Les Mystères du peuple- Tome VIII

L’AUTEUR AUX ABONNÉS DES MYSTÈRES DUPEUPLE

Chers Lecteurs,

Qui d’entre vous n’a tressailli d’un saintrespect mêlé d’attendrissement et de douleur au nom de JEANNEDARC[28] ? qui n’a contemplé avec émotioncette statuette signée : Marie d’Orléans,chef-d’œuvre d’expression et de simplicité, devenu populaire commela gloire de l’héroïne, pieux hommage rendu à la vierge plébéiennepar une main royale aujourd’hui glacée[29] ?…

Et pourtant, chers lecteurs, beaucoup d’entrevous ignorent certains faits héroïques ou navrants, touchants ousublimes, qui vous rendraient encore plus adorable, plus sacrée, lamémoire de JEANNE DARC. Puis, ce nom éveille sans doute vaguementen vous l’idée d’une vie miraculeuse ? Cette idéetrouble, déroute l’esprit ; souvent aussi l’intérêt diminue,s’efface, devant le surnaturel : Où est le mérite d’accomplirune tâche immense à l’aide de moyens miraculeux ? l’œuvren’est-elle pas plus admirable si elle s’est réaliséenaturellement ? Notre sympathie n’est-elle pas plus vive, plustendre, pour une créature de chair et d’os comme nous, sujette ànos faiblesses, à nos passions, à nos maux, à nos douleurs, qu’àune créature quasi-divine, qui semble ne pas appartenir àl’humanité ?

Je vais donc tenter de vous montrer JeanneDarc au point de vue vrai, naturel, espérant dégager cetteimmortelle figure des limbes merveilleux où l’on est accoutumé dela voir…

Mon travail a été singulièrement facilité,grâce à un trésor de matériaux réunis par un homme dont la scienceégale le patriotisme : M. JULES QUICHERAT. Il a publiédernièrement, sous les auspices de la Société del’Histoire de France, cinq volumes renfermant tout ce que leschroniqueurs français ou étrangers plus ou moins contemporains dela Pucelle d’Orléans ont écrit sur elle ; puis la minuteauthentique de son procès, contenant son interrogatoire et sesréponses.

Afin de vous donner, chers lecteurs, une idéesommaire de l’abondance, de la richesse des documents réunis dansl’excellent ouvrage de M. Jules Quicherat, véritableMonographie de Jeanne Darc, je vous citerai les titres deschroniques et des pièces réunies par lui :

CHRONIQUEURS FRANÇAIS

Perceval de Caguy, – le Chroniqueuralençonnais, – le Héraut Berry, – Jean Chartier, – Journal du sièged’Orléans et du voyage de Reims, – Chronique de la Pucelle, –l’Abréviateur du Procès, – le Mirouër des Femmes vertueuses, –Pierre Sala, – Guillaume Giraut, – Jean Rogier, – le Greffier del’Hôtel de ville d’Albi, – Matthieu Thomassin, – le Continuateur deNangis, – Guillaume Gruel, – le Doyen de Saint-Thibaud de Metz, –la Chronique de Lorraine, – trois Chroniqueurs normands (anonymes),– Symphorien Champier, – Robert Blondel, – Thomas Basin, – Vie deGuillaume de Gamaches.

CHRONIQUEURS BOURGUIGNONS.

Enguerrand de Monstrelet, – Jean de Watrin duForestel, – le Greffier de la Chambre des comptes de Brabant, –Lefèvre de Saint-Rémi, – Georges Chastellain, – Pontus Heuterus, –Clément de Franquemberque, – Journal d’un Bourgeois de Paris.

CHRONIQUEURS ÉTRANGERS.

William Wyrcester, – William Caxton, –Polydore Virgile, – Walter Bower, – le Religieux de Dumfermling, –Eberhard de Windeken, – Jean Nider, – Lorenzo Buonincontro, – SaintAntonin, – le Pape Pie II, – Guerneri Berni, – BaptisteFulgose, – Philippe de Bergame, – Laonic Chalcondyle.

TÉMOIGNAGES INDIRECTS.

Bertrandon de la Broquière, – Jean de Vaulx, –Pierre de Gros, – Gui Pape, – Rozmital de Blatna, – Simon dePhares, – Jean Bouchet.

Enfin, il faut joindre à ces chroniques unecollection de lettres (entre autres huit lettres de Jeanne Darc),d’actes ou de pièces détachées ; – de témoignages extraits desdivers livres de comptes d’Orléans, de Blois, etc., etc.(ainsi : les quittances relatives à l’équipement de laPucelle, à son armure, à ses chevaux, etc., etc.), – sans compterune foule de documents secondaires, mais intéressants, qu’il seraittrop long d’énumérer ici.

Vous comprendrez, chers lecteurs, qu’à l’aidede ces matériaux, collectionnés, édités par M. Jules Quicheratavec tant de soins, de persévérance, d’érudition, ma tâche a ététrès-simplifiée ; je n’ai eu qu’à puiser à ces sources vivesde l’histoire. Aussi, lors de tous les actes importants de la viede Jeanne Darc, je pourrai vous faire entendretextuellement ses paroles ; les notes de renvoi auxdocuments authentiques viendront à l’appui de mon récit.

D’après ces explications, la complèteexactitude de notre œuvre vous sera, je pense, suffisammentdémontrée. Nous aborderons maintenant dans cette lettre cesdiverses questions :

– Du miraculeux dans la vie de JeanneDarc.

– Du génie militaire de JeanneDarc.

– Et enfin de la lutte de Jeanne Darccontre la haineuse envie des gens de cour et des gens deguerre.

Le PROCÈS de la Pucelle d’Orléans sera lesujet d’une lettre spéciale ; ce procès, dénouement de notrelégende, est tellement incroyable, un machiavélisme infernal s’ymêle à tant d’épouvantables atrocités, qu’il nous a sembléindispensable de rapprocher immédiatement de la dernière partie decet épisode les preuves irrécusables qui constatent sa véracitéabsolue. Ces preuves, placées ici, ne seraient peut-être plus assezprésentes à votre mémoire, chers lecteurs, lorsque vous assisterezau martyre de Jeanne Darc ; vous pourriez nous soupçonnerd’exagération dans cet effroyable tableau.

Cela dit, examinons les trois points capitauxde l’histoire de notre héroïne.

DU MIRACULEUX DANS LA VIE DE JEANNE DARC.

