.

UN JUGE. – Et en France, Jeanne, avez-vous denouveau entendu ces voix&|160;?

JEANNE DARC. – Oui.

UN AUTRE JUGE. – Selon vous, d’où venaient cesvoix&|160;?

JEANNE DARC, avec un accent de convictionprofonde. – De Dieu&|160;!

UN JUGE. – Qu’en savez-vous&|160;?

UN AUTRE JUGE. – En quelles circonstancesavez-vous été prise à Compiègne&|160;?

AUTRE JUGE. – Qui vous a dicté la lettreadressée par vous aux Anglais&|160;?

Ces questions incohérentes se croisant coupsur coup, dans le but de troubler les réponses de Jeanne Darc, ellegarde un moment le silence et reprend&|160;:

–&|160;Si vous m’interrogez tous à la fois,messires, je ne pourrai vous répondre à chacun.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Enfin, qui vous porte àcroire que les voix dont vous parlez étaient divines&|160;?

JEANNE DARC. – Elles me disaient de meconduire en honnête fille, et qu’avec l’aide de Dieu je sauveraisla France&|160;!

UN JUGE. – Vous a-t-il été révélé que si vousperdiez votre virginité, vous perdriez votre bonheur à laguerre&|160;?

JEANNE DARC, rougissant. – Cela nem’a pas été révélé.

LE JUGE. – Est-ce à l’ange saint Michel quevous avez promis de rester pucelle&|160;?

JEANNE, avec une chaste impatience. –C’est à mes saintes que j’ai fait mon vœu&|160;!

UN AUTRE JUGE. – Ainsi, les voix de vossaintes vous ont ordonné de venir en France&|160;?

JEANNE DARC. – Oui, pour son salut et pourcelui du roi.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – À cette époque,n’avez-vous pas eu l’apparition de sainte Catherine et de sainteMarguerite, à qui vous attribuez ces voix&|160;?

JEANNE DARC. – Oui.

L’ÉVÊQUE CAUCHON, lentement. – Vousêtes certaine d’avoir vu cette apparition&|160;?

JEANNE DARC. – Je l’ai vue aussi bien que jevous vois, messire.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Vous l’affirmez&|160;?

JEANNE DARC. – Je l’affirme.

Nouveau et profond silence parmi lesprêtres&|160;; plusieurs prennent des notes, d’autres échangent àvoix basse quelques paroles.

UN JUGE. – À quoi avez-vous reconnu que cellesque vous nommez sainte Catherine et sainte Marguerite étaient dessaintes&|160;?

JEANNE DARC. – À leur sainteté.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – L’archange saint Michelvous est-il aussi apparu&|160;?

JEANNE DARC. – Oui.

UN JUGE. – Comment était-il vêtu&|160;?

JEANNE DARC, se rappelant les conseils duchanoine Loyseleur. – Je n’en sais rien…

LE JUGE. – Vous ne répondez pas&|160;? L’angeétait donc tout nu&|160;?

JEANNE DARC, rougissant. –Croyez-vous que Dieu n’avait pas de quoi le vêtir&|160;?

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Vous parlez bienhardiment&|160;; vous croyez-vous donc présentement en la grâce deDieu&|160;?

JEANNE DARC. – Si je n’y suis pas, que Dieum’y mette… si j’y suis, qu’il m’y conserve… (D’une voix hauteet ferme.) Mais retenez bien ceci&|160;: vous êtes mes juges,vous prenez une grande charge en m’accusant… et à moi, le fardeaum’est léger&|160;!…

Ces nobles paroles, prononcées par laguerrière avec la conviction de son innocence et témoignant saméfiance à l’égard de ses juges, annoncent un changement survenudans son esprit depuis le commencement de son interrogatoire. Ellevenait d’invoquer secrètement ses voix… les voix de saconscience et de sa foi&|160;; elles lui avaient répondu&|160;:«&|160;– Va, ne crains rien, réponds hardiment à ces faux etméchants prêtres… tu n’as rien à te reprocher… Dieu est avec toi…il ne t’abandonnera pas&|160;!…&|160;»

Raffermie par cette pensée, par cetteespérance, l’héroïne redresse le front, son pâle et beau visage secolore légèrement, ses grands yeux noirs s’attachent résolument surl’évêque… elle pressent qu’il est son ennemi mortel. Lesprêtres-juges remarquent l’assurance croissante de l’accusée, uninstant auparavant si timide, si abattue&|160;; cettetransformation est d’un favorable augure pour leurs projets. JeanneDarc, dans sa fière animation, peut et doit laisser échapper desaveux qu’elle eût renfermés en demeurant réservée, craintive etdéfiante. Le prélat, malgré sa scélératesse, sent peser sur lui lebrillant et pur regard de l’accusée&|160;; il baisse les yeux etcontinue l’interrogatoire en consultant un parchemin&|160;:

–&|160;Ainsi, Jeanne, c’est par ordre de vosvoix que vous êtes allée trouver à Vaucouleurs un certaincapitaine, nommé Robert de Baudricourt&|160;? lequel capitaine vousa donné une escorte chargée de vous conduire devers votre roi, àqui vous avez promis la levée du siège d’Orléans&|160;?

JEANNE DARC. – Oui.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Reconnaissez-vous avoirdicté une lettre adressée au duc de Bedford, régent d’Angleterre,et à d’autres illustres capitaines&|160;?

JEANNE DARC. – J’ai dicté cette lettre àPoitiers.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Dans cette missive, vousmenaciez les Anglais de les faire occire&|160;?

JEANNE DARC. – Oui… s’ils ne retournaient pasdans leur pays, et s’ils continuaient de faire endurer misère surmisère au pauvre peuple de France&|160;!

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Cette lettre n’était-ellepas écrite par vous sous l’invocation de Notre-SeigneurJésus-Christ et de sa Mère immaculée la sainte Vierge&|160;?

JEANNE DARC. – Je faisais écrire, en tête deslettres que je dictais&|160;: Jesus Maria, en guise deprière… Était-ce donc un mal&|160;?

L’ÉVÊQUE CAUCHON ne répond rien, jette unregard oblique sur le tribunal&|160;; plusieurs de sesmembres relatent sur leurs tablettes la dernière réponse del’accusée, réponse de la dernière gravité, à en jurer par leurempressement à la noter. Le prélat poursuit ainsi. – De quellefaçon signiez-vous les lettres dictées par vous&|160;?

JEANNE DARC. – Je ne sais pas écrire&|160;; jemettais pour signature au bas du parchemin ma croix en Dieu…

Cette seconde réponse, non moins dangereuseque la première, est notée avec un égal empressement par lesprêtres&|160;; il se fait un profond silence. L’évêque sembleinterroger les greffiers du regard et leur demander s’ils ontachevé de minuter les paroles de l’accusée, paroles auxquelles ilattache une importance capitale&|160;; puis, s’adressant àl’héroïne&|160;:

–&|160;Après plusieurs combats, vous avezforcé les Anglais de lever le siège d’Orléans&|160;?

JEANNE DARC. – Mes voix m’ont conseillée… j’aicombattu… Dieu nous a donné la victoire&|160;!

UN JUGE. – Si ces voix sont celles de sainteMarguerite et de sainte Catherine, ces saintes haïssent donc lesAnglais&|160;?

JEANNE DARC. – Ce que Dieu hait, elles lehaïssent… ce qu’il aime, elles l’aiment&|160;!

UN AUTRE JUGE. – Alors, Dieu aime les Anglais,puisqu’il les a rendus si longtemps victorieux&|160;?

JEANNE DARC. – Il les a sans doute abandonnésen punition de leurs cruautés.

UN AUTRE JUGE. – Pourquoi Dieu aurait-ilchoisi pour les vaincre une fille de votre espèce plutôt que touteautre personne&|160;?

JEANNE DARC. – Parce qu’il aura plu auSeigneur de faire dérouter les Anglais par une pauvre fille commemoi…

LE JUGE. – Combien votre roi vous donnait-ild’argent pour le servir&|160;?

JEANNE DARC, fièrement. – Je n’aijamais rien demandé au roi, sinon bonnes armes, bons chevaux, et lepaiement de mes soldats&|160;!…

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Lorsque votre roi vous mità l’œuvre de guerre, vous vous êtes fait faire un étendard… dequelle étoffe était-il&|160;?

JEANNE DARC. – Il était de blanc satin…(Elle baisse tristement la tête en songeant aux gloires passéesde sa bannière, si terrible aux Anglais, dont elle est à cetteheure captive, et étouffe un soupir.)

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Quelles figures étaientpeintes sur son étoffe&|160;?

JEANNE DARC. – Deux anges tenant des fleurs delis… en l’honneur du roi.

Ces mots sont notés avec un nouvelempressement par plusieurs membres du tribunal&|160;; et l’un d’euxs’adressant à la guerrière&|160;:

–&|160;Renouvelait-on souvent votreétendard&|160;?

JEANNE DARC. – On le renouvelait autant defois que sa lance était rompue dans les batailles… elle l’étaitsouvent.

UN AUTRE JUGE. – Quelques-uns de ceux qui voussuivaient ne se faisaient-ils pas fabriquer des étendards pareilsaux vôtres&|160;?

JEANNE DARC. – Les uns, oui&|160;; les autres,non.

LE JUGE. – Ceux qui portaient une bannièresemblable à la vôtre étaient-ils heureux à la guerre&|160;?

JEANNE DARC. – Oui… quand ils étaientvaillants…

UN AUTRE JUGE. – Est-ce parce qu’ils vouscroyaient inspirée de Dieu que vos gens vous suivaient aucombat&|160;?

JEANNE DARC. – Je leur disais&|160;:«&|160;Entrons hardiment parmi les Anglais&|160;!&|160;» j’yentrais la première… l’on me suivait.

LE JUGE. – Enfin, vos gens vous croyaient-ils,oui ou non, inspirée de Dieu&|160;?

JEANNE DARC. – Qu’ils le crussent ou non, ilss’en fiaient à mon courage.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Lors du sacre de votre roià Reims, n’avez-vous pas fait orgueilleusement tournoyer votrebannière au-dessus de la tête de ce prince&|160;?

JEANNE DARC. – Non&|160;; mais, seule parmiles chefs de guerre, j’ai accompagné le roi dans la cathédrale monétendard à la main.

UN JUGE, aigrement. – Ainsi, tandisque les capitaines ne portaient pas leur étendard à cettesolennité, vous seule portiez le vôtre&|160;?

JEANNE DARC. – Il avait été à la peine… ilpouvait bien être à l’honneur&|160;!

Cette sublime réponse, d’un si légitime et sitouchant orgueil, empreinte d’une simplicité antique, frappe lesbourreaux de la victime, malgré leur acharnement contre elle. Motshéroïques et navrants&|160;!… Ils disaient au prix de quels périls,et surtout de quelles amères douleurs, de quelles poignantesdéceptions, Jeanne avait obtenu son innocent triomphe&|160;!Oh&|160;! oui, ton glorieux étendard et toi, vous aviez étécruellement à la peine, pauvre martyre&|160;!… Ton corpsvirginal a été brisé par les rudes fatigues de la guerre&|160;! tuas versé ton généreux sang sur les champs de bataille&|160;! tu aslutté avec l’admirable opiniâtreté, avec les mortelles angoisses duplus saint patriotisme, contre les ténébreuses machinations, contreles infâmes trahisons des chefs de guerre, qui ont enfin causé taperte&|160;! tu as lutté contre la lâche inertie deCharles&|160;VII, cet ingrat et royal couard qu’avec tant depeine tu as traîné de victoire en victoire jusqu’à Reims,où tu l’as fait sacrer roi&|160;! Ta seule récompense fut de voirton étendard à l’honneur de cette consécration solennelle,dont tu espérais le salut de la Gaule&|160;! Oui, oui, vierge de lapatrie&|160;! TON ÉTENDARD AVAIT ÉTÉ À LA PEINE… IL POUVAIT BIENÊTRE À L’HONNEUR&|160;!…

La surprise des prêtres-juges à ces parolessublimes cause un silence de quelques instants&|160;; l’évêqueCauchon le rompt le premier, et s’adressant à l’accusée d’une voixlente, en pesant chacun de ses mots, symptômes ordinaires de ladangereuse perfidie des questions qu’il posait&|160;:

–&|160;Jeanne, lorsque vous entriez dans uneville, les habitants ne baisaient-ils pas vos mains, vos pieds, vosvêtements&|160;?

JEANNE DARC. – Beaucoup le voulaient&|160;; etquand de pauvres gens venaient ainsi à moi, je craignais, en lesrepoussant, de les chagriner…

Cette réponse de l’accusée doit êtredangereusement invoquée contre elle&|160;; plusieurs des jugesprennent des notes, un sourire sinistre effleure les lèvres del’évêque Cauchon. Il poursuit ainsi, consultant du regard sonparchemin&|160;:

–&|160;Jeanne, avez-vous tenu des enfants surles saints fonts du baptême&|160;?

JEANNE DARC. – Oui, j’en ai tenu un àSoissons, deux autres à Saint-Denis.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Quels noms leurdonniez-vous&|160;?

JEANNE DARC. – Aux fils, le nom deCharles, en l’honneur du roi de France… aux filles, le nomde Jeanne, parce que les mères le demandaient…

Ces mots, où se peignaient d’une manièrecharmante le tendre enthousiasme que la guerrière inspirait aupeuple et la générosité qu’elle montrait pour Charles&|160;VII,persistant à l’honorer, non comme homme, mais comme roi, malgré saféroce ingratitude, ces mots devaient être une charge de pluscontre l’accusée&|160;; quelques juges notèrent la réponse.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Une mère, à Lagny, ne vousa-t-elle pas priée d’aller visiter son enfant mourant&|160;?

JEANNE DARC. – Oui&|160;; mais on l’avait déjàporté à l’église Notre-Dame. Des jeunes filles de la ville étaientagenouillées sous le portail et priaient pour cet enfant&|160;; jeme suis mise à genoux parmi elles, et j’ai aussi, à son intention,prié Dieu.

LE CHANOINE LOYSELEUR, dont la cagoule estcomplètement rabattue, et déguisant sa voix, qu’il rend ainsisourde et caverneuse. – Lequel des deux papes est le vraipape&|160;?

JEANNE DARC, abasourdie. – Il y adonc deux papes&|160;?

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Vous vous dites inspiréede Dieu&|160;; il doit vous avoir enseigné auquel des deux papesvous devez obéissance&|160;?

JEANNE DARC. – Je n’en sais rien… C’est aupape à savoir s’il obéit à Dieu, et à moi d’obéir à qui obéit àDieu…

L’ÉVÊQUE CAUCHON, à Loyseleur, avec unaccent significatif. – Mon très-cher frère, nous réserveronspour un autre interrogatoire la grave question que vous venez deposer à propos de l’unité de l’Église triomphante et de l’Églisemilitante&|160;; poursuivons l’interrogatoire sur d’autresmatières. (S’adressant à Jeanne Darc avec une inflexion de voixannonçant la gravité de la question.) Lors de votre départ deVaucouleurs, vous avez pris l’habit d’homme… est-ce à la requête deRobert de Baudricourt ou par votre propre volonté&|160;?

JEANNE DARC. – C’est de ma propre volonté.

UN JUGE. – Vos voix vous ont-elles ordonné dequitter les habits de votre sexe&|160;?

JEANNE DARC. – Tout ce que j’ai fait de bon,je l’ai fait par le conseil de mes voix… Quand je les ai biencomprises, elles m’ont bien guidée.

UN AUTRE JUGE. – Ainsi, vous ne croyez pascommettre de péché en portant ces vêtements masculins dont vousêtes encore couverte à cette heure&|160;?

JEANNE DARC, avec un soupir deregret. – Ah&|160;! pour le bonheur de la France et le malheurde l’Angleterre&|160;! pourquoi ne suis-je pas libre à cette heureavec habits d’homme, mon cheval et mon armure&|160;!…

UN AUTRE JUGE. – Voudriez-vous entendre lamesse&|160;?

JEANNE DARC, tressaillantd’espérance. – Oh&|160;! de tout mon cœur&|160;!

LE JUGE. – Vous ne pouvez l’entendre sous ceshabits, qui ne sont pas ceux de votre sexe.

JEANNE DARC réfléchit un instant, elle sesouvient des obscènes et grossiers propos de ses geôliers, etredoute leurs outrages, dont elle est plus facilement défendue parses vêtements d’homme, cependant elle répond. – Mepromettez-vous que, si je reprends mes habits de femme, j’entendraila messe&|160;?

LE JUGE. – Oui.

(Mouvement d’impatience de l’évêque, qui,d’un regard, blâme le juge de sa maladresse.)

JEANNE DARC. – Alors, que l’on me donne unerobe très-longue, je la mettrai pour aller à la chapelle&|160;;mais en revenant dans ma prison, je reprendrai mes habitsd’homme.

Le juge un instant auparavant blâmé par uncoup d’œil expressif de l’évêque le consulte du regard afin desavoir si l’on peut accéder à la demande de l’accusée&|160;; leprélat répond par un signe de tête négatif, et, s’adressant àJeanne&|160;:

–&|160;Ainsi, vous persistez à conserver vosvêtements masculins&|160;?

JEANNE DARC. – Je suis gardée par des hommes…ces habits me conviennent mieux.

L’INQUISITEUR DE LA FOI. – En un mot, vousavez porté, vous portez ce costume volontairement&|160;?… de votreplein gré&|160;?

JEANNE DARC. – Oui&|160;; et je le porteraitoujours.

Un nouveau silence se fait&|160;; lesprêtres-juges triomphent de la réponse si catégorique de l’accusée,réponse terriblement grave, car l’évêque Cauchon dit auxgreffiers&|160;:

–&|160;Vous avez exactement minuté les parolesde ladite Jeanne&|160;?

UN GREFFIER. – Oui, monseigneur.

L’ÉVÊQUE CAUCHON, à l’accusée. – Vousavez souvent parlé de saint Michel… À quoi avez-vous reconnu que laforme qui vous est apparue était celle de ce bienheureuxsaint&|160;?… Le démon ne pouvait-il prendre la figure d’un bonange&|160;?

JEANNE DARC. – J’ai reconnu saint Michel à sesconseils&|160;; ils étaient ceux d’un ange et non d’un démon.

UN JUGE. – Quels étaient cesconseils&|160;?

JEANNE DARC. – Je l’ai déjà dit… ces conseilsétaient de me conduire en pieuse et honnête fille&|160;; alors Dieum’inspirerait, m’aiderait, pour le salut de la France.

L’INQUISITEUR DE LA FOI. – De sorte que vousaffirmez non-seulement avoir vu des yeux de votre corps vousapparaître une vision surnaturelle sous la figure de saintMichel&|160;; mais vous affirmez, en outre, que cette figure étaitréellement celle de ce personnage sacré&|160;?

JEANNE DARC. – Je l’affirme… puisque je l’aientendu de mes oreilles… puisque je l’ai vu de mes yeux…

L’ÉVÊQUE CAUCHON, aux greffiers. –Minutez textuellement cette réponse.

UN GREFFIER. – Oui, monseigneur.

Le chanoine Loyseleur, dont les traits sonttoujours soigneusement cachés sous sa cagoule, et qui tient, parsurcroît de précaution, un mouchoir sur le bas de son visage, selève et va parler à l’oreille du prélat&|160;; celui-ci se frappele front, comme si les paroles de son complice lui rappelaient unoubli. Loyseleur regagne son siège.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Jeanne, lorsqu’après avoirété prise devant Compiègne, l’on vous a conduite au château deBeaurevoir, vous vous êtes précipitée de l’une des tours enbas&|160;?

JEANNE DARC. – C’est la vérité.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Quelle était la cause decette résolution désespérée&|160;?

JEANNE DARC. – J’avais entendu dire dans maprison que j’étais vendue aux Anglais… j’ai mieux aimé risquer deme tuer que de tomber entre leurs mains&|160;; j’ai tenté dem’échapper en sautant du haut en bas de la tour.

L’INQUISITEUR. – Est-ce par le conseil de vosvoix que vous avez agi de la sorte&|160;?

JEANNE DARC. – Non… Elles me ledéconseillaient, me disant «&|160;de prendre courage, que Dieuviendrait à mon secours, et qu’il était lâche de fuir ledanger…&|160;» Mais ma crainte des Anglais a été plus forte que leconseil de mes voix.

UN JUGE. – Quand vous avez sauté de la tour,vouliez-vous vous tuer&|160;?

JEANNE DARC. – Je voulais me sauver… et ensautant, je me suis recommandée à Dieu, espérant, avec son aide,échapper aux Anglais.

L’INQUISITEUR. – Après votre chute,n’avez-vous pas renié le Seigneur et ses saints&|160;?

JEANNE DARC. – Jamais je n’ai renié ni Dieu nises saints&|160;!

UN JUGE. – Au moment de sauter de la tour,avez-vous invoqué vos saintes&|160;?

JEANNE DARC. – Oui, je les ai invoquées,malgré leur déconseil… je leur ai demandé la protection de Dieupour la Gaule… ma délivrance… et le salut de mon âme.

L’INQUISITEUR. – Depuis que vous êtesprisonnière à Rouen, vos voix vous ont-elles promis votredélivrance&|160;?

JEANNE DARC. – Tout à l’heure encore, ellesm’ont dit&|160;: «&|160;Prends tout en gré, souffre courageusementton martyre… tu gagneras le paradis&|160;!&|160;»

L’INQUISITEUR. – Croyez-vous legagner&|160;?

JEANNE DARC, avec une convictionradieuse. – Je le crois aussi fermement qui si j’y étaisdéjà.

L’ÉVÊQUE CAUCHON, vivement en jetant unregard expressif aux juges. – Voilà une réponse d’un grandpoids&|160;!

JEANNE DARC, avec un sourire céleste.– Aussi, je tiens ma croyance au paradis pour un grandtrésor&|160;!…

Le rayonnement de la foi naïve de la viergeguerrière illumine ses beaux traits, leur donne une expressiondivine. Ses yeux noirs, brillants du doux éclat de l’inspiration,sont levés vers le ciel, un moment éclairci&|160;; elle encontemple l’azur à travers la fenêtre du sombre édifice. Jeanne,dans le ravissement de son espoir céleste, se sent détachée de laterre… mais, hélas&|160;! un incident puéril vient rappeler auxréalités la pauvre prisonnière. Un joyeux oiselet s’en vient,voletant, effleurer d’une aile légère le vitrail de lacroisée&|160;; à la vue de cet oiseau, libre dans l’espace,l’héroïne, cédant à un douloureux retour sur elle-même, retombe detoute la hauteur de sa radieuse espérance, soupire, baisse la tête,et des larmes roulent dans ses yeux. Ces diverses émotions ne luiont pas permis de remarquer la joie féroce des prêtres-jugesinscrivant sur leurs tablettes ces deux énormités ajoutées à tantd’autres aveux monstrueux qui doivent la conduire aubûcher&|160;:

«&|160;Ladite Jeanne a volontairement risquéle suicide en se précipitant du haut en bas de la tour deBeaurevoir.

»&|160;Ladite Jeanne a la sacrilège audace dese dire, de se croire aussi sûre du paradis que si elle y étaitdéjà&|160;!&|160;»

Mais la tâche des bourreaux n’est pas encoreaccomplie&|160;; l’héroïne est distraite de ses pénibles penséespar la voix de l’évêque Cauchon lui disant&|160;:

–&|160;Jeanne, croyez-vous être en péchémortel&|160;?

JEANNE DARC. – Je m’en rapporte à Dieu pourtous mes actes.

L’INQUISITEUR. – Vous croyez donc inutile devous confesser, quoique en péché mortel&|160;?

JEANNE DARC. – Je n’ai jamais commis de péchémortel.

UN JUGE. – Qu’en savez-vous&|160;?

JEANNE DARC. – Ce péché, mes voix mel’auraient reproché… mes saintes m’auraient délaissée… Mais je meconfesserais si je le pouvais… l’on ne peut avoir la consciencetrop nette.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – N’est-ce donc point unpéché mortel de prendre un homme à rançon et de le faire mourirprisonnier&|160;?

JEANNE DARC, avec stupeur. – Qui afait cela&|160;?

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Vous&|160;!

JEANNE DARC, indignée. –Jamais&|160;!

L’INQUISITEUR. – Et Franquetd’Arras&|160;?

JEANNE DARC, consultant ses souvenirs,garde un moment le silence et reprend. – Franquet d’Arrasétait un capitaine de routiers bourguignons&|160;; je l’ai faitprisonnier à la guerre. Il a avoué être traître, larron etmeurtrier&|160;; son procès a duré quinze jours devant les juges deSenlis. J’avais demandé la grâce de cet homme, dans l’espoir del’échanger contre un digne bourgeois de Paris captif desAnglais&|160;; mais apprenant qu’il était mort en prison, j’ai ditau bailli de Senlis&|160;: «&|160;– Le prisonnier dont je comptaisobtenir l’échange est mort&|160;; vous pouvez, si bon vous semble,faire justice de Franquet d’Arras, traître, larron etmeurtrier.&|160;»

UN JUGE. – Avez-vous fait donner de l’argent àcelui qui vous a aidé à prendre Franquet d’Arras&|160;?

JEANNE DARC, haussant légèrement lesépaules. – Je ne suis ni monnoyeur, ni trésorier de France,pour faire donner de l’argent à quelqu’un.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Vous avez exposé enex-voto des armes dans la basilique de Saint-Denis&|160;?Quelle intention vous dictait cet acte&|160;?

