Les Mystères du peuple- Tome VIII

CHAPITRE PREMIER.

Le cabaret d’Alison-la-Vengroigneuse. – GuillaumeCaillet. – Mahiet-l’Avocat d’armes. – Le roi des Français,faux-monnayeur. – Mazurec l’Agnelet etAveline-qui-jamais-n’a-menti. – Le droit de prémices. – Le sirede Nointel. – Amende honorable du serf envers son maître. –Adam-le-Diable. – Arrêt de la sénéchaussée du Beauvoisis sur ledroit de déflorement des vassales par leur seigneur. – Le tournoi.– La belle Gloriande, fiancée du sire de Nointel. – Le dueljudiciaire. – Combat de Jacques Bonhomme, désarmé, contre unchevalier armé de toutes pièces. – Le messager du roi Jean. –Lâcheté de la noblesse. – Les cinq pendus. – Le revenant. –Mahiet-l’Avocat retourne à Paris.

&|160;

Moi, Mahiet-l’Avocat d’armes, fils deMazurek-le-Brenn, le libraire, qui eut pour pèreJulyan, pour grand-père Kervelaïk, et pourbisaïeul Mylio-le-Trouvère&|160;; j’ai, aujourd’hui, centans passés&|160;; je suis centenaire comme l’a été notre ancêtreAmaël, qui vit s’éteindre le dernier rejeton de Clovis etfut témoin de la splendeur éphémère du règne de Charlemagne&|160;;les récits suivants, qui embrassent presque un siècle (de 1356 à1432), ont été, à de longues années d’intervalle, écrits par moi.Je les fais précéder de ces lignes que j’ajoute aujourd’hui à cettelégende, parce que les événements dont je viens d’être spectateur àla fin de ma vie centenaire (en cette année 1432) forment pourainsi dire le complément des faits qui vont, fils de Joel, sedérouler devant vous à dater de 1356. – Deux mots vous diront mapensée. En 1356, la criminelle impéritie d’un roi cupide etprodigue, cruel et débauché, la lâcheté de la noblesse française,ont livré presque entièrement la Gaule aux Anglais, et aprèssoixante et quinze années de ravages, de désastres, de misères, dehontes, d’ignominies, dont la noblesse et la royauté sont seulescoupables et responsables, une fille du peuple vient de sauver, encette année 1432, la Gaule de sa ruine et de chasser enfinl’étranger de notre sol&|160;; et pourtant, le croiriez-vous&|160;?cette héroïne plébéienne, cette digne fille des viriles Gauloisesdes temps antiques, a été brûlée, il y a peu de jours, par lesprêtres catholiques&|160;; et grande a été la joie féroce d’unefoule de courtisans et d’officiers jaloux de la gloire roturière dela fille du peuple&|160;! Elle a sauvé la Gaule, et le roi lâche,ingrat et corrompu, qu’elle a rétabli sur son trône, l’a laissésupplicier&|160;! Ô Jeanne&|160;! pauvre bergère de Domrémi&|160;!Ô Jeanne&|160;! pauvre vassale, ta race asservie, dégradée,torturée durant des siècles, était celle de JACQUES BONHOMME, qui,après des maux inouïs, va se venger enfin de ses bourreauxséculaires&|160;! Châtiment terrible&|160;! Expiation légitime,légitime comme la justice des hommes qui punit le meurtrier par lesupplice, légitime comme la justice de Dieu qui frappe enfin lecriminel longtemps impuni.

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La première de ces légendes à été écrite parmoi, Mahiet-l’Avocat, vers la fin de l’année 1358&|160;; il y a decela aujourd’hui près de soixante et seize ans&|160;: car j’avaisalors vingt-quatre ans. J’ai continué notre chronique à dater de1300, époque de la naissance de mon père inscrite par mon aïeul surnos parchemins. Ce sont les dernières lignes que sa main aittracées.

LE TRÉPIED DE FER ET LA DAGUE.

1300-1360

Avant de commencer ce récit, fils de Joel,quelques mots sur les événements accomplis en Gaule depuis l’année1300. – À PHILIPPE-LE-HARDI, mort en 1285, avait succédéPHILIPPE-LE-BEL. Spoliation et fausse monnaie&|160;: ces motsrésument le règne de ce roi d’une insatiable cupidité. Les Lombardset les Juifs sont chassés de la Gaule et dépouillés de leursbiens&|160;; les bourgeois, les marchands, les vilains et jusqu’auclergé, sont écrasés de taxes, et s’ils ne peuvent les payer, leursbiens sont confisqués&|160;; impitoyable à la curée,Philippe-le-Bel, malgré sa guerre incessante contre les Anglais,veut mettre à contribution la Flandre, pays libre, éclairé,industrieux et fort peu catholique&|160;; mais PierreKœnig, vaillant plébéien, doyen de la corporation destisserands de Bruges, se mettant à la tête de ses confrères et desautres corps d’artisans, châtie si rudement Philippe-le-Bel et sachevalerie qui voulait – disait-elle – rebâter ces manantsflamands, que lesdits manants, exterminant à Courtrai lanoblesse française (1302), emportent comme trophée de leur victoirequatre mille paires d’éperons dorés, enlevés aux talonsagiles de ces preux batailleurs de tournois. Philippe-le-Bel, ainsihonteusement battu, forcé de renoncer aux richesses de la Flandre,à bout de ressources, n’ayant plus ni Juifs ni Lombards à spolier,extorque aux bourgeois jusqu’à leur vaisselle, jusqu’à leursmeubles, et commence son productif métier de faux-monnayeur, payanten monnaie falsifiée et se faisant payer en bonnes pièces d’or etd’argent. Les seigneurs féodaux veulent imiter le roi des Français,mais il se réserve le monopole de cette volerie infâme&|160;; leclergé, possesseur d’immenses richesses, menaça Philippe-le-Beld’excommunication, s’il osait toucher aux biens du Seigneur. Ce bonprince se railla de ces menaces, si effrayantes au règne dePhilippe-Auguste, car les temps étaient changés&|160;; les horreursdes croisades en Palestine et en Languedoc avaient, selon laprédiction de notre aïeul Karvel-le-Parfait, porté un coup mortel àl’Église catholique. Sa puissance, naguère effrayante, s’affaissaitde jour en jour sous le poids de l’exécration générale, et lorsquele pape Boniface&|160;VIII s’avisa de récriminer contre la saisiedes domaines ecclésiastiques, Philippe-le-Bel répondit à ceBoniface en improvisant un pape de sa façon dans la personne deBertrand de Goth, archevêque de Bordeaux, lequel pape ilinstalla dans le comtat d’Avignon. Il y eut donc alors deux papes,l’un siégeant à Rome et l’autre dans Avignon. Ce dernier, en retourde sa papauté, dut accorder à Philippe-le-Bel la condamnation desTempliers. Ces moines-soldats, sanguinaires et débauchés, avaient,durant leur guerre en Terre-Sainte, pillé dans ce pays desrichesses énormes. Le roi désirait ardemment les voir passer dansses coffres&|160;; de sorte que, son pape Bertrand lui ayantoctroyé la condamnation des Templiers, ils furent accusés de magie,de sorcellerie, mis à la torture et brûlés dans leur magnifiquepalais du Temple à Paris. Ensuite de quoi, leurs dépouilles furentla proie de Philippe-le-Bel. Ce roi des larrons et desfaux-monnayeurs meurt en 1314&|160;; l’un de ses fils,Louis&|160;X, dit le HUTIN (l’étourdi), lui succède. Sous ce règne,les seigneurs féodaux ressaisissent une partie de leur puissance,que les rois, depuis Louis-le-Gros, avaient constamment attaquée ouruinée. Cette renaissance de la féodalité fait peser pluscruellement encore le joug du servage sur les serfs et sur lesvilains. Louis-LE-HUTIN, voyant l’audace croissante des seigneurs,entre en lutte contre eux, non plus par les armes, mais par desprocédures. Grand nombre de hauts barons, accusés d’empoisonnementet de commerce avec le diable, sont torturés et suppliciés&|160;;ce sont des procès à la fois stupides et atroces. Louis-le-Hutinmeurt en 1316&|160;; son frère PHILIPPE&|160;V monte sur le trône,et peu de temps après, en 1322, Charles&|160;IV ou le BEL,dernier fils de Philippe, succède à ses deux frères. Alors s’ouvreune ère de crimes, d’horreurs à donner le vertige&|160;; on secroirait revenu à ces temps épouvantables où les premiersdescendants de Clovis s’entr’égorgeaient. Deux reines des Françaissont étranglées&|160;: Isabeau, sœur de Charles-le-Bel, mariée àÉdouard&|160;II, roi d’Angleterre, se ligue avecson amant Mortimer pour conspirer contre son mari, qu’elle détrône,grâce à l’appui de Philippe-le-Bel, et qu’elle assassine plus tarden l’empalant avec un fer rouge, supplice affreux queFrédégonde et Brunehaut n’avaient pas imaginé. Isabeau, cette mèreadultère et homicide, finit plus tard ses jours dans un monastère,où la fit emprisonner son fils Édouard&|160;III, lorsque, à samajorité, il ceignit la couronne d’Angleterre. À la mort deCharles-le-Bel (1328), une sorte de révolution s’accomplit au sujetde la transmission de la couronne que ces rois de race étrangère àla Gaule avaient coutume de se léguer de mâle en mâle, selon la loisalique, antique loi des Francs, qui excluait les femmes de laroyauté. Charles-le-Bel, en mourant, ne laissait ni enfants, nifrère. L’héritière du trône eût été sa sœur, alors régented’Angleterre pendant la minorité de son fils, cette même Isabeauqui empalait son époux avec un fer rouge. PHILIPPE DE VALOIS,cousin de Charles-le-Bel, revendiqua la couronne en saqualité de plus proche parent mâle du roi défunt, etreconnu par le parlement d’abord comme régent, puis comme roi, ilinaugura le déplorable règne des VALOIS. Ce Philippe, ambitieux,cupide, batailleur, ayant, pour guerroyer, besoin de l’aide de lanoblesse féodale, dispense les seigneurs de payer leurs dettescontractées envers les bourgeois, abolit les franchises descommunes, falsifie les monnaies selon la royale coutume, double lesimpôts, soumet les biens de l’Église à de fortes taxes et menace lepape Jean&|160;XXIII de le faire poursuivre et condamner commehérétique par l’Université de Paris. – (Voyez, fils deJoel, où en était tombée la papauté.) Il refuse à ce pontife ledroit de lever, à son profit et pendant dix années, le décime descroisades, que le peuple hébété continuait de payer à l’Église,quoiqu’il n’y eût plus de croisades depuis longtemps.Jean&|160;XXIII, selon la coutume des prêtres, ruse et atermoie,tandis que la libre et industrieuse Flandre, soulevée par lebrasseur Jacquemart Arteveld, organisant, comme sonprédécesseur Kœnig, les corporations de métiers,sauvegarde les franchises des communes du Nord et s’oppose auxnouvelles pilleries du roi des Français, obligé de poursuivre laguerre contre Édouard&|160;III, roi d’Angleterre, qui possédait,comme ses aïeux, un tiers de la Gaule, et contre la Bretagne. Cettefière province, jadis libre, était tombée sous le joug féodal, maisne voulait du moins subir que la domination des seigneurs de racearmoricaine et poursuivait contre les rois des Français la lutteque ce peuple indomptable avait autrefois si héroïquement et silongtemps soutenue contre les rois franks, issus de Clovis et deCharlemagne. Philippe de Valois, aussi fourbe que sanguinaire,attire à Paris les plus influents des chefs bretons et, malgré lafoi jurée, les fait décapiter. Les guerres civiles et étrangèrescontinuent à désoler la Gaule&|160;; Édouard&|160;III, roid’Angleterre, s’empare d’une partie de la Normandie et pousse sesravages jusqu’à Boulogne, jusqu’à Saint-Cloud. – Quelques-unes deses bandes s’avancent même sous les murs de Paris. – Enfin, en1346, Philippe de Valois, et sa chevalerie, ignominieusement battusà la bataille de Crécy, voient en 1347 les Anglais s’emparer deCalais, une des portes de la Gaule. Cette ville n’échappe àl’incendie, au massacre, au pillage que par le dévouementd’Eustache Saint-Pierre et d’autres bourgeois qui viennent, lacorde au cou, s’offrir à la mort pour sauver la vie de leursconcitoyens. Une horrible peste éclatant en 1348 met le comble àces maux et dépeuple le tiers du pays. Philippe de Valois, aprèsavoir menacé le pape de le faire condamner comme hérétique,trouvant utile à ses intérêts de donner des preuves de catholicité,afin de se rendre agréable au pontife de Rome, rend une ordonnancecontre les blasphémateurs. Au premier blasphème, on perdait unelèvre, l’autre au second, et au troisième, on vous arrachait lalangue&|160;; on traitait pareillement ceux qui, entendantblasphémer, ne dénonçaient point le coupable. Le Philippe de Valoispoursuivait d’ailleurs, sur les monnaies, son brigandage quiruinait la Gaule. (Jugez, par ce seul fait entre mille, de cettepillerie, fils de Joel.) Dans le cours de l’année 1348, cefaux-monnayeur couronné rendit ONZE ordonnances qui élevaient ouréduisaient le cours de telle ou telle monnaie. Enfin, Philippe deValois meurt en 1350 et laisse la couronne au roi JEAN, qui règnesur la Gaule au commencement de la légende suivante. – Dissipateuret cupide, cruel et débauché, de plus forcené faux-monnayeur commeses aïeux, ce nouveau roi voit dans la Gaule une proie qu’ilpartage avec ses favoris. Il a déjà fait mettre à mort leconnétable d’Eu, conseiller de Philippe de Valois, et, de plus,fait poignarder sous ses yeux les principaux seigneurs deNormandie, partisans de Charles-le-Mauvais, roi de Navarre, à quiJean a donné une de ses filles en mariage et qui réclamait laChampagne, dont il avait été dépossédé par son royal beau-père. Lesimpôts sont excessifs, la bourgeoisie ruinée, le commerce nul, lescommunications partout interceptées&|160;; l’on n’ose sortir desvilles de crainte de tomber au pouvoir des bandes de routiers, deNavarrais, de soudoyeurs et autres brigands qui infestent laGaule&|160;; la disette commence, les denrées sont hors de prix, laruine générale, sauf à la cour somptueuse du roi Jean et dans lesmanoirs des seigneurs, où vont s’engloutir les richesses sipéniblement acquises par le commerce des bourgeois, l’industrie desartisans et les écrasants labeurs des vilains et des serfs.

Et maintenant, fils de Joel, lisez ce récit,qui commence pendant la sixième année du règne deJean.

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Un dimanche, vers la fin du mois d’octobre del’année 1356, un assez grand mouvement régnait, dès le matin, dansla petite ville de Nointel, située à quelques lieues deBeauvais en Beauvoisis. Déjà le cabaretd’Alison-la-Vengroigneuse (ainsi nommée en raison de soncaractère souvent revêche, quoiqu’elle fût bonne et charitablefemme) se remplissait d’artisans, de vilains et de serfs quivenaient attendre l’heure de la messe dans cette taverne, ou, grâceà la misère du temps, l’on buvait peu et l’on parlait beaucoup, cedont Alison ne se plaignait guère&|160;; aussi babillarde quevengroigneuse, elle aimait mieux voir son cabaret rempli de jaseursque vide de buveurs&|160;; encore fraîche et accorte, quoiqu’elleeût dépassé la trentaine, elle portait courte cotte et gorgeretteéchancrée, peut-être parce que son corsage était rebondi et sajambe bien tournée. Les cheveux noirs, l’œil vif, les dentsblanches, la main prompte, Alison, depuis son veuvage, avaitsouvent cassé les pots de son cabaret sur la tête des buveurs tropexpressifs dans leur admiration pour ses charmes&|160;; aussi, enbonne ménagère, remplaçait-elle par précaution ses pots de grès pardes pots d’étain. Alison semblait être, ce matin-là, detrès-méchante humeur, à en juger par son front plissé, sesmouvements brusques et sa parole âpre et grondeuse. Bientôt entradans le cabaret un homme dans la maturité de l’âge&|160;; sa figureosseuse, brûlée par le soleil, n’avait de remarquable que deuxpetits yeux fauves, perçants et rusés, à demi cachés sous ses épaissourcils grisonnants comme sa chevelure épaisse qui s’échappait endésordre de son vieux bonnet de laine. Il venait de parcourir unelongue route, car la poussière couvrait ses sabots, ses mauvaisesguêtres de toile et son sarrau rapiécé&|160;; sa fatigue étaitgrande, car il marchait péniblement appuyé sur un bâton noueux. Àpeine entré dans la taverne, il se laissa tomber sur un banc&|160;;ce serf… (il était serf et s’appelait GUILLAUME CAILLET, retenez cenom, fils de Joel)&|160;; ce serf, à peine assis, appuya ses coudessur ses genoux et son front sur ses mains. La Vengroigneuse,l’avisant, lui dit brusquement&|160;: – Que viens-tu faireici&|160;? je ne te connais pas&|160;; si tu veux boire, paye,sinon va-t’en&|160;!

–&|160;Pour boire, il faut de l’argent, et jen’en ai pas, – répondit Guillaume Caillet, – laissez-moi me reposersur ce banc…

–&|160;Mon cabaret n’est pas une ladrerie, –reprit Alison, – hors d’ici, malandrin&|160;!

–&|160;Allons, notre hôtesse&|160;? on ne t’ajamais vue de si mauvaise humeur, – dit l’un des buveurs, – laissedonc en paix ce pauvre homme&|160;; d’ailleurs nous l’invitons àboire avec nous.

–&|160;Merci, – répondit le serf d’un airsombre en secouant la tête, – je n’ai point soif.