Il est un fait historique hors de toutediscussion possible : « Jeanne Darc, dès l’âge de treizeans et demi, a eu des visions, des révélations ; elle a vu dessaintes et un ange lui apparaître, elle a entendu leurs voixdivines lui annoncer qu’elle était prédestinée à chasser lesAnglais du royaume de France et à rendre à Charles VII sacouronne. »

La réalité de ces visions, de ces révélations,ressort d’innombrables témoignages contemporains et des aveux deJeanne Darc, aveux réitérés, toujours identiques et empreints d’uneirrécusable sincérité.

Ce fait a été diversement interprété.

Les crédules y ont vu la preuve surnaturelle,flagrante de l’action directe, positive, nous dirions presquepersonnelle de la Divinité sur la vie de la Pucelled’Orléans.

Les sceptiques, au contraire, ont prétendu queJeanne Darc avait été dupe de fantasmagories habilement mises enjeu pour frapper son imagination ; ou bien que, voulant sedonner du relief, de l’importance, la bergère de Domrémy avaitmenti effrontément, en affirmant ses visions, ses révélations.

Enfin, le plus grand nombre ont accepté cesapparitions comme certaines, sans pouvoir rationnellement lesexpliquer.

Tel n’est point notre avis. Ce fait estparfaitement explicable, complètement expliqué au point de vue dela raison, de la science et de l’histoire.

La matière est délicate, chères lectrices,elle touche à une question physiologique et médicale, nous nel’aborderons qu’avec une extrême réserve.

DAULON, écuyer de Jeanne Darc, qui ne l’a pasquittée durant sa vie militante, dépose ainsi lors duprocès :

« …… Dit qu’il a oy (entendu) dire àplusieurs femmes qui ont veue (vu) ladicte Pucelle par plusieursfois nue, et sçu de ses secretz que oncques elle n’avait eu lasecrète maladie des femmes, et que jamais nulle n’en put riencongnoître (connaître) et apercevoir par ses habillements ne (ni)autrement. » (Procès, t. III, p. 219.)

De cette déposition, il résulte que JeanneDarc n’a jamais été sujette à certain phénomène particulier à sonsexe.

Or, vous verrez, chers lecteurs, dans le coursde notre récit, comment aux approches de quatorze ans, âge de lapuberté, un saisissement violent, causé par un spectacle horrible,a dû jeter une perturbation incurable dans l’organisation de lajeune fille ; quant aux conséquences presque toujoursinévitables de ces désordres organiques, nous les exposerons encitant quelques passages d’œuvres physiologiques qui jouissent dansle monde savant d’une toute-puissante autorité :

« Dans la constitution actuelle del’espèce humaine, la femme est sujette à un phénomènepériodique qui revient exactement tous les mois, depuis l’âgede quatorze à quinze ans jusqu’à celui de quarante-cinq à cinquanteans, fonction caractéristique et nécessaire au sexe, et àlaquelle toutes les autres fonctions semblentsubordonnées ; sans lui, l’ordre des mouvementsvitaux s’altère, etc. » (ROUSSEL, Syst. physiol. etmoral de la femme, p. 151.)

Ainsi, la perturbation jetée dans certainesfonctions naturelles, particulières à la femme, auxquelles toutesles autres fonctions semblent subordonnées, altère l’ordre desmouvements vitaux, etc., etc.

Citons encore :

« Les praticiens ne sont-ils pas tous lesjours appelés à constater combien la non apparition de cettefonction apporte de trouble, de désordres dans la santé desjeunes filles ; tantôt, c’est la fièvre ménorrhagique del’âge pubère, la chlorose, l’hystérie, l’hallucination,etc., etc. (p. 377). La jeune fille arrive à l’âge de puberté,alors, étonnante métamorphose ! le corps prend unaccroissement considérable, le cœur, plus énergique, donne lieu àune circulation plus active ; mais c’est dans le moral surtoutque l’on observe des changements plus remarquables encore. Inquièteet rêveuse, la jeune fille ne sait à quoi attribuer le trouble quil’agite (p. 379)… elle éprouve des vertiges, des anxiétésprécordiales ; elle devient triste, mélancolique ; elles’abandonne à des rêveries et verse des larmes involontaires sansconnaître leur cause… À l’époque de la puberté, les facultésmentales de la femme se développent d’une manière surprenante,etc., etc. » (J. P. MAYGRIER, Dict. des Sciencesméd., vol. XXXII, p. 381.)

D’où il suit que les jeunes filles, auxapproches de l’âge pubère, semblent subir une sorte detransformation morale et physique ; et lorsque, par accident,le symptôme essentiel de la puberté n’apparaît pas, cetteperturbation engendre de grands désordres dans leur santé :elles deviennent sujettes à des affections telles que l’hystérie,l’hallucination. Or, quels sont les caractères particuliers del’hallucination ?

Écoutons un illustre savant étranger, dont lesrécents travaux semblent être, pour ce siècle du moins, le derniermot de la science :

« Les HALLUCINATIONS sont les perceptionsde sensations qui dépendent des causes internes, sans objetexcitateur extérieur, et qui portent le caractère de l’énergiepropre à chaque sens spécial. La personne atteinted’hallucinations CROIT À LEUR RÉALITÉ, parce qu’elles ont lieu dansles sens et se produisent avec la réalité des phénomènes sensoriels(p 546). Voici quelques-uns de ces phénomènes :

» Immédiatement avant de s’endormir,pendant la veille et dans l’état intermédiaire entre la veille etle sommeil, qui ne se rappelle ces images fortement dessinées quiflottent devant les yeux avant que l’on s’endorme ? la clartéqui alors apparaît dans ces organes, quoiqu’ils soientfermés ? les apparitions et les métamorphoses si souventbrusques de ces images ? les sons que l’on entend tout àcoup, sans nulle cause extérieure, COMME SI QUELQU’UN NOUSPARLAIT À HAUTE VOIX DANS L’OREILLE ? (Voir l’expositiondétaillée de ces états dans Moritz et Pokel, liv. II, p.38 ; – Nasse, Anthropologie, t. III, p. 166 ; –Mueller, p 20.)

» Ces phénomènes ont aussi lieu chez lespersonnes complétement éveillées. Aristote avait déjà faitcette remarque (Traité des Songes, chap. III) ;Spinosa aussi (Œuvres posthumes, epist.XXX) ; Grinthuisen également. J’ai été, autrefois,fort sujet moi-même à ce phénomène, pour lequel j’éprouveaujourd’hui moins de disposition. J’ai l’habitude, lors de cesvisions, d’ouvrir les yeux sur-le-champ, de les diriger vers lamuraille, où les images persistent encore quelque temps, puis elless’effacent.