Jeanne Darc reste silencieuse, absorbée par decruels souvenirs. Gravement blessée sous les murs de Paris, elleavait ensuite offert en pieux hommage son armure à la vierge Marie,cédant à un nouveau mouvement d’indignation navrante provoqué parla lâcheté de Charles&|160;VII, qui, après les prodiges de lavictorieuse campagne de l’héroïne, s’en était retourné en Touraineretrouver ses maîtresses&|160;! En vain Jeanne lui avait dit&|160;:«&|160;– Affrontez les Anglais, qui presque seuls garnissent lesremparts de Paris&|160;; présentez-vous hardiment aux portes decette cité, promettant aux Parisiens l’oubli du passé, la concordepour l’avenir&|160;; tentez ainsi, presque à coup sûr, la conquêtede votre capitale&|160;!&|160;» Mais le royal couard avait, commetoujours, reculé devant le péril, au poignant désespoir deJeanne&|160;; alors, voulant renoncer à la guerre, abandonnant sonarmure, elle l’avait offerte en ex voto. Jeanne ne pouvaitfaire un tel aveu à ces prêtres&|160;; non, guidée par lagénérosité de son âme, éclairée par son rare bon sens, elle eûtmieux aimé mourir que d’accuser Charles&|160;VII et de le couvrird’ignominie aux yeux de ses ennemis. Dans la royauté, elle voyaitla France&|160;; et la honte du roi devait rejaillir, ineffaçable,sur le royaume. Elle répondit donc à l’évêque Cauchon, ainsiqu’elle l’avait toujours fait jusqu’alors, de manière à sauvegarderl’honneur de Charles&|160;VII&|160;:

–&|160;J’avais été blessée sous les murs deParis&|160;; j’ai offert mon armure devant l’autel de la sainteVierge en reconnaissance de ce que ma blessure n’avait pas étémortelle.

L’INQUISITEUR, paraissant se rappeler unoubli. – Pendant le temps que vous faisiez la guerre, portantharnais de bataille et habits d’homme, avez-vous reçul’Eucharistie&|160;?

Un mouvement de tous les prêtres-juges, leurattentif et profond silence, témoignent de l’extrême gravité de laquestion posée à l’accusée.

JEANNE DARC. – J’ai communié toutes les foisque je l’ai pu… et pas aussi souvent que je l’aurais voulu…

L’ÉVÊQUE CAUCHON, vivement. –Greffiers, vous avez écrit&|160;?

UN GREFFIER. – Oui, monseigneur.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – De quel lieu étiez-vouspartie lorsque vous êtes venue à Compiègne pour la dernièrefois&|160;?

JEANNE DARC tressaille douloureusement àce souvenir. – Je venais de Crespy, en Valois.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Vos voix vous ont-ellescommandé cette sortie où vous avez été prise&|160;?

JEANNE DARC. – Pendant la dernière semaine dePâques, mes voix m’avaient encore avertie que bientôt je seraistrahie et livrée… mais qu’il devait en être ainsi… de ne pasm’étonner, de prendre tout à gré… que Dieu me viendrait enaide…

UN JUGE. – Ainsi, vos voix vous disaientsouvent que vous seriez prise&|160;?

JEANNE DARC, soupirant. – Oui, ellesme le disaient depuis longtemps… je demandais à mes saintes demourir aussitôt que je serais prisonnière, afin de ne pas souffrirlongtemps…

L’INQUISITEUR. – Vos voix vous ont-ellesindiqué précisément le jour ou vous seriez prise&|160;?

JEANNE DARC. – Non, pas précisément&|160;;elles m’annonçaient seulement que bientôt je serais trahie etlivrée… Je l’ai dit aux bonnes gens de Compiègne le jour de lasortie.

UN JUGE. – Si vos voix vous avaient ordonné delivrer bataille devant Compiègne en vous avertissant que vousseriez prisonnière ce jour-là, leur diriez-vous obéinonobstant&|160;?

JEANNE DARC. – J’aurais obéi à regret&|160;;mais j’aurais obéi, quoi qu’il pût m’arriver…

UN JUGE. – Avez-vous passé le pont pour fairevotre sortie de Compiègne&|160;?

JEANNE DARC, de plus en plus cruellementaffectée par cette remémorance. – Cela est-il donc duprocès&|160;?

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Répondez.

JEANNE DARC, d’une voix brève ethâtée. – J’ai passé le pont&|160;; je suis sortie par lepassage de la redoute&|160;; j’ai attaqué avec ma compagnie lesBourguignons du sire de Luxembourg&|160;; je les ai repoussés pardeux fois jusqu’à leurs retranchements, la troisième jusqu’àmi-chemin. Alors les Anglais sont venus, ils m’ont coupé laretraite&|160;; plusieurs de mes soldats voulaient me faire rentrerdans Compiègne, mais le pont était levé derrière nous… J’ai étéprise… (Elle tressaille.)

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Jeanne, votreinterrogatoire est, pour aujourd’hui, terminé. Priez le Seigneurd’éclairer votre âme et de vous guider dans la voie du salutéternel&|160;; que Dieu vous garde et vous vienne en aide&|160;!…(Il fait le signe de la croix.) Au nom du Père, du Fils etdu Saint-Esprit… Amen&|160;!

Tous les prêtres-juges se lèvent et répètentd’une seule voix&|160;: – Amen&|160;!

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Que l’accusée soitremmenée dans sa prison…

Les deux appariteurs s’approchent de JeanneDarc, chacun d’eux la prend par un bras&|160;; ils l’emmènent horsde la chapelle, où se trouvent les soldats anglais chargés dereconduire la prisonnière.

*

**

Jeanne Darc, livide, hâve, brisée par lamaladie et méconnaissable, tant elle a souffert depuis son dernierinterrogatoire, est à demi couchée sur la paille de son cachot, sesvêtements d’homme tombent en lambeaux&|160;; elle est, ainsi quepar le passé, enchaînée par le milieu du corps. Elle a entouré deson mieux, au moyen de quelques chiffons, les lourds anneaux de ferqu’elle porte au-dessus de la cheville&|160;; leur rude pression anon-seulement meurtri, mais entamé sa chair jusqu’au vif&|160;; cesplaies lui sont cruellement douloureuses&|160;; cruellementdouloureuse aussi est l’une de ses glorieuses blessures, qui s’estrouverte. Mais l’affaiblissement extraordinaire de la viergeguerrière, la profonde altération de ses traits, a une autre causeencore, cause étrange, ténébreuse&|160;; elle remonte à quelquesjours de là. L’un des geôliers, remarquant que la captive touchaità peine aux aliments grossiers qu’on lui donnait, lui avait dit«&|160;qu’afin de la remettre en appétit,&|160;» l’évêquePierre Cauchon lui enverrait un mets préparé dans son hôtel. Lelendemain, elle mangea quelques bouchées d’un poisson à elleapporté de la part du prélat&|160;; presque aussitôt, saisie devomissements convulsifs, ses traits devinrent cadavéreux, elles’évanouit. Ses geôliers la crurent au moment de trépasser, l’und’eux courut chercher un médecin&|160;; il arriva, reconnut lessymptômes d’un empoisonnement, et parvint à la rappeler à la vie,mais non à la santé. La prisonnière, depuis lors, est restéelanguissante, abattue et sans force.

Jeanne Darc ne se trouve pas seule dans soncachot&|160;; le chanoine Loyseleur est assis sur un escabeau àcôté de l’espèce de cercueil rempli de paille où elle est couchée.Se croyant en danger de mort, elle vient de se confesser àLoyseleur, de lui ouvrir son âme loyale et pure, de lui raconter savie entière&|160;; loin de soupçonner l’infernale trahison de ceprêtre, elle a puisé de religieuses consolations, de vaguesespérances, dans les preuves de touchant intérêt dont il l’ahypocritement entourée et dans les nouveaux conseils qu’il vient delui donner au sujet de son procès. Le chanoine a souvent visité lacaptive depuis leur première entrevue, ayant, disait-il, obtenu àgrand’peine la permission de sortir de son cachot afin de veniroffrir à sa chère fille en Dieu ses secours spirituels&|160;; ellelui a ingénument raconté son interrogatoire. Le prêtre l’afélicitée d’avoir hardiment soutenu la réalité de ses apparitionset de ses révélations&|160;; elle serait sans doute sauvée par sasincérité à ce sujet. Mais il lui fallait éviter un autre piège,peut-être encore plus dangereux que le premier&|160;: L’un desjuges (c’était lui-même) avait demandé à l’accusée «&|160;auqueldes deux papes alors existants il fallait obéir&|160;?&|160;»L’évêque ayant réservé cette importante question, elle sereproduirait lors d’un autre interrogatoire, l’accusée devait doncse mettre en mesure de répondre à ses juges sans donner prise surelle. Rien de plus facile, selon le chanoine&|160;: on lapresserait, à propos de l’obédience due au pape et à son Église, de«&|160;déclarer si elle, Jeanne, s’en rapportait absolument,aveuglément, à ses juges ecclésiastiques pour l’appréciation de sesactes et de ses paroles&|160;?&|160;» Là était le nouveau piège(disait Loyseleur). Ses ennemis, décidés à tout tenter pour lacondamner, se sentiraient bien plus forts contre elle si elle lesreconnaissait pour ses juges légitimes&|160;; si, au contraire, lesrécusant, elle en appelait d’eux à Dieu seul… à Dieu, le souverainjuge, ils se trouveraient fort empêchés dans leurs méchantsdesseins.

Jeanne Darc, étrangère aux subtilitésthéologiques, ajouta… devait ajouter foi aux paroles duchanoine&|160;; la machination tramée par ce monstre en soutane etpar l’évêque son complice était d’une exécrable habileté. Montrantd’abord à l’accusée une voie de salut dans la pratique persévérantede l’une des plus saillantes vertus dont elle fût douée, lasincérité, il lui dit&|160;: «&|160;– Soutenez hardiment que vousavez vu de vos yeux, entendu de vos oreilles, vos visions, et vosrévélations.&|160;» Jeanne, ayant en effet vu, entendu ces choses,en apparence surnaturelles, durant ces hallucinations, futinébranlable dans ses affirmations&|160;; conseillée autrement,peut-être, cédant à l’effroi du bûcher, effroi souvent chez elleinsurmontable, eût-elle consenti à employer dans ses réponses cecorrectif accepté par l’Église&|160;: j’ai cru voir, j’ai cruentendre. Elle échappait ainsi à une condamnation sur ce pointcapital&|160;; mais raffermie par les conseils du chanoine dans lavoie de la vérité, s’y renfermant rigoureusement, elle donnaitainsi contre elle des armes terribles. Ce n’était pas assez&|160;;ses bourreaux voulaient, en multipliant les causes de condamnation,légitimer leur sanglant arrêt, et ils le pouvaient, selon les loisde l’Église, en convainquant Jeanne d’hérésie. Or, elle s’avouaithérétique au premier chef en récusant, selon le conseil deLoyseleur, le tribunal ecclésiastique et ne voulant reconnaîtred’autre juge que Dieu… Ce conseil, comment ne l’aurait-elle passuivi&|160;? Il répondait aux habituelles aspirations de sonâme&|160;; depuis son enfance, elle rapportait tout à Dieu ou à sessaintes, croyant plus à elles qu’aux prêtres, se sentant plus defoi dans le Créateur que dans ses créatures, fussent-elles revêtuesd’un caractère sacré&|160;; jamais, au temps de son adolescence,malgré sa fervente piété, elle n’avait confié le secret de sesvisions ou de ses projets, même à son confesseur, le curé Minet.Elle devait donc, en raison de la nature de son esprit, de sessentiments, de ses croyances, et surtout de sa méfiance envers sesjuges, les récuser&|160;; elle devait, convaincue de son innocenceet de leur méchanceté, en appeler d’eux à Dieu, son divin maître,persuadée, d’ailleurs, qu’elle échapperait ainsi à un nouveaupiège.

Donc, ce jour-là, le chanoine s’est rendu prèsde Jeanne Darc, afin de la maintenir dans la résolution qu’il lui ainspirée&|160;; il y est aisément parvenu&|160;; et après avoirentendu la confession générale de Jeanne, lui avoir prodigué depaternelles et consolantes paroles, il se dispose à la quitter,appelle le geôlier à travers le guichet, toujours ouvert. Johnparaît&|160;; il éconduit le prêtre avec une feinte brutalité,referme la porte sur lui&|160;; la prisonnière reste seule dans soncachot.

Jeanne Darc, en faisant sa confession généraleau chanoine, en lui racontant sa vie entière, avait non moins cédéà une habitude religieuse qu’au désir d’évoquer une dernière fois àson propre souvenir tout son passé, de s’interroger scrupuleusementsur tous ses actes, en présence du sort affreux dont on lamenaçait&|160;; de rechercher enfin avec une inexorable sévéritéenvers elle-même quels reproches on pouvait lui adresser&|160;? surquoi ces prêtres se fondaient pour l’envoyer au bûcher&|160;? Laseule pensée de ce supplice, être brûlée vive… causaitsouvent à l’héroïne, malgré sa bravoure guerrière, une défaillance,une terreur invincibles&|160;!… Les causes de cette terreur étaientdiverses… d’abord la honte de se voir traînée au supplice comme uneinfâme criminelle à la face du peuple, les tortures atroces quel’on devait endurer en sentant les flammes dévorer votre chairvive… mais ce qui inspirait surtout une horreur insurmontable à lachaste jeune fille, c’était la crainte d’être conduite au bûcherdemi-nue… Elle avait plusieurs fois, à ce sujet, interrogé enfrissonnant le chanoine Loyseleur, et appris de lui «&|160;que l’onmenait les hérétiques, hommes ou femmes, à la mort sans nul autrevêtement qu’une chemise, et coiffés d’une sorte de grandemitre en carton où l’on inscrivait les crimes damnables dupatient.&|160;» À cette idée de paraître aux regards grossiers dela foule les jambes, les bras, les épaules, le sein nus, le corps àpeine voilé d’une toile de lin, tout ce qu’il y avait d’honnêteté,de fierté, de pudeur, dans l’âme virginale de Jeanne Darcfrémissait, se révoltait, s’épouvantait&|160;; en ces moments dedésespoir éperdu, elle se sentait résignée à consentir à tout ceque ses juges voudraient exiger d’elle, à la seule conditiond’échapper à l’ignominie mortelle dont on la menaçait. En vainses voix, les voix de sa conscience, de son courage, luidisaient&|160;:

«&|160;– Souffre vaillamment ton martyrejusqu’à la fin… l’ombre même d’une action mauvaise ne peut ternirle pur éclat de ta victorieuse et sainte vie&|160;!… Ne cède pas àune vaine honte&|160;; la honte retombera exécrable, ineffaçable,sur tes bourreaux&|160;! Affronte sans rougir les grossiers regardsdes hommes… ta gloire te couvre d’une célesteauréole&|160;!…&|160;»

Mais, hélas&|160;! en ces moments dedésespérance, l’héroïne inspirée redevenait la timide jeune fillequi, dans sa pudeur ombrageuse, renonçant même aux joies sacrées del’épouse, avait à jamais voué sa virginité à ses saintes&|160;;aussi, malgré les encouragements de ses voix, elle se sentaitdéfaillir, surtout devant cette pensée, être conduite enchemise au bûcher… Ces défaillances devenaient surtoutfréquentes depuis sa maladie, qui, brisant le ressort de cettenature énergique et tendre, l’accablait, la minait lentement&|160;;parfois, cependant, l’héroïne retrouvait son courage, sarésolution, lorsque ses voix lui disaient&|160;:

«&|160;– Ne transige pas avec ces fauxprêtres&|160;; ils se prétendent tes juges, ils sont tesmeurtriers&|160;! Dieu seul est ton juge&|160;! Soutiens hardimentla vérité, glorifie-toi d’avoir sauvé la France avec l’aide duciel&|160;!… défie le supplice&|160;!… On brûlera ton corps&|160;;mais ta renommée vivra impérissable comme ton âme immortelle, qui,radieuse, rejoindra son Créateur&|160;!… Va, noble victime del’hypocrisie, de la méchanceté des hommes, abandonne leur enfer,remonte au paradis&|160;!…&|160;»

Telles étaient, depuis son dernierinterrogatoire et les longues souffrances de sa maladie, lesalternatives de résolution et de découragement qui tour à tourexaltaient ou brisaient la prisonnière&|160;; mais ce jour-là,rassurée envers elle-même par son examen de conscience, Jeanne Darcse sent, avec une joie amère, tellement affaiblie par ses maux, parses chagrins, qu’elle espère bientôt mourir dans son cachot, voirainsi le terme de ses misères et échapper à ses bourreaux. Soudainelle entend un bruit de pas au dehors&|160;; elle reconnaît la voixde l’évêque Cauchon disant aux guichetiers&|160;:

–&|160;Ouvrez-nous la porte de la prison deJeanne.

La porte s’ouvre, le prélat paraît, accompagnéde sept prêtres-juges. Voici leurs noms&|160;: GUILLAUME BOUCHER, –JACOB DE TOURS, – MAURICE DE QUESNE, – NICOLAS MIDI, – GUILLAUMEADELIN, – GÉRARD FEUILLET, – HAITON, et l’inquisiteur JEANLEMAÎTRE.

Ces membres du saint tribunal sont accompagnésde deux greffiers&|160;; l’un porte un gros flambeau de cireallumé, tant le cachot est sombre, même en plein jour, l’autregreffier tient un cahier de parchemin et une écritoire. L’évêqueest revêtu de ses habits sacerdotaux, ses complices sont revêtus deleurs robes de prêtres ou de moines&|160;; ils se rangentsilencieusement en demi-cercle autour de la caisse de bois rempliede paille où la captive est étendue enchaînée. L’évêque s’avancevers elle&|160;; l’un des greffiers s’assoit devant une tableplacée près de lui, il y dépose son écritoire et ses parchemins.L’autre greffier, debout près de son compagnon, l’éclaire au moyende son flambeau&|160;; sa lumière rougeâtre, se reflétant çà et làsur les figures des prêtres, immobiles comme des spectres, donne àcette scène un aspect étrangement lugubre. Jeanne Darc, surprise decette visite inattendue dont elle ignore le but, se lèvepéniblement sur son séant&|160;; elle jette sur l’assistance unregard interdit et craintif.

L’ÉVÊQUE CAUCHON, avec un accent decompassion hypocrite – Jeanne, moi et ces révérends prêtres,docteurs en théologie, nous venons charitablement vous visiter dansvotre prison, hors de laquelle vous ne pouvez en ce moment êtretransportée&|160;; nous venons vous apporter de chrétiennes etconsolantes paroles. Vous avez été interrogée par les plus doctesclercs en droit canon&|160;; vos réponses, je dois vous en avertirpaternellement, ont été empreintes des plus condamnables erreurs,et si, ce qu’à Dieu ne plaise, vous persistiez dans ces erreurs, sipréjudiciables au salut de votre âme et de votre corps, nousserions obligés de vous abandonner au bras séculier.

JEANNE DARC, d’une voix affaiblie. –Je me sens si malade, qu’il me semble que je vais mourir… s’il endoit être ainsi par la volonté de Dieu, je vous demande lacommunion et la terre sainte…

UN JUGE. – Vous voulez recevoir les sacrementsde l’Église, soumettez-vous donc à l’Église&|160;; tant plus vouscraignez la mort, tant plus vous devez vous amender.

JEANNE DARC. – Si mon corps meurt en prison,je vous demande pour lui la terre sainte… si vous me refusez, jem’en réfère à Dieu, qui m’a toujours inspirée…

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Voilà une parole biengrave… Vous vous en référez, dites-vous, à Dieu&|160;?… Mais entrevous et Dieu, il y a son Église…

JEANNE DARC. – N’est-ce pas tout un… Dieu etson Église&|160;?…

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Apprenez, ma chère fille,qu’il y a l’ÉGLISE TRIOMPHANTE, où se trouvent Dieu, les saints,les anges, les âmes sauvées&|160;; il y a, en outre, l’ÉGLISEMILITANTE, composée de notre saint-père le pape, vicaire de Dieusur la terre, des cardinaux, des prélats, des prêtres et de tousles catholiques, laquelle Église est infaillible, en d’autrestermes, ne peut jamais errer, jamais se tromper, guidée qu’elle estpar la divine lumière du Saint-Esprit&|160;! Voilà, Jeanne, ce quec’est que l’Église militante. Voulez-vous vous en rapporter à sonjugement&|160;?… voulez-vous, oui ou non, nous reconnaître pour vosjuges, nous, membres de l’Église militante&|160;?

JEANNE DARC se souvient des conseils duchanoine&|160;: plus de doute, on lui tend un nouveaupiège&|160;; sa méfiance s’accordant avec sa foi naïve,elle répond aussi fermement que le lui permet sa faiblesse. –Je le répète, je suis venue vers le roi pour le salut de la France,de par Dieu et ses saintes&|160;!… À cette Église-là… (avec ungeste sublime) celle de là-haut&|160;!… je me soumets en toutce que j’ai fait et dit&|160;!…

L’ÉVÊQUE CAUCHON, cachant à peine sajoie. – Ainsi, vous ne voulez pas absolument accepter lejugement de l’Église militante sur vos paroles et vosactes&|160;?

JEANNE DARC. – Je m’en rapporterai à cetteÉglise si elle n’exige pas de moi l’impossible.

L’INQUISITEUR. – Qu’entendez-vous parlà&|160;?

JEANNE DARC. – Renier ou révoquer les visionsque j’ai eues de par Dieu… Pour rien au monde je ne les renierai oules révoquerai&|160;; ce serait mentir.

L’ÉVÊQUE CAUCHON, d’un ton doucereux.– Mais, ma chère fille, si l’Église militante déclarait ces visionset apparitions choses illusoires, diaboliques, commentpourriez-vous refuser de vous soumettre à ce jugement&|160;?

JEANNE DARC. – Je m’en rapporte à Dieu seul,qui m’a toujours inspirée&|160;; je n’accepterai, je n’accepte lejugement d’aucun homme.

L’ÉVÊQUE CAUCHON, s’adressant augreffier. – Vous avez écrit cette réponse&|160;?

LE GREFFIER. – Oui, monseigneur.

L’INQUISITEUR. – Ainsi, vous ne vous croyezpas sujette de l’Église militante&|160;? à savoir&|160;: de notresaint-père le pape&|160;? de vos seigneurs les cardinaux, lesarchevêques, les évêques, les…

JEANNE DARC, l’interrompant. – Je mereconnais leur sujette… Dieu le premier servi&|160;!…

Cette admirable réponse frappe d’abord destupeur ces prêtres, et pendant un moment les déconcerte&|160;;l’âme naïve et pure qu’ils croyaient enlacer dans le perfide etnoir réseau de leurs subtilités théologiques leur échappait d’uncoup d’aile en remontant vers Dieu, son Créateur&|160;!

L’ÉVÊQUE CAUCHON, reprenant le premier laparole, et d’un ton sévère. – Jeanne, vous nous répondez enSarrasine, en idolâtre… vous vous exposez à un grand péril pourvotre âme et pour votre corps.

JEANNE DARC. – Quoi qu’il doive m’arriver, jene saurais répondre autrement.

UN PRÊTRE, durement. – En ce cas,vous mourrez apostate&|160;!

JEANNE DARC, avec un touchantorgueil. – J’ai reçu le baptême, je suis bonne chrétienne, jemourrai chrétienne&|160;!

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Désirez-vous, oui ou non,recevoir le corps du sauveur&|160;?

JEANNE DARC. – Hélas&|160;! je le désire detoute mon âme&|160;; car je me sens mourir.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Alors, soumettez-vous àl’Église militante.

JEANNE DARC. – Je sers Dieu de mon mieux…j’attends tout de lui, rien de personne&|160;!

L’INQUISITEUR. – Encore une fois, si vousrefusez de vous soumettre à la sainte Église catholique,apostolique et romaine, vous serez abandonnée comme hérétique, etcondamnée par sentence judiciaire à être brûlée.

JEANNE DARC, exaltée par sa conviction etl’horreur que lui inspirent ses juges. – Le bûcher serait là,je ne répondrais autrement&|160;!…

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Jeanne, ma chère fille,votre endurcissement est exécrable… Quoi&|160;! si vous étiezdevant un concile composé de notre saint-père, des cardinaux et desévêques, et qu’ils vous enjoignissent de vous soumettre à leurdécision…

JEANNE DARC, l’interrompant avec unedouloureuse impatience. – Ni pape, ni cardinaux, ni évêques,ne tireraient de moi autre chose que ce que je vous ai déjàdit&|160;!… Ayez donc merci d’une pauvre créature&|160;!… Je memeurs&|160;!… (Elle retombe défaillante sur lapaille.)

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Vous soumettriez-vousdirectement à notre saint-père&|160;?

JEANNE DARC. – Faites-moi conduire vers lui,je lui répondrai.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Ce que vous dites estinsensé… Persistez-vous à garder vos habits d’homme&|160;?

JEANNE DARC. – Je prendrais robe et chaperonde femme pour me rendre, si je le pouvais, à l’église, afin d’yrecevoir le corps de mon Sauveur&|160;; mais de retour ici, jereprendrais mes habits d’homme, de peur d’être outragée par vosgens.

L’INQUISITEUR. – Une dernière fois, prenezgarde&|160;; si vous persistez dans vos coupables erreurs, notresainte mère l’Église, malgré sa miséricorde infinie, sera forcée devous livrer au bras séculier, et ce sera fait du salut de votre âmeet de votre corps.

JEANNE DARC. – Ce sera fait aussi du salut devos âmes, à vous… qui m’aurez injustement condamnée.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Jeanne, Jeanne, je doischaritablement vous le déclarer, si vous vous opiniâtrez dans votreendurcissement, il y a ici près des tourmenteurs, et ils vousmettront à la torture. (Il montre la porte, Jeannefrissonne.) Oui… il y a ici près des tourmenteurs… ils vousattendent et ils vous mettront à la torture… à la plus cruelletorture… à seule fin d’obtenir de vous des réponses moinscondamnables et moins funestes à votre salut.

JEANNE DARC a cédé à un premier mouvementde terreur à la pensée de la torture&|160;; maissurmontant bientôt cette faiblesse, elle puise une énergiesurhumaine dans la conviction de son innocence, se redresse, écraseles prêtres-juges sous son regard, et s’écrie avec un accentd’indomptable résolution. – Faites-moi arracher lesmembres&|160;!… faites-moi saillir l’âme hors du corps[113]&|160;! vous n’obtiendrez rien autrechose de moi&|160;!… Et si la torture m’arrache le contraire de ceque j’ai dit jusqu’ici, j’en prends Dieu à témoin, la douleur seulem’aura fait parler contre la vérité&|160;!

