Les Mystères du peuple- Tome VIII

CHAPITRE V.

La maison d’Étienne Marcel. – Marguerite etDenise. – La femme d’un grand citoyen. – Dame Pétronille Maillart.– L’offre de service. – Alison-la-Vengroigneuse. – Retour deMarcel. – Le testament. – Rufin-Brise-Pot et l’homme au chaperonfourré. – La porte Saint-Antoine. – Le val des écoliers. –Principaux événements de 1350 à 1428.

&|160;

Un mois environ s’était écoulé depuis la mortde Guillaume Caillet, d’Adam-le-Diable et de Mazurec-l’Agnelet.

Denise, nièce d’Étienne Marcel et fiancée deMahiet-l’Avocat d’armes, retirée dans une grande salle, situéeau-dessus du magasin de draperie du prévôt des marchands,s’occupait d’un travail de couture à la clarté d’une lampe&|160;;l’inquiétude se peignait sur le doux visage de la jeunefille&|160;; parfois, suspendant le jeu de son aiguille, elleprêtait l’oreille du côté de la fenêtre, à travers laquelle l’onentendait de temps à autre le bourdonnement confus et les pasprécipités d’un grand nombre de personnes qui traversaient la rueen courant&|160;; puis ce bruit s’éloignait, s’apaisait, et la rueredevenait silencieuse. Ces rumeurs, symptômes de l’agitation quirégnait dans Paris, alarmaient de plus en plus Denise.

–&|160;Mon Dieu&|160;! – se disait-elle, – letumulte augmente, ma tante Marguerite ne revient pas, où peut-elleêtre allée&|160;? pourquoi a-t-elle emprunté la mante d’Agnès,notre servante&|160;? pourquoi ce déguisement&|160;? pourquoi avoiren sortant caché son visage sous un capuchon&|160;? Elle s’estpeut-être rendue à l’Hôtel de ville, où mon oncle et Mahiet sontdepuis ce matin&|160;? – Au souvenir de l’Avocat d’armes, Deniserougit, soupira et ajouta&|160;: – Oh&|160;! s’il y avait quelquedanger, Mahiet veillerait sur maître Marcel, comme il aurait veillésur son père… Mais ma tante… ma tante&|160;?… son absence siprolongée continue à m’effrayer malgré moi.

Agnès-la-Béguine, vieille servante du logis,entra précipitamment, et s’adressant à Denise qu’elle avait vuenaître&|160;: – Tu ne sais pas ce que depuis une heure je remarquedans la rue&|160;?

–&|160;Quoi donc, Agnès&|160;?

–&|160;Trois hommes de méchante mine nequittent pas les abords de la porte&|160;; je les ai épiés àtravers les volets entr’ouverts&|160;; tantôt ils paraissent seconsulter à voix-basse… tantôt ils se séparent, l’un se tient alorsà gauche de la porte, l’autre à droite et le troisième en face dela maison… Il faut qu’ils soient placés là afin d’épier lespersonnes qui peuvent entrer ou sortir d’ici.

–&|160;Cet espionnage me sembleinquiétant&|160;; j’en avertirai ma tante dès son retour.

–&|160;La voici peut-être&|160;? – répondit laservante. – J’ai entendu ouvrir et fermer la porte du magasin.

En effet, Marguerite Marcel parut bientôt dansla chambre, jeta loin d’elle une mante à capuchon dont elle étaitrevêtue et dit à Agnès-la-Béguine&|160;:

–&|160;Laisse-nous…

La femme du prévôt des marchands tomba assisesur un siège, brisée par la fatigue et l’émotion. Son accablement,la pâleur de son visage, la palpitation de son sein, redoublèrentles appréhensions de Denise&|160;; elle s’apprêtait à interroger satante, lorsque celle-ci, faisant un grand effort sur elle-même, secalma et dit à Denise d’une voix ferme&|160;:

–&|160;Du courage, mon enfant, ducourage&|160;!

–&|160;Ô ciel&|160;!… ma tante, avons-nousdonc quelque malheur à déplorer&|160;?

–&|160;Non… quant à présent&|160;; maisdemain, mais ce soir peut-être… – Et, s’interrompant, Margueritereprit d’un ton de plus en plus calme et décidé&|160;: – J’ai payétribut à la faiblesse&|160;; je me sens forte maintenant&|160;; jesuis préparée à tout… Je saurai m’élever du moins par larésignation jusqu’à la hauteur de l’homme dont je n’ai jamais étéplus fière de porter le nom&|160;! Ah&|160;! jamais homme de bienn’a été plus indignement méconnu, plus lâchementattaqué&|160;!…

–&|160;Ainsi, maître Marcel est exposé à denouveaux périls&|160;?

–&|160;Mes pressentiments ne me trompaientpas&|160;; ce que je viens d’apprendre par moi-même les confirme.Un complot se trame contre Marcel et ses partisans&|160;; sa vie,celle de ses amis, sont peut-être en jeu… Eh bien&|160;! viennel’heure des dangers, il fera son devoir, moi le mien… le mien estd’être dévouée à mon mari jusqu’à la fin… jusqu’à lamort&|160;!…

Ces derniers mots furent prononcés parMarguerite avec un tel accent de sinistre détermination, que Denisene put retenir un cri de surprise et d’effroi.

–&|160;Ma résolution t’étonne, pauvreenfant&|160;? – reprit la femme de Marcel&|160;; – tu me trouvesaujourd’hui bien vaillante&|160;?… Pourtant l’an passé… pourtantnaguère encore je t’avouais mes angoisses, mes frayeurs de chaquejour à la seule pensée des périls auxquels s’exposait monmari&|160;! Je ne songeais qu’à déplorer ses fatigues, à maudireses travaux immenses qui lui laissaient à peine chaque nuit deuxheures de repos&|160;! Je regrettais ces temps paisibles où,étranger à la chose publique, il ne s’occupait que des intérêts denotre commerce de draperie&|160;! Notre obscurité, du moins, nousépargnait le triste spectacle des haines, de l’envie, déchaînéesplus tard contre la gloire et la juste popularité deMarcel&|160;!…

–&|160;Ah&|160;! ma tante, vous ditesvrai&|160;! Souvenez-vous de cette méchante envieuse PétronilleMaillart&|160;! Grâce à Dieu&|160;! elle n’est plus revenue icidepuis le jour de l’enterrement de Perrin Macé&|160;!

–&|160;Elle doit être triomphanteaujourd’hui.

–&|160;Dame Maillart&|160;?

–&|160;Son mari, je n’en doute plus à cetteheure, est l’un des chefs du complot qui se trame contreÉtienne.

–&|160;Lui… maître Maillart… l’ami d’enfancede mon oncle&|160;?… lui qui, naguère encore, protestait del’affection qu’il lui portait&|160;?…

–&|160;Maillart est faible, il subit le jougde sa femme&|160;; celle-ci est dévorée d’envie. Elle jalousait enmoi l’épouse de celui que le peuple idolâtre appelait le Roi deParis. Oh&|160;! en ce temps-là, je te l’ai dit, j’auraissacrifié la gloire de Marcel à son repos… son génie à sasécurité&|160;! La moindre agitation populaire m’effrayait pourlui… j’étais faible, j’étais lâche&|160;!… Mais aujourd’hui que lahaine, l’ingratitude, l’iniquité, le poursuivent, je me sens forte,je me sens brave, je me sens fière d’être la femme de ce grandcitoyen&|160;; je me sens capable de lui prouver, je te l’ai dit,mon dévouement jusqu’à la fin… jusqu’à la mort&|160;!…

–&|160;Ah&|160;! fasse le ciel que votredévouement ne soit pas mis à une si terrible épreuve&|160;! Maiscomment avez-vous été instruite de ce complot contre mononcle&|160;?

–&|160;Ce soir, j’ai voulu mettre un terme àmes anxiétés, connaître au vrai l’état des esprits à l’égard deMarcel&|160;; je me suis enveloppée d’une mante, de crainte d’êtrereconnue, je suis allée me mêler aux groupes nombreux qui se sontformés dans notre quartier.

–&|160;Je comprends tout maintenant&|160;!Ainsi, ce que vous avez appris par vous-même&|160;?…

–&|160;Me fait présager une crise prochaine etredoutable&|160;; aussi t’ai-je dit en entrant&|160;:«&|160;Courage, mon enfant&|160;!&|160;»

–&|160;Mon Dieu&|160;!… ne vous abusez-vouspas&|160;?…

–&|160;Non, non&|160;! Les privations, lessouffrances, les maux qu’entraîne après soi la conquête laborieusede la liberté, on les impute à Marcel, violemment attaqué par desémissaires du parti de la cour ou du parti de Maillart. Ils semêlent parmi ce pauvre peuple, crédule au mal ainsi qu’au bien,mobile dans ses affections, capricieux dans ses haines&|160;; onlui répète à satiété, et il finit par le croire, que tous lesmalheurs du temps eussent été évités si l’échevin Maillart,véritable ami du peuple, eût été écouté&|160;; d’autres prêchentune prompte soumission au régent comme seul terme aux désastrespublics&|160;: «&|160;– Que demande-t-il après tout (ajoutent sesprôneurs)&|160;? que demande-t-il pour pardonner aux Parisiens leurlongue rébellion&|160;? Huit cent mille écus d’or destinés à larançon du roi Jean, et la tête des chefs de la révolte, ainsi quecelle de ses principaux partisans&|160;? Ne vaut-il pas mieux, auprix d’un peu de honte, d’un peu d’or, d’un peu de sang, acheter lapaix de la cité&|160;?&|160;»

–&|160;Grand Dieu&|160;! – s’écria Denise pâleet tremblante, – ces chefs des révoltés dont le régent demande lamort, c’est…

–&|160;C’est Marcel… ce sont mes fils… ce sontnos meilleurs amis… tous gens de bien, tous dévoués au bonheurpublic, tous adversaires de l’oppression et de l’iniquité… tousennemis acharnés des Anglais, qui, depuis la bataille de Poitiers,perdue par la lâcheté de la noblesse, ravagent notre malheureuxpays, et qui, sans les nouvelles fortifications élevées sirapidement par les soins de Marcel, eussent dix fois mis Paris àfeu et à sang&|160;! Mais aujourd’hui, tant de services rendus à lacité sont oubliés&|160;; on oublie aussi que, sans la réformeimposée au régent par Marcel afin de mettre un terme aux violences,aux rapines de la cour, il en serait aujourd’hui comme au temps oùPerrin Macé était supplicié parce qu’il avait eu l’audace d’exigerl’argent que lui devait un courtisan et, frappé par lui, dedéfendre sa vie&|160;!

–&|160;Hélas&|160;! tant l’ingratitude enversmaître Marcel est horrible&|160;!…

–&|160;Son âme est trop grande, son esprittrop juste, pour avoir jamais compté sur la reconnaissance deshommes… Que de fois ne m’a-t-il pas dit&|160;: – «&|160;Pratiquonsle juste et le bien&|160;; ils portent en eux-mêmes notrerécompense…&|160;» Marcel s’attend à tout&|160;; cependant, pensantque le résultat de mes observations de ce soir pouvait lui êtreutile, je suis entrée chez la femme de notre ami Simon-le-Paonnier,qui demeure non loin de l’Hôtel de Ville, j’ai écrit à mon maritout ce que j’avais vu ou entendu. Ma lettre lui a été portée parun homme sûr&|160;; et… – Mais voyant les larmes de Denise,longtemps contenues, inonder son visage, Marguerite ajoutatendrement&|160;: – Qu’as-tu, chère Denise&|160;?… Pourquoi cespleurs&|160;?

–&|160;Hélas&|160;! ma tante, je n’ai ni votreforce ni votre courage… je tremble d’épouvante à l’idée des dangersqui menacent maître Marcel et… et… nos amis…

–&|160;Pauvre enfant&|160;! tu penses àMahiet, ton fiancé&|160;?

–&|160;Ne le connaissez-vous pas&|160;? S’il ya quelque tumulte, quelque bataille, il se jettera au plus fort dupéril…

–&|160;Ah&|160;! je regrette presquemaintenant pour ton bonheur, pauvre enfant, de t’avoir autrefoisappelée près de moi à Paris&|160;; tu vivrais paisible dans cettepetite ville de Vaucouleurs, éloignée du centre des troubles et dela guerre…

Agnès-la-Béguine rentra en cet instant,précédant de peu de moments la personne qu’elle annonçait, et ditprécipitamment à Marguerite&|160;:

–&|160;Dame Maillart vient céans, afin de vousrendre, assure-t-elle, un grand service&|160;; elle désire vousparler sur-le-champ.

–&|160;Je ne veux pas la voir&|160;! – s’écriaMarguerite avec impatience&|160;; – cette femme m’estodieuse&|160;!

–&|160;Elle venait, disait-elle, madame, afinde vous rendre un grand service, – répondit la servante, regrettantd’avoir involontairement contrevenu aux désirs de samaîtresse&|160;; – je croyais bien agir en la faisant monter&|160;;malheureusement, il est trop tard pour la congédier… la voici.

Pétronille Maillart parut en effet au seuil dela porte. Une haine triomphante, à peine contenue, se trahit dansle noir regard que la femme de l’échevin jeta d’abord surMarguerite&|160;; mais, prenant soudain un masque apitoyé, une voixdoucereuse, elle s’approcha de Marguerite en lui disant d’un tonplaintif&|160;:

–&|160;Bonsoir, dame Marcel, bonsoir, pauvrechère dame Marcel&|160;!…

–&|160;Cette feinte pitié cache quelqueodieuse perfidie, – pensa Denise, dont le visage était baigné depleurs&|160;; – je ne veux pas réjouir cette méchante femme de lavue de mes larmes.

La jeune fille sortit en même temps que laservante. Marguerite, restée seule avec la femme de l’échevin, latoisant d’un regard glacial, lui dit sèchement&|160;:

–&|160;Je suis très-étonnée de vous voir icice soir, madame.

–&|160;Je comprends votre étonnement, pauvredame Marcel&|160;; car nous ne nous sommes pas revues depuis lejour de l’enterrement de Perrin Macé. Oh&|160;! la popularité demaître Marcel était alors immense, on l’appelait le roi de Paris…l’on ne jurait que par lui… on le regardait comme le sauveur de lacité… on le…

–&|160;Madame, parlons, je vous prie, moins dupassé, et davantage du présent… Que voulez-vous de moi&|160;?

–&|160;Vous demander d’abord d’oublier lapetite querelle que nous avons eue ici, vous et moi, le jour del’enterrement de Perrin Macé&|160;; puis rendre un grand service àce pauvre… à cet infortuné maître Marcel…

–&|160;Je ne sache pas que mon mari ait besoinde la compassion de personne…

–&|160;Hélas&|160;! que ne puis-je vouslaisser dans cette douce erreur, dame Marguerite&|160;! mais jesuis obligée de vous dire la vérité, de vous apprendre, puisquevous l’ignorez, que vous n’êtes plus la reine de Pariscomme au temps où maître Marcel en était le roi. Et, au risque deblesser votre innocent orgueil, j’ajouterai à regret, à grandregret, hélas&|160;! que la position de votre mari est à cetteheure désespérée… C’est désolant, apitoyant&|160;! vous me voyeznavrée du chagrin qui vous accable…

–&|160;Je crains, dame Pétronille, que votreexcellent cœur ne s’alarme à tort…

–&|160;Hélas&|160;! je suis malheureusementcertaine de ce que je vous affirme.

–&|160;De vos affirmations je doute fort,madame.

–&|160;Infortunée&|160;! Vous n’êtes donc pasinstruite de ce qui se passe dans Paris&|160;?

–&|160;Je sais que dans Paris il y a et il yaura toujours des méchants, des ingrats, des envieux.

–&|160;Je vous connais trop bien, dame Marcel,pour supposer qu’une sage et discrète personne comme vous l’êtesveuille m’adresser le reproche d’être une envieuse…

–&|160;En vérité, je n’oserais, madame… jen’oserais, en vérité…

–&|160;Vous auriez grandement raison&|160;; jevous le demande un peu, en quoi votre sort est-il à cette heuredigne d’envie&|160;?

–&|160;Les envieux se contentent de peu, dameMaillart&|160;; ils envient jusqu’au calme et au courage que l’onpuise dans une conscience pure au jour du malheur&|160;!…

–&|160;Enfin&|160;! vous l’avouez&|160;!… lejour du malheur est venu pour vous et pour votre mari&|160;! –s’écria la femme de l’échevin, triomphante de haine et oubliant unmoment ses dehors hypocrites&|160;; mais, se ravisant, elle ajoutad’un ton patelin&|160;: – Cet aveu, dont je suis désolée, me faitdu moins espérer que vous agréerez les offres de service de monmari&|160;?

Marguerite, sentant la gravité des dernièresparoles de la femme de l’échevin, attacha sur elle un regardpénétrant et répondit&|160;:

–&|160;Ah&|160;! maître Maillart vous envoieoffrir ses services à mon mari&|160;?

–&|160;Ne sont-ils pas amis d’enfance etcompères&|160;? L’on n’oublie jamais l’amitié des jeunesannées&|160;!

–&|160;Il en est ainsi du moins chez les cœursgénéreux. Mais si maître Maillart veut rendre service à mon mari,d’où vient qu’il vous envoie ici, madame&|160;?… Ne voit-il pasMarcel à l’Hôtel de ville&|160;?

–&|160;Depuis hier soir, Maillart et ses amisn’ont pas mis les pieds à l’Hôtel de ville… et pour cause&|160;; ilne saurait non plus, par une autre cause, venir ici. Voilà pourquoiil m’a chargée de venir vous offrir ses conseils et sesservices.

–&|160;Enfin, madame, quels sont ces conseils…ces services&|160;?

–&|160;Maillart conseille à votre mari dequitter secrètement Paris cette nuit même.

–&|160;Quitter Paris&|160;?

–&|160;Le plus tôt sera le mieux, pauvre dameMarcel&|160;!

–&|160;Ensuite, madame&|160;?

–&|160;Mon mari, quoique gémissantprofondément des fautes immenses, irréparables de maîtreMarcel&|160;; mon mari, quoiqu’il gémisse non moins profondémentdes accusations de trahison lancées contre maître Marcel, se…

–&|160;Finissons-en, de grâce, avec cesgémissements, et allons au fait, madame. Donc, maître Maillartengage mon mari à fuir cette nuit secrètement de Paris… voilà leconseil&|160;; quant au service… quel est-il&|160;?

–&|160;Favoriser, assurer la fuite de cemalheureux Marcel.

–&|160;Comment cela&|160;?