» D’après les informations que je prendsauprès de mes élèves, j’ai acquis la conviction que, proportiongardée, il en est peu qui connaissent ce phénomène de vision ;un ou deux sur des centaines.

» Les maladies dans lesquelles on observefréquemment des visions sont la fièvre, l’irritation ducerveau, etc., etc. Une simple excitation cérébrale sansdélire peut causer des fantômes qu’aperçoivent ceux quel’on appelle visionnaires.

» Le visionnaire cité par Bonnet était unpersonnage considéré, jouissant d’une santé parfaite, d’un bonjugement, d’une mémoire excellente, et, quoique éveillé,il ne recevait aucune impression du dehors ; il apercevait detemps en temps des figures d’hommes, d’oiseaux. Ces visionsfaisaient sur lui une impression aussi vive que les objetseux-mêmes ; il appréciait très-bien sa situation et savaitredresser ses premiers jugements.

» Un visionnaire célèbre, NICOLAÏ, futsujet à ces phénomènes ensuite de l’omission d’une saignée etd’une application de sangsues dont il avait contracté presquechaque mois l’habitude. Tout à coup, après une vive émotion,il aperçut devant lui la figure d’une personne morte ; et lemême jour il passa devant ses yeux diverses autres figures, ce quise répéta les jours suivants. Les fantômes se montraient le jourcomme la nuit et revêtus de couleurs, mais plus pâles que ceux desobjets naturels ; au bout de quelques jours, ces fantômescommencèrent aussi à parler.

» Un cas fort rare est celui où unindividu parfaitement sain de corps et d’esprit a la faculté, enfermant les yeux, d’apercevoir réellement les objets qu’il luiconvient de voir. L’histoire moderne cite un petit nombre de cesphénomènes, entre autres l’illustre GŒTHE et Cardan.

» GŒTHE dit : – Lorsque, en fermantles yeux et baissant la tête, je me figure voir une fleur, cettefleur ne conserve pas un seul instant sa forme première ; ellese décompose aussitôt, et de son intérieur naissent d’autres fleursà pétales colorés ou parfois verts, figures fantastiques,régulières cependant comme les rosaces des sculpteurs.

» J’ai eu, en 1828, l’occasion dem’entretenir avec Goëthe sur ce sujet, qui avait pour nous deux unégal intérêt. Sachant que, tranquillement assis dans mon lit, lesyeux fermés sans dormir, j’apercevais fréquemment des figures queje pouvais très-bien observer, Goëthe était fort curieuxd’apprendre ce que j’éprouvais alors. Je lui dis que ma volontén’avait aucune influence sur la production de ces figures, et quejamais je ne distinguais rien de symétrique, rien qui eût lecaractère de la végétation ; Goëthe, au contraire, avait lafaculté d’établir à volonté le thème, qui se transformait ensuited’une manière involontaire, mais toujours obéissant aux lois del’harmonie et de la symétrie. Différence entre lui et moi ;lui qui possédait l’imagination poétique au plus haut degré dedéveloppement, tandis que je consacre ma vie à l’étude de la natureet de la réalité. » (Manuel de Physiologie, par J.MUELLER, professeur d’anatomie et de physiologie à l’Académie deBerlin, traduit par LITTRÉ, membre de l’Institut, etc., etc., v.II, p. 547 à 549. – 1851.)

Vous le voyez, chers lecteurs, GŒTHE, l’un desplus grands génies des temps modernes, était sujet à de certainesvisions, ainsi que l’auteur que nous venons de citer. Ce dernier aconnu dans sa longue carrière scientifique des hommes parfaitementsains de corps et d’esprit qui, par suite de la simpleomission d’une saignée, ont eu des visions, ontentendu la voix des fantômes ; le souvenir ou laprésence de ces apparitions ne troublait en rien leurs facultésintellectuelles, leur jugement. Complétons cette étudephysiologique par une dernière citation, empruntée à un autresavant d’une renommée européenne :

« … Le cerveau, mis en action par uneimpression violente, peut être fortement ébranlé, et cetébranlement déterminer un état convulsif du cerveau qui produit leshallucinations, les visions les plusmultipliées.

» Ces idées, ces images, sontordinairement relatives aux occupations de corps et d’espritauxquelles se livrait l’halluciné ; ou bien elles se lient àla nature de la cause même qui a produit l’ébranlement ducerveau… »

Vous comprendrez toute l’importance del’assertion scientifique précédente, chers lecteurs, lorsque voussaurez comment et pourquoi Jeanne Darc, depuis l’âge de quatorzeans jusqu’à sa dix-septième année, fut constamment absorbée,obsédée par la pensée de mettre un terme aux maux affreux déchaînéssur la France par la domination anglaise, maux dont la famille Darcavait souvent cruellement souffert, ainsi que tant d’autresfamilles de laboureurs.

Continuons nos citations.

« Exemples (dit notreauteur) : Un homme est arrêté, jeté dans un cachot, rendu peude temps après à la liberté ; il voit, il entend partout desdénonciateurs, des agents de police prêts à l’arrêter denouveau.

» 2° Une femme lit un ouvragefantastique sur le sabbat ; son esprit se frappe, elle se voittransportée au sabbat ; elle est témoin de toutes lespratiques dont elle a lu la narration avant sa vision.

» 3° Une dame lit dans un journal lerécit de l’exécution d’un parricide ; elle voit partout unetête ensanglantée séparée du tronc et couverte d’un crêpe noir.Cette vision inspire à cette dame une horreur inexprimable et luifait tenter plusieurs moyens de se détruire (p. 69).

» L’hallucination peut encore dépendredes répétitions multipliées des mouvements du cerveau pourapprofondir quelque sujet… Dès lors, l’action intérieure ducerveau prévaut sur celle des sens externes ; dès lors estbrisée la marche naturelle de l’entendement humain ; dès lorsil y a délire, il s’établit une sorte d’à-parte chez lesvisionnaires, de même qu’il s’en établit parfois chez les personnesles plus raisonnables, absorbées ou préoccupées par quelqueprofonde méditation (p. 70).

» Quelquefois les hallucinations sontfugaces, confuses ; mais le progrès de la maladie les rendaussi distinctes que les sensations actuelles. Souvent, au milieud’une conversation, l’halluciné s’arrête pour contemplerl’objet qu’il croit voir ou pour répondre aux voix qu’il croitentendre.

» Les hallucinations se retrouventfréquemment chez les personnes atteintes de mélancolie, de manie,d’extase, d’hystérie ; celle-ci le plus fréquemmentprovoquée chez les femmes par la suppression du fluxpériodique.