–&|160;Si tu ne bois pas, tu n’as que fairecéans, – dit la cabaretière au moment où une voix, retentissant dudehors, s’écriait&|160;: – Hé, l’hôtesse&|160;!… l’hôtesse&|160;!…mille pannerées de démons&|160;! Il n’y a donc ici personne pourprendre mon cheval&|160;? Nous avons le gosier aussi sec et lesdents aussi longues l’un que l’autre&|160;! Hé,l’hôtesse&|160;!

L’arrivée d’un cavalier, bonne aubaine pour uncabaret, vint distraire Alison de son courroux&|160;; elle appelasa servante et courut à la porte, afin de répondre à l’impatientvoyageur qui, la bride de son cheval à la main, ne cessait demaugréer, joyeusement d’ailleurs. Ce nouveau venu était âgéd’environ vingt-quatre ans&|160;; la visière de son casque de ferrouillé, complètement relevée, découvrait sa figure avenante ethardie sillonnée d’une profonde cicatrice qui labourait sa jouegauche. Grâce à sa carrure d’Hercule, sa lourde cuirasse de ferterni, mais en bon état, ne semblait pas lui peser davantage qu’unecasaque de toile&|160;; sa cotte de mailles, rapiécée à neuf enmaints endroits, tombait jusqu’à la moitié de ses cuissards de fer,comme ses jambards, cachés sous ses grosses bottes de voyage&|160;;son baudrier supportait une longue épée&|160;; son ceinturon, unpoignard très-aigu appelé miséricorde&|160;; sa massed’armes, composée d’un gros bâton long comme le bras et terminé partrois chaînettes de fer rivées à un boulet du poids de sept à huitlivres, pendait aux arçons de ce cavalier, ainsi que son boucliergarni de clous et de lames de fer&|160;; trois bois de lances derechange, liés ensemble et dont l’extrémité reposait dans une sortede poche de cuir ajustée à la courroie de l’un des étriers, semaintenaient droits le long du quartier de la selle derrièrelaquelle était attachée une valise de basane. Le cheval, grand etvigoureux, avait la tête, le cou, le poitrail et une partie de lacroupe couverts d’un caparaçon de fer, pesante armure que lerobuste animal portait aussi facilement que son maître portait lasienne. Alison-la-Vengroigneuse, accompagnée de sa servante,accourant aux cris redoublés du voyageur, lui dit d’un tonaigre-doux&|160;: – Me voici, messire. Hum&|160;! si vous êtes unjour canonisé, ce ne sera point, je le crains fort, sousl’invocation de Saint-Patient&|160;!

–&|160;Ventre du pape, ma belle hôtesse&|160;!jamais trop tôt l’on ne saurait voir vos gentils yeux noirs et vosjoues vermeilles&|160;; aussi vrai que votre jarretière pourraitvous servir de ceinture, la plus jolie meschinette de Paris, d’oùje viens, ne saurait vous être comparée.

–&|160;Vous venez de Paris&|160;? messirechevalier, – dit vivement Alison, à la fois flattée des complimentsdu voyageur et fière de posséder un hôte venant de Paris, lagrand’ville&|160;; – quoi… vous venez de Paris&|160;?

–&|160;Sans débrider. Mais dites-moi, j’aiété, n’est-ce pas, bien renseigné&|160;? Il y a ici aujourd’huidans le val de Nointel un pardon d’armes&|160;?

–&|160;Oui, messire, le tournoi doit commencertantôt après la messe.

–&|160;Alors, belle hôtesse, pendant que jeconduirai mon cheval à l’écurie pour lui donner une bonne provende,vous me préparerez ma provende à moi, et afin qu’elle me semblemeilleure, vous la partagerez, n’est-ce pas&|160;? avec moi encausant, car j’ai beaucoup de renseignements à vous demander. –Puis, relevant sa cotte de mailles pour fouiller dans une pochettede cuir, le cavalier y prit une pièce d’argent et, la donnant àAlison, lui dit gaiement&|160;:

–&|160;Voici d’avance pour mon écot, car je nesuis pas de ces routiers comme on en rencontre tant de nos jours,qui payent leur hôte à coups d’épée ou en dévalisant lamaison&|160;; – mais voyant la cabaretière examiner la pièce avantde l’embourser, il ajouta en riant&|160;: – Acceptez cette pièced’argent comme je l’ai reçue, les yeux fermés&|160;; le diable, leroi Jean et le maître des monnaies de cet honnête prince saventseuls ce que vaut cette pièce et si elle contient plus de plomb qued’argent.

–&|160;Ah&|160;! messire chevalier, n’est-ilpas terrible de penser que notre seigneur le roi est faux-monnayeurforcené&|160;! Quel temps que le nôtre&|160;! ne jamais savoir lavaleur de ce qu’on possède&|160;!

–&|160;Vrai Dieu&|160;! votre amoureux n’estpoint dans cette fâcheuse ignorance, je le gagerais, bellehôtesse&|160;?… Allons, vous achèverez de rougir de modestiependant que votre servante me montrera le chemin de l’écurie, aprèsquoi vous me préparerez mon déjeuner&|160;; mais vous le partagezavec moi, c’est entendu.

–&|160;Comme il vous plaira, messirechevalier, – répondit Alison de plus en plus charmée de la bonnehumeur de l’étranger&|160;; aussi s’occupa-t-elle promptement despréparatifs du repas et plaça bientôt sur l’une des tables de lataverne une appétissante tranche de lard entourée de fenouil vert,des œufs à la poêle, du fromage et un pot de cervoisemousseuse.

Le serf Guillaume Caillet, oublié par lacabaretière, le front appuyé dans ses deux mains, semblait étrangerà ce qui se passait autour de lui et se tenait assis sur son banc,non loin de la table où se placèrent bientôt Alison et le voyageur.Celui-ci, de retour de l’écurie, se débarrassa de son casque, deson poignard et de son épée qu’il plaça près de lui et commença defaire honneur au repas.

–&|160;Ainsi, messire chevalier, – lui ditAlison, – vous venez de Paris&|160;?

–&|160;De grâce, belle hôtesse, ne m’appelezpas messire chevalier&|160;; je suis de race roturière et non pointnoble. Je me nomme Mahiet&|160;; mon père est marchandlibraire, et moi avocat d’armes, ainsi que vous le prouvemon harnais de bataille.

–&|160;Il serait vrai, – dit Alison enjoignant les mains avec une heureuse surprise, – vous êtes avocatcombattant&|160;?

–&|160;Oui, et je n’ai point encore perdu decause, puisque l’on ne m’a pas coupé, vous le voyez, le poingdroit, désagrément réservé à tout avocat vaincu en duel judiciaire…Souvent blessé, j’ai du moins toujours rendu à mes adversaires unefève pour un pois. J’ai su à Paris que l’on donnait ici un tournoi,et pensant que, selon la coutume, il y aurait peut-être, avant ouaprès les passes d’armes, quelque combat judiciaire où je pourraisremplacer l’appelant ou l’appelé, je suis à tout hasard venu encette ville. Or, comme cabaretière, vous devez être renseignée surbien des choses de céans et je…

–&|160;Ah&|160;! messire avocat, c’est le cielqui vous envoie.

–&|160;Le ciel&|160;?… Il se mêle, je crois,fort peu de mes affaires.

–&|160;Sachez que, pour mon malheur, j’ai unprocès&|160;!

–&|160;Vous, belle hôtesse&|160;?

–&|160;Il y a trois mois, j’ai prêté douzeflorins à Simon-le-Hérissé&|160;; quand je lui airedemandé la somme, l’indigne larron a nié sa dette. Nous sommesallés par devant messire le sénéchal&|160;; j’ai soutenu mon dire,Simon a soutenu le sien. Il n’y avait de témoins ni pour ni contrenous, et comme la dette contestée s’élevait au dessus de cinq sous,le sénéchal a ordonné le duel judiciaire.

–&|160;Et vous n’avez trouvé personne pourêtre votre avocat d’épée contre Simon-le-Hérissé&|160;?

–&|160;Hélas&|160;! non, car il est, à causede sa force et de sa méchanceté, redouté dans tout le pays.

–&|160;Donc, comptez sur moi&|160;; je mebattrai autant pour l’amour de vos beaux yeux noirs que pour votrecause.

–&|160;Oh&|160;! ma cause est bonne,archi-bonne, messire avocat&|160;; j’ai si bien prêté ces douzeflorins à Simon-le-Hérissé que ce jour-là même il…

–&|160;Ne m’en dites pas davantage&|160;: unejolie bouche comme la vôtre ne saurait mentir, et puis j’ail’habitude de toujours croire mes clients. Il s’agit, voyez-vous,de donner non de solides raisons, mais de solides coups d’épée, delance ou de masse d’armes&|160;; aussi, tant que ce poignetdroit-là ne sera pas coupé… il sera, pardieu&|160;! plus concluantque les arguties des plus fameux légistes&|160;!

–&|160;Je ne dois point vous cacher que celarron de Simon-le-Hérissé a été franc-archer. C’est un homme sidangereux que…

–&|160;Belle hôtesse, j’ai une autre habitude,quand je plaide&|160;; c’est de ne jamais m’enquérir de la manièrede combattre de mon adversaire&|160;; de cette façon, je ne formepoint d’avance un plan d’attaque souvent mis en défaut par lapratique&|160;; j’ai le coup d’œil primesautier&|160;; une fois enchamp clos, je toise mon homme, je dégaine… et j’improvise d’estocet de taille… Je me suis toujours félicité de cette manière deplaider. Ainsi, comptez sur moi. Le tournoi ne commence qu’àmidi&|160;; mes armes sont en bon état, mon cheval mange saprovende&|160;: un coup à boire&|160;! Vive la joie, ma bellehôtesse&|160;! et heur à la bonne cause&|160;!

–&|160;Ah&|160;! secourable avocat, si vousgagnez mon procès, je vous donne trois florins. Ce ne sera pas troppayer la joie de recouvrer mon argent et surtout de vous voirmettre à mal ce truand de Simon-le-Hérissé.

–&|160;C’est dit&|160;: si je gagne votreprocès, vous me donnerez trois florins et un beau baiser…

–&|160;Oh&|160;! messire…

–&|160;Allons, c’est moi qui vous donnerai lebeau baiser, puisque cela vous embarrasse. Mais par lamort-Dieu&|160;! votre front reste soucieux. Quoi&|160;! vousmanquiez d’avocat&|160;! Le ciel… vous l’avez dit, le ciel vous enenvoie un… il ne demande qu’à faire rage contre votre larron, etvous ne vous déridez point&|160;?

–&|160;C’est vrai, je devrais être contente,et pourtant j’ai encore le cœur gros.

–&|160;Auriez-vous un autre procès, ou unamoureux infidèle&|160;?

Alison resta un moment silencieuse et triste,puis reprit&|160;:

–&|160;Messire avocat, vous venez de Paris,vous êtes très-savant&|160;; vous pourriez peut-être rendre serviceà un pauvre garçon très à plaindre qui doit aussi combattreaujourd’hui dans un duel judiciaire.

–&|160;Que voulez-vous dire&|160;?

–&|160;En ce pays de Nointel, lorsqu’une jeunefille serve, vilaine ou bourgeoise se marie, le seigneur, lorsquecela lui plaît, a droit à… la première nuit de noces de sa vassale.N’allez point rire au moins.

–&|160;Rire&|160;! non, par le diable&|160;! –répondit Mahiet de qui les traits s’assombrirent soudain. Ah&|160;!vous me rappelez une lugubre histoire. – Il y a peu de temps,j’allais plaider une affaire en champ clos près d’Amiens. Jetraversais un village&|160;; je vois un rassemblement de serfs. Jem’informe et j’apprends ceci&|160;: L’un de ces paysans, serfbûcheron d’un fief de l’évêché, s’était, le matin même, marié à unejolie fille de la paroisse. L’évêque, selon son droit, envoiechercher l’épousée pour la mettre en son lit. Le serf répond aubailli épiscopal chargé de cette mission&|160;: «&|160;Ma femme estdans ma hutte, je vas vous l’amener.&|160;» Puis, revenant au boutd’un instant, il dit&|160;: «&|160;Ma femme est un peu honteuse,elle n’ose venir&|160;; allez la chercher vous-même.&|160;» Et leserf disparaît. Le bailli entre dans la hutte, et qu’yvoit-il&|160;? La malheureuse créature gisant dans une mare desang.

–&|160;Grand Dieu&|160;!

–&|160;Son mari, pour la soustraire audéshonneur, l’avait tuée d’un coup de hache.

–&|160;À ces mots, Guillaume Caillet,jusqu’alors indifférent à ce récit, tressaillit, releva son visagefarouche et écouta, tandis qu’Alison s’écriait les larmes auxyeux&|160;: – Ah&|160;! la pauvre femme&|160;! ainsi mise àmort&|160;! quel courage il a fallu à son mari pour se résoudre àune si effrayante extrémité&|160;!

–&|160;Oui… les hommes de résolution sontrares.

–&|160;Hélas&|160;! messire avocat, ceux-làqui, dégradés par le servage, restent indifférents à tantd’ignominie, sont peut-être moins à plaindre que ceux qui laressentent.

–&|160;Mais le plus grand nombre d’entre euxla ressent, – s’écria Mahiet. – En vain, les seigneurs réduisentces malheureux à l’état des brutes. Est-ce que, même parmi lesbêtes sauvages, le mâle ne défend pas jusqu’à la mort la possessionde sa femelle&|160;? Est-ce que, si grossiers, si abrutis, sicraintifs que soient les hommes, ils ne deviennent pas jaloux dèsqu’ils aiment&|160;! L’amour n’est-il pas leur seul bien, l’uniqueconsolation de leurs misères&|160;? Sang et mort&|160;! je me sensféroce quand je songe à la rage, au désespoir du serf voyantl’humble compagne de ses tristes jours à jamais souillée par sonseigneur&|160;!

–&|160;Ah&|160;! messire, – dit Alison leslarmes aux yeux, – en parlant ainsi, vous racontez l’histoire de cepauvre Mazurec, ce jeune garçon de qui je voulais vousentretenir.

Guillaume Caillet, en entendant prononcer cenom de Mazurec, tressaillit de nouveau, se levabrusquement de son siège&|160;; puis, faisant un violent effort surlui-même, il se rassit et prêta une attention croissante àl’entretien d’Alison et de Mahiet. Celui-ci parut aussi très-frappédu nom de Mazurec, prononcé par la cabaretière, et luidit&|160;:

–&|160;Quoi&|160;! le serf dont il estquestion s’appelle Mazurec&|160;?

–&|160;Oui&|160;; d’où vient votre étonnement,messire&|160;?

–&|160;C’est que ce nom est l’un des noms demon père&|160;; et quel âge a-t-il, ce jeune homme&|160;?

–&|160;Il doit avoir au plus vingt ans&|160;;sa mère est morte depuis longtemps, elle n’était pas de cepays.

–&|160;D’où venait-elle donc&|160;?

–&|160;Je ne sais. Elle est arrivée ici peu detemps avant de mettre au monde Mazurec… Elle mendiait sonpain&|160;; elle a fait pitié au meunier du moulin Gaillon, notrevoisin. Sa femme, depuis deux mois à peine, était morte en donnantnaissance à un petit garçon. Gervaise, c’était le nom de la mère deMazurec.

–&|160;Gervaise&|160;? – dit Mahiet enparaissant interroger en vain ses souvenirs, – elle s’appelaitGervaise&|160;?

–&|160;Oui, messire avocat, elle parut aumeunier si avenante, si douce qu’il se dit&|160;: «&|160;Elle doitaccoucher bientôt&|160;; elle sera, si elle veut, la nourrice demon enfant et du sien.&|160;» Il en a été ainsi. Gervaise a élevéles deux garçonnets&|160;; elle était si laborieuse et d’un si boncaractère que le meunier l’a toujours gardée pour servante, puis ilest arrivé un grand malheur. Le comte de Beaumont a déclaré laguerre au sire de Nointel. Il y a de cela cinq ans. Le meunier aété forcé de suivre son seigneur à la guerre. Pendant ce temps-là,les gens de Beaumont sont venus jusqu’ici, mettant le pays à feu età sac&|160;; ils ont incendié le moulin où était restée Gervaiseavec les deux enfants. Elle a péri dans les flammes ainsi que lefils du meunier&|160;; seul, par miracle, Mazurec a échappé à lamort, et, par compassion, nous l’avons recueilli, moi et monmari.

–&|160;Vous êtes une digne femme, notrehôtesse. Il faudra, pardieu, que je fasse rendre gorge à ceSimon-le-Hérissé.

–&|160;Ne me louangez pas trop, messireavocat&|160;; le cœur le plus dur se serait intéressé à Mazurec. Cepauvre enfant était la plus douce, la meilleure créature qu’il yait au monde… aussi l’avait-on surnomméMazurec-l’Agnelet.

–&|160;Et il tenait ce que son nompromettait&|160;?

–&|160;C’était un agneau, vous dis-je… Pendanttoute la nuit, il pleurait sa mère et son frère de lait&|160;;durant le jour, il nous aidait, selon ses forces, dans nos travaux.La guerre terminée, notre voisin le meunier ne revint pas&|160;; ilavait été tué. Le sire de Nointel fit rebâtir le moulin dévasté.Dieu sait les taxes qu’il nous imposa, à nous, ses vassaux, pours’indemniser des frais de sa campagne contre le seigneur deBeaumont. Mazurec rentra comme garçon chez le nouveau meunier.Chaque dimanche, en venant à la messe, Mazurec s’arrêtait ici pournous remercier de notre amitié pour lui. Il n’est pas, voyez-vous,de cœur plus reconnaissant que le sien. Maintenant voici la causede son malheur. Il allait de temps à autre, par ordre du meunier,porter des sacs de farine au village de Cramoisy, à trois lieuesd’ici, où le seigneur de Nointel a établi un poste fortifié. Dansce village (ce pauvre Mazurec m’avait fait sa confidence), il vitplusieurs fois, assise devant la porte de sa cabane, une jeunefille très-belle, filant à son rouet&|160;; d’autres fois il larencontra faisant paître sa vache le long des chemins verts. Cettejeune fille, on l’appelait, au village,Aveline-qui-jamais-n’a-menti.