–&|160;Maillart enverra chez vous, à minuit,un homme sûr chercher votre mari. Il s’encapera bien, afin den’être point reconnu, il suivra notre émissaire en toute confiance,et il sera conduit en un lieu sûr où il trouvera tout préparé pourfavoriser sa fuite… Mais il faut que votre infortuné mari ne sefasse accompagner de personne… sinon, l’émissairel’abandonnerait.

–&|160;Maître Maillart, dans son empressementà conseiller et à servir mon mari, oublie, ce me semble, unechose.

–&|160;Laquelle&|160;?

–&|160;Marcel et le conseil de ville, lesgouverneurs, ainsi qu’on les appelle, sont encore maîtres deParis&|160;; les dizainiers, les quarteniers, les capitaines desportes, leur obéissent&|160;; or si jamais, ce que je croisimpossible, mon mari voulait abandonner lâchement son poste aumoment du danger, il monterait à cheval avec quelques amis et seferait ouvrir l’une des portes de Paris…

–&|160;Pauvre chère dame&|160;!… vousm’affligez&|160;!…

–&|160;Expliquez-vous.

–&|160;Vous me percez le cœur,hélas&|160;!…

–&|160;Encore une fois,expliquez-vous&|160;!…

–&|160;Rien de plus simple… Votre observationserait juste si les ordres de ce malheureux maître Marcel devaienttoujours être écoutés, si nous étions encore à cette époque où,dominant, primant tout le monde à Paris, il avait la première placeà toutes les cérémonies, tandis que mon mari et les autres échevinsn’avaient que les secondes… mais les temps sont changés,complètement changés, bonne dame Marguerite&|160;; à l’heure où jevous parle, l’autorité de votre mari est bien près d’êtreméconnue&|160;; s’il voulait se faire ouvrir une des portes de laville, afin de s’échapper, cette fuite confirmerait certains bruitsde trahison abominable, dont j’aurais horreur de le croirecoupable. Aussi, vous imaginez-vous qu’on le laisseraittranquillement sortir de Paris&|160;? Non, non&|160;; oncrierait&|160;: «&|160;Arrêtez le traître&|160;! mort auxtraîtres&|160;!&|160;» cent bras vengeurs se lèveraient, cetinfortuné maître Marcel tomberait sous les coups, meurtri,défiguré, couvert de sang, massacré&|160;!…

–&|160;Oh&|160;! assez&|160;! assez&|160;!… –balbutia Marguerite en frissonnant et cachant son visage entre sesmains. – Cela est horrible&|160;!

–&|160;N’est-ce pas&|160;? – reprit la femmede l’échevin en lançant un regard féroce à Marguerite, dontcelle-ci ne s’aperçut pas, abîmée qu’elle était dans son épouvante,– n’est-ce pas que cette mort serait affreuse&|160;?… Aussi, afind’épargner une pareille fin à son malheureux ami, mon mari m’achargée de venir vous faire ses offres de services, dameMarcel.

Marguerite, malgré sa mauvaise opinion deMaillart et de sa femme, dont elle connaissait les sentimentsjaloux, ne supposa pas que les propositions de l’échevin, l’un desplus anciens amis de Marcel, appartenant comme lui au partipopulaire, pussent cacher un piége ou un guet-apens&|160;; ellecrut même à un témoignage de compassion sincère, facile à concevoirchez l’envieux, au moment où il triomphe de la déchéance de sonrival. Enfin l’état des esprits dans Paris, dont Marguerite avaitvoulu s’assurer elle-même durant la soirée, ne confirmait que troples paroles de la femme de l’échevin au sujet de l’impopularitécroissante de Marcel&|160;; seulement, Marguerite connaissait assezl’énergie du caractère, la force d’âme de son mari pour êtrecertaine qu’à moins d’être réduit à une extrémité terrible, jamaisil ne se résoudrait à quitter Paris en fugitif. Cependant pouvaitvenir l’heure de cette extrémité menaçante&|160;; en ce cas,l’offre de Maillart n’était point à dédaigner. Ces réflexions seprésentèrent rapidement à l’esprit de Marguerite&|160;; elle restapendant un moment pensive, silencieuse, tandis que la femme del’échevin l’observait attentivement, attendant sa réponse dans uneanxiété à peine dissimulée.

–&|160;Dame Maillart, – reprit Marguerite, –je veux croire, je crois au généreux sentiment qui a dicté lesoffres de services que vous venez me faire…

–&|160;Et vous les acceptez&|160;?… – s’écriala femme de l’échevin avec une vivacité qui aurait dû exciter ladéfiance de Marguerite. – Ainsi, la chose est entendue&|160;:l’émissaire en question sera ici à minuit&|160;; votre mari lesuivra sans se faire accompagner de personne… Je vais aller en hâterejoindre Maillart et lui apprendre que…

–&|160;Permettez, dame Pétronille&|160;; je nesaurais accepter votre offre au nom de mon mari&|160;; il est seuljuge de sa conduite. Il m’a fait espérer qu’il pourrait venir iciprendre quelques moments de repos dans la soirée&|160;; si monattente n’est pas trompée, je le verrai bientôt, je l’instruiraides propositions de maître Maillart. Priez-le seulement d’envoyerici son émissaire à l’heure dite, mon mari avisera.

–&|160;Il ne doit pas hésiter un moment&|160;;croyez-moi, pauvre dame Marguerite, il faut user de toute votreinfluence sur votre mari afin de le décider à profiter de la chancede salut qui lui reste.

Denise, entrant soudain d’un air inquiet, dità Marguerite&|160;:

–&|160;Ma tante, dame Alison désirerait vousparler à l’instant, vous parler à vous seule… – Et jetant un regardsignificatif sur la femme de l’échevin, Denise semblaitajouter&|160;: – Saisissez cette occasion de mettre terme à lavisite de cette méchante langue.

Marguerite partagea la pensée de sa nièce, etdit à la femme de l’échevin&|160;:

–&|160;Veuillez m’excuser&|160;; il me fautrecevoir la personne que l’on m’annonce…

–&|160;Adieu, bonne dame Marcel, – dit lafemme de l’échevin en faisant un pas vers la porte&|160;; – etsurtout n’oubliez pas mes avis. Il faut savoir se résigner à cequ’on ne peut empêcher… les jours se suivent et ne se ressemblentpas… tel qui était hier triomphant se voit aujourd’hui… vousm’entendez de reste… Bonsoir, pauvre chère dame, bonsoir&|160;!

L’envieuse sortit en jetant à la dérobée unregard de vipère sur Marguerite&|160;; bientôtAlison-la-Vengroigneuse, restée en dehors de la salle, accourut àl’appel de Denise.

La jolie cabaretière était toujoursaccorte&|160;; ses beaux yeux noirs, ses dents blanches, songracieux corsage, et surtout son excellent cœur justifiaient lapréférence que l’écolier Rufin accordait à cette aimable et honnêtefemme au détriment de Margot-la-Savourée. Enfin, grâce à Mahiet,Alison avait, non-seulement sauvé son honneur des violences ducapitaine Griffith, mais aussi soustrait à la rapacité de l’Anglaisune somme d’or assez rondelette, cousue dans les plis de sa cotte.Mahiet-l’Avocat d’armes, jadis son défenseur contreSimon-le-Hérissé, puis, plus tard, son libérateur, alors qu’elleétait exposée aux forcenneries du bâtard de Norfolk, avait d’abordinspiré à Alison un sentiment plus tendre que lareconnaissance&|160;; mais la jeune femme, instruite desfiançailles de Denise et de Mahiet, luttant bravement contre sonpenchant naissant, et voulant s’en distraire, s’était plu àremarquer que Rufin-Brise-Pot, malgré sa turbulence, ne manquait nide dévouement, ni de cœur, ni d’esprit, ni d’agréments extérieurs.Aussi, depuis que, fuyant les horreurs de la guerre qui désolait leBeauvoisis, elle s’était réfugiée à Paris, recommandée par Mahiet àla bienveillance de la famille du prévôt des marchands, Alisonavait souvent revu l’écolier dans la petite chambre de l’auberge oùelle logeait, et pensait parfois que, malgré son nom, mal sonnantpour une taverne, Rufin-Brise-Pot ne ferait peut-être point unmauvais mari&|160;; elle sentait, en outre, sa vanité assez flattéepar l’espoir d’ouvrir un cabaret dont les principaux clientsseraient messires les écoliers de l’Université. Alison, accueillieavec bonté par Marguerite et par Denise, leur conservait une grandereconnaissance&|160;; elle accourait ce soir-là chez elles dansl’espoir de leur être utile. Marguerite, s’apercevant del’inquiétude peinte sur les traits de la cabaretière, lui ditaffectueusement&|160;:

–&|160;Bonsoir, chère Alison… vous semblezalarmée… Que se passe-t-il donc&|160;?

–&|160;Ah&|160;! dame Marguerite, je n’ai quetrop sujet d’être inquiète, sinon pour moi, du moins pour vous. –Et, s’interrompant, elle ajouta&|160;: – D’abord, et afin de ne pasoublier cette circonstance, je dois vous prévenir qu’en entrant icij’ai remarqué trois hommes, la figure cachée par leur capuce, quisemblaient…

–&|160;Épier la maison, n’est-ce pas&|160;? –demanda Denise. – En effet, Agnès, notre servante, les a aussiremarqués.

–&|160;À quoi bon cet espionnage&|160;? –reprit Marguerite. – Marcel marche le front haut, ne cachenullement ses actions… Mais il n’importe&|160;! la haine s’attachemaintenant à ses pas… Je vous remercie de ce renseignement,Alison&|160;; il peut être utile.

–&|160;Oh&|160;! ce n’est pas seulement celaqui m’amène ici… Hélas&|160;! il m’est pénible de vous apporterpeut-être une mauvaise nouvelle, à vous, dame Marguerite, quim’avez accueillie avec tant de bonté à mon arrivée duBeauvoisis.

–&|160;Mahiet, notre ami, vous recommandait ànotre intérêt, il nous instruisait de vos malheurs et de vostendres soins pour cette infortunéeAveline-qui-jamais-n’a-menti, à qui Mazurecdevait si peu survivre&|160;; notre bienveillance à votre égardétait naturelle. Mais de quoi s’agit-il&|160;?

–&|160;Ce soir, dans ma chambre, à l’auberge,je regardais par ma fenêtre le tumulte de la rue, car il règne cesoir une grande agitation dans Paris, lorsqu’un jeune homme, envoyépar messire l’écolier Rufin-Brise-Pot, m’a apporté, tout horsd’haleine, ce billet.

Alison tira de sa gorgerette un papier qu’elleremit à Marguerite&|160;; celle-ci le prit vitement et lut à hautevoix&|160;:

«&|160;Aussi vrai que dame Vénus, dans sabeauté olympique, vous a départi sa…&|160;»

–&|160;Passez&|160;! passez, dameMarguerite&|160;! et lisez à partir de la quatrième ou cinquièmeligne, – dit Alison, rougissant et souriant à demi. – Ce sontfleurettes que s’amuse à me conter messire Rufin&|160;; ne vous yarrêtez pas plus que je ne m’y suis arrêtée moi-même… Mais ilaurait dû s’abstenir de ces mièvreries en m’écrivant sur un sujettrès-sérieux.

Marguerite, après avoir parcouru des yeux lespremières lignes de l’épître, dans lesquelles l’écolier déployaitsa faconde amoureuse et mythologique, arriva au sujet essentiel dela missive et dit vivement&|160;: – Ah&|160;! voici&|160;!… – Etelle lut ce qui suit&|160;:

«&|160;… Rendez-vous en hâte à la maison demaître Marcel&|160;; s’il n’est pas chez lui, dites à son honoréefemme de le faire avertir de ne pas sortir de l’Hôtel de ville sansêtre bien accompagné. Je suis sur la trace d’un complot qui lemenace&|160;; dès que je saurai quelque chose de certain, je merendrai, soit chez maître Marcel, soit à l’Hôtel de ville, luifaire part de ma découverte. Qu’il se méfie surtout de l’échevinMaillart&|160;; il n’a pas de plus mortel ennemi. Il devrait lefaire emprisonner sur l’heure… de même que je voudrais sur l’heureavoir pour prison votre cœur, dont le gentil garçonnetCupido est le…&|160;»

–&|160;Passez, passez, dame Marguerite, cesont encore fleurettes&|160;; il n’y a rien de plus à lire, –reprit Alison. – Et de nouveau je m’étonne de ce que le messireécolier mêle choses si folles à choses si graves.

–&|160;Oh&|160;! graves&|160;! biengraves&|160;!… cette lettre redouble mes craintes, – réponditMarguerite en tressaillant. Puis, songeant à son récent entretienavec la femme de l’échevin, elle se dit&|160;: – L’offre del’échevin cacherait donc un piège&|160;?… Oh&|160;! je ne peuxcroire encore à une si horrible trame&|160;!

–&|160;Mon Dieu&|160;! – s’écria Denise avecamertume, – et pourtant mon oncle, malgré nos pressentiments, nousrépond toujours lorsque nous lui parlons des soupçons que nousinspire maître Maillart&|160;: – «&|160;Il n’est pas méchanthomme&|160;; mais il subit aveuglément l’influence de sa femme quiest dévorée d’envie et de vanité…&|160;»

–&|160;Chère Alison&|160;! – reprit Margueriteaprès quelques instants de réflexion, – vous n’avez pas interrogéle messager qui vous a apporté cette lettre&|160;?

–&|160;Si fait, madame… je lui ai demandé enquel endroit il avait laissé messire Rufin.

–&|160;Que vous a-t-il répondu&|160;?

–&|160;Que l’écolier se trouvait dans unetaverne voisine de l’arcade Saint-Nicolas lorsqu’il lui avait remisce billet…

Au moment où Alison prononçait ces derniersmots, deux hommes encapés jusqu’aux yeux entrèrent dans la chambre.Marguerite reconnut son mari et Mahiet-l’Avocat d’armes, lorsqueceux-ci se furent débarrassés de leurs casaques.

–&|160;Enfin, te voilà… te voilà&|160;! –s’écria Marguerite ne pouvant maîtriser sa profonde émotion et sejetant au cou de Marcel, tandis que Denise tendait vivement sa mainà son fiancé qui la pressa respectueusement contre seslèvres&|160;; il portait par-dessus ses armes un surcot noir,depuis qu’il avait vu supplicier sous ses yeux son frèreMazurec-l’Agnelet&|160;; les traits de Mahiet, pâles et tristes,témoignaient de la constance de son chagrin. Marguerite, aprèsavoir tendrement embrassé son mari qui lui rendit ses caresses aveceffusion, lui dit, contenant à peine son angoisse, en lui remettantla lettre de Rufin-Brise-Pot&|160;:

–&|160;Mon ami, prends connaissance de cebillet, la bonne Alison vient de l’apporter en toute hâte.

Marcel lut la lettre à voix basse, et aumilieu d’un profond silence&|160;; Marguerite, sa nièce et Alisonobservaient attentivement la physionomie du prévôt desmarchands&|160;; il resta calme, il sourit même aux passages semésdes fleurettes mythologiques de l’écolier&|160;; puis, rendant lalettre à Alison, il lui dit affectueusement&|160;:

–&|160;Je vous remercie de votre empressement,dame Alison&|160;; mais notre ami Rufin s’alarme, je crois, àtort.

–&|160;Pourtant, mon ami, ce complot dontparle l’écolier&|160;? – répondit vivement Marguerite, – ce complotdont il suit la trace&|160;?…

–&|160;Rufin se sera sans doute exagérél’importance d’un fait insignifiant, chère Marguerite…

–&|160;Mais… ce qu’il dit deMaillart&|160;?

–&|160;Maillart&|160;! hier soir il m’a serréamicalement la main en sortant de l’Hôtel de ville, après unediscussion dans laquelle il était d’un avis opposé au mien…

«&|160;– Les opinions sont diverses, mais lesliens d’une vieille amitié sont impérissables,&|160;» a même ajoutémaître Maillart, – reprit Mahiet. – Ces paroles, je les aientendues…

–&|160;Marcel, – reprit Marguerite ressentantune défiance croissante contre l’échevin depuis les avertissementsde l’écolier, – la femme de Maillart est venue ce soir… me proposerpour toi un refuge en cas de danger…

–&|160;Cette offre généreuse ne m’étonnepas.

–&|160;Un homme doit se rendre ici cettenuit&|160;; tu le suivras seul… et bien encapé, – ajoutaMarguerite. – Seul… entends-tu, Marcel&|160;? et il te conduira enun lieu sûr d’où tu pourras fuir sans péril.

–&|160;C’est trop d’obligeance, – répondit ensouriant le prévôt des marchands. – Grand merci de la proposition,je ne songe point à fuir, tant s’en faut… Jamais nous n’avons étési proches du triomphe.

–&|160;Que dis-tu&|160;?… – s’écria Margueriterenaissant à l’espérance, tant elle avait besoin d’espérer. – Ilserait vrai&|160;? cependant cette agitation… ce tumulte dansParis… ces bruits alarmants&|160;?… – Et, ressentant de nouveau sesangoisses un moment calmées par les paroles rassurantes de sonmari, elle ajouta tristement&|160;: – La précaution que tu as priseainsi que Mahiet de t’envelopper dans cette cape, afin, sans doute,de n’être pas reconnu à travers les rues&|160;; tout me faitcraindre que tu ne t’abuses… ou que par tendresse pour moi tuveuilles m’abuser…

–&|160;Ma tante oubliait de vous dire quetrois hommes semblent être depuis ce soir au guet pour épier notremaison, – dit Denise, et elle aperçut que Mahiet semblait frappé decette circonstance.

–&|160;Ces trois hommes, – reprit Alison, – jeles ai aussi remarqués en entrant.

