Les Mystères du peuple – Tome IX

CHERS LECTEURS,

Un mot encore avant de vous faire assister auprocès de Jeanne Darc. Nous sommes resté jusqu’ici dans la plusscrupuleuse réalité, ainsi que vous avez pu vous en convaincre parles textes cités dans notre première lettre, servant d’introductionà ce récit ; les notes de renvoi aux chroniqueurs assurerontencore votre conviction. Les actes, les paroles, les sentiments,attribués à l’héroïne gauloise sont textuellementhistoriques ; il n’a pu en être ainsi, non des actes, non dessentiments (ils sont parfaitement conformes à la vérité), maisdes paroles prêtées aux personnages secondaires de notrelégende, les contemporains ne les ayant pas toutes recueilliescomme celles de la Pucelle. Lors de son procès, au contraire, lesinterrogatoires, les réquisitoires de ses juges, leurs admonitions,leurs délibérations, leurs arrêts, ont été aussi scrupuleusementrelatés que les réponses de l’accusée dans la minute originaledu procès, publiée par M. Jules Quicherat dansl’excellent ouvrage dont je vous ai déjà entretenus.

« Les greffiers (dit M. JulesQuicherat dans sa Notice littéraire sur le procès decondamnation, vol. V, p. 387), les greffiers délivrèrent cinqexpéditions du procès… toutes les cinq furent attestées parManchon, Boisguillaume et Taquel, et munies dusceau des juges. Indépendamment de cette formalité, Boisguillaumeparapha tous les feuillets de ces minutes, depuis le premierjusqu’à la fin de ces écritures authentiques… Aujourd’hui – ajouteplus loin M. Jules Quicherat – il existe trois manuscrits deces minutes du procès à Paris ; on les décrira tout à l’heure,en même temps que les nombreuses copies qui en ont été tirées,etc., etc. »

Donc, chers lecteurs, grâce aux patriotiqueset savants travaux de M. Quicherat, qui a publié, d’après lesmanuscrits authentiques, la Minute originale duprocès, soit en latin, soit en français, il n’y aura pas, dansla suite de notre récit, un seul mot prononcé, soit parJeanne Darc, soit par ses accusateurs ou par ses juges, quin’ait été dit par elle ou par eux, PAS UN MOT,entendez-vous ; aussi vous partagerez, nous l’espérons, notreprofonde émotion, notre pieux respect, en lisant les réponses de lapaysanne de Domrémy, qui souvent atteignent au sublime. Nous avonscru inutile, en cette partie de notre œuvre, de renvoyer auxsources par des notes ; les paroles de Jeanne ou de ses jugesétant citées TEXTUELLEMENT, il eût fallu un renvoi à chaque ligne.Mais afin de constater l’irrécusable autorité de notre récit, etdésirant faciliter l’épreuve contradictoire ou les recherchesauxquelles plusieurs d’entre vous, chers lecteurs, seraient tentésde se livrer, nous vous indiquerons sommairement le numéro despages où vous trouverez les textes authentiques français oulatins.

PROCÈS DE JEANNE DARC, publié pour lapremière fois d’après les manuscrits de la Bibliothèque Royale,suivi de tous les documents historiques qu’on a pu réunir, etsuivis de notes et éclaircissements, par JULES QUICHERAT.(Paris, Jules Renouard, 6, rue de Tournon. M.DCCC.LXI)

1er JUGEMENT.

« 21 février 1431. – Réquisitoire dupromoteur du procès, p. 13, t. I. – Première exhortation faiteà Jeanne, p. 14. – Premier interrogatoire, p. 48.

» 23 février. – Troisième interrogatoire,p. 58.

» 24 février. – Quatrième interrogatoire,p. 68.

» 1er mars. – Cinquièmeinterrogatoire, p. 80.

» 3 mars. – Sixième interrogatoire, p.108.

» 27 mars. – Acte d’accusation signifié àJeanne, p. 195.

» 28 avril. – Exhortation faite à Jeanne,p 374.

» 2 mai. – Admonition publique adressée àJeanne, p. 381.

» 9 mai. Délibération sur la question desavoir si Jeanne doit être soumise à la torture, p. 399.

» 13 mai. – Conclusion de la précédentedélibération, p. 402.

» 24 mai. – Prédication publique etabjuration de Jeanne, p. 422. – Teneur de l’abjuration en français,p. 447. – Sentence portée après l’abjuration, p. 450. »

2e JUGEMENT.