–&|160;Et ces deux enfantss’aimèrent&|160;?…

–&|160;Oh&|160;! oui&|160;! passionnément. Ilsse convenaient si bien&|160;! pauvres chères âmes&|160;!

Guillaume Caillet écoutait les parolesd’Alison avec un redoublement d’attention, et n’ayant pu retenirune larme qui coula sur ses joues hâlées, il l’essuya du revers desa main. La cabaretière continua ainsi&|160;:

–&|160;Mazurec était serf de la mêmeseigneurie qu’Aveline et son père. Celui-ci consentait au mariage.Le bailli du sire, en l’absence de son maître, y consentaitpareillement. Tout allait donc pour le mieux, et souvent Mazurec medisait les larmes aux yeux&|160;: «&|160;Ah&|160;! dame Alison,quel dommage que ma bonne mère ne soit pas témoin de monbonheur&|160;!…&|160;»

–&|160;Et comment tant d’heureuses espérancesont-elles été détruites, chère hôtesse&|160;?

–&|160;Vous savez, messire, que les vassauxpeuvent, lorsque le seigneur y consent, se racheter du droit infâmedont nous parlions tout à l’heure… Ainsi a fait défunt mon mari,sans quoi je serais restée fille toute ma vie… Le père d’Aveline,pour tout bien, possédait une vache. Il la vendit, aimant mieux sedéfaire de cette bête nourricière que de voir sa fille qu’iladorait déshonorée par le sire de Nointel. Le jour de sesfiançailles, Mazurec se rend au château pour porter le prix de sarédimation au bailli. Celui-ci était, par malheur, absent. Lefiancé revint chez Aveline, et son père décide qu’ils se marierontle lendemain matin et qu’aussitôt après la messe, Mazurecretournera au château pour racheter sa femme du droit de prémices.Le mariage a lieu, et, selon la coutume, l’épousée reste enferméechez le curé jusqu’à ce que l’époux ait apporté sa lettre derédimation.

–&|160;Oui, – reprit amèrement Mahiet.

–&|160;Aussi, pour échapper à la honte,lorsqu’elle la redoute, souvent la fiancée se livre à son promisavant le mariage.

–&|160;Cela n’est que trop vrai, et souventaussi les hommes abandonnent ensuite la pauvre fille et nel’épousent pas. Mais ni Aveline, ni Mazurec n’avaient de cesmauvaises pensées&|160;; possédant de quoi se racheter, ils nedemandaient qu’à se racheter honnêtement. La messe dite, Mazurecretourne au château, portant son argent dans une pochette suspendueà sa ceinture. Il rencontre un chevalier qui lui demande la routede Nointel, et, le croiriez-vous, messire&|160;? pendant queMazurec lui enseigne son chemin, ce misérable chevalier se baissesur sa selle comme pour rajuster la courroie de son étrier, puissoudain il arrache la pochette du pauvre Mazurec, pique des deux etse sauve au galop.

–&|160;Il y a cent exemples de ces voleriesqui semblent de plaisants tours à maints chevaliers&|160;; mais,mort-dieu&|160;! celle-là entre toutes est infâme&|160;!

–&|160;Mazurec, désespéré, court en vain surles traces de son larron&|160;; il le perd de vue, et, au boutd’une heure, haletant de fatigue, il arrive au château, se jetteaux genoux du bailli, lui raconte son malheur en pleurant etdemande justice contre le voleur. Le sire de Nointel, arrivé depuisle matin de Paris dans son manoir avec plusieurs de ses amis,traversait la salle au moment où Mazurec implorait le bailli. Leseigneur, apprenant de quoi il s’agit, demande en riant si lamariée est jolie&|160;? «&|160;Il n’en est pas de plus jolie dansvos domaines, monseigneur,&|160;» répond le bailli. Maistout-à-coup, Mazurec, avisant l’un des chevaliers de la suite dusire de Nointel, s’écrie&|160;: «&|160;Voilà celui qui m’a volé mabourse, il y a une heure. – Misérable serf, – répond le seigneur, –oser accuser de vol un de mes hôtes&|160;!&|160;»

–&|160;Et, sans doute, le chevalier larron niaeffrontément son larcin.

–&|160;Oui, messire. Mazurec, de son côté,soutenait son dire&|160;; aussi le seigneur, après s’être entretenuà voix basse avec son bailli et le chevalier accusé de vol, a rendul’arrêt suivant. Écoutez-le, messire avocat, et, comme moi, vousserez indigné. «&|160;L’un de mes écuyers, – dit le seigneur deNointel, – va partir à l’instant, escorté de quelques hommes, ilramènera ici la nouvelle mariée&|160;; je passerai, selon mondroit, la nuit avec elle, et demain matin, elle sera rendue à cevassal. Quant à l’accusation de vol qu’il a l’audace de portercontre un noble chevalier, celui-ci demande la preuve des armes, etsi ce vil manant, quoique vaincu, survit au combat, il sera mis ensac et jeté à la rivière comme diffamateur d’unchevalier.&|160;»

–&|160;Ah&|160;! le malheureux est perdu, –s’écria Mahiet. – Le chevalier est appelant, et comme telil a le droit de combattre à cheval et armé de toutes pièces contrele serf en sarrau, n’ayant pour sa défense qu’un bâton.

–&|160;Hélas&|160;! messire, vous le voyez, cen’était pas sans raison que j’avais le cœur navré. Mais écoutezencore. Le pauvre Mazurec, songeant moins au combat qu’à safiancée, se jette en sanglotant aux genoux de son seigneur et lesupplie de ne pas déshonorer Aveline. Savez-vous ce que lui répondle seigneur de Nointel&|160;? «&|160;JACQUES BONHOMME (c’est ainsique les nobles appellent leurs serfs par dérision), JacquesBonhomme, mon ami, je tiens pour deux raisons à passer cettenuit avec ta femme&|160;: d’abord, parce qu’elle est, dit-on, fortgentille, et puis parce que cela te punira d’avoir eu l’insolenced’accuser de larcin un de mes hôtes.&|160;» À ces mots,Mazurec-l’Agnelet devient Mazurec-le-Loup. Il s’élance furieux surson seigneur pour l’étrangler&|160;; mais les chevaliers terrassentle malheureux serf, on le garrotte et il est plongé dans un cachot.Dites, messire, est-ce assez de cruauté&|160;? Joignez à cela quele seigneur de Nointel est sur le point de se marier, car safiancée, la noble damoiselle Gloriande de Chivry, est reine dutournoi qui aura lieu tantôt.

–&|160;Misère de Dieu&|160;! – s’écria Mahietles joues enflammées d’indignation, et de son poing d’Herculefrappant sur la table avec fureur, – il faut pourtant mettre unterme à ces horreurs&|160;! Elles crient vengeance&|160;! ellesdemandent du sang&|160;!

–&|160;Oh&|160;! il y aura du sang, – dit toutbas une voix sourde à l’oreille de Mahiet, – beaucoup desang&|160;!

Et l’avocat, sentant une main vigoureuses’appuyer sur son épaule, se retourna brusquement et vit derrièrelui Guillaume Caillet debout et pâle.

–&|160;Que me veux-tu&|160;? – reprit le jeunehomme frappé de l’air sinistre et désespéré du vieux paysan. – Quies-tu&|160;?

–&|160;Je suis le père de la femme deMazurec.

–&|160;Vous, pauvre homme&|160;! – s’écria lacabaretière apitoyée. – Ah&|160;! Je regrette de vous avoir rudoyétout à l’heure. Hélas&|160;! que venez-vous faire ici&|160;?…

–&|160;Chercher ma fille, – ditGuillaume&|160;; et il ajouta avec un sourire affreux&|160;: – Onva me la rendre… la nuit est passée.

–&|160;Mon Dieu&|160;! mon Dieu&|160;! –reprit Alison, ne pouvant contenir ses larmes. – Et quand on penseque ce pauvre Mazurec est prisonnier au château et que ce matin,avant la messe, il va faire amende honorable à genoux devant leseigneur de Nointel.

–&|160;Lui, – s’écria Mahiet en interrompantla cabaretière, – et pourquoi fera-t-il amende honorable&|160;?

–&|160;Hélas&|160;! messire avocat, – repritAlison, – vous ignorez la fin de l’aventure, la voici. Pendant quel’on mettait Mazurec en prison, le bailli est allé chercher Avelinechez le curé et l’a amenée au château&|160;; elle s’est défendue detoutes ses forces contre son seigneur&|160;; alors il lui dit enriant&|160;: «&|160;Ah&|160;! tu me résistes&|160;? Eh bien&|160;!je me donnerai le plaisir d’user de mon droit par arrêt de justice.Ce sera une bonne leçon pour Jacques Bonhomme.&|160;» Alors il afait mettre l’épousée dans un cachot et a porté plainte contre elledevant la sénéchaussée de Beauvais. La justice, reconnaissant ledroit du seigneur sur sa vassale, a rendu un arrêt. C’est au nom decet arrêt que la malheureuse Aveline a été violentée cette nuit parnotre sire&|160;; c’est au nom de cet arrêt que Mazurec estcondamné à demander pardon à notre sire d’avoir voulu s’opposer àce qu’il usât de son droit seigneurial&|160;; c’est au nom de cetarrêt qu’après cette expiation publique, Mazurec doit se battrecontre son chevalier larron.

–&|160;Oui, – reprit Guillaume Caillet enserrant les poings, – Mazurec va se battre à pied et armé d’unbâton contre son noble voleur couvert de fer… Mazurec sera vaincuet tué, ou, s’il survit, noyé. Je tâcherai de repêcher son corps,je l’enterrerai dans un trou… et puis j’emmènerai ma fille… on mela rend ce matin, et qui sait si, dans neuf mois, je ne serai pasgrand-père d’un nobliau. – Et le paysan reprit avec un sourireeffrayant&|160;: – Oh&|160;! s’il vit… cet enfant&|160;!… s’il vit…je jure de… – Mais il n’acheva pas, garda un moment le silence, et,mettant sa main calleuse sur l’épaule de Mahiet, il ajouta tout basen s’approchant de son oreille&|160;: – Il y a un instant… vousavez dit&|160;: «&|160;Misère de Dieu&|160;! il faut que celafinisse&|160;! il faut du sang&|160;!&|160;»

–&|160;Oui, je le répète… ces horreurs crientvengeance, elles demandent du sang&|160;!

–&|160;Lorsqu’on dit cela tout haut, on esthomme à agir, – reprit le serf en attachant sur l’avocat ses petitsyeux fauves et perçants. – Si le moment d’agir vient… rappelez-vousde Guillaume Caillet… du village de Cramoisy près Clermont…

–&|160;Je n’oublierai pas votre nom, – dittout bas Mahiet à Guillaume en lui serrant la main, – l’heure de lajustice et de la vengeance sonnera peut-être plus tôt que vous nele pensez, surtout s’il est beaucoup de serfs résolus commevous&|160;!

–&|160;Il y en a, – répondit le vieux paysantoujours à voix basse, – Jacques Bonhomme est à bout…

–&|160;C’est pour m’assurer de ce fait que jesuis venu en ce pays, – dit Mahiet à l’oreille de Guillaume sansêtre entendu d’Alison. – Silence, espoir et courage&|160;!

Le vieux paysan, de plus en plus surpris derencontrer dans Mahiet un auxiliaire inattendu, attachait sur luison regard pénétrant&|160;; car, habitué à la défiance par leservage, il craignait d’être abusé par les promesses d’un inconnu.Soudain le tintement de la cloche de l’église de Nointel se fitentendre. La cabaretière tressaillit et dit&|160;: – Ah&|160;! jen’aurai jamais le courage d’assister à la cérémonie&|160;!

–&|160;Que voulez-vous dire&|160;? – demandaMahiet, tandis que les hommes rassemblés dans la taverne sortaientprécipitamment en disant&|160;: – Courons au parvis…

–&|160;Ils vont assister à l’amende honorabledu pauvre Mazurec, – reprit Alison.

–&|160;J’aurai plus de courage que vous, bonnehôtesse, – répondit Mahiet en reprenant son épée, son casque, etcherchant des yeux Guillaume Caillet qui avait disparu, – je seraitémoin de cette triste cérémonie, car pour plusieurs raisons, lesort de Mazurec m’intéresse. Le tournoi ne commencera qu’après lamesse, j’aurai le temps de revenir ici chercher mon cheval, afind’aller ensuite me faire inscrire par le juge d’armes comme votredéfendeur contre ce coquin de Simon-le-Hérissé.

–&|160;Mon Dieu, messire, il n’y a donc aucunmoyen d’empêcher le duel judiciaire de ce pauvre Mazurec…Hélas&|160;! pour lui, c’est la mort&|160;!…

–&|160;Et s’il refuse le combat, il seranoyé&|160;; telle est la loi des Français qui régit la Gaule,honnête et humaine loi s’il en fut&|160;; mais je pourrai, jel’espère, donner à Mazurec quelques bons avis. Je vais tâcher de levoir&|160;: attendez-moi ici, belle hôtesse, et ne vous désespérezpas.

Mahiet, ce disant, se dirigea vers le parvisde l’église en suivant la foule qui s’y rendait.

*

**

L’église de Nointel s’élevait à l’extrémitéd’une place assez vaste où aboutissaient deux ruestortueuses&|160;; les maisons, généralement construites de boissouvent sculpté avec art, avaient une toiture d’ardoises, aiguë etd’une inclinaison rapide&|160;; quelques-unes de ces demeuresétaient ornées de balcons où se pressaient de nombreux spectateurs.Mahiet, grâce à sa carrure athlétique, parvint, sans trop de peine,aux abords du parvis, où se trouvait déjà, en compagnie deplusieurs chevaliers, le seigneur de Nointel, grand jeune hommed’une figure hautaine et railleuse, et dont les cheveux d’un blondardent étaient frisés comme ceux d’une femme&|160;; il portait,selon la mode de ce temps-ci, une courte tunique de veloursrichement brodée et des chausses de soie de deux couleurs. Le côtégauche de ces vêtements était rouge, l’autre jaune&|160;; sessouliers de cordouan à la poulaine se terminaient par unesorte de corne dorée semblable à celle d’un bélier&|160;; à sonchaperon de velours mi-partie jaune et rouge, orné d’une chaîne depierreries, flottait une touffe de plumes d’autruche, parure d’unprix exorbitant. Les amis du sire de Nointel étaient vêtus, commelui, d’habits de couleurs tranchées. Derrière cette brillantecompagnie se tenaient les pages et les écuyers du seigneur portantses couleurs. L’un d’eux portait sa bannière armoriée de troisserres d’aigle d’or sur un fond rouge. À la vue de ce blasonparticulier à la famille des NEROWEG, Mahiet tressaillit desurprise et devint profondément pensif. Il fut tiré de sa rêveriepar la voix glapissante d’un notaire royal qui, s’avançantjusqu’aux limites du parvis, cria par trois fois&|160;:«&|160;Silence, et lut ce qui suit au milieu de l’attention de lafoule&|160;:

«&|160;Ceci est la charte et le statut dudroit de prémices, que le seigneur de la terre etseigneurie de Nointel, Loury, Berteville, Cramoisy, Saint-Leu etautres lieux, a le pouvoir de réclamer, le premier jour des noces,de toutes les filles non nobles qui se marieront en laditeseigneurie, après quoi ledit seigneur ne pourra plus toucher àladite mariée et devra la laisser au mari. Et comme le onzième jourde ce mois-ci, Aveline-qui-n’a-jamais-menti, serve de laparoisse de Cramoisy, se fut mariée à Mazurec-l’Agnelet,serf meunier du moulin Gaillon, notre jeune, haut, noble etpuissant seigneur Conrad Neroweg, chevalier seigneur deladite terre et seigneurie ci-dessus nommées, ayant voulu user deson droit de prémices sur ladite Aveline-qui-jamais-n’a-menti, etledit Mazurec-l’Agnelet, son mari, s’y étant voulu opposer ens’emportant de mauvaises paroles envers ledit seigneur, et laditemariée ayant été requise de se soumettre audit droit et s’y étantobstinément refusée, ledit seigneur, pour cause de la désobéissancedesdits mariés et de leurs mauvaises paroles, les a fait mettre enprison séparément et est allé se plaignant d’une plainte criminelledevant messire le grand sénéchal du Beauvoisis pour l’informer dece qui dessus est rapporté&|160;; et comme il fut fait enquête etpar écrit et par assemblée de témoins de droit et coutume ancienne,à cette fin de constater que ledit seigneur de Nointel a le droitde prémices&|160;; l’information et l’enquête faites, il fut rendueune sentence par la sénéchaussée du Beauvoisis, dont la teneur suitmot à mot.&|160;»

–&|160;Et la loi… la justice consacrent cetteinfamie&|160;! – dit Mahiet en serrant ses poings avec rage&|160;!– À quel pouvoir humain peuvent en appeler ces malheureux vassauxdans leur désespoir&|160;? Oh&|160;! il faut du sang&|160;!terribles, mais légitimes représailles d’un martyre de tant desiècles&|160;!