» Les hommes les plus remarquables parla capacité de leur intelligence, par la force de leuresprit, ne sont point à l’abri du phénomène del’hallucination, souvent causée chez eux par une forte contentiond’esprit (p. 71).

» Ainsi un halluciné entend parler,interroge, répond, tient une conversation suivie, et personne nelui parle, nulle voix n’est à sa portée, tout autour de lui estdans un profond silence…

» Un autre voit le ciel ouvert etcontemple Dieu face à face… Darwin raconte qu’un étudiantqui jusque-là avait toujours joui d’une bonne santé rentre chezlui, assurant ses camarades qu’il mourrait dans trente-sixheures ; Hufeland le guérit, et ce jeune homme luiavoua que la veille il avait vu une tête de mort et entendu unevoix qui lui avait dit : Tu mourras dans trente-sixheures.

» Une fille très-préoccupée desmalheurs du temps voit Dieu sous la figure d’un vieillard à barbeblanche, qui lui dévoile l’avenir et lui ordonne d’en informer lechef du gouvernement.

» J’ai vu à la Salpétrière une femme àqui Jésus-Christ apparaît chaque soir, sous la figure d’unbeau jeune homme brun ; toutes les nuits les plus bellesétoiles viennent éclairer sa demeure ; elle sent l’oranger, lejasmin. Jésus-Christ lui promet les plus grandes prospéritéspour la France… et une rente pour elle-même (p. 65).

» Les sensations des hallucinés sont desidées, des images reproduites par la mémoire, rendues visibles parl’imagination, personnifiées par l’habitude ; l’homme en cetétat donne un corps aux produits de son entendement, il rêveéveillé. Mais chez celui qui rêve, les idées de la veille secontinuent souvent pendant le sommeil ; tandis que l’hallucinéachève son rêve après le sommeil. L’halluciné n’est jamais surprisdes images qu’il croit voir ; leur conviction à ce sujet estsi entière, si franche, qu’ils raisonnent, jugent et sedéterminent en conséquence de leur hallucination.

» J’ai connu des hallucinés qui, aprèsleur guérison, me disaient : – J’ai vu, j’ai entendu aussidistinctement que je vous vois et que je vous entends (p. 68).Ils racontent leurs visions avec un sang-froid qui n’appartientqu’à la conviction la plus intime.

» J’ai donné des soins à un anciennégociant qui, après une vie très-active, fut frappé de la gouttesereine. Quelques années plus tard, il devint halluciné ; ilparlait à haute voix avec des personnes qu’il croyait voir etentendre.

» Les hallucinations ne sont donc ni defausses sensations, ni des illusions des sens, ni des perceptionserronées, puisqu’elles subsistent en dehors des objets extérieursagissant sur les sens (p. 68). Elles sont donc réelles aux yeux ducorps et de l’esprit de l’halluciné ? Elles sont donc réellespar rapport à lui ? » (ESQUIROL, Dictionnaire desSciences médicales, V. XX, H-B-HEM.)

Enfin, voulez-vous, chers lecteurs, à l’appuides faits précités un fait récent qui date d’hier ?

Nous lisons dans la Presse du 13octobre 1853 une lettre de l’un de nos anciens collègues àl’Assemblée nationale. Nous avons en lui toute créance, nousconnaissons l’élévation de son intelligence, sa grande valeur delégiste, le charme de son esprit, la vigueur de son éloquence, etsurtout l’honorabilité de son caractère. Il peut exprimer à cetteheure des convictions radicalement opposées aux nôtres ; maisnous ne mettons pas un moment en doute sa parfaite sincérité. Voicisa lettre, citée dans la Presse :

« L’Indépendance belge publieune nouvelle lettre de M. VlCTOR HENNEQUIN, ainsiconçue :

» Paris, 11 octobre 1853.

» Monsieur le Rédacteur,

» On m’a assuré que votre journal avaitannoncé la prochaine publication de : SAUVONS LE GENREHUMAIN ! livre rédigé par moi en collaboration avecl’Âme de la terre.

» Malheureusement, nous ne sommes pas siavancés. Je dis nous ; car je n’ai pas l’orgueil dem’isoler en qualité d’auteur de la puissance qui m’inspire.

» Le Directeur de la librairie a réponduà ma demande d’autorisation pour imprimer par un refus.

» Je suis en appel auprès de M. leMinistre de l’Intérieur, dont je n’ai pas encore reçu le derniermot.

» Il me serait pénible de tenter unepublication hors de France ; et j’espère que le gouvernementde ce pays sera sensible aux observations que voici :

» Mon livre ne discute aucune religionétablie.

» Il admet la théorie de JeanJournet, bien connue comme inoffensive, en substituant àl’attraction passionnelle, aveugle et fatale, la conscience et lavolonté ; en supprimant la science d’amour ; en plaçantla conservation de la famille et de son intérieur avant lesprodiges d’ordre matériel que l’association peut enfanter.

» La théorie que j’enseigne est unethéorie de conservation qui respecte toutes les positions et tousles droits…

» Repousser un appui donné par Dieuserait une erreur qu’on ne commettra pas, je l’espère.

» Dans tous les cas, ma plume a étéguidée, J’AI ENTENDU DES VOIX, j’en entends encore ;des idées fécondes et lumineuses prennent vie continuellement surmon papier. Je n’ai pas encore le droit, suivant les hommes, deproduire ces enseignements au grand jour ; mais devant leciel, mon devoir est de croire qu’une révélation nesaurait périr dans une impasse.

VICTOR HENNEQUIN. »

Donc, M. Victor Hennequin, aujourd’hui,en plein dix-neuvième siècle, a entendu des voix divineslui dicter un livre destiné à sauver le genre humain, demême Jeanne Darc entendait des VOIX qui lui conseillaient aussi desauver la France en la délivrant du joug des Anglais !

S’ensuit-il qu’il y aitmiracle ? action directe, personnelle de la Divinitéà l’endroit de M. Victor Hennequin ?

Vous ne pouvez, non plus que nous, cherslecteurs, le penser. M. Victor Hennequin est simplement sujetà l’un de ces phénomènes d’hallucination dont il estquestion dans les auteurs que nous venons de citer, phénomènesauxquels sont souvent sujets les hommes les plus remarquables parla puissance de leur esprit, par la fermeté de leur intelligence,dit le docteur Mueller, en citant à l’appui de sonaffirmation : Socrate, Aristote, Spinosa, Cardan,Goëthe. La concordance est frappante. Il se peut queM. Victor Hennequin écrive un livre très-éloquent sous ladictée des voix qu’il croit entendre, qu’il entend ;mais qui ne sont que l’écho extérieur de la voix internede ses convictions.