–&|160;Mon ami, – dit Marguerite ens’efforçant de lire sur la physionomie du prévôt des marchands sil’assurance dont il témoignait était feinte ou réelle&|160;; – monami, tu entends… et de plus, je t’ai ce soir écrit un mot cheznotre ami Simon-le-Paonnier… Dans ma lettre, je te disaissincèrement le résultat de mes observations de ce soir…

–&|160;J’ai reçu ta lettre, chère etbien-aimée femme&|160;! – répondit Marcel en serrant tendrementdans ses mains celles de Marguerite. – Tu as foi en moi, n’est-cepas&|160;?… Eh bien&|160;! crois-moi donc lorsque je t’affirme quevos alarmes sont vaines&|160;; mieux que personne, je sais ce quise passe ce soir dans Paris. Or, que s’y passe-t-il&|160;? Nosennemis s’agitent&|160;! me calomnient&|160;? quoi de nouveau làdedans&|160;? ne suis-je pas depuis longtemps en butte auxrécriminations de mes adversaires&|160;? je les laisse dire etj’agis, certain de mener mon œuvre à bonne fin, selonnotre devise&|160;; d’ailleurs ma présence ici n’est-elle pas lameilleure preuve de ma confiance dans l’état des choses&|160;? J’aivoulu, après la réception de ta lettre, quitter un moment l’Hôtelde ville afin de venir te calmer, te réconforter, et aussi te prierde ne point t’inquiéter si demain tu ne me voyais pas de toute lajournée… parce que demain de graves intérêts se décideront. Enfin,– reprit gaiement Marcel, – comme je tiens à mettre à néant toutestes objections, chère peureuse, j’ajouterai, dût ma modestie ensouffrir… j’ajouterai qu’en m’enveloppant de cette cape, je voulaispouvoir venir ici et m’en retourner sans être arrêté vingt foisdans ma route par les acclamations populaires&|160;; car, crois-lebien, malgré la haine et l’envie, malgré quelques vaines clameurs,Marcel est toujours aimé du peuple de Paris.

–&|160;Vous n’en douteriez pas, dameMarguerite, – ajouta Mahiet, – si dans cette journée vous aviezentendu les harangues de plusieurs corporations de métiers venantassurer maître Marcel de leur dévouement…

Ces paroles de Mahiet, la physionomiesouriante et sereine du prévôt des marchands, l’accent deconviction qui régnait dans ses réponses, apaisèrent quelque peules alarmes de Marguerite et de Denise&|160;; celle-ci dit àMarcel&|160;: – Votre seule présence nous rassure, cher et bononcle, de même que la vue du médecin en qui le malade a foi suffitsouvent à calmer ses souffrances…

–&|160;Mon brave Mahiet, – reprit gaiementMarcel en regardant l’Avocat d’armes, – ceci s’adresse à moi autantqu’à toi… heureux et amoureux fiancé…

–&|160;Chère Denise, – dit l’Avocat d’armes àla jeune fille qui rougissait, – le deuil de mon pauvre frère areculé l’époque de notre mariage… Je regrette moins ce retard, ensongeant qu’en ces jours de troubles je n’aurais pu vous consacrertous mes instants&|160;; mais croyez-en maître Marcel, de meilleurstemps approchent… Ai-je besoin de vous dire que je les hâte de tousmes vœux, puisqu’ils verront notre union&|160;?

–&|160;Dame Alison, – reprit cordialementMarcel, – puisque nous parlons mariage… prenez donc en pitiél’amoureux martyre de ce pauvre Rufin… C’est un bon et loyal cœur,malgré quelques échappements de jeunesse qui lui ont mérité sontrop significatif surnom de Brise-Pot&|160;; mais, j’ensuis certain, la salutaire influence d’une honnête et aimable femmecomme vous ferait de lui un excellent mari&|160;; je verrais avecun double plaisir vous et Rufin, Denise et Mahiet, aller à l’autelle même jour.

–&|160;Oh&|160;! oh&|160;! ceci demanderéflexion, – répondit Alison d’un air méditatif&|160;; – cecidemande beaucoup de réflexion, maître Marcel… Du reste, –ajouta-t-elle souriant et rougissant, – je ne dis ni oui, ninon…

–&|160;Bonne chance pour Rufin, – reprit enriant le prévôt des marchands&|160;: – femme qui ne dit pas non agrande envie de dire oui.

–&|160;Marcel ne conserverait pas tant deliberté d’esprit s’il se croyait lui et ses partisans à la veilled’un grand danger, – pensait Marguerite de plus en plus rassuréepar la douce gaieté de son mari. – Je me serai exagéré l’importancede ce que j’ai entendu dire ce soir&|160;; mon mari a raison&|160;:même au plus fort de sa popularité, la calomnie lepoursuivait&|160;; Maillart peut à la fois céder à l’envie et à unsentiment généreux né d’une ancienne amitié. Croire la popularitéde Marcel perdue, s’en réjouir, et cependant vouloir lesauver&|160;; cette méchante Pétronille a envenimé une offrehonorable en soi, sinon Maillart serait le plus exécrable deshommes, je ne puis le croire&|160;: une pareille perversitédépasserait les limites du possible…

–&|160;Denise, – dit le prévôt des marchands àsa nièce en la baisant au front, – fais porter une lampe dans moncabinet, j’ai quelques papiers à prendre. – Et s’adressant à safemme, qu’il baisa aussi au front&|160;: – Je reviendrai tout àl’heure te dire adieu… Viens avec moi, Mahiet.

Denise s’empressa de porter une lampe dans lecabinet de Marcel, où il resta seul avec l’Avocat d’armes.

*

**

Marcel, resté seul dans son cabinet avecMahiet, devint pensif&|160;; à la riante sérénité dont ses traitsavaient été empreints durant son entretien avec Marguerite, succédaune expression de gravité mélancolique&|160;; il contempla ensilence, pendant quelques instants, sa studieuse retraite, témoindes profondes méditations de son âge mûr&|160;; puis, s’appuyantsur une grande table couverte de parchemins, il dit à Mahiet avecun soupir de regret&|160;:

–&|160;Combien de longues veillées j’aipassées ici, élaborant, à la lueur de cette petite lampe, ces plansde réformes qui seront un jour, quoi qu’il arrive, la base immuabledes franchises du peuple&|160;! l’Évangile des droits ducitoyen&|160;! Ici se sont écoulées les plus heureuses, les plusbelles heures de ma vie&|160;!… Quel bonheur pur je goûtais&|160;!Soutenu par mon ardent amour du juste et du bien, éclairé par lesleçons du passé, je m’élevais jusqu’aux plus sublimes théories dela liberté&|160;! J’ignorais alors les déceptions, les maux, lesretards, les luttes, les orages, qu’engendre fatalement la pratiquedes choses&|160;! la vérité m’apparaissait dans sa radieusesimplicité… Je comptais alors sans les passions humaines… Iln’importe, la vérité est absolue… Tôt ou tard, elle s’impose àl’humanité, qui toujours marche, progresse et s’améliore…

Mahiet écoutait Marcel avec un muetrespect&|160;; il vit cet homme illustre, le front pensif,s’absorber de plus en plus dans ses réflexions. Au bout de quelquesinstants, Marcel se dirigea vers un bahut de chêne noirci par lesannées&|160;; il l’ouvrit, tira divers parchemins de ce coffre, lesapporta sur la table, prit un escabeau, s’assit et commençad’écrire… Sa figure mâle et caractérisée révéla bientôt unattendrissement croissant&|160;; Mahiet, à sa grande surprise,aperçut quelques larmes tombant des yeux du prévôt des marchandssur les lignes qu’il venait de tracer… Les pleurs de ce grandcitoyen, d’une si rare énergie, d’un stoïcisme antique,impressionnèrent vivement l’Avocat d’armes&|160;; son cœur seserra&|160;; il commença de soupçonner les motifs de l’affectationde sécurité dont Marcel avait fait montre devant sa famille. Enfin,il le vit essayer ses yeux du revers de sa main, et sceller d’uncachet de cire noire, au moyen du large chaton d’une bague d’orqu’il portait au doigt, le parchemin sur lequel il venaitd’écrire&|160;; après quoi le joignant aux autres papiers dont ilfit une même liasse aussi scellée d’un cachet noir, il la replaçadans le bahut, donna la clef de ce meuble à Mahiet, et lui ditd’une voix pénétrée&|160;:

–&|160;Garde cette clef… je te charge de laremettre à ma femme et de lui apprendre, si certaines circonstancesse réalisent, que dans ce coffre elle trouvera, jointe à montestament et à quelques papiers qu’il est bon de conserver, unelettre pour elle… écrite par moi ce soir…

–&|160;Maître Marcel, – reprit Mahiet entressaillant, – ces dispositions sont sinistres…

–&|160;Sinistres… non… mais prudentes&|160;;j’ai accompli un devoir sacré… maintenant, écoute-moi… je me trouvedans une situation d’esprit singulière… Les derniers événements,ceux de ce jour, jettent dans ma pensée, non du doute sur larésolution que je dois prendre, mais une sorte de confusion àl’endroit des moyens à employer&|160;; or, jamais la lucidité demon jugement ne m’a été plus nécessaire qu’en ce moment où il mefaut m’arrêter à un parti suprême, irrévocable&|160;; il me semblequ’en examinant avec toi froidement, brièvement, l’état des choses,elles m’apparaîtront plus nettes&|160;; la pensée parléese précise, tandis que muette, elle s’égare souvent de réflexionsen réflexions et s’éloigne d’autant du but qu’elle doit atteindre.Ainsi donc, écoute-moi, et si dans ce rapide exposé tu remarquaisquelque omission, quelque obscurité, avertis-moi…

–&|160;J’y tâcherai, maître Marcel.

–&|160;Lors de ton retour de Clermont… etsouffre que je ne m’appesantisse pas sur ta douleur privée… j’airessenti cruellement, tu le sais, la mort de ton malheureux frère…donc à ton retour de Clermont, tu m’apprends le massacre desJacques. Le lendemain, nous sommes instruits que le captal de Buchet le comte de Foix ont exterminé à Meaux une autre troupeconsidérable de paysans révoltés. Enfin, la noblesse, sortant de lastupeur où l’avaient plongée ces insurrections formidables, s’estréunie en troupe, et battant les campagnes, elle a mis à mort, aumilieu d’affreux supplices, une foule de serfs, hommes, femmes,enfants, partisans ou non de la Jacquerie, et livré leurs villagesaux flammes… C’en est donc fait… pour longtemps du moins, del’alliance des gens des villes et des gens des campagnes.L’anéantissement de la Jacquerie réduit la bourgeoisie à ses seulesforces pour lutter contre le régent&|160;; elle doit accepter cettelutte inégale ou se livrer à Charles-le-Mauvais, et au lieu de luiimposer des conditions… subir les siennes.

–&|160;Tel était l’espoir de ce fourbesanguinaire&|160;; il ne me l’a pas caché lors de notre entrevue àClermont.

–&|160;Cependant cet habile politique, enmassacrant les Jacques, s’est privé de puissants auxiliaires contrele régent, dont les troupes sont de beaucoup supérieures en nombre,en discipline à celles du roi de Navarre.

–&|160;Ah&|160;! misérable prince&|160;! s’ilavait suivi vos généreux conseils, ses bandes, renforcées demilliers de paysans en armes et des milices bourgeoises, écrasaientles troupes royales&|160;; et, profitant de l’élan des populations,non moins exaspérées contre les Anglais que contre les seigneurs,Charles de Navarre chassait l’étranger de la Gaule et montait surle trône au milieu des acclamations d’un peuple qu’il gouvernait,soumis lui-même à l’autorité des Assemblées nationales&|160;!

–&|160;Oui, telle pouvait être la glorieusemission de Charles-le-Mauvais&|160;; cette mission pourrait encoreêtre la sienne, s’il avait le courage, la sagesse, la loyauté de sevouer corps et âme à un si noble but&|160;; je te le démontraibientôt… Mais à cette heure, dans les dispositions incertaines oùje l’ai laissé, il n’est, ainsi que nous, qu’un rebelle àl’autorité du régent. Celui-ci est puissant, il commande à desforces considérables&|160;; il a pour lui la tradition monarchiquequi, aux yeux des peuples, se perd dans la nuit des âges&|160;; ila pour lui son nom royal, la cour, les courtisans, le clergé, lesofficiers royaux, les gens du fisc et de justice, tous ceux enfinqui vivent d’abus ou d’exactions, clientèle immense qui donne aurégent une force redoutable… Aussi, crois-moi, Mahiet, je connaisCharles-le-Mauvais trop clairvoyant pour n’avoir pas déjà reconnutout ce qu’il a perdu en anéantissant la Jacquerie, et combienmaintenant il a peu de chances d’usurper la couronne. Il a dûpenser à un accommodement éventuel avec le régent dans le cas oùnotre cause, à laquelle il paraît encore attaché, serait compromiseou perdue…

–&|160;Quoi&|160;! Charles-le-Mauvais traiteravec le régent&|160;?

–&|160;Tout me le prouve… La conduite du roide Navarre, depuis ces derniers temps, décèle un homme flottantentre l’ambition de monter sur le trône et la crainte d’unedéfaite, qu’il payerait de sa vie et de la perte de ses domaines.Il nous envoie quelques renforts insignifiants&|160;; mais ilrefuse d’entrer dans Paris. Il a accepté le titre de capitainegénéral de notre cité&|160;; mais la reine sa mère a, je le sais debonne source, de fréquentes entrevues avec le régent. Enfin, monami, pas d’illusions&|160;: j’ai voulu ce soir rassurer mafemme&|160;; mais le moment est critique. Le parti de la courexploite contre nous, avec sa perfidie habituelle, les malheurspublics&|160;; tandis qu’ils ont eu pour cause première les follesprodigalités de la cour et la lâcheté de la noblesse, dont lahonteuse défaite à la bataille de Poitiers a livré la Gaule auxAnglais. Le roi Jean et ses créatures, par leurs rapines, par leursviolences, par des impôts écrasants, ont enfin poussé à bout lesvilles et les campagnes&|160;; une révolution a éclaté. Nous avonsconquis des réformes radicales&|160;; elles devaient inaugurer uneère de paix, de prospérité sans égale, puisque la liberté c’està la fois l’indépendance et le bien-être.

–&|160;Vérité profonde, maître Marcel&|160;:la tyrannie engendre toujours la servitude, et la servitude, lamisère. L’insurrection des serfs, les délivrant de la tyrannie dela seigneurie, pouvait seule leur assurer la jouissance des fruitsde la terre qu’ils cultivent aujourd’hui pour leurs bourreaux.

–&|160;Oui&|160;; mais toute révolution estlaborieuse et rude&|160;: elle ne peut du jour au lendemainremédier à des maux qui sont le fatal héritage du passé&|160;;parfois même ces maux s’aggravent momentanément, de même que laplaie cautérisée par le fer devient pendant quelque temps plusdouloureuse. Ces maux, ces misères, portés à leur comble par lesravages des Anglais depuis la défaite de Poitiers, le peuple les ad’abord vaillamment endurés, pressentant les résultats de notrerévolution de 1357 et plein d’espoir en elle. Le conseil de ville,présidé par moi, les gouverneurs, comme on nous appelle,ont dû exercer une dictature temporaire, recourir souvent à desmesures énergiques, terribles, nous avions les Anglais à nos porteset le parti de la cour dans nos murs&|160;! le peuple a d’abordaccepté cette dictature au nom du salut de la cité. Mais,hélas&|160;! malgré ses côtés héroïques, le peuple est encore dansl’enfance&|160;; servage et ignorance pèsent sur lui depuis dessiècles. Irrésistible dans son premier élan, bientôt il faiblit, ildésespère, parce qu’il ne voit pas à l’instant ses vœux réalisés…En ces heures de découragement, ses éternels ennemis reprennentaudace et confiance… Nous assistons aujourd’hui à l’une de cesfunestes défaillances, perfidement exploitées par le parti de lacour&|160;; le peuple est las de ses souffrances fécondes… et iltouchait au moment du repos, de la paix, du bien-être&|160;!… Lepeuple est las de notre dictature… et, grâce à elle, il allaitjouir de ses libertés&|160;!… Aussi, dans sa désespérance crédule,il a ouvert l’oreille aux pernicieuses paroles de sesennemis&|160;! oui, sur le point d’achever, d’inaugurer son œuvred’affranchissement qui lui a déjà tant coûté, il y renonce&|160;!…Il avait péniblement creusé le sillon, semé le grain, la récolteétait mûre, et il jette la faux avec désespoir au moment de lamoisson&|160;!&|160;!&|160;! il commence à déplorer sarébellion&|160;; il est près de nous maudire, nous qui, pour sadélivrance, avons sacrifié notre repos, nos biens, notre vie. Ilcroit qu’en se soumettant humblement au régent, qu’en reprenant sonjoug séculaire, ses maux s’apaiseront. Que sais-je&|160;!… demain,peut-être, il me traînera aux gémonies, moi jadis son idole&|160;!pauvre cher peuple&|160;! – ajouta Marcel avec un accent decommisération triste et tendre, – pauvre enfant héroïque etnaïf&|160;! si fort dans la lutte&|160;! si faible dans lavictoire… Je voulais d’enfant t’élever en un jour à la mâle dignitéde l’homme. Tu dois peut-être tromper mon espoir… je te plains sanst’accuser. Tes qualités sont bien à toi… tes défauts sont ceux dela misère, de l’ignorance et de l’esclavage qui t’accablent depuisdes siècles&|160;!…

Le prévôt des marchands, après un moment desilence, dit à Mahiet, qui l’écoutait avec respect&|160;:

–&|160;Résumons-nous&|160;: nous pouvons àpeine compter maintenant sur l’appui des masses populaires&|160;;Charles de Navarre est un allié douteux&|160;; le régent, unadversaire formidable. Voilà donc au vrai l’état des choses&|160;;n’est-ce pas ton avis&|160;?

–&|160;Malheureusement, ces symptômes dedéfaillance du peuple, entretenue, augmentée par les manœuvres desaffidés du régent, m’avaient aussi frappé depuis quelques jours,maître Marcel. Faut-il donc renoncer à tout espoir&|160;?

–&|160;Non, non&|160;! j’ai voulu établircombien notre position était critique, mais tout n’est pas perdu…Le peuple, en vertu même de sa mobilité, est capable de soudainsrevirements&|160;; une fraction notable de la bourgeoisie,fermement résolue de mener notre œuvre à bonne fin, selonnotre devise, ira avec nous jusqu’au bout, quels que soient lesdangers qui menacent sa vie, ses biens en cas d’échec… Nous pouvonsencore réagir sur la population, la surexciter, l’arracher à safatale désespérance, aux suggestions de ses ennemis, prendre contreeux des mesures terribles et engager une lutte décisive contre lerégent&|160;; mais la Jacquerie est anéantie, et il serait insenséd’entreprendre cette lutte sans l’appui des forces deCharles-le-Mauvais. Voici donc la dernière chance qui nousreste&|160;: je mettrai cette nuit même (j’en ai le moyen), jemettrai cette nuit même ce prince en demeure de se déclarer contrele régent, de se compromettre enfin assez ouvertement pour qu’il setrouve dans l’alternative de vaincre avec nous et de régner… ou deperdre ses domaines et la vie si le régent est vainqueur. Cespropositions acceptées, Charles-le-Mauvais, ainsi résolu de jouersa tête contre une couronne, entre alors à Paris à la tête de sesNavarrais&|160;; nous tentons un suprême effort, nous exaltons lepeuple, nous combattons le régent&|160;; si nous sommes victorieux,nous soulevons contre les Anglais les paysans échappés auxvengeances de la noblesse. L’étranger est chassé du sol&|160;; laGaule, délivrée de ses ennemis du dedans et du dehors, délègue àCharles de Navarre la souveraineté, sous le contrôle des Assembléesnationales&|160;; et nos provinces forment une puissante fédérationdont Paris est le centre&|160;!