Le notaire royal poursuivit ainsi en enflantsa voix&|160;:

«&|160;Entre le jeune, haut, noble et puissantConrad Neroweg, seigneur de Nointel et autres seigneuries,demandeur en droit de prémices sur toutes et chacunes filles nonnobles qui se marient en ladite seigneurie, d’une part&|160;;Aveline-qui-jamais-n’a-menti, nouvellement mariée àMazurec-l’Agnelet, défenderesse au susdit droit, d’autrepart&|160;; et ledit seigneur de Nointel, également demandeur enréparation et châtiment des mauvaises paroles prononcées par leditMazurec-l’Agnelet&|160;; vu par la sénéchaussée du Beauvoisis laplainte criminelle dudit seigneur et les informations et enquêtesprises, ladite cour, faisant droit aux parties, a dit et déclaréLEDIT SEIGNEUR ÊTRE BIEN FONDÉ EN DROIT ET EN RAISON DE PRÉTENDREAUX PRÉMICES DE TOUTE FILLE NON NOBLE MARIÉE EN SES SEIGNEURIES, etpour raison de ce qui est ci-dessus déclaré, ladite cour a condamnéet condamne ladite Aveline-qui-jamais-n’a-menti et leditMazurec-l’Agnelet à OBÉIR AUDIT SEIGNEUR EN CE QUI TOUCHE SON DROITDE PRÉMICES, et en ce qui touche les mauvaises paroles que leditMazurec-l’Agnelet a prononcées contre son seigneur, ladite cour L’ACONDAMNÉ ET LE CONDAMNE À S’AMENDER ENVERS LEDIT SEIGNEUR ET LUIDEMANDER GRÂCE UN GENOU EN TERRE, LA TÊTE NUE ET LES MAINS ÉTENDUESEN CROIX SUR LA POITRINE EN PRÉSENCE DE TOUS CEUX QUI FURENTASSEMBLÉS EN SES NOCES. Et, de plus, ladite cour ordonne que laprésente sentence sera publiée par un notaire royal ou appariteurau devant de l’église de ladite seigneurie.&|160;»

Cet arrêt[1], où le plusexécrable de ces droits féodaux, nés de la conquête franque, setrouvait confirmé, consacré par les organes de la justice et de laloi, causa dans la foule des émotions diverses. Les uns, abrutispar la terreur, la misère et l’ignorance, lâchement résignés à unehonte subie par leurs pères et réservée à leurs enfants,s’étonnaient de la résistance de Mazurec&|160;; d’autres, qui, parun sentiment, sinon d’amour, du moins de dignité, s’estimaientheureux d’avoir, grâce à leur argent, à la laideur de leurs femmesou à l’absence momentanée du seigneur, pu échapper à cetteignominie, ressentaient quelque pitié pour le condamné en faisantun retour sur eux-mêmes&|160;; le plus grand nombre enfin, mariésou non, serfs, vilains ou bourgeois, ressentaient une indignationviolente à peine comprimée par la crainte&|160;; aussi quelquessourds murmures couvrirent-ils les dernières paroles dunotaire&|160;; mais ils firent place à l’angoisse et à lacommisération de tous, lorsque, amené par les hommes d’armes duseigneur, le condamné parut devant le portail de l’église.Mazurec-l’Agnelet, âgé d’environ vingt ans, avait dû à la bénignitéde ses traits, à la douceur de son caractère, son surnomd’Agnelet&|160;; mais en ce jour, il semblait transfigurépar le malheur et le désespoir. Sa physionomie farouche,contractée, ses vêtements en lambeaux, son teint livide, ses yeuxfixes, ardents, rougis par les larmes et l’insomnie, sa chevelurehérissée, lui donnaient un aspect effrayant. Deux hommes d’armesdélivrèrent le condamné de ses liens, puis, pesant fortement surses épaules, le forcèrent de tomber agenouillé aux pieds du sire deNointel qui riait avec ses amis de l’abjecte soumission deJacques Bonhomme. Bientôt le notaire royal dit à hautevoix&|160;: – La réparation et amende honorable du condamné enversson seigneur doivent avoir pour témoins ceux-là qui ont assisté aumariage dudit Mazurec. Que ceux-là viennent.

À ces mots, Mahiet-l’Avocat vit sortir despremiers rangs de la foule Guillaume Caillet et un autre serf dansla vigueur de l’âge, nommé Adam-le-Diable. À la sueur quibaignait son visage osseux et hâlé, on devinait que ce paysanvenait de parcourir rapidement une longue route. Mahiet, d’abordfrappé de l’air déterminé d’Adam-le-Diable, le vit soudain, pourainsi dire, se métamorphoser, ainsi que son compère GuillaumeCaillet&|160;; car tous deux, feignant l’hébétement et une humilitécraintive, baissant les yeux, courbant l’échine, traînant la jambe,ôtèrent leur bonnet d’un air piteux en s’approchant du notaireroyal. Guillaume le salua par deux fois jusqu’à terre en lui disantd’une voix tremblante&|160;:

–&|160;Pardon… excuse… messire, si je venonsseuls, mon compère et moi&|160;; mais les deux autres témoins de lanoce, Michaud-tue-pain et Gros-Pierre, ont commeça pris la fièvre l’autre jour en curant les marais de notre bonseigneur, et ils claquent des dents et tremblottent sur la paille.C’est pourquoi ils n’ont point pu venir à la ville. Moi, je suisGuillaume, le père à l’épousée…

–&|160;Ces témoins suffiront, je pense,monseigneur, et l’amende honorable peut commencer&|160;? – dit lenotaire au sire de Nointel. – Celui-ci répondit d’un signe de têteaffirmatif, tout en riant très-fort avec ses amis de la physionomiestupide et craintive des deux manants. Mazurec, toujours agenouilléà quelques pas de son seigneur, n’avait pu, à l’aspect du pèred’Aveline, retenir ses larmes&|160;; elles coulèrent lentement deses yeux enflammés, tandis que le notaire lui disait&|160;: – Metstes mains en croix sur ta poitrine.

Le condamné serra les poings avec rage etn’obéit pas au notaire.

–&|160;Hé&|160;!… fieu, – s’écria GuillaumeCaillet en s’adressant à Mazurec d’un ton de reproche, – t’entendsdonc point ce doux sire&|160;! Il te dit de mettre tes deux bras encroix, comme ça… tiens… fieu… regarde-moi…

Ce dernier mot regarde-moi futaccentué de telle force par le vieux paysan que Mazurec releva latête et comprit la signification du coup d’œil rapide et expressifque lui lança Guillaume. Aussi, obéissant dès lors aux ordres dunotaire, le condamné plaça ses bras en croix sur sa poitrine.

–&|160;Maintenant, – reprit le tabellion, –lève la tête vers notre sire et répète mes paroles&|160;:«&|160;Monseigneur, je me repens humblement d’avoir eu l’audace dem’emporter en mauvaises paroles contre vous…&|160;»

Le serf hésita un moment, puis faisant unviolent effort sur lui-même, il répéta d’une voix sourde&|160;: –Monseigneur,… je me repens humblement d’avoir eu l’audace dem’emporter… en… mauvaises paroles… contre vous.

–&|160;Item, – poursuivit lenotaire&|160;: – «&|160;Je me repens non moins humblement,monseigneur, d’avoir voulu méchamment m’opposer à ce que vous usiezde votre droit de prémices sur une de vos vassales que j’ai prisepour femme.&|160;»

La résignation de Mazurec était à bout&|160;;les dernières paroles du notaire rappelant au malheureux serf laviolence infâme dont avait été victime la douce vierge qu’il aimaitsi tendrement, il poussa un cri déchirant, cacha sa figure entreses mains et tomba la face contre terre en poussant des sanglotsconvulsifs. À ce spectacle, Mahiet, aussi navré que courroucé,allait, malgré lui, céder à son indignation, lorsqu’il entendit lavoix de Guillaume Caillet. Celui-ci, se baissant vers Mazurec commepour l’aider à se relever, lui avait dit deux mots à l’oreille sansêtre entendu de personne et continuait tout haut&|160;: – Hé&|160;!fieu… quoi que t’as donc… à larmoyer, mon garçon&|160;?… On te ditque notre bon seigneur te pardonnera ta faute, quand t’auras répétéles mots qu’on te demande… Trédame&|160;! dégoise-les doncvitement, ces mots&|160;! – Mazurec se leva la figure baignée delarmes, et avec un sourire de damné, il répéta ces mots après quele notaire les lui eut redits une seconde fois&|160;:

–&|160;Monseigneur, je me repens d’avoir vouluméchamment m’opposer à ce que vous usiez de votre droit deprémices… sur ma femme.

«&|160;– En repentance de quoi, monseigneur, –poursuivit le notaire, – je me remets humblement à votre merci etmiséricorde…&|160;»

–&|160;En repentance de quoi, monseigneur, –articula péniblement Mazurec d’une voix affaiblie, – je me remets àvotre merci et miséricorde…

–&|160;Ainsi soit-il, – dit le sire de Nointeld’un ton hautain et railleur, – je t’accorde merci et miséricorde…mais tu ne seras libre qu’après avoir satisfait au duel judiciaireoù tu es appelé par mon hôteGérard de Chaumontel, noblehomme, que tu as outrageusement diffamé en l’accusant de larcin.Puis, s’adressant à l’un des écuyers&|160;: – Que l’on garde cemanant jusqu’à l’heure du tournoi et que l’on rende la fille à sonpère. – Le jeune seigneur se dirigeant alors vers la porte del’église avec ses amis, leur dit en riant&|160;: – La leçon serabonne pour Jacques Bonhomme. Savez-vous, messeigneurs, quece lourdaud commence à vouloir dresser l’oreille et se rebellercontre nos droits&|160;; quoiqu’elle fût gentillette, je mesouciais assez peu de la femme de ce paysan&|160;; mais il fallaitprouver à cette mauvaise plèbe rustique que nous la possédons corpset âme&|160;; aussi, messeigneurs, n’oublions jamais leproverbe&|160;: Poignez vilain, il vous craindra&|160;;craignez vilain, il vous poindra[2]. Et sur ce,allons entendre la sainte messe&|160;; vous me direz si Gloriandede Chivry, ma fiancée, que vous allez admirer à mon bancseigneurial, n’est pas un astre de beauté&|160;? – HeureuxConrad&|160;! – dit Gérard de Chaumontel, le chevalier larron, –une fiancée belle comme un astre et, par surcroît, la plus richehéritière de ce pays, puisque, après la mort du comte de Chivry, saseigneurie, faute de hoirs mâles, retombera de lance enquenouille&|160;! Ah&|160;! Conrad&|160;! quels jours tissus d’oret de soie tu fileras grâce à l’opulente quenouille de Gloriande deChivry&|160;!

Au moment où les seigneurs ainsi devisantvenaient d’entrer dans l’église, Mazurec, gardé prisonnier,disparaissait sous la voûte, et un homme du sire de Nointel amenaitAveline-qui-jamais-n’a-menti. Elle avait dix-huit ans auplus&|160;; malgré sa pâleur et le bouleversement de ses traits,leur beauté était frappante. Elle marchait d’un pas défaillant,encore vêtue de son humble robe de noce en grosse toile blanche,ses cheveux épars couvraient à demi ses épaules&|160;; ses brasmeurtris portaient encore les traces de liens durement serrés, carcette nuit-là même, pour triompher de la résistance désespérée desa victime, le sire de Nointel avait dû la faire garrotter. Écraséede honte à la pensée d’être ainsi livrée en spectacle à la foule,Aveline, dès son entrée sur le parvis, ferma les yeux par unmouvement involontaire, et ne vit pas d’abord Mazurec que l’onreconduisait en prison&|160;; mais au cri déchirant qu’il poussa…elle tressaillit, trembla de tous ses membres, et son regardrencontra celui de son mari, regard navrant, désolé, où sepeignaient à la fois un amour passionné et une sorte de répulsiondouloureuse mêlée de jalousie féroce, soulevée chez Mazurec par lesouvenir de l’outrage que sa femme avait subi. Ce dernier sentimentse trahit par un mouvement involontaire de ce malheureux qui,fuyant le regard suppliant d’Aveline, fit un geste d’horreur, cachasa figure entre ses mains et s’élança sous la voûte comme uninsensé suivi des hommes d’armes chargés de veiller sur lui.

–&|160;Il me méprise… – murmura la serve d’unevoix mourante en suivant son mari d’un œil hagard, – maintenant ilne m’aime plus.

En disant ces mots, Aveline devint livide, sesgenoux se dérobèrent&|160;; elle perdit connaissance et eût tombésur le sol sans Guillaume Caillet qui, accourant, la reçut entreses bras et lui dit&|160;: – Ton père te reste. – Puis, aidéd’Adam-le-Diable, il la souleva, et tous deux, emportant la jeunefille évanouie entre leurs bras, disparurent dans la foule.

Mahiet-l’Avocat, témoin de ce navrantspectacle, entra précipitamment sous la voûte qui aboutissait auparvis, rejoignit les gardiens de Mazurec, et dit à l’und’eux&|160;:

–&|160;Ce serf que l’on emmène est appelé enduel judiciaire.

–&|160;Oui, – répondit l’homme d’armes, – ildoit se battre contre le chevalier Gérard de Chaumontel.

–&|160;Il faut que je parle à ce serf.

–&|160;Impossible…

–&|160;Je suis son parrain d’armes dans cecombat, oserais-tu m’empêcher de voir et d’entretenir monclient&|160;? par la mort Dieu&|160;! Je connais la loi… et si turefuses…

–&|160;Il n’est pas besoin de crier si fort…Si tu es le parrain d’armes de Jacques Bonhomme… viens… tu as là unfameux champion&|160;!

*

**

Le tournoi ou pardon d’armes, ruineuxspectacle offert à la noblesse du pays par le sire de Nointel àl’occasion de ses fiançailles, avait lieu dans une vaste prairiesituée aux portes de la ville&|160;; le lieu du combat appeléchamp clos ou lice de bataille, était, selon l’ordonnanceroyale de l’an 1306, de quatre-vingts pas de longueur sur quarantede largeur et entouré d’un double rang de barrières, laissant entreelles un espace de quatre pieds. Dans cet intervalle se tiennentles sonneurs de trompe ou de clairons&|160;; les valets deschevaliers combattants sont aussi en cet endroit, prêts à retirerleurs maîtres de la mêlée, ou à les secourir lorsqu’ils tombaientde cheval, car ces preux tournoyeurs, par crainte de risquer leurpeau, sont couverts d’armures si épaisses, si pesantes qu’ilspeuvent difficilement remuer. En dedans de ces barrières, l’on voitencore les hérauts et sergents d’armes chargés de maintenir l’ordredans le tournoi et de juger les coups douteux[3]. Laplèbe de la ville et des campagnes voisines, accourue à cespectacle au sortir de la messe, se presse au dehors deslices&|160;; rien de plus déguenillé, de plus hâve, d’un aspectplus misérable, plus poignant que cette foule dont les labeursécrasants fournissent seuls aux folles prodigalités de leursseigneurs. La seule consolation de ces pauvres gens hébétés etcraintifs est de pouvoir assister de loin, comme en ce jour, auxsomptuosités qu’ils payent de leurs sueurs, de leur sang&|160;;aussi, sortant de leurs huttes de terre, où, épuisés par la faim,brisés de fatigue, ils couchent chaque soir pêle-mêle sur le solfangeux, comme des bêtes dans leur tanière, les vassaux contemplentavec une surprise mêlée parfois d’une haine farouche (JacquesBonhomme commence à réfléchir) la brillante assemblée couvertede soie, de velours, de broderies et de joyaux qui remplit un vasteamphithéâtre orné de tapis et de riches tentures, élevé sur toutela longueur de l’un des côtés du champ clos et réservé aux noblesdames, aux seigneurs et aux prélats du pays. De chaque côté de cetamphithéâtre abrité contre le soleil et la pluie par des velariums,sont deux tentes destinées aux chevaliers qui prennent part auxjoutes&|160;; là ils revêtent leurs lourdes armures avant lecombat, là encore on les transporte, lorsque, par suite d’une chutede cheval, ils ont été contus. De nombreuses bannières aux armes dusire de Nointel flottent au sommet des poteaux qui entourent lalice. La reine du tournoi est GLORIANDE, noble damoiselle, fille deRaoul, comte et seigneur de CHIVRY, et fiancée depuis unmois à Conrad de Nointel. Magnifiquement parée d’une robe de soieincarnate brochée d’or, ses cheveux noirs tressés de perles, grandeet remarquablement belle, mais d’une beauté hautaine et hardie, lalèvre dédaigneuse, le regard impérieux, Gloriande trône superbementsous une espèce de dais placé au milieu de l’estrade d’où elle peutdominer le champ clos. Son père, fier de la beauté de sa fille, setient debout derrière elle&|160;; les nobles hommes et les noblesdames de l’assemblée, quel que soit leur âge, sont assis sur desbanquettes de chaque côté du dais où se pavane la jeune reine dutournoi. Soudain les clairons sonnent l’ouverture des passesd’armes. Un héraut vêtu mi-partie rouge et jaune, aux couleurs deNointel, s’avance au milieu du champ clos et s’écrie selonl’usage&|160;: – Écoutez, écoutez, seigneurs et chevaliers,gens de tous états, notre souverain seigneur et sire, par la grâcede Dieu, JEAN, roi des Français, défend, sous peine de vieet de la confiscation des biens, de parler, de crier, de tousser,de cracher, de faire aucun signal pendant le combat.

