Les Mystères du peuple- Tome VIII

CHAPITRE III

Ravage des Anglais en Gaule. – Le capitaine Griffith.– Sa bande et son chapelain. – Exactions et tortures subies par lesvassaux forcés de payer la rançon des seigneurs prisonniers desAnglais. – Le souterrain de la forêt de Nointel. – Le bailli. –Effroyable supplice. – Aveline-qui-jamais-n’a-menti etMazurec-l’Agnelet. – Le capitaine Griffith et Alison. –Rufin-Brise-Pot et Mahiet-l’Avocat d’armes. – Guillaume Caillet. –La Jacquerie.

 

Le lendemain du jour où Guillaume Caillet,Mahiet-l’Avocat d’armes et Rufin-Brise-Pot avaient quitté Paris,une bande d’aventuriers anglais commandés par le capitaineGriffith, qui depuis quelque temps ravageait leBeauvoisis, cheminait vers le village de Cramoisy au soleil levant,par une belle matinée de mai. Ces hommes, diversement armés, aunombre de trois ou quatre cents, marchaient en désordre, sauf unecinquantaine d’archers portant à l’épaule leur arc de frêne de sixpieds de long, arme familière aux Anglais et dont ils se servaientavec une telle supériorité, qu’à la bataille de Poitiers dix millebons archers (la couardise de la noblesse aidant) suffirent àmettre en pleine déroute l’armée du roi JEAN, composée de plus dequarante mille hommes.

Plusieurs charrettes vides attelées de chevauxou de bœufs, conduites par des paysans forcés de suivre la bande deGriffith sous peine de mort, devaient servir à charroyer lebutin ; ce butin, ainsi que les bestiaux qu’ils enlevaient auxlaboureurs, les Anglais allaient d’ordinaire le vendre dans quelquepetite ville voisine, tarifaient les prix et trouvaient toujoursdes acheteurs, par cette victorieuse raison que ceux qui refusaientd’acheter étaient pendus sur l’heure, le capitaine Griffith faisantmontre, disait-il, d’une certaine générosité en donnant à sesclients forcés quelques dépouilles et des bestiaux en retour d’unargent qu’il aurait pu leur prendre. Mais en sa qualité de bâtardd’un grand seigneur, le duc de Norfolk, il tenait,assurait-il, à faire les choses courtoisement, en véritable Anglaisde la vieille Angleterre, et non point vilainement, comme cesbandes de routiers, de soudoyers et autres brigands des grandescompagnies qui, à la suite du pillage des maisons, ne pouvant lesemporter, les brûlaient après avoir violé les femmes et massacréles hommes.

Le capitaine Griffith, homme dans la force del’âge, robuste, corpulent, aux cheveux et à la barbe d’un blondardent, déjà quelque peu grisonnants, chevauchait à la tête de sesarchers, l’élite de sa troupe. Armé de toutes pièces, il avaitsuspendu son casque à l’arçon de sa selle et portait un bonnet depeau de renard. La hardiesse, la luxure et une sorte de jovialitécruelle se lisaient sur les traits de l’Anglais, enluminés par levin et le suc des viandes, dont il engloutissait habituellement uneénorme quantité avec une fabuleuse voracité. L’air matinal luiayant ouvert l’appétit, si tant est que son appétit fût jamaisassouvi, le bâtard de Norfolk mordait à belles dents un morceau dejambon, et, de temps à autre, accolait amoureusement une grosseoutre pendue à ses arçons. À côté de lui chevauchait sonlieutenant, qu’il appelait son chapelain par dérisionimpie ; car ce Griffith, âme mille fois damnée, comme diraitun prêtre, se plaisait à toutes sortes de sacrilèges avec une joiediabolique digne du vieux Rolf, le pirate north-man, l’undes héros de cette race qui autrefois conquit l’Angleterre etaujourd’hui est en voie de conquérir la Gaule.

Ce chapelain, gros et grand coquin àtrogne rouge, aussi vigoureux que son capitaine, portait par-dessussa maille de fer une robe de moine et sur sa tête un moriond’acier.

– Mon fils, – dit-il au bâtard deNorfolk, – mon fils, tu n’es guère chrétien : voici trois foisque tu embouches cette outre, et tu laisses ton père en Belzébuthcrever de male-soif !

– Tu me parais fort altéré,chapelain ; qu’as-tu donc mangé ?

– Par le diable ! j’ai mangé… desyeux le jambon que tu dévorais à belles dents…

– Eh bien, désaltère-toi en me regardantboire !

– Sacrilège ! refuser du vin à unchapelain qui a soif !… Tiens, j’aimerais mieux pour ton salutte voir encore une fois voyager tout un jour dans un chariot traînépar l’abbé de Saint-Patrice et son chapitre !

– Peuh ! – fit Griffith ; – ily avait des relais.

– C’est vrai, plusieurs relais de douzemoines chacun accompagnaient notre troupe ; et on les attelaità tour de rôle : c’est une excuse en ta faveur. Mais notredernier couvent de femmes, hein ?… ce monastèred’Ursulines ?

– Quoi, coquin ! n’avais-tu pas bénien bloc le mariage de nos hommes avec les nonnains endisant :

– Crescite et multiplicate.C’est tout ce que je sais de latin, et ce peu vaut beaucoup… Maisl’abbesse, double fils de Satan ! qu’as-tu fait de lavénérable abbesse ?

– Par saint Georges ! je n’en airien fait ; elle n’était bonne à rien. On l’a pendue par lespieds, la tête en bas, et au-dessus d’un brasier, afin de lui faireavouer la cachette de ses reliquaires d’or et de vermeil.

– Et les reliques contenues dans cesreliquaires sacrés, à quel usage t’ont-elles servi, terriblepaïen ?… Tu as osé faire un vase à boire du crâne de sainteBrigitte ! Voilà un fieffé sacrilège ; et pourtant il tesera plus léger au jour du jugement que ton refus de medésaltérer !

– Allons, bois, chapelain, et bois à mesamours.