–&|160;Ce résultat serait encoreadmirable&|160;; mais Charles-le-Mauvais, une fois couronné,tiendrait-il sa promesse&|160;? se résignerait-il à subir la loides États-généraux&|160;?

–&|160;Il eût subi toutes nos conditions avantl’anéantissement de la Jacquerie, contre-poids suffisant à sesbandes de soudoyers. Mais il te l’a dit à Clermont, et il disaitvrai&|160;: la force des choses l’obligera de maintenir, en manièrede don de joyeux avènement, en montant sur un trône usurpé, bonnombre de réformes&|160;; ainsi, une partie de nos conquêtes sur laroyauté demeureraient acquises à l’avenir. Ce n’est pas tout. Lepeuple, encore dans l’ignorance, est routinier&|160;: depuis dessiècles, accoutumé à être gouverné despotiquement par un prince desang royal, il ne peut arriver sans transition à un gouvernementlibre, régi simplement par des magistrats électifs, ainsi quel’étaient les villes de communes lors de leuraffranchissement&|160;; mais peu à peu l’expérience viendra&|160;;n’est-ce point déjà un pas immense dans cette voie que lerenversement d’une dynastie&|160;? que l’intronisation d’un nouveauroi par la seule volonté des citoyens&|160;?… Le divin prestige dela royauté reçoit ainsi un coup mortel. Pouvoir choisir unsouverain implique le droit de le déposer ou de se passer de lui.Enfin n’oublions pas ceci, toujours dans l’hypothèse du succès deCharles-le-Mauvais&|160;: la Gaule sera délivrée des Anglais&|160;;puis, quoi qu’il arrive, la noblesse, malgré ses effroyablesreprésailles contre les représailles des Jacques, gardera lesouvenir de cette insurrection formidable et, forcément, adoucirale sort de ses serfs, sachant que Jacques Bonhomme, de nouveaupoussé à bout, peut prendre encore la faux, la fourche et latorche.

–&|160;Oui, maître Marcel, l’avenir est beau…si Charles-le-Mauvais se déclare ouvertement contre le régent et sinous triomphons.

–&|160;J’ai tout pesé, tout calculé.Succombons-nous dans cette lutte suprême, Charles-le-Mauvaispartage notre défaite, paie comme nous sa rébellion de satête&|160;; c’est un méchant prince de moins, il n’en restera quetrop&|160;! le régent rentre à Paris, de même qu’il y rentrefatalement si le roi de Navarre refuse d’embrasser ouvertementnotre cause&|160;; car il serait fou de tenter sans lui de résisterau régent. Cette dernière hypothèse, examinons-la. Je te l’ai dit,voulant couper court aux hésitations de Charles-le-Mauvais, je l’aimis en demeure de se prononcer cette nuit même…

–&|160;Cette nuit&|160;?

–&|160;À une heure du matin, j’attends à laporte Saint-Antoine le roi de Navarre&|160;; je le lui ai déclaréhier à Saint-Denis&|160;: je ne compterai plus sur lui, je leregarderai comme un traître si, à l’heure dite, il ne se trouve pasà ce rendez-vous, afin d’entrer dans Paris avec moi et d’annoncersolennellement demain à l’Hôtel de ville qu’il embrasse notre causeet nous donne l’appui de ses armes. Ainsi donc nous sommesabandonnés à nos propres forces si Charles-le-Mauvais manque aurendez-vous de cette nuit.

–&|160;Hier, que vous a-t-il répondu, maîtreMarcel&|160;?

–&|160;Il m’a répondu, selon son habitude,qu’il aviserait. Or, si la crainte de perdre ses domaines et satête l’emporte sur son ambition, il ira se jeter aux pieds durégent, lui offrira ses services contre nous en repentance de satrahison passée&|160;; le régent a tout intérêt à ménager un pareiladversaire, il lui accordera sa grâce, tous deux marcheront surParis à la tête de leurs troupes réunies.

–&|160;Alors, maître Marcel, – s’écria Mahiet,– appelons aux armes tout ce qui reste de gens de cœur dans lacité, renfermons-nous dans nos remparts, si habilement fortifiéspar vos soins, faisons-nous tuer jusqu’au dernier&|160;; le régentne rentrera dans sa capitale que par la brèche et sur noscadavres&|160;!

–&|160;Cette résolution est héroïque&|160;;mais tu oublies les horreurs qui suivent l’assaut d’uneville&|160;? Tu oublies Meaux livré aux flammes par le captal deBuch et le comte de Foix&|160;? les femmes violées, éventrées, lesenfants, les vieillards massacrés ou périssant dansl’incendie&|160;?… Livrer Paris à un pareil sort&|160;! Paris, lecœur et la tête de la Gaule&|160;!… Non, non, je te l’ai dit,entreprendre de résister au régent sans l’appui deCharles-le-Mauvais, c’est nous exposer à une perte certaine.Préférons à l’héroïsme stérile le sacrifice salutaire, notredéfaite même sera féconde&|160;!…

–&|160;Maître Marcel, je ne vous comprendsplus…

–&|160;Quelle que soit la ténacité, laduplicité du caractère du régent, les terribles leçons qu’il areçues ne seront pas perdues pour lui&|160;: il a dû, fuyant lesoulèvement populaire, abandonner furtivement son palais du Louvre…il s’est vu sur le point de perdre la couronne&|160;; s’il rentreici, grâce à la soumission des Parisiens, pour peu que sa vengeanceet son orgueil royal soient largement satisfaits, ce princemaintiendra nécessairement certaines réformes. Elles seront moinsnombreuses sans doute que celles qu’aurait acceptéesCharles-le-Mauvais pour consolider son usurpation&|160;; mais enfinces réformes demeureront toujours acquises à l’avenir, notrerévolution aura porté ses fruits. Me comprends-tu&|160;?… D’oùvient ton étonnement&|160;?

–&|160;Mais pour satisfaire aux ressentimentsdu régent, pour assouvir sa vengeance, il faudra…

–&|160;Il faudra quelques têtes&|160;!… –répondit Marcel avec une simplicité antique en interrompant Mahiet.– Oui, le régent demandera d’abord mon supplice et celui desgouverneurs, principaux chefs de la révolution… Ehbien&|160;! ce jeune homme aura nos têtes&|160;!… Je suis d’accorden ceci avec nos amis… Voici donc mon projet&|160;; notreentretien, en élucidant les faits, ainsi que je l’espérais, meconfirme dans ma résolution. À une heure du matin, je me rends à laporte Saint-Antoine, où j’attendrai Charles-le-Mauvais&|160;; s’ilmanque au rendez-vous, je monte à cheval, je vais rejoindre lerégent à son camp de Charenton, je lui offre ma vie, si elle ne luisuffit pas, celle de nos amis&|160;; j’ai leur parolelà-dessus&|160;; je demande en retour au prince de maintenir lesréformes qu’il a jurées en 1357 et de se montrer clément enversParis, qui lui rouvre ses portes. Je demanderai beaucoup afind’obtenir quelque chose… Quoi qu’il en soit, j’obtiendrai, j’ensuis certain, plusieurs concessions en m’adressant, non pas au cœurde ce jeune homme, il n’a point de cœur&|160;; mais en lui faisantcomprendre son véritable intérêt, et il le comprendra&|160;; lesautres réformes viendront plus tard. Oui, je te le répète, mon ami,c’est ma ferme conviction, notre plan de gouvernement, basé sur lafédération des provinces et la permanence d’Assemblées nationalessouveraines et déléguant d’abord un simulacre de couronne à unsimulacre de roi, et plus tard supprimant cette vaine idole, laRoyauté, redeviendra le gouvernement des Gaules libres etconfédérées, tel qu’il l’était avant les conquêtes de César, ainsique nous l’apprend l’histoire et ainsi que je l’ai lu dans leslégendes de ta famille.

–&|160;Oh&|160;! maître Marcel, lors del’abolition de la commune de LAON et de tant d’autres républiquesmunicipales détruites par Louis-le-Gros, qui fit périr leurs chefsdans les supplices, mon aïeul Fergan-le-Carrier disait à son fils,qui désespérait de l’avenir, ce que vous me dites à cetteheure&|160;: «&|160;Espère, mon enfant, espère… aie foi dans leprogrès lent, laborieux, mais irrésistible, deschoses&|160;!…&|160;» Mon aïeul disait vrai&|160;!… Oui, grâce àvotre génie, j’aurai vu en ce siècle-ci le gouvernement municipaldes anciennes communes, gouvernement libre, paternel et sage,appliqué non plus seulement à une cité, mais à la Gauleentière.

–&|160;Tel était mon rêve&|160;! L’unitésociale et l’uniformité administrative. Les droits politiquesétendus à l’égal des droits civils. Le principe de l’autoritétransféré de la couronne à la nation. Les États-généraux changés enassemblées nationales sous l’influence du peuple et de labourgeoisie, seules forces vives de la nation, et la souverainetépopulaire attestée par le renversement d’une dynastie et ladélégation de la couronne à une autre branche…[16] jusqu’au jour de la suppression de laroyauté, dernier vestige des hontes de la conquête franque&|160;!…Tel était mon rêve&|160;! Mais, crois-moi, le temps changera cerêve en réalité&|160;! Il se peut que j’aie devancé l’esprit de monsiècle… est-ce un mal&|160;?… Ce gouvernement de l’avenirn’aura-t-il pas été, après tout, pratiqué pendant trois ans&|160;?…Va, mon ami, nos enfants seront d’autant plus confiants dansl’espoir de leur délivrance, qu’instruits par le passé, ils saurontque leurs pères ont eu leur affranchissement entre leursmains&|160;; oui, qu’un jour, redevenus libres, ils ont dompté,chassé la royauté, et que s’ils sont retombés sous leur jougséculaire, c’est qu’à la veille du triomphe, ils ont cédé audécouragement&|160;! c’est qu’après avoir surmonté les plus rudesobstacles, ils ont défailli au terme de la carrière, au moment detoucher au but&|160;! Ce sera pour nos fils un grand et profitableenseignement&|160;; peut-être ma mort et celle de nos amis lerendront encore plus éclatant, cet enseignement&|160;! Que nousimporte&|160;! notre mort aura été féconde comme notre vie&|160;!…l’échafaud la couronnera&|160;!…

Le prévôt des marchands semblait transfiguréen prononçant ces patriotiques paroles&|160;; sa foi religieusedans l’avenir de sa cause illuminait son regard. Mahiet lecontemplait dans une muette admiration, lorsque Denise,entr’ouvrant en ce moment la porte du cabinet de Marcel, dittimidement à l’Avocat d’armes&|160;:

–&|160;Mahiet, votre ami Rufin désirerait vousparler à l’instant.

–&|160;Maître Marcel, – reprit Mahiet, – ils’agit sans doute de ce complot dont Rufin croit avoir saisi latrace&|160;?

–&|160;Mon enfant, dis à Rufin d’entrer, –reprit le prévôt des marchands s’adressant à Denise. Et bientôtparut l’écolier.

–&|160;Maître Marcel, – dit-il vivement, – jecrois avoir été, cette fois, aussi bien servi par la déesse Fortuneque lorsque, enrageant de ne point trouver Margot-la-Savourée aurendez-vous qu’elle m’avait donné sur la berge de la Seine, en facedu Louvre, j’ai découvert la fuite du duc de Normandie… à cettedifférence seulement qu’aujourd’hui Margot, de moins en moinssavourée par moi, n’est pour rien dans l’aventure… car,par Jupiter, la charmante et plantureuse Alison me…

Mais, s’interrompant à un regard de Mahiet,l’écolier tira de sa pochette une lettre et, la remettant au prévôtdes marchands, ajouta&|160;:

–&|160;Veuillez prendre connaissance de ceci,maître Marcel, et si l’on peut présumer du message par le messager,cette lettre ne doit rien flairer de bon.

Marcel reçut la lettre, rompit les sceaux,tressaillit en reconnaissant la main qui l’avait écrite, et ilcommença de lire cette missive avec une attention profonde, tandisque Mahiet, emmenant l’écolier à l’autre extrémité du cabinet,disait tout bas&|160;:

–&|160;Rufin&|160;! quelle est cettelettre&|160;? d’où la tiens-tu&|160;?

–&|160;Par Hercule&|160;! je la tiens… de laforce de mon poignet&|160;! sans oublier cependant l’assistance quem’ont prêtée mon compère Nicolas-Poire-Molle et deux Écossais,écoliers martinets[17], dontj’avais fait l’an passé connaissance en soutenant contre eux lasupériorité flagrante de la rhétorique de FICHETUS sur le vraiart de pleine rhétorique de FABER… Notre discussion étantdevenue d’orale… manuelle, au plus grand honneur de la rhétorique…il m’était resté un frappant souvenir de leurs poings et…

–&|160;Rufin, les instants sont précieux, lachose est grave&|160;; je t’en supplie, arrive au fait.

–&|160;Soit… ce soir, à la tombée de la nuit,je cheminais dans la rue Où-l’on-cuit-les-oies, oubliant,malgré le parfum qui s’exhalait des rôtisseries, que j’avais, envéritable écolier boursier, dîné d’un hareng, et songeant à cetrésor, à cette escarboucle, ou plutôt à ce bouquet de lis et deroses que dame Vénus, sa marraine, a baptisée du nom succulentd’Alison… je dis succulent, car…

–&|160;Mort-Dieu&|160;! Rufin&|160;!…

–&|160;Calme-toi, j’impose silence à mon cœur…et j’arrive au fait. Donc… j’aperçois un rassemblement nombreuxvers l’extrémité de la rue Où-l’on-cuit-les-oies&|160;;jeme glisse à travers la foule, j’arrive au premier rang, et j’avisecertain gros coquin à chaperon fourré déjà noté par moi commeforcené partisan de Maillart. Ledit gros coquin pérorait contremaître Marcel, lui attribuant tous les maux dont on souffre, ets’écriant&|160;: «&|160;Il faut en finir avec la tyrannie desgouverneurs, l’armée du régent est réunie à Charenton, afin demarcher contre nous&|160;; le régent est furieux, il veut mettre sabonne ville de Paris à feu et à sang&|160;; Maillart, véritable amidu peuple, est seul capable de résister au régent ou de traiteravec lui et de sauver ainsi la cité des maux qui lamenacent…&|160;»

–&|160;Toujours ce Maillart&|160;!&|160;!

–&|160;Ce langage m’exaspère… je te le jure,aussi vrai que la délectable, la divine Alison me…

–&|160;Rufin… Rufin&|160;!

–&|160;Par Jupiter&|160;! ce doux nom d’Alisonme monte involontairement à chaque instant du cœur aux lèvres.J’étais donc prêt à éclater et confondre l’homme au chaperonfourré, dont le langage, je l’avoue, produisait assez d’impressionsur la foule. Quelques-uns même commençaient de vitupérer fortcontre maître Marcel et les gouverneurs, lorsque j’entends direderrière moi en latin&|160;: – L’eau commence à bouillir, il nefaut pas tarder à jeter le poisson. – Une autre voix ajoutaaussi en latin&|160;: – Et pour ce faire, hâtons-nous d’allerprévenir le maître cuisinier. – Cherchant à pénétrer le sensmystérieux de cette parabole, je me retournais vers mes hableurs delatin, lorsqu’ils s’écrient et en français cette fois&|160;: –«&|160;Noël, Noël pour Maillart, au diable Marcel&|160;! c’est unscélérat&|160;! un traître&|160;! il complote avec lesNavarrais&|160;! Noël pour Maillart&|160;! seul il peut mettre finà nos maux&|160;!&|160;» Une partie de la foule répète cescris&|160;: le gros coquin à chaperon fourré clôt sa péroraison,descend du montoir où il était perché. Les deux hableurs de latinse rapprochent de lui, et pendant que le rassemblement se disperse,mes trois compères s’éloignent en s’entretenant avecanimation&|160;; je ne les perdais pas de vue, je les suis de près,ces mots entrecoupés arrivent à mon oreille… Rendez-vous…cheval… arcade Saint-Nicolas. Tu sais combien, même en pleinjour, l’arcade Saint-Nicolas est sombre et déserte&|160;; la nuittombait, l’idée me vient que mes coquins pouvaient avoir quelquerendez-vous suspect dans cet endroit écarté, car je me remémoraisces mystérieuses paroles échangées en latin&|160;: L’eaucommence à bouillir… ceci pouvait signifier&|160;: lebouillonnement de la colère populaire… Le poisson que l’ondevait jeter dans ce bouillonnement, ce pouvait être maîtreMarcel&|160;; et enfin, le cuisinier qu’il s’agissait d’allerprévenir…

–&|160;Ce pouvait être Maillart ou le régent,– ajouta Mahiet. – Je ne crois pas ta pénétration en défaut…Continue.

–&|160;Ces mots&|160;: cheval…rendez-vous… arcade Saint-Nicolas… pouvaient signifier aussiqu’un messager à cheval attendait mes coquins dans ce lieuretiré&|160;; je le connaissais de reste, car souventMargot-la-Savourée… mais foin de Margot&|160;! je me disais aucontraire&|160;: «&|160;Ah&|160;! si au lieu de suivre vers cetendroit propice aux amours ce gros ribaud à chaperon fourré, jesuivais la divine Alison, je…&|160;»

L’Avocat d’armes fit un mouvementd’impatience, prit son ami par le bras, et d’un geste significatiflui montra à l’autre extrémité du cabinet le prévôt des marchandsqui, le front appuyé dans sa main, contemplait la lettre dont ilvenait d’achever la lecture, et pensif souriait avec unedouloureuse amertume. L’écolier comprit la pensée de Mahiet etreprit à voix plus basse&|160;:

–&|160;J’ai des jambes de cerf&|160;; j’enuse, en coupant un court à travers le champ de Saint-Paterne, pourdevancer mes hommes à l’arcade Saint-Nicolas&|160;; j’yarrive&|160;: elle était noire comme un four&|160;; je prêtel’oreille, je n’entends rien&|160;; je connaissais l’endroit, jecherche à tâtons et je trouve certaine niche où était autrefoisplacée la statue du saint&|160;; je me blottis dans cette cavité,et à tout hasard j’attends. Bien m’en prit, car au bout d’un quartd’heure des pas résonnent sous la voûte, je reconnais la voix del’homme au chaperon fourré disant à petit bruit en manièred’appel&|160;: «&|160;Hé… hé… Jean-Quatre-Sous.&|160;»Puis mon homme ajoute après un moment de silence&|160;: – «&|160;Iln’est pas encore arrivé… au diable le musard&|160;! – Il n’y a pasde temps perdu, – répond une autre voix&|160;; – il ne lui faut quetrois heures pour se rendre à cheval à Charenton.&|160;»

–&|160;La chose est grave, – reprit Mahiet. –C’est à Charenton que le régent tient ses quartiers.