Le plus profond silence s’établit&|160;; l’unedes barrières s’abaisse, et le sire de Nointel, revêtu d’unebrillante armure d’acier rehaussée d’ornements d’or, paraît dans lalice, monté sur un vigoureux destrier richement caparaçonné qu’ilfait piaffer, caracoler avec aisance&|160;; puis il s’arrête aupied du dais où trône Gloriande de Chivry, et la damoiselle,détachant sa gorgerette brodée de fils d’or, la noue au fer de lalance que son fiancé abaisse devant elle. Il est accepté par ce donde sa dame comme chevalier d’honneur&|160;; en cette qualité, ilexerce une surveillance souveraine sur les combattants, et si, dubout de son arme, où flotte la gorgerette de la reine du tournoi,il touche l’un des tournoyeurs, celui-ci doit à l’instant cesser decombattre. En donnant sa gorgerette à son chevalier, la belleGloriande a complètement mis à nu ses épaules et son sein&|160;;elle accueille sans rougir les témoignages d’admiration de sesvoisins dont les louanges libertines se ressentent fort de lacrudité obscène du langage de ce temps-ci. Le sire de Nointel,après avoir fait le tour du champ clos en déployant de nouveau sonadresse d’écuyer, revient se placer au bas de l’estrade, où estdressé le dais de la reine du tournoi, et lève sa lance. Aussitôtles clairons retentissent, les barrières s’ouvrent aux deuxextrémités du champ clos, et chacune d’elles donne passage à unquadrille de chevaliers armés de toutes pièces, visières baissées,et seulement reconnaissables aux emblèmes ou à la couleur de leurbouclier et des banderoles de leur lance. Ces deux quadrilles,montés sur des chevaux bardés de fer, restent pendant un momentimmobiles comme des statues équestres aux deux confins de la lice.Les lances de ces preux couards, longues de six pieds et dégarniesde fer, sont, comme on dit, courtoises&|160;; leuratteinte, aucunement dangereuse, ne peut que renverser de leursmontures les jouteurs mauvais écuyers. Le sire de Nointel consultedu regard la belle Gloriande. Elle fait d’un air majestueux unsigne avec son mouchoir brodé. Aussitôt son chevalier d’honneur depousser par trois fois le cri consacré&|160;: – Laissez-lesaller&|160;! laissez-les aller&|160;! laissez-lesaller&|160;!

Les deux quadrilles s’ébranlent, mettent leurschevaux au galop, leurs lances en arrêt et arrivent rapidement aumilieu de la lice, où ils se heurtent, cavaliers et chevaux, avecun incroyable tintamarre de chaudronnerie. Dans le choc, la plupartdes lances volent en éclats et les jouteurs désarçonnés sedéclarent vaincus, leur armure et leur cheval appartiennent dedroit au vainqueur, car ces tournois sont un jeu de hasard commecelui des dés. Bon nombre de tournoyeurs renommés, plus avides deflorins que d’une gloire puérile, tirent grand profit de leuradresse dans ces joutes ridicules, les adversaires qu’ils ontvaincus rachetant presque toujours leurs armes et leurs chevauxmoyennant une rançon considérable. À un signal du sire de Nointel,une trêve de quelques instants succède au désarçonnement de deuxdes chevaliers qui ont roulé sur l’épaisse couche de sable dont lesol est prudemment couvert. Rien de plus piteux, de plus grotesqueque la mine de ces preux désarçonnés. Leurs varlets les relèventpresque tout d’une pièce dans l’épaisse carapace de fer qui gêneleurs mouvements, et, les jambes raides, écartées, ils regagnentles barrières ruisselants de sueur, car ces nobles tournoyeursportent sous leur armure, afin d’en amortir le rude frottement, unjustaucorps et des chausses de peau rembourrés d’une épaissegarniture de crin. Les vaincus sortent honteusement de la lice, etles vainqueurs, après en avoir fait le tour en caracolant,s’approchent de l’amphithéâtre où trône la reine du tournoi&|160;;ils inclinent leurs lances devant elle, par manière de galanthommage. La belle Gloriande leur répond par un gracieux sourire, ettriomphants ils quittent la lice. Deux des cavaliers de chaquequadrille restent dans l’arène&|160;; la lutte doit continuer àpied et à l’épée, épée non moins courtoise que la lance,c’est-à-dire sans pointe ni tranchant, de sorte que ces braveschampions doivent s’escrimer avec des barres d’acier longues detrois pieds et demi, combat héroïque, d’autant moins périlleux queles vaillants qui l’affrontent sont préservés de tout danger pard’épais vêtements rembourrés de crin, recouverts d’une armureimpénétrable. À un nouveau signal du sire de Nointel, une mêléeaussi furieuse que peu meurtrière s’engage entre les quatre preux.L’un d’eux, trébuchant, tombe à la renverse et demeure immobile etaussi empêché de se relever qu’une tortue couchée sur le dos&|160;;un autre de ces Césars voit son épée brisée entre ses mains&|160;:deux de ces quatre champions continuent de se battre et font rage.L’un porte un bouclier vert armorié d’un lion d’argent, l’autre unbouclier rouge armorié d’un dauphin d’or. Le chevalier au liond’argent assène un si violent coup d’épée sur le casque de sonadversaire que celui-ci, étourdi du choc, tombe lourdement assissur le sable de la lice. Victoire pour le chevalier au liond’argent&|160;! Ce grand vainqueur savoure superbement son triompheen contemplant avec orgueil le vaincu piteusement assis à sespieds&|160;; puis aux acclamations enthousiastes de la nobleassemblée, le chevalier au lion d’argent s’approche du trône de lareine du tournoi, met devant elle un genou en terre, relève savisière, et la belle Gloriande, après avoir jeté au cou duvainqueur une riche écharpe pour prix de sa vaillance, se baisseet, selon l’honnête usage de ce temps-ci, lui donne sur les lèvresun long et plantureux baiser. Ce devoir attaché à ses fonctionshonorifiques, Gloriande l’accomplit sans rougir et avec une aisancecoutumière, car, grâce à sa beauté, la damoiselle de Chivry a étémainte fois choisie dans le pays comme reine des tournois. Lesclairons sonnent la victoire du chevalier au lion d’argentvictorieux qui, se rengorgeant sous sa riche écharpe, met le poingsur la hanche, fait le tour de la lice et sort par l’une desbarrières. Ces premières passes d’armes sont suivies d’unintervalle pendant lequel les pages du sire de Nointel, porteurs decoupes, de plats et de hanaps d’or et d’argent qui étincellent auxyeux éblouis des manants, font circuler parmi la noble assistancede l’amphithéâtre l’hypocras et les vins épicés, accompagnés defines et succulentes pâtisseries. Chacun fait honneur àl’hospitalière magnificence du seigneur de Nointel. Ces seigneurs,leurs femmes et leurs filles achevaient de prendre gaiement leurréfection en devisant des divers incidents du tournoi, lorsqu’unsourd frémissement courut soudain dans la foule des paysans et desbourgeois entassés en dehors des barrières. Le populaire,jusqu’alors témoin des joutes, de la passe d’armes, n’avait éprouvéqu’un sentiment de curiosité&|160;; mais dans le combat qui,disait-on, allait suivre ces luttes inoffensives, le populaire sesentait pour ainsi dire en cause. Il s’agissait d’un duel à mortentre un vassal et un chevalier, celui-ci à cheval et armé detoutes pièces, le vassal à pied, vêtu d’un sarrau et armé d’unbâton. Les plus craintifs, les plus abrutis des vassaux sesentaient révoltés à la pensée de cette lutte d’une lâche et féroceinégalité qui vouait l’un des leurs à une mort certaine. Ce futdonc au milieu d’un silence plein d’angoisse et d’irritationcontenue que l’un des hérauts d’armes cria par trois fois, ens’avançant au milieu du champ clos les mots consacrés&|160;: –Que l’appelant vienne&|160;!…

Le chevalier Gérard de Chaumontel, qui enappelait à l’épreuve du duel judiciaire contrel’accusation de vol soutenue par Mazurec, sort de l’une des tentesvoisines et entre à cheval dans la lice armé de toutespièces&|160;; son bouclier pend à son cou, sa visière estlevée&|160;; il porte à la main une petite image de saint Jacques,pour lequel ce bon catholique semble professer une dévotionparticulière&|160;; ses deux parrains, à cheval comme lui,chevauchent à ses côtés. Ils font, ainsi que lui, le tour desbarrières, tandis que la belle Gloriande dit à son père d’un tondédaigneux&|160;: – Quelle honte pour la noblesse de voir unchevalier réduit, pour prouver son innocence, à combattre un vilmanant&|160;!

–&|160;Ah&|160;! ma fille, dans quel tempsvivons-nous&|160;! – reprit le vieux seigneur en grommelant, – cesdamnés légistes royaux mettent leurs griffes sur tous nos droits,sous l’impertinent prétexte de les légaliser. N’a-t-il point falluun arrêt de la sénéchaussée de Beauvoisis pour autoriser notre amiConrad à user de son droit seigneurial sur cette misérable vilainerévoltée… qui… – Mais, se rappelant que sa fille était fiancée ausire de Nointel, le comte de Chivry s’arrêta court. Gloriandedevina la cause de la réticence de son père et lui dit avec unehauteur presque courroucée&|160;: – Me croyez-vous jalouse d’unepareille espèce&|160;? une serve&|160;!

–&|160;Non, non, je ne te fais point cetteinjure, ma fille… mais enfin la rébellion de cette vassale contreson seigneur est chose aussi nouvelle que monstrueuse. Ah&|160;! jel’ai dit souvent&|160;: l’esprit de révolte de ces pestes decommunes populacières, quoiqu’en partie détruites aujourd’hui auprofit des rois, s’est propagé jusque dans nos domaines et ainfecté nos paysans, et voilà que, par surcroît, la royauté porteune nouvelle atteinte à nos droits en prétendant qu’ils doiventêtre sanctionnés par les légistes.

–&|160;Mais, mon père, ces droits nousrestent.

–&|160;Corbleu&|160;! ma fille… nos privilègesont-ils donc besoin de la confirmation des gens de robe&|160;?Notre race ne tient-elle pas ses droits seigneuriaux de l’épéeconquérante de nos aïeux&|160;? Non, non, la royauté veut touttirer à elle et sucer seule le populaire jusqu’à la moelle desos.

–&|160;Les rois, – dit un autre chevalier, –ne nous ont-ils pas enlevé un de nos meilleurs profits, lafabrication des monnaies dans nos seigneuries, sous le prétexte quenous faisions de faux-monnayage&|160;?

–&|160;Corbleu&|160;! cela fait bouillir lesang dans les veines, – s’écria le comte de Chivry&|160;; – est-ilau monde pire monnaie que la monnaie royale&|160;? Avouez-le,messeigneurs, on a coupé en quartiers des faux-monnayeurs moinslarrons que notre roi Jean et ses aïeux&|160;?

–&|160;Aussi, ma foi, – reprit un autrechevalier, – que ce bon prince ne compte pas sur nous. La trêveavec les Anglais expire bientôt&|160;; si la guerre recommence, leroi Jean ne verra ni un de mes hommes, ni un de mes écus…

–&|160;Ah&|160;! messeigneurs, – dit Gloriandeen étouffant un bâillement, – que votre conversation estpesante&|160;! Parlons donc de la cour d’amour qui doit bientôttenir à Clermont ses plaids amoureux&|160;; je ferai venir pourcette galante solennité les plus habiles floreresses de coiffes deParis et j’attends un Lombard qui doit m’apporter de magnifiquesétoffes orientales.

–&|160;Et toutes ces belles choses, avec quoiles payer&|160;? – s’écria le comte de Chivry en haussant lesépaules. – Oui, avec quoi donner de brillants tournois, convier àde somptueuses cours d’amour&|160;? si, d’un côté, le roi nousruine et que, de l’autre, Jacques Bonhomme se regimbe àtravailler pour nous…

–&|160;Ah&|160;! ah&|160;! ah&|160;! cherpère, – dit la belle Gloriande en se mettant à rire, – JacquesBonhomme se regimber&|160;! lui&|160;? mais au premier claquementdu fouet de l’un de vos veneurs, vous verriez ces manants secoucher à plat ventre. Et tenez, – ajouta la damoiselle enredoublant ses éclats de rire, – le voilà, ce terrible JacquesBonhomme… n’a-t-il pas l’air bien redoutable&|160;? Elle montraitdu geste Mazurec-l’Agnelet qui, au second appel du héraut d’armes,venait d’entrer dans la lice accompagné de ses deux parrains,Mahiet-l’Avocat et Adam-le-Diable. Mazurec, vêtu de sonbliaud ou blouse (l’antique saie gauloise) de grosse toilebise comme ses chausses, portait un bonnet de laine, et ses sabotscachaient à demi ses pieds nu. Mahiet, son parrain d’armes, tenaità la main un gros bâton de cormier de quatre pieds de longueur(selon l’ordonnance), choisi et fraîchement coupé par l’avocat dansun taillis voisin, parce que vert le cormier est très-pesant et sebrise difficilement. L’appelé, ainsi quel’appelant, dans ce duel judiciaire, devait faire le tourde la lice avant le combat. Le serf accomplit cette formalitéaccompagné de ses deux parrains.

–&|160;Mon brave garçon, – disait l’avocat àMazurec, – n’oublie pas mes conseils et tu auras chance de mettre àmal ton noble larron, quoiqu’il soit à cheval et armé de toutespièces.

–&|160;J’aime autant mourir, – répondit leserf avec accablement et continuant de marcher entre ses deuxparrains, la tête baissée, le regard fixe. – Ce matin, quand j’airevu Aveline, ç’a a été pour moi comme un coup de couteau en pleincœur, – ajouta-t-il en sanglotant. – Ah&|160;! je suis un hommeperdu&|160;!

–&|160;Ventre Dieu&|160;! pas de faiblesse, –s’écria Mahiet, alarmé de l’abattement de son client, – où est doncton courage&|160;? Ce matin, d’agnelet tu étais devenu loup.

–&|160;Vivre maintenant avec ma pauvre femme,serait pour moi un supplice de tous les jours, – murmura le serf, –j’aime mieux que le chevalier me tue tout de suite.

En parlant ainsi, Mazurec avait parcouru lamoitié du champ clos accompagné de ses deux parrains. Ceux-ci, deplus en plus effrayés du découragement de ce malheureux, passaienten ce moment avec lui au pied de l’amphithéâtre où siégeaient lanoblesse du pays et la belle Gloriande. Adam-le-Diable, jetant uncoup d’œil expressif à l’avocat, poussa du coude Mazurec et lui dittout bas&|160;: – Regarde donc la fiancée de notre sire…Jarni&|160;! est-elle belle&|160;! Ça va-t-il faire un jolimariage&|160;! Hein&|160;! vont-ils être heureux, ces deuxamoureux&|160;! – À ces mots qui tombaient comme du plomb fondu surla plaie saignante de son cœur, le vassal tressaillitconvulsivement. – Regarde-la donc, cette belle damoiselle, –poursuivit Adam-le-Diable, – vois comme elle est joyeuse sous sesriches atours&|160;! Entends-tu comme elle rit&|160;?… Va, poursûr, elle rit de toi et de ta femme qui, cette nuit, a été forcéepar notre sire… Mais regarde-la donc, la belledamoiselle&|160;!

Mazurec, sortant de son accablement et sentantla rage de nouveau lui monter au cœur, leva brusquement la tête.Pendant un moment, il contempla d’un œil ardent et rougi par leslarmes la fiancée de son seigneur, cette fière damoiselleresplendissante de parure et de beauté, rayonnante de bonheur,entourée de brillants chevaliers qui, quêtant ses sourires,s’empressaient autour d’elle.

–&|160;À cette heure, ta fiancée boit sa honteet ses larmes, – dit tout bas à l’oreille de Mazurec la voixmordante d’Adam-le-Diable. – Quoi&|160;! pour venger Aveline ettoi, tu ne tâcherais pas de tuer ce noble qui t’a volé&|160;!… celarron… seule cause de ton malheur&|160;!…

–&|160;Mon bâton&|160;! – s’écria le vassal enbondissant, ivre de fureur, au moment où un des sergents d’armesvenait lui signifier qu’il ne pouvait s’arrêter ainsi dans la liceà regarder les dames et qu’il eût à se rendre dans l’une des tentesafin de prêter, avant le combat, les serments d’usage entre lesmains du curé de Nointel. Mazurec, possédé de haine et de rage,suivit précipitamment les pas du sergent, et Mahiet, marchant pluslentement, dit à Adam-le-Diable&|160;:

–&|160;Vous avez du souffrir beaucoup… Je vousécoutais tout à l’heure. Vous savez trouver le vif de la haine…

–&|160;Il y a trois ans, – répondit le serfd’un air farouche, – j’ai tué ma femme d’un coup de hache.

–&|160;À Bourcy… près de Senlis.

–&|160;Qui vous l’a dit&|160;?

–&|160;Je passais en ce village le jour dumeurtre… Vous avez préféré voir votre femme morte que souillée parvotre seigneur.

–&|160;Oui.

–&|160;Et comment êtes-vous devenu serf decette seigneurie&|160;?

–&|160;Ma femme tuée, je me suis caché pendantun mois dans la forêt de Senlis, où j’ai vécu de racines, et puisje suis venu en ce pays. Guillaume m’a donné asile&|160;; je mesuis offert à l’intendant de la seigneurie de Nointel commebûcheron. Au bout d’un an, l’on m’a compté parmi les vassaux dudomaine&|160;; j’y suis resté par amitié pour Guillaume.

Mazurec, pendant l’entretien de ses deuxparrains, était arrivé avec ceux-ci près de la tente où il devaitprêter les serments d’usage, ainsi que le chevalier de Chaumontel.Le curé de Nointel, vêtu de ses habits sacerdotaux et tenant à lamain un crucifix, dit au serf et au chevalier&|160;:

–&|160;Appelant et appelé,ne fermez pas les yeux sur le péril où vous exposez vos âmes encombattant pour une mauvaise cause&|160;; si l’un de vous veut serétracter et se remettre à la merci de son seigneur et du roi, ille peut encore&|160;; mais bientôt il ne sera plus temps. Vousallez, l’un ou l’autre, voir tout à l’heure les portes de l’autremonde&|160;; là vous trouverez assis un Dieu impitoyable auparjure. Appelant et appelé, songez-y. Tous leshommes sont également faibles devant la justice de Dieu, car l’onn’entre point armé dans le royaume éternel. Voulez-vous vousrétracter&|160;?

–&|160;Je soutiendrai jusqu’à la mort que cechevalier m’a volé&|160;; il est cause de mes malheurs, – réponditMazurec avec une rage concentrée&|160;; – si le bon Dieu est juste,je tuerai cet homme&|160;!