Le chapelain, après avoir longuement collé seslèvres à l’orifice de l’outre que lui remit le capitaine, les endétacha un moment, moins pour répondre à son digne compagnon quepour reprendre haleine, et lui dit en soufflant : – Quelsamours ?

Et il recommença de boire.

– Quels amours ? Cette joliecabaretière qui nous a échappé lors du pillage de la petite villede Nointel. Je ne sais pourquoi depuis ce jour la paire de jambesrondes de cette brunette me trotte dans la cervelle. Foi de bâtardde Norfolk, – ajouta le capitaine pendant que le chapelaincontinuait d’aspirer à longs traits le contenu de l’outre, – il estdeux choses pour lesquelles je vendrais mon âme à Belzébuth, si jene la lui avais, dès l’aurore de ma vie, octroyée pour rien :premièrement, happer cette fraîche et dodue cabaretière ;secondement, me battre contre ce grand coquin que nous avonsrelâché des prisons de Beaumont. Il n’avait alors que la peau surles os ; mais quand il sera remplumé, je gagerais ton cou,chapelain, qu’il n’est pas dans ce couard pays des Gaules unchampion pareil ! Je suis las de trouver au bout de ma lancede mièvres chevaliers que j’abats comme des quilles.

Soudain le lieutenant, qui continuait deboire, fit entendre une sorte de grognement prolongé, en indiquantde la main dont il ne soutenait pas l’outre une petite troupe depiétons armés accompagnant un homme à cheval, et qui suivaient uneroute un peu divergente de celle des Anglais, mais, comme elle,aboutissant à un carrefour situé au sommet d’une colline. Lecavalier, chef de ces piétons, leur ordonna de s’arrêter ;puis, traversant une prairie au galop de son cheval, il s’approchade la bande d’aventuriers la main droite levée, attestant ainsiqu’il n’avait aucune intention hostile. Néanmoins, le capitaineGriffith, redoutant quelque embûche, fit faire halte à sa troupe,mit ses archers en ligne, se coiffa de son casque, prit sa longueet forte lance des mains de l’un de ses hommes ; et voyant lechapelain toujours accolé à l’outre, la lui enleva des lèvres d’uncoup si dextrement dirigé, qu’après avoir effleuré le nez dubuveur, la pointe de la lance piqua l’outre et la fit voler à dixpas.

– Heureusement cette chérie estmaintenant vide, – dit simplement le chapelain en suivant de l’œille vol de l’outre et s’essuyant la bouche du revers de sa main.

Le cavalier inconnu s’approchait toujours,mais il arrêta brusquement sa monture et s’écria, voyant les autresAnglais appuyer, selon l’usage, le pied gauche sur le milieu dubois de leur arc afin de commencer à le bander :

– Je viens ici en ami !

– Qui es-tu ? – demanda le bâtard deNorfolk, – que veux-tu ?

– Je suis le bailli du sire de Nointel,seigneur de ces domaines ; je désire parler au capitaineGriffith.

– C’est moi…

– Messire, vous venez piller les bourgset les villages de notre seigneur ?

– Tu vas peut-être m’enempêcher ?

– Au contraire, messire, j’accours, aunom de mon seigneur, vous offrir les conseils de ma vieilleexpérience pour vous aider à rançonner ces vilains, car JacquesBonhomme est matois, il a plus d’une cachette… où il met à l’abrises deniers ; or, messire, je…

– Chapelain, – dit le capitaine eninterrompant le bailli, – nous allons fendre le nez et couper lesdeux oreilles de ce ribaud, qui vient ici railler… Tire toncoutelas, chapelain, et donne lui l’absolution de ses péchés.

– Messire, écoutez-moi, – s’écria lebailli, – écoutez-moi, et vous serez convaincu que je ne plaisantepoint ! Vous êtes fils du seigneur duc de Norfolk ?

– Fils bâtard de par la vertu de monhonorée mère ; mais elle m’a donné bon poing, bon œil, bonnesdents et bon coffre, je la tiens quitte du reste.

– Le duc, votre père, sait que vous tenezla campagne en ce pays ?

– Oui, car il y a quelque temps je lui aiécrit ceci par l’occasion d’un franc archer qui retournait enGuyenne : – « Milord ! vous ne m’avez de votre vierien donné, sinon un coup de pied, dont mes chausses frémissentencore ; je n’en suis pas moins votre bâtard affectionné quifait rage en Gaule et qui signe le capitaineGriffith. »

– Messire, – dit le bailli en remettantune lettre au capitaine, – voici la réponse du noble duc, votrepère.

Griffith, fort étonné, rompit les sceaux duparchemin et lut : – « Un de ces couards chevaliersfrançais que j’ai fait prisonnier à la bataille de Poitiers teremettra cette lettre et six mille florins pour sa rançon. Tu es unbrave coquin.

» NORFOLK. »

– Quel père ! – dit le chapelain enlevant les yeux et les mains au ciel. – Quel fils !

– Six mille florins ! – s’écriaGriffith. – Allons, le bonhomme s’est souvenu que ma respectablemère avait un fin corsage. – Et, s’adressant au bailli : – Cessix mille florins, où sont-ils ?

– Dans la bourse des vassaux de monseigneur, le sire de Nointel. C’est lui qui a été fait prisonnier àla bataille de Poitiers par le noble duc de Norfolk ; mais,hélas ! mon maître, ruiné par les frais de la guerre, nepossède pas chez lui un florin ; pourtant il a juré sa foi decatholique et de chevalier qu’il payerait sa rançon à votre noblepère ou à vous, messire ; il tiendra sa promesse. Voicicomment : il est d’antique usage que les vassaux rachètent deleurs deniers leurs seigneurs prisonniers ; je viens donc,sire capitaine, vous offrir, par ordre de mon maître, mes petitsservices, à seule fin de vous aider à recouvrer la somme ;recouvrement, croyez-moi, fort difficile sans mon concours…Voulez-vous une preuve de ce que j’avance ? Suivez moi à peude distance d’ici, et vous verrez quelque chose à quoi vous ne vousattendez point.