–&|160;Justement&|160;; aussi tu dois pensercombien je me félicitais de ma découverte&|160;; évidemment il setramait quelque complot avec le parti de la cour. EnfinJean-Quatre-Sous arrive par l’autre côté de l’arcade, et l’homme àchaperon fourré lui dit&|160;: – «&|160;Es-tu prêt à partir&|160;?– Oui, mon cheval est sellé dans l’écurie de l’auberge desTrois-Singes. – Voici la lettre, – reprend la voix duchaperon fourré. – Fais toute diligence pour te rendre au quartierde l’armée royale&|160;; tu remettras ta missive au sénéchal duPoitou, c’est convenu avec lui. – Mais me laissera-t-on sortir dela ville&|160;? – demande le messager. – Ne crains rien à ce sujet,– lui répond-on. – La porte Saint-Antoine est gardée ce soir pardes hommes qui sont à nous. Maître Maillart doit se trouver aveceux, tu leur diras pour mot de ralliement&|160;: Montjoie auroi et au duc&|160;; ils te laisseront passer&|160;; donc àcheval, à cheval&|160;!&|160;» Après quoi le chaperon fourré et sesdeux compères s’éloignent d’un côté, Jean-Quatre-Sous de l’autre.Je sors de ma niche, où je figurais tant bien que mal saintNicolas, et je suis le messager, que je puis envisager au dehors dela voûte à la clarté de la lune. Ce ribaud était grand, fort etbien armé&|160;; je voulais m’emparer de la lettre qu’il portait.Comment faire&|160;? J’y songeais, lorsque je le vois entrer dansla taverne des Trois-Singes. Je pensais qu’il allaitprendre son cheval à l’écurie&|160;; point… Jean-Quatre-Sous, enhomme de prévoyance, demande à souper avant de se mettre en route,et à travers la porte ouverte je le vois s’attabler. Bacchus avoulu que j’aie souvent vidé plus d’un pot dans la taverne desTrois-Singes sans le casser après boire. Je connaisl’hôtelier, un digne homme, du parti de Marcel&|160;; j’écrisd’abord quelques mots à la divine Alison, que dame Vénus…

–&|160;Nous savons cela… arrive au fait.

–&|160;Incertain du succès de mes desseins, jevoulais du moins et au plus tôt faire prévenir maître Marcel qu’ilse tramait quelque chose contre lui&|160;; l’hôtelier se charged’envoyer mon billet à l’auberge d’Alison, et bientôt… bénie soitla déesse Fortune&|160;! je vois entrer mon compèreNicolas-Poire-Molle en compagnie des écoliers écossais avec quij’avais autrefois discuté à si beaux coups de poing en l’honneur dela rhétorique de Fichetus&|160;; ils venaient boire du vinherbé&|160;; je voyais du coin de l’œil Jean-Quatre-Sous dévorerson souper à belles dents&|160;; mon plan est bientôt formé, je lecommunique à mes amis et à l’hôtelier, lui confiant mes soupçons,éveillés par le rendez-vous de l’arcade Saint-Nicolas. Rien de plussimple que mon projet&|160;: chercher querelle à Jean-Quatre-Sous,tomber sur lui, m’emparer de sa missive et enfermer ensuite cetruand dans la cave des Trois-Singes, afin de l’empêcherd’aller donner l’éveil au parti de Maillart… Sitôt dit, sitôt fait…je m’approche de la table de Jean-Quatre-Sous, je le querelle, ilme répond insolemment, je lui saute à la gorge, Nicolas-Poire-Mollefouille dans la pochette de notre homme, y prend la lettre, et…

Le récit de l’écolier fut interrompu parMarcel, qui se leva après être resté longtemps pensif, et dit àMahiet en allant vers lui&|160;:

–&|160;Je te parlais tout à l’heure de meshésitations, cette lettre y eût mis terme si ma résolution n’eûtpas été prise. Mais cette lettre… sais-tu qui l’a écrite&|160;?

–&|160;Non… maître Marcel… qui donc en estl’auteur&|160;?

–&|160;Mon plus ancien ami, – dit le prévôtdes marchands avec chagrin et dégoût, – Jean Maillart&|160;!

–&|160;L’infâme&|160;! – s’écrièrent à la foisMahiet et l’écolier. – Ainsi, ce complot…

–&|160;Est réel&|160;! – répondit Marcel. –Cette lettre prouve que depuis quelque temps Maillart, malgré sesaffectations de dévouement à la cause populaire et ses violences delangage contre la cour, négociait secrètement avec le partiroyaliste, dont les chefs sont ici, le sire de Charny et lechevalier Jacques de Pontoise, pour la noblesse, et pour labourgeoisie&|160;: Maillart et les anciens échevins, Pastorel etJean Alphonse…

–&|160;Maître Marcel, – reprit vivementMahiet, – vous et les gouverneurs ne prendrez-vous pas de mesuresrigoureuses contre ces traîtres&|160;?

–&|160;Quoi&|160;! ils osent conspirer dansnos murs&|160;! – ajouta l’écolier, – perfidement égarer un peupletrop crédule&|160;!

–&|160;Nos ennemis l’auront voulu, il faudrales frapper de terreur, car ils appellent sur Paris de terriblesvengeances, – répondit Marcel. – Oui, Maillart, instruisant lerégent de nos divisions intestines, du découragement que les agentsde la cour ont inspiré à la population, de la haine qu’ils ontexcitée contre nous, conjure ce prince de marcher sur Paris,affirmant qu’un mouvement en sa faveur éclatera dans nos murs à sonapproche, que ses partisans sont de garde cette nuit et le serontdemain encore à la porte Saint-Antoine, qu’ils ouvriront auxtroupes royales, et qu’enfin Maillart espère pouvoir me livrer aurégent… moi… l’âme de la révolution.

–&|160;Plus de doute&|160;! – s’écria Mahietavec horreur. – Ainsi la femme de Maillart en venant ici ce soirproposer à dame Marcel des moyens de faciliter votre fuite…

–&|160;… Me tendait un piège, – réponditMarcel avec une méprisante amertume. – Je me confiais à la foi demon plus vieil ami… je me rendais seul chez lui, et ilm’emprisonnait sans doute dans sa demeure afin de me livrer aurégent à son retour à Paris.

–&|160;Trahison et lâcheté&|160;! – s’écrial’écolier indigné. – Quel monstre femelle&|160;! Ah&|160;! déjà jel’avais jugée à ses lamentations hypocrites lors de l’enterrementde Perrin Macé&|160;! cette sycophante en jupon&|160;!

–&|160;L’envie et l’orgueil qui la dévorentont perdu Maillart, – reprit le prévôt des marchands. – La vanitéde cette folle a poussé son mari au mal, à la plus insignebassesse. Le croirait-on&|160;? cet homme sans caractère, sansconviction, rappelle dans sa lettre au sénéchal qu’en récompensedes services qu’il rend au parti de la cour, le régent lui a faitpromettre des lettres de noblesse[18]&|160;!&|160;!&|160;! Maillart mendiantl’anoblissement&|160;!… lui&|160;! lui… qui me reprochait sanscesse de ne pas exterminer ceux du parti de la cour qui restaient àParis&|160;!… lui… qui ne trouvait pas assez d’injures pour flétrirla noblesse&|160;!

–&|160;Misère de Dieu&|160;! – s’écria Mahiet,– votre sang, maître Marcel, devait être le prix de l’anoblissementde cet infâme…

–&|160;Je l’avoue… cette trahison m’estdoublement cruelle… je connais les hommes&|160;; cependant jusqu’audernier moment j’ai répugné à croire à l’odieuse félonie deMaillart… mon ami d’enfance… Ah&|160;! je persiste à le croire, ilne fût jamais tombé dans une pareille abjection, sans sa faiblesse,sans l’orgueil infernal de sa femme, envieuse jusqu’à la rage de mapauvre Marguerite, dont la modestie rougissait presque de mapopularité… Allons, il n’y a plus à hésiter… la réaction du partide la cour serait impitoyable… Notre seule chance de salut est dansl’appui du roi de Navarre… et dans des mesures implacables contrenos implacables ennemis… ils auront provoqué ces mesures… qu’ellesretombent sur eux&|160;!

–&|160;Maître Marcel, – dit tout bas Mahiet auprévôt des marchands, – si Charles-le-Mauvais ne se trouve pas aurendez-vous cette nuit&|160;?

–&|160;En ce cas, je te l’ai dit, je monte àcheval et je vais livrer au régent ma tête et celle desgouverneurs… notre sang assouvira la soif de vengeance dece jeune homme, il épargnera Paris…

Un grand tumulte, d’abord lointain, puis deplus en plus rapproché, se fit entendre dans la rue&|160;; bientôtéclatèrent des cris nombreux de&|160;: Noël àMarcel&|160;! À bonne fin&|160;! à bonnefin&|160;! Noël à Marcel&|160;! Presque aussitôt Margueriteentra dans le cabinet de son mari, lui disant&|160;: –Simon-le-Paonnier, Philippe Giffart, Consac et autres de nos amis,sont en armes dans la rue, au milieu d’un grand nombre de tespartisans fidèles qui témoignent par leurs cris de leur dévouementpour toi. Nos amis ont cru prudent de venir te chercher afin det’escorter durant le trajet d’ici à l’Hôtel de ville.

–&|160;Adieu, Marguerite, chère et bien-aiméefemme&|160;! – reprit Marcel avec une émotion profonde maiscontenue, songeant que pour la dernière fois peut-être il serraitdans ses bras la compagne dévouée de sa vie, – adieu&|160;! –répéta-t-il en embrassant sa femme avec tendresse, – adieu… et àrevoir&|160;!…

–&|160;Ah&|160;! mon ami, ces cris quiacclament ton nom avec enthousiasme me rassurent… et nos amisveillent sur toi&|160;!…

–&|160;Ne crains rien&|160;; demain je tereverrai… Adieu&|160;!… encore adieu&|160;!… – reprit Marcel, qui,malgré son courage, sentait son cœur se briser au moment de cetteséparation, peut-être éternelle. Après avoir embrassé de nouveauMarguerite avec effusion, il descendit dans la rue&|160;; plusieurséchevins l’attendaient au milieu d’une foule de ses partisans, dontles acclamations sympathiques redoublèrent à sa vue. Ledécouragement avait, il est vrai, gagné la majorité dupeuple&|160;; mais le prévôt des marchands pouvait encore cependantcompter sur des cœurs intrépides et dévoués.

–&|160;Amis, – dit à haute voix Marcel auxéchevins, – nous n’allons pas à l’Hôtel de ville&|160;; mais à laporte Saint-Antoine. Je vous instruirai en route de mesrésolutions.

Ces paroles furent entendues par l’un destrois hommes qui, durant toute la soirée, n’avaient pas quitté lesabords de la maison du prévôt des marchands&|160;; cet espion dit àses compagnons&|160;:

–&|160;Que l’un de vous aille en hâte avertirle sire de Charny que Marcel se rend avec ses hommes à la porteSaint-Antoine&|160;; l’autre ira prévenir maître Maillart del’arrivée de cette bande de forcenés en les devançant&|160;; moi,je les suivrai de loin afin d’épier leurs mouvements.

*

**

Une heure du matin venait de sonner&|160;; lalune, au moment de disparaître à l’horizon, jetait encore assez declarté pour argenter d’une frange de vive lumière les dernierscréneaux des deux hautes tours qui défendaient la porteSaint-Antoine, vers laquelle Étienne Marcel, accompagné de PhilippeGiffart, échevin, et de Mahiet, se dirigeait tenant à la main deuxlourdes clefs&|160;; les autres magistrats et un groupe de leurspartisans étaient, sur l’invitation du prévôt des marchands, restésdans une maison voisine des remparts. Le plus profond silencerégnait aux abords d’une large et sombre voûte conduisant à laporte de la ville. Un homme tenant un cheval par la bride suivaitMarcel à quelque distance.

–&|160;Le moment est décisif, – disait-il àses compagnons. – Si Charles-le-Mauvais est venu à notrerendez-vous, il nous reste une chance de succès… sinon, je monte àcheval, et je vais au camp de Charenton me livrer au régent…

Le prévôt des marchands achevait à peine deprononcer ces paroles, lorsque les deux factionnaires postés endehors de la voûte obscure sous laquelle il allait s’engagercrièrent&|160;: Montjoie au roi et au duc&|160;! À ce cride ralliement du parti de la cour, Marcel, à l’incertaine clartésidérale, voit Jean Maillart sortir du noir passage qui conduisaità la porte. À l’aspect de son ancien ami, dont il sait l’infâmetrahison, le prévôt des marchands s’arrête indigné, ne pouvant, nonplus que Mahiet et Philippe Giffart, remarquer, à travers lademi-obscurité, l’attitude de Maillart, qui tenait sa main droitecachée derrière son dos.

–&|160;Marcel, – dit l’échevin d’unton impérieux, – Marcel, que faites-vous ici à cetteheure&|160;?

–&|160;De quoi vous mêlez-vous&|160;?– répond Marcel avec dégoût et mépris. – Je suis ici pourveiller à la sûreté de la ville dont j’ai le gouvernement.

–&|160;Pardieu&|160;! – s’écrieMaillart en se rapprochant insensiblement du prévôt des marchands,– pardieu&|160;! vous n’êtes ici pour rien debon&|160;! – Et, se tournant vers les deux factionnaires,immobiles à quelques pas&|160;: – Vous le voyez, il tient à lamain les clefs de la porte de la ville… c’est pour latrahir&|160;!…

–&|160;Misérable&|160;! – s’écriaMarcel, – vous mentez&|160;!…

–&|160;Non, traître&|160;! c’est vous quimentez&|160;! – reprit Maillart. Et levant soudain une courtehache qu’il avait jusqu’alors tenue cachée derrière son dos, ils’élança d’un bond vers le prévôt des marchands en s’écriant&|160;:– À moi, mes amis&|160;! à mort Marcel&|160;! à mort lui et lessiens&|160;! ils sont tous traîtres&|160;!… – Et avant queMahiet et Philippe Giffart aient pu prévoir et parer cette attaquesoudaine, il décharge un si furieux coup de hache sur la tête deMarcel, que celui-ci chancelle et tombe baigné dans sonsang[19].

Au cri de Jean Maillart&|160;: À moi mesamis&|160;! la voûte de la porte, noyée d’ombre, s’illuminesoudain des lueurs de plusieurs falots, jusqu’alors cachés sous lescapes de ceux qui les portaient&|160;; à cette clarté rougeâtre,l’on voit un grand nombre d’hommes armés de piques, de hallebardes,de coutelas, embusqués dans cet endroit ténébreux. Parmi eux sontle sire de Charny, le chevalier Jacques de Pontoise et l’échevinPierre Dessessarts. À peine Marcel est-il tombé sous la hache deMaillart, que la troupe d’assassins, s’élançant en criant&|160;:Montjoie au roi et au duc&|160;! se précipite sur leprévôt des marchands, afin de l’achever&|160;; le malheureux, lecrâne ouvert, la figure ensanglantée, tâchait de se relever,soutenu par Mahiet et par Philippe Giffart&|160;; ceux-ci font desefforts surhumains pour défendre le blessé&|160;; mais bientôt ilssont, comme lui, renversés, percés, hachés de coups. Les autresgouverneurs et plusieurs de leurs partisans, retirés dansla maison voisine des remparts, où ils attendaient l’issue durendez-vous de Marcel et du roi de Navarre, entendant un tumultecroissant et les cris de&|160;: Montjoie au roi et auduc&|160;! cri de ralliement des royalistes, accourent à laporte Saint-Antoine, afin de venir en aide au prévôt desmarchands&|160;; mais leurs chaperons rouges et bleus les désignentà la fureur des meurtriers, ils sont, malgré leur défense héroïque,massacrés comme leur chef. Cette tuerie n’assouvit pas la rage deMaillart et du sire de Charny.

–&|160;À mort tous les ennemis du régent,notre sire&|160;! – s’écrie ce chevalier. – Nous savons où ilsgîtent&|160;; courons à leurs demeures, nous les tuerons en leurlit&|160;!

–&|160;À mort&|160;! – reprend Jean Maillarten brandissant sa hache, – à mort les partisans deMarcel&|160;!

–&|160;Montjoie au roi et au duc&|160;! –répète la bande armée en poussant des hurlements féroces. – À mortles chaperons rouges et bleus&|160;!

–&|160;À mort&|160;! que pas unn’échappe&|160;!…

–&|160;Amis&|160;! – s’écria soudain leseigneur de Charny, – le corps du chevalier de Conflans, victime duparti populaire, a été exposé au val des Écoliers, que lecorps de Marcel y soit exposé comme représailles&|160;!… Chargez-lesur vos épaules&|160;!

–&|160;Demain on placera ce cadavre sur laclaie, on le traînera dans la boue jusqu’en face du Louvre, quenotre bien-aimé sire le régent a dû quitter devant les menaces deMarcel, après quoi l’on jettera vite à la Seine la charogne de ceforcené, indigne d’une sépulture chrétienne&|160;!… – ajouta JeanMaillart. Puis il se dit, pensant à sa femme&|160;:

–&|160;Pétronille ne me reprochera plus d’êtreprimé par le prévôt des marchands&|160;; Pétronille ne sera plusrongée d’envie&|160;; Pétronille n’entendra plus dire que dameMarguerite est la femme du Roi de Paris&|160;!…

Les ordres du sire de Charny et de Maillartfurent exécutés&|160;; l’on chercha le cadavre du prévôt desmarchands parmi les corps de ses amis, dont quelques-unsrespiraient encore&|160;; quatre hommes soulevèrent sur leursépaules les restes défigurés du grand citoyen, et, à la lueur destorches, le sinistre cortège, brandissant ses armes, se dirigeavers le val des Écoliers en hurlant&|160;:

–&|160;À mort les partisans desgouverneurs&|160;!