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Jeanne, cetemportement…

JEANNE DARC. – Écoutez, seigneurs de l’Église,vous voulez ma mort&|160;; si pour me faire mourir, on doit m’ôtermes vêtements, je ne vous demande qu’une chose… une chemise defemme pour aller au bûcher…

L’ÉVÊQUE CAUCHON, surpris. – Vousprétendez porter chemises et habits d’homme par commandement deDieu&|160;; pourquoi donc demanderiez-vous, pour aller au supplice,une chemise de femme&|160;?

JEANNE DARC. – Parce qu’elle est pluslongue…

Ces monstres en soutane étaientendurcis&|160;; ils avaient, avant de l’entendre, condamné lavierge guerrière à une mort horrible&|160;; ils se savaient àl’avance absous, justifiés, par les lois de l’Église, puisqu’ellesordonnent ces meurtres abominables, sous prétexte d’hérésie et aunom du maintien de la foi catholique&|160;; ils étaient décidésd’infliger à cette malheureuse enfant de dix-neuf ans à peine tousles martyres, depuis ceux de la torture jusqu’à ceux dubûcher&|160;; cependant ils tressaillirent au cri sublime de lapudeur de cette vierge, qui, menacée d’un supplice affreux,demandait à ses bourreaux, comme grâce suprême, UNE CHEMISE DEFEMME pour aller à la mort, parce que CETTE CHEMISE ÉTAIT PLUSLONGUE&|160;!… parce qu’elle pourrait ainsi mieux dérober le chastecorps de la victime aux licencieux regards de la foule&|160;!…

Ô fils de Joel&|160;! à l’heure où j’écriscette légende, de pieuses larmes coulent de mes yeux, vos larmescouleront aussi alors que vous lirez cette dernière prière adresséepar notre sœur plébéienne à ses bourreaux… votre cœur, comme lemien, bondira de haine et d’horreur lorsque vous lirez ces mots del’évêque Cauchon à ses complices, dont quelques-uns, à son grandcourroux, semblaient quelque peu attendris&|160;:

–&|160;Mes très-chers frères, nous allons nousréunir dans une salle de la tour afin de délibérer sur l’urgence dela torture à infliger ladite Jeanne…

L’évêque et les juges sortent du cachot,suivis des greffiers&|160;; Jeanne Darc reste seule.

*

**

Le tribunal ecclésiastique est assemblé dansune salle basse, sombre et voûtée&|160;; le greffier vient de lireaux prêtres-juges le dernier interrogatoire, auquel plusieursd’entre eux n’ont pas assisté&|160;; ils s’apprêtent à délibérersur la question de savoir si l’accusée sera mise ou non à latorture. Vous allez lire les noms des délibérants&|160;; nel’oubliez jamais, fils de Joel, ces noms aussi doivent être écritsen traits de sang dans la mémoire des hommes.

Le greffier vient de communiquer au tribunalecclésiastique la minute des dernières réponses de Jeanne Darc.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Mes très-chers frères, aunom du Père, du Fils et du Saint-Esprit…

TOUS LES JUGES, d’une seule voix. –Amen&|160;!

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Mes très-chers frères,nous, Pierre, évêque de Beauvais, par la miséricorde divine, vul’opiniâtre endurcissement de ladite Jeanne, vu la pestilencehérétique dont ses réponses sont empoisonnées, nous vousconsultons, mes très-chers frères, sur le point de savoir s’il esturgent et expédient, ainsi que nous le pensons nous-même, de mettreladite Jeanne à la torture, afin d’obtenir d’elle des réponses oudes aveux qui puissent sauver sa pauvre âme des flammes éternelleset son corps des flammes temporelles&|160;? Veuillez opiner parordre de préséance.

NICOLAS DE VANDERESSE. – Il ne me paraîtpoint, quant à présent, opportun de soumettre ladite Jeanne à latorture.

ANDRÉ MARGUERIE. – Je trouve la torturesuperflue&|160;; les réponses de l’accusée suffisent à lacondamner.

GUILLAUME ÉRARD. – Il n’est pas besoin, eneffet, d’obtenir de la dite Jeanne de nouveaux aveux&|160;; ceuxqu’elle a faits appellent le châtiment temporel.

ROBERT BARBIER. – Je partage l’avis de montrès-cher frère.

DENIS GASTINEL. – Je pense qu’il faut surseoirà la torture.

AUBERT MOREL. – Selon moi, il fautimmédiatement appliquer ladite Jeanne à la torture, afin de savoirsi les erreurs où elle persiste sont sincères ou mensongères.

THOMAS DE COURCELLES. – J’opine qu’il est bonde mettre à la torture ladite Jeanne.

NICOLAS COUPEQUESNE. – Je ne crois pasexpédient de soumettre Jeanne aux tortures de son corps&|160;; maison doit l’admonester une dernière fois, afin de l’obliger à sesoumettre à l’Église militante.

JEAN LEDOUX. – C’est mon avis.

ISAMBARD DE LA PIERRE. – C’est aussi lemien.

NICOLAS LOYSELEUR. – Il me paraîtindispensable pour la médecine[114] del’âme de ladite Jeanne, qu’elle soit torturée… Du reste, je m’enrapporte à l’opinion de mes très-chers frères.

GUILLAUME HAITON. – Je trouve la tortureinutile.

Il résulte de cette délibération que lamajorité des prêtres-juges n’est pas d’avis d’appliquer Jeanne Darcà la torture, beaucoup moins par un sentiment d’humanité que parceque les aveux de l’accusée assurent sa condamnation, ainsi que l’adit avec une naïveté féroce le chanoine ANDRÉ MARGUERIE&|160;;néanmoins, l’évêque Cauchon, que cette torture alléchait, commel’odeur du sang allèche le loup, semble fort malcontent del’évangélique mansuétude de ses très-chers frères en Jésus-Christ,assez charitables pour trouver qu’il suffit à la gloire de l’Églisede Rome de brûler Jeanne Darc, sans avoir préalablement tenailléses membres ou disloqué ses os. Ces cléments ont d’ailleurs songéque, affaiblie, souffrante comme elle l’était, elle pouvait expirerde douleur sur le chevalet des tourmenteurs&|160;; et il faut quele supplice de l’héroïne soit éclatant, solennel, qu’il ait lieu àla face de Dieu et des hommes&|160;!

L’ÉVÊQUE CAUCHON, dissimulant à peine saméchante humeur. – La majorité de nos très-chers frères seprononçant contre l’application de ladite Jeanne à la torture, etce moyen d’obtenir de sincères aveux de l’accusée étant écarté, jerequiers que, sans désemparer, elle soit amenée ou transportéecéans, afin qu’il lui soit donné acte et lecture du réquisitoirelancé contre elle, par notre très-cher frère MAURICE, chanoine dutrès-révéré chapitre de la cathédrale de Rouen.

Les juges-prêtres s’inclinent en manièred’assentiment. Nicolas Loyseleur sort afin d’aller donner l’ordrede transférer Jeanne Darc devant le tribunal, mais il ne reparaîtpas durant cette séance, de crainte d’être reconnu par laprisonnière.

*

**

Jeanne Darc, trop faible pour pouvoir marcher,mais toujours enchaînée par les pieds, est apportée sur un brancarddans la salle basse de la tour par deux geôliers&|160;; ilsdéposent à quelques pas des prêtres-juges ce brancard où estétendue la prisonnière. Résolue de soutenir la vérité jusqu’à lamort, elle se demande pourtant quels crimes elle a commis&|160;?Elle a affirmé la réalité des visions qu’elle a eues&|160;; elle asoumis en son âme et conscience tous les actes de sa vie aujugement de son souverain maître et juge… Dieu&|160;! Si persuadéequ’elle soit de la partialité, de la perfidie de ce tribunalecclésiastique, elle a peine à croire à la possibilité de sacondamnation, ou plutôt s’épuise à en deviner les motifs. Son pâlevisage s’est légèrement coloré d’une animation fébrile&|160;; ellese soulève à demi sur son brancard, appuyée sur l’une de sesmains&|160;; ses grands yeux noirs, caves et brillants, s’attachentavec anxiété sur les prêtre-juges, et au milieu du profond silencedont a été suivie son entrée, elle attend…

Le chanoine Maurice, vêtu de la robecanonicale, tient en main un parchemin où est minuté l’acted’accusation qu’il s’apprête à prononcer.

Cet acte d’accusation dressé par cesprêtres, vous allez l’entendre, et vous frémirez, fils de Joel…Oh&|160;! certes, ce fut une effroyable iniquité que le supplice denotre ancêtre Karvel-le-Parfait et de sa douce femmeMorise, condamnés à Lavaur, au douzième siècle,par le légat du pape et Simon de Montfort, fanatique féroce, à êtrejetés dans une fournaise avec cinq cents autres hérétiquesalbigeois, coupables de ne pas avoir foi en l’Église de Rome,coupables d’avoir vaillamment défendu leur croyance, leur famille,leur maison, leurs biens, leur province, contre les croiséscatholiques, qui, au nom du Christ, pillaient, incendiaient,ensanglantaient le Languedoc, ainsi que le faisaient en terresainte les premiers croisés, du temps de notre aïeulFergan-le-Carrier… Oui, tout cela fut affreux, etcependant moins affreux encore que la haine acharnée de l’Églisecontre Jeanne Darc&|160;! Vous connaissez sa vie, fils de Joel,vous la connaissez depuis sa première enfance&|160;; est-il aumonde une vie plus pure, plus glorieuse, plus sainte&|160;?

La guerrière, en défendant le solsacré de la patrie, a égalé les plus illustres capitaine&|160;!

La chrétienne, au fort des batailles,reculant devant l’effusion du sang, a vaillamment versé le sien,mais a laissé son épée au fourreau, guidant ses soldats sonétendard à la main. Chaque jour elle s’agenouillait pieusement dansle temple, afin d’y recevoir avec foi et ferveur le pain desanges&|160;!… Vous avez lu ses lettres écrites aux capitainesétrangers ou aux chefs des factions civiles. Elle commençaittoujours, au nom d’un Dieu de charité, de concorde et de justice,par adjurer les Anglais d’abandonner un pays qu’ils possédaientcontre tout droit, qu’ils dominaient par la violence, leurpromettant merci et paix s’ils renonçaient à une conquête rendueplus odieuse encore par la rapine et le massacre. S’adressait-elleaux Français armés contre les Français, elle leur rappelait qu’ilsétaient de France, les adjurant de se rallier contrel’ennemi commun.

Enfin, Jeanne Darc, comme femme,n’a-t-elle pas donné l’exemple des plus généreuses, des plusangéliques vertus&|160;? sa pudeur ne lui a-t-elle pas inspiré desparoles sublimes, qui seront l’admiration des siècles&|160;?

Comment donc ces prêtres-juges ont-ils puformuler contre la guerrière, contre lachrétienne, contre la vierge irréprochable, uneseule ACCUSATION, non pas légitime… autant reconnaître, en sevoilant la face avec horreur, que la vertu est le crime… mais uneaccusation qui ne révolte pas le plus vulgaire bon sens, la plussimple honnêteté&|160;? une accusation qui ne soit pas un sanglantoutrage, une insulte dérisoire, un défi sacrilège, jetés à tout cequi a été, est et sera l’objet de la vénération deshommes&|160;?

Oui, comment ont-ils donc fait, cesprêtres&|160;?

Comment ont-ils fait&|160;? Ah&|160;! fils deJoel, cela est épouvantable à dire… ils ont simplement feuilleté lerecueil des canons de l’Église, les décrétales de l’Inquisition, etils ont trouvé DOUZE CHEFS CAPITAUX D’ACCUSATION contre laguerrière, contre la chrétienne, contre la viergeirréprochable&|160;!

Oui, douze chefs capitaux d’accusation&|160;!Vous allez les entendre&|160;; et, chose plus abominableencore&|160;: en vain ces accusations vous sembleront iniques,stupides, insensées, horribles, monstrueuses&|160;!… en vain vousvous écrierez qu’elles révoltent le cœur, l’esprit, la raison detout homme de bien&|160;!… erreur, criminelle erreur, fils deJoel&|160;! ces accusations sont fondées, elles sont légitimes,elles sont justes aux yeux de ces juges convaincus, de ces jugesorthodoxes. Elles sont, selon eux, l’expression complète, absolue,irrévocable de l’Église de Rome&|160;; elles ressortent en fait, endroit, de l’application légale de la juridiction de l’Église, uneet infaillible, éternelle et divine&|160;! Entendez-vous, fils deJoel… UNE comme Dieu&|160;! INFAILLIBLE comme Dieu&|160;! DIVINEcomme Dieu&|160;! ÉTERNELLE comme Dieu&|160;!

Donc, écoutez, écoutez la vie de Jeanne Darc,brièvement résumée par ces prêtres en douze chefs d’accusation…L’héroïne est là, son corps est brisé, fébricitant&|160;; mais sonâme, pleine de foi et d’énergie&|160;!

Les prêtres-juges restent impassibles,silencieux.

L’ÉVÊQUE CAUCHON, s’adressant à l’accusée,d’une voix grave. – Jeanne, notre très-cher frère le chanoineMaurice va vous donner lecture du réquisitoire dressé contre vous…Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit&|160;!Amen&|160;!

LES PRÊTRES-JUGES, d’une seule voix.– Amen&|160;!…

LE CHANOINE MAURICE, d’une voix sépulcraleet d’un ton menaçant. – «&|160;Premièrement, Jeanne, tu as ditqu’à l’âge de treize ou quatorze ans, tu as eu des révélations etdes apparitions d’anges et de saintes, auxquelles tu donnes le nomde saint Michel, de sainte Catherine, de sainte Marguerite&|160;;tu as dit que tu les avais vues fréquemment des yeux de toncorps&|160;; tu as dit qu’elles avaient fréquemment conversé avectoi.

»&|160;Jeanne, sur ce point, considérant lebut et la fin de ces révélations et apparitions, la nature deschoses révélées, LA QUALITÉ de ta personne, l’Église déclare ceschoses mensongères, séductrices, pernicieuses, et procédant dumalin esprit et du diable…&|160;»

Le chanoine Maurice s’interrompt pendant unmoment après la lecture de ce premier chef d’accusation, afin quesa gravité puisse être pesée, appréciée, par Jeanne Darc&|160;;mais les paroles qu’elle vient d’entendre la reportant aux premierstemps de son jeune âge, jours paisibles écoulés au milieu desdouces joies de la famille, elle oublie le présent et s’absorbedans les souvenirs de son enfance avec une mélancolie amère etdouce à la fois.

LE CHANOINE MAURICE. – «&|160;Secondement,Jeanne, tu as dit que ton roi, te reconnaissant à des signes commevéritablement envoyée de Dieu, t’avait donné des gens d’armes pourbatailler&|160;; tu as dit que sainte Marguerite et sainteCatherine t’avaient accompagnée à Chinon et en d’autres lieux, oùelles te guidaient de leurs conseils.

»&|160;Jeanne, l’Église déclare cetteaffirmation menteuse, fallacieuse, dérogatrice à la dignité dessaintes et des anges.

»&|160;Troisièmement, Jeanne, tu as dit que tuavais reconnu les anges et les saintes aux conseils qu’ils tedonnaient&|160;; tu as dit que tu crois ces apparitions bonnes, quetu y crois aussi fermement qu’à la foi de Notre-SeigneurJésus-Christ.

»&|160;Jeanne, l’Église déclare que ce ne sontpoint là des signes suffisants pour reconnaître des saints et dessaintes&|160;; que tu as cru témérairement, affirmé avec jactance,et que tu erres dans la foi…&|160;»

Jeanne Darc, sortie de sa rêverie, écoutaitcette nouvelle accusation sans la comprendre. Où était lajactance&|160;? la témérité&|160;? le mensonge&|160;? Elle avaitreconnu ses saintes à la sainteté de ces conseils&|160;: «&|160;–Jeanne, sois pieuse, conduis-toi en fille sage, – lui disaient cesvoix mystérieuses&|160;; – le ciel te prêtera son aide pour chasserl’étranger de la Gaule.&|160;» – Et la promesse de ses saintess’était accomplie, elle avait, pauvre fille des champs, remportéd’éclatantes victoires sur les ennemis de la France… Où était lemensonge&|160;? la témérité&|160;? la jactance&|160;?

LE CHANOINE MAURICE. – «&|160;Quatrièmement,Jeanne, tu as dit que tu étais certaine de savoir certaines chosesde l’avenir&|160;; que tu avais reconnu ton roi sans l’avoir jamaisvu.

»&|160;Jeanne, l’Église te déclare en ceciconvaincue de présomption et de sorcellerie.&|160;»

Jeanne Darc, sans s’arrêter à l’imputation desorcellerie, qui lui semblait insensée, soupira tristement, serappelant sa première entrevue à Chinon avec le gentil dauphin deFrance, alors que, venant vers lui, apitoyée par ses malheurs,dévouée à la royauté, Charles&|160;VII, l’accueillant d’abord parde misérables bouffonneries, lui imposait ensuite, à elle sichaste, un infâme examen, puis la renvoyait devant un concile deprêtres du Christ réunis à Poitiers, qui, frappés de la sincéritéde ses réponses, l’avaient déclarée divinement inspirée… Et voicique d’autres prêtres, parlant au nom du même Christ, la traitaientde sorcière&|160;!…

LE CHANOINE MAURICE. – «&|160;Cinquièmement,Jeanne, tu as dit que, par le conseil de Dieu, tu as porté etcontinues de porter des habits d’homme, courte tunique, chaussesnouées avec des aiguillettes, capeline et cheveux coupés en rond àla hauteur de l’oreille, ne gardant enfin sur toi rien qui dénoteton sexe, sauf ce que la nature trahit&|160;; tu as, avant d’êtreprisonnière, plusieurs fois reçu la sainte Eucharistie sous lecostume masculin&|160;; et malgré tous nos efforts pour te fairerenoncer à ce costume, tu t’obstines à le conserver, prétendantagir par le conseil de Dieu.

»&|160;Jeanne, l’Église te déclare en ceciblasphématresse de Dieu, contemptrice de ses sacrements,transgressesse de la loi divine, de l’Écriture sainte et dessanctions canoniques&|160;; l’Église te déclare enfin malagissante, errante dans ta foi et idolâtresse à l’exemple desgentils…&|160;»

Jeanne Darc, songeant aux chastes motifs quil’avaient décidée à revêtir les habits d’homme, tant que sa missiondivine l’obligerait de vivre dans les camps au milieu des soldats,se rappelant aussi avec quel empressement les prêtres… prêtrescomme ses juges, l’admettaient à la confession et à la communion,lorsque, couverte de son armure de guerre, elle venaitsolennellement remercier Dieu de lui avoir octroyé lavictoire&|160;; Jeanne Darc se demandait, dans son bon sens, parquelle aberration d’autres prêtres du Christ voyaient en elle uneblasphématresse, une idolâtresse à l’exemple des gentils&|160;!

LE CHANOINE MAURICE. – «&|160;Sixièmement,Jeanne, tu as dit que souvent, en tête des lettres que tu adressaisaux chefs de guerre ou autres, tu faisais écrire ces nomsdivins&|160;: Jesus Maria, et qu’ensuite tu traçais au basdesdites lettres le signe révélé de la croix&|160;; dansces lettres homicides, tu te vantais de faire occire ceux quirésisteraient à tes commandements altiers&|160;; tu as affirmé quetu parlais et agissais ainsi par inspiration et suggestiondivine.

»&|160;Jeanne, l’Église te déclare traîtresse,menteuse, cruelle, désireuse de l’effusion du sang humain,séditieuse, provocatrice de la tyrannie, blasphématrice de Dieudans ses commandements et révélations&|160;!&|160;»

Jeanne Darc, à cette accusation encore plusstupide qu’elle n’était inique, ne put retenir un frémissementd’indignation. On l’accusait de cruauté&|160;! on l’accusaitd’avoir fait à plaisir couler le sang humain&|160;! elle qui, lejour même de son entrée triomphante à Orléans, voyant un captifanglais tomber sous les coups d’un soudard brutal, émue de pitié,s’était élancée de son cheval, puis agenouillée près du blessé,dont elle soutenait la tête, avait imploré pour lui lacommisération des assistants&|160;! Elle désireuse de l’effusion dusang humain&|160;! elle qui vingt fois sauva du massacre desprisonniers anglais et les renvoya libres&|160;! elle qui fitécrire, sous la pieuse invocation du Christ, tant de lettresempreintes de ses vœux ardents pour la paix&|160;! elle qui dictacette touchante missive au duc de Bourgogne où elle le suppliait demettre fin aux désastres de la guerre civile&|160;! elle quimarchait toujours au combat, affrontant mille morts, sans autrearme que sa bannière de blanc satin&|160;!… elle, enfin, dont lesang coula souvent sur le champ de bataille, et qui ne répanditcelui de personne&|160;!… Jeanne Darc, dans son indignationgénéreuse, allait répondre à ce prêtre&|160;; mais la voix de sadignité, de sa conscience, lui défendit de répondre autrement quepar un silencieux dédain à cette accusation abominablementmensongère.

LE CHANOINE MAURICE. – «&|160;Septièmement,Jeanne, tu as dit qu’ensuite de tes révélations tu as quitté, versl’âge de dix-sept ans, la maison paternelle, contre la volonté detes parents, plongés par ton départ dans une douleur voisine de lafolie&|160;; qu’ensuite tu es allée vers un certain Robert deBaudricourt, lequel t’a fait conduire à Chinon, près de ton roi, àqui tu as dit que tu venais, au nom de Dieu, pour chasser lesAnglais et lui rendre sa couronne.

»&|160;Jeanne, l’Église te déclare impieenvers tes parents, transgressesse de ce commandement deDieu&|160;: Tes père et mère honoreras, blasphématresseenvers le Seigneur, errante dans ta foi et faiseuse de promessesprésomptueuses et téméraires…&|160;»

Cette autre accusation révoltait et navraitJeanne Darc. Elle impie envers ses parents&|160;! Hélas&|160;! dequelles angoisses déchirantes n’avait-elle pas souffert, alorsqu’obsédée par l’impérieuse voix de son patriotisme, qui lui disaitchaque jour&|160;: – Marche, marche à la délivrance de laGaule&|160;! – elle dut se résigner à abandonner sa famille,qu’elle chérissait et vénérait&|160;! Combien de fois, résistantaux enivrements de ses victoires, n’avait-elle pas répété cesparoles touchantes&|160;: «&|160;J’aimerais mieux être à coudre età filer auprès de ma pauvre mère&|160;!…&|160;» Et lorsqu’un momentarbitre des destinées de la France, elle recevait une lettre de sonpère, qui la comblait de bénédictions et lui pardonnait sa fuite,Jeanne ne s’était-elle pas écriée, moins glorieuse de ses triomphesque de la clémence paternelle&|160;: – Mon père m’a pardonné&|160;!– Et après cette sainte absolution, ces prêtres l’accusaient defouler aux pieds les commandements de Dieu&|160;!…

LE CHANOINE MAURICE. – «&|160;Huitièmement,Jeanne, tu as dit que tu étais sautée de la tour du château deBeaurevoir, aimant mieux risquer de mourir que de tomber aux mainsdes Anglais&|160;; et que, malgré le conseil de tes saintes, quit’ordonnaient de ne pas tenter de t’échapper ou de te tuer, tu aspersévéré dans ton projet.

»&|160;Jeanne, l’Église te déclare coupabled’avoir lâchement cédé au désespoir, d’avoir voulu être homicideenvers toi-même, et criminellement interprété la loi du librearbitre humain…&|160;»

Jeanne Darc sourit avec dédain en entendantces prêtres lui reprocher à elle, victime d’une horrible trahison,d’avoir tenté d’échapper à ses ennemis, qui venaient de la vendredix mille écus d’or aux Anglais.

LE CHANOINE MAURICE. – «&|160;Neuvièmement,Jeanne, tu as dit que tes saintes t’avaient promis le paradis, situ conservais ta virginité, vouée à Dieu&|160;; et que tu étaisaussi certaine du paradis que si tu jouissais déjà de la félicitédes bienheureux&|160;; tu as dit que tu ne te croyais pas en péchémortel, parce que tu entendais toujours les voix de tessaintes.

»&|160;Jeanne, l’Église te déclareprésomptueuse, téméraire dans tes assertions, menteuse, pernicieuseet exhalant une odeur pestilentielle pour la foicatholique…&|160;»

Jeanne Darc leva vers la sombre voûte de lasalle basse son regard rayonnant de foi et d’espérance, et elleentendit ses voix lui dire&|160;: – Courage, sainte fille… quet’importent les vaines paroles des hommes, Dieu t’a jugée digne deson saint paradis&|160;!&|160;»

LE CHANOINE MAURICE. – «&|160;Dixièmement,Jeanne, tu as dit que tes saintes, te parlant en langue gauloise(gallicè), t’avaient affirmé qu’elles étaient ennemies desAnglais et amies de ton roi.

»&|160;Jeanne, l’Église te déclaresuperstitieuse, sorcière, blasphématresse envers sainte Catherineet sainte Marguerite, et contemptrice du sentiment de l’amour duprochain.

»&|160;Onzièmement, Jeanne, tu as dit que sile mauvais esprit t’était apparu sous la figure de saint Michel, tuaurais bien su le discerner et le reconnaître.