Le capitaine Griffith, de plus en plus étonnéde l’aventure, mit son cheval au pas de celui du bailli, et latroupe, continuant sa marche, descendit la pente de la colline, aupied de laquelle s’étendait le grand village de Cramoisy, composéd’environ trois cents cabanes et maisons. Le silence des tombeauxrégnait dans ces demeures désertes, dont les portes ouverteslaissaient voir l’intérieur nu et vide. Griffith stupéfait arrêtason cheval et dit au bailli :

– Par le diable, où sont donc leshabitants de ces bicoques ?

– Les autres villages de cette seigneuriesont aussi déserts que celui-ci. Vous n’y trouverez, messire, nifemmes, ni hommes, ni enfants, ni bétail, – reprit le bailli. – Ilne reste, vous le voyez, que les quatre murs de ces maisons. Aussi,vous serait-il difficile de recouvrer céans la moindre parcelle devos six mille florins. Je vous l’ai dit, Jacques Bonhomme est unfin renard ; il a eu vent de votre approche, et il s’estterré… pour vous échapper… mais à fin renard fin limier : jeconnais le terrier de Jacques Bonhomme ; donc, messire,suivez-moi.

– Et où cela ?

– À une lieue d’ici… mais il nous faudradescendre de cheval, vers la lisière de la forêt ; vouslaisserez là le gros de votre troupe ; une douzaine de vosarchers suffiront à la besogne que je médite.

– Pourquoi veux-tu que je descende decheval et que je laisse derrière moi le gros de matroupe ?

– D’abord, messire, il nous seraitimpossible de traverser à cheval les fondrières, les fourrés, lesmarécages où il nous faudra pénétrer avant d’arriver au terrier deJacques Bonhomme ; ensuite le renard a l’oreille fine, et lebruit d’une grande troupe d’hommes armés lui donnerait l’éveil.

– Capitaine, – dit le lieutenant, – si cecoquin nous conduisait à quelque embuscade ?

– Chapelain, jamais Griffith n’a reculédevant le danger, – reprit le capitaine, – et d’ailleurs si cebailli à museau de fouine nous trompait, qu’il se tienne pouraverti : aux premiers soupçons d’une embûche, nous ledécoupons proprement en morceaux.

– C’est juste, – répondit lechapelain ; – en route !

– En route ! – répéta Griffith. Etla troupe, guidée par le bailli, que ses hommes avaient rejoint,quitta le village de Cramoisy et se dirigea vers une vaste forêtdont la lisière verdoyante s’étendait à l’horizon.

*

**

À deux lieues environ du village de Cramoisyse trouve, au plus profond de la forêt seigneuriale de Nointel, unimmense souterrain, taillé dans un tuf calcaire, offrant peu derésistance au pic et à la pioche ; ce souterrain date de cestemps lointains et désastreux, où les pirates north-mans,remontant le cours de la Somme, de la Seine et de l’Oise,ravageaient les contrées arrosées par ces rivières. Ceux des serfsque leur misère atroce ne poussait pas à se joindre auxNorth-Mans, et qui voulaient échapper à leurs pilleries, àleurs massacres, avaient creusé ce lieu de refuge ; etemportant le peu qu’ils possédaient, emmenant leur bétail, ilsrestaient cachés dans ces retraites jusqu’à ce que les pirateseussent quitté le pays. De semblables abris ont été, dans cestemps-ci, pratiqués sur presque tous les points de la Gaule par lesvassaux de la noblesse, afin d’échapper au brigandage des Anglais,des routiers, des soudoyers qui dévastent les provinces, et aussiafin d’échapper aux exactions des seigneurs, devenues intolérablesdepuis que Jacques Bonhomme est forcé de payer la rançon de sesseigneurs et maîtres faits prisonniers à la bataille de Poitiers.Les paysans, dans d’autres parties de la Gaule, se retirent, eux etleur famille, sur des radeaux qu’ils ancrent au milieu desrivières, et qui, souvent submergés ou emportés par les grandeseaux, s’engloutissent avec les pauvres gens dont ils sontencombrés ; jamais la désolation, jamais l’épouvante, n’ont àce point régné sur cette malheureuse terre ; la plupart deshameaux sont abandonnés, les champs restent incultes ; l’onprévoit des disettes comparables à celles qui ont dépeuplé la Gauleavant et après l’an 1000.

Le souterrain où se sont réfugiés leshabitants de Cramoisy et de quelques autres villages de laseigneurie de Nointel se compose d’une longue voûte à l’extrémitéde laquelle sont pratiqués, de droite et de gauche, deux autresvastes couloirs, où s’entassent les bestiaux, bœufs, vaches,chèvres et moutons ; un puits destiné à les abreuver estcreusé au milieu de la galerie principale. Au-dessus de ce puits,une ouverture pratiquée dans la voûte et à demi masquée par degrosses pierres et des broussailles donne un peu de jour et un peud’air à cet asile souterrain, sombre, glacial et suintantincessamment les pleurs de la terre. Là sont rassemblées plus demille personnes, hommes, femmes, enfants ; tous ont fui leursdemeures. Le lait du bétail, quelques poignées de seigle ou de bléqu’ils mangent après l’avoir concassé entré deux pierres,entretiennent plutôt qu’ils n’apaisent l’angoisse de la faim chezces infortunés. Une chaleur humide, suffocante, nauséabonde, causéepar cette agglomération d’hommes et d’animaux, règne dans ces lieuxsinistres. Tantôt l’on entend des gémissements plaintifs ;tantôt l’éclat de querelles violentes, ainsi qu’il en surgittoujours parmi des hommes presque sauvages exaspérés par lasouffrance. Des enfants hâves, demi-nus, mais conservantl’insouciance de leur âge, jouaient en ce moment aux abords dupuits, alors éclairés par un rayon de soleil filtrant à travers lesroches et les broussailles dont était à demi obstruée l’uniqueouverture de la voûte ; ce rayon jetait aussi sa vive lumièresur un groupe de trois personnes placées dans un enfoncement, à peude distance du puits. Ces trois personnes sontAveline-qui-jamais-n’a-menti,Alison-la-Vengroigneuse et Mazurec-l’Agnelet.

