Les Mystères du peuple – Tome IX

Chapitre 7ROUEN ou LE MYSTÈRE DE LA PASSION DE JEANNE DARC.

Actes de Jeanne depuis le sacre deCharles VII jusqu’au combat de Compiègne, où, par trahison,elle est faite prisonnière le 24 mai 1430. –L’évêque Pierre Cauchon etle chanoine Loyseleur. – Leprocès. – L’abjuration. – La condamnation. – Lesupplice.

 

L’on écrit et l’on représente en ces temps-ci,fils de Joel, beaucoup de mystères, récits dialogués pardes hommes et des femmes figurant des personnages historiques,grossières imitations des œuvres dramatiques de l’antiquité, ainsique les jeux parties du treizième siècle, dont notre aïeulMylio-le-Trouvère nous a jadis laissé un exemple. Moi,Mahiet-l’Avocat d’armes, qui écris cette légende, j’ai employé,selon un usage répandu aujourd’hui, la forme du mystèreafin de vous retracer la Passion de l’héroïneplébéienne ; car, ainsi que le Christ, Jeanne eut sa PASSION,couronnée par le martyre !

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Le lieu de la première scène est une salle dupalais de l’archevêché de Rouen, antique bâtiment où, il y a huitsiècles et plus, vous avez vu, fils de Joel, le roiKarl-le-Sot fiancer sa douce fille Giselle et abandonnerl’une de ses plus belles provinces au vieux Rolf, chef despirates North-mans. Ces bandits, envahissant plus tard,sous Guillaume-le-Conquérant, le pays d’Angleterre, ont fait souchede ces chefs anglais qui, depuis tant d’années, ravagent etasservissent la Gaule. La Normandie est devenue, comme tantd’autres contrées, l’une des provinces d’Angleterre ; le ducde Bedfort, régent, occupe Rouen. L’archevêché de cette ville sertde logis à PIERRE CAUCHON, évêque de Beauvais, vendu âmeet corps, mitre et crosse, au parti anglais, dont il est l’un desnombreux prélats. Le mois de février 1431 touche à sa fin.Pierre Cauchon, douillettement vêtu d’une robe de soie violette,est assis dans un escabel à bras, au coin d’un foyer embrasé, d’oùrayonnent la chaleur et la clarté ; de joyeux reflets sejouent sur le tapis oriental et sur les solives peintes et doréesdu plafond de la vaste salle, somptueusement meublée. Une tableencombrée de parchemins, dressée près de la haute cheminéesculptée, est éclairée par un luminaire d’argent massif garni deflambeaux de cire allumés ; un siège, alors vacant, sur ledossier duquel se trouve une pelisse noire fourrée, fait face, del’autre côté de cette table, au siège occupé par l’évêque, etannonce l’absence momentanée d’un autre ecclésiastique. La figurede Pierre Cauchon, à la fois saisissante et repoussante, offre unmélange d’audace, de ruse, d’opiniâtreté remarquable ; sespetits yeux, d’un bleu très-clair, pétillants de finesse, parfoisluisants de férocité, disparaissent à demi sous le renflement deses grosses joues rouges et sous ses épais sourcils, gris comme sescheveux, presque entièrement cachés sous sa calotte violette. Sonfront vineux est sillonné de veines bleuâtres ; son nez camus,troué de larges narines poilues, fait ressortir la singulièreproéminence de sa lourde mâchoire. Lorsqu’il rit, son rire crueldécouvre des dents inégales et jaunâtres. Tantôt penché sur latable, lisant un parchemin couvert d’une écriture fine et serrée,il frotte joyeusement l’une contre l’autre ses mains velues,déformées par la graisse, tantôt il regarde impatiemment devers laporte de la chambre, comme s’il eût hâté de ses yeux le retour dupersonnage absent. Enfin la porte s’ouvre, un autre prêtreparaît ; c’est un chanoine, il se nomme NICOLAS LOYSELEUR. Sonvisage est osseux et blême, son œil couvert comme celui d’unreptile ; ses paupières rougies manquent de cils, une fissureblafarde indique à peine ses lèvres au sourire hypocrite. C’est uneface à la fois cafarde et patibulaire.

L’ÉVÊQUE PIERRE CAUCHON, se levant à demi,s’écrie vivement. – Quelles nouvelles ? quellesnouvelles ?…

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Le messager envoyépar le capitaine Morris a laissé la Pucelle dans la prison de lamaison forte de Bréville.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Quelle est la mission dece messager ?

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Il est venu, d’aprèsl’ordre du capitaine Morris, inviter le comte de Warvick à fairepréparer le cachot de la vieille tour pour y recevoir JeanneDarc ; elle doit arriver à Rouen, sous bonne escorte, demainmatin au plus tard.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Le capitaine Morris a-t-ilexactement suivi mes instructions ?

LE CHANOINE LOYSELEUR. – De point en point,monseigneur. La captive voyage dans une litière fermée, les fersaux pieds et aux mains ; lorsque l’on a dû traverser une villeou un village, on a bâillonné ladite Jeanne. Personne n’a puapprocher d’elle, les gardes de l’escorte ont dit à tout venantqu’ils conduisaient à Rouen une vieille et abominable sorcière quiégorgeait de petits enfants afin d’accomplir ses sanglantsmaléfices.

L’ÉVÊQUE CAUCHON, riant. – Et lesbonnes gens de se signer en s’éloignant avec épouvante de lalitière, comme si elle renfermait un pestiféré ?

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Il en est arrivégénéralement ainsi ; cependant, à Dieppe, l’exaspérationpublique contre la sorcière tueuse d’enfants est devenue siviolente, que le peuple la voulait mettre en pièces…

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Les bélîtres ! Et quenous serait-il donc resté à nous autres ?

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Sauf cet incident, levoyage s’est heureusement effectué ; personne ne s’est doutésur la route que la prisonnière fût Jeanne-la-Pucelle.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Cela était de la dernièreimportance. La renommée de cette fille est maintenant si populaireen Gaule, même au sein des provinces soumises à nos chers amisd’Angleterre, que si l’on eût appris sur son chemin qu’onl’emmenait prisonnière, la plèbe des villes ou des champs se seraitémue et aurait peut-être enlevé cette diablesse à ses gardiens…Enfin, nous la tenons… et ce que l’Inquisition tient, elle ne lelâche point…

LE CHANOINE LOYSELEUR, montrant lesparchemins. – Allons-nous, monseigneur, continuer la lectureabrégée des faits et gestes de la Pucelle ?

L’ÉVÊQUE CAUCHON, prenant le parchemin oùil a jusqu’alors écrit un grand nombre de notes. – Certes,continuons, puisque ces faits et gestes seront la base de laprocédure ; à mesure que vous lirez, chanoine, je noterai lesactes sur lesquels ladite Jeanne devra être spécialementinterrogée. Ce récit que m’a envoyé secrètement mon frère en Dieu,l’évêque de Chartres, par ordre du sire de La Trémouille, ce récit,m’assure-t-on, et j’ai tout lieu de le croire, est fortexact ; on l’attribue à un certain Perceval deGagny[107], écuyer du duc d’Alençon, etfavorable à la Pucelle, ou plutôt juste envers elle. Cette justicequ’on lui rend ne m’inquiète point ; ses actes ont eu de sinombreux témoins, qu’il serait malhabile de vouloir nier ou altérerla vérité à ce sujet, puisque ces actes portent en eux-mêmes lacondamnation de cette possédée… Où en étions-nous restés de notrelecture ?

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Au départ de Reimsaprès le sacre.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Continuez. – Il trempesa plume dans l’écritoire et se dispose à écrire desnotes.

LE CHANOINE, lisant. – « Le roi(après avoir été sacré) resta à Reims jusqu’au jeudi suivant ;il en partit pour aller souper et coucher à l’abbaye deSaint-Marcoul, où on lui apporta les clés de la ville de Laon. Lesamedi 23 juillet 1429, le roi vint dîner et coucher àSoissons ; il y fut très-bien reçu, la Pucelle ayant étéd’abord haranguer le peuple aux barrières de la ville, le conjurantde renier le parti anglais et de redevenir Français. Ces parolesfurent accueillies avec enthousiasme ; plusieurs femmes quidevaient prochainement accoucher, ou dont les enfants n’étaient pasencore baptisés, prièrent la Pucelle de leur choisir des noms debaptême, qui, disaient-elles, seraient pour eux un gage deprotection divine… »

L’ÉVÊQUE, vivement et écrivant. – Ànoter… très-important… excellent ! excellentissime !…

LE CHANOINE LOYSELEUR. – « Le vendredi 29juillet, le roi se présenta devant Château-Thierry ; laPucelle fit déployer les enseignes, parla encore au peuple, laville se rendit. Le roi y demeura jusqu’au lundi 1eraoût ; ce jour, il alla coucher à Montmirail, en Brie. Lemardi 2 août, le roi entra dans Provins, où il fut non moins bientraité que dans les autres villes ; il séjourna là jusqu’auvendredi 5. Le dimanche 7 août, il alla coucher àCoulommiers ; le mercredi 10, à la Ferté-Milon ; le jeudi12, à Crespy, en Valois ; le vendredi 13, à Lagny-le-Sec. Encette ville, une femme éplorée, traversant la foule dont étaitentourée la Pucelle, vint en pleurant se jeter à ses pieds, lasuppliant de venir voir un petit enfant mourant, qu’elle pourrait,d’un mot, disait-elle, rappeler à la vie ; cette pauvre femme,dans sa naïve admiration pour la Pucelle, lui attribuait ainsi unpouvoir divin… »

L’ÉVÊQUE CAUCHON, écrivant avec une joiesinistre. – Je ne donnerais pas ce fait pour cent sousd’or !… (Dilatant ses larges narines poilues.)Ah ! quelle délectable senteur de fagot et de rôti je commenceà flairer !… Poursuivez, chanoine.

LE CHANOINE LOYSELEUR. – « Le samedi 14,la Pucelle, instruite par les éclaireurs envoyés par elle quel’ennemi se trouvait à peu de distance, fit mettre, avec sapromptitude habituelle, l’armée en bataille dans la plaine deDammartin-en-Gouelle, assigna le poste de chacun, donna ses ordresen capitaine consommé ; mais les Anglais, effrayés del’attitude de l’armée royale, n’osèrent engager le combat… quoiquetrès-supérieurs en nombre… »

L’ÉVÊQUE CAUCHON, d’une voix sourde.– Oh ! il faudra bien, afin de sauver l’honneur de nos amisd’outre-mer, que leur lâcheté soit attribuée aux sorcelleries de laJeanne !