« 28 mai. – Jeanne accusée d’êtrerelapse, p. 453.

» 29 mai. – Délibération sur la questionde savoir si Jeanne doit être brûlée comme relapse, p. 459.

» 30 mai. – Sentence et condamnationdéfinitive de Jeanne, prononcées publiquement, p 469. – Supplice. –Attestation idiographe des notaires constitués pour le procès, p.475. »

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Vous le voyez, par ces notes analytiques,chers lecteurs, Jeanne subit six interrogatoires depuis le21 février jusqu’au 3 mars 1431. Tout en conservant les réponsesqui mettent le plus en lumière l’admirable caractère de la victime,nous avons cru devoir fondre, réduire les six séances en deux, afind’éviter d’innombrables redites ; car les juges, ou plutôt lesbourreaux de l’héroïne, prirent à tâche de la fatiguer, de laharceler, de la troubler, en l’enlaçant dans un réseau de millesubtilités théologiques, en lui posant vingt fois les mêmesquestions, insidieusement renouvelées, afin d’obtenir de saloyauté, de sa candeur, des aveux que ces prêtres déclarèrentensuite malsonnants et damnables. Ils poursuivirent ainsiopiniâtrement leurs interrogatoires, sans pitié pour lessouffrances morales et physiques de Jeanne Darc, plus tardaffaiblie par les suites d’une cruelle maladie due, selon deflagrantes probabilités, à un empoisonnement dont l’évêque PierreCauchon aurait prémédité la tentative, afin de se débarrasserpromptement et obscurément de la captive. Nous lisons, t. III,p. 49, de l’ouvrage de M. Quicherat, la déposition du médecinappelé pour donner des soins à Jeanne ; il dit, après avoircru remarquer des symptômes d’empoisonnement :

« … J’ai visité la Pucelle en prison, enprésence du chanoine Pierre d’Estivet et de Guillaumede la Chambre, je l’ai trouvée couchée les fers auxjambes ; j’ai touché son pouls et je l’ai interrogée sur lacause de sa maladie. La prisonnière m’a répondu : – J’aimangé d’une carpe que l’évêque de Beauvais m’a envoyée ;et je crois que c’est là ce qui m’a rendue malade. –Tais-toi, ribaude ! – s’écrie Pierre d’Estivet (l’un desprêtres-juges !…) tais-toi ! Tu as mangé des fèves ;c’est cela qui t’a été contraire. – Non, je n’ai pas mangé defèves, – répondit Jeanne. Et de nouveau elle vomit avec degrandes douleurs, tandis que d’Estivet et des Anglais qui setrouvaient là injuriaient encore Jeanne, l’appelant paillarde etp…… (paillardam et putanam)… ce qui la fit beaucouppleurer. »

Jugez par ce fait, chers lecteurs, designominies, des injures, des outrages, dont la pauvre martyre futaccablée durant sa captivité. Ce n’est pas tout : sesimplacables ennemis dépassèrent les dernières limites de lanoirceur et de la férocité. Vous connaissez la délicate etvirginale pudeur de Jeanne ; cette pudeur l’avait conseilléede prendre des vêtements d’homme, puisqu’elle devait désormaisvivre et guerroyer avec des gens d’armes. Elle conserva dans soncachot ces vêtements masculins, ne les quittant ni jour ni nuit,espérant ainsi pouvoir mieux se défendre d’une violence infâmequ’elle redoutait ; or, entre autres péchés mortels dont letribunal ecclésiastique accusait Jeanne, on lui reprochait d’avoirabandonné le costume de son sexe. Vint le jour où, abjurant seserreurs, ses crimes (vous verrez la cause et lesconséquences de cette abjuration), elle jura sur les saintsÉvangiles de reprendre et de ne plus quitter désormais ses habitsde femme… Le lendemain du jour où elle les eut revêtus, on exerçasur elle UNE TENTATIVE DE VIOL !… Vous ne croyez pas à unetelle horreur, chers lecteurs ? Lisez ces paroles de l’un desdéposants à ce sujet :

« … Si, après avoir renoncé et abjuré,Jeanne a repris ses habits d’homme, c’est que les Anglais luiavaient fait ou fait faire en la prison beaucoup d’outrageslorsqu’elle eut repris ses habits de femme ; et, de fait,je l’ai vue éplorée, son visage plein de larmes, défiguré, en tellesorte que j’en eus compassion… » (T. III, p. 5,QUICHERAT.)