–&|160;Et moi, je jure Dieu que ce vassal mentpar sa gorge et me diffame outrageusement, – s’écria le chevalierde Chaumontel&|160;; – je prouverai son imposture parl’intercession du Seigneur et de tous ses saints, notamment par lebon secours de messire saint Jacques, mon bienheureux patron.

–&|160;Oui, et surtout par le bon secours deton cheval, de ton armure, de ta lance et de ton épée, – ajoutaMahiet. – Infamie&|160;! combattre à cheval, casque en tête,cuirasse au dos, épée au côté, lance au poing, un pauvre homme àpied, armé d’un bâton. Oui, tu agis comme un triple lâche.Ergò, tout lâche doit être larron&|160;; ergò, tuas volé la bourse de mon client&|160;!

–&|160;Oser me parler ainsi&|160;! – s’écriale chevalier de Chaumontel&|160;; – toi, mauvais routier&|160;!méchant truand&|160;!

–&|160;Joies du ciel&|160;! des injures, –s’écria Mahiet-l’Avocat avec ravissement. – Ah&|160;! dom larron,si tu n’es pas le plus couard des lièvres à deux pattes, tu vas mesuivre derrière ce pavillon, sinon, je fouette à coups de fourreaud’épée ton ignoble face de malandrin.

Gérard de Chaumontel, pâle de courroux, allaitpeut-être, à l’extrême jubilation de Mahiet, accepter saprovocation, lorsqu’un des parrains du chevalier lui dit&|160;:

–&|160;Ce bandit veut sauver son client en teprovoquant au combat, ne tombe pas dans le piège.

Gérard de Chaumontel, suivant ce prudent avis,répondit à Mahiet d’un air méprisant&|160;: – Lorsque, par lesarmes, j’aurai convaincu cet autre manant de son imposture, jeverrai si tu mérites que je relève ton insolent défi.

–&|160;Tu veux donc tâter du fourreau de monépée&|160;? – s’écria l’avocat. – Mort-Dieu&|160;! je ne teménagerai pas le régal, et si ta face patibulaire ne rougit plus dehonte, elle rougira sous mes coups&|160;!

–&|160;Pas un mot de plus, sinon je te faisexpulser de la lice par mes hommes, – dit le héraut d’armes àMahiet&|160;; – un parrain n’a pas le droit d’injurier l’adversairede son client.

Mahiet comprit qu’il serait obligé de céder àla force et se tut en jetant un regard navré sur Mazurec. Le curéde Nointel, élevant alors son crucifix, reprit de sa voixnasillarde&|160;: – Appelant et appelé,persistez-vous un chacun à soutenir votre cause comme bonne&|160;?la jurez-vous bonne sur l’image du Sauveur des hommes&|160;? Et lecuré présenta le crucifix au chevalier qui ôta son gantelet de feret, étendant la main sur l’image du Christ, s’écria&|160;:

–&|160;Je jure ma cause bonne.

–&|160;Je jure ma cause bonne, – dit à sontour Mazurec, – mais battons-nous vitement, oh&|160;! vitement.

–&|160;Jurez-vous, – reprit le curé, – den’avoir sur vous, l’un et l’autre, ni pierre, ni herbe, ni autrecharme magique, charroi ou invocation de l’ennemi deshommes&|160;?

–&|160;Je le jure, – dit le chevalier.

–&|160;Je le jure, – dit Mazurec haletant dehaine. – Oh&|160;! que de temps perdu&|160;!

–&|160;Et maintenant, appelant etappelé, – s’écria le héraut d’armes, – la lice vous estouverte… faites votre devoir.

Le chevalier de Chaumontel, saisissant salongue lance, enfourcha son destrier, que l’un de ses parrainstenait par la bride, et Mahiet, pâle, ému, dit à Mazurec en luiremettant son bâton&|160;:

–&|160;Courage&|160;!… suis mes avis… et, jel’espère, tu assommeras ce lâche… Un dernier mot au sujet de tamère… Ainsi jamais elle ne t’a instruit du nom de tonpère&|160;?

–&|160;Jamais… je vous l’ai dit ce matin dansma prison&|160;; ma mère évitait toujours de me parler de monpère.

–&|160;Et elle s’appelait Gervaise&|160;? –reprit Mahiet d’un air pensif. – De quelle couleur étaient sescheveux&|160;? ses yeux&|160;?

–&|160;Ses cheveux étaient blonds et ses yeuxnoirs.

–&|160;Et elle n’avait aucun signeremarquable&|160;?… Cherche dans ton souvenir&|160;?

–&|160;Je lui ai toujours vu une petitecicatrice au-dessus du sourcil droit…

Soudain les clairons retentirent&|160;;c’était le signal du duel judiciaire. Mahiet, ne pouvant contenirses larmes, serra Mazurec entre ses bras et lui dit&|160;: – Je nepeux, dans un pareil moment, te faire connaître la cause du doubleintérêt que tu m’inspires… Mes soupçons, mes espérances me trompentpeut-être… mais courage…

–&|160;Courage, – reprit à son tourAdam-le-Diable à demi-voix. – Pour échauffer ta haine, pense à tafemme… souviens-toi que la fiancée de notre sire a ri de toi… Tueton larron, et patience… un jour nous en rirons terriblement ànotre tour, de la noble damoiselle… mais surtout songe à ta femme…à sa honte de ce matin, à ta honte à toi… songe que vous êtes tousdeux malheureux pour toujours, et hardi sur le noble, mange-lui lafigure si tu peux… Hardi… tu as un bâton, des ongles et desdents&|160;!

Mazurec-l’Agnelet poussa un hurlement de rageet se précipita dans la lice au moment où, répondant à un geste duseigneur de Nointel, le maréchal du tournoi donnait le signal ducombat à l’appelant et à l’appelé en criant partrois fois&|160;:

–&|160;Laissez-les aller.

La noble assistance de l’amphithéâtre riaitd’avance de la piètre défaite de Jacques Bonhomme&|160;; mais, dansla foule plébéienne, tous les cœurs se serrèrent avec angoisse,dans ce moment décisif. Le chevalier de Chaumontel, hommevigoureux, armé de toutes pièces, monté sur un grand cheval bardéde fer, sa longue lance en arrêt, occupait le milieu de la lice,lorsque Mazurec s’y élança pieds nus, vêtu de sa blouse et tenant àla main son bâton. À l’aspect du serf, le chevalier, qui, parmépris pour un pareil adversaire, avait dédaigné d’abaisser savisière, piqua son cheval de l’éperon en baissant sa lance au feracéré (elle n’était pas courtoise, celle-là), et chargeason adversaire, certain de le transpercer du premier coup et de lefouler ensuite aux pieds de son cheval. Mais Mazurec, se souvenantdes avis de Mahiet, évita le coup de lance en se jetant brusquementà plat-ventre&|160;; puis, se relevant à demi au moment où lecheval allait le broyer sous ses sabots, il lui asséna des deuxmains un si violent coup de bâton sur les jambes du devant que lecoursier, à cette vive atteinte, fléchit, fit un faux pas, faillità s’abattre et ébranla son cavalier sur sa selle.

–&|160;Félonie, – cria le sire de Nointel avecindignation, – il est défendu de frapper aux chevaux.

–&|160;Bien touché, brave bonnet de laine, –cria le populaire palpitant d’angoisse et battant des mains, malgréla sévérité des ordonnances royales qui commandaient auxspectateurs d’un tournoi le plus profond silence.

–&|160;Hardi, Mazurec&|160;! – crièrent aussiMahiet et Adam-le-Diable, – courage&|160;! assomme le noble&|160;!tue-le&|160;!

Mazurec, voyant le chevalier ébranlé sur sesarçons par le faux pas de sa monture, jette son bâton, ramassed’une main une poignée de sable et, d’un bond vigoureux, s’élanceen croupe de Gérard de Chaumontel pendant que celui-ci cherche àreprendre son équilibre&|160;; puis, se cramponnant d’une main aucou du chevalier, le vassal le renverse à demi en arrière et, deson autre main, il lui frotte les yeux avec le sable qu’il vient deramasser… À cette cuisante douleur, le noble larron, presqueaveuglé, pousse un cri, abandonne sa lance et les rênes de soncheval afin de porter ses mains à ses yeux. Mazurec l’enlace alorsde ses deux bras, parvient à le désarçonner et à le faire choir desa monture d’où ils tombent tous deux en roulant dans l’arène. Lafoule, croyant le serf vainqueur du chevalier, bat des mains,trépigne de joie en criant&|160;: – Victoire au bonnet delaine&|160;!…

Gérard de Chaumontel, quoique aveuglé par lesable et étourdi par sa chute, trouve de nouvelles forces dans larage de se voir désarçonné par un manant et reprend facilementl’avantage&|160;; car, dans cette lutte inégale contre cet hommecouvert de fer, les étreintes de Mazurec sont vaines&|160;; sesongles s’émoussent sur le poli de l’armure de son adversaire, etcelui-ci, parvenant à mettre le vassal sous ses deux genoux, luimartèle la tête sous les coups redoublés de son gantelet de fer.Mazurec, le visage meurtri, ensanglanté, prononce une dernière foisle nom d’Aveline et reste sans mouvement. Gérard de Chaumontel,dont la vue s’éclaircit peu à peu, non content d’avoir presqueécrasé la figure du vassal, tire son poignard pour achever savictime&|160;; mais, après un moment de réflexion et par unraffinement de cruauté, il remet sa dague à sa ceinture, se dressedebout et appuyant son pied de fer sur la poitrine haletante deMazurec, il s’écrie&|160;:

–&|160;Que ce vil imposteur soit lié dans unsac et jeté à la rivière comme il le mérite, c’est la loi duduel.

Et Gérard de Chaumontel alla rejoindre sesparrains en se frottant les yeux, tandis que les sergents d’armesvinrent enlever le corps du vassal pour le porter sur le pont d’unerivière voisine de l’amphithéâtre. Le curé de Nointel suivit lecondamné, afin de lui donner les derniers sacrements lorsqu’ilaurait repris connaissance et avant qu’il fût mis dans un sac etjeté à la rivière selon l’ordonnance. La foule, un moment frappéede stupeur et d’épouvante par le dénouement du combat judiciaire,commençait à sortir de son silence et, malgré ses habitudes derespect envers les seigneurs, murmurait avec une indignationcroissante. Plusieurs voix, s’élevant, disaient que le chevalierayant été désarçonné par le vassal, celui-ci devait être regardécomme vainqueur et ne pas être supplicié&|160;; mais un événementimprévu venant surprendre et captiver l’attention populaire coupacourt à ces récriminations. Une assez nombreuse troupe d’hommesd’armes, couverts de poussière et dont l’un portait une bannièreblanche fleurdelisée d’or, parut au loin dans la prairie, serapprocha rapidement des barrières de la lice, et Mazurec futoublié. Le sire de Nointel, partageant l’étonnement de la nobleassistance à la vue de la troupe armée qui déjà touchait auxbarrières, piqua des deux, et s’adressant à l’un de ces nouveauxvenus, héraut d’armes au surcot blasonné de fleurs de lis, il luidit&|160;:

–&|160;Messire héraut, qui t’amèneici&|160;?

–&|160;Un ordre du roi, notre maître. Je suischargé par lui d’un message pour tous les seigneurs et hommesnobles du Beauvoisis&|160;; apprenant que grand nombre d’entre euxétaient ici réunis, je suis venu.

–&|160;Entre dans la lice et lis hautement tonmessage, – répondit Conrad de Nointel au héraut, qui, tirant d’unsac richement brodé un parchemin, se mit en devoir d’en donnerlecture.

–&|160;Hum&|160;! ce message extraordinaire neflaire rien de bon, – dit à sa fille Gloriande le seigneur deChivry&|160;; – le roi Jean va nous demander encore quelque levéed’hommes pour sa maudite guerre contre les Anglais, à moins qu’ilne s’agisse d’un nouvel édit sur les monnaies, autre ruineuse etroyale pillerie.

–&|160;Ah&|160;! mon père, si, comme tantd’autres seigneurs, vous aviez voulu aller à la cour de Paris… vousauriez eu part aux largesses du roi Jean, si magnifiquementprodigue, dit-on, envers ses courtisans&|160;; ainsi vousretrouveriez d’un côté ce que vous auriez donné de l’autre… Etpuis, c’est, dit-on, un si charmant séjour que la cour… Ce sontfêtes royales, danses continuelles rehaussées de la plus finegalanterie. Il faudra que Conrad, après notre mariage, me conduiseà Paris.

–&|160;Tais-toi, tu n’es qu’une écervelée, –dit le vieux seigneur en haussant les épaules&|160;; puis il ajoutaen fermant à demi sa main et l’approchant de son oreille en manièrede cornet, afin de mieux entendre le héraut royal&|160;: – Quellediable d’antienne va-t-il nous chanter, celui-là&|160;?

«&|160;Jean, par la grâce de Dieu, roi desFrançais, – disait le héraut lisant sur son parchemin, – à seschers, amés et féaux seigneurs du Beauvoisis, salut.&|160;»

–&|160;Bon, bon, nous nous passerions fortbien de ta politesse et de tes saluts, – grommela le vieux seigneurde Chivry&|160;; – on emmielle la pilule pour nous la faireavaler.

–&|160;De grâce, mon père, laissez-moi doncécouter le messager, – dit Gloriande avec impatience. – Il y a dansle langage royal comme un parfum de cour qui me ravit.

Le héraut poursuivit ainsi&|160;: –«&|160;L’ennemi mortel des Français, le prince de Galles, fils duroi d’Angleterre, a perfidement rompu la trêve qui ne devaitexpirer que dans quelque temps.&|160;»

–&|160;Nous y voilà, – s’écria le comte deChivry en frappant du pied avec colère, – que te disais-je, mafille&|160;?… que vous disais-je, messeigneurs&|160;? c’est unelevée d’hommes que l’on va nous demander. Le héraut continuaitainsi la lecture de son message.

«&|160;Les Anglais, après avoir tout mis à feuet à sang sur leur passage, s’avancent vers le cœur du pays. Afind’arrêter cette invasion désastreuse et dans ce cas de grand dangerpublic, nous imposons à nos peuples et à notre bien-aimée noblesseun double impôt pour cette année-ci&|160;; de plus, nousenjoignons, mandons et ordonnons à tous nos chers, amés et féauxseigneurs du Beauvoisis de prendre les armes, de lever leurs hommeset de venir, sous huit jours, nous rejoindre à Bourges, d’où nousmarcherons contre les Anglais, que nous vaincrons avec l’aide deDieu et de notre vaillante noblesse.

»&|160;Telle est notre volonté.

«&|160;JEAN.&|160;»

Cet appel du roi des Français à sa vaillanteet bien-aimée noblesse du Beauvoisis fut accueillie par la nobleassistance avec une morne stupeur qui fit bientôt place à desmurmures de courroux et de révolte.

–&|160;Au diable le roi Jean&|160;! – s’écriale comte de Chivry. – Il nous a déjà imposé des subsides pourentretenir des gendarmes&|160;; qu’il les mène guerroyer&|160;!

–&|160;Bon&|160;! – dit un autre seigneur, –il n’a pas levé un seul homme d’armes&|160;; tout notre argent apassé en plaisirs et en festins&|160;; la cour de Paris est ungouffre&|160;!

–&|160;Quoi&|160;! – reprit un autre, – nousnous efforcerons de faire suer à Jacques Bonhomme tout cequ’il peut rendre, et le plus clair de ce revenu passerait dans lescoffres du roi&|160;! Non, de par Dieu&|160;! non&|160;!

–&|160;Que le roi se défende&|160;; sesdomaines sont plus exposés que les nôtres, qu’il lesprotège&|160;!

–&|160;C’est à peine si nous suffisons, nouset nos hommes, à sauvegarder nos châteaux des bandes de routiers,de Navarrais et de souldoyers qui ravagent le pays&|160;; et nousabandonnerions nos demeures pour marcher contre l’Anglais&|160;!Corbleu&|160;! nous serions de fiers oisons.

–&|160;Et en notre absence, JacquesBonhomme, qui semble avoir des velléités de révolte, ferait debeaux coups&|160;!…

–&|160;Par la mort-Dieu, messieurs, – s’écriaun jeune chevalier, – nous ne pouvons cependant pas, à la honte dela chevalerie, rester lâchement cantonnés dans nos manoirs, tandisque l’on va se battre aux frontières.

–&|160;Hé&|160;! qui vous retient, mon jeunebatailleur&|160;? – s’écria le comte de Chivry&|160;; – êtes-vouscurieux de guerroyer&|160;? eh bien&|160;! parlez vite et tôt…Chacun dispose à son gré de sa personne, de ses biens et de seshommes.

–&|160;Quant à moi, – s’écria la belleGloriande avec une fière indignation, – je n’accorde pas ma main àConrad de Nointel, s’il ne part pour la guerre et s’il ne revientcouronné des lauriers de la victoire amenant à mes pieds dixAnglais enchaînés. Honte et lâcheté&|160;! un preux chevalierrester coi, lorsque son roi l’appelle aux armes&|160;!

Malgré les héroïques paroles de Gloriande etquelques rares protestations contre l’égoïste et ignominieusecouardise du plus grand nombre de ces seigneurs, un murmure générald’approbation accueillit les paroles du vieux sire de Chivry qui,encouragé par cet assentiment presque unanime, se dressa sur sabanquette et répondit au héraut d’une voix retentissante&|160;:

–&|160;Messire, au nom de la noblesse duBeauvoisis, je te réponds ceci&|160;: Nous avons si fort à fairedans nos domaines qu’il nous serait désastreux de nous en allerguerroyer au loin&|160;; d’ailleurs, l’on avisera aux demandes duroi, lorsque les députés de la noblesse et du clergé serontprochainement réunis en assemblée aux états généraux.