LE CHANOINE LOYSELEUR. – « Le dimanche 14août 1429, la Pucelle, le comte d’Alençon, le comte de Vendôme, etautres chefs de guerre, accompagnés de six à sept millecombattants, campèrent près Montépilloy, à deux lieues deSenlis ; le duc de Bedfort et huit à neuf mille Anglaisdéfendaient les abords de Senlis, postés à une demi-lieue en avantde cette ville, ayant devant eux la petite rivière de la Nonette,et à droite un village nommé Notre-Dame de la Victoire. Onescarmoucha des deux côtés ; à la nuit, chacun regagna soncamp, au grand mécontentement de la Pucelle, qui, contrairement àl’avis des capitaines et du roi, voulait engager une actiongénérale. Les Anglais profitèrent de cette lenteur pour seretrancher pendant la nuit à grand renfort de palissades et defossés, se servant aussi de leurs charrois pour se couvrir, sesachant défendus sur leurs derrières par la rivière. Au point dujour, la Pucelle, malgré l’opposition des capitaines, marchant à latête de quelques compagnies déterminées qui lui obéissaienttoujours, se mit en devoir d’aller défier les Anglais jusqu’au piedde leurs retranchements ; mais elle apprit que, durant lanuit, ils avaient abandonné Senlis et se retiraient surParis… »

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Sorcellerie !…diablerie !…

LE CHANOINE LOYSELEUR. – « Le mercredi 17août, l’on apporta au roi les clés de Compiègne ; le jeudi, ilentra dans cette cité, aux acclamations du peuple, criant avecfrénésie : Noël à Jeanne ! la fille deDieu !… »

L’ÉVÊQUE, écrivant. – Fille deDieu ! ! ! tu as des fanatiques bien imprudents, mamie ! !

LE CHANOINE LOYSELEUR. – « Lorsque le roiquitta Crespy, il ordonna aux maréchaux de Boussac et de Retz des’en aller sommer les habitants de Senlis de se rendre ; ilsrépondirent qu’ils se rendraient non pas au roi, mais à la Pucelle,qu’ils regardaient comme la sœur des anges. »

L’ÉVÊQUE CAUCHON, écrivant. – Sœurdes anges !… allons, ces coquins auront aussi apporté leurfagot au bûcher !

LE CHANOINE LOYSELEUR. – « Le roi voulut,au grand chagrin de la Pucelle, séjourner à Senlis, au lieu depousser en avant ; il semblait satisfait des succès obtenusjusque-là, ne rien désirer davantage. Son conseil fut de cet avis,la Pucelle prétendait au contraire qu’il suffirait au roi de seprésenter devant Paris pour que cette cité ouvrît ses portes à sonsouverain. – Ne craignez rien, disait Jeanne au roi, je parlerai sidoucement aux Parisiens qu’ils aimeront mieux redevenir Françaisque rester Anglais. »

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Quel démon d’orgueil quecette vachère… Elle ne doutait de rien… Oh ! elle le payeracher, son infernal orgueil !

LE CHANOINE LOYSELEUR. – « Le mardi 23août, la Pucelle, nonobstant l’opposition du roi et de son conseil,partit de Compiègne avec le duc d’Alençon, y laissant le prince etle gros de l’armée. Le vendredi suivant, 26 août, la Pucelleentrait sans coup férir dans Saint-Denis, qui se déclara royaliste.À cette nouvelle, le roi, non sans hésitation, vint dans cetteville ; mais son conseil s’opposait plus opiniâtrement quejamais aux desseins de la Pucelle, qui assurait que, si elle étaitécoutée, elle rendrait les Parisiens au roi, de par Dieu… et sansverser une goutte de sang… »

L’ÉVÊQUE CAUCHON, avec emportement. –Exécrable hypocrite ! à l’entendre, elle est tout miel… et, àsa voix homicide, les Français sont devenus les bouchers desAnglais ! (Écrivant.) N’oublions pas de la signalersurtout comme un monstre altéré de carnage.

LE CHANOINE LOYSELEUR. – « Le duc deBedford, apprenant la prise de Senlis et la marche de la Pucellesur Paris, renforça la garnison et prit de rigoureuses mesurescontre ceux du parti armagnac ou royaliste, qui pouvaient vouloirredevenir Français. Le duc confia spécialement la défense desportes et des remparts à des Anglais ou à des forcenés bourguignonscapables de résister au charme des douces paroles de la Pucelle.Plusieurs fois elle s’avança seule, à cheval, près des barrièresdes portes, suppliant ceux qui étaient Français comme elle de nepas souffrir plus longtemps la domination des Anglais, quicausaient tant de dommage au pauvre peuple de France ; maisles gens du parti bourguignon et les Anglais l’injuriaient !la menaçaient de tirer sur elle, quoiqu’elle fût venue pourparlementer… Alors elle s’en retournait, pleurant l’endurcissementou l’aveuglement de ceux-là qui, Français, voulaient resterAnglais. Pourtant, chaque jour elle entendait ses voix luiassurer que la Gaule ne serait sauvée que lorsque tous les Anglaisseraient chassés de son sol… »

L’ÉVÊQUE CAUCHON, écrivant. – Encoreses voix… Notons derechef ce fait, si capital dansl’instruction de notre procès…

LE CHANOINE LOYSELEUR. – « Le roicontinuant de refuser de se rapprocher de Paris et de se présenterà ses portes, ainsi que le voulait la Pucelle, elle déclara au ducd’Alençon, qui avait grande créance en elle, que sainte Margueriteet sainte Catherine, lui étant de nouveau apparues, luicommandaient d’exiger du roi qu’il fît tous ses efforts pourregagner sa bonne ville de Paris par sa présence et saclémence… »

L’ÉVÊQUE CAUCHON, écrivant. – Encoresainte Marguerite et sainte Catherine… Notons ce fait, non moinscapital que celui des voix… Ah ! doublesorcière ! tu as des visions ! des apparitions !…(Riant.) Il t’en cuira, ma fille !…

LE CHANOINE LOYSELEUR. – « Le ducd’Alençon, cédant au désir de la Pucelle, retourna devers le roi,qui lui promit que le 27 août, il se rendrait à LaChapelle-Saint-Denis, pour de là marcher vers Paris ; mais ilne tint pas sa promesse. Le duc d’Alençon retourna devers lui lelundi 5 septembre ; grâce à ses instances, le roi, après delongues hésitations et contre l’avis de son conseil, vint coucher àLa Chapelle-Saint-Denis le mercredi 7 septembre, à la grande joiede la Pucelle, et chacun disait dans l’armée : laPucelle rendra Paris au roi, s’il veut seulement consentirà se montrer aux portes de la ville. Le jeudi 8 septembre, leduc d’Alençon et quelques capitaines, entraînés par la Pucelle,partirent vers huit heures du matin de La Chapelle-Saint-Denis, enbelle ordonnance, laissant le roi, qui ne voulut point lesaccompagner. La Pucelle s’étant rendue à la porte Saint-Honoré,défendue par les compagnies anglaises, car elle aurait eu,disait-elle, horreur de voir battre Français contre Français, pritson étendard à la main et, audacieusement, entra la première dansle fossé, à l’endroit du marché aux pourceaux. L’assaut fut long etsanglant, les Anglais se défendaient vaillamment ; la Pucellefut blessée d’un trait d’arbalète-à-hausse-pied, qui luitraversa la cuisse de part en part ; elle tomba, et s’écriaqu’il fallait soutenir et redoubler l’attaque. Mais le sire deGaucourt et autres l’emportèrent malgré ses faibles efforts, carelle perdait tout son sang ; on la plaça sur un chariot, etelle fut ramenée à La Chapelle-Saint-Denis… »

L’ÉVÊQUE CAUCHON, écrivant. –Constatons de nouveau la sanglante forcennerie de cette diablesseenragée, qui, contre l’avis de tous, s’obstine à batailler…Insistons sur son inextinguible soif de meurtre et de carnage…

LE CHANOINE LOYSELEUR. – « Le lundi 12septembre, la Pucelle, pouvant à peine se tenir à cheval, voulutaller du côté de Saint-Denis, afin de s’assurer qu’un pont qu’elleavait ordonné de construire était jeté sur la Seine, afin defaciliter le passage des troupes ; ce pont avait été en effetjeté, mais plus tard coupé par ordre du roi, résolu de ne plus riententer du côté de Paris. Le mardi 13 septembre 1429, le roi, del’avis de son conseil, partit de Saint-Denis après dîner, afin des’en retourner devers la Loire ; la Pucelle, désespérée duparlement du roi, pleura beaucoup, et voulant, dans sa premièreaffliction, renoncer à le servir, elle quitta son armure et ladéposa en ex-voto devant la statue de Notre-Dame, dans labasilique de Saint-Denis… »

L’ÉVÊQUE CAUCHON, se frottant les mains,puis écrivant. – Excellent ! excellentissime !…idolâtrie !… sacrilège !… Dans son orgueil infernal, elleoffre son armure à l’adoration des simples !

LE CHANOINE LOYSELEUR. – « Dans sondésespoir, la Pucelle voulait s’en retourner en son pays deLorraine, auprès de sa famille, et renoncer pour toujours à laguerre ; mais le roi lui ordonna de le suivre à Gien, où ilaurait, disait-il, besoin d’elle. L’on arriva dans cette ville le29 septembre. La Pucelle proposa au duc d’Alençon de l’aider àreconquérir sa duché de Normandie sur les Anglais ; le duc fitpart de ce projet au roi, il s’y refusa, voulant garder la Pucelleprès de lui en Touraine, pour défendre cette province dans le casd’un retour agressif des Anglais. La Pucelle prit plusieurs placesfortes aux environs de Charité-sur-Loire, et vint mettre le siègedevant cette ville ; mais le conseil royal n’envoyant à laPucelle ni vivres ni argent pour ses soldats, elle fut forcée, àson grand regret, de renoncer à cette attaque, et se rendit le 7mars 1430 au château de Sully, chez le sire de La Trémouille, où setrouvait le roi. La Pucelle se courrouça fort et hautement en laprésence du prince contre les conseillers royaux et les chefs deguerre, leur reprochant avec amertume de mettre traîtreusementobstacle au complet recouvrement du royaume. Reconnaissant dès lorsqu’elle était désormais inutile au service du roi, mais espérantencore servir la France, elle quitta pour toujoursCharles VII, et, sans prendre congé de lui, s’éloigna sousprétexte d’aller exercer militairement au dehors du château unecompagnie d’hommes résolus attachés à sa fortune. Elle se renditavec eux à Crespy, en Valois ; de là, elle fut bientôt mandéepar le sire de Flavy au secours de Compiègne, alors assiégée par leduc de Bourgogne et le comte d’Arundel. La Pucelle n’obtempéra passans grande perplexité au désir du sire de Flavy ; ellen’ignorait pas la perfidie et la férocité proverbiales de cecapitaine ; mais les habitants de la place qu’il commandaitavaient, lors de son premier voyage en cette cité, accueilli Jeanneavec tant d’affection, que, surmontant son appréhension, ellerésolut de venir en aide à ces bonnes gens. Le 23 mai 1430, ellesortit de Crespy, à la tête de sa compagnie, forte de deux ou troiscents hommes ; grâce aux ténèbres et aux habiles précautionsdont elle entourait sa marche nocturne, ses troupes, passantinaperçues entre le camp anglais et le camp bourguignon, entrèrent,ainsi qu’elle, à Compiègne avant le jour. Tout d’abord elle allaentendre la messe à la paroisse de Saint-Jacques ; l’aubecommençait à peine de poindre, mais les habitants en grand nombres’étaient déjà rendus à l’église en apprenant l’arrivée de leurlibératrice. Celle-ci, après la messe, se retira près de l’un despiliers de la nef, et s’adressant à plusieurs habitants qui setrouvaient là en compagnie de beaucoup d’enfants, aussi désireux dela voir, elle leur dit bien tristement : – Mes amis, l’onm’a vendue et trahie, bientôt je serai prise et mise à mort… mesvoix m’avertissent depuis longtemps de cettetrahison… »

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Ah ! combien il estheureux pour nous que Jeanne n’ait point écouté sespressentiments !… elle échappait encore au piège tant de foiset vainement tendu à cette diablesse par les chefs de guerre, dontla jalousie vindicative servait si heureusement nos desseins ainsique ceux de La Trémouille, de Gaucourt et de mon compère en Dieul’évêque de Chartres…

LE CHANOINE LOYSELEUR, s’interrompant delire. – En effet, l’émissaire que monseigneur l’évêque deChartres a dépêché secrètement ici, et que j’ai été visiter devotre part, m’a appris que c’est de concert avec le sire de LaTrémouille que Flavy a mandé la Pucelle à Compiègne, dans l’espoiret le projet bien arrêtés de la faire prendre par les Anglais.