La cabaretière, lors du pillage de la petiteville de Nointel par les hommes du capitaine Griffith, ayant pusauver ce qu’elle possédait d’argent, s’était rendue au village deCramoisy, où elle savait retrouver Aveline. En apprenant dans cevillage que les Anglais continuaient de ravager le pays, elleavait, ainsi que les paysans, cherché un abri dans lesouterrain.

Aveline, dans un état de grossesse avancé,s’attend d’un jour à l’autre à mettre au monde l’enfant de sa honteet du viol commis sur elle par son seigneur. À peine vêtue dequelques haillons, elle est couchée sur la terre froide etdure ; Alison, toujours compatissante, soutient sur ses genouxla tête languissante et pâle de la jeune femme, dont la maigreurest effrayante. Ses joues caves font paraître ses yeux démesurémentgrands ; elle les attache en ce moment d’un air suppliant surMazurec, qui, non loin d’elle, aiguise sur une pierre les pointesacérées d’une fourche de fer en murmurant à demi-voix : –Guillaume tarde bien à revenir de Paris ; nous l’attendonspourtant pour commencer la tuerie !…

Et Mazurec continue d’aiguiser silencieusementsa fourche ; il est hideux à voir… Devenu borgne depuis sonduel judiciaire contre le chevalier de Chaumontel, ses paupièresrenfoncées, flasques et à demi closes laissent apercevoir entreelles, au lieu du globe de l’œil, une cavité sanguinolente ;son nez, aplati, écrasé, est couturé de cicatrices violettes commesa lèvre supérieure, fendue en deux, qui découvre ses dents à demibrisées. Ses longs cheveux touffus, hérissés, tombent sur leslambeaux de son sayon de poil de chèvre, d’où sortent ses brasnerveux et décharnés. Aveline, attachant toujours son regardsuppliant sur son mari, lui dit d’une voix affaiblie :

– Mazurec, tu ne me réponds pas… Je t’enconjure, promets-moi que si, avant de mourir, je mets au monde monenfant… tu ne le tueras pas !

– Je ne sais, – dit le vassal d’une voixsourde en continuant d’aiguiser sa fourche ; – je ne prometsrien…

– Il le tuera, dame Alison ! –s’écrie Aveline en pleurant et cachant sa tête dans le sein de lacabaretière ; – il tuera l’innocente créature !

– Tais-toi ! – reprend Mazurec avecun regard de tigre qui rendit son effrayante figure plus effrayanteencore, – tais-toi, mauvaise femme ! tu es fière d’avoir unenfant de ton seigneur !

À cet affreux reproche, Aveline pousse unsanglot convulsif, et Alison, indignée, s’écrie :

– Malheureux fou ! n’avez-vous pasde honte ; vous serez cause de la mort de votrefemme !

– J’aimerais autant la voir morte quevivante, maintenant qu’elle porte cet enfant dans son sein… Mais ilne verra pas le jour… je l’étoufferai, ce fils de noble !

– Alors, soyez féroce jusqu’aubout : tuez tout de suite la mère et l’enfant ; ce seramoins cruel que de la faire ainsi mourir à petit feu ! – EtAlison ajoute d’un ton de reproche navrant : – Ah !Mazurec-l’Agnelet ! cette infortunée de qui vous souhaitezaujourd’hui la mort vous faisait autrefois, d’un sourire, bondir lecœur quand vous passiez devant sa porte, où elle filait saquenouille…

À ces mots, qui rappellent à Mazurec lespremiers temps de son amour, temps si doux, même pour le misérableserf, il fond en larmes, jette sa fourche loin de lui, et,embrassant étroitement sa femme, dont il baise la pâle figure, ils’écrie en pleurant :

– Pardon, ma pauvre Aveline !…Hélas ! mon sang s’est tourné en fiel ; j’ai tantsouffert… je souffre tant !…

Mazurec parlait ainsi, lorsque soudainl’espèce de soupirail pratiqué au-dessus du puits est presqueentièrement obstrué au moyen de plusieurs grosses pierres rouléesen dehors par les hommes du bailli de Nointel ; et sa voixarrivant à travers l’étroit orifice, qui laisse filtrer un peu declarté dans le souterrain, fait entendre ces paroles :

– Vous tous, vassaux de la paroisse deCramoisy et villages voisins, vous êtes, pour votre quote-part dela rançon de notre très-noble, très-haut, très-cher ettrès-puissant seigneur, taxés à mille florins ; les autresparoisses de la seigneurie seront taxées de même. Boursillez doncvite entre vous afin de parfaire la somme exigée ; vous avezdes cachettes où vous enfouissez votre pécule… Jacques Bonhommetient autant, je le sais, à ses sous qu’à sa peau. Choisissez donc,et promptement, entre la mort et votre argent ; car si, durantle temps qu’il me faut pour dire un pater et unave, l’un de vous n’apporte point les mille florins àl’entrée du souterrain, vous serez tous fumés comme renards dansleur terrier, après quoi l’on fouillera vos cadavres.

Le bailli se tut, le soupirail futcomplétement bouché avec des mottes de terre, et la caverne plongéedans de profondes ténèbres.

– Oh ! mon Dieu ! que va-t-ilarriver ? Ne me quitte pas, Mazurec, – dit Aveline enfrémissant et enlaçant de ses bras son mari, qui s’était redressépour écouter les paroles du bailli ; d’abord accueillies parun morne silence de stupeur et d’effroi, elles se répètent debouche en bouche parmi les vassaux. Ces malheureux tenaientd’autant plus âprement à leur petit pécule, leur suprême ressource,fruits de leurs labeurs écrasants, de privations homicides, qu’ilsn’avaient pu jusqu’alors le soustraire à la rapacité de leursseigneurs qu’à force de soins, de ruses, luttant même avec unehéroïque ténacité contre la torture qu’on leur infligeait afin deleur arracher l’aveu de l’endroit où ils enfouissaient le peuqu’ils possédaient. Aussi, le premier moment de stupeur passé, descris d’indignation et de révolte éclatent parmi lesserfs :

– Quoi ! – disent-ils, – nousquittons nos maisons pour vivre dans les cavernes comme des bêtesfauves, et l’on vient nous traquer jusqu’ici !