Une soudaine explosion de huées, partie de lafoule, répondit aux paroles du sire de Chivry, et Adam-le-Diable,laissant pour quelques instants Mahiet-l’Avocat auprès de Mazurecqui, revenu à lui, attendait l’heure de son supplice, courut semêler à différents groupes de serfs, leur disant&|160;:

–&|160;Les entendez-vous, ces biaux sires…couards&|160;? À quoi sont-ils bons&|160;? À se battre dans lestournois avec des lances sans fer et des épées sans tranchant, ou àfaire les bravaches en se battant armés de pied en cap contreJacques Bonhomme armé d’un bâton.

–&|160;C’est vrai, – répondirent plusieursvoix courroucées.

–&|160;Pauvre Mazurec-l’Agnelet&|160;! çafendait le cœur de voir son visage saigner sous les gantelets defer de ce noble.

–&|160;Et maintenant, ils vont mettre Mazurecdans un sac et le jeter à l’eau&|160;! Ma fine… c’est vraimentpoint juste…

–&|160;Ah&|160;! lorsque, par la lâcheté denos seigneurs, l’Anglais arrivera jusqu’en ce pays, repritAdam-le-Diable, nous serons entre nos maîtres et l’Anglais comme lefer battu entre l’enclume et le marteau. Pressurés par ceux-ci,pillés par ceux-là, notre sort sera deux fois pire.

–&|160;C’est ce qui arrive déjà quand lesbandes de routiers s’abattent sur nos villages. On se sauve dansles bois, et quand on revient, qu’est-ce qu’on trouve&|160;? lesmaisons en flammes ou en cendres&|160;!

–&|160;Hélas&|160;! mon Dieu&|160;! quel sortque le nôtre&|160;! quel pauvre sort&|160;!

–&|160;Notre curé dit pourtant que c’est notresalut&|160;!… dans le ciel&|160;!

–&|160;Misère de nous&|160;! si, par dessustous nos maux, il faut encore être ravagés, torturés par lesAnglais, c’est à périr tous.

–&|160;Oui, et nous périrons par la lâcheté denos seigneurs, – reprit Adam-le-Diable. – Retranchés etapprovisionnés dans leurs châteaux forts, eux, leur famille etleurs hommes, ils nous laisseront piller, massacrer par lesAnglais&|160;!

–&|160;Et quand tout aura été dévasté cheznous, – reprit un autre serf avec désespoir, – notre seigneur nousdira comme il nous a dit lorsque la dernière bande de routiers apassé sur le pays comme un ouragan&|160;: «&|160;Paye-nous laredevance, Jacques Bonhomme. – Mais, monseigneur, lesroutiers nous ont tout pris&|160;; il ne nous reste que nos yeuxpour pleurer, et nous pleurons. – Ah&|160;! tu regimbes, Jacquesbonhomme&|160;! vite les coups de bâton, la torture.&|160;»Ah&|160;! c’est par trop fort aussi… trop est trop&|160;! faut queça finisse&|160;! au diable nos seigneurs&|160;!

Les murmures de la plèbe rustique, d’abordsourds, éclatèrent bientôt en huées, en imprécations si menaçanteset si directes à l’endroit de la noblesse, que les seigneurs, unmoment abasourdis de l’incroyable audace des récriminations deJacques Bonhomme, se dressèrent furieux, mirent l’épée à la mainet, au milieu des cris effarés des dames et des damoiselles,descendirent précipitamment les degrés de l’amphithéâtre, afin dechâtier les manants en se mettant à la tête des sergents dutournoi, de leurs hommes d’armes et de eux qui héraut royal qui,selon l’usage, se rangea du côté de la seigneurie contre lesvassaux.

–&|160;Amis, – cria Adam-le-Diable en courantparmi les groupes des serfs pour enflammer leur courage, – si lesseigneurs sont cent, nous sommes mille. Est-ce que tout à l’heureMazurec avec son bâton et une poignée de sable n’a pas désarçonnéun chevalier&|160;? Prouvons à ces nobles que nous ne les craignonspas. Aux pierres&|160;! aux bâtons&|160;! délivronsMazurec-l’Agnelet&|160;!

–&|160;Oui, oui, aux pierres&|160;! auxbâtons&|160;! délivrons Mazurec&|160;! – répondirent les plushardis de la foule, – au diable nos seigneurs, ces maudits couardsqui veulent nous laisser à la merci des Anglais&|160;!

Déjà, sous la pression de cette multitudefurieuse, une partie des barrières de la lice s’était rompue&|160;;grand nombre de vassaux, s’armant de ces débris de charpente,redoublaient d’imprécations et de menaces contre les seigneurs,lorsque Mahiet-l’Avocat, attiré par le tumulte, se jeta dans lafoule et, avisant Adam-le-Diable qui, l’œil étincelant, brandissaitdéjà comme une massue l’un des pieux de la barrière, courut à larencontre du serf et s’écria&|160;: – Je t’en conjure… pasd’attaque… ces malheureux vont être écharpés… tu vas tout perdre…Enfer&|160;! c’est trop tôt… le moment n’est pas venu.

–&|160;Il est toujours temps d’assommer lesnobles, – répondit Adam-le-Diable en grinçant des dents, et ilredoubla ces cris&|160;: – Aux pierres&|160;! aux bâtons&|160;!délivrons Mazurec&|160;!

–&|160;Mais tu le perds&|160;! – s’écriaMahiet désespéré, – tu le perds&|160;! et j’espérais le sauver. –Puis, s’adressant aux serfs qui l’entouraient&|160;: – Je vous ensupplie, n’attaquez pas les seigneurs, votre révolte est partielle…vous êtes en rase plaine, ils sont à cheval, vous serezmassacrés.

La voix de Mahiet se perdit au milieu dutumulte, et ses efforts demeurèrent impuissants devantl’exaspération de la multitude. Il se trouva séparéd’Adam-le-Diable par un reflux de la foule, et bientôt lesprévisions de l’avocat ne se réalisèrent que trop. La noblesse, unmoment surprise et effrayée de l’agression de JacquesBonhomme, agression jusqu’alors inouïe, se rassura, et bientôtayant à sa tête le sire de Nointel, une cinquantaine d’hommesd’armés, de sergents et de chevaliers sautant à cheval, s’avança enbon ordre, chargea à coups d’épée, de lance et des masses d’armes,les vassaux révoltés&|160;; les femmes, les enfants mêlés à lafoule, renversés, broyés sous les pieds des chevaux, poussèrent descris déchirants&|160;; les paysans, sans ordre, sans chefs et déjàeffrayés de leur propre audace, dont ils redoutaient les suites,prirent la fuite de tous côtés à travers la prairie&|160;;quelques-uns d’entre eux, les plus valeureux et les plus acharnés,se firent massacrer par les chevaliers, ou, trop grièvement blesséspour pouvoir s’échapper, restèrent prisonniers. Au plus fort decette mêlée, Adam-le-Diable, déjà renversé d’un coup d’épée à latête, cherchait à se relever, lorsqu’il sentit une main d’Herculele saisir par le collet, le relever et, malgré sa résistance,l’entraîner loin de ce champ de carnage&|160;; le serf reconnutMahiet, qui lui dit, en le forçant toujours de le suivre&|160;: –Viens, tu seras un homme précieux au vrai jour de la révolte… maisse faire tuer aujourd’hui, c’est folie… Viens.

–&|160;Mazurec est perdu&|160;! – s’écria leserf avec désespoir en se débattant contre l’Avocat&|160;; maiscelui-ci, sans répondre à Adam-le-Diable, déjà très-affaibli par laperte du sang qui coulait de sa blessure, le força de se blottirprès de lui à l’abri d’un amoncellement de branchages provenant desarbres abattus pour construire l’enceinte des lices.

*

**

Le soleil s’est couché, la nuit vient. Lesnobles dames, effrayées de l’émotion populaire, ont quitté le lieudu tournoi et, remontant sur leurs haquenées ou en croupe de leurschevaliers, se sont dirigées vers leurs manoirs. À deux portées detrait des lices où sont restés les cadavres d’un assez grand nombrede serfs tués lors de leur vaine tentative de révolte, coule larivière l’Orville. D’un côté, ses bords sont escarpés, mais del’autre, ils sont bordés de nombreuses touffes de roseaux&|160;; onla traverse sur un pont de bois&|160;: à droite de ce pont sontplantés quelques vieux saules. Ils viennent d’être ébranchés àcoups de hache, moins quelques gros rameaux fourchus assez fortspour servir de potences. Là sont déjà pendus les corps de quatredes vassaux restés prisonniers après leur rébellion&|160;; lescorps de ces suppliciés se dessinent comme des ombres sur lalimpidité du ciel crépusculaire&|160;; la nuit s’approcherapidement. Debout, au milieu du pont et entouré de ses amis, aumilieu desquels se trouve Gérard de Chaumontel, le sire de Nointelfait un signe, et le dernier des révoltés restés captifs est,malgré ses cris, ses prières, pendu comme ses compagnons, à lasaulaie de la rive. Alors un homme apporte sur le pont un grand sacde grosse toile grise, pareil à ceux dont se servent lesmeuniers&|160;; une forte corde passée à son orifice en forme decoulisse permet de fermer étroitement ce sac. L’on amèneMazurec-l’Agnelet étroitement garrotté&|160;; il s’est tenujusqu’alors assis à l’une des extrémités du pont, à côté du curé.Celui-ci, après avoir été faire baiser le crucifix aux serfs quel’on a pendus, est revenu près du patient que l’on va noyer.Mazurec n’est plus reconnaissable&|160;: sa figure meurtrie,couverte de sang caillé, est hideuse&|160;; l’un de ses yeux a étécrevé et son nez écrasé sous les coups furieux qu’après sa défaitelui a portés le chevalier de Chaumont avec son gantelet de fer. Lebourreau entrouvre l’orifice du sac, tandis que le bailli de laseigneurie s’approche de Mazurec et lui dit&|160;: – Vassal, tafélonie est notoire, tu as osé accuser de larcin Gérard, noblehomme de Chaumontel. Il en a appelé au duel judiciaire où tu as étévaincu et convaincu de mensonge et de diffamation&|160;; tu vasêtre, selon l’ordonnance royale, noyé jusqu’à ce que morts’ensuive.

Mazurec s’approche à pas lents, et au momentoù l’on va le saisir pour l’enfermer dans le sac, il lève la têteet, s’adressant au sire de Nointel et à Gérard, il leur dit, commeinspiré par une exaltation prophétique&|160;:

–&|160;On dit au pays que les gens qui vontpérir sont devins&|160;; moi, voilà ce que je prédis&|160;: –Gérard de Chaumontel, tu m’as volé et tu me fais noyer, tu serasnoyé… Toi, sire de Nointel, tu as violenté ma femme, ta femme seraviolentée&|160;; ma femme mettra peut-être au jour un fils denoble&|160;; ta femme mettra peut-être au jour un fils de serf.

À peine Mazurec-l’Agnelet achevait-il cesparoles que le bourreau se mit en devoir d’enfermer le patient dansle sac&|160;; Conrad pâlit, tressaillit à la sinistre prédiction deson vassal et ne put prononcer un mot&|160;; mais Gérard deChaumontel, s’adressant au serf que l’on ensaquait, se mità rire, en lui montrant du geste les cinq pendus qui se balançaientau vent du soir et que l’on apercevait encore vaguement comme desspectres à travers les pâles clartés du soir&|160;:

–&|160;Regarde les cadavres de ces vilains quiont osé se rebeller contre leurs seigneurs&|160;! Regarde l’eau quicoule sous ce pont et qui va t’engloutir… et crois-moi, siJacques Bonhomme ose encore broncher, nos longues lancespour le percer, les arbres branchus pour le pendre, et les rivièrespour le noyer, ne nous feront pas défaut, et comme aujourd’huiJacques bonhomme expiera sa révolte dans les supplices.

Pendant ces dernières paroles du chevalier,Mazurec a été enfermé dans le sac&|160;; au moment où ses bourreauxvont le précipiter dans la rivière, la voix sépulcrale du vassalcrie une dernière fois du fond de son linceul&|160;:

–&|160;Gérard de Chaumontel, tu seras noyé…Sire de Nointel, ta femme sera violentée…

Un éclat de rire méprisant du chevalierrépondit à la prédiction du serf, et au bout d’un instant l’onentendit, au milieu du silence de la nuit, le bruit du corps deMazurec-l’Agnelet tombant dans les eaux rapides et profonde de larivière.

–&|160;Viens, viens, – dit le seigneur deNointel d’une voix altérée, – retournons au château, ce lieum’épouvante. La prophétie de ce misérable vilain me fait frissonnermalgré moi…

–&|160;Quelle faiblesse, Conrad, deviens-tufou&|160;?

–&|160;Tout en ce jour est pour moi de mauvaisaugure&|160;!

–&|160;Que veux-tu dire&|160;? – reprit Gérarden suivant son ami qui s’éloignait d’un pas précipité. – Queparles-tu de mauvais augure&|160;?

–&|160;Ce soir, Gloriande, avant de retournerà Chivry, m’a dit&|160;: – «&|160;Conrad, nous serons demainfiancés dans la chapelle du château de mon père&|160;; je veux quele soir même vous partiez pour aller guerroyer avec le roi&|160;;mais je ne serai votre femme que si, au retour de la bataille, vousramenez à mes pieds, comme gage de votre valeur, dix Anglaisenchaînés faits prisonniers par vous.&|160;»

–&|160;Au diable la folle&|160;! – s’écriaGérard, – les romans de chevalerie lui ont tourné latête&|160;!

«&|160;– Je veux, – ajouta Gloriande, – quemon époux soit illustre par ses prouesses. Aussi, Conrad, demain jejurerai sur l’autel de finir mes jours dans un monastère, si vousêtes tué à la bataille ou si vous manquez aux promesses que j’exigede vous&|160;!&|160;»

–&|160;Mais, ventre-Dieu&|160;! encore unefois, cette fille est folle avec ses dix Anglais enchaînés&|160;!Puis il n’y a que des coups à gagner à la guerre, et ta fiancéerisque de te voir revenir borgne, boiteux ou manchot… si tureviens…

–&|160;Il me faut céder au désir de Gloriande,il n’est pas de caractère plus opiniâtre que le sien&|160;;d’ailleurs elle m’aime autant que je l’aime&|160;; ses biens sontconsidérables&|160;; j’ai dissipé une partie des miens à la cour duroi Jean&|160;; je ne peux donc renoncer à ce mariage, et, quoiqu’il m’en coûte, j’irai rejoindre l’armée avec meshommes&|160;!

–&|160;Soit&|160;! mais alors bats-toi…très-prudemment et très-modérément.

–&|160;C’est mon intention&|160;; je tiensfort à vivre afin d’épouser Gloriande… pourvu que pendant monabsence la prédiction de ce misérable vassal…

–&|160;Ah&|160;! ah&|160;! ah&|160;! – repritGérard de Chaumontel éclatant de rire et interrompant son ami, – nevas-tu pas croire qu’en ton absence Jacques Bonhommeforcera ta fiancée&|160;?

–&|160;Tu ris, et cependant tantôt cesvilains, chose inouïe, ont osé nous injurier, nous menacer, se ruersur nous comme des bêtes féroces qu’ils sont.

–&|160;Parles-tu sérieusement&|160;? n’as-tupas vu ces croquants fuir devant nos chevaux comme une nichée delapins&|160;? les supplices de ce soir compléteront la leçon, etJacques Bonhomme restera, pardieu&|160;! Bonhomme commedevant. Allons, déride-toi… et tiens… quoique je préfère cent foisla chasse, les tournois, le vin, le jeu et l’amour aux sottes etpérilleuses prouesses de la guerre, je t’accompagnerai àl’armée&|160;; afin de te ramener vite près de la belle Gloriande.Quant aux Anglais prisonniers que tu dois conduire enchaînés à sespieds, comme gage de ta vaillance, nous ramasserons à quelqueslieues du manoir de ta dame les premiers manants qui nous tomberontsous la main, nous les garrotterons en leur défendant de prononcerun seul mot sous peine d’être pendus, et ils représenterontsuffisamment les Anglais captifs. Ne trouves-tu pas l’idéeplaisante&|160;? Conrad, Conrad, à quoi songes-tu&|160;?

–&|160;J’ai peut-être eu tort d’user de mondroit sur la femme de ce vassal, – reprit le sire de Nointel d’unair sombre et pensif&|160;; – c’était un caprice libertin, carj’aime Gloriande&|160;; mais la résistance de ce coquin quit’accusait de vol… m’a irrité. – Puis, après un moment de silence,le sire de Nointel s’adressant à son ami&|160;: – Dis-moi lavérité&|160;; entre nous, tu n’as pas larronné ce vilain&|160;? letour eût été plaisant… mais…

–&|160;Conrad, ce soupçon…

–&|160;Eh&|160;! ce n’est pas dans l’intérêtde ce manant défunt que je te fais cette question, mais dans monintérêt à moi.

–&|160;Comment cela&|160;?

–&|160;Si ce vassal avait été injustementnoyé… sa prophétie serait peut-être plus menaçante.

–&|160;Mort-Dieu&|160;! est-ce que tu perdstout à fait la raison, Conrad&|160;? Me vois-tu attristé parce queJacques Bonhomme m’a prédit que je serais noyé&|160;?…Corps-Dieu&|160;! c’est moi qui veux noyer ta tristesse dans unepleine coupe de ton vieux vin de Bourgogne… Allons, Conrad, àcheval… à cheval&|160;! le souper nous attend&|160;; vivent la joieet l’amour&|160;!

–&|160;J’ai peut-être eu tort de forcer lafemme de ce serf, – répétait à part soi le sire de Nointel&|160;; –je ne sais pourquoi en ce moment me revient à l’esprit unetradition conservée par la branche aînée de ma famille, qui, depuisdes siècles, habite l’Auvergne. Cette tradition raconte que lahaine des serfs a souvent été fatale auxNeroweg&|160;!