L’ÉVÊQUE CAUCHON, riant. – Jedonnerai à Flavy, quand il le voudra, l’absolution de tous sescrimes, en retour de la capture de Jeanne… Continuez,chanoine ; tout à l’heure, je m’ouvrirai complètement à voussur mes projets.

LE CHANOINE LOYSELEUR, lisant. –« La Pucelle se disposa, le jour venu, à tenter une vigoureusesortie. La ville de Compiègne est située sur la rive gauche del’Oise ; au-delà de la rive droite s’étend une prairie larged’un quart de lieue, terminée par un escarpement du côté de laPicardie ; cette prairie basse, souvent inondée, est traverséepar une chaussée partant du pont de Compiègne et aboutissant à lacolline qui, à l’horizon, s’élève en face de la cité. Troisvillages délimitent les confins de la prairie :Margny à l’extrémité de la chaussée ; Claroyà trois quarts de lieue en amont et au confluent des deux rivièresd’Aronde et d’Oise ; Venette à une demi-lieue sur lechemin de Pont-Saint-Maxence. Les Bourguignons avaient un camp àMargny et un autre à Clairoy, les Anglais occupaient Venette. Ladéfense de Compiègne se composait d’une redoute placée à la tête dupont et de boulevards à angles sortants et rentrants fortementpalissadés. Tel était le plan d’attaque de la Pucelle :enlever d’abord le village de Margny, puis celui de Clairoy ;et, maîtresse de ces deux positions, attendre au débouché de lavallée d’Aronde les troupes du duc de Bourgogne, qui, au bruit del’action, ne pouvait manquer d’accourir à l’aide des Anglais.Jeanne, prévoyant ce mouvement et voulant aussi assurer saretraite, avait demandé au sire de Flavy de se charger de tenir enéchec le duc de Bourgogne s’il débouchait de la vallée avant laprise de Margny ou de Claroy, et de disposer une réserve de gens detrait sur le front et sur les flancs de la redoute, prêts àprotéger sa retraite ; de plus, des bateaux couverts, placéssur l’Oise, étaient destinés à recevoir les piétons en cas derevers. Ces ordres donnés, la Pucelle, malgré de sinistrespressentiments, se hâta de monter à cheval, à la tête de sacompagnie, marcha droit au village de Margny, et quoiquevigoureusement défendu, elle l’enleva. Les Anglais campés à Claroys’avancent pour venger la défaite des leurs et sont d’abordculbutés ; mais ils reviennent par trois fois à la charge avecacharnement. Ce combat se livrait dans la prairie basse ; ilse prolongea. Le duc de Bourgogne ne tarda pas à déboucher de lavallée d’Aronde, et gagna la jetée ; Jeanne, dans la prévisionde ce mouvement, avait chargé Flavy de tenir les Bourguignons enéchec, cet ordre ne fut pas exécuté. Les Bourguignons débouchèrentpar la chaussée. À l’aspect de ce renfort, des lâches ou destraîtres crièrent : « Sauve qui peut ! courons auxbateaux !… » Les troupes auxiliaires de la Pucelle,commandées par des hommes de Flavy, se débandent, s’élancent versles barques préparées au bord de la rivière, laissant Jeanne et sapetite compagnie soutenir seuls le choc des Anglais et desBourguignons ; elle le soutint hardiment, et assaillie denouveaux pressentiments à la vue de la déroute de ses auxiliaires,dont les capitaines n’avaient exécuté aucun de ses ordres, ellerésolut de mourir plutôt que de tomber vivante au pouvoir desAnglais, mit l’épée à la main et s’élança avec une folle téméritécontre un ennemi cent fois supérieur en nombre à la poignée dehéros qui combattaient près d’elle. Ceux-ci, après des prodiges devaleur, voyant la bataille perdue, voulurent, au prix de leur vie,sauver celle de la Pucelle ; deux d’entre eux, malgré sesprières, malgré sa résistance, saisirent son cheval par le mors,afin de la reconduire de force dans la ville, tandis que leurscompagnons se feraient tuer jusqu’au dernier pour couvrir saretraite… Déjà ils approchaient d’un pont-levis jeté sur un fosséqui séparait la redoute de la chaussée, lorsque ce pont fut relevépar ordre du sire de Flavy… La Pucelle et ses fidèles soldats,ainsi méchamment trahis et livrés à l’ennemi, se ruèrent sur luiavec la furie du désespoir. Jeanne, atteinte de plusieurs coups àla fois, fut précipitée en bas de son cheval et aussitôt entouréed’une foule d’Anglais et de Bourguignons se disputant cetteglorieuse capture ; elle resta au pouvoir d’un archer,banneret du bâtard de Wandomme, écuyer, natif du paysd’Artois et lieutenant de sire Jean de Luxembourg,seigneur du parti bourguignon. La Pucelle, garrottée sur le champde bataille, fut liée sur un cheval et conduite au château deBeaurevoir, appartenant au sire de Luxembourg, suzerain du bâtardde Wandomme, lequel était capitaine de l’archer qui avait fait laPucelle prisonnière ; celle-ci, après être restée quelquetemps prisonnière dans ce château, apprit que le sire de Luxembourgl’avait vendue, comme sa captive, au régent d’Angleterre,moyennant dix mille écus d’or. Le désespoir la saisit à lapensée d’être livrée aux Anglais ; et soit qu’elle espérâts’échapper, soit qu’elle voulût mettre fin à ses jours, elles’élança du haut de l’une des tours du château de Beaurevoir, oùelle était tenue prisonnière. Mais cette chute n’eut pas de suitesmortelles ; Jeanne, relevée évanouie et couverte decontusions, fut jetée dans un cachot, et bientôt mise aux mainsd’un capitaine anglais chargé d’apporter à sire Jean de Luxembourgles dix mille écus d’or, prix du sang de la Pucelle. On l’emmena,sous bonne escorte, au château de Dugy, près de Saint-Riquier…Ainsi fut trahie, vendue et livrée Jeanne-la-Pucelle, à la grandedouleur des loyaux Français !… »

Le chanoine dépose sur la table lachronique dont il vient d’achever la lecture.

L’ÉVÊQUE CAUCHON, avec une joieféroce. – Moi, j’ajouterai ce que ce beau chroniqueurroyaliste n’a pu savoir : que la Pucelle, transportée duchâteau de Dugy au château du Crotoy, fut de là embarquée sur laSomme jusqu’à Saint-Valery, d’où elle fut dirigée sur le châteaud’Eu, de là conduite à Dieppe, et de Dieppe ici, à Rouen, où ellearrivera cette nuit ou demain matin… Voici donc cette diablesse ennotre pouvoir… Maintenant, chanoine, je dois vous faire uneouverture des plus graves ; vous pouvez rendre à nos bons amisd’outremer, au cardinal de Winchester, au duc de Bedford, régent,en un mot, au gouvernement anglais, qui est le nôtre, un servicesignalé… La rémunération dépassera toutes vos espérances, je vousle jure !… aussi vrai que l’archevêché de Rouen m’a été promispar le régent d’Angleterre si Jeanne était congruementbrûlée !…

LE CHANOINE LOYSELEUR. – De quoi s’agit-il,monseigneur ?

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Avant de vous eninstruire, et quoique je connaisse par expérience la pénétration devotre esprit, la subtilité de ses ressources, je dois brièvement,clairement, vous faire connaître la cause et le but du procèsecclésiastique que, dès demain, nous allons intenter à laditeJeanne.

LE CHANOINE LOYSELEUR, impassible. –Je vous écoute attentivement, monseigneur.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Et d’abord, reprenons leschoses en peu de mots et ab ovo… L’an passé, la Franceentière tombait au pouvoir des Anglais sans le secours apporté parla Pucelle à Charles VII ; et malgré ce prince, malgré LaTrémouille, malgré les capitaines, cette diablesse a fait lever lesiège d’Orléans, remporté d’autres victoires non moins éclatantes,finalement a fait sacrer son roi à Reims, résultat immense pour lespopulations, la consécration divine constituant à leurs yeux ledroit et la puissance du souverain. Aussi, beaucoup de grandesvilles, jusqu’alors aux mains des Anglais, ont ouvert leurs portesà Charles VII, lors de son retour de Reims ; partout lesentiment national s’est réveillé à la voix de la Pucelle, et ladomination étrangère, acceptée depuis plus d’un demi-siècle, semblemaintenant révoltante… Par contre, les prodigieux succès de Jeanneont jeté la consternation, l’épouvante dans l’armée anglaise ;les choses en sont venues aujourd’hui à ce point, qu’à Londres legouvernement a été obligé de promulguer deux édits dont voici lestitres : (L’évêque prend des parchemins sur la table etlit.) « Édit contre les capitaines et les soldats quirefusent de passer en France par terreur des maléfices de laPucelle[108]. – Édit contre les fugitifs del’armée qui désertent par effroi de la Pucelle[109]. » Mieux que cela… je vais vousdonner confidentiellement lecture d’un passage significatif d’unelettre dernièrement adressée par notre régent, le duc de Bedford,au conseil du roi d’Angleterre Henri VI. Écoutez, chanoine, etméditez : (L’évêque lit.) « … Tout nous a réussijusqu’au temps du siège d’Orléans ; depuis lors, la main deDieu a frappé de rudes coups sur les gens de notre armée. Laprincipale cause de ce malheur a été, comme je le crois, la funesteopinion et funeste crainte que nos soldats avaient d’un disciple dudémon, d’un limier de l’enfer, appelé la Pucelle, qui ausé de faux enchantements et de sorcerie, lesquels coupset déconfitures ont non-seulement fort diminué le nombre de nossoldats, mais ont abattu en merveilleuse façon le courage de ceuxqui nous restent.[110] » (L’évêque remet lesparchemins sur la table, et s’adressant à l’autre prêtre, toujoursimpassible.) En un mot, le charme d’un demi-siècle devictoires est rompu, l’élan est donné aux populations ; et siCharles VII n’eût pas été l’indolence, la lâcheté même ;si le duc de Bedford, en promettant la souveraineté de Poitou à LaTrémouille, de grands avantages à l’évêque de Chartres et àGaucourt, s’ils servaient secrètement et faisaient (ce qu’ils font)prévaloir les intérêts de l’Angleterre au sein du conseilroyal ; enfin sans la prise de la Pucelle à Compiègne, laFrance redevenait… française ! cinquante ans de luttes, desuccès, seraient perdus, et Henri VI ne ceindrait plus lesdeux plus belles couronnes du monde… Mais il ne faut points’abuser, Henri VI n’est plus roi de France que de nom… lesprovinces qu’il possède encore au cœur de la Gaule sont au momentde lui échapper. Les victoires de cette endiablée… j’insistelà-dessus… ont partout réveillé le sentiment patriotique, silongtemps endormi ; partout l’espoir renaît ; on a hontede ce qu’on appelle le joug de l’étranger, on le maudit ; lepouvoir de l’Angleterre sur ce pays-ci est grandement compromis…Or, pour nous autres qui l’avons accepté, pour nous autres quisommes devenus Anglais, savez-vous ce que c’est que la fin de ladomination anglaise ? C’est tout simplement pour nous laruine, la proscription ou la potence, dans le cas où le partifrançais serait vainqueur ! Cela, chanoine, mérite, je crois,qu’on y pense… Tel est donc au vrai l’état des choses.