– Être pillés par les Anglais, et nousvoir encore forcés de payer la rançon de notre seigneur !

– Non, non ! Qu’on nous fume, qu’onnous brûle, qu’on nous massacre… on ne tirera pas un denier denous !

– Non, nous jetterons plutôt dans lepuits les quelques sous qui nous restent !

Il fallut peu de temps au bailli pour dire sonpater et son ave. Lorsqu’il les eut dits, nevoyant aucun des serfs sortir de leur refuge pour apporter la sommeexigée par lui, il donna l’ordre de fumer le terrier de JacquesBonhomme, opération facile. L’on descendait dans le souterrainpar un passage étroit et d’une pente assez rapide taillé dans leroc ; les Anglais de Griffith et les gens du baillientassèrent dans ce couloir des broussailles sèches, y mirent lefeu, et, à l’aide de leurs longues lances, poussèrent dans ce foyerembrasé des branchages verts dont la vapeur, âcre, épaisse, remplitbientôt l’intérieur du souterrain, la seule ouverture qui aurait pudonner issue à la fumée ayant été d’avance hermétiquementbouchée.

Ce fut (m’a dit plus tard à moi, Mahiet, monfrère Mazurec), ce fut quelque chose d’affreux ! Les vassaux,suffoqués, aveuglés par cette noire et cuisante fumée, ressentaientdes douleurs atroces ; les bestiaux, partageant les mêmessouffrances, devinrent furieux, rompirent leurs liens, se ruèrentdans les ténèbres au milieu de la foule, l’écrasant sous leurspieds, la transperçant à coups de cornes. Les cris plaintifs desfemmes et des enfants, les imprécations des hommes, lesrugissements du bétail, formaient un concert infernal. Plusieursvassaux parviennent à se diriger à tâtons vers le puits et s’yprécipitent afin d’échapper à une torture prolongée ; d’autress’élancent éperdus afin de sortir du gouffre ; mais, étoufféspar les flots de vapeur qui s’échappent de l’étroite entrée dusouterrain, changée en fournaise, ils tombent brûlés au milieu desflammes ; d’autres se jettent à plat ventre et, rampant laface contre terre, ils grattent le sol avec leurs ongles et collentleur bouche aux excavations qu’ils creusent, espérant dans leurdélire, pouvoir aspirer ainsi un peu d’air ; enfin, voulantleur épargner un plus long supplice, des mères étranglent leursenfants à l’agonie.

Mazurec revient à des sentiments d’autant plustendres pour Aveline qu’il frémit de l’horrible mort dont elle estmenacée, il l’a tenue étroitement embrassée dès que la fumée acommencé d’envahir la caverne ; mais la jeune vassale, depuislongtemps épuisée par la misère, la douleur et le chagrin, nedevait pas survivre à ce nouveau péril, et, râlant déjà, elleattache ses lèvres glacées sur celles de Mazurec, comme sil’infortunée, pour échapper à la suffocation, voulait aspirer lesouffle de son mari ; puis il se sent convulsivement serréentre les bras raidis d’Aveline-qui-jamais-n’avait-menti…elle expirait…

– Morte ! – s’écrie le serf d’unevoix déchirante, – morte sans vengeance !…

– Tu peux la venger, nous sauver tousdeux et grand nombre de ces malheureux, – dit la voix haletanted’Alison, qui conservait encore sa raison et son énergie. –Hâtons-nous ! – poursuivit la tavernière d’une voix de plus enplus oppressée ; – Aveline est morte, tâchons de sortir d’ici.J’ai trois cents florins cousus dans ma robe ; je les donneraiau bailli, il nous fera grâce, sinon, tue-le… Ta fourche est là, jela sens… sous ma main… tiens, prends-la, conduis-moi et essayons defuir !

À ces paroles d’Alison, Mazurec pousse un cride joie sauvage : l’imminence du danger, l’espoir de lavengeance, décuplent ses forces ; il saisit sa fourche de samain droite, et de la gauche traînant Alison derrière lui, levassal, guidé par la lueur rougeâtre projetée sur la pente rapidede l’issue du souterrain, manœuvre impitoyablement de sa fourchepour se frayer un passage à travers la foule éperdue, renverse lesuns, passe sur le corps des autres, et arrive non loin du foyer defeu et de fumée, dont les abords sont jonchés des cadavres deplusieurs serfs déjà tombés suffoqués, brûlés en voulant franchircette fournaise. Abandonnant alors la main d’Alison et s’avisantd’un moyen auquel personne ne songeait au milieu de la paniquegénérale, Mazurec plonge sa fourche dans l’amoncellement debroussailles embrasées, les écarte, en jette une partie derrièrelui, s’ouvre ainsi une issue, traverse intrépidement le sol couvertde débris enflammés, gravit en quelques bonds l’entrée de lacaverne, respire un air pur, aperçoit le ciel, les arbres ;son énergie redouble, et d’un dernier effort il s’élance au dehors…À l’aspect inattendu de Mazurec, effrayant de rage et brandissantsa fourche, les Anglais et les gens du bailli reculent frappés destupeur ; mais le vassal, courant sus au bailli, lui enfonceson fer dans le ventre, le renverse, s’acharne sur lui avec furie,le foule aux pieds, continue à le cribler de coups à travers lecorps, à travers la figure, partout enfin où il peut l’atteindre,et disant à chaque blessure :

– Tiens, voilà pour Aveline, que tu astraînée au lit de ton seigneur !… Tiens, voilà pour Aveline,que tu as fait mourir étouffée !