»&|160;Jeanne, l’Église te déclare idolâtre,invocateresse de démons et coupable de jugementillicite…&|160;»

Jeanne Darc, qui, dans sa candeur, n’avaitjamais soupçonné la cause matérielle de ses hallucinations,produites par la suppression de l’infirmité naturelle à son sexe,croyait rêver en écoutant cette accusation de sorcellerie etd’invocations démoniaques&|160;! Sorcière&|160;! parce qu’elleaffirmait avoir vu ce qu’elle avait vu&|160;! sorcière&|160;! parcequ’elle affirmait avoir entendu ce qu’elle avait entendu&|160;!sorcière&|160;! invocateresse de démons&|160;! parce que desvisions lui étaient apparues, visions si peu désirées ou invoquéespar elle, que d’abord, éperdue d’effroi, elle avait prié Dieud’éloigner d’elle ces apparitions&|160;!

LE CHANOINE MAURICE. – «&|160;Douzièmement,Jeanne, tu as dit que si l’Église voulait te faire avouer quelquechose de contraire aux inspirations que tu prétends avoir reçues deDieu, tu t’y refuserais absolument, ne reconnaissant en cela ni lejugement de l’Église, ni d’aucun homme sur la terre&|160;; tu asdit que cette réponse venait, non de toi, mais de Dieu, quoiquel’on t’ait cité à plusieurs reprises l’article de foi&|160;:unam Ecclesiam catholicam, et que l’on t’ait démontré quetout catholique doit soumettre ses actes et ses paroles à l’Églisemilitante.

»&|160;Jeanne, l’Église te déclareschismatique, ennemie de son unité et de son autorité&|160;; ellete déclare de plus témérairement endurcie dans les faux errementsde ta foi et criminellement apostate…Amen&|160;!…&|160;»

LES PRÊTRES-JUGES, d’une seule voix.– Amen&|160;!

Si Jeanne Darc, dans la loyauté, dansl’humilité habituelle de son âme, eût reconnu la réalité dequelqu’une des accusations dirigées contre ses actes et sesparoles, elle se fût inclinée devant le jugement de cesprêtres&|160;; mais, après les avoir silencieusement écoutés,demeurant plus que jamais convaincue de leur iniquité, plus quejamais elle se résolut de récuser de pareils juges et d’en appelerd’eux en Dieu… ce Dieu d’amour, de justice, de pardon&|160;!

La lecture du réquisitoire terminée, l’évêquePierre Cauchon, effrayant de feinte charité, s’avance près dubrancard de Jeanne Darc en lui disant d’une voixonctueuse&|160;:

«&|160;– Et maintenant, Jeanne, tu saisquelles terribles accusations pèsent sur toi&|160;; nous voici, matrès-chère fille, au terme de ton procès, il est temps de bienréfléchir à ce que tu viens d’entendre&|160;; car si, après avoirété si souvent, si paternellement admonestée par moi, ainsi que parnos très-chers frères, le vicaire de l’Inquisition et autres doctesprêtres, tu persistais, hélas&|160;! dans tes erreurs, au mépris dela révérence due à Dieu, au mépris de la foi et de la loi deNotre-Seigneur Jésus-Christ, au mépris de la sécurité de laconscience catholique&|160;; si tu persistais, dis-je, à te montrerun objet de scandale horrible, de pestilence infecte etnauséabonde, pour les catholiques, ce serait, ma très-chère fille,au grand dommage de ton âme et de ton corps… Au nom de ton âmeimpérissable, mais éternellement damnable, au nom de ton corps,essentiellement périssable, je t’exhorte une dernière fois, matrès-chère fille, à t’amender, à revenir dans le giron de notredouce et sainte mère l’Église catholique, apostolique et romaine, àte soumettre à l’obéissance de son jugement&|160;; sinon, matrès-chère fille, je t’en avertis charitablement, paternellement,une dernière fois, ton âme serait damnée, ton corps détruit par lefeu… ce dont je prie à mains jointes (il les joint) leSeigneur de te préserver&|160;!…&|160;»

Jeanne Darc fait un effort surhumain pour selever et se tenir debout, elle y parvient, se raffermit sur sesjambes chancelantes et enchaînées&|160;; élevant alors la maindroite vers la voûte, elle s’écrie d’une voix ferme, avec un accentde conviction héroïque&|160;:

–&|160;J’en prends le ciel à témoin&|160;! jeserais condamnée… je verrais les fagots… le bourreau prêt à ymettre le feu… je serais dans le feu… que je répéterais jusqu’à lamort&|160;: Oui, j’ai dit la vérité… oui, Dieu m’a inspirée… oui,j’attends tout de lui et rien de personne… Oui, Dieu est mon seuljuge, mon seul maître&|160;!…

Jeanne Darc, épuisée par le dernier effort,retombe sur la paille de son brancard au milieu du profond silencedes juges-prêtres&|160;; ils se réunissent en un groupe dontl’évêque Cauchon forme le centre&|160;; ils se consultent à voixbasse avec lui pendant quelques instants, puis le prélat,s’approchant de Jeanne Darc, lui dit d’une voix éclatante, avec ungeste de malédiction&|160;:

–&|160;Au nom du Père, du Fils et duSaint-Esprit&|160;! nous, Pierre, évêque de Beauvais, parmiséricorde divine, nous te déclarons blasphématresse, sacrilège,invocateresse de démons, apostate et hérétique&|160;! nous tefrappons d’excommunication majeure et mineure&|160;; nous tedéclarons à jamais retranchée du corps de notre sainte mèrel’Église et t’abandonnons au bras séculier, qui demain brûlera toncorps et jettera tes cendres au vent&|160;!…Amen&|160;!

LES PRÊTRES-JUGES, d’une seule voix.– Amen&|160;!

JEANNE DARC, sublime&|160;: – C’estvotre jugement&|160;!… j’attends avec confiance celui deDieu&|160;!…

Les geôliers remportent l’accusée dans soncachot.

*

**

Le 24 mai 1431, vers les huit heures du matin,par un radieux soleil de printemps, une foule considérable sepresse aux abords du cimetière de l’abbaye de Saint-Audoin, àRouen&|160;; un mur à hauteur d’appui entoure ce lieu de sépulture.Un échafaud assez élevé, composé d’une vaste plate-forme où sontdisposés plusieurs sièges recouverts de housses violettes, estdressé dans l’intérieur et près de l’entrée de ce cimetière. Dessoldats anglais, casqués et cuirassés, la lance au poing, formentune haie et contiennent le populaire&|160;; il semble dansl’impatiente attente d’un grand événement.

Qu’attend-il donc, ce populaire&|160;?

Il attend Jeanne Darc&|160;; elle doit, surcet échafaud, à la face de tous, en présence de Dieu et des hommes,s’agenouiller aux pieds de l’évêque Cauchon, et là, les mains encroix sur la poitrine, elle abjurera ses erreurs passées, renierases visions, reniera ses révélations, reniera sa foi, sa gloire,son patriotisme&|160;; enfin se soumettra, humble, contrite,repentante, au jugement souverain de la sainte Église catholique,apostolique et romaine…

Quoi&|160;! Jeanne, hier encore, malgrél’épuisement de son corps, si fière, si résolue dans ses réponses àses accusateurs&|160;? Quoi&|160;! Jeanne, qui s’écriait&|160;:

«&|160;– Le bûcher serait là… le bourreauserait là… je répéterai jusqu’à la mort&|160;: oui, j’ai dit lavérité… oui, Dieu m’a inspirée… oui, Dieu est mon seul juge, monseul maître&|160;!…&|160;»

Quel inconcevable changement s’est donc opérédans cette âme, naguère si ferme, si convaincue&|160;?

Quel changement&|160;? Le voici, fils deJoel&|160;; écoutez, écoutez…

L’héroïne, après sa sentence prononcée laveille par l’évêque Cauchon, a été rapportée dans son cachot&|160;;l’exaltation fiévreuse qui la soutenait en présence de ses juges afait place à un profond abattement, mais elle est résignée ausupplice. Le chanoine Loyseleur, autorisé, dit-il, par le capitainede la tour à apporter les dernières consolations à la condamnée,vint la visiter&|160;; elle accueillit le prêtre avecreconnaissance. Instruit du sort de Jeanne, il fondait en larmes,il gémissait, il se lamentait, s’appesantissant sur les horriblesdétails du supplice que sa pauvre chère fille en Dieu allait, lelendemain, subir&|160;; ces détails, il les devait au capitaineanglais, il les lui avait donnés, ce méchant Anglais, avec unraffinement de cruauté, connaissant le touchant intérêt que lui,Loyseleur, portait à la prisonnière. Affreux détails&|160;! JeanneDarc serait conduite au bûcher seulement vêtue d’une chemise, nonpas d’une chemise de femme, selon le vœu suprême de la victime,parce que cette chemise serait plus longue, mais vêtued’une chemise d’homme&|160;; et ce n’était rien encore… aussi, lechanoine, connaissant la sainte pudeur de sa chère fille, selamentait avec un redoublement de larmes, de sanglots, suspendant àdessein sa révélation. Enfin, il articulait ceci enfrémissant&|160;: Les chefs anglais, afin de prouver au peuple et àleur armée que c’était bien véritablement Jeanne-la-Pucelle quel’on allait brûler en chair et en os, et que l’on n’aurait plus dèslors à redouter ses maléfices, les chefs anglais avaient décidéqu’avant d’être livrée aux flammes on lui ôterait sa grande mitrede carton de dessus la tête, et que… horreur&|160;!… l’homme deDieu, n’osait… ne pouvait achever… il levait les mains au ciel, ilse frappait la poitrine, puis il reprenait… Et, horreur&|160;!abomination&|160;!… les bourreaux enlèveraient à Jeanne Darc sachemise… l’enchaîneraient toute nue au poteau… et cela au grandjour… à la face du peuple et des soldats anglais… oui, onl’enchaînerait là toute nue… Et lorsque ce peuple, ces soldats,assouvissant sur elle leurs regards lubriques, l’auraient ainsilonguement contemplée à loisir, afin de s’assurer que c’était bienla Pucelle que l’on allait brûler, on mettrait le feu aux fagots,arrosés de soufre, de bitume&|160;!… Et le prêtre d’entamer alorsune description minutieuse des tortures de ce supplice, descriptionà faire dresser les cheveux d’épouvante&|160;!

Mais Jeanne ne l’écoutait plus… Dès qu’elleeut appris qu’elle serait conduite au bûcher en chemise d’homme,puis attachée toute nue au poteau par la main des bourreaux, etainsi exposée aux yeux de tous… elle d’une pudeur si délicate, siombrageuse… son esprit pendant un moment s’égara&|160;; ellerassembla ce qui lui restait de force, et, quoique enchaînée parles pieds, par les mains, par la ceinture, elle se redressa sur sacouche de paille et, s’élançant, se heurta violemment la tête àdeux reprises contre le mur de son cachot, espérant se briser lecrâne et mourir&|160;; mais l’élan de la pauvre créature, faible,épuisée, défaillante, ne fut pas assez vigoureux pour produire unchoc mortel ou même dangereux. Elle retomba sur sa paille, où lechanoine la contint paternellement, charitablement&|160;; ilsanglotait, suppliant sa chère fille en Dieu de ne point céder à unaveugle désespoir&|160;!… C’était, il est vrai, quelque chosed’abominable pour la condamnée, si pure en son âme, si chaste enson corps, d’être ainsi, d’abord demi-nue, puis enfin toute nue…(le chanoine insistait sur ce tableau avec ténacité) absolumentnue… abandonnée aux regards lascifs, aux railleries obscènes de lasoldatesque et du peuple&|160;!… Cela sans doute dureraitlongtemps, très-longtemps, une heure au moins, peut-êtredavantage&|160;; les Anglais se plairaient à prolonger avec uneexécrable et impudique férocité l’exposition des nudités de laPucelle… Mais, hélas&|160;! que faire&|160;? que faire&|160;?comment éviter cette abomination&|160;? Impossible, hélas&|160;!impossible… Non&|160;! – Et le prêtre semblait illuminé par unepensée soudaine. – Il y aurait un moyen, non point douteux, maiscertain, non-seulement d’éviter ces hontes mortelles, plusredoutables à la condamnée que les tortures du supplice, maisencore de se soustraire au bûcher, mieux que cela, d’échapper auxmains des Anglais&|160;! en un mot, grâce à ce moyen, Jeannepourrait recouvrer sa liberté, sa chère liberté&|160;! retourner àDomrémy près d’une famille aimée, là goûter un calme réparateuraprès tant de cruelles épreuves. Puis, sa santé revenue, la viergeguerrière achèverait sa mission divine, revêtirait son armure debataille, appellerait aux armes les vaillants, et, à leur tête,chasserait enfin complètement les Anglais hors de France&|160;!

Jeanne Darc croyait rêver en écoutant lechanoine&|160;; son âge, ses larmes, ses gémissements, le constantintérêt qu’il témoignait à la captive depuis son emprisonnement,éloignaient de son esprit tous mauvais soupçons. Stupéfaite, elleinterrogea le prêtre sur ce moyen, disait-il, si certain d’échapperà des ignominies pires que le supplice et de recouvrer saliberté.

Le tentateur poursuivit avec une infernalehabileté son œuvre de ténèbres. Il commença par demander àl’héroïne si, en son âme et conscience, elle ne regardait point sesjuges comme des monstres d’iniquité, de noirceurs&|160;? De cecielle convint aisément. Dès lors, pourrait-elle se croire engagée,obligée par des promesses faites à ses bourreaux, elle,prisonnière&|160;? subissant le droit de la force&|160;? elle,vendue à prix d’or&|160;? elle, convaincue de son innocence, elle,enfin, l’élue du Seigneur&|160;? Non, non, concluait le chanoine,une promesse faite à ses bourreaux afin de se soustraire àd’abominables ignominies et aux horreurs du supplice ne pouvaitlier l’innocente victime.

Jeanne demandait quelle était cette promesse,– et le prêtre de répondre qu’il s’agissait simplement d’abjurer,de renier, en apparence, les erreurs que le tribunalreprochait à la condamnée&|160;; enfin, de se soumettre… toujoursen apparence… au jugement de l’Église.

Ce mensonge révoltait la conscience deJeanne&|160;: renier la vérité… c’était renier Dieu…

–&|160;Oui, mais des lèvres, seulement deslèvres, et non du cœur&|160;! – poursuivait le tentateur. – C’étaitcéder à la violence, c’était parler momentanément le langage desbourreaux, langage fallacieux, perfide, et, grâce à cette légitimefourberie, leur échapper, conserver ainsi à Dieu son élue, à laFrance son espoir et sa libératrice&|160;! C’était renier de labouche, tout en continuant de glorifier du fond de l’âme, de noblesactes inspirés par le ciel.

–&|160;Mais promettre d’abjurer à condition derecouvrer sa liberté, c’était s’engager à abjurer, – répondaitJeanne, ébranlée par les sophismes du tentateur.

–&|160;Eh&|160;! qu’importait cela&|160;? –reprenait-il&|160;; – oui, qu’importait d’abjurer&|160;? d’abjurermême publiquement&|160;? de s’agenouiller devant l’évêque et de luidire des lèvres&|160;: «&|160;– Je le confesse, mes apparitions,mes révélations étaient des illusions&|160;; j’ai péché en prenantl’habit d’homme&|160;; j’ai péché en guerroyant&|160;; j’ai péchéen refusant de me soumettre au jugement de l’Église&|160;; je m’ysoumets, à cette heure, et, je l’avoue, je regrette mespéchés…&|160;» – Qu’importaient ces vaines paroles&|160;? Est-cequ’elles partaient du for intérieur, refuge sacré de la vérité chezles opprimés&|160;? Est-ce que le Seigneur, qui seul lit le secretde nos pensées, ne lirait pas dans l’âme de Jeanne au moment mêmeoù elle feindrait d’abjurer&|160;: «&|160;– Mon Dieu&|160;! toipour qui rien n’est caché, tu le sais, tu le vois, je bénis, jeglorifie intérieurement ces visions, ces aspirations, signesrévérés de ta toute-puissance&|160;! je te proclame mon uniquejuge, ô mon divin maître&|160;! et dans ta miséricorde infinie, tume pardonneras quelques vaines paroles que m’arrachent le désird’être encore l’instrument de ta volonté suprême et l’espoir dechasser enfin, avec ton aide, l’étranger du sol sacré de lapatrie&|160;!…&|160;»

Hélas&|160;! fils de Joel, Jeanne succombadevant ce tentateur infernal&|160;; en vain elle entendit ses voixlui dire encore&|160;:

«&|160;– Renier la vérité, c’est renierDieu&|160;! Tu vas mentir à la face du ciel et des hommes parpudique honte plus encore que par peur du bûcher&|160;; tu vasmentir dans l’espoir d’être libre et d’achever ta mission divine…Ce mensonge, quelle qu’en soit la fin, est lâche etcoupable&|160;!&|160;»

Mais Jeanne, affaiblie par les souffrances,épuisée par la lutte, et surtout épouvantée à la pensée de voir soncorps virginal mis à nu par le bourreau et exposé sans voile auxregards des hommes, Jeanne, espérant enfin jouir de sa liberté,revoir sa famille, et peut-être achever sa mission libératrice,n’écoutant pas cette fois l’inflexible voix de son honneur, de safoi, de sa conscience, promit au chanoine Loyseleur d’abjurerpubliquement dès le lendemain, et de se soumettre à l’Église, à lacondition d’obtenir de l’évêque l’assurance d’être mise en libertéaussitôt après son abjuration. Le chanoine offrit charitablementses services à la prisonnière, espérant mener à bien cettenégociation et obtenir, disait-il, à force d’instances auprès dufarouche capitaine de la tour, la permission de se rendre àl’instant même chez le prélat. Cette permission, il l’obtint, onpeut le croire&|160;; vers minuit, il revint avec le promoteur etun médecin. Le promoteur jura solennellement à Jeanne Darc, au nomde l’évêque, qu’elle serait libre après son abjurationpublique&|160;; le médecin engagea la captive à prendre un breuvageà la fois cordial et soporifique&|160;; ce breuvage lui donneraitle sommeil jusqu’au lendemain, et des forces pour la cérémonieexpiatoire. Jeanne Darc consentit à tout, se disant&|160;: –Demain, je serai libre, et j’aurai échappé à une ignominie pire quele supplice&|160;!

Voilà pourquoi, fils de Joel, l’on a dressédans le cimetière de l’abbaye de Saint-Audoin ce vaste échafaud, oùbientôt Jeanne Darc sera conduite, afin de prononcer sonabjuration…

À quoi bon, demanderez-vous, cetteabjuration&|160;? Quoi&|160;! l’évêque Cauchon et ses complices ontcondamné Jeanne au supplice, et ils abandonneraient volontairementleur proie&|160;?

Abandonner leur proie&|160;?… Non, non…Écoutez, voyez, jugez et frémissez, fils de Joel&|160;; jamais nefut tramée machination plus diabolique…

La foule impatiente attend l’arrivée ducortège. Le peuple de Rouen, depuis près d’un demi-siècle sous lejoug de la domination anglaise, appartient en majorité au partibourguignon, et voit dans Jeanne Darc une ennemie&|160;; cependant,le grand renom de la guerrière, sa jeunesse, sa beauté, sesmalheurs, sa gloire, éveillent un profond sentiment de pitié pourelle chez ceux qui sont restés Français ou du parti armagnac. Maisl’on ne sait encore dans quel but Jeanne Darc doit êtreprocessionnellement amenée sur cet échafaud&|160;; les uns disentqu’une exposition publique précédera le supplice auquel sans douteelle est condamnée&|160;; d’autres, ignorant la marche et lasentence de ce ténébreux procès, prétendent qu’elle doit êtreinterrogée publiquement. William Poole, le comte de Warwick etd’autres Anglais, chefs de guerre ou personnages éminents, sontgroupés dans un espace réservé en dedans du cimetière, à proximitéde l’échafaud.

Soudain une rumeur, d’abord lointaine, puiscroissante, annonce l’arrivée du cortège&|160;; la foule se presseet devient plus compacte aux abords du cimetière. La processions’approche, escortée par des archers anglais. À sa tête marchent lecardinal de Winchester, revêtu de la pourpreromaine&|160;; l’évêque de Beauvais, mitre d’or en tête, crossed’or en main, et sur les épaules chasuble de soie violetteétincelante de broderies&|160;; puis c’est l’inquisiteur JeanLemaître, sous son froc de moine, accompagné de Pierre d’Estivet,promoteur du procès, et de Guillaume Érard&|160;; enfin, deuxgreffiers, portant écritoires et parchemins. À quelques pasderrière eux, soutenue par deux pénitents dont le vêtement gris estpercé de deux trous à hauteur des yeux, Jeanne s’avancelentement&|160;; sa faiblesse est extrême, et quoique ses yeuxsoient grands ouverts, elle ne paraît pas complètement réveillée,on la croirait encore sous l’influence engourdissante du breuvagesoporifique et cordial. Elle semble regarder sans voir et entendreavec indifférence les huées de la foule, qui, parfois excitée parl’exemple des soldats anglais formant la haie, vocifère contre lavictime. Elle est coiffée d’une grande mitre en carton noir surlaquelle on lit, écrit en grosses lettres blanches&|160;:HÉRÉTIQUE. – IDOLÂTRE, – APOSTATE. – Une longue robe flottante degrosse laine noire l’enveloppe depuis le cou jusqu’à ses pieds nus.Elle s’arrête un moment devant l’échafaud&|160;; tandis que lecardinal, l’évêque, les autres prêtres, y prennent place&|160;;puis, sur le signe de l’un des greffiers, les deux pénitents,soutenant Jeanne Darc sous les bras, l’aident à monter les degrésconduisant à la plate-forme. Le ciel est d’une admirable sérénité,le soleil splendide&|160;; la douce tiédeur de ses rayons pénètre,réchauffe peu à peu Jeanne Darc, frissonnante et encore glacéejusqu’aux os par l’humidité sépulcrale de la prison souterraine oùelle a, durant tant de nuits, tant de jours, été ensevelie. Elleaspire avec délices, à pleins poumons, le grand air vif etpur&|160;; l’atmosphère de son cachot était si lourde, sifétide&|160;! Elle renaît&|160;; son sang, engourdi, refroidi, seranime, circule plus activement dans ses veines&|160;; elle éprouveun bonheur indicible à contempler ce ciel d’azur inondé de lumière,à contempler l’herbe verte du cimetière, émaillée de fleursprintanières, et au loin, un massif de grands arbres au fraisfeuillage plantés aux abords de l’abbaye. Les oiseaux gazouillent,les insectes bourdonnent, tout chante, tout rayonne en ce doux moisde mai&|160;! L’aspect de la nature, dont Jeanne est privée depuissi longtemps, elle accoutumée dès son enfance à vivre au milieu desprairies et des bois, la plongeant dans une sorte d’extase, elleoublie ses souffrances, son martyre, sa condamnation, l’abjurationqu’elle va dans un instant prononcer, ou si sa pensée s’y arrête,c’est pour songer avec ravissement que bientôt elle sera libre…Oh&|160;! libre&|160;! être libre&|160;! revoir son village&|160;;le vieux bois chesnu, la claire fontaine des Fées, les bords riantset ombreux de la Meuse&|160;!… revoir sa famille, ses amis, et,renonçant aux amères déceptions de la gloire, fuyant l’ingratituderoyale, l’hypocrisie, la haine, l’envie des hommes, coulerpaisiblement ses jours à Domrémy, occupée des travaux rustiquescomme aux beaux jours d’autrefois&|160;!… Et cela… tout cela… auprix de quelques vaines paroles prononcées devant ses bourreaux,ces monstres d’iniquité… Oh&|160;! Jeanne, en ce momentd’exaltation, eût signé son abjuration de son sang&|160;; lesbattements de son cœur, palpitant d’espoir, étouffaient en elle lesvoix austères de son honneur, de sa foi. En vain elles luidisaient&|160;: «&|160;– Ne défailles pas&|160;! soutiens hardimentla vérité à la face de ces faux prêtres, et tu seras délivrée detes misères, non pour un jour, mais pour l’éternité&|160;!…&|160;»Ce cri suprême de la conscience de l’héroïne n’est pas entendu…Hélas&|160;! elle est bientôt rappelée à la réalité par la voix del’évêque Pierre Cauchon lui disant d’un ton sévère etmenaçant&|160;:

–&|160;Jeanne, à genoux&|160;!…

Jeanne Darc s’agenouille sans quitter duregard ce beau ciel d’azur, ce soleil radieux, où elle cherche laforce de persévérer dans sa résolution d’abjurer. Il se fait unprofond silence dans la foule, dont les premiers rangs peuvententendre les paroles prononcées sur l’échafaud.

L’ÉVÊQUE CAUCHON, se signant et d’une voixretentissante. – «&|160;Mes très-chers frères, le Seigneur l’adit à son apôtre saint Jean&|160;: le palmier ne peut delui-même produire des fruits s’il ne reste pas dans la vie…Ainsi, mes très-chers frères, vous devez persévérer dans lavéritable vie de notre sainte mère l’Église catholique, apostoliqueet romaine, que Notre-Seigneur Jésus-Christ a bâtie de sa maindroite&|160;! Mais il est, hélas&|160;! des âmes perverses,abominables, idolâtres (il désigne du geste Jeanne Darc),chargées de crimes hérésiarques, qui se dressent avec une infernaleaudace contre l’unité de notre sainte Église, au grand scandale, àla douloureuse épouvante des bons catholiques… (À Jeanne Darcd’une voix menaçante.) Te voici sur un échafaud, à la face duciel et des hommes, la lumière entrera-t-elle enfin dans ton âmeorgueilleuse et diabolique&|160;? soumettras-tu enfin humblement àl’Église militante tes actes et tes paroles&|160;? actesénormes&|160;! paroles monstrueuses&|160;! selon le jugementinfaillible des prêtres du Seigneur&|160;! Réfléchis et réponds…sinon, l’Église t’abandonne au bras séculier.&|160;»

Ces paroles du prélat produisent une grandeagitation dans la foule&|160;; la majorité des assistants esthostile à Jeanne Darc, un petit nombre la prend en pitié. Cesdivers sentiments s’expriment par des cris, des imprécations, etquelques paroles charitables.