Nous croyons avoir rationnellement établi queJeanne Darc, par suite de graves désordres jetés dans sonorganisation physique vers l’âge de treize à quatorze ans, devintdésormais sujette à des hallucinations, durant lesquelles la jeunefille croyait voir, ou plutôt voyait, entendait des saintes luidisant : « Tu sauveras la France, tu chasserasl’étranger, tu rendras à ton roi sa couronne. »

Enfin notre récit vous démontrera jusqu’à laplus complète évidence, chers lecteurs, qu’en raison d’un étrangeconcours d’événements politiques, de circonstances résultant de sonnaturel, de ses habitudes, de son caractère, des tendances de sonesprit, de son éducation, de son entourage, et même de la localitéde sa demeure, Jeanne Darc devait être singulièrement prédisposée àces hallucinations. Parmi ces prédisposants, il estmention d’une légende très-populaire, dont, enfant, elle avait étépour ainsi dire bercée ; cette légende, attribuée à MERLIN,barde gaulois du sixième siècle, prédisait que laGaule, perdue par une femme, serait sauvée par une viergedes marches (frontières) de la Lorraine et d’un boischesnu (de chênes) venue…

Or, la famille Darc habitait Domrémy, villagedes frontières de la Lorraine et voisin d’un vieux bois dechênes.

Le miraculeux, nous l’espérons, a enpartie disparu de la vie de notre héroïne ; la cause toutematérielle, toute physiologique de ses visions, de ses révélations,est connue, constatée, expliquée. C’est beaucoup à notre point devue rationaliste ; mais cela ne suffit point… Abordons laseconde question.

DU GÉNIE MILITAIRE DE JEANNE DARC

Ici encore, l’on a invoqué le surnaturel, afind’expliquer un fait en apparence inexplicable. L’on n’a pu croirehumainement possible qu’une pauvre paysanne de dix-sept ans,quittant les champs paternels pour prendre le commandement d’unearmée, ait pu, sans miracle, devenir l’un des plus fameuxcapitaines de son siècle.

Et d’abord, ainsi que vous le verrez dansnotre récit, chers lecteurs, Jeanne Darc n’était pas, tant s’enfaut, étrangère aux choses militaires, lorsqu’elle partit deDomrémy pour aller faire lever le siège d’Orléans ; ellevivait depuis trois ans au milieu des sanglantes péripéties d’uneguerre acharnée. À cette rude école des batailles, fructifia, sedéveloppa le germe du génie militaire dont Jeanne était douée,comme tant d’hommes obscurs devenus un jour généraux illustres,comme MARCEAU, comme HOCHE, ces deux héros républicains dont lagloire rayonne d’un éclat si pur… Comme eux aussi, Jeanne Darc,enflammée du plus ardent patriotisme, ressentait une sainte horreurde l’étranger, qui tant de fois avait, sous ses yeux, mis à feu, àsac et à sang la vallée où elle était née. Enfin, comme Hoche etMarceau, comme les volontaires de cette époque immortelle…1792 !… Jeanne ne voyait pas dans l’état de chef deguerre (ainsi que l’on disait alors) un sanguinaire etlucratif métier ; mais l’accomplissement du plus sacré desdevoirs : chasser l’ennemi du sol de la patrie.

En un mot, ainsi que Hoche et Marceau, JeanneDarc, par son courage, par son patriotisme, par son géniemilitaire, remporta d’éclatantes et surtout de fécondes victoires.Or, a-t-on jamais attribué les admirables faits d’armes des deuxgénéraux républicains à quelque intervention miraculeuse ?Pourquoi ne pas admettre cette réalité si simple, si humaine :à savoir, que Jeanne Darc était née grand capitaine, demême que, de nos jours, de pauvres pâtres ignorants sont nés grandsgéomètres, grands artistes ?

Ajoutons enfin que la vocation militaire deJeanne Darc était universellement reconnue par sescontemporains ; ils voyaient en elle beaucoup moins l’inspiréeque la guerrière pratique. Les textes que nous allons, àce sujet, mettre sous vos yeux, chers lecteurs, sont formels ;plusieurs d’entre eux insistent même sur les qualités particulièresdu génie militaire de l’héroïne, qui savait surtout tirer unexcellent parti de l’artillerie, alors dans son enfance.

Nous citons :

« … Ainsi que je l’ai dit plus haut, laPucelle était d’une complète innocence, sinon pour le métier desarmes, dont elle parlait à la grande admiration des hommes deguerre. » (Dép. de MARGUERITE DE TOUROUDE,Procès, vol. III, p. 88.)

« … Il dépose enfin qu’en toutes chosesJeanne était d’une simplicité juvénile, sauf en ce qui touche lesfaits de guerre, où elle était extrêmement experte, tant pourmettre l’armée en bataille que pour commander ; elle savaitaussi très-bien ordonner les manœuvres de l’artillerie. Etde cela on s’étonnait fort ; car elle agissait avec tant d’artet de prudence en fait de guerre que l’on eût dit un capitaineayant fait la guerre depuis vingt ou trente ans. »(Dép. du DUC D’ALENÇON, t. III, p. 100)

« … Dans lesdits assauts, Jeanne montraune telle valeur et une telle connaissance de la guerre, que lemeilleur capitaine n’eût pas mieux agi ; et tous admiraient sabravoure et son aptitude militaire. » (Dép. du SIREDE TERMES, t. III, p. 119.)

« … En dehors du fait de guerre, elleétait simple et innocente ; mais pour la conduite etl’ordonnance d’une armée, ainsi que pour animer, entraînerles soldats, elle se comportait comme le plus subtil capitainedu monde, et comme si elle eût depuis longtemps connu lemétier des armes. » (Dép. de HAIMOND DE MACY, t. III,p. 190.)

« … Il a entendu dire à plusieurscapitaines qu’elle était très-savante dans l’art de la guerre, etils admiraient sa science en cela. » (Dép. de PIERREMILET, t. III, p. 128.)

« … En toute autre chose que dans lesfaits de guerre, où elle était admirable, elle était d’une grandeinnocence. » (Dép. d’ANIAN VIOLE, t. III, p.128.)

« … Jeanne parlait aussy savamment de laguerre, et comme capitaine sçavoit la faire ; et quand le casadvenoit que dans l’ost (l’armée) il y avoit autant cry oueffroy de gens d’armes, elle venoit à pié ou à cheval, aussyvaillamment comme capitaine de compagnie l’eût sceu (su)faire, en donnant cuer (cœur) et hardement(hardiesse) à tous les aultres… Et en toutes les aultreschoses étoit bien simple personne et de belle et honnêtevie. » (JEAN CHARTIER, t. IV, p. 64.)