Plus loin, un autre témoin dépose :

« … Et celui qui parle sait de certainque, de jour et de nuit, Jeanne était couchée ferrée par laceinture et par les jambes de deux paires de chaînes traversant lespieds de son lit et tenant à une grosse pièce de bois. Il déposeque la pauvre Pucelle lui révéla (à lui son confesseur) qu’aprèsson abjuration on l’avait, en prison, violemment tourmentée,molestée, battue et deschoulée, UN MILORD D’ANGLETERRE L’AYANTVOULU FORCER (violer) ; et pour ce, elle avait repris seshabits d’homme. » (T. III, p. 7.)

Oui, Jeanne, après cette tentative de viol,reprit ses habits d’homme, malgré son serment… Cette récidive futl’une des causes capitales de sa condamnation à mort !

Un mot encore, chers lecteurs, surl’évêque de Beauvais, PIERRE CAUCHON, et lechanoine NICOLAS LOYSELEUR, d’abominable mémoire, tousdeux instigateurs des iniquités dont fourmille ce procèsecclésiastique. Vous venez de voir à l’œuvre ces deux prêtres, vousles y verrez encore. Vous croyez peut-être à quelque exagération denotre part ? Lisez et jugez :

« … Pierre Cauchon, évêque de Beauvais,depuis qu’il fut retiré à Rouen devint l’âme damnée des princesd’Angleterre ; ils exploitèrent à leur profit son ambitiondésordonnée ; ils se firent payer, par sa complaisance dans leprocès de la Pucelle, l’expectative qu’il avait d’occuperl’archevêché de Rouen, alors en vacance. La promesse qu’il avaitreçue d’eux est constatée par les publications récentes de sirHarris Nicolas (Proceedings and ordinances of the privy concilof England, London 1845). On lit au tome IV de ce recueil, p.10, une délibération conçue en ces termes : Il a été convenuque l’on écrirait une lettre, sous le sceau privé, adressée ausouverain pontife, afin d’obtenir de lui la translation de PIERRECAUCHON, évêque de Beauvais, au siège métropolitain de l’archevêchéde Rouen. » (AP. JULES QUICHERAT, t. I, p. 1-2.)

Vous avez frémi d’horreur, chers lecteurs, àla pensée de cette machination diabolique : – « Feindrede la compassion pour Jeanne Darc, afin de capter sa confiance etde lui dicter des réponses qui pouvaient la perdre ! » –Cette exécrable trame n’a été que trop habilement ourdie. Citonsencore :

GUILLAUME COLLET dépose : « – Quemaître Nicolas Loyseleur, feignant d’être prisonnier et duparti du roi de France, entra souvent dans le cachot deJeanne, l’engageant à ne pas croire aux gens d’Église quil’interrogeaient, et à se défier d’eux, parce que, si elle s’yfiait, elle serait perdue… L’évêque de Beauvais autorisait laconduite de maître Nicolas Loyseleur, sans quoi celui-ci n’eût pasainsi agi de lui-même. » (T. III, p. 162.)

NICOLAS DE HOUPPEVILLE dépose : –« Que souvent des hommes feignant d’appartenir au partiroyaliste furent secrètement introduits auprès de Jeanne, afin dela persuader de ne pas se soumettre à l’Église… Maître NicolasLoyseleur était l’un de ces séducteurs(seductoribus). » (T. III, p. 173.)

Enfin la victime est condamnée ! Lescapitaines anglais, non moins impatients de son supplice que leclergé, attendaient la sentence au dehors de l’enceinte dutribunal ; l’évêque Pierre Cauchon sort radieux, triomphant,et se frottant les mains, il dit joyeusement aux Anglais en parlantleur langage : – « FAREWELL… C’EST FINI… FAITES BONNECHÈRE !… » (T. III., 5.)

Et maintenant, chers lecteurs, si épouvantableque vous paraîtra, que sera la procédure de ce tribunalecclésiastique, ce tribunal de perfidie, de vengeance, descélératesse, de ténèbres et de sang… souvenez-vous, nous vous lerépétons, souvenez-vous qu’il N’EST PAS UN SEUL MOT qui n’ait étéprononcé par Jeanne Darc ou ses bourreaux !

EUGÈNE SUE.

Annecy-le-Vieux (Savoie), 20 octobre 1855.

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