–&|160;Quoi&|160;! elle n’est pas condamnée,la sorcière&|160;!

–&|160;On lui laisse une porte de salut pours’échapper&|160;!

–&|160;Par saint Georges&|160;! foi d’archeranglais&|160;! je mets le feu à la maison de l’évêque si cetteribaude n’est pas sur l’heure menée au bûcher&|160;!

–&|160;On lui ferait grâce&|160;! et elle aexterminé par ses maléfices notre invincible armée&|160;!

–&|160;Ils veulent la sauver&|160;!

–&|160;Puissent-ils réussir&|160;!… pauvrefille&|160;! elle a tant souffert&|160;!

–&|160;Est-elle pâle et amaigrie&|160;! elle al’air d’un fantôme&|160;! On la disait si belle&|160;!

–&|160;C’est pour la France qu’elle s’estbattue… et nous sommes Français, après tout&|160;!

–&|160;Ne parlez pas si haut, mon compère, lessoldats anglais pourraient vous entendre.

–&|160;Jésus&|160;! mon Dieu&|160;! labrûler&|160;! elle si vaillante&|160;! si pieuse&|160;!

–&|160;Est-ce donc sa faute si Dieu l’ainspirée&|160;!

–&|160;Si des saintes lui ont apparu&|160;!lui ont parlé&|160;!

–&|160;Comment un évêque du bon Dieu ose-t-ill’accuser&|160;!

–&|160;À mort&|160;! à mort&|160;! lasorcière&|160;!

–&|160;À mort&|160;! à mort&|160;! ladiablesse&|160;! et vive la vieille Angleterre&|160;!

–&|160;Au bûcher la p… des Armagnacs&|160;!…Nous la verrons en chemise&|160;!

Jeanne Darc, à ces cris féroces, à ces infâmesinsultes, sent redoubler sa terreur&|160;; elle songe à l’ignominiequi l’attend avant son supplice si elle n’abjure pas. Abjurer,c’est échapper à cette honte mortelle&|160;; abjurer, c’estrecouvrer la liberté&|160;! Jeanne Darc se résigne donc&|160;; maissa loyauté, sa conscience, se révoltent encore en ce momentsuprême, et au lieu de renier complètement ses erreurs, ellemurmure, toujours agenouillée, ces mots d’une voixfaible&|160;:

–&|160;J’ai dit sincèrement aux juges toutesmes actions&|160;; j’ai cru agir de par Dieu&|160;! Je ne veuxaccuser ni mon roi, ni personne… Si j’ai péché, je suis seulecoupable, et je m’en rapporte à Dieu&|160;!

L’ÉVÊQUE CAUCHON, d’une voixéclatante. – Subterfuges&|160;! subterfuges&|160;! Oui ou non,tiens-tu pour vrai ce que les prêtres, tes seuls juges en matièrede foi, déclarent de tes actes et de tes paroles&|160;? paroles etactes déclarés fallacieux, homicides, sacrilèges, idolâtres,hérésiarques et diaboliques, réponds&|160;! (Silence deJeanne.) Une seconde fois, je te requiers de répondre&|160;!…(Silence de Jeanne.) Une troisième fois, je te requiers derépondre… Tu te tais&|160;?

Oui, l’héroïne se taisait, torturée par lesdéchirements d’une lutte intérieure et suprême. – Abjure&|160;! –lui disait son instinct de conservation et de liberté. – N’abjurepas, ne mens pas… courage, courage&|160;! – lui criait saconscience&|160;; – soutiens la vérité jusqu’à la honte, jusqu’à lamort&|160;! – Et l’infortunée, se tordant les mains, demeuraitmuette et en proie à d’horribles angoisses&|160;!

L’ÉVÊQUE CAUCHON, effrayant d’hypocritemansuétude et s’adressant au peuple. – Hélas&|160;! mestrès-chers frères&|160;! vous voyez l’endurcissement opiniâtre decette infortunée&|160;! elle repousse sa tendre mère l’Église, quilui tend les bras avec amour et pardon&|160;! Hélas&|160;!hélas&|160;! le malin esprit possède à jamais celle-là, qui tout àl’heure aura été Jeanne&|160;! celle-là, dont le corps va êtrelivré aux flammes ardentes du bûcher&|160;! celle-là, dont lescendres vont être jetées au vent&|160;! celle-là, qui, privée de lasainte Eucharistie au moment de sa mort, et chargée del’excommunication de l’Église, va être plongée au fond des enferspour l’éternité&|160;!… Hélas&|160;! hélas&|160;! Jeanne, tu l’asvoulu… Nous avions cru à ton repentir, nous avions consenti à nepas te livrer au bras séculier&|160;; mais tu persistes dans tonhérésie, écoute ta sentence&|160;! (Il se recueille un momentavant de la prononcer.)

PLUSIEURS SOLDATS ANGLAIS, agitant leurslances. – Allons donc&|160;! tu as bien tardé, père enDieu&|160;!

–&|160;Vite au feu la sorcière&|160;!

–&|160;À mort la magicienne&|160;! àmort&|160;!

D’AUTRES VOIX, dans la foule. –Pauvre vaillante fille&|160;! elle est perdue&|160;!

–&|160;Seigneur Dieu&|160;! mais elle ne peutnier ses visions, puisqu’elle les a eues&|160;!

–&|160;Ce serait, de sa part, mensonge etlâcheté&|160;!

L’ÉVÊQUE CAUCHON, se levant, terrible, etles mains levées vers le ciel, s’apprêtant à maudirel’accusée. – Jeanne, écoute ta sentence… Au nom du Père, duFils et du Saint-Esprit&|160;! nous, Pierre, évêque de Beauvais,par la miséricorde divine, nous te déclarons…

JEANNE DARC jette un cri de terreur, jointles mains, tombe affaissée sur l’échafaud, en criant d’une voixdésespérée. – Grâce&|160;! grâce&|160;!…

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Te soumets-tu au jugementde l’Église&|160;?

JEANNE DARC, livide, et dont les dentsclaquent d’épouvante. – Oui, oui&|160;!

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Renies-tu tes apparitions,tes révélations, comme mensongères et diaboliques&|160;?

JEANNE DARC, brisée, éperdue, et d’unevoix pantelante. – Oui, oui, je les renie, puisque les prêtresles trouvent mauvaises à croire et à soutenir. Je m’en rapporte àeux… je me soumettrai à tout ce que l’Église ordonnera de moi…grâce&|160;!

(Elle reste agenouillée, ployée surelle-même, et cache, en sanglotant, son visage entre sesmains.)

L’ÉVÊQUE CAUCHON, avec un feint élan decharité. – Oh&|160;! mes très-chers frères, le beaujour&|160;! le saint jour&|160;! le glorieux jour&|160;! que celuioù l’Église, dans sa maternelle allégresse, ouvre les bras à l’unede ses enfants, repentie après de longs égarements&|160;! Jeanne,ta soumission sauve ton âme et ton corps&|160;; répète avec moi laformule d’abjuration…

(Il fait signe à l’un des greffiers, quilui apporte un parchemin où est écrite d’avance la formuled’abjuration.)

De violentes rumeurs éclatent dans lafoule&|160;; les soldats anglais et les gens du parti bourguignon,irrités de voir la Pucelle échapper au supplice, s’emportent enimprécations contre ses juges, ils accusent l’évêque et le cardinalde trahison, menacent de brûler leurs maisons&|160;; les chefsanglais partagent l’indignation de leurs soldats. L’un de cescapitaines, le comte de Warwick, sortant de l’enceinte où ils sontréunis, monte précipitamment les degrés de l’estrade, et,s’approchant du prélat, lui dit tout bas d’un ton courroucé&|160;:– Évêque&|160;! évêque&|160;! est-ce là ce que tu nous aspromis&|160;? – Patience, donc&|160;! – répond le prélat à voixbasse&|160;; – je tiendrai ma promesse. Mais calmez voshommes&|160;; ils sont capables de renverser l’échafaud et de nousassommer&|160;!

Le comte de Warwick, connaissant assez PierreCauchon pour se fier à sa parole de sang, quitte l’estrade, rejointses compagnons d’armes, leur communique la réponse del’évêque&|160;; et ils vont de rang en rang, s’efforçant d’apaiserla colère des soldats en leur assurant que la sorcière sera brûlée,malgré son abjuration. Cette abjuration consterne d’abord ceux quis’apitoyaient sur le sort de Jeanne Darc&|160;; puis ilss’indignent contre elle. Si elle renie ses visions, elles étaientdonc feintes&|160;? elle mentait donc en se disant envoyée deDieu&|160;? Si elles étaient vraies, elle se déshonorait par unehonteuse lâcheté en les reniant par peur de la mort&|160;! LÂCHE OUMENTEUSE, voilà le jugement qu’ils portaient, qu’ils devaientporter de Jeanne Darc. Vous le voyez, fils de Joel, la trameinfernale des prêtres était habilement ourdie&|160;; ilséteignaient la pitié même dans le cœur des partisans del’héroïne&|160;! Celle-ci, toujours agenouillée sur l’échafaud etpliée sur elle-même, son visage caché entre ses mains, sembleétrangère à ce qui se passe autour d’elle&|160;; accablée par tantde terribles émotions, son esprit se trouble, sa seule penséelucide est d’échapper, par une abjuration aveugle, aux torturesprolongées qu’elle endure. Le silence se rétablit.

L’ÉVÊQUE CAUCHON se lève, tenant unparchemin, et dit. – Jeanne, tu vas répéter du cœur et deslèvres, à mesure que je la prononcerai, la formule d’abjurationsuivante&|160;; écoute… (Il lit d’une voix éclatante.)«&|160;Toute personne qui a erré dans la foi catholique et qui,depuis, par la grâce de Dieu, est retournée en la lumière de lavérité et à l’union de notre sainte mère l’Église, se doit garderd’une rechute provoquée par le malin esprit, et de retomber ainsien damnation&|160;; pour cette cause, moi, JEANNE, vulgairementappelée la Pucelle, misérable pécheresse, reconnaissantavoir été liée par les chaînes de l’erreur, et voulant revenir ànotre sainte mère l’Église catholique, apostolique etromaine&|160;; moi, JEANNE, afin de prouver que je reviens à matendre mère, non par feinte, mais de cœur, je confesse,premièrement, avoir très-grièvement péché en donnant mensongèrementà croire que j’ai eu des apparitions et révélations de par Dieu,sous les figures de sainte Marguerite, sainte Catherine et saintMichel archange.&|160;» (S’adressant à Jeanne Darc.)Confesses-tu avoir, en cela, menti fallacieusement&|160;? avoir étéimpie et sacrilège&|160;?

JEANNE DARC, brisée. – Je leconfesse&|160;!

Une explosion de cris, poussés par la fouleindignée, succède à la confession de la repentie&|160;; les plusfurieux sont ceux qui ressentaient pour elle la plus tendrepitié.

–&|160;Ainsi, tu mentais&|160;!

–&|160;Tu abusais les pauvres gens, misérablehypocrite&|160;!

–&|160;Et moi qui la plaignais&|160;!

–&|160;Ah&|160;! l’Église est tropindulgente&|160;!

–&|160;Recevoir à la pénitence une si infâmetrompeuse&|160;!

–&|160;Ma foi, mes compères, elle est biencapable d’être endiablée, ainsi que le disent lesAnglais&|160;!

–&|160;Enfin, elle n’en a pas moins remportéde grandes victoires pour la France&|160;!

–&|160;Par pure sorcellerie&|160;! Ahçà&|160;! vous allez peut-être la plaindre, maintenant, cettehorrible menteuse&|160;?

–&|160;Hum&|160;!… la peur du fagot faitavouer bien des choses&|160;!

–&|160;Alors, elle est donc lâche&|160;? ellen’a donc pas le courage de soutenir la vérité en face de lamort&|160;? cette poltronne dont on vantait si haut lavaillance&|160;?

Le silence se rétablit peu à peu. Jeanne Darca entendu les terribles accusations lancées contre elle&|160;; maisle courage l’abandonne. Revenir sur ce premier aveu, c’est convenirqu’elle a cédé à la peur&|160;; son esprit affaibli se trouble deplus en plus, elle cède à la fatalité qui l’entraîne.

L’ÉVÊQUE CAUCHON, continuant de lire à lapénitente la formule d’abjuration. – «&|160;Secondement, moi,JEANNE, je confesse avoir grièvement péché en séduisant lescréatures par de superstitieuses divinations, en blasphémant Dieu,ses anges, ses saintes, en méprisant la loi divine, l’Écrituresacrée, ainsi que les droits canons.&|160;» (S’adressant àJeanne.) Le confesses-tu&|160;?

JEANNE DARC. – Je le confesse&|160;!

UNE VOIX, dans la foule. – Si Jeannea méprisé vos divins canons, elle s’est bravement servie des canonsfrançais&|160;!… Prêtres, vous êtes des monstres&|160;!…

Des huées, des imprécations, surtout sortiesdes rangs des soldats anglais, couvrent la voix du partisan del’héroïne, et le silence se rétablit.

L’ÉVÊQUE CAUCHON, lisant. –«&|160;Troisièmement, moi, JEANNE, je confesse avoir grièvementpéché en portant un habit dissolu, difforme et déshonnête, contrela décence de la nature&|160;; en portant mes cheveux taillés enrond, à l’exemple des hommes, contre toute pudeur de femme.&|160;»(S’adressant à Jeanne.) Confesses-tu cet abominablepéché&|160;?

JEANNE DARC. – Je le confesse&|160;!

L’ÉVÊQUE CAUCHON, lisant. –«&|160;Quatrièmement, moi, JEANNE, je confesse avoir grièvementpéché en portant armures de guerre avec jactance, en désirant aveccruauté l’effusion du sang humain.&|160;» (S’adressant àJeanne.) Le confesses-tu&|160;?

JEANNE DARC, se tordant les mains. –Mon Dieu&|160;! confesser cela&|160;! confessercela&|160;!&|160;!&|160;!

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Quoi&|160;! tuhésites&|160;? (À voix basse.) Prends garde&|160;! lebûcher t’attend&|160;!

JEANNE DARC frissonne et répond d’une voixdéfaillante. – Je le confesse&|160;!

L’ÉVÊQUE CAUCHON, d’une voixretentissante. – Jeanne, tu confesses avoir désiré aveccruauté l’effusion du sang humain&|160;?

JEANNE DARC. – Je le confesse&|160;!

D’innombrables cris d’horreur s’élèvent dansla foule&|160;; les soldats anglais menacent Jeanne de leurs armes.Quelques hommes ramassent des pierres afin de lapider l’héroïne,mais ils hésitent, de crainte de lapider pareillement les juges.Les imprécations redoublent contre la pénitente.

–&|160;C’est par pure cruauté que cette harpieguerroyait&|160;!

–&|160;Elle voulait se soûler desang&|160;!

–&|160;Elle l’avoue&|160;!

–&|160;Et l’Église lui pardonne&|160;!

–&|160;Ah&|160;! je ressentais grande pitiépour cette misérable mais maintenant, je dis comme lesAnglais&|160;: À mort cette tigresse altérée de sang&|160;!

–&|160;Stupides que vous êtes&|160;! vouscroyez ces prêtres&|160;! Jeanne allait donc après la batailleboire le sang des cadavres&|160;!

–&|160;Vous la défendez&|160;!

–&|160;Oui&|160;! Ah&|160;! pourquoi suis-jeseul&|160;!

–&|160;Vous êtes un traître&|160;!

–&|160;C’est un Armagnac&|160;!

–&|160;À mort l’Armagnac&|160;!

La foule assomme de coups le défenseur del’héroïne. Celle-ci n’a plus, pour ainsi dire, conscience de cequ’elle entend, de ce qu’elle dit, son esprit s’égare&|160;; ellen’a plus que la force et l’intelligence de répondremachinalement&|160;: – Je le confesse, – à chaque fois que l’évêqueCauchon lui dit&|160;: – Le confesses-tu&|160;? – Elle conservecependant assez de raisonnement pour penser que cette agonie nepeut longtemps se prolonger&|160;; dans quelques instants, elleaura fini d’abjurer, elle sera morte ou libre&|160;!

L’ÉVÊQUE CAUCHON, lisant. –«&|160;Cinquièmement, moi, JEANNE, je confesse avoir grièvementpéché en soutenant que tous mes actes, que toutes mes paroles,m’étaient inspirés de par Dieu, ses saintes et ses anges, tandisque je méprisais Dieu et ses sacrements, et que j’invoquaisconstamment les mauvais esprits&|160;!&|160;» (S’adressant àJeanne.) Le confesses-tu&|160;?

JEANNE DARC. – Je le confesse&|160;!

VOIX, dans la foule. – Elle confessesa sorcellerie, et on ne la brûle pas&|160;!

–&|160;Par saint Georges&|160;! elle aexterminé, par maléfices, des milliers de nos compagnons de guerre,et elle échapperait au bûcher&|160;!

–&|160;Calmez-vous, elle sera brûlée plustard&|160;; nos capitaines nous l’ont promis&|160;!

–&|160;On peut les croire&|160;!

–&|160;S’ils nous trompent, nous la brûlonsnous-mêmes&|160;!

L’ÉVÊQUE CAUCHON, lisant. –«&|160;Sixièmement, moi, JEANNE, je confesse avoir grièvement péchéen étant schismatique.&|160;» (S’adressant à Jeanne.) Leconfesses-tu&|160;?

JEANNE DARC. – Je le confesse&|160;!

L’ÉVÊQUE CAUCHON, lisant. –«&|160;Lesquels crimes et erreurs en la foi catholique, moi JEANNE,retournée à la vérité par la grâce du Seigneur, et aussi par lagrâce de votre sainte et infaillible doctrine, mes bons etrévérends pères je renie et abjure&|160;!&|160;» (ÀJeanne.) Renies-tu, abjures-tu tes crimes et tes erreurs en lafoi catholique&|160;?

JEANNE DARC, défaillante. – Je lesrenie&|160;!… je les abjure&|160;!

L’ÉVÊQUE CAUCHON, lisant. – «&|160;Enfoi et créance de quoi, moi, JEANNE, déclare me soumettre auchâtiment que m’infligera l’Église, promettant et jurant àmonseigneur saint Pierre, prince des apôtres, et à notre saint-pèrele pape de Rome, son vicaire, et à ses successeurs, et à vous, messeigneurs, et à vous mon révérend père en Dieu, monseigneurl’évêque de Beauvais, et à vous, religieuse personne, frère JeanLemaître, vicaire de l’Inquisition de la foi, moi, JEANNE, je vousjure, à vous tous mes juges, de ne retomber jamais dans lescriminelles erreurs dont il a plu au Seigneur de me délivrer&|160;!je jure de toujours demeurer en l’union de notre sainte mèrel’Église et en l’obéissance de notre saint-père lepape&|160;!&|160;» (À Jeanne.) Le jures-tu&|160;?

JEANNE DARC, d’une voix expirante. –Je le jure… et je meurs&|160;!…

L’évêque Cauchon fait signe à l’un desgreffiers d’ouvrir l’écritoire qu’il porte suspendue à soncôté&|160;; il y prend une plume, la trempe dans l’encre et laremet au prélat, auquel il présente, en guise de pupitre, sonbonnet carré, qu’il tient des deux mains. Le prélat place sur cebonnet le parchemin, qu’il continue de lire à haute voix en tenantla plume&|160;:

«&|160;– Moi, JEANNE, j’affirme et confirmetout ce qui est dit plus haut, le jurant et l’affirmant au nom duDieu vivant et tout-puissant et des saints Évangiles, en preuve dequoi, ne sachant écrire, j’ai signé cette cédule de monsigne.&|160;» (À Jeanne Darc, toujours agenouillée, luiprésentant la plume et lui montrant le parchemin, qu’il étale surle bonnet du greffier.) Maintenant, fais ta croix ici, en bas,puisque tu ne sais pas écrire.

Jeanne Darc, presque agonisante, essaye detracer une croix au bas du parchemin&|160;; elle n’y peut parvenir,ses forces l’abandonnent. Le greffier s’agenouille auprès de lapatiente, guide sa main inerte et glacée, l’aide à apposer ainsison signe au bas de l’acte&|160;; puis, appelant lespénitents à robes grises, restés au pied de l’échafaud, il leurlivre Jeanne Darc presque évanouie&|160;; ils se placent à sescôtés, la soutenant dans leurs bras&|160;; sa tête alanguie retombesur son épaule, ses paupières demi-closes laissent apercevoir sonregard fixe et vitreux&|160;; de temps à autre un tressaillementconvulsif agite son corps et prouve seul que la vie ne l’a pasabandonné.

L’ÉVÊQUE CAUCHON, d’une voixretentissante. – «&|160;Au nom du Père, du Fils et duSaint-Esprit. Amen&|160;! Tous les pasteurs, chargés deveiller avec amour et vigilance sur le troupeau du Christ, doivents’efforcer d’éloigner de ce cher troupeau confié à leur gardetoutes les causes de pestilence, d’infection et de corruption, ettâcher de charitablement ramener les brebis égarées dans leschemins épineux de l’erreur&|160;; c’est pourquoi, nous, Pierre,évêque de Beauvais, par la miséricorde divine, assisté de frèreJean Lemaître, inquisiteur de la foi, et autres doctes et révérendsprêtres, juges compétents, ouï et entendu tes assertions et tesaveux à toi, Jeanne, dite la Pucelle, nous te déclarons&|160;:Coupable d’avoir soutenu mensongèrement que tu avais eu des visionset révélations divines&|160;! Coupable d’avoir séduit les faibleset d’avoir cru témérairement&|160;! Coupable d’avoir méprisé lessacrements et les saints canons&|160;! Coupable d’avoir favoriséles séditions contre notre souverain et sérénissime maître le roid’Angleterre et de France&|160;! Coupable d’avoir versé le sanghumain avec cruauté&|160;! Coupable d’avoir apostasié, schismatisé,blasphémé, idolâtré et invoqué le malin esprit&|160;!… Maispuisque, par la grâce du Tout-Puissant, tu reviens enfin au gironde notre sainte et douce mère l’Église, et que, remplie d’unecontrition sincère, d’une foi non feinte, tu as fait publiquementet à haute voix l’abjuration de tes erreurs criminelles ethérésiarques, nous te relevons présentement du châtiment del’excommunication et de ses suites, à la condition expresse que tureviens sincèrement à notre sainte et miséricordieuse Église&|160;;et désirant charitablement t’aider à faire ton salut par lapénitence, nous te condamnons, toi, Jeanne, dite la Pucelle, à uneprison perpétuelle, où tu auras pour nourriture le pain de ladouleur&|160;! pour breuvage l’eau de l’angoisse&|160;! à seule finque, pleurant durant ta vie entière tes monstrueux péchés, tu neles commettes plus&|160;! Telle est ta condamnation finale etdéfinitive… Et maintenant, tu vois combien pour toi l’Église deNotre Seigneur se montre tendre mère… Abjure, abandonne, déploredonc à jamais tes coupables erreurs&|160;! renonce pour toujours àtes habits d’homme, honte de ton sexe&|160;! sinon, si tu retombaisdans ce péché mortel d’idolâtrie ou dans d’autres, l’Église, avecune douleur profonde et maternelle, te retrancherait cette foispour jamais de son corps, et te livrerait au bras séculier, qui tejetterait dans les flammes du bûcher comme un membre infect,gangrené d’une incurable pourriture&|160;!…Amen&|160;!&|160;»

La foule, et surtout les soldats anglais,accueillent ce miséricordieux jugement par des clameursmenaçantes&|160;; le populaire fait un mouvement pour forcer laporte du cimetière, gardée par une escorte d’archers. Ceux-ci, nonmoins exaspérés, sont sur le point de se joindre aux mécontents,afin d’assaillir le tribunal&|160;; mais ils sont à grand’peinecontenus par leurs chefs. Le comte de Warwick monte précipitammentles degrés de l’échafaud, et, s’adressant à l’évêque d’un toncourroucé&|160;: – Évêque, cette comédie a-t-elle assez duré&|160;?nous ne répondons plus du courroux de nos soldats et del’indignation populaire si, malgré son abjuration, cette sorcièren’est pas brûlée sur l’heure&|160;!

L’évêque Cauchon ne peut réprimer un gested’impatience&|160;; il parle bas à l’oreille du capitaine anglais,qui, d’abord surpris, répond par un geste d’adhésion. Le prélatajoute à demi-voix&|160;: – Soyez certain de ce que je vouspromets&|160;; et maintenant, faites garder la porte du cimetière,afin que la foule n’y fasse point irruption. Nous allons sortir parle jardin de l’abbaye&|160;; et par cette issue l’on va aussiemporter la Pucelle, car elle serait massacrée par ces bonnes gens,et il ne faut point cela… non, il faut qu’elle vive encore. Ellen’est qu’évanouie&|160;; on la réconfortera dans sa prison.

Le comte de Warwick quitte l’estrade, l’évêquedonne ses instructions aux deux pénitents qui soutiennent JeanneDarc, complètement privée de connaissance&|160;; ils la soulèvent,l’un par dessous les bras, l’autre par les pieds, descendent lesdegrés de l’échafaud, et, chargés de leur fardeau, se dirigent enhâte, à travers le cimetière, vers le jardin de l’abbaye, tandisque les soldats anglais, obéissant, non sans hésitation, aux ordresde leurs chefs, qui leur promettent le prochain supplice de JeanneDarc, serrent leurs rangs devant la porte du cimetière, ets’opposent ainsi à l’irruption de la foule, qui demande à grandscris la mort de la sorcière&|160;!