« … La Pucelle fut armée et montée àPoitiers, puis s’en partit en chevauchant ; portoit aussigentilement son harnois (son armure) que si elle n’eustfaict aultre chose en sa vie, dont plusieurss’émerveilloient ; mais bien davantage les capitaines desréponses qu’elle fesoit sur les choses de la guerre. »(CHRONIQUE DE LA PUCELLE, t. IV, p. 212-213.)

»… Quand on parloit de guerre ou qu’il falloitmettre les soldats en ordonnance, il fesoit bel ouyr et voir laPucelle faire ses diligences ; et si on crioit auculnesfois : Aux armes ! elle étoit la plus diligente et lapremière, soit à pié ou à cheval ! Et estoit une très-grandeadmiration aux capitaines de l’entendement qu’elle avoit des chosesde la guerre. » (PIERRE SALA, t. IV, p. 249.)

Nous terminerons ces extraits par un admirableportrait de Jeanne Darc au point de vue militaire, dû à la plumeéloquente d’ALAIN CHARTIER. Malheureusement notre traduction nerendra jamais l’énergique concision, le coloris, la vigueur de laprose latine ; essayons cependant :

« Ne paraît-il pas surprenant que laPucelle ait fait tant d’admirables choses en si peu de temps ?Mais quoi d’étonnant ? Quelle est la qualité nécessaire auxcapitaines que Jeanne ne possède pas ? Est-ce la sciencemilitaire ? La sienne est admirable. Est-ce le courage ?Le sien excelle sur tous les autres. Est-ce la promptitude ?La sienne est sans égale. Est-ce la justesse de coup d’œil ?la hardiesse dans l’attaque ? Elle réunit ces avantages à unsuprême degré : à l’heure du combat, elle commande l’armée,choisit le champ de bataille, assigne à chacun son poste, donne lesignal de l’action, frappe son cheval de l’éperon, et, impétueuse,s’élance sur l’ennemi… Elle a vaincu les féroces Anglais, rallumél’audace de la Gaule (Gallicam) ; elle a relevé laGaule de ses ruines ! Ô vierge sans égale ! digne detoute gloire ! de toute louange ! digne des honneursdivins ! honneur du royaume ! lumière des lis ! tues non-seulement la gloire des Gaulois (Gallorum), mais detous les chrétiens ! Si Troie se souvient et s’enorgueillitd’Hector, la Grèce d’Alexandre, l’Afrique d’Annibal, l’Italie deCésar, et de tant d’illustres capitaines, la Gaule(Gallia) doit s’enorgueillir de la Pucelle ! etc.,etc. » (Lettre d’ALAIN CHARTIER À AMÉDÉE VIII, DUC DE SAVOIE.Deliciæ cruditorum, t. IV, p. 36 ; ap. J.QUICHERAT, t. V, p. 131.)

*

**

DE LA LUTTE DE JEANNE DARC CONTRE LA HAINEUSE ENVIE DES GENS DECOURS ET DES GENS DE GUERRE.

Nous l’avouerons, chers lecteurs, le caractèrede Jeanne Darc, son patriotisme, nous inspirent peut-être encoreplus d’admiration que son génie militaire. Cette jeune fille, D’UNESI BELLE ET SI HONNÊTE VIE, comme dit le chroniqueur Jean Chartier,cette jeune fille fut sublime de courage moral, de dignité,d’abnégation, dans ses luttes opiniâtres contre l’ignoble couardisede Charles VII et contre la jalousie féroce de ses généraux oude ses courtisans. Plus d’une fois nos yeux se sont mouillés delarmes en songeant à ce que cette âme virginale et tendre, loyaleet naïve, dut souffrir dans ses rapports avec ce prince égoïste etces hommes indignement corrompus ! Vous partagerez, nousl’espérons, notre émotion, chers lecteurs ; et sans anticipersur ce récit navrant, où notre héroïne se montre sous un jour toutnouveau, nous voulons cependant, texte en main, prouverceci :

« Toutes les importantes opérationsmilitaires de Jeanne Darc, auxquelles la France dut son salut, ontété ouvertement ou sournoisement, traîtreusement entravées, soitpar les conseillers du roi, soit par le roi lui-même, soit par lesgénéraux obligés d’apporter le concours de leurs soldats à laguerrière. Leur haine, leur envie implacables l’ont poursuiviejusqu’à sa mort ; leur trahison infâme l’a fait tomber auxmains des Anglais, et ceux-ci ont livré l’héroïne au tribunalecclésiastique composé de prêtres français qui l’ont condamnée aubûcher. »

La ligue de ces courtisans, de ces capitaines,de ces prêtres, contre une pauvre fille dont le seul crime était deles primer tous, par le génie, par le cœur, et surtout par sonamour pour le pays… cette lâche et odieuse ligue vous sembleimpossible, chers lecteurs ? Et pourtant, vous verrez sedérouler, se dénouer cette abominable trame ; mais, quant àprésent, bornons-nous à quelques preuves à l’appui de notreaffirmation :

Jeanne Darc arrive à Orléans le samedi soir 30avril 1429 ; elle sent la nécessité d’une attaque prompte,décisive, et, après être allée examiner les retranchements ennemis,avoir mûri son plan de bataille, elle convoque les capitaines.

« La Pucelle requit les chefs de guerreque le jour de l’Ascension ils allassent avec elle attaquer laredoute de Saint-Laurent, où se trouvaient les plus considérablesdes chefs anglais, disant que l’heure était venue et qu’on laprendrait. Mais les chefs ne voulurent pas guerroyer en cettejournée par révérence pour l’Ascension. L’on convint que lelendemain on attaquerait les retranchements du côté de la Sologneet du pont, afin de pouvoir avitailler la ville par le Berry. Cedélai, cette journée perdue, causèrent une grande déplaisance àla Pucelle, qui s’en tint mécontente des capitaines et des chefs deguerre. » (Vol. IV, p. 225.)

Quelques jours après, malgré le mauvaisvouloir des capitaines, Jeanne Darc, par des prodiges de valeur etd’intelligence de la guerre, avait enlevé presque toutes lespositions des Anglais. Quoique grièvement blessée deux fois, elleveut achever son œuvre et, le lendemain, au point du jour,assaillir l’ennemi, déjà démoralisé par ses précédentesdéfaites ; que répondent les capitaines :

« Ce même jour après souper, lescapitaines dirent à Jeanne qu’ils voyaient bien qu’ils étaientpeu au vis-à-vis des Anglais ; et que la ville étantravitaillée, ils pouvaient attendre des secours du roi, et que leconseil de guerre trouvait fort imprudent de sortir le lendemain,de quoi la Pucelle fut grandement courroucée. » (T.III, p. 109.)