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Évidemment,monseigneur, j’ai pu me convaincre de cette vérité lors de madernière et secrète entrevue avec l’émissaire du sire de LaTrémouille. Ce seigneur, quoique suprême conseiller deCharles VII, est, au fond de l’âme, aussi Anglais que nous, etne se fait non plus illusion sur les progrès du mal.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Ceci étant, le malexistant, il faut s’efforcer d’y remédier en en détruisant d’abordla cause… or, cette cause, quelle est-elle ?

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Jeanne !…

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Nous nous entendons dereste. Donc, ce digne sire de Flavy ayant, à l’instigation de LaTrémouille, attiré la Pucelle à Compiègne, sous prétexte de lamander au secours des bonnes gens de cette ville, a lancé notreforcenée batailleuse en avant, puis l’on a relevé le pont derrièreelle ; de sorte qu’enfin elle est prise… nous la tenons… Ilfaut maintenant tirer le meilleur parti de notre capture, payée dixmille beaux écus d’or à Jean de Luxembourg. Examinons et résumonsles faits. Les soldats d’Angleterre sont invinciblement convaincusque tant que Jeanne vivra ils seront battus par les Français… S’ilen arrive ainsi, la domination anglaise s’écroule, et nousengloutit sous ses ruines. Afin de nous préserver de ce malheur,que faut-il faire ? – Rendre courage aux Anglais. Comment yparvenir ?… En les délivrant promptement de leur épouvantail…Ce vivant épouvantail, quel est-il ?… Jeanne !… Donc laJeanne doit mourir…

LE CHANOINE LOYSELEUR. – La logique le veutainsi.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Certes !logicè, il faut qu’elle soit rôtie… mais ici se présentaitune grave difficulté… Les capitaines anglais, fiers et imbus desprincipes de la chevalerie, auraient considéré comme une lâchetéd’occire purement et simplement leur prisonnière, qui les avaitvaincus à force de génie militaire ; car ils ne sont point deces stupides qui attribuent ses victoires à la magie ; ilscraignaient donc, en faisant tuer Jeanne dans sa prison, d’encourirle mépris de tout ce qui porte des éperons et une épée. Alors,qu’avons-nous fait, le cardinal de Winchester et moi ?…Eh ! pardieu ! nous leur avons dit ceci : –« Non, vous ne pouvez, vous chefs de guerre, lâchement égorgerune guerrière tombée entre vos mains par le sort des armes ;mais l’Église peut… mieux que cela… l’Église doit, à la premièrerequête de la sainte Inquisition, procéder contre une sorcière, uneinvocateresse de démons, la convaincre de sorcellerie, d’hérésie,et la livrer au bras séculier… qui la brûle… »

LE CHANOINE LOYSELEUR. – C’est le droit et ledevoir de l’Église catholique.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Et elle en usera… caraussitôt la Pucelle livrée au bûcher comme sorcière, les terreursdes soldats d’Angleterre s’évanouissent, ils reprennent courage etavantage, le pouvoir d’outremer, à cette heure gravement ébranlé enGaule, se raffermit. La Trémouille continue de nous servir, dansl’espoir d’obtenir le Poitou pour domaine, l’armée anglaisereconquiert tout ce qu’elle a perdu dans ces derniers temps,s’empare des seules provinces qui lui restaient à envahir ;Charles VII, complètement dépossédé, quoique sacré à Reims,s’en va, le joyeux compère, vivre somptueusement à Londres, commele bon roi Jean son aïeul ; il oublie la royauté deFrance ; nous n’avons plus rien à craindre, et le siègearchiépiscopal de Rouen est à moi. La question ainsi clairementposée, il s’agit de faire vitement rôtir la Jeanne, en d’autrestermes, de la convaincre d’hérésie.

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Tout est là…

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Tout, absolument… Et denouveau examinons les chances du procès qui lui est intenté. Unpremier obstacle s’offrait, à savoir : un recours direct deCharles VII au pape ; ce prince pourrait en effetsupplier notre saint-père d’user de sa toute-puissante influencepontificale pour empêcher l’Inquisition de poursuivre sonaccusation d’hérésie contre la Pucelle. C’est à cette fille, aprèstout, que Charles VII doit sa couronne ; car, avant lesacre de Reims, il était quasi découronné ; la plus vulgairereconnaissance, le moindre respect humain, lui dictentimpérieusement cette démarche, eût-il même la certitude de ne pasréussir…

LE CHANOINE LOYSELEUR. – J’ai eu l’assuranceformelle, lors de mon entrevue avec l’émissaire des seigneurs LaTrémouille et l’évêque de Chartres, que cette démarche deCharles VII envers notre saint-père ne serait pointtentée ; le procès d’hérésie suivra paisiblement, librementson cours… Bien plus, l’évêque de Chartres s’est chargé d’instruireles notables de Reims de la prise de la Pucelle, et de leur fairepressentir le sort qui l’attendait ; il s’est exprimé en cestermes, que m’a fidèlement transmis son émissaire, je les ai notés,les voici : (Il lit.) « L’évêque de Chartresdonne avis aux gens de Reims que la Pucelle a été prise devantCompiègne, parce qu’elle ne voulait croire à aucun conseil etfaisait tout à son plaisir. » – L’évêque ajoute que, –« sur le bruit que l’on répand que les Anglais feront mourirla Pucelle, Dieu a permis qu’il en soit ainsi, parce qu’elles’était constituée en orgueil, qu’elle portait des habits d’hommeet n’obéissait pas à ce que Dieu lui commandait[111]. » Vous le voyez, monseigneur,après une telle lettre, écrite par un évêque, membre du conseilroyal, l’on doit être surabondamment persuadé que Charles VIIn’interviendra ni directement, ni indirectement, auprès de notresaint-père à l’endroit de ce procès…

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – De plus, nous avons lacertitude que Charles VII et son conseil, tacitement aussidésireux que nous de voir brûler Jeanne, n’interviendront pasdavantage auprès du pouvoir laïque qu’ils ne sont intervenus auprèsdu pouvoir ecclésiastique. Depuis six mois l’on traîne la Pucellede prison en prison, est-ce que Charles VII et ses conseillersont fait l’ombre d’une démarche auprès du roi d’Angleterre enfaveur de la captive ? Est-ce qu’ils ne pouvaient pas laréclamer, soit à caution, soit en échange de prisonniersanglais ? Vaines démarches peut-être ! mais ellestémoignaient du moins de ce respect de soi, dont les plus noirsingrats se croient obligés de faire montre.

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Cependant,monseigneur, une question… La Jeanne a été prise le 24 mai de l’anpassé 1430 ; depuis ce temps, elle est prisonnière. Pourquoicette lenteur dans l’instruction du procès ?

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Je vais vousl’apprendre ; vous reconnaîtrez qu’il n’y a point eu de mafaute, jugez-en. La nouvelle de la prise de Jeanne nous arrive le25 mai au matin ; dès le lendemain, le greffier del’Université de Paris adresse, par mon ordre, au nom et sous lesceau de l’inquisiteur de France, une sommation à monseigneur leduc de Bourgogne (suzerain de Jean de Luxembourg, dont l’un desécuyers était capteur de la Pucelle), adresse, dis-je, unesommation tendante à ce que ladite Jeanne soit remise à lajuridiction dudit inquisiteur, afin d’avoir à répondre, selon laformule, « au bon conseil, faveur et aide des bons docteurs etmaîtres de l’Université de Paris. »

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Mais, monseigneur, ils’est passé quatre à cinq mois avant qu’il ait été fait droit à larequête de l’inquisiteur ?

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Ignorez-vous donc que lesdécisions de l’Université de Paris, corps ecclésiastique cependantengagé dans la politique, exercent une puissante action,non-seulement sur la majorité du haut clergé, qui soutient ladomination anglaise, mais encore sur les quelques évêques restésfidèles au parti royaliste ? Or, ceux-ci, cédant au torrent del’opinion, n’avaient-ils pas déclaré, par l’organe des clercsréunis à Poitiers il y a deux ans pour interroger Jeanne : –« qu’elle n’était ni hérétique, ni sorcière, et queCharles VII pouvait, sans péril pour son salut, user de l’aidequ’elle lui apportait ? » – Eh bien ! cette doctrineavait rencontré des partisans, même au sein de l’Université deParis, corps éclairé croyant peu aux sorcelleries. L’Universités’est donc d’abord montrée fort récalcitrante à mon projet de faireintenter par elle-même à la Pucelle le procès d’hérésie… il m’afallu beaucoup de temps, de négociations, d’argent, pour convaincreles récalcitrants que, politiquement, il était de la dernièreimportance de paraître croire à la sorcellerie de Jeanne, et parainsi de la livrer aux flammes, sans quoi son influencesubsisterait malgré sa captivité ; or, cette influence,désastreuse pour les Anglais, victorieuse pour les Français,pouvait, ainsi que cela avait déjà failli arriver, rendreCharles VII maître de Paris. Que succéderait-il alors ?L’Université se verrait décimée, proscrite, dépouillée de sesprivilèges par ce prince. Donc elle devait, afin d’échapper à cesdangers, briser l’instrument qui les pouvait produire, en d’autrestermes, faire brûler Jeanne comme sorcière ; (riant)car, en vérité, l’on est toujours obligé d’en revenir… aufagot…

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Enfin, monseigneur,l’Université a évoqué le procès ?