*

**

Vous frémissez d’épouvante, fils deJoel&|160;! des larmes d’indignation, de douleur, coulent de vosyeux&|160;! Vous le croyez à sa fin, le martyre de la vierge desGaules&|160;? vous croyez que, transportée agonisante dans soncachot, elle y va mourir&|160;?… – Non, non, il faut qu’elle viveencore, – a dit l’évêque Cauchon, il faut qu’elle vive&|160;! etelle vivra pour souffrir plus qu’elle n’a encore souffert durantson long martyre… puis elle sera jetée dans les flammes… Écoutez,écoutez…

Jeanne Darc, après son abjuration solennelle,a été apportée mourante, non dans son cachot (il fallait à toutprix la rappeler à la vie, lui donner assez de forces pour qu’ellepût subir de nouvelles tortures), mais dans une chambre du châteaude Rouen&|160;; là, elle a reçu les soins les plus empressés. Parordre de l’évêque, afin d’éloigner momentanément d’elle tout sujetd’alarmes pudiques, deux vieilles femmes ont été chargées de laveiller&|160;; elles l’ont couchée dans un lit moelleux, elles ontdesserré ses mâchoires, contractées par les convulsions, et lui ontfait boire quelques gorgées d’un breuvage calmant, puis quelquescordiaux puissants. Le médecin est venu de jour et de nuit visiterJeanne Darc&|160;; et le deuxième jour après son abjuration, ellese trouve hors de danger. Lorsqu’elle eut repris connaissance etconscience d’elle-même, elle se vit dans une vaste chambreproprement meublée&|160;; les tièdes rayons du soleil se jouaient àtravers les vitraux de la croisée&|160;; deux vieilles femmes,assises au chevet de la malade, semblaient la regarder avec untouchant intérêt. Après s’être crue le jouet d’un songe, elle pensaque, sans doute, selon la promesse à elle jurée par le promoteur aunom de l’évêque, on l’avait mise secrètement en liberté, malgré sacondamnation à une éternelle captivité&|160;; elle crut enfin quedes personnes charitables, sans doute les deux femmes qui lagardaient, avaient obtenu de l’évêque de la faire transporter chezelles. Hélas&|160;! vous le comprendrez facilement, fils de Joel,et vous n’aurez pas le courage de l’en blâmer, Jeanne, lorsqu’ellerevint à la vie, ne ressentit que la joie d’être libre, n’éprouvad’abord aucun remords d’avoir publiquement renié la vérité, surtoutpar peur de l’effroyable ignominie dont elle était menacée avantson supplice… être exposée nue aux regards de la foule&|160;!… Lebonheur d’avoir échappé à tant de hontes, l’espoir de revenirbientôt à la santé, de retourner à Domrémy auprès de ses parents,étouffèrent en elle les voix sévères de la conscience et du devoir.Elle demanda aux deux vieilles dans quel lieu elle setrouvait&|160;; elles sourirent et mirent leur doigt sur leurslèvres d’un air mystérieux. Jeanne crut deviner à ce signe et à labienveillante expression de la figure de ses gardiennes qu’elles nepouvaient répondre à sa question, mais qu’elle était en un asilesûr et hospitalier&|160;; gardant à ce sujet le silence qu’on luirecommandait, elle s’abandonna sans réserve au bonheur de revivre,de voir à travers ses fenêtres l’azur des cieux, de sentir sesmembres, endoloris, meurtris pendant si longtemps par le poids deses chaînes, enfin dégagés de leurs cruelles entraves&|160;; ellese félicitait surtout d’être délivrée de la présence de sesgeôliers, dont les propos méchants ou obscènes, les regardslicencieux, lui causaient dans sa prison un supplice de tous lesinstants. Elle ne refusa pas de prendre quelque nourriture et unpeu de vin généreux trempé d’eau&|160;; ses forcesaugmentèrent&|160;; aussi, le troisième jour qui suivit sonabjuration, elle put se lever. Ses gardiennes lui présentèrent unelongue robe de femme et un chaperon&|160;; Jeanne, n’éprouvant plusles pudiques appréhensions que lui inspirait dans son cachot la vuede ses geôliers, reprit sans hésitation les habits de son sexeaprès avoir quitté son lit. La porte de la chambre qu’elle occupaits’ouvrait sur une sorte de plate-forme, où les vieillesl’engagèrent à se promener&|160;; une clôture en planches assezélevées pour que le regard ne pût s’étendre au-delà entourait cetteterrasse&|160;; de pareilles planches, placées en dehors de lafenêtre et à moitié de sa hauteur, interceptaient ainsicomplètement la vue extérieure. Jeanne interrogea sur la nécessitéde ces clôtures ses silencieuses gardiennes, sans obtenir d’ellesd’autre réponse que ce sourire mystérieux incrusté sur leurslèvres&|160;; elle ne renouvela pas sa question, mais leur dit que,ses forces et sa santé renaissant, elle espérait bientôt sortir dulieu où elle se trouvait et retourner dans son pays&|160;; lesvieilles se prirent à sourire de nouveau et lui répondirentqu’elles la voyaient avec grande joie assez réconfortée pourpouvoir entreprendre un grand voyage.

Jeanne resta longtemps sur la plate-formevoisine de sa chambre, aspirant l’air printanier avecdélices&|160;; puis, la nuit venue et se sentant légèrementfatiguée par sa promenade, elle se coucha non loin du lit destiné àses gardiennes, et s’endormit profondément.

Vous l’avez compris, fils de Joel, la pauvremartyre, sujette, malgré son héroïsme, aux faiblesses humaines ettoute à la joie de se voir libre (elle le croyait du moins) aprèsde si longues souffrances, n’avait éprouvé d’abord aucun remords deson abjuration&|160;; cependant vers la fin de la journée, devagues ressentiments, avant-coureurs du prochain et redoutableréveil de sa conscience, ayant jeté quelque trouble dans sonesprit, elle avait cherché dans le sommeil autant un reposréparateur que l’oubli d’elle-même… Cet espoir fut trompé…

Sainte Marguerite et sainte Catherineapparurent en songe à l’héroïne, non plus souriantes et tendres,mais tristes, menaçantes, et lui reprochant d’avoir lâchement reniéla vérité par peur de la honte et du bûcher. Profondémentimpressionnée par ce rêve, Jeanne se réveilla en sursaut, le visageinondé de larmes&|160;; et, l’hallucination prolongeant les visionsde son rêve, elle crut voir… elle vit les deux saintes coiffées deleur couronne d’or, vêtues de blanc et d’azur, se dessinerlumineuses, presque transparentes, au milieu des ténèbres de lachambre.

Jeanne, palpitante, les mains jointes etagenouillée sur sa couche, sanglotait, implorant son pardon. Lesdeux saintes, sans répondre, lui montrèrent le ciel d’un gestesignificatif et redoutable&|160;; puis, l’hallucination cessant peuà peu, l’apparition pâlit, s’effaça, et l’obscurité redevintprofonde…

L’héroïne, brusquement arrachée au sommeil ducorps par l’impression d’un songe, sentit aussi se réveiller saconscience, endormie depuis son abjuration&|160;; cette solennitéfuneste se retraça dans toute son horreur au souvenir deJeanne&|160;; elle crut encore entendre les malédictions dontl’avaient accablée ceux qui d’abord la plaignaient. Cetteaccusation terrible et légitime retentissait de nouveau à sonoreille&|160;:

«&|160;– Si les visions de Jeanne sontinventions et fourberies, elle a trompé les simples… elle amenti&|160;!…

»&|160;– Si ces visions sont réelles, si Dieul’a inspirée, elle se couvre de honte en abjurant avec une lâchetésacrilège par la peur de la mort&|160;!…&|160;»

–&|160;Lâche ou menteuse, –répétaient à Jeanne les voix inexorables de son honneur et de lavérité&|160;; – lâche ou menteuse&|160;! telle est la renomméequ’après toi tu laisseras&|160;! – Ce que souffrit la pauvrecréature, durant cette nuit de remords désespérés, estinexprimable&|160;; elle retrouvait toute la lucidité de sonesprit, toute l’énergie de son caractère, pour se maudireelle-même&|160;! Sa haute raison lui montrait les conséquencesfatales de son abjuration&|160;: ces soldats, ces populations levésà sa voix contre l’étranger, qu’ils avaient vaincu, qu’ilscombattaient encore à cette heure avec succès, au nom de l’héroïnecaptive, comptant sur sa céleste protection, apprendraient bientôtle honteux parjure de celle-là qu’ils croyaient divinementinspirée&|160;! elle ne serait plus à leurs yeux qu’une hypocriteeffrontée&|160;! Irréparable malheur&|160;! le doute d’eux-mêmes,l’abattement, la défaite, pouvaient succéder au valeureuxentraînement dont peuple et soldats étaient jusqu’alorstransportés&|160;! Malheur&|160;! malheur&|160;!… La mémoire de lavierge guerrière survivant à son martyre pure comme sa vie auraitexalté les courages, soulevé des haines vengeresses contre lesAnglais, et le grand œuvre de la complète délivrance de la Gaule sefût achevé au nom de la victime, en exécration de sesbourreaux&|160;!…

Enfin, Jeanne, mise en liberté, tenterait-ellede continuer la guerre&|160;? quelle confiance inspirerait-elledésormais, elle publiquement convaincue de mensonge ou delâcheté&|160;?

Oh&|160;! la trame des prêtres était, vous levoyez, fils de Joel, ourdie avec un art diabolique&|160;!prévoyant, calculant une à une les suites de l’apostasie del’héroïne, ils savaient que, conduite au bûcher en confessanthautement, résolument la divinité de sa mission, Jeanne devenaitune sainte&|160;; mais reniant à la face de tous ses inspirationscélestes, elle était déshonorée, tuée moralement… il ne restaitplus à ces gens d’Église qu’à brûler son corps&|160;!…

Hélas&|160;! vains remords, vaindésespoir&|160;! pensait Jeanne&|160;; comment rétracter uneabjuration publique&|160;? Et cela fût-il possible, qui croirait àla sincérité d’une créature qui, une fois déjà, avait, à la face deDieu et des hommes, renié sa foi, son honneur, sa gloire&|160;!

Au point du jour, Jeanne Darc entend frapper àla porte de sa chambre, les vieilles se lèvent, vont s’enquérir dela personne qui frappe&|160;; c’est leur révérend père en Dieu, lechanoine Loyseleur&|160;; il désire à l’instant parler à l’héroïne.Elle revêt ses habits de femme, se prépare à recevoir le prêtre,éprouvant toutefois à son égard un ressentiment d’amertume,songeant que ses raisonnements subtils l’avaient amenée à abjurer,seul moyen d’échapper aux épouvantables ignominies dont on lamenaçait avant son supplice&|160;; cependant, elle réfléchitqu’après tout ce pauvre prêtre croyait sans doute la conseillerdans son intérêt, et que seule elle était coupable et responsablede sa lâche apostasie. Accueillant donc avec sa douceur habituellele chanoine Loyseleur, Jeanne apprit de lui, ce dont elle fûtsurprise, qu’elle se trouvait encore prisonnière dans le château deRouen&|160;; mais, quoique condamnée à un emprisonnement éternel,elle serait, selon les promesses de l’évêque, bientôt mise enliberté, mesure retardée jusqu’alors par plusieurs causes&|160;:d’abord l’état de défaillance de la patiente à la suite de la scèneexpiatoire&|160;; puis, telle était la féroce exaspération dessoldats anglais et des gens du parti bourguignon contre la Pucelle,de qui ces méchants voulaient la mort, qu’un soulèvement terribleaurait éclaté si l’on n’eût promis à ces furieux qu’elle finiraitses jours dans un cachot. Mais le prélat, ajoutait le chanoine,fidèle à sa parole, n’ayant plus d’ailleurs aucun intérêt à retenirplus longtemps Jeanne prisonnière, puisqu’elle avait siheureusement pour elle échappé au bûcher en reniant ses erreurs,l’évêque la ferait nuitamment délivrer le lendemain ou lesurlendemain. Enfin, c’était à lui, Loyseleur, à ses supplicationsauprès du capitaine du château, qu’elle devait sa translation danscette chambre&|160;; mais, hélas&|160;! les sentiments d’humaniténe duraient guère chez les cruels Anglais, le capitaine exigeaitque sa captive, à peu près revenue à la santé, fût reconduite lematin même dans son cachot&|160;; mais elle en sortiraitprochainement et pour toujours, grâce à une évasion certaine,habilement préparée par les soins de l’évêque.

Jeanne Darc, cette fois encore, dut ajouterfoi aux paroles de ce prêtre&|160;; elle pensait que son apostasiela perdant à jamais, peu importait à ses ennemis qu’elle fût ou nonbrûlée. Elle se résigna donc, et insoucieuse d’une libertédéshonorée, elle apprit avec une sombre indifférence qu’elle devaitretourner dans son cachot&|160;; seulement, avant de s’y rendre,elle demanda au chanoine, comme grâce dernière, d’obtenir qu’on luiapportât ses habits d’homme, laissés par elle dans soncachot&|160;: ainsi vêtue, elle redoutait moins la présence de sesgardiens. Loyseleur promit à Jeanne Darc de faire part de son désirau capitaine du château. Soudain, l’une des vieilles rentre,annonçant que le geôlier, escorté de soldats, vient réclamer laprisonnière&|160;; le chanoine l’encourage, lui affirme qu’ellesera bientôt libre, et quitte la chambre au moment où John entreportant des menottes. L’héroïne tend ses mains, elles sontferrées&|160;; on la reconduit dans son cachot, elle y entre. Sonpremier regard cherche les habits d’homme qu’elle a laissés làplusieurs jours auparavant&|160;; ils ont disparu. Jeanne s’attendà être enchaînée par le milieu du corps et par les pieds, ainsiqu’elle avait coutume de l’être&|160;; mais John, la délivrant mêmede ses menottes, lui apprend qu’elle ne portera plus de fers. Ilsort en jetant un regard étrange sur Jeanne Darc&|160;; celle-ci,insoucieuse de cet adoucissement aux rigueurs de sa captivité,s’assoit sur sa couche de paille et reste plongée dans le noirabîme de ses pensées.

*

**

Depuis longtemps il fait nuit&|160;; la petitelampe de fer éclaire de sa faible lueur le cachot de Jeanne Darc,brisée de remords sans cesse ravivés par les voix implacables quilui reprochaient son abjuration, fatiguant, épuisant en vain sonesprit à chercher la possibilité d’expier sa lâche faiblesse… Lacaptive regrette amèrement la disparition de ses habitsmasculins&|160;: elle avait cru remarquer durant la journéecertains regards sinistres ou sardoniques de son geôlier. Agitée devagues pressentiments, redoutant un danger sur lequel elle osait àpeine arrêter son esprit, elle s’est de son mieux étroitementenveloppée dans sa robe, et craignant de céder au sommeil qui lagagne, elle n’a pas voulu rester sur sa couche de paille, et s’estassise à terre en s’adossant à la muraille&|160;; mais sespaupières appesanties se ferment malgré elle, son front s’inclinepeu à peu et tombe appuyé sur ses genoux, qu’elle enlace de sesdeux bras… Elle s’endort…

Soudain apparaît au guichet du cachot lafigure blême du chanoine Loyseleur&|160;; il voit Jeanne endormieet se retire…

Quelques instants après, la lourde porte de laprison s’ouvre lentement, doucement, et se referme si lentement, sidoucement, que le sommeil de Jeanne Darc n’a été interrompu, ni parce léger bruit, ni par les pas de deux hommes qui, marchant avecprécaution, suspendant leur respiration, viennent d’être introduitsdans ce sinistre lieu… Ces deux nobles hommes, officiers anglais,nommés Talbot et Berwick, ont été, lors dupremier interrogatoire de Jeanne Darc, commis à sa garde parl’évêque Cauchon&|160;; ils sont dans la vigueur de l’âge, neportent ni armes ni armures&|160;; leurs riches pourpoints sonttailladés, selon la mode du temps. Ces deux misérables ont cherchédans l’excitation du vin le courage de tenter l’atrocité inouïe… lecrime sans nom… qu’ils veulent commettre&|160;! leur joue estenflammée, leurs yeux étincellent, un sourire d’une lubricitéféroce contracte leurs lèvres avinées… À l’aspect de Jeanneendormie, ils s’arrêtent un moment… se consultent du regard…puis…

Non&|160;! fils de Joel&|160;! non&|160;! jene peux continuer cet abominable récit&|160;!… La plume vientd’échapper de ma main, tremblante d’indignation et d’horreur&|160;!des larmes ont voilé ma vue&|160;!… Non, je ne saurais poursuivrele récit de cette monstruosité&|160;!…

Et pourtant il le faut&|160;! il faut quecette légende, dans sa complète et terrible réalité, vous inspireune inexorable et sainte exécration contre les bourreaux del’héroïne plébéienne&|160;! bourreaux casqués ou mitrés&|160;! gensde guerre ou gens d’Église&|160;! il faut que vous les voyiez àl’œuvre… Voyez-les donc… et SOUVENEZ-VOUS&|160;!…SOUVENEZ-VOUS&|160;!…

Les deux Anglais sont restés pendant uninstant immobiles, se consultant du regard à l’aspect de JeanneDarc endormie&|160;; puis d’un bond ils s’élancent à la fois verselle… Réveillée en sursaut par le bruit des talons éperonnésrésonnant sur les dalles, elle se redresse, se relève au moment oùles deux officiers se précipitent sur elle… La malheureuse remarqueavec terreur qu’ils sont sans armes&|160;! ce n’est pas la mortqu’elle doit craindre&|160;!… Quelques mots obscènes, insultants nelui laissent aucun doute sur le sort qui l’attend… elle… elle… lavierge guerrière&|160;!… Berwick la prend au milieu du corps,tandis que Talbot, passant derrière elle, la saisit par les bras,approche sa bouche impure des chastes lèvres de Jeanne Darc&|160;;elle détourne violemment la tête, jette un cri affreux. Les deuxAnglais l’entraînent vers la couche de paille… l’héroïne puise uneforce surhumaine dans l’énergie du désespoir… une lutte s’engage…horrible… horrible&|160;!… Berwick et Talbot, à moitié ivres,exaspérés par la résistance de l’héroïne, s’abandonnent à la fureurbestiale de la luxure inassouvie… ILS FRAPPENT JEANNE DARC À COUPSDE POING… SON VISAGE EST MEURTRI… ENSANGLANTÉ… elle résisteencore&|160;!…

La porte s’ouvre avec fracas, le chanoineLoyseleur, la physionomie bouleversée par une feinte indignation,entre tenant un coffret où sont renfermés les habits de Jeanne, ets’écrie en s’adressant au capitaine de la tour, dont il estaccompagné&|160;: – Vous le voyez de vos yeux, on veut commettresur cette infortunée un abominable attentat&|160;! – Berwick etTalbot, stupéfaits des paroles du prêtre, qu’ils devaient croireleur complice, et ayant peut-être tardivement conscience de leurinfamie, laissent Jeanne Darc s’échapper de leurs mains&|160;; lecapitaine de la tour leur fait signe de le suivre, ils obéissentavec un hébétement farouche. Jeanne Darc, éperdue, pantelante, levisage couvert de sang, tombe presque inanimée sur sa couche, prèsde laquelle le chanoine se hâte de déposer les vêtements masculinsde l’héroïne&|160;; il va, dans l’affliction de son âme, adresserla parole à la victime, lorsqu’il est brutalement interrompu par legeôlier, qui lui dit&|160;:

–&|160;Hors d’ici, vieux tonsuré&|160;!… audiable sois-tu, enragé trouble-fête&|160;!

–&|160;Pauvre et sainte fille&|160;! – s’écriele prêtre en s’éloignant, – je vous ai rapporté vosvêtements&|160;!… Reprenez-les, malgré votre serment juré sur lessaints Évangiles… On vous condamnera peut-être comme relapse&|160;;mais mieux vaut souffrir la mort que le dernier outrage&|160;!

La porte du cachot se referme sur lechanoine&|160;; Jeanne Darc reste seule.

*

**

Vous le voyez, fils de Joel, elle s’estdéroulée lentement, ténébreusement, et de point en point, la trameinfernale ourdie par l’évêque Cauchon et le chanoine Loyseleur dèsavant le commencement du procès intenté à Jeanne Darc&|160;:

«&|160;– Faire d’abord condamner l’accuséesur ses propres aveux, provoqués par un adroitconseiller&|160;;

»&|160;Obtenir ensuite d’elle l’abjurationde ses erreurs, lui accorder la vie au nom de la maternelle douceurde l’Église&|160;;

»&|160;Et enfin amener la pénitente àcommettre un acte de relapse, et sur ce… la brûler sansmiséricorde…&|160;»

Les cheveux vous dressent d’épouvante ensongeant à ces horreurs, jusqu’ici inconnues&|160;! à ces horreursaccomplies au nom du Tout-Puissant et de son Égliseéternelle&|160;!…

Dieu juste&|160;! penser pourtant que tout aété employé par ces prêtres contre cette pauvre et innocente jeunefille, la gloire de la France&|160;! l’honneur de l’humanitéentière&|160;! Oui, tout a été employé par ces prêtres, tout… lemensonge, le faux serment, la scélérate hypocrisie, la confessionsacrilège, le poison, et enfin… le viol&|160;!… Ah&|160;! c’est quelà était le dernier nœud de la trame&|160;! La tentative de violobligeait infailliblement l’héroïne à revêtir ses habits d’homme,dans l’espoir de se mieux défendre contre de nouveaux outrages. Or,le seul fait de ce travestissement, solennellement abjuré par ellesur les saints Évangiles, la constituait RELAPSE et la condamnaitau supplice&|160;!… Enfin le monstrueux attentat avait dû se bornerà une tentative… sinon, Jeanne Darc, foudroyée par la honte,risquait d’expirer subitement dans son cachot… et l’on voulaitqu’elle vécût… pour le bûcher&|160;!…

Courage&|160;! fils de Joel&|160;! cettelamentable histoire touche à son terme&|160;! courage&|160;!…suivons la vierge des Gaules jusqu’à la cime de son calvaire, et làsa PASSION sera complète&|160;!… Elle trouvera le calice de fiel…la couronne d’épines… la mort… et criera&|160;: GLOIRE À VOUS, MONDIEU&|160;!… ainsi que le jeune et doux maître de Nazareth, au nomde qui on la supplicie, et que notre aïeule Geneviève a vucrucifier à Jérusalem, il y a quatorze siècles et plus&|160;!…

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Il est huit heures du matin&|160;; JeanneDarc, pendant la nuit, a revêtu ses habits d’homme&|160;; on l’aenchaînée de nouveau. Son beau visage est meurtri des coups qu’ellea reçus durant la lutte nocturne&|160;; une seule penséel’absorbe&|160;: ses juges seront-ils instruits de l’acte derelapse qu’elle vient de commettre&|160;? l’enverront-ils aubûcher, ainsi que le lui a fait craindre le chanoineLoyseleur&|160;? Pourra-t-elle au moins expier sa lâcheté&|160;?proclamer, confesser hautement la vérité de ce qu’elle arenié&|160;? Trouvera-t-elle enfin dans le supplice le terme de samisérable vie&|160;?… L’attente de l’héroïne n’est pastrompée&|160;: l’évêque, instruit par son complice des événementsde la veille, a envoyé plusieurs juges visiter Jeanne dans soncachot&|160;; ils entrent au nombre de sept.

Voici leurs noms&|160;: NICOLAS DE VENDERESSE,– GUILLAUME HAITON, – THOMAS DE COURCELLES, – FRÈRE ISAMBARD DE LAPIERRE, – JACQUES CAMUS, – NICOLAS BERTIN, – JULIEN FLOQUET.

Jeanne Darc, songeant que son crime estflagrant, ressent une joie amère à la vue de ces prêtres&|160;; lefront haut, calme, résolu, elle semble provoquer, défier leurinterrogatoire&|160;; mais, par pudeur et par dignité de soi, nevoulant pas s’exposer à rougir devant ces hommes, elle est décidéeà garder le silence de la honte sur l’attentat de la nuit. Lesjuges se rangent, silencieux, autour de la captive, enchaînée sursa couche.

THOMAS DE COURCELLES, feignant lasurprise. – Quoi&|160;! Jeanne, vous voici en habitsd’homme&|160;? malgré votre serment, juré sur l’Évangile, derenoncer à jamais à ces vêtements idolâtres, à la manière desgentils&|160;?

JEANNE DARC, d’une voix brève et secontenant à peine. – J’ai repris ces habits parce que… j’ai dûles reprendre.

NICOLAS DE VENDERESSE. – Mais votreserment&|160;?

JEANNE DARC, indignée. – Monserment&|160;!… et les vôtres&|160;? A-t-on tenu les promesses quel’on m’a faites&|160;? m’a-t-on permis d’entendre la messe&|160;?m’a-t-on rendu à la liberté après mon abjuration&|160;?

JACQUES CAMUS. – La sentence ecclésiastiquevous condamne à une prison perpétuelle.

JEANNE DARC. – J’aime mieux mourir que derester dans cette prison&|160;! (Elle tressaille d’horreur ausouvenir de l’attentat nocturne.) Si l’on m’avait permisd’entendre la messe, si l’on m’eût laissée dans un lieu honnête,délivrée de mes fers et gardée par des femmes, je…

FRÈRE ISAMBARD DE LA PIERRE,l’interrompant. – Avez-vous entendu vos voix depuis votrecondamnation&|160;?

JEANNE DARC, amèrement. – Oh&|160;! oui… je neles ai que trop entendues&|160;!…

(Les prêtres se regardent et échangent unsigne d’intelligence.)

GUILLAUME HAITON. – Que vous ont-elles dit,vos voix&|160;?

JEANNE DARC, d’une voix ferme. –Elles m’ont dit que j’avais commis une lâcheté en consentant àrenier la vérité dans l’espoir de sauver ma vie&|160;!

GUILLAUME HAITON, vivement. – Maisces paroles…

JACQUES CAMUS interrompt le prêtre d’unregard et dit froidement à Jeanne. – Avant votre abjuration,que vous ont dit vos voix&|160;?