Il va de soi que Jeanne Darc, sortant malgréla décision du conseil de guerre, remporta une nouvelle victoire.D’autres fois, elle commandait aux capitaines de conduire leurscompagnies à l’assaut ; ils éludaient ou n’exécutaient qu’àdemi ses ordres. Mais la vaillante marchait toujours au combat,suivie des milices bourgeoises d’Orléans, qui ne lui firent jamaisdéfaut et se montrèrent héroïques dans ce siège. Ainsi, nouslisons :

« … Tous ne la suyrent(suivirent) pas, comme elle cuydoit(voulait) ; et accompagnée de peu de monde,elle alla attaquer la bastille Saint-Augustin, son étendard à lamain, fit sonner trompilles et donna le signal de l’assaut. Elle selogea pour la nuit dans cette bastille, et dit : – Nous auronsdemain les tours de la redoute du pont ; je ne rentrerai dansOrléans que lorsqu’il sera en la main du roy Charles. »(PERCEVAL DE CAGNY, t. IV, p. 9.)

Et ailleurs nous lisons encore :

« Jeanne, contrairement à l’avis deplusieurs chefs de guerre, qui prétendaient qu’elle mettaitles soldats du roi en un grand danger, se fit ouvrir la porte deBourgogne, petite porte près d’une grosse tour ; et elle passal’eau, afin d’aller attaquer les redoutes du pont. »(Dép. de LOUIS LE CONTE, t. III, p. 70.)

Le même fait est rapporté par un autrechroniqueur, avec plus de détails ; il en appert que cettefois l’un des capitaines voulut employer la violence pour empêcherJeanne d’aller attaquer et vaincre les Anglais :

« Le jour de l’attaque de la redoute deSaint-Augustin, le sire de Gaucourt, qui était chargé de ladirection des soldats du roi et de ceux des chefs de guerre, trouvamauvais que Jeanne fît une sortie, et garda lui-même la porte deBourgogne, afin d’empêcher personne de sortir.

» Jeanne arriva à la tête de beaucoupde bonnes gens d’Orléans armés, afin d’aller attaquerladite bastille ; le sire de Gaucourt s’opposant au passage deJeanne, elle lui dit :

» – Vous êtes un mauvais homme !Que vous le vouliez ou non, mes hommes me suivront et vaincrontcomme ils ont déjà vaincu.

» Et malgré le sire de Gaucourt, lesbonnes gens d’Orléans sortirent en armes et attaquèrent etenlevèrent la bastille de Saint-Augustin. Le sire de Gaucourt seplaignit ce jour-là d’avoir été en un grand péril. »(Dép. de SIMON CHARLES, MAÎTRE DES REQUÊTES, t. III, p.117.)

Les bonnes gens d’Orléans, bourgeoiset artisans armés, ayant naturellement à cœur la prompte levée dusiège de leur cité, prêtaient à Jeanne Darc un énergique concours.Ce fut toujours à la tête de ces vaillants soldats citoyens qu’elleaccomplit les plus beaux faits d’armes de ce siège mémorable.Ainsi, nous lisons :

« Le samedy, septième jour de may,environ le soleil levant, par l’accord et consentement desbourgeois d’Orléans, mais CONTRE L’OPINION ET LA VOLONTÉ DETOUS LES CHEFS ET CAPITAINES qui estoient là de par leroy, la Pucelle se partit à tout effort et passa la Loire,pour assaillir les Tournelles ; et les bonnes gens d’Orléanslui baillèrent canons et couleuvrines pour cet assaut. »(CHRONIQUE DE LA PUCELLE, vol. IV, p. 227.)

Non-seulement les contemporains signalent cedésaccord entre les citoyens de la ville et les chefs de guerre,mais les chroniqueurs sont très-explicites à l’endroit de l’envieet de la haine dont les capitaines poursuivaient JeanneDarc :

« Jehane la Pucelle, contre l’opinionde tous les capitaines, chiefs de guerre et autres, fesoitsouvent de belles entreprises sur les ennemis, dont toujours bienlui prenoit, etc., etc.… De quoi les gens de guerreétoient COURROUCÉS et moult ébahis. » (JEANCHARTIER, t. IV, p. 59-60.)

Et puis qu’est-ce que c’était que JeanneDarc ? une fille de labour ? Et cette vilaine prétendaitcommander à de nobles capitaines ! Citons toujours :

« … Le lendemain de son arrivée àOrléans, la Pucelle voulut conduire les troupes au combat ; laplupart des chefs de guerre se récrièrent sur cette témérité ;une vive querelle s’émut dans le sein du conseil de guerre entre laPucelle et le sire de Gamaches courroucé de voir UNEPÉRONNELLE DE BAS LIEU commander à tant degentilshommes ! » (Vie de GUILLAUMEGAMACHES, p. 76.)

Autre fait capital : le conseil royal deCharles VII était présidé par le sire Georges de laTrémouille ; il avait, ainsi que ses complices du conseil(vous les verrez à l’œuvre), un puissant intérêt à ce que la guerrecontre les Anglais s’éternisât. De là les haines acharnées de cescourtisans contre Jeanne Darc, de là leurs constants efforts afinde traverser tous ses projets. Citons encore, citonstoujours :

« … Et par le moïen d’icelle, Jehanne laPucelle, venoient tant de gens de toutes parts devers le roy pourle servir à leurs dépens, que on disoit que ycellui de laTRIMOÏLLE ETAUTRES DU CONSEIL DU ROY EN ESTOIENTBIEN COURROUCHIEZ (courroucés) que tant y en venoient,et disoient plusieurs que si ledit sire de la Tremoïlle et aultresdu conseil du roy eussent voulu accueillir tous ceulx qui venoientau service du roy, qu’ils eussent peu (pu)légièrement (facilement) recouvrer tout ce que lesAnglois tenoient dans le royaulme de France ; et n’osoiten parler, pour cette heure, contre le dit sire de la Trimoïlle,combien (malgré que) chacun véoit (voyait) clèrement que lafaulte venoit de lui… Et disoit on qu’il avoit fort entreprins(dominé) le gouvernement du roy et du royaulme de France, et pourcelle cause grant question et débat s’esmeult (s’éleva) entreycellui sire de la Trimoïlle et le comte de Richemont, connestablede France ; ycellui avoit bien en sa compaignie douze centscombattants, il fallut qu’il s’en retournast avec eux, et aussy(ainsi) firent plusieurs aultres seigneurs et capitaines desquelsle sire de la Trimoïlle se doubtoit (se défiait), dont ce fut làgrant dommage pour le roy et son royaulme. » (Chroniquede JEAN CHARTIER, manuscrit n° 8350 de la Bibliot.nationale ; ap. J. QUICHERAT, t. IV, p. 70-71.)