À cette attaque audacieuse et imprévue, lecapitaine Griffith, le chapelain et les archers dont ils sontaccompagnés restent stupéfaits ; puis bientôt le bâtard deNorfolk, poussant un éclat de rire cruel, s’écrie :

– Chapelain, vois donc avec quelle ardeurce coquin larde ce bailli ! – Et se tournant vers seshommes : – Je prends ce forcené lardeur sous maprotection ; j’admire sa dextérité à se servir de sa fourche…– Mais, s’interrompant, le capitaine Griffith ajoute en frappantdans ses mains : – Par l’enfer ! voici mes beaux yeuxnoirs et ma paire de jambes rondes ! Ah ! cette fois, tune m’échapperas pas, la belle !

L’Anglais s’exclamait ainsi à la vued’Alison : celle-ci, bien que remplie de courage, mais n’étantpas, comme Mazurec, emportée par l’élan d’une fureur désespérée,avait, au moment de quitter le souterrain, rassemblé ses forcesdéfaillantes et attendu que des broussailles brûlant encore aumilieu du passage fussent éteintes. Aussi apparut-elle, au dehors,pâle, haletante, ses cheveux en désordre, ses vêtements à demibrûlés, et si affaiblie qu’elle ne pouvait marcher qu’en s’appuyantaux blocs de rochers épars çà et là. Le capitaine Griffith, sansêtre touché de l’aspect lamentable d’Alison, n’écoute que laférocité de sa luxure, s’élance d’un bond sur sa proie et,l’enlaçant de ses bras nerveux, s’écrie : – Cette fois, je tetiens !

– Grâce ! – crie Alison en sedébattant et trouvant des forces dans son épouvante, – grâce… j’aide l’argent… je vous le donnerai… laissez-moi…

– L’amour d’abord, l’argent après !– répond le bâtard de Norfolk en entraînant Alison vers un taillisvoisin. – Viens ! tes jambes m’ont assez longtemps trotté dansla cervelle.

– Mazurec… au secours ! – murmure lacabaretière en apercevant le vassal, mais celui-ci, exaspéré parl’ivresse du sang, par l’ardeur de la vengeance, déchiquetait, àcoups de fourche, le cadavre du bailli, et n’entendit pas ledéchirant appel d’Alison, qui, entraînée par le capitaine Griffith,tâchait en vain de s’arracher de ses bras et redoublait cescris : – Au secours, Mazurec ! au secours !

– Courage, belle hôtesse ! mevoilà ! – répond tout à coup la voix essoufflée deMahiet-l’Avocat d’armes sortant d’un épais taillis et apparaissantau sommet d’une éminence rocheuse, suivi de Guillaume Caillet,d’Adam-le-Diable, de Rufin-Brise-Pot et de quelques serfs armés dehaches, de fourches et de faux. Cette petite troupe, attirée parles cris perçants d’Alison, accourait, précédant un grand nombre depaysans révoltés, cheminant à travers la forêt et s’avançant pluslentement.

– Me voici, belle hôtesse ! – répétaMahiet en sautant de roche en roche, son épée à la main, – mevoici…

– Mon Hercule du château deBeaumont ! – s’écrie le bâtard de Norfolk en dégaînant à lavue de Mahiet qu’il reconnaît. Abandonnant alors Alison qui,épuisée par la lutte, tomba sur le sol, l’Anglais ajoute : –Tout à l’heure je disais : L’amour d’abord, l’argentaprès !… Maintenant je dis : D’abord la bataille, puisl’amour, puis l’argent ! – Et, s’élançant l’épée haute surMahiet : – Mon chapelain en est témoin, je ne demandais àSatan, mon seul et bon Dieu, que deux choses : forcer cettefraîche commère et te retrouver un peu remplumé, mon vigoureuxgarçon ! Commençons par toi ; la belle aura sontour !

– Je n’ai point encore, il est vrai,grand’chair sur les os, – reprit l’Avocat d’armes en attaquantintrépidement le bâtard de Norfolk, – mais mon poignet n’a pasperdu sa vigueur.

Un combat acharné s’engage entre Mahiet et lecapitaine, tandis que Guillaume, Adam-le-Diable, l’écolierRufin-Brise-Pot et plusieurs serfs leurs compagnons se jettent avecfurie sur le chapelain de Griffith et quelques archers dont ils’était fait suivre, laissant le gros de la troupe des Anglais versla lisière de la forêt, d’après le conseil du bailli ; leshommes de l’escorte de celui-ci prennent la fuite à travers lestaillis, voyant se grossir à chaque instant la troupe des vassauxrévoltés à la voix de Guillaume Caillet, et qui de tous côtéssortaient des profondeurs de la forêt, attirés par ces cris deleurs compagnons aux prises avec les archers :

– Tue, tue les Anglais !… À mort lesAnglais !…

Écrasés par le nombre, tailladés à coups defaux, éventrés à coups de fourche, assommés à coups de cognée, pasun des hommes du capitaine Griffith n’échappa au carnage. Lechapelain, après s’être héroïquement défendu contre Adam-le-Diable,armé d’un coutre de charrue, et contre Rufin, faisant rage de salongue épée, tomba sous leurs coups. Mazurec, distrait de sonacharnement contre les restes sanglants du bailli, par l’arrivéedes paysans et de Guillaume Caillet, brandit sa fourche, prêt à sejoindre aux combattants ; mais frappé d’une idée subite, ilgravit le monticule où était pratiquée, au-dessus du souterrain,l’ouverture récemment bouchée par les ordres du seigneur deNointel, et, se servant de sa fourche comme d’un levier, il faitrouler au loin les pierres qui obstruaient ce soupirail. La fumée,trouvant une issue, s’en échappe à flots pressés, noirs etépais ; Mazurec, rentrant alors dans la caverne, ydisparaît.