JEANNE DARC, bravant ses juges d’un regardintrépide. – Mes voix me disaient qu’il serait criminel derenier l’inspiration divine qui m’a toujours guidée&|160;!…(Mouvement des prêtres.) Mes voix me disaient jusque surl’échafaud&|160;: «&|160;Réponds hardiment, sincèrement, à ceprêcheur… c’est un faux prêtre&|160;!…&|160;» Malheur à moi&|160;!je n’ai pas écouté mes voix&|160;!

Les prêtres gardent pendant un moment lesilence et échangent des regards expressifs&|160;; Thomas deCourcelles reprend lentement&|160;:

–&|160;Voici des paroles aussi téméraires quecoupables&|160;!… Quoi&|160;! après avoir abjuré, vous retombezdans vos erreurs damnables&|160;?

JEANNE DARC, d’une voix éclatante. –L’erreur, c’est de mentir… et en abjurant, je mentais&|160;!… Cequi est damnable, c’est de damner son âme… et je la damnais en nesoutenant pas que j’avais obéi à la volonté du ciel&|160;!…Oh&|160;! mes voix m’ont assez reproché d’avoir abjuré par craintedu bûcher&|160;!

JACQUES CAMUS. – Ainsi, après avoir repris voshabits d’homme, premier crime, crime irrémissible… il vousconstitue relapse… revolvatis ad vestrum vomitum… vousretournez à votre vomissement, vous osez soutenir derechef que cesprétendues voix…

JEANNE DARC. – Ce sont celles de mes saintes…elles viennent de Dieu&|160;!

THOMAS DE COURCELLES. – Mais, sur l’échafaud,vous avez avoué que…

JEANNE DARC. – Sur l’échafaud, j’avais peur dufeu… j’étais lâche&|160;! je mentais&|160;!

JACQUES CAMUS. – Et à cette heure que vouscroyez n’avoir plus à redouter le supplice, vous…

JEANNE DARC, inflexible. – À cetteheure, je soutiens que la peur seule m’a forcée d’abjurer, d’avouerle contraire de la sainte vérité&|160;! J’aime mieux mourir que derester dans cette prison&|160;! J’ai dit… vous n’obtiendrez plus unmot de moi.

JACQUES CAMUS, d’une voix lugubre. –Ainsi soit-il&|160;!…

Les prêtres sortent lentement&|160;; JeanneDarc, demeurée seule, s’agenouille sur la paille de sa couche, oùelle est enchaînée par le milieu du corps. Elle lève vers la sombrevoûte de la prison son beau visage radieux, inspiré, joint lesmains et prie avec ferveur, remerciant ses saintes de lui donner lecourage d’expier, de racheter son apostasie, en marchant résolumentau supplice.

*

**

Les prêtres, après avoir interrogé Jeanne Darcdans son cachot, se sont rendus chez l’évêque Cauchon, afin del’instruire du résultat de leur visite et de leur interrogatoire,résultat tellement attendu et prévu par le prélat, qu’il avait déjàconvoqué dans la chapelle de l’archevêché de Rouen un nombresuffisant de juges pour procéder à la condamnation définitive de larelapse. Réunis depuis peu de temps, ils ont pris place dans lesstalles de l’antique chapelle&|160;; l’évêque Cauchon, assis aucentre du chœur, les préside, il réclame d’un geste le silence etdit&|160;:

–&|160;Au nom du Père, du Fils et duSaint-Esprit&|160;! Mes très-chers frères, Jeanne est retombée dansses erreurs damnables, et, au mépris de son abjuration solennelle,prononcée à la face de Dieu et sur les saints Évangiles,non-seulement elle a repris ses habits d’homme, abominableendurcissement dans le péché qui suffirait à la condamner&|160;;mais elle revient à soutenir avec une diabolique opiniâtreté quetout ce qu’elle a dit et fait, elle l’a dit et fait de parl’inspiration divine&|160;! Je n’ai rien de plus à ajouter&|160;;je vous requiers de vous prononcer, par ordre, sur le sort deladite Jeanne, accusée de se montrer si épouvantablement relapse,me réservant de vous requérir de délibérer de nouveau si je letrouvais opportun.

L’ARCHIDIACRE NICOLAS DE VENDERESSE. – LaditeJeanne doit être abandonnée au bras séculier pour être par luibrûlée vive, comme relapse.

L’ABBÉ AIGIDIE. – Jeanne est hérétique etrelapse, l’on n’en saurait douter&|160;; cependant, je suis d’avisde lui proposer d’abjurer une seconde fois ses erreurs, sinon,qu’elle soit livrée au bras séculier.

LE CHANOINE JEAN PINCHON. – Jeanne estrelapse&|160;; je m’en rapporte pour sa punition à mes très-chersfrères.

LE CHANOINE GUILLAUME ÉRARD. – Je déclareladite Jeanne relapse et méritante du bûcher.

LE CHAPELAIN ROBERT GILIBERT. – Jeanne doitêtre brûlée comme relapse et hérétique.

L’ABBÉ DE SAINT-AUDOIN. – Cette femme estrelapse&|160;; qu’elle abjure une seconde fois, sinon, qu’elle soitcondamnée.

L’ARCHIDIACRE JEAN DE CASTILLONE. – Que larelapse soit livrée au bras séculier.

LE CHANOINE EMMANGARD. – Je demande lesupplice exemplaire de ladite Jeanne.

LE DIACRE GUILLAUME BOUCHER. – Jeanne doitêtre condamnée comme relapse après une seconde lectured’abjuration.

LE PRIEUR DE LONGUEVILLE. – C’est aussi monavis.

LE RÉVÉREND PÈRE GIFFARD. – Selon moi, larelapse doit être condamnée sans délai.

LE RÉVÉREND PÈRE HAITON. – Je déclare laditefemme relapse&|160;; je requiers contre elle le prompt châtiment deson crime si elle refuse d’abjurer une seconde fois.

LE CHANOINE MARGUERIE. – Jeanne estrelapse&|160;; qu’elle soit livrée à la justice séculière.

LE CHANOINE JEAN DE L’ÉPÉE. – Je pense commemon très-cher frère.

LE CHANOINE GARIN. – Moi aussi.

LE CHANOINE GASTINEL. – Abandonnons la relapseaux flammes du bûcher.

LE CHANOINE PASCAL. – Telle est aussi monopinion.

LE RÉVÉREND PÈRE HOUDENC. – Les explicationsdérisoires de cette femme me prouvent surabondamment qu’elle atoujours été idolâtresse et hérésiarque&|160;; elle est, parsurcroît, relapse&|160;; je demande qu’elle soit, sans retard,livrée à la justice séculière.

LE RÉVÉREND MAÎTRE JEAN DE NIBAT. – LaditeJeanne est impénitente et relapse&|160;; qu’elle subisse sapeine.

LE RÉVÉREND FABRE. – Coutumière d’hérésie,endurcie dans ses erreurs, rebelle à l’Église, le corps de laditeJeanne doit être livré aux flammes, ses cendres jetées au vent.

L’ABBÉ DE MORTEMART. – Je pense comme montrès-cher frère&|160;; seulement, je désire qu’elle soit mise endemeure d’abjurer une seconde fois.

LE RÉVÉREND GUÉDON. – C’est mon avis.

LE CHANOINE COUPEQUESNE. – C’est aussi lemien.

LE CHANOINE GUILLAUMIE. – Qu’il soit proposé àladite Jeanne de se rétracter une seconde fois&|160;; sinon, lesupplice.

LE CHANOINE MAURICE. – J’opine pour cettenouvelle et suprême admonestation, bien que je n’en attende aucunrésultat.

LE DOCTE GUILLAUME DE BANDIBOSC. – Je me rangede l’avis de mon très cher frère.

LE DIACRE NICOLAS CAVAL. – Que ladite relapsesoit traitée sans pitié, selon ce qu’elle mérite.

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Ladite Jeanne doitêtre livrée aux flammes temporelles.

LE RÉVÉREND NICOLAS DE COURCELLES. – Cettefemme est hérétique et relapse&|160;; on peut l’admonester encoreune fois et lui déclarer que si elle persiste dans ses erreurs,elle n’a plus rien à attendre de la vie de ce monde.

LE RÉVÉREND PÈRE JEAN LEDOUX. – Quoique cettedernière tentative me semble illusoire, on peut en essayer, afin dedémontrer l’inépuisable mansuétude de notre sainte mèrel’Église.

MAÎTRE JEAN TIPHAINE. – J’opine pour cettetentative, bien qu’illusoire.

LE DIACRE COLOMBELLE. – Je partage cetteopinion.

FRÈRE ISAMBARD DE LA PIERRE. – La justiceséculière aura son cours, si ladite Jeanne refuse d’abjurer uneseconde fois.

Vous le voyez, fils de Joel, de ladélibération de ces prêtres, il résulte que les uns veulent lesupplice immédiat, et les autres, plus nombreux de quelques voix,sont d’avis d’exiger de Jeanne Darc une seconde abjuration,généralement convaincus, d’ailleurs, de l’inutilité de cettetentative, sachant par leurs complices que l’héroïne estinvinciblement résolue de chercher dans le supplice l’expiationd’aveux d’abord arrachés par la crainte&|160;; ainsi lorsqu’ils’agit, quelques jours auparavant, d’infliger la torture àl’accusée, les plus charitables de ces ministres du Seigneur seprononcèrent contre les tortures, sous ce naïf prétexte&|160;:«&|160;qu’il suffisait des aveux précédents de Jeanne pour lacondamner au bûcher.&|160;» Ils pouvaient donc, cette fois encore,faire impunément montre, ainsi qu’ils le disaient, de lamiséricorde inépuisable de leur tendre et sainte mère l’Église.L’évêque Cauchon, plus net et plus franc, certain d’avance dusuccès de son argumentation (il connaissait son monde), l’évêqueCauchon résumant la délibération, s’oppose énergiquement,absolument, à ce que l’on tente d’amener une seconde fois larelapse à contrition&|160;: la plupart de ceux-là mêmes qui sedéclarent partisans de cette mesure ne la regardent-ils pas commeillusoire&|160;? alors, à quoi bon la tenter&|160;? Et lors mêmeque l’on serait certain d’obtenir de la relapse une secondeabjuration, elle produirait un effet déplorable. N’avait-on pas vu,lors de la première admonestation, le populaire et les soldats,exaspérés de la clémence du tribunal, crier à la trahison et prêtsà se soulever&|160;? Voudrait-on affronter, provoquer de terriblesagitations dans la cité&|160;? L’Église n’avait-elle pas prouvé unefois de plus sa maternelle charité en admettant ladite Jeanne à lapénitence, malgré son hérésie endiablée&|160;? Comment cettemansuétude avait-elle été accueillie&|160;? Par un redoublement dejactance, d’audace et d’impiété&|160;! L’évêque Cauchon termine enadjurant ses très-chers frères, au nom de la dignité de l’Église,au nom de la paix de la cité, au nom des plus graves intérêtspolitiques, au nom de leur conscience et de la justice éternelle,de déclarer sans verbiage et sans délai ladite Jeanne relapse et,comme telle, abandonnée au bras séculier, à seule fin d’êtreconduite le lendemain au supplice, après avoir été publiquementexcommuniée par l’Église. – Les prêtres-juges se rendent auxobservations du prélat&|160;; le greffier minute l’arrêt de mort,l’audience est levée. Pierre Cauchon sort le premier de la chapelleen se frottant les mains&|160;; il rencontre au dehors du saintlieu plusieurs capitaines anglais attendant l’issue de ladélibération avec une impatience sanguinaire. L’un d’eux, le comtede Warwick, dit au prélat&|160;: – Eh bien&|160;! qu’a-t-on décidéde cette sorcière&|160;?

L’ÉVÊQUE PIERRE CAUCHON, joyeusement.– Farewell&|160;! c’est fini&|160;!…

LE COMTE DE WARWICK – Ainsi, laPucelle&|160;?…

L’ÉVÊQUE PIERRE CAUCHON. – Sera brûléedemain&|160;!… Allez dîner… faites bonne chère&|160;!

*

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Moi, Mahiet-l’Avocat d’armes,aujourd’hui centenaire, comme le fut notre aïeul AMAEL, quicombattit sous Karl-Martel et connut Charlemagne,moi, Mahiet, qui écris cette légende, voici ce que j’ai vu le 30mai de l’an 1431 dans la ville de Rouen&|160;; j’y étais arrivé laveille venant de Vaucouleurs. En ces temps de guerre, lescommunications sont si rares, si difficiles entre le centre de laGaule et les provinces éloignées, que la famille de Jeanne Darcn’avait été instruite de sa captivité à Rouen et de son procès quedepuis peu de temps par la clameur publique&|160;; ces malheureux,malgré leur désolation, n’osaient, ne pouvaient entreprendre un silong et si chanceux voyage, afin de connaître le sort de Jeanne.J’allai voir Denis Laxart, digne homme à qui l’amitié me liaitdepuis longues années&|160;; je lui offris de partir pour Rouenavec mon petit-fils&|160;; ma fervente admiration pour l’héroïneplébéienne m’inspirait cette résolution. Malgré mon grand âge, lespérils de la route ne m’effrayaient point&|160;; mais j’étaispauvre. Cependant, en boursillant avec Denis Laxart et quelquesbonnes gens de Vaucouleurs, nous réunîmes la somme nécessaire à monvoyage et à l’achat d’un cheval&|160;; je me mis en route avec monpetit-fils en croupe. Après beaucoup de traverses et de dangers,car les chemins continuent d’être infestés de bandes de soldatsdéserteurs et de malandrins, nous parvînmes jusqu’à Rouen. Jelogeai dans une modeste hôtellerie située sur la place duVieux-Marché. J’appris bientôt l’abjuration solennelle de JeanneDarc, et qu’à ce sujet ses ennemis implacables la traitaient defourbe infâme, tandis que ceux qui, croyant à la divinité de sesinspirations, s’étaient d’abord apitoyés sur elle, lui reprochaientson indigne lâcheté en présence du supplice&|160;; j’ignoraiscomplètement alors les causes ténébreuses, horribles de cetteapostasie, cependant, ma conscience, ma raison, le souvenir de mesfréquents entretiens avec Denis Laxart, qui m’avait raconté sisouvent dans leurs moindres détails l’enfance et la premièrejeunesse de l’héroïne, les confidences de frère Arsène, le médecinde la famille Darc, homme de grand savoir, à qui je devais laconnaissance des causes naturelles des hallucinations deJeanne&|160;; enfin le récit de tant de faits si glorieux pourelle, apportés par sa renommée jusqu’au fond de la Lorraine, toutme donnait à penser qu’une abjuration, si contraire au fermecourage, à la loyauté de la vierge guerrière, devait cacher quelquesinistre mystère. Je ne partageais donc pas le sentiment derépulsion qu’elle inspirait même à ceux qui s’étaient émus de sesmalheurs. Quant aux Anglais, je m’expliquais leur haine implacablecontre la Pucelle. Ce peuple, grâce à la couardise de notrechevalerie et de la royauté, nous a causé, depuis plus d’undemi-siècle, des maux affreux&|160;; ce peuple est, je l’avoue,valeureux et fier, quoique endiablé d’orgueil&|160;; ses noblescapitaines, longtemps invincibles, se sont vus vaincus en vingtbatailles par l’héroïne plébéienne. Elle a ainsi à jamais détruitle redoutable prestige de leurs victoires passées&|160;; ils nepeuvent lui pardonner d’avoir porté un coup irréparable, un coupmortel à leur domination en Gaule&|160;; et tout me le dit&|160;:mon petit-fils verra leur expulsion complète de ce royaume.

Arrivé à Rouen le 29 mai 1431, vers la tombéedu jour, j’appris donc, dans l’hôtellerie où je logeai, l’apostasiede Jeanne et ses conséquences funestes. Vers le soir, l’on répanditle bruit que la relapse serait brûlée vive le lendemainmatin. En effet, au milieu de la nuit, mon petit-fils et moi, ainsique plusieurs voyageurs, nous fûmes réveillés par un grandbruit&|160;; à la lueur de plusieurs torches portées par dessoldats, nous vîmes, par les fenêtres de notre auberge, descharpentiers occupés de dresser des échafauds&|160;; le jour venu,je sortis. Déjà des compagnies d’archers anglais formaient uncordon autour du lieu du supplice et une haie prolongée jusqu’àl’angle d’une rue débouchant sur la place du Marché&|160;; ces deuxrangs de soldats laissaient entre eux une large voie, ellecommuniquait de la rue à l’espace vide réservé autour deséchafauds. Ils étaient au nombre de trois&|160;; le plus élevéplacé à quelque distance des deux autres. Sur l’un de ceux-là,celui de droite, tendu de draperies pourpres, je vis un siègeplafonné d’un dais cramoisi, orné de touffes de plumes blanches àchacun de ses angles, et couturé de galons d’or&|160;; une rangéed’autres sièges à housse également d’étoffe cramoisie accostait cedais somptueux, où l’on montait par plusieurs degrés de charpenterecouverts de riches tapis. L’estrade de gauche, de même hauteur etdimension que celle de droite, était simplement drapée de noir,ainsi que ses banquettes. Le dernier échafaud, pilier massif enmaçonnerie, haut de dix pieds environ, large de quatre en toussens, offrait à son sommet une étroite plate-forme, en son milieul’on avait scellé un gros poteau garni de ferrements et dechaînes&|160;; l’on parvenait à cette plate-forme par un étroitescalier de bois perdu dans un énorme amoncellement de fagots mêlésde paille, de sarments de vigne, arrosés de bitume et desoufre&|160;; les bourreaux achevaient d’étager ces combustibles lelong des quatre faces et jusqu’au faîte du pilier. De grands pieuxenfoncés en terre, non loin de ce bûcher, supportaient de largespanneaux de bois oblongs, en manière d’enseignes&|160;; on y lisaiten grosses lettres blanches peintes sur un fond noir&|160;:

–&|160;JEANNE, QUI S’EST FAIT NOMMER LAPUCELLE.

–&|160;MENTERESSE. – PERNICIEUSE. – ABUSERESSEDU PEUPLE.

–&|160;DEVINERESSE. – SUPERSTITIEUSE. –BLASPHÉMATRESSE DE DIEU.

–&|160;PRÉSOMPTUEUSE. – MALCRÉANTE EN LA FOIDE JÉSUS-CHRIST.

–&|160;IDOLÂTRE. – CRUELLE. – DISSOLUE.

–&|160;INVOCATERESSE DE DIABLES.

–&|160;APOSTATE. – SCHISMATIQUE. –RELAPSE.[115]

Tel est, fils de Joel, le jugement de ces gensd’Église sur Jeanne Darc… Ce bûcher l’attend…

Hélas&|160;! il y a quatorze siècles et plus,notre aïeule Geneviève a vu supplicier à Jérusalem le jeune et douxmaître de Nazareth&|160;!

J’aurai vu supplicier la jeune et douce fillede Domrémy&|160;!

La croix de l’ami des pauvres et desaffligés se dressait entre les gibets d’un voleur et d’unassassin&|160;!

La croix de la vierge libératrice des Gaulesse dresse entre deux échafauds&|160;; sur l’un vont siéger sesjuges&|160;: l’évêque Pierre Cauchon et ses assesseurs&|160;; surl’autre échafaud vont siéger les complices, les instigateurs de cemeurtre&|160;: le cardinal de Winchester et les officiersanglais.

Vous le voyez, fils de Joel, rien n’auramanqué au calvaire de l’héroïne plébéienne… Comme son divin maître,elle doit mourir entourée de scélérats&|160;!… Et maintenant,assistez jusqu’à la fin à sa PASSION&|160;!

*

**

Il est huit heures du matin, toutes lescloches des paroisses de Rouen sonnent un glas funèbre… PauvreJeanne, en son enfance, elle l’aimait tant le son lointain descloches&|160;!… Le soleil de mai… il éclaira la première défaitedes Anglais devant Orléans&|160;!… Le soleil de mai, pur, radieux,inonde de lumière les trois échafauds. La foule s’entasse, sepresse, aux abords de l’enceinte laissée vide près du lieu dusupplice et défendue par un double rang d’archers anglais&|160;;d’autres spectateurs se groupent aux fenêtres, aux balcons desvieilles maisons de bois à pignons aigus qui entourent la place duMarché. Bientôt l’on voit entre la haie de soldats ondoyer despanaches, reluire l’acier des casques, étinceler l’or, lespierreries des mitres, des crosses&|160;; ces gens casqués oumitrés sont les capitaines anglais et les prélats. Voici d’abordson éminence monseigneur le cardinal de Winchester, vêtu de lapourpre romaine, suivi de monseigneur l’évêque de Boulogne et demonseigneur l’évêque de Beauvais Pierre Cauchon&|160;; après euxs’avancent le seigneur comte de Warwick et autres nobles gens deguerre. Ils gravissent lentement, majestueusement, triomphalement,les degrés de l’estrade&|160;; le cardinal s’assied sous le dais, àsa droite et à sa gauche prennent place les deux évêques, puisWarwick et les autres chevaliers anglais se groupent autour duprélat. L’échafaud simplement drapé de noir est occupé par lesjuges du procès, son promoteur, ses assesseurs, les greffiers.

L’aspect et l’arrivée de ces illustres, doctesou sacrés personnages ne satisfait qu’à demi la cruelle impatiencede la foule&|160;; la condamnée ne paraît pas encore, il s’écoulequelque temps avant qu’elle paraisse. De menaçantes rumeurscommencent de circuler, surtout dans les rangs des soldats ou parmiles gens du parti bourguignon, l’on entend dire çà et là&|160;:

–&|160;L’évêque tiendra-t-il sa promesse,cette fois&|160;?

–&|160;Sera-t-elle enfin brûlée, lasorcière&|160;!

–&|160;Les fagots sont prêts… les bourreauxont la torche en main… qu’attend-on encore&|160;!

–&|160;L’infâme&|160;! on devrait pouvoir labrûler deux fois, puisqu’elle est relapse&|160;!

–&|160;Elle a osé soutenir effrontémentqu’elle avait abjuré par force&|160;! elle persiste à se direvéritablement inspirée de Dieu&|160;!

–&|160;Quelle insolente menteuse que cetteribaude&|160;! Par saint Georges&|160;! nous eût-elle jamaisvaincus sans l’assistance du diable&|160;! nous les premiersarchers du monde&|160;! J’étais à la bataille de Patay, où les plusvaillants hommes d’armes d’Angleterre ont été exterminés, j’ai vude mes yeux des légions de démons s’élancer contre nous à la voixde cette endiablée&|160;!

–&|160;Ces démons, messire archer… étaientpeut-être bien des soldats français&|160;?

–&|160;Sang et mort&|160;! croyez-vous lessoldats capables de nous vaincre&|160;! C’étaient des démons, parsaint Georges&|160;! de vrais démons cornus, griffus, armés d’épéesflamboyantes&|160;; ils voltigeaient au-dessus de nos têtes et nouscriblaient d’une grêle de pierres et de ballesd’artillerie&|160;!

–&|160;Peut-être bien aussi était-ce le jetfurieux de quelques bombardes ou gros canons masqués par un pli deterrain, messire archer&|160;?

–&|160;Bombardes et canons de Satan,oui&|160;! mais de France, non&|160;!…

–&|160;Aussi vrai que notre cardinal a sonchapeau rouge sur la tête, si la p…… des Armagnacs n’est pas brûléecette fois, moi et les archers de ma compagnie, nous rôtissonsl’évêque Cauchon… comme un porc&|160;!

–&|160;Ha&|160;! ha&|160;! ha&|160;! bientrouvé, mon Hercule&|160;!… l’évêque Cauchon rôti comme unporc&|160;!… ha&|160;! ha&|160;! ha&|160;!

–&|160;C’est trop de délai… À mort lasorcière&|160;!

–&|160;Veut-on nous faire coucherici&|160;!

–&|160;Au bûcher l’hérétique&|160;!

–&|160;À mort la relapse&|160;!

–&|160;Au bûcher l’invocateresse dedémons&|160;! la dissolue&|160;!

–&|160;L’abuseresse du peuple&|160;! lamenteresse&|160;!

–&|160;La malcréante en la foi deNotre-Seigneur Jésus-Christ&|160;! Au bûcher l’idolâtre&|160;!l’apostate&|160;! au bûcher vite et tôt&|160;!

Telles sont les clameurs des Anglais ou despartisans bourguignons&|160;; les gens du parti royaliste ouarmagnac sont beaucoup moins nombreux. Quelques personnes parmieux, les femmes surtout, éprouvent un retour de pitié pour JeanneDarc, dont l’abjuration a si cruellement indigné ceux-là qui laregardaient comme inspirée&|160;; chez plusieurs, cette indignationsubsiste encore dans toute son énergie. Ces sentiments divers,lorsqu’ils témoignent de quelque charité, s’expriment souvent àdemi-voix, de crainte de la violence des Anglais.

–&|160;Enfin, – disent les uns, – si laPucelle a faibli une fois devant le supplice, elle ne faiblira pasaujourd’hui&|160;!

–&|160;Ainsi… elle ne mentait pas&|160;!… elleva soutenir jusqu’à la mort qu’elle était vraiment inspirée deDieu&|160;!

–&|160;Et pourtant elle l’a nié… Comment lacroire maintenant&|160;?

–&|160;Oh&|160;! qui a menti une fois peutmentir encore&|160;!

–&|160;Si elle a abjuré, c’était par craintedu fagot… et, de fait, il y a de quoi trembler&|160;!

–&|160;Alors, elle a été lâche&|160;! on ladisait si vaillante&|160;!

–&|160;Ma foi&|160;! c’est qu’en face dubûcher… on hésite&|160;!… Voyez donc, mes compères, cetamoncellement de bois clair arrosé de poix et de bitume&|160;!

–&|160;Quand on pense que tout cela va flamberautour de Jeanne, comme un feu de paille, et faire lentementpétiller, grésiller sa peau&|160;!…

–&|160;Oh&|160;! les cheveux m’endressent&|160;!

–&|160;Pauvre malheureuse&|160;! quelletorture&|160;!

–&|160;C’est affreux&|160;!… Mais, quevoulez-vous&|160;? nos seigneurs les évêques et les docteurs endroit canon la condamnent… elle est donc coupable&|160;!