Le patriotisme de Jeanne Darcest d’autant plus admirable qu’elle n’ignorait pas les exécrablesmachinations tramées autour d’elle, et par deux fois, ainsi quevous le verrez, chers lecteurs, elle fut sur le point d’abandonnerà ses destinées Charles VII, ce misérable roi dont la crasseinsouciance et la lâcheté indignaient la grande âme de laguerrière ; mais, guidée par son excellent bon sens, ellecomprenait qu’à cette époque le roi c’était la France, et,abreuvée de dégoûts, entourée d’ennemis déclarés ou cachés,tremblant, à chaque pas de la voie glorieuse qu’elle poursuivait,de tomber dans un piège ténébreux, l’héroïne plébéienne accomplitsa tâche avec un invincible dévouement au pays, jusqu’au jour où,trahie devant Compiègne, elle fut livrée aux Anglais. Les preuves,les causes de cette abominable trahison, les voici ; ellessont claires et nettes :

« Ladite Pucelle fut trahie etBAILLÉE AUX ANGLAIS devant Compiègne par félonie. »(THOMASSIN, Registre delphinal, c. XIII.)

« … Jehanne fut prinse (prise), et cefirent faire par envie les capitaines de France, pource que,si aucuns faictz d’armes se faisoyent, la renommée disoit par toutle monde que la Pucelle les avoit faictz. » (CHRONIQUE DENORMANDIE, c. y.)

« … Ladite Pucelle ung bien matin, fistdire messe à Saint-Jacques… puis se retira près d’ung des pilliersde l’église, et dit à plusieurs bonnes gens de la ville deCompiègne qui étoient là (et il y avoit cent ou six-vingts petitsenfants qui moult (beaucoup) desiroyent à la voir) :Mes amis, je vous signifie que l’on m’a vendue et trahie, etque de brief, je serai mise à mort… » (Mirouër desfemmes vertueuses. Ap. J. QUICHERAT, t. IV, p.272.)

« … Il fut dit à la Pucelle par sesvoix qu’elle seroit prise… et le lui dirent par plusieursfois, et comme tous les jours, mais ne lui dirent point l’heure, etsi elle l’eust sceu, elle n’y fust pas allée. » (Procès deCon., t. I, p. 115.)

« … Encore fut dit pour le temps que laPucelle conseilloit au bon roy Charles d’aller devant Paris, etdisant qu’on le prendroit, mais ung sire de la Trimouille, quigouvernoit le roy, descria icelle chose, et fut dict qu’il n’étoitmie bien loyau audit roy son seigneur et qu’en envie des faitsque Jehanne fesoit IL FUT COUPABLE DE SA PRISE. » (LEDOYEN DE SAINT THIBAUT, Chronique de Metz ;ap. QUICHERAT, t. IV, p. 323.)

« … Il vit ladite Jeanne à Châlons avecquatre personnes du village de Domrémy, et elle leur disoit qu’ELLENE CRAIGNAIT RIEN… SINON LA TRAHISON. » (Dép. de GIRARDIND’ÉPINAL. Procès, vol. II, p. 421.)

Enfin, les sinistres pressentiments de Jeannene l’ont pas trompée ; elle est trahie, livrée, puis vendueaux Anglais pour dix mille écus d’or. Un prélat, l’évêque deChartres, l’un des membres les plus influents du conseil deCharles VII, qui devait sa couronne à l’héroïne, donne avis decette prise aux échevins de Reims. A-t-il un mot de pitié enannonçant ce malheur public ? Jugez-en, chers lecteurs, parl’analyse de la lettre de l’évêque de Chartres, conservée au dépôtdes archives de Reims :

« … L’évêque de Chartres (dit JeanRogier, l’analyste) donne advis de la prise de Jeanne laPucelle, devant Compiègne, pour ce qu’elle ne vouloit croireconseil, ainsi fesoit tout à son plaisir… Et sur ce qu’on luidict : que les Anglois feroient mourir la pucelle Jehanne, ilrépondit (l’évêque de Chartres) que tant plus leur en mescherroitet que Dieu avoit souffert que l’on prît Jehanne pour cequ’elle s’estoit constitué en orgueil, et pour les habitsd’homme qu’elle avoit pris, et qu’elle n’avoit fait rien de ce queDieu commande. » (ROGIER, t. V, p. 168-169 ; ap.QUICHERAT.)

Hélas ! ces quelques mots du prélat,conseiller de Charles VII, renfermaient le germe del’épouvantable procès d’hérésie, intenté plus tard à Jeanne Darc,et ensuite duquel elle fut brûlée vive… Mais nous l’avons dit,chers lecteurs, ce procès sera l’objet d’une lettre spéciale.

Ainsi donc, nous croyons avoirrationnellement, historiquement, démontré ceci :

– Il n’y a rien de miraculeuxdans les divers événements de la carrière de Jeanne Darc, siextraordinaires qu’ils paraissent.

– Elle était naturellement douée d’ungrand génie militaire.

– Enfin, l’œuvre patriotique de l’héroïneplébéienne a été d’autant plus admirable qu’il lui fallutnon-seulement combattre l’ennemi, mais encore opiniâtrement luttercontre la lâcheté de Charles VII, contre les manœuvressouterraines des courtisans et des capitaines de ce roi qui l’ontindignement trahie et livrée…

Ceci dit, et nous le pensons prouvé, textes enmain, vous allez, chers lecteurs, suivre Jeanne Darc depuis sonenfance jusqu’à l’heure de son supplice… bien courte vie… hélas…l’infortunée n’avait pas dix-neuf ans lorsqu’elle fut brûlée…

EUGÈNE SUE.

SAVOIE. – Annecy-le-Vieux, 24 octobre1853.

Nous avons joint à notre récit un plan dusiège d’Orléans et des retranchements anglais, afin de faciliterpar cette carte l’intelligence de notre récit. – Plusieurs de noslecteurs s’étant plaints du caractère presque microscopique deslettres servant d’introduction, nous avons engagé notre éditeur àfaire désormais composer les lettres conformément au textecourant.

E.S.

Auteurs::

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