–&|160;À mort les chaperons rouges etbleus&|160;!

–&|160;Montjoie au roi et auduc&|160;!

*

**

Hélas&|160;! fils de Joel, telle fut la mortd’Étienne Marcel, illustre génie à qui la Gaule devra peut-être unjour sa liberté, car il a semé les champs de l’avenir. Marcel l’adit&|160;: il n’a fait que devancer les idées de son temps&|160;;il a semé, la semence a été arrosée de son généreux sang, notredescendance récoltera&|160;! Qu’elle honore pieusement d’âge en âgela mémoire immortelle de ce martyr de la liberté&|160;!

La haine des ennemis du prévôt des marchandsle poursuivit outre-tombe&|160;; son cadavre, porté au val desÉcoliers, y demeura exposé aux insultes, aux railleries de la foulemobile et ingrate dont il avait voulu jusqu’à son dernier soupirl’affranchissement et le bonheur&|160;!… Le lendemain de sa mort,ses restes sanglants, mutilés, jetés sur une claie, furent traînésvers la Seine, en face le Louvre, et précipités dans le fleuve…

Telle a été la sépulture de ce grandcitoyen&|160;!

Les principaux chefs du parti populaire, aunombre de soixante, et entre autres Simon-le-Paonnier, Consat,Pierre Caillart (n’oubliez pas ces noms sacrés, fils de Joel),furent suppliciés par ordre de Jean Maillart et du sire de Charny,devenus dictateurs. Ces exécutions accomplies, ils députèrent aurégent&|160;: – Simon Maillart (frère de l’échevin), lechevalier Dessessarts et Jean Pastorel –(n’oubliez pas non plus le nom de ces traîtres), afin d’instruirele jeune prince que, vengé de ses ennemis, il pouvait désormaisrentrer dans sa bonne ville de Paris, soumise et repentante. Lerégent répondit que&|160;: – «&|160;Ce ferait-il volontiers, –(selon une chronique lue par Mahiet, qui écrit ceci). – Et lerégent departit du pont de Charenton, accompagné d’une nombreusechevalerie, descendit au Louvre. Là il trouva Jean Maillart,qui grandement était en sa grâce et son amour…

»&|160;Comme le régent, pour se rendre auLouvre, passait par une certaine rue, un artisan osa lui dire touthaut&|160;: – Pardieu&|160;! sire, si l’on m’avait cru, vous nefussiez pas rentré ici&|160;; mais on n’y fera rien pourvous[20].&|160;»

Ce fait, et d’autres encore prouvent, àl’honneur de l’humanité, que l’ingratitude, la défaillance, laversatilité du peuple, funestes fruits de son ignorance et de sonasservissement séculaire, offrirent du moins de consolantesexceptions. Le souvenir de Marcel resta vivant et sacré dansbeaucoup de cœurs généreux fidèles à la cause populaire&|160;;malgré le triomphe du parti de la cour, plusieurs conspirations setramèrent dans le but de renverser le trône et de venger sur lerégent la mort du prévôt des marchands et de ses amis. Le dernierde ces conspirateurs fut un riche bourgeois de Paris nommé MARTINPISDOÉ&|160;; il monta sur l’échafaud et paya de sa tête sonreligieux dévouement à la mémoire d’Étienne Marcel.

*

**

Mahiet-l’Avocat d’armes, qui a écrit ce récit(auquel il a joint la DAGUE de Neroweg, sire de Nointel,et le TRÉPIED DE FER, instrument du supplice de GuillaumeCaillet), Mahiet-l’Avocat d’armes fut laissé pour mort, prèsde la porte Saint-Antoine, au milieu d’un monceau de cadavres.Rufin-Brise-Pot et Alison-la-Vengroigneuse, instruits durant lanuit par la rumeur populaire du meurtre du prévôt des marchands etde ses partisans, coururent vers le théâtre du massacre, afin des’informer de Mahiet&|160;; ils le trouvèrent percé de coups,presque expirant, et le transportèrent chez une personne charitabledu voisinage, où, grâce à leurs soins compatissants, il revint à lavie. Protégé par l’obscurité de son nom, il resta longtemps cachédans cet asile, souvent visité par un chirurgien ami de Rufin.

Marguerite apprit la mort de son mari par desenvoyés de Jean Maillart, qui vinrent la prendre dans son logis aumilieu de la nuit. Cette malheureuse femme, conduite en prison, envain demanda la grâce d’ensevelir Marcel de ses mains, on luirefusa cette consolation suprême&|160;; elle connut plus tard lesignominies prodiguées au cadavre de son époux, elle mourut pendantsa captivité. Les biens considérables du prévôt des marchandsfurent confisqués au profit du régent. Alison, toujours serviable,offrit à Denise, qui se trouvait ainsi abandonnée sans ressources,de partager la chambre qu’elle occupait à l’auberge&|160;; souventtoutes deux vinrent visiter Mahiet-l’Avocat d’armes dans saretraite. Entre autres blessures, un coup de hache devait le priverpour toujours de l’usage de son bras droit. Lorsque ses autresplaies furent complètement guéries, il épousa Denise&|160;; le mêmejour, Alison épousa Rufin-Brise-Pot. Mahiet avait hérité d’un petitpatrimoine grâce auquel il pouvait à peu près subvenir aux besoinsde sa femme et aux siens, l’infirmité résultant de sa blessure nelui permettant plus de continuer son métier d’avocatd’armes. La seule parente qui restait à Denise habitait versla frontière de la Lorraine la ville de VAUCOULEURS&|160;; Mahietse résolut de se rendre en cette contrée. Il eût été imprudent àlui, malgré son peu de renom, de continuer, après sa guérison, dedemeurer à Paris, la réaction du parti de la cour se montrantimplacable. Mahiet réalisa son patrimoine, se sépara, non sansregrets, de Rufin-Brise-Pot et d’Alison, et parvint, à traversmille dangers causés par les bandes d’Anglais et de routiers quiravageaient la Gaule, à atteindre avec Denise la ville deVaucouleurs

…… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… .

(Moi, Allan Lebrenn, petit-fils deMahiet Lebrenn-l’Avocat d’armes, j’intercale ici quelques lignesafin d’expliquer et de combler une lacune existant dans lachronique que m’a léguée mon aïeul, ainsi que la dague dusire de Nointel et le petit trépied de fer de GuillaumeCaillet, objets vénérés dont j’ai augmenté les reliques de notrefamille. Treize feuillets contenant le récit de la longue vie demon grand-père depuis l’an 1359, époque de son mariage, jusque versl’année 1425 ou 1426, ont été sans doute égarés par lui. Cettepériode de son existence, ainsi que je l’ai su de lui et de monpère, n’offrit d’ailleurs aucun événement important. Mon aïeul, nepouvant plus, par suite d’une grave blessure, exercer son métier dechampion, ouvrit, sans trop d’opposition de la part des prêtres deVaucouleurs, une école où il enseignait à lire aux enfants. Leproduit de cet enseignement, ajouté à son petit patrimoine, luipermit d’élever sa famille, composée de mon père et de ses deuxsœurs, que nous avons perdues. Les jours de mon aïeul s’écoulèrentassez paisibles, ainsi que les nôtres&|160;; car, sauf l’attaque dequelques bandes d’aventuriers, facilement repoussés par nous àl’abri de nos murailles, Vaucouleurs et toute la rivegauche de la Meuse jusqu’à Domrémy n’eurent pendant près d’undemi-siècle aucunement à souffrir des ravages des Anglais&|160;;ils désolaient l’intérieur de la Gaule, mais ne se hasardaient pasdans nos contrées, éloignées du centre de la guerre.Malheureusement, vers le mois de juillet de l’année 1494, après labataille de Verneuil, perdue par Charles&|160;VII, destroupes nombreuses d’Anglais, venant renforcer les garnisons qu’ilstenaient en Champagne, envahirent notre vallée, jusqu’alors sitranquille&|160;; après des luttes acharnées, héroïques, leshabitants, malgré l’infériorité de leur nombre, et souvent guidéspar mon aïeul, bon du moins pour le conseil et dont le grand âgen’affaiblissait pas l’énergie, les habitants repoussèrent plusieursfois l’ennemi. Mon père fut tué lors de la dernière de cesattaques&|160;; il était né en l’année 1368, environ dix ans aprèsle mariage de mon aïeul avec Denise, nièce d’Étienne Marcel. Enmémoire de ce grand homme, mon père reçut le nomd’Étienne. Denise mourut en lui donnant le jour. Iltémoignait dès son adolescence un goût très-vif pour l’art dudessin&|160;; il apprit le métier de dessinateur et de peintre enfigures sur vitraux, et j’ai embrassé l’industrie de mon père. Jesuis né en l’année 1399&|160;; mon père est mort en 1424, âgé decinquante-six ans. Mon aïeul Mahiet-l’Avocat d’armes, à la suite del’histoire de sa vie de 1359 à 1426 (fragment du manuscrit égaré),a cru devoir brièvement instruire notre descendance des événementspublics accomplis durant cette longue période. Ce récit étaitprécédé des feuillets perdus&|160;; le voici, ainsi que la secondepartie de cette légende, aussi écrite par mon aïeul&|160;: – LeCouteau de Boucher ou JEANNE-LA-PUCELLE.)

*

**

… Moi, Mahiet-l’Avocat d’armes, après vousavoir raconté, fils de Joel, les rares incidents de mon obscureexistence, consolée, charmée par les vertus angéliques de mabien-aimée Denise, toujours regrettée, je dois vous faire connaîtrece qui s’est passé en Gaule depuis la mort d’ÉtienneMarcel jusqu’à ce jour, ainsi que nos pères ont toujours faitde siècle en siècle en nous léguant ces annales de notrefamille.

*

**

Sachez, fils de Joel, les horribles désastresdont la pauvre vieille Gaule, notre mère patrie, soumise depuisClovis à ces rois étrangers issus de la conquête franque, asouffert sans intervalle pendant les soixante-dix années qui ontsuivi le supplice de MARCEL&|160;; d’une partie de ces maux j’aiété témoin, car je touche bientôt à ma quatre-vingt-seizièmeannée.

Malgré des misères sans fin, sans nombre,malgré l’oppression des rois et des seigneurs, de nouvellesinsurrections ont encore éclaté, tour à tour victorieuses etvaincues&|160;; mais, ainsi que déjà vous l’avez vu dans la légendede notre famille, chaque lutte doit porter ses fruits. Oui, de mêmeque le libre et fier esprit des communes, que Louis-leGros croyait avoir étouffé dans le sang des communiers, se ranimantd’âge en âge, plus vivace que jamais, s’est révélé dans toute sapuissance en 1357 au patriotique appel de Marcel, de même cesimmenses réformes imposées à la royauté par le génie de ce grandcitoyen, passagèrement disparues devant le découragement du peuple,devant le parjure, la trahison, les violences sanguinaires, ont étéexigées de nouveau, et le seront encore de siècle en siècle aprèsquelque soulèvement populaire. Ainsi pas à pas, d’âge en âge, notrerace, fils de Joel, marchant intrépidement, opiniâtrement à sadélivrance, verra luire enfin le grand jour de l’affranchissementde la Gaule, prédit par Victoria-la-Grande… à notre aïeulScanvoch.

Fils de Joel, pas de défaillance&|160;!regardez derrière vous le chemin déjà parcouru,l’esclavage n’a-t-il pas depuis longtemps fait place auservage&|160;? Le serf a souffert et souffre encore dansson âme, dans sa chair, dans l’âme, dans la chair de safamille&|160;; mais du moins il n’est plus vendu comme un vilbétail, conduit, parqué en troupeaux humains du nord au midi de laGaule, ainsi qu’il en était aux premiers temps de la conquêtefranque, alors que vivaient nos pères Karadeuc-le-Bagaudeet Ronan-le-Vagre&|160;; les terriblesreprésailles de la Jacquerie ont frappé la noblesse d’une terreursalutaire&|160;: la crainte rendra les seigneurs moinscruels pour leurs vassaux. Donc, courage, fils de Joel, songez auprogrès accompli&|160;; instruits par le passé, soyez pleins de foidans l’avenir.

Le supplice de Marcel et de sespartisans, le massacre des Jacques, empirèrent les malheurs de laGaule&|160;; mais du moins les paysans, en courant sus auxseigneurs à coups de faux, de fourches, de haches, apprirent àmanier ces armes rustiques, et souvent et rudement en usèrentdepuis contre les Anglais, mieux que la chevalerie n’usait de lalance et de l’épée. À ce propos, conservez pieusement, fils deJoel, les noms obscurs de deux de ces héros laboureurs échappés aucarnage des Jacques. L’un se nommaitGuillaume-aux-Alouettes&|160;; l’autre, leGrand-Ferré. Ils s’étaient retranchés avec d’autrespaysans et leur famille dans un lieu assez fort, voisin deCompiègne, afin de se soustraire aux rapines des Anglais. Ceux-ci,campés à Creil, crurent n’avoir qu’à paraître pour chasserJacques Bonhomme de sa retraite&|160;; mais il avait fauché, haché,enfourché tant de seigneurs casqués et cuirassés, qu’il craignaitmoins les gens d’armes anglais&|160;; il soutint bravement leurchoc. Guillaume-aux-Alouettes, chef des paysans, est blessémortellement&|160;; ses compagnons, exaspérés, commencent à frappersur l’ennemi comme s’ils battaient leur blé sur l’aire de leurgrange, ils assomment, ils écrasent les assaillants. LeGrand-Ferré, géant d’une force extraordinaire, manœuvratant et si fort de sa lourde cognée de bûcheron, qu’il tuaquatre Anglais pour sa part&|160;; les paysans demeurèrentmaîtres de leur refuge. Le Grand-Ferré, fatigué du combat, but del’eau glaciale d’une fontaine, seule boisson de Jacques Bonhomme…il fut pris de fièvre et se coucha sur la paille, seul lit deJacques Bonhomme… La maladie s’aggrava durant la nuit. Lelendemain, les Anglais, honteux de leur défaite, reviennent à lacharge&|160;; la femme du Grand-Ferré accourt et s’écrie&|160;:

–&|160;Oh&|160;! mon pauvre homme, voiciles Anglais&|160;!

–&|160;Ah&|160;! les brigands&|160;! ilscroient me prendre parce que je suis malade&|160;! – dit leGrand-Ferré&|160;; – mais ils ne me tiennent pasencore&|160;!

Et oubliant son mal, il se lève demi-nu, prendsa cognée, s’adosse à un mur, tue cinq Anglais, et les autres sesauvent. Le Grand-Ferré se remet sur sa paille, tout échauffé de lalutte, boit encore de l’eau froide et meurt regretté de tous sesamis du village[21].

Fils de Joel, conservez un pieux souvenir deGuillaume-aux-Alouettes et du Grand-Ferré&|160;;ces noms rustiques de nos annales plébéiennes traverseront les âgeset seront aussi chers à notre descendance que les noms de tant derois fainéants, cruels ou despotes, lui seront odieux. Oui,Guillaume-aux-Alouettes et le Grand-Ferré, valeureux paysans, sontles précurseurs de l’héroïque fille du peuple, de la pauvre bergèrede Domrémy, de Jeanne-la-Pucelle, qui, soixante et dixannées plus tard, chassera les Anglais de la Gaule, envahie depuisla bataille de Poitiers, à la honte éternelle de la chevalerie,lâchement fuyarde en ce jour néfaste. Mais, hélas&|160;! malgré cestraits de bravoure isolés de Jacques Bonhomme, les Anglais devaientlongtemps encore désoler les Gaules.

Le roi de Navarre, redoutant la vengeance durégent, rentré dans sa capitale après la mort de Marcel et lesupplice de ses amis, tenait de son côté la campagne. Maîtred’Étampes, de Corbeil, il arrêtait la navigation de la Seine, lesdenrées n’arrivaient plus à Paris&|160;; et telle était la raretédes subsistances, que le blé, qui en temps ordinaire se venddouze sous le setier, valait trente livres. LesAnglais, les Navarrais, les routiers, les soudoyers, ravageaient lepays, incendiaient les bourgs, les villages. Depuis le massacre desJacques, tous paysans, laboureurs, les bras manquant à la culturedes terres, une effroyable disette se déclara et fut le signal denouveaux malheurs. Édouard, roi d’Angleterre, débarque à Calais, en1360, à la tête d’une armée considérable, s’approche de Parisjusqu’au Bourg-la-Reine, incendie les faubourgs de Saint-Germain,de Saint-Marcel et de Notre-Dame des Champs&|160;; le régent,effrayé, signe la paix avec l’Angleterre, le 1er mai1360, aux conférences de Bretigny, paix humiliante et désastreuse.Les Anglais, maîtres depuis longtemps de la Normandie, du Maine, del’Anjou, conservaient l’Aquitaine en toute souveraineté, ainsi quela ville de Calais, les comtés de Ponthieu, de Guines et deMontreuil&|160;; le régent payait en outre, pour la rançon de sonpère le roi JEAN, l’énorme somme de trois millions d’écusd’or[22], impôt écrasant qui pesa exclusivementsur les paysans, le populaire des villes et la bourgeoisie. Ce roi,lâche, prodigue et méchant, qui coûtait à son peuple tant delarmes, tant d’or, tant de sang, resta par goût en Angleterre, oùil menait joyeuse vie. Une peste effroyable décime les populationsen 1361, sévissant surtout sur les femmes et sur les enfants&|160;;l’on ne voyait que des hommes en habit de deuil. En 1362, denombreuses bandes de gens, réduits à la misère par les impôts, parles exactions de toutes sortes, se forment sous le nom deTard-Venus&|160;; ils attaquent et pillent les petitesvilles, les châteaux, les couvents, les églises. L’un des chefs deces Tard-Venus s’intitulait AMI DE DIEU ET ENNEMI DE TOUTLE MONDE. Le pape établi à Avignon (la chrétienté jouissait alorsde trois papes) prêche la croisade contre ce soi-disant ami deDieu&|160;; mais les croisés se joignent auxTard-Venus et les pilleries redoublent. Le roi Jean,s’amusant fort en Angleterre, y demeurait toujours quoique rachetéau prix d’une rançon écrasante pour son peuple. Ce prince, digne desa race, mourut à Londres d’indigestion en 1364. Son fils, duc deNormandie et régent, lui succéda sous le nom de CHARLES&|160;V, ditle Sage ou l’Astucieux&|160;; perfide, dissimulé,cruel, avide d’argent, grand ami des rhéteurs, des astrologues etdes procureurs, ce roi quittait rarement son hôtel deSaint-Paul, à Paris, et son château de Vincennes, où ils’enfermait, soigneusement gardé, de crainte du populaire.Cependant Charles&|160;V, ainsi que le prévoyait ÉTIENNE MARCEL,fut forcé, par la marche irrésistible et progressive des choses,d’opérer une partie des réformes imposées à la royauté par larévolution de 1357. L’œuvre immortelle du génie patriotique duprévôt des marchands, teinte de son généreux sang et de celui deses partisans, porta ses fruits, et devait dans l’avenir en porterencore davantage.