–&|160;De si doctes hommes ne sauraient setromper&|160;!

–&|160;Non certainement&|160;; quand l’Églisea prononcé, nous devons nous taire et nous incliner… car, enfin, ona de la religion ou l’on n’en a point&|160;!

–&|160;Je ne suis pas suspect, moi&|160;! jesuis Armagnac et royaliste, je déteste la dominationanglaise&|160;! Je regardais Jeanne quasi comme une sainte avant sacondamnation&|160;; mais maintenant, je ne me permets pas même dela plaindre. Ce serait une manière de blâmer ses juges&|160;; mafoi s’oppose à un pareil blâme&|160;!

–&|160;Et puis, est-ce que le tribunalecclésiastique n’a pas montré combien l’Église est miséricordieuse,puisqu’il a admis une première fois Jeanne à lapénitence&|160;!

–&|160;Pourquoi a-t-elle été relapse,aussi&|160;!

–&|160;Tant pis pour elle si on labrûle&|160;!… elle l’aura voulu&|160;!…

–&|160;Alors, vous conviendrez qu’en allantvolontairement au bûcher elle fait preuve de courage&|160;!

–&|160;De courage&|160;?… Dites donc qu’ellefait montre d’une rébellion et d’une jactance idolâtres, puisquel’Église la condamne&|160;!

–&|160;Voyons, Jeanne Darc, oui ou non,a-t-elle vaincu les Anglais en vingt batailles&|160;? a-t-elle faitsacrer le roi à Reims&|160;?

–&|160;Je n’en disconviens point&|160;; maisnos seigneurs les évêques jugent ces choses-là autrement et mieuxque nous ne les pouvons juger. En un mot, mes compères, je ne sorspas de ce petit raisonnement, à mon avis, aussi simple quejuste&|160;: l’Église est infaillible, l’Église condamneJeanne&|160;; donc, Jeanne est coupable&|160;!

Ce raisonnement, des plus orthodoxes, prévautsur les timides et rares témoignages d’intérêt accordés à l’héroïnepar quelques âmes pitoyables&|160;; elle devait voir ceux-là mêmesqui étaient restés Français sous la domination anglaise, égarés parde nouveaux pharisiens, assister impassibles à son supplice, demême que son divin maître Jésus, condamné au gibet, vit ce peuplede pauvres et d’affligés, si aimés de lui, insensibles à sonsupplice, prononcé par les saints docteurs de la loi et les prêtresde son temps.

Ô peuple&|160;! est-ce ton cœur qu’il fautblâmer&|160;? est-ce ton ignorance, est-ce ton aveuglement qu’ilfaut plaindre&|160;? lorsque tu laisses traîner aux gémonies tesdivins défenseurs&|160;!

Soudain un frémissement court dans lafoule&|160;; il annonce l’approche de la condamnée. Mahiet-l’Avocatd’armes, dont le petit-fils est mêlé à la foule à quelques pas delà, s’appuie au mur de l’hôtellerie, il a pour voisin un prêtrevêtu d’un froc noir, au capuchon complètement rabattu&|160;;indifférent jusqu’alors aux conversations engagées près de lui, ceprêtre s’écrie d’une voix caverneuse&|160;:

–&|160;La voilà&|160;!… la voilà&|160;!…

Jeanne Darc, debout sur une charrette delabour traînée par un cheval, est vêtue du san-benito,longue robe noire parsemée de flammes rouges, et coiffée d’unesorte de mitre de carton noir où sont écrits ces mots&|160;: –IDOLÂTRE. – HÉRÉTIQUE. – RELAPSE. – Le moine Isambard de la Pierre,l’un de ses juges, debout dans le chariot à côté d’elle, lui donneles consolations suprêmes&|160;; elle les écoute… mais cestémoignages tardifs d’une compassion banale arrivent à son oreillecomme un murmure confus… Elle n’attend plus rien des hommes&|160;;son regard, élevé vers le ciel, plonge dans l’infini. Elle se sentdétachée de la terre, elle a secoué ses dernières terreurshumaines&|160;; oui&|160;! au moment de monter sur le chariot, elles’est écriée en sanglotant&|160;: «&|160;– Hélas&|160;!…faut-il que mon corps, si pur de toute souillure, soit bientôtdétruit par le feu&|160;!…J’aimerais cent fois mieux êtredécapitée que brûlée&|160;!…&|160;» Mais, après cette dernièreplainte, arrachée par l’appréhension de la douleur du corps, l’âmea vaincu la matière, la vierge des Gaules marche résolument ausupplice… Le chariot s’arrête au pied de l’estrade où trônent lecardinal de Winchester, les deux évêques et les chefs deguerre.

Frère Isambard de la Pierre descend de lacharrette, fait signe à Jeanne Darc de l’imiter, et lui donnel’appui de son bras, empêchée qu’elle est dans ses mouvements parles plis de sa robe traînante.

FRÈRE ISAMBARD. – Jeanne, agenouillez-vous,afin d’entendre l’excommunication et l’arrêt que va prononcercontre vous monseigneur l’évêque de Beauvais.

Jeanne Darc s’agenouille dans la poussière aupied de l’estrade tendue d’étoffe pourpre&|160;; l’évêque PierreCauchon se lève, s’incline devant le cardinal de Winchester,s’avance jusqu’au rebord de la plate-forme, au bas de laquelle lacondamnée est à genoux, les mains croisées sur sa poitrine.

VOIX DE SOLDATS ANGLAIS. – Encore desoraisons&|160;! Au diable les patenôtres&|160;!

–&|160;Est-ce encore un leurre pour soustrairela ribaude aux rôtissures&|160;?

–&|160;Prends garde, évêque… tu ne noustromperas pas cette fois&|160;!

–&|160;Au bûcher sans plus tarder&|160;! aubûcher la sorcière&|160;!

L’ÉVÊQUE PIERRE CAUCHON apaise d’un gesteexpressif les clameurs des Anglais, fait le signe de la croix, etdit d’une voix solennelle et retentissante. – «&|160;Mestrès-chers frères, si un membre souffre, dit l’apôtre auxCorinthiens, le corps entier souffre&|160;! ainsi, lorsquel’hérésie infecte un membre de notre sainte Église, il est urgentde le séparer des autres, de peur que sa pourriture ne gangrène lecorps mystique de Notre-Sauveur. Les instituts sacrés ont décidé,mes très-chers frères, qu’il fallait, afin de soustraire lesfidèles au venin des hérétiques, ne pas laisser ces vipères dévorerle sein de notre mère l’Église&|160;; c’est pourquoi, nous, évêquede Beauvais, par la miséricorde divine, assisté des doctes etrévérendissimes Jean Lemaître et Jean Graverant, inquisiteurs de lafoi, nous te disons à toi, Jeanne, vulgairement appelée laPucelle&|160;: – Nous t’avions justement déclarée idolâtre,devineresse, invocateresse de diables, sanguinaire, dissolue,schismatique et hérétique&|160;!… Tu avais, toi, Jeanne, sained’esprit et de raison, abjuré tes crimes, signant volontairementcette abjuration de ta main&|160;; mais tu es bientôt revenue à teserreurs damnables, comme le chien retourne à son vomissement… Pource fait, nous te déclarons, toi, Jeanne, excommuniée, hérésiarqueet relapse… nous te condamnons à être extirpée du milieu desfidèles comme un membre pourri de la lèpre de l’hérésie, et nous telivrons, t’abandonnons, te rejetons, toi, Jeanne à la justiceséculière, lui demandant, à part LA MORT ET LA MUTILATIONDES MEMBRES que tu vas subir, DE TE TRAITER AVECMODÉRATION&|160;! Amen&|160;!…&|160;»

Une explosion de cris d’une joie féroceaccueille cet arrêt&|160;; la sanguinaire impatience des soldatsanglais est satisfaite, le peuple contemple Jeanne Darc avechorreur… l’Église infaillible l’excommunie, comment oser laplaindre&|160;? L’un des assesseurs est descendu de son estrade etparle à voix basse au frère Isambard&|160;; celui-ci dit àJeanne&|160;:

–&|160;Vous avez entendu votre arrêt&|160;;relevez-vous, ma fille.

Pierre Cauchon est resté debout au bord del’estrade&|160;; Jeanne Darc se relève, et montrant à ce prélat leciel, comme pour le prendre à témoin de ses paroles, elle dit àvoix haute, avec un accent de reproche écrasant&|160;:

–&|160;ÉVÊQUE&|160;! ÉVÊQUE&|160;!… JE MEURSPAR VOUS&|160;!…

Pierre Cauchon, malgré son audace infernale,tressaille, pâlit et courbe son front d’airain sous cet anathème,qu’en présence de Dieu et des hommes sa victime lui jette à laface&|160;; il va, d’un pas moins ferme, se rasseoir auprès ducardinal de Winchester.

À ces mots du prélat&|160;: «&|160;Jeanne, jet’abandonne à la justice séculière,&|160;» deux bourreaux se sontapprochés&|160;; la justice séculière… c’est eux… Ils prennentchacun par un bras la patiente et la conduisent vers l’échafaud,dressé non loin de là&|160;; frère Isambard la suit.

JEANNE DARC, au moine. – Mon père, jevoudrais une croix, pour mourir en la regardant.

PLUSIEURS SOLDATS ANGLAIS formant lahaie. – Tu n’as pas besoin de croix, relapse&|160;!sorcière&|160;!…

–&|160;Tu veux gagner du temps&|160;!

–&|160;Assez de retards&|160;!assez&|160;!

–&|160;Au bûcher&|160;! au bûcher&|160;!…

Frère Isambard dit quelques mots à l’oreillede l’assesseur qui est descendu de l’estrade&|160;; celui-cis’éloigne précipitamment dans la direction d’une église voisine dela place. Un boucher anglais, au tablier sanglant, à la figureendurcie, placé près du petit-fils de Mahiet-l’Avocat d’armes, aentendu la suprême demande de Jeanne Darc. Cet homme s’est ému, deslarmes coulent de ses yeux&|160;; il tire son couteau de saceinture, coupe en deux morceaux une baguette qu’il tenait à lamain&|160;; et dans sa hâte de façonner cette croix informe, iljette son couteau à terre, prend dans sa poche une cordelle, lieles deux morceaux de bois en forme de croix, et la remet au frèreIsambard de la Pierre, après avoir écarté d’un coup de sa robusteépaule deux soldats formant la haie&|160;; puis il reste prèsd’eux, les mains jointes, contemplant la victime avec une sorted’adoration. Le petit-fils de Mahiet ramasse le couteau du boucher,tombé à ses pieds&|160;: ce sera pour lui une précieuserelique.

Frère Isambard a reçu du boucher anglais lacroix grossière&|160;; il la donne à la patiente.

JEANNE DARC, la saisissant avectransport. – Merci, mon père&|160;!… (Elle la porte à seslèvres.)

FRÈRE ISAMBARD, tout bas. – J’aienvoyé quérir à l’église de Saint-Ouen une grande croix portantl’image de notre Sauveur&|160;; on la tiendra de loin devant vosyeux le plus longtemps possible.

JEANNE DARC. – Surtout, qu’on la tienne bienhaut, afin que je voie jusqu’à la fin l’image de notre Sauveur.

VOIX DES SOLDATS ANGLAIS. – Ça va-t-ilfinir&|160;!

–&|160;Que marmotte ce tonsuré à l’oreille dela sorcière&|160;!

–&|160;Au bûcher sans tant de retardsl’invocateresse de démons&|160;!

–&|160;Au feu&|160;! au feu&|160;!…

Jeanne Darc, conduite au pied du bûcher, enmesure du regard la hauteur, et ne peut vaincre un frissond’épouvante&|160;; les bourreaux, leurs torches ardentes à la main,les secouent afin d’en aviver la flamme. Deux d’entre eux ontprécédé la victime sur la plate-forme au pilier de maçonnerie, ilsla couvrent de paille et de sarments de vigne, dernière couche desmatières combustibles amoncelées jusqu’à cette hauteur&|160;; puisils préparent les ferrements fixés au poteau, taillé dans du boisvert, afin qu’il puisse résister longtemps à l’action du feu.

UN BOURREAU, indiquant à Jeanne Darc lepetit escalier. – Tu vas monter par là, sorcière&|160;!… tu neredescendras plus&|160;!

FRÈRE ISAMBARD. – Je vous accompagneraijusqu’à la fin, ma chère fille.

Jeanne Darc gravit lentement, difficilementles échelons de l’escalier, embarrassée dans les plis de sa robe,et arrive au faîte du bûcher. Une immense clameur s’élève du seinde la foule à la vue de la vierge des Gaules, ainsi exposée auxregards de tous&|160;; puis un grand silence se fait.

JEANNE DARC, d’une voix forte. – Dieuseul a inspiré mes actions&|160;! gloire à Dieu&|160;!…

Des huées, des imprécations furieuses couvrentla voix de la condamnée&|160;; le cardinal de Winchester, lesévêques, les juges-prêtres, les capitaines, se lèvent spontanément,afin de mieux jouir de la vue du supplice… Après l’avoir placéedebout adossée au poteau, l’un des bourreaux enserre Jeanne Darc dela ceinture, l’autre du carcan de fer&|160;; une chaîne assujettitses jambes, elle n’a de libre que ses mains, dont elle tient lacroix de bois grossière façonnée par le boucher anglais, et detemps à autre elle la presse de ses lèvres. À ce moment, un prêtreen surplis portant l’un de ces grands crucifix d’argent que l’onpromène aux processions, arrive en hâte et se place assez loin dubûcher, en tenant cette croix aussi élevée que possible&|160;;c’est celle que frère Isambard a envoyé quérir. Il la montre àJeanne Darc&|160;; elle tourne la tête de ce côté autant que le luipermet son collier de fer, et ne quitte plus des yeux l’image duChrist.

UN BOURREAU, à frère Isambard. –Allons, mon révérend, ne restez pas là, ça va flamber.

FRÈRE ISAMBARD. – Dans un instant… je voussuis…

LE BOURREAU, à part. – Je vais tefaire descendre plus vite que ne le voudras, monrévérend&|160;!

Les deux bourreaux abandonnent la plate-formedu bûcher&|160;; le moine donne à Jeanne Darc les suprêmesconsolations&|160;; elle les cherche ailleurs et plus haut… dans saconscience et dans le ciel&|160;!

Soudain un pétillement sec, vif, crépite à labase du bûcher, d’où s’échappent quelques bouffées de fumée.

JEANNE DARC, avec anxiété. – Monpère, descendez&|160;! descendez vite&|160;! lefeu est au bûcher&|160;!…

Tel est le sublime adieu de la victime à l’unde ses juges&|160;!

Le moine descend en hâte l’escalier, en jetantun regard courroucé aux bourreaux&|160;; ceux-ci, à l’aide de leurstorches, allument en plusieurs endroits à la fois la paille et lesfagots imprégnés de bitume et de soufre. Aussitôt des flots denoire fumée tourbillonnent dans les airs et dérobent Jeanne Darcaux regards de la foule&|160;; le feu a d’abord brillé, couru,serpenté, à travers les couches inférieures du bûcher, bientôttoutes s’embrasent, la nappe de flammes monte, monte, avivée par levent, qui chasse le nuage des premières vapeurs&|160;; elles sedissipent… l’on voit Jeanne Darc sortir de leurs limbes… Déjà lefeu gagne la paille et les sarments de vigne entassés sur l’étroiteplateforme où reposent ses pieds, ses vêtements fument… Enserréedans les trois cercles de fer qui, par le cou, par la ceinture, parles jambes, l’attachent au poteau, elle se tord de douleur et jettece cri déchirant&|160;:

–&|160;DE L’EAU&|160;!… DE L’EAU&|160;!…

Puis, regrettant ce vain appel à la pitiéarraché par la torture de son corps, elle exclame&|160;:

–&|160;DIEU M’A INSPIRÉE&|160;!…

Mais la robe de Jeanne Darc prend feu, devientune des mille flammes de cette fournaise, d’où s’élance enfin versle ciel ce cri poussé par une voix, dont l’accent n’a plus riend’humain&|160;:

–&|160;JÉSUS&|160;!&|160;!

La vierge des Gaules a expié sa gloireimmortelle&|160;!…

Les flammes ont diminué d’intensité, elless’affaiblissent, elles s’éteignent, elles sont éteintes… Un épaisbrasier entoure la base du pilier de maçonnerie, servant de centreau bûcher&|160;; l’on voit à son sommet, fixés par les liens de ferau poteau carbonisé, l’on voit, debout encore, des débrisnoirâtres… informes… sans nom…

Deux bourreaux appliquent une échelle au flancdu massif de pierre, montent sur son faîte à peine refroidi,abattent à coups de hache la poutre où sont enchaînés les restes decelle qui fut Jeanne Darc, et, à l’aide de crocs de fer,précipitent le tout du haut de la plate-forme au milieu dubrasier&|160;; d’autres bourreaux couvrent ces débris d’un nouvelamoncellement de fagots. De grandes flammes jaillissentencore&|160;; et lorsque rien ne flambe plus, rien… l’on découvreun amas de cendres rouges, mêlées çà et là d’ossements calcinés…entre autres un crâne… Cendres et ossements sont mis par lesbourreaux dans un coffre de bois, le coffre est placé sur unbrancard, et ils s’en vont, suivis d’un grand concours de peuple,poussant des cris de joie sauvage, jeter au vent de la Seine lescendres de l’ange sauveur de la France&|160;!

Seulement alors le cardinal, les évêques, lescapitaines, les prêtres-juges, quittent processionnellement, commeils y étaient venus, la place du Vieux-Marché de Rouen… ils se sontrepus du supplice de Jeanne Darc, la justice de ces hommes de cour,de guerre et d’Église est satisfaite.

*

**

Vers la fin du martyre de Jeanne Darc, moi,Mahiet-l’Avocat d’armes, j’ai été témoin d’un fait étrange. Monpetit-fils était venu me rejoindre, rapportant le couteau duboucher&|160;; nous nous tenions sur un banc de pierre voisinde la porte de notre hôtellerie, nous avions près et au-dessous denous un prêtre&|160;; encapé dans son froc et sa cagoule noire, ilavait paru assister avec indifférence au supplice de l’héroïne,mais lorsqu’elle apparut se tordant au milieu du feu et d’une voixdéchirante criant&|160;: – De l’eau, de l’eau&|160;! – ce prêtretressaillit, leva les mains au ciel, et murmura&|160;: –Grâce&|160;! oh&|160;! grâce&|160;!… – Enfin, lorsque Jeanne Darcexpirante, dévorée par les flammes, jeta cette invocationsuprême&|160;: JÉSUS&|160;!… le prêtre s’écria&|160;:

–&|160;Je suis damné&|160;!…

Puis il tomba renversé à nos pieds en proie àd’affreuses convulsions&|160;; elles duraient encore lorsque lafoule quitta le lieu du supplice afin de suivre les bourreauxchargés de jeter à la Seine les cendres de Jeanne Darc. Monpetit-fils et moi, émus de pitié pour ce malheureux, de qui lesplus charitables s’éloignaient, le regardant comme possédé desmalins esprits, nous le transportons à l’hôtellerie dans notrechambre, nous lui donnons nos soins&|160;; peu à peu il revient àlui, nous regarde d’un air égaré, répétant avecépouvante&|160;:

«&|160;– Je suis damné&|160;!… je suis lecomplice et l’instrument de l’évêque de Beauvais dans le meurtreecclésiastique de Jeanne&|160;!…&|160;»

Savez-vous qui était ce prêtre, fils deJoel&|160;?… C’était le chanoine Loyseleur[116]&|160;!

Oui, lui, ce monstre en soutane, il a connu lerepentir&|160;!… oui, revirement étrange, incroyable, auquel jen’ajouterais foi si je n’en avais été témoin, ce misérable sentitsoudain son endurcissement féroce se changer en remords désespérésau spectacle du martyre de sa victime.

Ce n’est pas tout&|160;: lorsque ce prêtrenous vit témoigner l’horreur que nous inspiraient ses aveux,lorsque je m’écriai&|160;: – Maudits soient les secours que je t’aidonnés, assassin&|160;!… – il me demanda d’une voix palpitanted’angoisse si je plaignais Jeanne&|160;; mes larmes répondirent.S’informant alors de moi qui j’étais, et apprenant que monadmiration passionnée pour la vierge des Gaules et le désir dem’instruire de son sort, au nom de sa famille désolée, m’amenaientà Rouen, le chanoine Loyseleur parut frappé d’une idée subite, mesupplia de l’attendre le soir même dans mon hôtellerie. –Jamais il ne pourrait réparer, expier son crime, – medit-il&|160;; mais il me donnerait le moyen de flétrir à jamais lesbourreaux de la victime, à commencer par lui.

Le soir même il revint, m’apportant une liassede parchemins contenant&|160;:

«&|160;– La confession générale de JeanneDarc, transcrite par lui le jour même où il l’avait entendue, et oùcette grande âme s’était montrée à lui dans son héroïquesimplicité.

»&|160;– Des notes qu’il avait prises etconservées à la suite de son entretien avec l’émissaire de Georgesde La Trémouille, et où se trouvait dévoilée la trame ourdie contreJeanne par les gens de cour, les gens de guerre et les gensd’Église avant la première entrevue de l’héroïne et deCharles&|160;VII.

»&|160;– La copie d’une chroniquecontemporaine intitulée&|160;: Journal du siège d’Orléans,et une autre écrite par Perceval de Cagny, écuyer du ducd’Alençon, qui n’avait pas quitté Jeanne depuis le siège d’Orléansjusqu’après le siège de Paris. Ces copies manuscrites faisaientpartie des documents réunis par l’évêque Pierre Cauchon pourl’instruction du procès.

»&|160;– L’une des minutes de ce procès, où setrouvaient relatés avec détails la tenue des audiences,l’interrogatoire et les réponses de l’accusée.

»&|160;– Enfin, un aveu complet et écrit desabominables machinations employées par lui, Loyseleur, de concertavec l’évêque Cauchon, pour capter la confiance de Jeanne dans saprison, ainsi que le projet arrêté entre eux dans un long entretienavant le commencement du procès.&|160;»

Ces matériaux m’étaient donnés par le chanoinedans l’espoir de me mettre à même de réhabiliter un jour la mémoirede Jeanne Darc&|160;; quant à lui, il le sentait, poursuivi pard’effroyables remords, il mourrait bientôt ou perdrait la raison.Déjà, le matin, il n’avait pas osé aller s’asseoir au milieu desjuges de Jeanne Darc, de peur d’être reconnu par elle&|160;; maisle spectacle de son agonie et de son martyre le frappantd’épouvante, il connut enfin le repentir et le désespoir.

Ce prêtre, ayant déposé ces manuscrits entremes mains, me quitta d’un air sinistre, égaré&|160;; j’ignore cequ’il est devenu.

Le lendemain, je suis parti de Rouen avec monpetit-fils, et, de retour à Vaucouleurs, je m’occupai d’écrire pournotre descendance cette légende de Jeanne Darc&|160;; ce que jesavais de son enfance, grâce à Denis Laxart, et les parchemins duchanoine Loyseleur m’ont permis de rendre ce récit d’une véracitécomplète. J’ai joint à cette chronique le COUTEAU DE BOUCHER, ilaugmentera le nombre des reliques de notre famille.

Jusqu’à présent, ici, en ce pays de Lorraine,berceau de la vierge des Gaules, j’ai vainement tenté de laréhabiliter aux yeux de ses amis, de ses parents&|160;; tous m’ontrépondu ce que tant de fois j’avais entendu dire à Rouen et dansd’autres cités&|160;:

–&|160;Malgré sa gloire, malgré lesimmenses services rendus à la France, Jeanne est coupable, Jeanneest criminelle, Jeanne est à jamais vouée aux flammes desenfers… L’ÉGLISE MILITANTE L’A CONDAMNÉE&|160;!…

Eh qu’importe&|160;! courage, fils deJoel&|160;! pas de défaillance dans notre foi au juste et aubien&|160;! Le jugement des hommes passe, s’efface… la vraie gloireest impérissable&|160;!…

J’ai vu dans ma longue vie ÉTIENNE MARCEL, leplus grand citoyen de son temps, traîné sur la claie, ses restesmutilés ont été jetés à la Seine par un peuple abusé ou ingrat…

J’ai vu jeter à la Seine les cendres de JEANNEDARC, poursuivie des malédictions d’une multitude fanatique etféroce…

Croyez-moi, fils de Joel, la glorieuse mémoirede Marcel et de Jeanne Darc vivra tôt ou tard et pour jamais dansle cœur, dans l’admiration des hommes&|160;!…

MARCEL a porté un coup mortel aux royautésfutures…

JEANNE DARC a porté un coup mortel à ladomination des Anglais en Gaule…

*

**

Vous l’avez lue, fils de Joel, cette légendede la plébéienne catholique et royaliste&|160;: Charles&|160;VIIdevait sa couronne à Jeanne Darc… il l’a honteusement reniée,lâchement délaissée. – Chaque jour elle s’agenouillait pieusementdevant les prêtres catholiques… leurs évêques l’ont brûléevive&|160;! – La couardise de la chevalerie avait donné la Gauleaux Anglais&|160;; le patriotisme de Jeanne, son génie militaire,triomphent enfin de l’étranger… elle est poursuivie, trahie, livréepar la haineuse envie des chevaliers. – Pauvre plébéienne&|160;! –L’implacable jalousie des capitaines et des courtisans,l’ingratitude royale, la férocité cléricale, ont fait tonmartyre&|160;! – Sois bénie à travers les âges, ô viergeguerrière&|160;! sainte fille de la mère-patrie&|160;! – Vousl’avez lue, cette légende, fils de Joel, vous l’avez lue… vous avezjugé à l’œuvre&|160;: gens de cour, gens de guerre, gens d’Égliseet royauté&|160;!

FIN DE LA LÉGENDE DE JEANNE DARC

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