–&|160;Hé&|160;! Conrad, à cheval&|160;; tonvarlet tient l’étrier depuis une heure, – dit la joyeuse voix deGérard. – Maudit songe-creux, à quoi penses-tu&|160;?

–&|160;Non, je n’aurais pas dû forcer la femmede ce vassal, – murmura encore le sire de Nointel en montant àcheval et prenant la route de son manoir, accompagné de Gérard deChaumontel et suivi de ses hommes.

*

**

La salle basse du cabaretd’Alison-la-Vengroigneuse est close&|160;; une lampe l’éclaire, laporte et les volets sont au-dedans verrouillés.Aveline-qui-jamais-n’a-menti est à demi étendue sur unbanc, ses mains croisées sur son sein, la tête appuyée sur lesgenoux d’Alison&|160;; elle semblerait sommeiller, si de temps àautre un tressaillement convulsif n’agitait son corps&|160;; sonvisage décoloré porte les traces des larmes qui, plus rares,s’échappent encore parfois de ses paupières gonflées. Lacabaretière contemple cette infortunée avec une expression de pitiéprofonde. Guillaume Caillet, assis près de là, son coude sur songenou, son front dans sa main, ne quitte pas sa fille desyeux&|160;; il s’est, après l’amende honorable de Mazurec, souvenud’Alison, et, comptant sur sa bonté, il a conduit Aveline dans lataverne à l’aide d’Adam-le-Diable, qui est ensuite retourné sur lelieu du tournoi, rejoindre Mahiet-l’Avocat, qui plus tard l’aarraché du milieu de la mêlée.

Aveline, se redressant tout à coup effarée,s’écrie en proie à une sorte de délire&|160;:

–&|160;On le noie… je le vois… il estnoyé&|160;! Avez-vous entendu le bruit de son corps tombant dansl’eau&|160;?

–&|160;Chère fille&|160;! – dit Alison enfondant en larmes, de grâce, calmez-vous…

–&|160;Elle a raison… c’est l’heure, – ditGuillaume Caillet d’une voix sourde&|160;; – on devait noyerMazurec à la fin du jour. Patience, toute nuit a son lendemain.

Alison, qui soutient Aveline dans ses bras,entend heurter à la porte et dit à Guillaume&|160;: – Qui peutvenir à cette heure&|160;?

Le vieux paysan se lève, s’approche de l’huiset dit au dehors&|160;:

–&|160;Qui va là&|160;?

–&|160;Moi, Mahiet-l’Avocat, – répond unevoix.

–&|160;Ah&|160;! – murmure le père d’Aveline,– il vient de là-bas… tout est fini…

Et il ouvre à Mahiet&|160;; celui-ci s’avancerapidement&|160;; il va parler&|160;; mais à l’aspect de la femmede Mazurec, soutenue presque défaillante dans les bras d’Alison, ilse contient, s’approche de l’oreille de Guillaume et lui dit&|160;:– Il est sauvé&|160;!

–&|160;Lui&|160;! – s’écrie le serf avecstupeur, – sauvé&|160;!

–&|160;Silence&|160;! – reprend Mahiet enmontrant Aveline du regard, – prenez garde, une pareille nouvelletrop brusquement apprise peut être fatale.

–&|160;Où est-il&|160;?

–&|160;Adam l’amène… il se soutient à peine…je le précède de quelques pas… Il pleut à torrents&|160;; noussommes venus à travers champs&|160;; le couvre-feu a sonné, nousn’avons heureusement rencontré personne.

–&|160;Je vais à leur rencontre, – ditGuillaume Caillet d’une voix palpitante. – Pauvre Mazurec&|160;!cher fils&|160;! cher enfant&|160;! – Et il sortprécipitamment.

Mahiet s’approche d’Aveline, qui a jeté sesbras autour du cou d’Alison et sanglote amèrement. – Aveline, – luidit l’Avocat, – écoutez-moi, de grâce…

–&|160;Il est mort, – murmure la serve engémissant sans répondre à l’Avocat, – ils l’ont noyé.

–&|160;Non… il n’est pas mort… – reprendMahiet, – il y a espoir de le sauver.

–&|160;Grand Dieu&|160;! – s’écrie Alison enpleurant de joie et embrassant Aveline avec transport, –entends-tu, chère petite, il n’est pas mort…

Aveline joint les mains, veut parler, mais lesparoles expirent sur ses lèvres qui tremblent convulsivement.

–&|160;Voilà ce qui est arrivé, – repritl’Avocat&|160;; – on a mis Mazurec dans un sac… on l’a jeté àl’eau&|160;; mais heureusement, – se hâta d’ajouter Mahiet, aumoment où Aveline poussait un cri étouffé, – Adam-le-Diable et moi,profitant de la nuit, nous nous étions cachés dans les roseaux qui,à cent pas du pont, bordent la rivière&|160;; son courant venait denotre côté&|160;; nous voulions, au moyen d’une longue perche,attirer à nous le sac où l’on avait enfermé Mazurec et l’en retirerà temps.

–&|160;Hélas&|160;! – balbutia la jeune femmeavec angoisse, – il est trop tard&|160;!

–&|160;Non, non, rassurez-vous, nous sommesparvenus à amener le sac sur la rive. Adam l’a fendu d’un coup decouteau, et nous avons retiré de ce linceul Mazurec respirantencore.

–&|160;Il vit&|160;! – s’écria la jeune fillefolle de joie, et dans son premier mouvement elle se précipita versla porte et tomba dans les bras de son père qui, rentré depuisquelques moments, est resté immobile au seuil.

–&|160;Oui, il vit, – dit Guillaume Caillet àsa fille en la serrant contre sa poitrine, – il vit… et levoilà…

Au même instant apparaît Mazurec, pâle,défait, ruisselant d’eau et soutenu par Adam-le-Diable&|160;;soudain Aveline, au lieu de courir au devant de son époux, s’arrêteet recule avec épouvante en s’écriant&|160;: – Ce n’est paslui&|160;!…

Elle ne reconnaissait plus Mazurec&|160;! sonœil crevé entouré de contusions bleuâtres, son nez écrasé, sa lèvrefendue et gonflée, changeaient tellement ses traits naguère sidoux, si avenants, que l’hésitation de la femme du vassal durapendant quelques instants&|160;; mais bientôt revenue de sapoignante surprise, elle se jeta au cou de Mazurec et baisa sesblessures avec une sorte de frénésie. Il répondit aux étreintesd’Aveline, en murmurant d’une voix navrée&|160;: – Hélas&|160;! mapauvre femme… quoique je sois encore vivant, tu es veuve…

Ces mots rappelant aux deux époux qu’ilsétaient à jamais séparés par l’outrage infâme dont Aveline avaitété victime et qui pouvait la rendre mère… tous deux fondirent enlarmes et restèrent embrassés dans un morne et muet désespoir.

–&|160;Ah&|160;! – s’écria Guillaume Cailletdont la rude figure ruisselait de pleurs en contemplant les deuxinfortunés qu’il montrait du geste à Mahiet, – pour les venger… quede sang… oh&|160;! que de sang…

–&|160;Cette race seigneuriale, – repritAdam-le-Diable en se rongeant les ongles avec une rage sourde, – ilfaut l’égorger… il faut tout tuer, tout… jusqu’aux enfants auberceau… Il faut qu’il n’en reste pas de cette race… – Puis seretournant vers Mahiet, le paysan ajouta d’un air de reprochefarouche&|160;:

–&|160;Et toi, tu nous dis&|160;:Patience…

–&|160;Oui, – répondit Mahiet, – oui,patience, si tu veux venger en un seul jour… ces millionsd’esclaves, de serfs, de vilains de notre race qui, depuis dessiècles, sont morts écrasés, torturés, massacrés par lesseigneurs&|160;; oui, patience, si tu veux que ta vengeance soitféconde et affranchisse tes frères&|160;! Pour cela, je t’enconjure, et toi aussi, Guillaume, pas de révolte partielle&|160;!que tous les serfs de la Gaule se lèvent ensemble le même jour, aumême signal, et la race seigneuriale n’aura pas de lendemain.

–&|160;Attendre, – reprit Adam-le-Diable avecune sombre impatience&|160;; – toujours attendre&|160;!

–&|160;Et quand viendra-t-il, le signal de larévolte&|160;? – reprit Guillaume. – D’où viendra-t-il, cesignal&|160;?

–&|160;Il viendra de Paris, – dit Mahiet, – etce sera bientôt.

–&|160;De Paris, – s’écrièrent les deuxpaysans d’un air de surprise et de doute. – Quoi&|160;! cesParisiens…

–&|160;Comme vous, les Parisiens sont las desoutrages et des exactions des seigneurs&|160;; comme vous, lesParisiens sont las des voleries du roi Jean et de sa cour, quiruinent et affament le pays&|160;; comme vous, ils sont las de lacouardise de la noblesse, seule force armée du pays, qui laisseravager la Gaule par les Anglais&|160;; enfin, les Parisiens sontlas d’avoir tenté auprès du roi prières, sacrifices, remontrances,pour obtenir de lui la réforme d’abus exécrables&|160;; aussi lesParisiens sont-ils résolus d’en appeler aux armes contre laroyauté&|160;; la rupture de la trêve avec les Anglais, annoncéetantôt par le messager royal, hâtera sans doute l’heure de larévolte&|160;; mais jusqu’à cette heure solennelle, patience, outout est perdu.

–&|160;Et ces Parisiens, – reprit Guillaumeavec un redoublement d’attention, – qui les dirige&|160;? Est-cequ’ils ont un chef&|160;?

–&|160;Oui, – reprit Mahiet avec enthousiasme,– le plus courageux, le plus sage, le meilleur deshommes&|160;!

–&|160;Et son nom&|160;?

–&|160;ÉTIENNE MARCEL, un bourgeois, marchandde draps, prévôt des échevins de Paris&|160;; tout le peuple estavec lui parce qu’il veut le bien et l’affranchissement du peuple…Grand nombre des bourgeois des villes communales, aujourd’huiretombées sous le pouvoir royal, aussi prêtes à se soulever,correspondent avec Marcel&|160;; mais il sent que bourgeois etartisans commettraient une lâche et méchante action, s’ilsn’offraient leurs conseils, leurs secours aux serfs des campagnes,pour les aider à briser enfin le joug des seigneurs&|160;!Croyez-moi, en agissant avec ensemble, serfs, artisans etbourgeois, nous aurons facilement raison des seigneurs et de laroyauté. Comptons-nous, comptons nos oppresseurs&|160;; combiensont-ils&|160;? Quelques milliers au plus&|160;!

–&|160;C’est vrai, – dirent Guillaume et Adamen échangeant un regard approbatif, – les villes unies auxcampagnes, c’est tout le monde&|160;! les seigneurs, ce n’estrien&|160;!

–&|160;D’après l’avis de Marcel, – repritMahiet, – j’étais venu en ce pays, où, selon l’usage, le tournoidevait amener grand nombre de vassaux&|160;; je voulais savoir si,dans cette province comme dans d’autres, les paysans, poussés àbout, songeaient enfin à la révolte&|160;! Maintenant je n’en douteplus, car je vous ai rencontrés, vous, Guillaume et Adam, et j’aivu tantôt, tout en regrettant ce mouvement partiel et trop hâté,que Jacques Bonhomme, las de ses hontes, de ses misères,de ses tortures, le moment venu, prendra les armes… Je m’enretourne à Paris le cœur plein d’espoir&|160;; donc patience… amis…patience, et bientôt sonnera l’heure des grandes représailles.

–&|160;Oui, – repartit Guillaume, – nousrèglerons les comptes de nos pères… et moi je réglerai le compte dema fille… La vois-tu&|160;? la vois-tu&|160;?… – Et le vieux paysanmontrait du geste Aveline, assise à côté de Mazurec&|160;; tousdeux accablés, muets, le regard fixe, attaché sur le sol, ilssemblaient abîmés dans leur désespoir.

–&|160;Mais j’y songe, – dit l’Avocat, –Mazurec ne peut maintenant rester dans le pays.

–&|160;J’ai pensé à cela, – reprit Guillaume,– cette nuit nous retournerons à Cramoisy avec ma fille et sonmari&|160;; je connais une caverne au plus épais de la forêt&|160;:cette cachette a longtemps servi d’asile à Adam&|160;; je vais yconduire Mazurec. Chaque nuit, ma fille ira lui porter une partiede notre pitance&|160;; la pauvre enfant est si désolée que laséparer tout à fait de son mari, ce serait la tuer… Il restera donccaché jusqu’au jour de la vengeance, et ce jour venu… compte surmoi, sur Adam et sur tant d’autres.

–&|160;Mais le signal, auquel les gens desvilles et des campagnes doivent se soulever, – dit Adam-le-Diable,– ce signal, qui le donnera&|160;?

–&|160;Paris, – répondit Mahiet. – Avant peuje vous ferai tenir ou je vous apporterai de l’argent pour acheterdes armes&|160;; mais n’éveillez pas les soupçons desseigneurs&|160;; achetez les armes une à une, à la ville… les joursde foire… et cachez-les chez vous. Si vous connaissez des forgeronsde qui vous soyez sûrs, faites-leur façonner des piques… l’argentdes villes vous donnera du fer… et le fer, vengeance et libertépour tous.

Soudain un hennissement prolongé retentitderrière la porte. – C’est Phœbus, mon cheval, – s’écriaMahiet frappé d’une joyeuse surprise&|160;; – je l’avais attachéprès du lieu du tournoi&|160;; lassé de m’attendre, il aura briséson licou et retrouvé le chemin de cette auberge, où il n’estpourtant venu qu’une fois… Brave Phœbus, – ajouta l’Avocat enallant vers la porte, – ce n’est pas la première preuved’intelligence qu’il me donne. – À peine Mahiet eut-il ouvert lapartie supérieure de l’huis que la tête de Phœbus yparut&|160;; il fit entendre un nouveau hennissement et lécha lesmains de son maître qui lui dit&|160;:

–&|160;Allons, mon bon compagnon, une provended’avoine, et en route&|160;!

–&|160;Quoi&|160;! messire, vous partez cettenuit, – dit Alison-la-Vengroigneuse en essuyant ses larmes quin’avaient cessé de couler depuis le retour de Mazurec, – vouspartez malgré la nuit et la pluie&|160;?

–&|160;Le messager royal a apporté desnouvelles qui hâtent mon retour à Paris, ma belle hôtesse… mais aurevoir&|160;; j’espère bientôt revenir à Nointel.

–&|160;Avant de nous quitter, messire Avocat,– reprit Alison en fouillant à sa poche, – prenez ces trois florinsd’argent, je vous les dois pour le gain de mon procès…

–&|160;Votre procès… mais je n’ai pasplaidé.

–&|160;Vous avez sans plaider gagné macause.

–&|160;Moi&|160;! et comment cela&|160;?

–&|160;Ce matin, lorsque vous êtes revenuchercher votre cheval pour vous rendre au tournoi, Simon-le-Hérissésortait de sa maison au moment où vous passiez. «&|160;Voisin, –lui ai-je dit, – je n’avais pu jusqu’ici trouver un champion,maintenant j’en ai un. – Et où est-il ce beau champion&|160;? m’arépondu Simon d’un ton goguenard. – Tenez, lui ai-je dit, levoyez-vous&|160;? c’est ce grand jeune homme qui passe là monté surce cheval bai. – Simon-le-Hérissé a couru sur vos pas, et aprèsvous avoir attentivement regardé des pieds à la tête, il est revenul’oreille basse et m’a dit&|160;: – Tenez, voisine, je vous donnetrois florins, et soyons quittes. – Non, voisin, vous me rendrezmes douze florins, sinon vous aurez affaire à mon avocat&|160;; sice n’est aujourd’hui ce sera demain.&|160;» – Au bout d’un quartd’heure, Simon-le-Hérissé, devenu doux comme miel, m’apportait mesdouze florins&|160;; en voilà donc trois pour vous, messireAvocat.

–&|160;Je n’ai pas plaidé, je n’ai rien àrecevoir de vous, chère hôtesse, sinon un baiser d’amitié que vousme donnerez en tenant mon étrier.

–&|160;Oh&|160;! de grand cœur, messireAvocat, – répondit cordialement Alison&|160;; – on embrasse sesamis, et je suis certaine que maintenant vous avez pour moi un peud’affection.

Lorsque Phœbus eut mangé sa provende et Mahietendossé par-dessus son armure une épaisse cape de voyage, il revintdans la salle basse, s’approcha de Mazurec, et lui dit avecémotion&|160;: – Courage et patience… embrasse-moi… Je ne sais paspourquoi je sens qu’un autre intérêt que celui de tes malheursm’attache à toi… avant peu j’aurai éclairci mes doutes et jereviendrai&|160;; – puis, s’adressant àAveline-qui-n’a-jamais-menti&|160;: – Adieu&|160;! pauvreenfant&|160;; vos espérances sont détruites, du moins il vous resteun compagnon de chagrin, vos larmes souvent se confondront avec lessiennes et vous sembleront moins amères&|160;; – et, se retournantvers Guillaume Caillet et Adam-le-Diable, serrant dans ses mainsles mains calleuses des deux paysans&|160;: – Adieu&|160;! frères…n’oubliez pas vos promesses, je n’oublierai pas les miennes&|160;;sachons attendre le jour de la justice et des grandesreprésailles.

–&|160;Voir ce jour-là… et venger ma fille, –répondit Guillaume Caillet&|160;; – je pourrai mourir après.

Mahiet-l’Avocat, après avoir donné un cordialbaiser sur la joue vermeille d’Alison qui tenait l’étrier, s’élançasur son cheval et, malgré la pluie et les ténèbres, reprit en hâtele chemin de Paris.

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