En 1378, Charles&|160;V voulut conquérir laBretagne, berceau de notre race, dont notre aïeulVortigern fut l’un des derniers défenseurs, et que sonfils Gomer dut quitter, il y a plusieurs siècles, pourvenir habiter d’autres provinces de la Gaule, où les événements ontfixé notre famille depuis cette époque. Hélas&|160;! vous le savez,fils de Joel, l’Armorique, si longtemps libre, choisissant ourévoquant ses chefs, façonnée à l’indépendance par les mâlesenseignements des druides, avait enfin subi le double joug del’Église de Rome et de la féodalité. Les seigneurs et les prêtresasservissaient ce peuple jadis si jaloux de sa souveraineté, ainsique l’étaient dans l’antiquité toutes les provinces des Gaulesindépendantes l’une de l’autre, mais puissamment fédérées entreelles. Cependant les rois francs n’avaient pu réunir la Bretagne àleur domaine&|160;; les ducs bretons prêtaient seulement foi ethommage lige à la royauté, mais régnaient de fait. Donc, en 1378,Charles&|160;V, apprenant le détrônement de Jean&|160;IV, duc deBretagne, chassé par ses sujets, crut l’occasion favorable pours’emparer de cette province. Il avait pris à sa solde et nomméconnétable de France BERTRAND DUGUESCLIN, grand homme de guerre,mais traître à sa terre natale et à sa race, car, Breton, ilattaquait la Bretagne comme soudoyer d’un roi franc&|160;; aussi lenom de Duguesclin a été, est et sera en exécration parmi les filsde l’Armorique. J’ai connu au village de Domrémy, non loinde Vaucouleurs, une femme de Vannes, nomméeSybille, venue en Lorraine après cette guerre impie.Sybille était l’une des marraines de Jeanne-la-Pucelle, alorsenfant, et savait beaucoup de légendes et de bardits,entre autres celui-ci, composé à l’occasion de la trahison deDuguesclin. Les Bretons, menacés par les troupes de Charles&|160;V,avaient rappelé leur duc Jean&|160;IV, réfugié en Angleterre aprèsson détrônement. Lisez-le, ce bardit, fils de Joel,lisez-le, il vous prouvera que si asservie que soit l’Armorique,elle conserve une patriotique horreur pour la race des conquérantsdes Gaules.

LE CRI DE GUERRE CONTRE LES FRANÇAIS.

–&|160;«&|160;Un navire est entré dans legolfe ses blanches voiles déployées. – Le seigneur Jean est deretour. – Il vient défendre son pays. – Nous défendre contre lesFranks qui empiètent sur les Bretons. – Un cri de joie faittrembler le rivage. – Les montagnes du Laz résonnent. – La cavaleblanche hennit, bondit d’allégresse. – Les cloches chantentjoyeusement dans toutes les villes à cent lieues à la ronde. –L’été revient, le soleil brille, le seigneur Jean est deretour&|160;! – Il a sucé le lait d’une Bretonne, un lait plus sainque le vin vieux. – Sa lance, quand il la balance, jette de telséclairs qu’elle éblouit tous les regards.&|160;»

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–&|160;«&|160;Frappe toujours sur les Franks,seigneur duc&|160;! – Frappe, courage&|160;! lave tes mains dans lesang français. – Tenons bon, Bretons&|160;! tenons bon&|160;! nimerci, ni trêve, sang pour sang&|160;! – Le foin est mûr&|160;; quifauchera&|160;? Le blé est mûr&|160;; qui moissonnera&|160;? – Leroi des Franks prétend que ce sera lui. – Il va venir faucher enBretagne avec une faux d’argent. – Il moissonnera nos champs avecune faucille d’or. – Voudraient-ils savoir ces Français si lesBretons sont manchots&|160;? – Voudrait-il apprendre le seigneurroi frank s’il est homme ou Dieu&|160;?&|160;»

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–&|160;«&|160;Les loups de l’Armoriquegrincent des dents en entendant le ban de guerre. – Écoutez-leshurler de joie à l’odeur du sang français. – On verra bientôt dansles chemins le sang couler comme de l’eau. – Oui, couler si bien,que le plumage des cygnes qui y nageront deviendra rouge commebraise. – On verra plus de tronçons de lances épars sur le champ debataille, que l’on ne voit de rameaux sur terre dans la forêt aprèsl’ouragan. – Là où les Français tomberont, ils resteront couchésjusqu’au jour du jugement. – Jusqu’au jour où ils seront jugés etchâtiés avec BERTRAND DUGUESCLIN, le TRAÎTRE, qui commandel’attaque. – La pluie d’orage sera l’eau bénite qui arrosera leurstombes[23].&|160;»

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Il est beau, n’est-ce pas, ce bardit, fils deJoel&|160;? On y sent frémir, palpiter encore la haine du Bretoncontre le conquérant. Aussi, malgré la valeur de Duguesclin,Charles&|160;V ne put joindre la Bretagne à son royal domaine. Siabâtardie, si opprimée qu’elle fût par l’Église de Rome et lesseigneuries, la vieille Armorique Gauloise témoigna une fois deplus son horreur de la race franque.

Ô fils de Joel, ceux d’entre vous qui, plusheureux que moi et nos aïeux, absents de Bretagne depuis le tempsoù vivait Gomer, fils de Vortigern, ceux d’entre vous qui reverrontcet antique berceau de notre famille salueront avec respect cespierres sacrées de Karnak, témoins séculaires du sacrifice d’Hêna,la vierge de l’île de Sên, s’offrant en holocauste pour le salut dela patrie, envahie par l’armée de Jules César&|160;; ilsn’oublieront pas qu’un barde breton Myrdin (Merlin) aprédit, il y a des siècles, que la Gaule serait délivrée del’oppression étrangère par une vierge plébéienne des frontières dela Lorraine, et descendue d’un bois de chêne, bois vénéré desdruides. Cette prophétie du barde armoricain devaits’accomplir&|160;; oui, vous verrez la pauvre bergère de Domrémy,Jeanne-la-Pucelle, inspirée par l’antique légende bretonne, devenuepopulaire en ce pays-ci, chasser les Anglais hors de nos frontièreset, expiant sa gloire par le supplice, mourir dans les flammes d’unbûcher, ainsi qu’est morte notre aïeule, Hêna, la vierge de l’îlede Sèn&|160;!

Ô fils de Joel, pour juger de la grandeur duservice rendu à la patrie par Jeanne Darc, pour juger de la lâcheet ignoble ingratitude du roi frank envers l’héroïque plébéienne àqui ce prince dut sa couronne, pour juger de la haine, de lajalousie féroce des gens de cour et des gens de guerre du conseilroyal, ligués avec les évêques de Rome, afin de livrerJeanne-la-Pucelle aux flammes du bûcher&|160;; oui, pour juger lamonstruosité de ces actes, il vous faut connaître les nouveauxdésastres sous lesquels gémit notre malheureux pays depuis 1380, oùmourut Charles&|160;V, jusqu’en 1429, où Jeanne la guerrière portaun coup mortel à la domination anglaise dans les Gaules.

Charles&|160;V, mort en 1380, laisse son filsCharles&|160;VI en bas âge&|160;; les ducs de Bourgogne, de Berryet d’Orléans composent le conseil de régence, sous la présidence duduc d’Anjou, forcené larron qui, durant l’agonie de Charles&|160;V,s’était benoîtement emparé des trésors du mourant. Le duc d’Anjou,d’une cupidité insatiable, veut, en manière de don de joyeuxavénement, frapper de nouvelles taxes sur les Parisiens&|160;; maisl’esprit révolutionnaire n’était pas mort avec Marcel. Le peuple, àla suite de ses funestes défaillances, se réveille, et, le 15novembre 1380, il s’assemble sur la place du Parloir-aux-Bourgeois,en face le Châtelet&|160;; JEAN MORIN, cordonnier(n’oubliez pas ce nom, fils de Joel) appelle aux armes les corps demétiers. Trois cents hommes courent aux piques, aux bâtons, mettentà leur tête Jean Culdoe, prévôt des marchands, se rendentau palais, somment le duc d’Anjou d’abolir les nouvelles taxes. Cebeau duc demande jusqu’au lendemain pour réfléchir auxsommations&|160;; le répit lui est accordé&|160;; mais à l’heuredite, le peuple revient en force plus menaçant que la veille. Cettefois encore est justifié ce précepte, écrit à chaque page de notrehistoire&|160;: «&|160;L’on n’obtient rien des rois par lessuppliques, on obtient tout par la menace ou parl’insurrection&|160;». En effet, le chancelier lit à la multitudecourroucée une ordonnance du roi en son conseil où assistaient lesducs d’Anjou, de Berry, de Bourgogne et de Bourbon, laquelleordonnance abolissait les aides, subsides, fouages,impositions, gabelles, établis depuis Philippe-le-Bel. Réformeautrefois impérieusement exigée par Étienne Marcel, et à demiaccomplie par Charles&|160;V, après son avènement au trône. LesParisiens se retirent satisfaits&|160;; mais, ainsi que vous l’avezvu et que vous le verrez sans doute tant de fois encore, fils deJoel, les concessions accordées, jurées par la royauté, sontbientôt éludées ou reniées par elle. L’émotion populaire calmée,l’audace revient à nos maîtres&|160;; ils ne songent plus qu’àretirer ce qu’ils ont été forcés de céder. Aussi, le duc d’Anjourétablit en 1382 les impôts abolis en 1380, et ordonne entre autres(le 1er mars) de lever un impôt sur les comestibles auprofit du trésor royal. Les collecteurs du fisc se montrent auxhalles et veulent saisir un panier de cresson que vendaitune pauvre vieille femme, le populaire des halles chasse à coups depierre les gens du fisc. Paris s’émeut, s’insurge, force l’arsenalde l’Hôtel de ville, et à défaut d’autres armes (elles avaient étésournoisement enlevées par ordre du duc d’Anjou avant laproclamation du nouvel édit), les insurgés s’emparent de mailletsde plomb (antiques engins de guerre), les soldats du duc d’Anjousont assommés à coups de maillets, et leurs vainqueurs seglorifient du nom de MAILLOTINS. L’insurrection s’étend rapidement,Rouen, Blois, Orléans, Beauvais, Reims, imitent l’exempledes Parisiens&|160;; l’on se révolte partout contre les derniersimpôts&|160;; nulle part les gens du fisc n’osent reparaître&|160;;le duc d’Anjou, en compagnie du jeune roi CHARLES&|160;VI, setrouvant à Meaux, lors de ces soulèvements&|160;; il rassemble destroupes considérables et marche d’abord sur Rouen&|160;; le tumultede cette ville s’était apaisé après l’expulsion des collecteurs destaxes, les Rouennais ouvrent sans crainte leurs portes au ducd’Anjou&|160;; mais ce beau duc, afin d’inspirer à son pupilleCharles&|160;VI le goût des supplices, fait pendre sous les yeux duroyal adolescent, neuf échevins désignés comme chefs de lasédition, désarme la ville, y laisse une garnison de soldatsmercenaires, rétablit les impôts, et, à la tête d’une grosse armée,s’avance vers Paris. Les habitants de cette cité s’étaient, commeceux de Rouen, calmés après avoir chassé les collecteurs d’une taxeinique&|160;; ainsi que les Rouennais, ils ouvrent sans défianceleurs portes à leur jeune sire Charles&|160;VI. Le prévôt desmarchands, accompagné de douze échevins, se rend à la rencontre dece tyranneau&|160;; mais, conseillé par le duc d’Anjou, il refusede recevoir les magistrats populaires, et, suivi des princes sesoncles, il entre à cheval dans Paris, à la tête de ses gensd’armes, la lance haute, comme s’il fût entré dans une placeconquise. Les principaux Maillotins sont surpris etarrêtés chez eux pendant la nuit. Tout concert entre les chefspopulaires devient impossible&|160;; le peuple, terrifié, défailleencore une fois, reste inerte&|160;; bientôt commencent lescruautés d’une réaction impitoyable&|160;: un orfèvre et un drapiersont d’abord pendus publiquement par ordre du roitelet de quatorzeans, qui, depuis les exécutions de Rouen, prend goût au sang et augibet. La femme de l’orfèvre allait mettre un enfant au jour&|160;;elle se jette de désespoir par une fenêtre et se tue sur le coup.Trois cents marchands des plus riches, des plus notables de Paris,sont traînés en prison&|160;; après quoi on les fait venir un à undans la chambre du conseil, et là, sous menace de mort, lesdélégués royaux taxent les prisonniers&|160;; ceux-ci à six millelivres, d’autres à trois mille, qui plus, qui moins, selon larichesse de chacun. Charles&|160;VI et le duc d’Anjou, grâce à cetabominable guet-apens, emboursent en un seul jour quatre centmille écus. Quant aux pauvres gens incapables de racheter leurvie à prix d’or, pas de grâce pour eux&|160;; un grand nombre sontsuppliciés en public, mais les conseillers royaux, craignant depousser Paris à bout par les exécutions réitérées, enveloppentleurs meurtres de ténèbres. Les révoltés, cousus dans des sacs,sont nuitamment jetés à la Seine, le gouffre muet emporte soninvisible proie&|160;; d’autres révoltés, afin d’échapper à cesupplice, se tuent dans leur prison. Ces obscures victimes nesuffisent pas aux vengeances royales, et, entre autres notables,JEAN DESMARETS, vieillard de soixante-dix ans, l’un des magistratsles plus vénérés du parlement, est conduit sans jugement augibet&|160;; il dit à haute voix, impassible devant la mort&|160;:– «&|160;Où sont-ils, ceux-là qui m’ont jugé&|160;? qu’ilsviennent et qu’ils osent avouer les motifs de macondamnation.&|160;» – Jean Desmarets subit vaillamment sonsupplice, d’autres Maillotins moururent non moins courageusement.La réaction, redoublant d’audace et de fureur, ivre de sang, ivrede son triomphe, se déchaîne sur Paris&|160;; la milice bourgeoiseest désarmée, les portes de la ville enlevées, les offices électifsabolis, la justice municipale détruite, la gestion des deniers dela cité mise aux mains avides des officiers royaux, les maîtrises,les corporations d’artisans supprimées, enfin toutes les libertésconquises au prix du sang de nos pères et de luttes séculaires sontanéanties en un jour (ou plutôt pour un jour… nedésespérez pas, fils de Joel)&|160;; le tyranneau Charles&|160;VIrétablit d’un trait de plume toutes les taxes écrasantes du passé,y compris celles que son père Charles&|160;V avait été obligéd’abolir après la mort de Marcel. Rouen, Reims, Orléans, Troyes,Sens, Châlons, sont traitées avec la même férocité, leurbourgeoisie, leurs corporations d’artisans décimées par lessupplices ou frappées par d’énormes rançons&|160;; enfin, comme àParis, on tue les pauvres, l’on spolie les riches&|160;; leroitelet Charles&|160;VI, ses oncles, leurs principaux courtisansse partagent le fruit de ces rapines, se réjouissent d’avoirétouffé dans le sang le légitime esprit de révolte d’un peupleopprimé, et, ainsi que vous l’avez vu si souvent, fils de Joel,dans la légende de notre famille, la liberté, la justice, la foijurée, le droit, l’humanité, sont foulés aux pieds par la noblesseet par la royauté. Mais patience, fils de Joel, patience&|160;! nedésespérez pas, ne désespérez jamais du succès de la cause dontÉtienne Marcel a été l’un des héros, l’un des martyrs. L’ivresse decette royauté, gorgée d’or et de sang, aura, quelques années plustard, un réveil terrible&|160;; vous verrez une nouvelleinsurrection éclater, une nouvelle lutte s’engager&|160;;d’effroyables représailles frapperont nos ennemis séculaires, unnouveau pas sera fait vers l’affranchissement de laGaule&|160;!