À ce moment, Mahiet, blessé au bras, maistenant sous ses genoux le capitaine Griffith, cherchait sonpoignard à sa ceinture pour le lui plonger dans la gorge endisant : – Tu vas mourir, chien d’Anglais qui veux forcerjusqu’aux femmes mourantes !

– Aussi vrai que tu es la meilleure épéeque j’ai rencontrée dans ce pays de couarde seigneurie, mon seulregret est de n’avoir pas violé cette dodue commère !

Telles furent les dernières paroles du bâtardde Norfolk ; Mahiet mit fin à la vie de ce brigand, tandisque, à quelque distance du lieu du combat, Mazurec sortait dusouterrain portant entre ses bras le cadavre d’Aveline, ets’écriait d’une voix entrecoupée :

– Guillaume, voilà votre fille !voilà ma femme !… Et vous tous qui avez des femmes, des fils,des parents, des amis, entrez dans ce souterrain ;cherchez-les parmi les morts et les agonisants ! Nous n’avonspas voulu donner d’argent pour payer la rançon de notre seigneur,le sire de Nointel ; il a fait fumer notre refuge comme leterrier d’un renard ! Allez compter les victimes du feu… allezcompter les cadavres !

Grand nombre de paysans, effrayés de cesparoles, courent au souterrain. Guillaume Caillet s’approche deMazurec qui tient toujours enlacé le corps de sa femme. –Couchons-la sur le gazon, – dit le vieillard. – Nous allons creusersa fosse…

Mais à peine le corps est-il déposé à terreque, se précipitant sur ces restes inanimés avec des cris arrachésdu plus profond de ses entrailles paternelles, Guillaume sanglotantcouvre de pleurs et de baisers le visage glacé de sa fille.

– J’ai trop pleuré ; je n’ai plus delarmes, – dit Mazurec-l’Agnelet en contemplant d’un œil sec etardent ce navrant spectacle, tandis que Adam-le-Diable, à l’aide deson coutre de charrue, se met à creuser silencieusement la fossed’Aveline.

Un massif d’arbres et de rochers avaitjusqu’alors caché cette scène funèbre à Mahiet, qui, n’ayant pasnon plus remarqué son frère pendant la chaleur du combat, étaitalors assis sur l’herbe, soutenu par Rufin-Brise-Pot et abandonnantson bras blessé aux soins d’Alison ; toujours courageuse etserviable, malgré tant d’émotions diverses, elle avait déchiré sagorgerette, et, agenouillée devant l’Avocat d’armes afin de pansersa plaie, elle disait :

– Vous avez, messire, lors de notrepremière rencontre, gagné mon procès : aujourd’hui je vousdois l’honneur et la vie ; comment jamais m’acquitter enversvous ? Hélas ! je vous sais trop dédaigneux de l’argentpour ajouter que j’ai trois cents florins cousus dans ma jupe etque…

– Voulez-vous vous acquitter envers moi,chère et bonne hôtesse ? suivez mon conseil : la ville deNointel que vous habitez a été saccagée, une guerre terrible, uneguerre sans merci ni pitié va éclater entre les vassaux et lesseigneurs ; fuyez le pays… Allez à Paris, où l’on est du moinsen sécurité ! Là vous demanderez où demeure maître ÉtienneMarcel ; tout le monde vous enseignera son logis, vous direz àsa femme que j’ai reçu une blessure légère et nullement dangereuse.Cela rassurera dame Marcel et sa nièce… ma fiancée…

– Ah ! vous êtes fiancé,messire ? – reprit Alison en tressaillant et devenantvermeille ; puis, étouffant un soupir, elle ajouta d’une voixtremblante : – Dieu protège vos amours ! Je suivrai votreavis, j’irai à Paris… Je rassurerai celle que vous aimez ; jeserais à sa place heureuse, oh ! bien heureuse… d’êtrerassurée, si j’aimais quelqu’un. – Ce disant, Alison baissa la têtepour cacher une larme furtive qui brilla dans ses beaux yeuxnoirs.

– Ah ! Mahiet, – dit tout bas Rufinfrappé de la grâce et de la bonté de la jeune femme, – une gentilleet honnête personne comme celle-là vaut cent foisMargot-la-Savourée !

– Chère hôtesse ! – reprit Mahietaprès un moment de réflexion, – vous avez suivi mon premierconseil… suivez le second : en ces temps-ci, une femmevoyageant seule court de grands dangers, acceptez pour compagnonmon ami Rufin que voilà.

– Mahiet, – dit vivement l’écolier, –je…

– Tu t’es bravement battu malgré tablessure reçue avant-hier et qui, m’as-tu dit, te fait encorebeaucoup souffrir ; de plus, tu rendras service à notre cause,en allant apprendre à Marcel que les paysans sont en armes danscette province, et qu’à la voix de Guillaume Caillet, ils ont donnéle signal de l’insurrection. Marcel attend ces nouvelles pour agir…et si à ce sujet il a quelque message de confiance à m’adresser, tureviendras, après avoir conduit dame Alison à Paris, me rejoindreen Beauvoisis ; tu seras facilement renseigné dans le pays surla direction de la troupe de Guillaume Caillet, tu me trouverasavec lui. – Voyant enfin l’écolier ébranlé, Mahiet ajouta toutbas : – Malgré tes étourderies de jeunesse, tu es un honnêtegarçon ; tu veilleras sur Alison comme un frère sur sa sœur…me le promets-tu ?

– Oui… et tu peux te fier à maparole !

Soudain Mahiet tressaillit en jetant les yeuxà quelques pas : il venait d’apercevoir Mazurec et Guillaumetransportant les restes d’Aveline… Il comprit tout, ses traitsexprimèrent une douleur profonde, et, s’agenouillant, ildit :

– À genoux, Rufin… à genoux, bonnehôtesse… Ah ! je dois attendre la fin de ces funérailles pourrévéler à Mazurec qu’il est mon frère…

Adam-le-Diable venait d’achever de creuser lafosse d’Aveline-qui-jamais-n’avait-menti. Guillaume etMazurec, tenant par les épaules et par les pieds le corps de lajeune femme, la descendaient dans sa tombe… Les paysanss’agenouillèrent mornes et silencieux.