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Oui ; mais ce n’étaitpas tout. Les hésitations que j’avais eu à vaincre chez plusieursuniversitaires me donnaient à craindre pour le bon résultat duprocès s’il eût été à leur merci. Je voulus donc, après l’avoirfait évoquer par les prêtres de l’Université, faire juger la causepar un tribunal ecclésiastique complètement à ma dévotion ; àforce de chercher le moyen d’arriver à ce but, je l’aitrouvé ; il est, je crois, très-ingénieux, jugez-en…Dites-moi, où a été prise la Pucelle ?

LE CHANOINE LOYSELEUR. – À Compiègne.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – De quel diocèse ressortCompiègne ?

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Du diocèse deBeauvais.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Qui est évêque deBeauvais, par la miséricorde divine ?

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Vous,monseigneur.

L’ÉVÊQUE CAUCHON, se frottant lesmains. – Voilà, chanoine !… Avouez que c’est bienjoué !… La Pucelle, prise sur le territoire de mon diocèse, setrouvait ma justiciable, je devenais son juge ordinaire ;l’Université évoquait le procès, mais il s’instruirait pardevant untribunal ecclésiastique choisi par moi !

LE CHANOINE LOYSELEUR. – En effet, c’est bienjoué, monseigneur !

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – J’ai donc, séparantl’ivraie du bon grain, soigneusement choisi les juges du tribunal,soit parmi les chanoines du chapitre de Rouen, soit parmi lesprêtres de l’Université de Paris ; entre ceux-ci, j’ai colligésurtout bon nombre de bénéficiers normands : leurs intérêtsles livrent corps et âme aux Anglais. J’ai aussi appelé quelquesjeunes lauréats brillants dans l’école, mais peu rompus à lapratique des choses ; ma préférence flatte leur orgueil etm’assure leur aveugle concours. Je vous citerai GuillaumeÉrard, Nicole Midi, Thomas de Courcelles, astres naissants dela théologie et du droit canon. Vous le voyez, le tribunal estcomplètement à moi, dès demain il peut fonctionner, selon le droitinquisitorial. À ce sujet, cher chanoine, j’arrive au fait qui vousest personnel… je veux parler du grand service que vous pouvezrendre à l’Angleterre, au régent, et le duc, je vous le jure, ne semontrera point reconnaissant à la façon de Charles VII.

LE CHANOINE LOYSELEUR. – De quoi s’agit-il,monseigneur ?

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Vous connaissez lesprocédés du droit inquisitorial ; il est fort simple et vadroit au but. La sixième décrétale dit formellement :« Que les juges des hérétiques ont la faculté de procéderd’une manière simplifiée, directe, sans vacarme d’avocats, nifigure de jugement. »

LE CHANOINE LOYSELEUR. –« Simpliciter et de plano, absque advocatorum acjudiciorum strepitu et figura. » Le texte est formel.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – D’où il suit que moi etl’inquisiteur Jean Lemaître nous formerons une autorité suffisantepour appliquer à Jeanne la loi contre les hérétiques. Mais pour cefaire, il faut qu’elle convienne ou donne des preuves de sonhérésie… Là se rencontre une grave difficulté qu’il dépend de vousd’aplanir.

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Comment cela,monseigneur ?

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Si dévoués que me soientles juges du tribunal, il leur faut, afin de sauvegarder la dignitéde l’Église, des preuves certaines, valables, pour condamnerJeanne ; or, l’on dit la diablesse fine et rusée… J’ai lu sesréponses à son interrogatoire à Poitiers ; elle a souventétonné, embarrassé ses juges par sa présence d’esprit oul’élévation de ses réponses. Il ne faut point qu’il en soit à Rouencomme à Poitiers. Voici donc la marche sommaire que je voudraisimprimer au procès, afin que la Jeanne ne s’en puisse humainementtirer : obtenir d’elle des aveux malsonnants, damnables aupoint de vue catholique, la condamner là-dessus ; puis, aprèssa condamnation, trouver le moyen de l’amener à rétracterpubliquement ses erreurs, et l’admettre à la pénitence !

LE CHANOINE LOYSELEUR, stupéfait. –Mais si elle renie ses erreurs, elle n’est pas condamnée,monseigneur ? Mais si elle est admise à la pénitence, ellen’est point brûlée !…

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Patience… écoutez-moi… LaJeanne, je suppose, abjure ses erreurs, elle est admise à lapénitence ; notre sainte mère l’Église n’a-t-elle pas faitpreuve de mansuétude et d’indulgence ?

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Et Jeanne échappe aufagot ?

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Pour un jour… Mais bientôton l’amène, par un moyen habile, à retomber dans ses premièresdéclarations hérétiques, peut-être même à soutenir que sonabjuration a été le résultat d’un piège à elle tendu, d’unesurprise ; en un mot, on l’amène à persister dans ses erreursdamnables. Ce revirement criminel nous donne alors le droit decondamner la pénitente sans pitié comme relapse ; nousl’abandonnons au bras séculier, qui la livre au bourreau. De sorteque, les apparences de la charité ecclésiastique ainsi sauvées,tout l’odieux du procès retombera sur Jeanne.

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Ce projet estexcellent ; mais comment arriver à sa réussite ?

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Je vous le dirai tout àl’heure ; parlons d’abord des preuves flagrantes d’hérésiequ’il est nécessaire de trouver dans les réponses de Jeanne. Unexemple vous précisera ma pensée. Cette fille prétend avoir vu dessaintes et des anges, entendu des voix surnaturelles ; or, auxyeux de l’Église et de ses saints canons, Jeanne n’a point QUALITÉsuffisante et reconnue pour converser et commercer avec lesbienheureux du paradis ; donc, aux yeux de l’Église, lesvisions et apparitions de ladite Jeanne, au lieu de procéder deDieu…

LE CHANOINE LOYSELEUR. –… Procèdentdirectement du démon… preuve flagrante que ladite Jeanne estinvocateresse de diables… partant sorcière… partant digne dufagot !

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Un instant… là est unécueil…

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Quel écueil,monseigneur ?

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – L’Église, vous le savez,admet un correctif en ce qui touche l’aveu des chosessurnaturelles ; le tribunal se trouverait ainsi empêché decondamner la Pucelle sur ces faits, si, par malheur, au lieu dedire affirmativement : « J’ai entendu des voix, »elle disait : « J’ai CRU entendre des voix. » Cetteforme dubitative ferait tomber à néant ce chef d’accusation, siimportant ; or, je crains que, soit par instinct deconservation, soit qu’on l’ait endoctrinée d’avance, Jeanne,donnant à ses réponses cette forme dubitative et non pointaffirmative, ne nous crée ainsi et très-perfidement à ce sujet unobstacle insurmontable… Me comprenez-vous ?

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Parfaitement,monseigneur. Mais comment arriver à ceci : que Jeanne, au lieude dire : « Je crois avoir entendu desvoix, » dise affirmativement : « J’aientendu des voix ? »

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Rien de plus simple… Ilfaut qu’un conseiller en qui elle aura toute créance dicte à Jeannecertaines réponses capables d’entraîner sûrement sacondamnation.

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Monseigneur, cettefille est, selon vous, d’un esprit au-dessus du commun et douéed’un rare bon sens… comment espérer qu’elle ira se livreraveuglément à un conseiller inconnu ?

L’ÉVÊQUE CAUCHON, riant. – Mon filsen Christ, quel est votre nom ?

LE CHANOINE, surpris. – Je m’appelleNicolas Loyseleur, vous le savez, monseigneur.

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Oui ; et je crois cenom véritablement prédestiné…

LE CHANOINE LOYSELEUR. –Prédestiné ?…

L’ÉVÊQUE CAUCHON, riant. – Sansdoute… Dites-moi, chanoine, de quelle façon l’adroit oiseleurpratique-t-il la pipée pour attirer à lui la défiante perdrix, afinde la mettre en son sac ? Il imite subtilement le ramage del’oiselle, et celle-ci, sans plus de crainte, croyant au voisinagede l’une de ses pareilles, accourt à la voix trompeuse et tombedans le piège… Or, mon digne chanoine, l’apôtre saint Pierre étaitpêcheur d’hommes, vous serez oiseleur de femmes… Admajorem Ecclesiæ gloriam !

LE CHANOINE LOYSELEUR, après avoirréfléchi un instant. – J’entrevois vaguement votre pensée,monseigneur ; mais je ne la saisis point complètement…

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – La Pucelle arrive demainmatin au château de Rouen… son cachot, ses fers sont préparés… Ehbien, digne chanoine, il faut que demain matin, en entrant dans soncachot, elle vous y trouve.

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Moi !

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Vous… Et de plus, vousaurez les fers aux mains et aux pieds, vous vous lamenterez, vousgémirez sur la cruauté des Anglais, sur ma dureté à moi, évêque,qui souffre que l’on traite si inhumainement un pauvre prêtre dontle seul crime est d’être resté fidèle à son roi, à la France, etd’avoir en abomination la domination étrangère ; d’être enfinfanatique des hauts faits de la Pucelle !

LE CHANOINE LOYSELEUR, avec un affreuxsourire. – Monseigneur, notre divin maître l’a dit :« Rendons à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est àDieu. »

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – À propos de quoi cettecitation ?

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Rendons àl’Inquisition ce qui est à l’Inquisition… Le moyen que vousproposez est fort adroit, je l’avoue ; mais il a déjà étépratiqué contre les hérésiarques albigeois, témoin cette septièmedécrétale du droit inquisitorial : « Que nul n’approchede l’hérétique, si ce n’est, de temps à autre, une ou deuxpersonnes fidèles qui, avec précaution, et comme si elles avaientcompassion de lui, le conseillent, etc., etc.[112] »

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Eh ! pardieu !c’est justement parce que le moyen a été souventes fois employéavec succès par l’Inquisition qu’il est sûr et éprouvé ! je neprétends point du tout en ceci à la gloire d’inventeur. Donc, jepeux compter sur vous ?… Il va de soi que, tout en étantl’oiseleur de Jeanne (il rit), vous serez aussi l’un deses juges. Afin que vous puissiez jouir des résultats de votreadroite pipée, je vous ai réservé une place au tribunal ; voussiégerez en robe, votre cagoule complètement rabattue cacherasuffisamment votre visage, la Jeanne ne vous reconnaîtra point.

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Cela sera d’autantplus nécessaire, monseigneur, que, grâce à mon caractère de prêtre,il me sera sans doute facile d’amener cette fille à laconfession ; or, dans ce cas, vous comprenez l’immense partique l’on pourrait tirer contre elle d’aveux faits en toutesincérité, en toute sécurité, dans le secret du tribunal sacré dela pénitence…

L’ÉVÊQUE CAUCHON, transporté. –Chanoine… chanoine !… le régent d’Angleterre et le cardinal deWinchester sauront dignement, largement, récompenser votre zèle…Vous serez évêque, et moi archevêque !…

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Ma récompense est enmoi-même, monseigneur ; ce que je fais, je le fais, vousl’avez dit, à la plus grande gloire de l’Église de Rome ! etsurtout à son grand profit !… Savez-vous d’où vient mon ferme,mon fervent désir de livrer cette misérable au bûcher ?Ah ! c’est que je suis indigné de voir une foule stupideattribuer un pouvoir surnaturel, des relations divines, à cettecréature qui, selon le droit canon, n’a aucune qualitépour ces célestes commerces ! Quoi ! l’on honore déjà laPucelle quasi comme une sainte, et ce sans la consécration del’Église !… Jésus ! où en serions-nous bientôt si lespeuples pouvaient canoniser les gens au gré d’un vaincaprice ! en dehors de l’Église ? N’est-ce point àl’Église seule à reconnaître, à proclamer la vérité ou la vanitédes relations prétendues divines, et ensuite à décerner lasainteté ? Eh bien ! monseigneur, à mon point de vue àmoi, Jeanne m’inspire cette haine vigoureuse, légitime, dont lapoursuivaient les chefs de guerre, ses rivaux. « – À quoi bon,– disaient-ils avec tant de raison, – à quoi bon naître de noblerace ? à quoi bon vieillir sous le harnais ? Est-ce pourqu’une vachère vienne éclipser notre antique et illustrenom ? » – Vous taxez Charles VII d’ingratitude,monseigneur, c’est à tort… En se montrant ingrat, il fait acte dedignité royale… Oui, monseigneur, il agit dignement, politiquement,en répudiant à cette heure les services passés de cette fille, quele bûcher attend. Quoi ! Charles VII intervenir en faveurde Jeanne ! y avez-vous bien songé, monseigneur ? Neserait-ce pas dire : – Une vassale des Gaules m’a rendu macouronne, à moi issu de la souche royale des Franks, conquérantsappelés, soutenus par l’Église ? » – Non, non, ayezconfiance dans l’issue du procès… L’Angleterre, l’Église, lachevalerie française, Charles VII et son conseil, ont unintérêt égal à nier, à renier la Pucelle et à la faire brûler… Ellele sera, quand je devrais moi-même allumer le bûcher !…

L’ÉVÊQUE CAUCHON, riant. – C’est tropde zèle, cher chanoine ! Notre douce et sainte mère l’Église,dans sa miséricorde infinie, envoie les gens au bûcher, mais ne lesbrûle point de ses mains maternelles ; ceci regarde legrossier temporel… Or, grâce à votre concours, uniquementspirituel, il en sera ainsi de Jeanne ; elle sera rôtie commehérétique relapse, et l’Église catholique se sera montrée jusqu’àla fin pleine de clémence, de tendresse pour l’impénitenteendurcie… Là sera notre triomphe, il aura des suites d’une extrêmeimportance auxquelles vous ne songez peut-être pas. Oui, Jeannedeviendra, même aux yeux de ses fanatiques, la plus méprisable descréatures… nous la tuons matériellement et moralement… nous brûlonsson corps et nous flétrissons à jamais sa renommée !

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Comment donc cela,monseigneur ?

L’ÉVÊQUE CAUCHON. – Demain, je vous prouveraice que j’avance ; nous chercherons aussi à tirer bon profitpour nos desseins de l’ombrageuse chasteté de cette diablesse,puisque, Dieu me pardonne, elle est encore vierge ! Mais lasoirée s’avance, allons prendre quelques heures de repos, monfils ; il faut que demain, au point du jour, vous soyezdolent, gémissant, les fers aux pieds et aux mains, couché sur lapaille dans le cachot de Jeanne.

Le chanoine sort, l’évêque reste seul, occupéà préparer les pièces du procès et de dresser une série dequestions basées sur les actes et les paroles deJeanne-la-Pucelle.

*

**

Il fait encore nuit, une lampe éclairefaiblement les ténèbres du cachot souterrain de la vieille tour duchâteau de Rouen. Imaginez, fils de Joel, une sorte de cavesemi-circulaire ; ses murs verdâtres suintent la glacialehumidité de l’hiver ; une étroite meurtrière, garnie d’unénorme barreau, est pratiquée dans la muraille de six piedsd’épaisseur. En face de ce soupirail, se présente, sous un couloirvoûté, une porte massive, renforcée de plaques et de boulons defer, percée d’un guichet grillagé toujours ouvert. Une caisse debois, remplie de paille, est placée à gauche de la porte ; uneassez longue chaîne, scellée dans la muraille et rivée à une lourdeceinture de fer, alors ouverte au moyen de charnières, est jetéesur cette paille ; l’extrémité de la caisse, servant de lit,est formée par une poutre destinée à entraver les pieds de laprisonnière. Un coffre, un escabeau, une table, meublent cesinistre cachot, éclairé par une lampe. Parallèlement et à l’opposéde la litière de paille s’en trouve une autre, où est couché lechanoine Loyseleur enchaîné ; il vient d’adresser quelquesparoles au geôlier, nommé John, soldat anglais dans laforce de l’âge, vêtu d’un vieux surcot de buffle. Sa figure basseet féroce est bourgeonnée par l’abus du vin, sa barbe épaisse,inculte comme sa chevelure, s’étale sur sa poitrine ; uncoutelas pend à son côté. Soudain, un autre homme à figurepatibulaire pousse la porte entrouverte et dit en anglais àJohn :

– Venez vite… la voilà !…

Le geôlier sort précipitamment, il fait unsigne d’intelligence au chanoine Loyseleur en emportant lalampe ; le prêtre s’étend sur sa couche et feint dedormir ; la porte est au dehors fermée à double tour. La lueurblafarde de l’aube, si pâle en ces jours d’hiver, filtrant àtravers le soupirail du cachot, le laisse dans une obscuritépresque complète ; la place occupée par le chanoine restenoyée d’ombre.

Bientôt la lourde porte grince sur ses gonds,Jeanne Darc entre, précédée de John ; il jette sur elle unregard farouche. Deux autres geôliers, aussi armés, suivent leurchef ; l’un tient un marteau et un ciseau, l’autre porte surson épaule un petit coffre contenant un peu de linge et quelqueshardes appartenant à la prisonnière. Elle est à peinereconnaissable ; depuis son séjour prolongé dans les prisons,le frais coloris de la fille des champs ou de la guerrière vivanttoujours au grand air, en plein soleil, a disparu. Son beau visage,étiolé par la souffrance, creusé par la maigreur, est d’une pâleurmaladive ; un sourire amer contracte ses lèvres. Son regardest triste et fier ; ses grands yeux noirs semblent encoreagrandis par la cavité de ses joues blêmies. Elle porte unecapeline de feutre, une tunique brune, des chausses étroites nouéesà son pourpoint par des aiguillettes ; les lacets de sesbottines de cuir sont cachés par deux gros anneaux de fer garnis dechaînons à peine assez longs pour qu’elle puisse faire deuxpas ; des menottes fortement serrées collent ses mains l’une àl’autre. Ses vêtements, usés, délabrés par le voyage, déchirés auxcoudes, laissent apercevoir par ces déchirures une chemisesordide ; les soldats anglais chargés de la garde de l’héroïneavaient ordre de ne la quitter ni jour ni nuit, de coucher dans sachambre lors des haltes, peu nombreuses, qu’elle faisait enchemin ; aussi n’a-t-elle jamais voulu, par pudeur, se dévêtirdevant ses gardiens… et le voyage a duré plus d’un mois !

John ordonne à ses aides de déferrer l’héroïneet de la ferrer de nouveau ; ils s’approchent d’elle avec unedéfiance mêlée de crainte : elle est sorcière à leursyeux ; ils redoutent quelques maléfices. Cependant ilscommencent d’abord par la ceindre à la hauteur de la taille de lalarge et lourde ceinture de fer, brisée par des charnières dont lesbranches sont ensuite refermées au moyen d’un cadenas ; la cléest remise à John. La dimension de la chaîne, scellée d’un côté aumur et de l’autre rivée à la ceinture de la captive, lui permet des’asseoir ou de s’étendre sur sa litière. L’un des geôlierss’occupe alors du déferrement ; il frappe à coups de marteauun ciseau appliqué sur la clavette qui rive les menottes, ellestombent des mains de Jeanne Darc, dont les poignets sont bleuâtresde meurtrissures ; elle étire avec un soupir de soulagementses bras endoloris et gonflés. Les geôliers déferrent ensuite sespieds, pour les ferrer de nouveau à l’aide d’anneaux et d’unelourde chaîne traversant la poutre fixée à l’extrémité de lacouchette, où la guerrière, accablée de fatigue, d’afflictions,tombe assise, cachant son visage entre ses deux mains, demeuréeslibres.

John fait sortir ses hommes et jette un regardd’intelligence au chanoine Loyseleur ; la prisonnière n’a puencore l’apercevoir, tapi dans un endroit du cachot complètementobscur ; le geôlier sort et referme la porte, on voit àtravers son guichet briller de temps à autre les casques de fer desdeux sentinelles placées au dehors. Invisible au milieu desténèbres que ne peut dissiper la faible clarté du jour filtrée parl’étroit soupirail, le chanoine suspend sa respiration et observeJeanne ; celle-ci, le visage toujours caché dans ses mains,reste profondément absorbée dans ses pensées… navrantespensées !… Elle ne s’abusait plus, Charles VIIl’abandonnait à ses bourreaux. Elle connaissait dès longtempsl’égoïsme, la couardise, l’ingratitude de ce prince, deux fois elleavait voulu l’abandonner à son destin, indignée, révoltée de seslâchetés ; mais, par patriotisme, elle s’était résignée à lecouvrir de sa gloire, sachant qu’aux yeux du peuple, la France sepersonnifiait dans son roi… Cependant l’héroïne espéra d’abord quece prince essayerait de la sauver ; il lui devait tout ;et de lui seul, d’ailleurs, elle pouvait attendre quelque pitié.Instruite par tant de faits de l’envie, de la haine dont lapoursuivaient les chefs de guerre, elle ne comptait nullement surleur intérêt ; n’étaient-ils pas, après plusieurs tentativesde trahison infâmes, parvenus à la livrer aux Anglais devantCompiègne ? Un moment aussi, dans la candeur de sa foi, elleavait cru à la charitable intervention de ces prêtres, de cesévêques, qui, à Poitiers, déclaraient que Charles VII pouvait,en sécurité de conscience, accepter le secours inattendu queJeanne-la-Pucelle lui apportait au nom de Dieu ; oui, elleavait cru à la chrétienne intervention de ces prêtres quil’admettaient avec tant d’empressement à la communion, à laconfession, qui chantaient ses louanges et, au milieu des pompes del’Église catholique, célébraient la fête du 8 MAI, anniversairecommémoratif de la levée du siège d’Orléans, religieuse solennitéordonnée par l’évêque du diocèse, imposante procession où leclergé, précédant les échevins tenant un cierge en main, sortait dela cité afin d’aller faire de pieuses stations aux différents lieuxtémoins des glorieux combats de la guerrière.

Mais Jeanne Darc n’en doutait plus, lesprêtres, ainsi que le roi, l’abandonnaient à ses bourreaux ;d’autres prêtres du Christ la jugeraient, la condamneraient. LesAnglais chargés de l’amener prisonnière lui avaient souvent etcruellement répété durant le voyage : « – Tu vas êtrebrûlée, sorcière ! il est à Rouen de saints prêtres quit’enverront au bûcher !… »

Convaincue par ces paroles qu’elle ne pouvaitattendre ni merci ni justice du tribunal ecclésiastique devant quielle allait paraître, Jeanne, accablée sous le poids de cesdéceptions atroces, dont le ressentiment poignait sans l’aigrir sonâme angélique, se demandait, avec une anxiété pleine de doutes,pourquoi le Seigneur la délaissait, elle l’instrument des volontésdivines ? elle toujours obéissante à ces saintes voix qu’ellecroyait entendre, et qui n’étaient que l’écho de sa conscience, desa foi, de son patriotisme ?… ces voix qui, depuis sacaptivité, lui disaient encore chaque jour : « – Va,fille de Dieu ! ne crains rien… prends à gré ton martyre… tuas accompli ton devoir… le ciel est avec toi !… »

Et cependant le ciel la livrait aux Anglais,ses ennemis implacables !

Et cependant les prêtres du Seigneur semontraient, disait-on, impatients de la condamner aufeu !…

Ces contradictions jetaient un trouble profonddans l’esprit de la prisonnière ; souvent aussi elle éprouvaitune grande affliction, songeant qu’elle laissait sa missioninachevée… le sol de la Gaule n’était pas encore complètementdélivré de la domination étrangère…

Telles sont les pensées de Jeanne à cetteheure où, le visage caché entre les mains, elle est assise, brisée,sur la paille de son cachot, n’ayant pas encore remarqué laprésence du chanoine Loyseleur, toujours tapi dans l’ombre etguettant sa proie… Soudain la guerrière tressaille de surprise,presque d’effroi ; elle entend au milieu de l’obscurité, queson regard ne pénètre pas encore, une voix compatissantes’écrier :

– Relève le front, vierge sainte !…le Seigneur ne t’abandonnera pas !…

JEANNE DARC. – Qui me parle ?

LE CHANOINE LOYSELEUR, se dressant sur lapaille. – Qui vous parle ? Un pauvre vieux prêtre…catholique et royaliste… victime de son dévouement à sa foi et àson roi, crimes que les Anglais ne pardonnent pas… Depuis un an etplus, je suis plongé dans ce cachot, les fers aux mains et auxpieds, ne demandant qu’une chose à mon Créateur… de me rappeler àlui !… Hélas ! j’ai tant souffert !… Mais cessouffrances, je les oublie !… ô jour divin ! je puisenfin contempler la sainte fille, la vierge inspirée du ciel,victorieuse des Anglais, libératrice de la France !…

JEANNE, attendrie. – Plus bas, monpère, l’on pourrait vous entendre… Je ne crains rien pourmoi ; je crains pour vous.

LE CHANOINE LOYSELEUR, avec exaltation,d’une voix éclatante. – Que peuvent-ils contre moi, cesAnglais que j’abhorre ? Me traîner au martyre ! Oh !je le brave ! je le désire ! je prie Dieu de mel’envoyer, le martyre ! s’il me juge digne de cette glorieuseauréole, misérable pécheur que je suis !…

JOHN, apparaissant au guichet, feignant lecourroux. – Si tu continues de crier si fort, je te faissangler à coups de baudrier ! vieux tonsuré ! L’on teconnaît depuis longtemps, forcené royaliste… prendsgarde !

LE CHANOINE LOYSELEUR, encore plusexalté. – Coupe mes membres en morceaux ! arrache la peaude mon crâne, bête féroce ! tu ne me verras passourciller !… non… jusqu’à la mort je m’écrierai : Gloireà Dieu ! gloire à Dieu !… anathème sur les Anglais, quiosent charger de fers Jeanne la sainte ! Jeannel’inspirée !…

JOHN, toujours au guichet. – Lecapitaine de la tour va venir, je l’instruirai du danger qu’il y ade te laisser dans le même cachot que cette sorcière, avec qui tupeux machiner des maléfices, double Satan !… Mais si d’ici làtu recommences à hurler, l’échine te cuira !… (John seretire du guichet.)

LE CHANOINE, s’agitant dans ses fers, quirendent un bruit sinistre. – Païen !… scélérat !…idolâtre !…

JEANNE DARC, d’une voix suppliante. –Mon bon père, calmez-vous, n’irritez pas cet homme… il vouséloignerait de moi… Hélas ! dans ma détresse, ce me serait unegrande consolation de pouvoir écouter la parole d’un prêtre duSeigneur.

LE CHANOINE LOYSELEUR, aveccontrition. – Que Dieu me pardonne d’avoir cédé à un mouvementde colère ! je le regretterais doublement si, à cause de cela,ma sainte fille, ces méchants me séparaient de vous… (À voixbasse et feignant de regarder vers le guichet avec la crainted’être entendu.) J’espérais vous être utile… vous sauver,peut-être…

JEANNE DARC. – Que dites-vous, bonpère ?

LE CHANOINE LOYSELEUR, toujours à voixbasse. – J’espérais vous conseiller au sujet du procès quel’on vous intente, et vous empêcher de tomber dans les pièges quevous tendront sans doute ces indignes prêtres, vendus auxAnglais ! Enfin, j’espérais pouvoir, ma sainte fille, vousadmettre à la confession et au bonheur ineffable de la communion,dont vous avez peut-être été privée depuis longtemps, pauvre chèremartyre ?…

JEANNE DARC, soupirant. – Depuis macaptivité, je n’ai pu approcher de la sainte table !

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Je suis parvenu àsoustraire à la vue des geôliers des hosties consacrées ; maisloin de réserver pour moi seul ce pain des anges, je vous auraisconviée à ce festin céleste…

JEANNE DARC, joignant les mains avec unpieux ravissement. – Ô mon père !…

LE CHANOINE LOYSELEUR, d’une voixprécipitée, mais de plus en plus basse ; il jette çàet là des regards inquiets vers le guichet. – Les moments sontprécieux, l’on va peut-être m’arracher d’ici, je ne sais si je vousreverrai jamais, sainte fille… Prêtez-moi toute votre attention,retenez mes avis, ils peuvent vous sauver. Sachez que demain,aujourd’hui, peut-être, enfin je ne sais quand !… Dieu mepréserve d’avoir l’oreille de ces faux prêtres du Christ, notredivin maître !… sachez, dis-je, que vous serez traduite devantun tribunal ecclésiastique, sous l’accusation d’hérésie, desorcellerie.

JEANNE DARC. – Les Anglais qui m’ont amenéeici prisonnière m’ont menacée de ce tribunal.

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Malheureusement,cette menace n’est pas vaine… Hier, notre geôlier m’a dit :« – Tu auras bientôt pour compagne de prison Jeanne lasorcière ; elle sera jugée, condamnée, brûlée comme magicienneet hérétique, par nos seigneurs les clercs, et livrée auxflammes ! »

JEANNE DARC, frémissant. – MonDieu !…

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Qu’avez-vous, chèreet sainte fille ?

JEANNE DARC, frissonnant et accablée.– Mon père, que Dieu me soit en aide !… Grâce à lui, je n’aijamais à la guerre connu la peur… (cachant sa figure entre sesmains avec un mouvement d’épouvante) mais brûlée !…Seigneur Dieu ! brûlée !…

LE CHANOINE LOYSELEUR. – C’est affreux, pauvrechère fille ! et vous n’avez que trop raison decraindre ; le but du tribunal est de vous envoyer aubûcher !…

JEANNE DARC, d’une voix étouffée. –Des prêtres, pourtant !… Quel mal leur ai-je fait à cesprêtres ?…

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Ah ! ma fille,ne blasphémez pas ce saint mot en l’appliquant à ces tigres altérésde sang et vendus aux Anglais !… Eux ! desprêtres !… Dieu juste ! (avec dignité) s’ils lesont, que suis-je donc, moi ?…

JEANNE DARC. – Pardon, mon bon père !

LE CHANOINE LOYSELEUR, d’une voixempreinte d’une tendre commisération. – Douce et chère fille,pouvez-vous redouter un mot de blâme de ma bouche ?… Vous,l’inspirée du Tout-Puissant !… Non, non, une généreuseindignation m’emportait contre ces nouveaux pharisiens quiconspirent votre mort, comme leurs prédécesseurs des anciens tempsconspiraient la mort de Jésus, notre Rédempteur !… Mais letemps me presse, revenons au procès… Je suis clerc en théologie, jesais comment procèdent les tribunaux semblables à celui devantlequel vous devez paraître ; je connais votre vie, la voixglorieuse de votre renommée m’a instruit de vos nobles actions.

JEANNE DARC, avec abattement. –Ah ! si j’étais restée à coudre et à filer auprès de ma pauvremère… je ne serais pas à cette heure en danger de mort !

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Allons, fille deDieu ! pas de défaillance ! Le Seigneur ne vous a-t-ilpas dit, par la voix de ses saintes et de son archange :« – Va, fille de Dieu ! va au secours de ton roi… tudélivreras la Gaule !… »

JEANNE DARC. – Oui, mon père.

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Ces voix… vous lesavez entendues ?

JEANNE DARC. – Oui, mon père.

LE CHANOINE LOYSELEUR, avecinsistance. – Vous les avez entendues des oreilles de votrecorps ?

JEANNE DARC. – Aussi bien que j’entends votrevoix en ce moment, mon père.

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Ces saintes… vous lesavez vues ?

JEANNE DARC. – De même que je vous vois.

LE CHANOINE LOYSELEUR, radieux et avecexpansion. – Ô chère fille ! tenez ce langage, d’uneadorable sincérité, devant le tribunal ecclésiastique, et vous êtessauvée !… vous aurez évité le piège infernal qui vous esttendu !…

JEANNE DARC. – Que voulez-vous dire, monpère ?

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Écoutez-moi bien. Sipervers, si inique que soit ce tribunal de sang, il est, aprèstout, composé d’hommes revêtus du caractère sacré ; ils ont uncertain respect à garder envers eux-mêmes et les autres. De quoivous accusent-ils ? De sorcellerie ? d’hérésie ?Soit ! mais ils ne peuvent sans doute invoquer contre vous quedeux faits capitaux : celui des voix mystérieuses entenduespar vous, celui des apparitions vues par vous ; ils espèrent,à l’aide de ces deux faits, vous condamner. Comment cela ? medemanderez-vous, chère fille, dans la touchante simplesse de votreâme, comment ? Hélas ! le voici… et ils n’ont pas d’autremoyen d’arriver à leurs fins exécrables… (Jeanne Darc redoubled’attention ; le chanoine baisse de plus en plus la voix enregardant du côté du guichet.) Vos juges, j’en suis certain,vous diront d’un air confit et bénin : « – Jeanne, vousprétendez avoir vu sainte Marguerite, sainte Catherine et saintMichel archange, vous prétendez avoir entendu leurs voix ; neserait-ce point une illusion de vos sens ? En ce cas, lessens, par leur grossièreté charnelle, étant outrageusementsusceptibles d’égarement, l’Église hésiterait à vous imputer àcrime une erreur purement charnelle… » Eh bien ! pauvrechère fille ! (les traits du chanoine simulent une anxiéténavrante) si, abusée par cet insidieux langage et croyant yvoir une issue pour votre salut, vous répondiez : « – Eneffet, je n’affirme pas avoir vu les saintes et l’archange… jen’affirme pas avoir entendu leurs voix… mais je CROIS avoir vu… jeCROIS avoir entendu… » si vous disiez cela, chère et saintefille, vous seriez perdue !… (Mouvement de JeanneDarc.) Oui, perdue… voici pourquoi : Reculer devantl’affirmation de ce que vous avez réellement vu et entendu,présenter ces faits sous les formes du doute, serait faire planersur vous l’accusation d’un mensonge odieux, blasphématoire,hérétique au premier chef ! on vous accuserait… (d’unevoix de plus en plus menaçante) on vous accuserait de vousêtre fait un jeu des choses les plus sacrées ! on vousaccuserait d’avoir, grâce à ces tromperies diaboliques, abusé lespopulations en vous donnant pour une inspirée de Dieu, que vousoutragiez d’une façon horrible et sacrilège par cette fourberieabominable ! impie !… (D’une voix sourde, maiseffrayante) Alors, une excommunication terrible vousretranchant du corps de la sainte Église catholique comme un membregangrené, pourri, infect ! ! vous seriez livrée au brasséculier, c’est-a-dire au bourreau, et conduite au bûcher, vous yseriez brûlée vive comme hérétique, apostate, idolâtre ! lescendres de votre corps jetées au vent !…

JEANNE DARC, blême d’effroi, pousse un cridéchirant. – Ah !

LE CHANOINE LOYSELEUR, à part. – Lebûcher l’épouvante ; elle est à nous !… (Il joint lesmains d’un air suppliant, et du regard montre à Jeanne le guichet,où vient d’apparaître la figure de John, avec qui le prêtre échangerapidement un signe d’intelligence ; puis il ajoute,en s’adressant à Jeanne.) Silence ! silence !… vousnous perdez tous deux !

JOHN, d’une voix rude à travers leguichet. – Encore du bruit et des cris !… Faut-il quej’entre pour vous mettre tous deux à la raison ?…

LE CHANOINE, d’un ton brusque. – Lesfers de ma pauvre compagne l’ont peut-être blessée, la douleur luiaura arraché un cri involontaire.

JOHN. – Si elle gémit pour si peu, elle n’estpas au bout de ses gémissements !… Elle poussera bien d’autrescris sur le bûcher où elle sera rôtie, la sorcière !

LE CHANOINE LOYSELEUR, semblant à peinecontenir son indignation, se tourne vers le geôlier. – Aie dumoins, si tu le peux, la charité, de ne pas insulter à nosmalheurs !

John s’éloigne du guichet en grommelant.Jeanne Darc, anéantie par l’épouvante, est tombée brisée sur sapaille ; mais, reprenant un peu courage après le départ dugeôlier, elle se redresse à demi et dit à son compagnon deprison : – Pardonnez-moi ma faiblesse, mon père… Hélas !…la seule pensée de cette horrible mort… (Elle n’achève pas etpleure.)

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Hélas ! ma doucefille, en vous mettant crûment sous les yeux le sort affreux quisera le vôtre, si vous tombez dans le piège que l’on vous tendrasans doute, je voulais vous montrer la salutaire importance de mesconseils.

JEANNE DARC, essuyant ses pleurs, reprendavec l’accent d’une profonde reconnaissance. – Dieu vousrécompensera, mon bon père ! vous me témoignez une si grandepitié… Pourtant, je vous suis inconnue…

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Inconnue ?…Vous, la gloire de la France !… vous, l’élue duSeigneur !… vous, la… (Il s’interrompt et continue d’unevoix plus basse.) Mon Dieu !… à chaque instant je trembleque l’on vienne m’arracher d’ici… avant la fin de cet entretien…J’achève ; écoutez-moi bien, pauvre enfant ! Je vous aidémontré le péril de mort où vous courez si, abusée par de perfidessuggestions et espérant vous sauver, vous répondez à vos juges,selon leur secret désir, que vous croyez avoir vu vossaintes vous apparaître, que vous croyez avoir entenduleurs voix, au lieu d’affirmer résolument, invinciblement, ettoujours et sans cesse, et quoi qu’on vous dise, que vous avezvu des yeux de votre corps, entendu des oreilles de votrecorps, sainte Catherine, sainte Marguerite et Michel archange…

JEANNE DARC. – Il en est ainsi… c’est lavérité, mon père… Je la dirai ; je n’ai jamais menti…

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Oh ! je le sais,pauvre enfant ; mais cette vérité, il faut la confesserhautement, hardiment, à la face de vos juges… les forcer ainsi devous croire, grâce à votre inébranlable assurance ; leurrépondre, et j’insiste à dessein là-dessus : « – Oui,j’ai vu de mes yeux ces êtres surnaturels ; oui,j’ai entendu de mes oreilles ces parolessurnaturelles. » Alors, chère fille, qu’arrive-t-il ? Letribunal, malgré son méchant vouloir, ne pouvant surprendre lamoindre hésitation dans vos réponses, est forcé de reconnaître envous la vierge sainte, l’élue, l’inspirée du ciel ! et sipervers, si dévoués aux Anglais que soient ces méchants, la véritécéleste se manifestant par votre bouche, ils sont obligés d’ajouterfoi à vos paroles, leur horrible accusation tombe à néant, et ilsvous remettent en liberté… Oh ! quel beau jour pour moi quecelui-là, s’il m’est donné de le voir ! car, enfin, j’auraiété pour quelque chose dans votre délivrance !…

JEANNE DARC, cédant à l’espérance. –S’il ne faut dire que la vérité pour être sauvée, ma délivrance estassurée !… Merci à Dieu et à vous, mon bon père !merci !…

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Un mot encore. Sil’on vous demande des détails circonstanciés sur la forme et lafigure de vos apparitions, refusez de répondre là-dessus ;l’on pourrait tirer de vos paroles des propositions malsonnantes.Bornez-vous à l’affirmation pure et simple de la divine réalité devos visions et de vos révélations…

(On entend au dehors du cachot le bruit depas nombreux, le cliquetis des armes et ces mots : – Àvos postes ! à vos postes ! voilà le capitaine de latour.)

LE CHANOINE LOYSELEUR prête l’oreille, etdit vivement à Jeanne. – C’est le capitaine. Le geôlier vapeut-être accomplir sa menace, me faire enlever d’auprès de vous,chère fille… Il vous reste un moyen de nous revoir, demandez aucapitaine l’autorisation de me prendre pour confesseur ; ainsije pourrai, grâce aux hosties consacrées que j’ai dérobées à tousles yeux, approcher de vos lèvres le pain des anges !…

(La porte de la prison s’ouvre avecfracas ; un capitaine entre suivi de John et desgeôliers.)

LE CAPITAINE, désignant le chanoine.– Que l’on conduise ce vieux coquin dans un autre cachot.

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Messire capitaine, jevous en supplie ! souffrez que je reste auprès de Jeanne, mafille en Dieu !…

LE CAPITAINE. – Si cette infâme sorcière estta fille, tu es donc Satan le père ?

LE CHANOINE LOYSELEUR. – Par pitié ! nenous séparez pas !

LE CAPITAINE et JOHN. – Hors d’ici ceprêtre de Belzébuth !…

JOHN, brutalement, au chanoine. –Allons, allons ! debout… dépêchons !…

Le chanoine Loyseleur se lève péniblement desa couche de paille en faisant bruire ses fers et poussant delamentables soupirs ; Jeanne, autant que le lui permet lalongueur de la lourde chaîne, s’avance vers le capitaine et lui ditd’une voix douce et implorante :

– Messire, accordez-moi une grâce quel’on ne refuse guère aux prisonniers : permettez-moi dechoisir ce saint prêtre pour confesseur.

LE CAPITAINE. – Ton confesseur sera lebourreau… truande !… ribaude !…

LE CHANOINE LOYSELEUR, portant à ses yeuxses mains enchaînées. – Ah ! messire capitaine, vous êtesimpitoyable !…

JOHN, au chanoine, le poussantrudement. – Marche ! marche ! tu auras le temps depleurer dans ton cachot !

JEANNE DARC. – Messire capitaine, ne repoussezpas ma prière… souffrez que ce bon prêtre m’entende quelquefois enconfession ?

LE CAPITAINE feint de se laisserattendrir, échange à la dérobée un regard avec le chanoine, et dità Jeanne. – Je prendrai les ordres du comte de Warwick ;mais quant à présent… (à John) emmenez ce prêtre.

LE CHANOINE LOYSELEUR, suivant lesgeôliers. – Courage, noble Jeanne ! courage, ma chèrefille !… et surtout, souvenez-vous de mes conseils… (Ilsort.)

JEANNE DARC, les larmes aux yeux. –Dieu me garde de les oublier !… Que le Seigneur vous conserve,bon père !… (Elle retombe accablée sur sa couche depaille.)

LE CAPITAINE, s’adressant à John. –Enlevez les fers de la prisonnière, on va la conduire là-haut… letribunal est assemblé.

JEANNE DARC se dresse et frissonneinvolontairement. – Déjà ! mon Dieu !…déjà !…

LE CAPITAINE, avec un éclat de rireféroce. – Enfin… tu trembles, sorcière !… Ta bravoure,c’était l’assistance des démons !…

Jeanne Darc sourit avec un amer dédain :John et un autre geôlier s’approchent d’elle afin de la délivrerdes fers qu’elle porte à la ceinture et aux pieds. Elle tressaillede dégoût et devient pourpre de pudique honte en sentant les mainsde ces hommes toucher, en les déferrant, son corps et ses membrespar dessus ses habits, presque en lambeaux ; puis, blessée,non dans un vain orgueil, mais dans sa dignité, à la pensée deparaître devant ses juges presque vêtue de haillons, elle dit aucapitaine : – Messire, j’ai là, dans ce coffret, un peu delinge et d’autres vêtements ; veuillez, ainsi que vos hommes,sortir pendant quelques instants, afin que je puissem’habiller.

LE CAPITAINE, éclatant de rire. –Nous, sortir ? pour qu’à notre retour nous te trouvionsenvolée par quelque magie !… Non, non ! De par le diable,ton patron ! si tu veux changer d’habits, changes-en devantnous, et au lieu de quelques instants, je t’accorderai tout letemps que tu voudras pour ta toilette… je t’aiderai même si tu leveux, ma belle sorcière !…

JEANNE DARC rougit de confusion, et répondd’une voix ferme. – Allons au tribunal… Que Dieu me soit enaide !…

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