Les cités en deuil, appauvries, ruinées,décimées, n’étaient pas les seules à souffrir. Le duc de Berry,oncle de Charles&|160;VI, accablait le Languedoc d’impôts&|160;;les paysans, poussés à bout, se soulevèrent et commencèrent uneseconde Jacquerie, dont les Tard-Venus avaient été lesprécurseurs. Ces nouveaux Jacques du Languedoc prirent le nom deTUCHINS. Ils s’allièrent aux bourgeois des villes du Midi pourcourir sus aux châteaux&|160;; des torrents de sang coulèrentencore des deux côtés&|160;: Jacques Bonhomme sut encore se vengerdes seigneuries. Au mois de juillet 1385, Charles&|160;VI,plongé depuis longtemps dans des excès honteux et précoces,contracte un mariage digne de lui&|160;: il épouse ISABEAU DEBAVIÈRE, monstre femelle dont les débordements, dont les forfaitsdoivent rappeler ceux de Frédégonde et deBrunehaut. La Gaule est toujours mise à feu, à sac et àsang par les Anglais&|160;; leurs garnisons de Calais, deCherbourg, ravagent le nord et l’ouest de notre malheureux pays.Leurs troupes, cantonnées en Saintonge, en Guyenne, en Poitou,ravagent le midi&|160;; la guerre contre le roi de Castille et lesFlamands, de nouveau insurgés contre leur duc, épuise les dernièresressources créées par des impôts exorbitants. Charles&|160;VI, lasde partager avec ses oncles le profit des rapines organisées parordonnances royales, s’affranchit de tutelle en 1388, veut régnerpar lui-même et se livre dès lors à un faste inouï et à son goûtdésordonné pour les plaisirs&|160;; énervé par ses débauches,exalté, puis hébété par le vertige du pouvoir absolu, sa raisons’ébranle, et, à peine âgé de vingt-trois ans, il est atteint, en1391, d’un premier accès de folie. Cet accès dure un moisenviron&|160;; mais l’année suivante, vers le commencement dejuillet, chevauchant avec sa suite et son frère le duc d’Orléans,sur la route du Mans, Charles&|160;VI, soudain en proie à une foliefurieuse, se précipite sur ses écuyers, les frappe à coups d’épée,blesse plusieurs d’entre eux et est sur le point de tuer son frère.À cette frénésie succède un profond accablement&|160;; l’on enprofite pour garrotter le sire, dont la raison resta complètementégarée pendant un an. Le duc de Bourgogne s’empare de la régence duroyaume, au détriment du duc d’Orléans, frère deCharles&|160;VI&|160;; le d’Orléans se dédommage en subornant sabelle-sœur, la reine Isabeau de Bavière, qui profite de la folie deson mari pour se livrer à ses déportements. Au bout d’une année,Charles&|160;VI retrouve sa raison, se plonge dans de nouveauxexcès&|160;: ce ne sont, à l’hôtel de Saint-Pol, que fêtes, danses,festins, tournois, mascarades, où les courtisans paradaientdéguisés sous des peaux de bêtes figurant des loups, des ours, deslions. Pendant que le roi se divertissait de ces saturnales, le ducde Bourgogne conservait prudemment le maniement des affairespubliques&|160;; au mois de juin 1393, Charles&|160;VI retombe dansson insanité d’esprit. Cependant, il retrouve sa raison pendantquelques mois en 1394&|160;; mais bientôt il la reperd&|160;; etdepuis lors, jusqu’à la fin de sa trop longue vie, sa folie futconstante, sauf quelques rares intermittences de lucidité. Jamaisla Gaule n’avait connu de plus horribles jours&|160;: partout laguerre civile et étrangère&|160;; les finances pillées tour à tourpar le duc d’Orléans ou par le duc de Bourgogne, selon qu’ilss’imposaient à Charles&|160;VI lors de ses éphémères retours à laraison. Philippe-le-Hardi, duc de Bourgogne, meurt en 1404&|160;;le duc d’Orléans, amant de la reine Isabeau, lui succède aupouvoir&|160;; mais, en 1408, il est assassiné par ordre du duc deBourgogne. Ce meurtre donne le signal d’une nouvelle guerre civileacharnée&|160;; l’héritier du duc de Bourgogne, après l’assassinatdu duc d’Orléans, qui laissait un fils, s’empare du gouvernement,de complicité avec la reine Isabeau de Bavière, dont il devient àson tour l’amant, quoique souillé du sang du duc d’Orléans, premieramour de cette reine adultère et incestueuse. Le duc de Bourgogne,afin d’assurer son pouvoir, appelle à lui des Brabançons, desLorrains, indistinctement connus sous le nom deBourguignons&|160;; le duc d’Orléans et les autres princesde la famille royale, qui disputaient le pouvoir au duc deBourgogne pendant les accès de démence de Charles&|160;VI,s’entourent de leur côté d’aventuriers normands, et surtoutgascons, commandés par le comte d’Armagnac. Ces bandesprirent son nom, de même que celles du duc de Bourgogne prirent lesien&|160;; dès lors ces deux factions&|160;: Armagnacs etBourguignons, plongèrent le pays dans les horreurs d’uneguerre civile acharnée qui devait durer plus de vingt-cinq ans. Leduc de Bourgogne, résidant à Paris, gouvernait le royaume au nom deCharles&|160;VI. Les Parisiens adoptèrent en majorité le partibourguignon&|160;; ils crurent le moment venu de reconquérir leurslibertés&|160;; mais la bourgeoisie, ruinée par les exactionsroyales, presque entièrement anéantie par les supplices quisuivirent l’insurrection des Maillotins, n’étant plus enétat de diriger le mouvement révolutionnaire, s’effaça devantl’influence des chefs des corporations de métiers, hommes rudes,illettrés, énergiques, impitoyables, mais dévoués à leur cause,convaincus de leurs droits, valeureusement décidés à poursuivrel’œuvre de Marcel, à ressaisir leurs franchises, à mettre un termeaux dilapidations de la cour. La plus puissante des corporations deParis était alors celle des bouchers&|160;; elle avait pour syndicsles trois frères LEGOIX. JEAN DE TROYES, homme de bien et decourage, chirurgien célèbre, grand orateur, enflammé de l’amour dubien public, appuyait de son éloquence et de ses lumières le partipopulaire&|160;; les frères Legoix crurent politique, selon lesconseils de Jean de Troyes, de soutenir l’influence du duc deBourgogne contre les Armagnacs&|160;; ils obtinrent de luil’autorisation de lever une troupe de cinq cents garçons bouchersou écorcheurs, de les armer, de leur confier la garde de Paris,précieux privilège&|160;; car, désarmés depuis la dernière révolte,les citoyens avaient dû subir un joug odieux sans résistancepossible. Tibert et Saint-Yon, maîtres de lagrande boucherie près le Châtelet&|160;; Caboche,écorcheur de bêtes à la tuerie de l’Hôtel-Dieu, marchaient d’accordavec les frères Legoix et Jean de Troyes. C’était en 1411, l’onapprenait chaque jour à Paris, en outre des forcenneries desAnglais, les ravages des Armagnacs dans le Vermandois, où ils setrouvaient en force, sous les ordres du duc de Bourbon, du comted’Alençon et de Clignet de Brabant, amiral de France&|160;; lesmaisons et les biens de ceux du parti bourguignon que neprotégeaient pas les remparts des cités étaient pillés, les femmesétaient violées, puis éventrées, les hommes suspendus au-dessus debrasiers ardents jusqu’à ce que ces malheureux eussent faitconnaître l’endroit où ils cachaient l’argent qu’on les soupçonnaitde posséder. Les Armagnacs pénètrent en Champagne, en Artois, etdésolent ces provinces. Charles&|160;VI continuant d’être endémence, sauf quelques rares retours de raison, et le duc deGuyenne, son fils aîné, n’inspirant aucune confiance, le duc deBourgogne est nommé généralissime par le conseil royal, le ducd’Orléans et autres chefs du parti des Armagnacs sont mis hors laloi&|160;; la guerre civile redouble de fureur. Le duc de Bourgognerassemble son armée à Douai, et étend ses quartiers jusqu’àMontdidier&|160;; le duc d’Orléans, le comte d’Armagnac, prennentposition depuis Beaumont jusqu’à Clermont en Beauvoisis. Unedéfection considérable de l’armée du duc de Bourgogne retarde sesmouvements&|160;; les Armagnacs s’approchent rapidement de Paris,occupent Pantin, Saint-Ouen, Montmartre, mettent le pays à sac, àfeu et à sang. Le duc de Bourgogne, laissant Paris découvert,négociait afin de s’assurer l’appui du roi d’Angleterre, tandis quele duc d’Orléans négociait de son côté avec ce prince dans lesmêmes intentions&|160;; mais le roi d’Angleterre, préférantl’alliance des Bourguignons, leur envoie des renforts. Ilstraversent la Seine à Meulan, arrivent à Paris le 29 octobre 1411,sans rencontrer les Armagnacs&|160;; ceux-ci, n’ayant pas défendule passage de la rivière, sont forcés de battre en retraite, aprèsde sanglants combats à La Chapelle Saint-Denis et au pont deSaint-Cloud. Le duc d’Orléans propose alors à Henri, roid’Angleterre, de s’unir à lui pour démembrer la France&|160;; maisCharles&|160;VI, retrouvant une lueur de raison et apprenant lecommerce adultère de sa femme Isabeau de Bavière et du duc deBourgogne, s’allie contre lui avec le duc d’Orléans et lesArmagnacs. De nouvelles luttes s’engagent, ensuite desquelles leBourguignon se soumet au roi&|160;; la pais d’Arras, signée en1412, met pendant quelques mois à peine un terme aux désastres dela guerre civile.

Les nouveaux chefs du parti populaire à Paris,après s’être longuement concertés, organisés, certains de l’appuisecret du duc de Bourgogne, qui voulait ressaisir le pouvoir,donnent le signal de l’insurrection&|160;; le 29 avril 1413, lesfrères Legoix, Tibert, Saint-Yon, Caboche, et plus de vingt millehommes du peuple, se dirigent vers la Bastille, forteresserécemment élevée par Charles&|160;VI afin d’assurer la tyrannieroyale et de comprimer les mouvements populaires. La fouleassiégeait cette citadelle, renfermant une grande quantité d’armes,et allait la détruire[24], lorsquele duc de Bourgogne accourt, supplie les insurgés de venirhardiment exposer leurs griefs au dauphin, duc de Guyenne, leuraffirmant que ce jeune prince cèdera devant une intimidationsalutaire. Le peuple se porte en masse à l’hôtel de Saint-Pol,sommant à grands cris le dauphin de paraître. Il paraît en effet,pâle, tremblant, à une fenêtre de son palais, amené par le duc deBourgogne (ainsi qu’autrefois parut au balcon du Louvre le dauphin,duc de Normandie, plus tard Charles&|160;V, amené par Marcel).

–&|160;Mes amis, – s’écrie le duc de Guyenneéperdu de frayeur à l’aspect de la foule menaçante, – je suis prêtà vous entendre et à exécuter ce que vous me conseillerez.

Le peuple, tout d’une voix, acclame Jean deTroyes comme son représentant, et l’invite à signifier au dauphind’avoir à accomplir la réforme des abus déjà obtenue au temps deMarcel et des Maillotins. Jean de Troyes entre au palais et ditsévèrement au duc de Guyenne&|160;:

–&|160;«&|160;Le peuple de Paris vous saitentouré de conseillers perfides&|160;; ils vous détournent de vosdevoirs envers le pays&|160;; ils vous entraînent dans desdérèglements de conduite auxquels votre esprit et votre corps nesauraient résister. Chacun de vos jours est un scandale, chacune devos nuits une débauche&|160;; le terrible exemple du roi votrepère, tombé en démence par suite de ses excès, devrait vous faireréfléchir… Souvent le peuple de Paris a élevé la voix pour vousprier d’éloigner de vous d’indignes conseillers&|160;; leurorgueil, leur insatiable cupidité, sont d’invincibles obstacles àla réforme des abus que nous exigeons. Éloignez d’abord de votreentourage ces misérables dignes de l’aversion de Dieu et deshommes&|160;; nous vous demandons qu’on nous les livre, afin quenous tirions vengeance de leur trahison. Les Parisiens voient avecdéplaisir que ces mauvaises gens vous ont appris à faire de la nuitle jour, à passer votre temps dans des danses dissolues, dans desorgies, et dans toutes sortes de débauches indignes du rangroyal[25].&|160;»

Le dauphin, effrayé, consent à cette premièredemande&|160;; le duc de Bar, cousin du roi&|160;;Jean de Vailly, chancelier du duc de Guyenne&|160;;Jacques de la Rivière, son chambellan&|160;; les siresd’Angennes, de Boissay, de Giles, de Vitry, ses valets dechambre&|160;; Jean de Ménil, son écuyer-tranchant, etsept autres compagnons de débauche du jeune prince, et dontquelques-uns, avaient été les plus implacables fauteurs de laréaction contre les Maillotins, sont arrêtés par le peuple etconduits prisonniers à l’Hôtel d’Artois, demeure du duc deBourgogne. Puis, ainsi qu’autrefois le duc de Normandie (qui depuisfut Charles&|160;V) se coiffa du chaperon rouge et bleu de Marcelen manière d’acquiescement aux volontés des Parisiens, le duc deGuyenne, sur l’invitation de Jean de Troyes, se coiffa d’unchaperon blanc[26], signe de ralliement des insurgés.Enfin, la royauté, cédant à la force, à la peur, promulgue, le 25mai 1413, une ordonnance confirmant les réformes exigéespar Marcel cinquante-sept ans auparavant, et poursuivies plus tard(en 1380) par les Maillotins… Mais, hélas&|160;! fils de Joel,ainsi que vous l’avez déjà vu tant de fois dans le cours de nosannales, la royauté ne jure que pour se parjurer, n’accordeaujourd’hui que pour reprendre demain ce qu’elle a concédé&|160;!comptant sur la ruse, sur la violence, pour rebâter JacquesBonhomme à sa première défaillance. Le peuple, cette fois encore,crut la révolution féconde&|160;; il crut naïvement avoir pourjamais reconquis ses franchises, avoir mis le fruit de ses labeursà l’abri des pillards de la cour, il se crut enfin assuré degaranties légales pour sauvegarder l’avenir… Il n’en futrien&|160;! Le dauphin et sa cour, après cette concession forcéeaux volontés des Parisiens, ne songèrent qu’à rétablir les anciensabus et à se venger du populaire&|160;; ils entrèrent ennégociation secrète avec le roi de Sicile, les ducsd’Orléans et de Bourbon. Ceux-ci, malgré la nouvelle ordonnance quiinterdisait aux princes du sang d’entretenir désormais des bandesarmées, devenues la désolation et la terreur du pays, avaientrassemblé un corps de troupes considérable à vingt-cinq lieues deParis, prêts à marcher contre cette cité&|160;; des traîtressemèrent d’abord la division, puis la haine entre les chefs descorporations, dont l’unité pouvait seule consacrer le triomphe del’insurrection. Les charpentiers, auxquels se joignit une partie dela bourgeoise, se liguèrent contre les bouchers. Ces discordes,perfidement exploitées par le parti de la cour, assurèrent letriomphe d’une nouvelle réaction&|160;; elle fut horrible,impitoyable contre ceux qu’on appelait les Cabochiens.L’ordonnance royale (18 septembre 1413) qui les condamnait à lamort ou à l’exil leur reprochait&|160;: «&|160;d’avoir envoyé surdifférents points de la France des messagers chargés de lettresdiffamatoires envers le roi et son fils le dauphin, pour engagerles autres villes et leur menu peuple dans la révolte desParisiens, afin d’attenter contre le roi et sa famille, etDE DÉTRUIRE LA ROYAUTÉ en machinant la mort des seigneurs, ladestruction de l’ordre ecclésiastique tout entier, ainsi que del’ordre de la noblesse[27].&|160;»

Vous le voyez, fils de Joel, l’œuvre desanciens communiers, précurseurs de Marcel, se poursuivait toujours,au prix du sang de nouveaux martyrs de la cause populaire&|160;;voici les noms obscurs, mais glorieux, des principaux bannis etsuppliciés&|160;; conservez d’eux un pieux souvenir&|160;: lechirurgien Jean de Troyes et ses trois fils, – les frèresLegoix et leurs fils, – Garnot, Saint-Yon,bouchers, – Simon-le-Coutelier, dit Caboche (ilavait donné son nom à l’insurrection), – Baudé des Bordes,– André Roussel, – Denis de Chaumont, –Eustache de Laire, – Dominique François, –Nicolas de Saint-Ilier, – Jean-le-Bon, –Pierre Berbo, – Félix du Bois, – PierreLombard, – Nicolas du Quesnoy, – JeanGuérin, – Jean Lymorin, – Jacques Lamban, –Guillaume Gente, – Jean Parent, – Jacques deRouen, – Martin de Nauville, – Martin deCoulommier, – Toussaint Bagart, – JeanRapiot, – Hugues de Verdun, – Laurent Calot,– Jean Malacre.

Après le supplice ou le bannissement de cescitoyens, l’ordonnance des réformes du 25 mai 1413 est anéantie… Ledauphin et ses courtisans se replongent dans leurs excès&|160;; laguerre civile entre Armagnacs et Bourguignons continue plus ardenteque jamais. Tour à tour maîtres du gouvernement d’un roi endémence, ils luttent de violences et de représailles. En 1415, leroi d’Angleterre, voyant la Gaule épuisée, déchirée par lesfactions, fait une descente à Harfleur&|160;; la batailled’Azincourt, où la chevalerie succombe, continue lesdésastres de la bataille de Poitiers. Les Anglais, victorieux,étendent chaque année leurs conquêtes, facilitées par les luttesintestines des Bourguignons et des Armagnacs. Ceux-ci, en 1419,attirent le duc de Bourgogne (Jean-Sans-Peur) au pont deMontereau, sous prétexte de réconciliation&|160;; ils massacrent ceprince, et son fils, Philippe-le-Bon, s’unit aux Anglaispour venger son père Henri&|160;V d’Angleterre, allié du duc deBourgogne et maître de Charles&|160;VI, obtient, en 1420, de cetidiot couronné, la main de sa fille, et après lui le trône deFrance, à l’exclusion du dauphin survivant, le duc de Guyenne étantmort des suites de ses débauches. Voici donc Henri&|160;V, roid’Angleterre, ROI DE FRANCE, trônant à Paris à l’Hôtel de Saint-Polou au château de Vincennes&|160;; la majorité des prêtrescatholiques acclament et bénissent l’Anglais conquérant du royaume,ainsi que jadis l’Église romaine avait acclamé, béni, sacré,consacré le brigand CLOVIS conquérant des Gaules. Le peuple et labourgeoisie, écrasés d’impôts, découragés, ayant perdu leur plusgénéreux sang durant les deux dernières révolutions, assistentconsternés au démembrement de la mère-patrie&|160;; la défaillancegagne les plus fermes cœurs, et, en haine de la royauté française,on se résigne à la domination anglaise, à ses hontes, à seshorreurs. En 1422, le roi d’Angleterre meurt, laissant son fils,enfant, sous la tutelle du régent, le duc de Bedfort&|160;; deuxmois après, Charles&|160;VI, le roi idiot, meurt aussi. Son filsCharles&|160;VII, dépossédé de la couronne de France, ne règne plusque sur la Touraine et le Berry&|160;; les Anglais se préparent àenvahir ces provinces, afin d’être maîtres de la Gaule entière, ilss’avancent vers la Loire. Charles&|160;VII, lâche, insouciant,débauché, résigné d’avance à la perte de sa couronne, voyageaitavec ses maîtresses de Tours à Bourges, et de Bourges à Chinon. Unedernière bataille (dite la bataille des harengs), perduecontre les Anglais en 1428, leur livrait le pays jusqu’àOrléans&|160;; ils mettent le siège devant cette cité. Jamais laGaule n’avait été plus épuisée, plus misérable, plus ravagée, plusdépeuplée. Depuis Laon jusqu’à la frontière d’Allemagne, il nerestait pas un village debout&|160;; tous les champs étaient depuislongues années envahis par les bois, par les broussailles&|160;;les loups prenaient possession du pays, venaient hurler aux portesdes bourgs et des villes fortifiées, seuls lieux habités au milieude ces campagnes désertes.

En ces extrémités terribles, JeanneDarc apparut comme l’ange sauveur de la patrie. Lisez lalégende de Jeanne, fils de Joel&|160;; je l’ai écrite àVaucouleurs, après avoir souvent et soigneusement interrogé tousceux qui connaissaient l’héroïque paysanne depuis son enfance. J’aiété témoin de son agonie, de son supplice… pauvre victime del’ingratitude royale&|160;! pauvre martyre del’Inquisition&|160;!…

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