Oh ! fils de Joel ! ce fut untableau d’une grandeur lugubre, que ces humbles funérailles de lapauvre vassale pieusement accomplies sous la voûte de la forêt, aumilieu de ces rocs entassés aux abords du souterrain… immensetombeau de tant d’autres victimes ! Tout concourait à rendrecette scène terrible, saisissante ! Ici les débris sanglantset sans forme du bailli, l’exécuteur impitoyable des ordres du sirede Nointel ; là, les cadavres des Anglais, non moins exécrésque les seigneurs par le peuple des campagnes ; plus loin lafoule des serfs, à genoux, tête nue, vêtus de haillons, armésd’armes étranges, meurtrières, et contenant à peine, devant cedeuil qui l’exaspérait encore, leur légitime ardeur devengeance ; enfin, ce père, cet époux, enterrant de leursmains celle-là qui devait être la consolation de la vieillesse del’un… la joie, l’amour de la jeunesse de l’autre !

Le corps de la morte étendu au fond de lafosse, Adam-le-Diable commença de la combler de terre ; alorsGuillaume Caillet, debout près de la sépulture de sa fille, ettenant serré sur sa poitrine Mazurec qui, retrouvant des larmes,sanglotait en cachant sa figure, Guillaume Caillet s’écria d’unevoix qui fit palpiter tous les cœurs :

– Et maintenant adieu, ma fille !adieu, ma pauvre Aveline ! toi qui jamais n’avais menti !toi qui jamais n’avais fait le mal ! adieu ! et pourtoujours adieu ! – Puis, levant vers le ciel sa maintremblante, le vieux paysan s’écria d’une voix éclatante, oùvibraient le désespoir du père et la haine du vassal contre sonseigneur : – Je le jure ici par le corps de mon enfant enterréde mes mains ! je le jure ici par les os de nos amis, de nosparents dont ce souterrain est le tombeau ! je le jure ici parles tortures que nous endurons ! je le jure ici par la sueur,par le sang de nos pères ! je le jure ici par les misères quiattendent nos enfants ! je vengerai ma fille ! Jevengerai nos pères ! et d’avance je vengerai notre race dessouffrances qu’elle doit encore endurer ! À mort nosseigneurs !… vengeance !…

Les vassaux, entraînés par ces paroles, sedressèrent debout en agitant leurs cognées, leurs bâtons, leursfourches, leurs faux, et répondirent tous d’une voix répétée àl’infini par les échos de la forêt : – Vengeance ! à mortnos seigneurs ! à mort !…

Tout à coup ceux des paysans qui étaiententrés dans la caverne sortirent avec épouvante en criant : –Morts… tous morts ou agonisants, les petits enfants, les femmes,les vieux, les jeunes… tous morts… tous…

– Tous morts ! – répéta GuillaumeCaillet d’une voix terrible, – les petits enfants ! lesfemmes ! les vieux ! les jeunes ! tous morts !Oh ! quand Jacques Bonhomme aura passé, avec sa faux, dans unmanoir, on dira aussi : Tous morts les petits nobles !les femmes nobles ! les jeunes nobles ! les vieux nobles…tous morts !… Debout, Jacques Bonhomme ! ton nom a faitrire… il fera pleurer… Debout, mes Jacques ! la Jacqueriecommence !

– Elle commencera par le château deChivry, – s’écria Adam-le-Diable. – Au château de Chivry doitaujourd’hui se rendre notre sire pour épouser la belle Gloriande… –Et frappant sur l’épaule de Mazurec : – Le jour du tournoi,elle a ri de toi, la noble damoiselle ! tu vas à ton tour lafaire rire… Hardi, mon Jacques, la Jacquerie commence !

– Ah ! ah ! la belleGloriande ! – reprit Mazurec avec un éclat de rire féroce etdélirant. – Suis-je assez heureux d’avoir un œil crevé, le nezécrasé, d’être un vrai monstre ! Oh ! pour la belleGloriande… que d’épouvante, que d’épouvante… quand je luidirai : « Ton mari a forcé ma fiancée… je vais teforcer !… » Hardi, mes Jacques, la Jacqueriecommence !

Les paysans révoltés suivirent en tumulte lespas de Guillaume Caillet, d’Adam-le-Diable et de Mazurec en criantà travers la forêt :

– À Chivry… à Chivry… Hardi, les Jacques…La Jacquerie commence !

– Adieu, bonne hôtesse ! – ditMahiet en se levant et suivant de l’œil Mazurec qu’il allaitrejoindre, – adieu, Rufin… veille avec la sollicitude d’un frèresur l’excellente femme qui se confie à ta sauvegarde.

– J’ai foi dans votre ami, – repritAlison ; – car vous m’avez dit : « Fiez-vous àlui… »

– Et j’en jure Dieu ! – réponditl’écolier d’une voix pénétrée, – vous pouvez vous fier à moi commeà Mahiet.

– Je n’en doute pas, – dit l’Avocat. –Adieu, Rufin ; je vais rejoindre mon frère, lui révéler lesliens qui nous unissent et veiller sur lui. Les Jacques neprendront pas sans assaut le château de Chivry. Encore adieu, bonneAlison ; dites à dame Marcel et à Denise ma fiancée que, si jene les revois pas, ma dernière pensée aura été pour elles. Et toi,Rufin, dis à Marcel que les Jacques sont debout.

– Au revoir, Mahiet, – reprit tristementl’écolier en tendant la main à son ami. – Si maître Marcel aquelque message à t’envoyer, je le prierai de m’en charger…Adieu.

L’Avocat serra une dernière fois la main deson compagnon et rejoignit en hâte les Jacques, dont on entendaitau loin les clameurs retentissantes. La bonne Alison, avant desuivre l’écolier, s’agenouilla en pleurant sur la fossed’Aveline-qui-jamais-n’avait-menti, et lui adressa du cœuret des lèvres un suprême adieu.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer