Les Mystères du peuple- Tome VIII

CHAPITRE IV.

Le château de Chivry. – La salle du dais. – Le sirede Nointel ramène aux pieds de sa fiancée dix captifs enchaînés. –Un repas de noce au quatorzième siècle. – La poterne du château. –La loi du talion. – Le pont de l’Orville. – Le sire de Nointel etle chevalier de Chaumontel. – Charles-le-Mauvais. – Message deMahiet. – Politique du roi de Navarre. – Guillaume Caillet couronnéroi des Jacques.

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Le château de Chivry, situé à trois lieues deNointel et bâti, comme presque tous les manoirs féodaux, au sommetd’une montagne escarpée, n’a rien à redouter d’une attaque de viveforce&|160;; défendu par cent hommes d’armes et par sa position, ilpeut résister à un long siège&|160;; et pour entreprendre unepareille attaque, des machines de guerre et des engins d’artillerieeussent été indispensables. La magnificence intérieure de cetédifice seigneurial égale sa force défensive&|160;; entre autressomptuosités, la salle du dais, ou salle d’honneur, offreun coup d’œil splendide. Ses solives, peintes et dorées,étincellent sur le bleu du plafond&|160;; de riches tenturescouvrent les murailles, et d’énormes cheminées de pierre sculptée,où brûlent des troncs d’arbres entiers, s’élèvent aux deuxextrémités de cette immense galerie, éclairée par dix fenêtres àogives, aux vitraux armoriés, et large de cent pas, sur deux centsde longueur&|160;; vastes dimensions indispensables aux cérémoniesdes festins d’apparat, dans lesquels les majordomes du sire deChivry entrent, selon la coutume, à cheval, par l’une des portes dela salle, apportant solennellement dans des plats d’argent lesmets d’honneur, tels que paons et faisans rôtis, ornés deleur tête, de leurs ailes et de leurs queues chatoyantes&|160;; ouencore pâtisseries gigantesques représentant le manoir seigneurial,orné d’un écusson armorié de vives couleurs, glorieux mets que lespages placent sur la table devant la reine du festin.

Ce jour-là, une brillante compagnie, nobles,seigneurs, dames, damoiselles et enfants de châtellenies voisines,réunis dans la galerie du château de Chivry, s’empressent autour dela belle Gloriande, triomphalement assise sous le dais, sorte desiège élevé, recouvert de brocart d’or et surmonté d’un cielempanaché&|160;; jamais la damoiselle n’a paru aux yeux éblouis deses admirateurs plus superbe et plus rayonnante&|160;: elleresplendit de parure&|160;; ses cheveux noirs, tressés d’un fil deperles et d’escarboucles, sont à demi cachés par son virginalchapel de fiancée&|160;; sa robe de velours blanc, brochéed’argent, découvre hardiment sa poitrine et ses bras accomplis. Uneécharpe de soie orientale, frangée de perles, ceint sa taillesvelte et élevée. L’œil brillant, la joue animée, la lèvresouriante, Gloriande reçoit les compliments de la noble assembléequi la félicite sur son mariage, dont l’heure va bientôt sonner àla chapelle du château. Le vieux sire de Chivry jouit en bon pèredu bonheur de sa fille et des hommages dont il la voit entourée.Cependant, malgré l’épanouissement de ses traits, Gloriande froncede temps à autre ses noirs sourcils en regardant avec impatience ducôté des portes de la grande galerie&|160;; le comte de Chivry,surprenant un de ces regards impatients, dit à sa fille ensouriant&|160;: – Sois tranquille… Conrad ne tardera pas àparaître.

–&|160;Mon père, sa bizarrerie estinexplicable. Quoi&|160;! de retour de la guerre et arrivé ce matinici, je ne l’ai point encore vu&|160;?

–&|160;Eh bien&|160;! tiens, le voici…regarde-le… ma belle amoureuse&|160;!

Au moment où le vieux seigneur parle ainsi, uncortège triomphal entre dans la salle immense. Des joueurs declairon ouvrent la marche, sonnant un air de bravoure, puisviennent des pages, aux livrées du sire de Nointel, suivis de sesécuyers&|160;; ceux-ci conduisent enchaînés dix hommes hideux àvoir&|160;; leur crâne et leur visage complètement rasés, sont d’unbrun couleur de suie&|160;; mornes, accablés, ils tiennent leurtête tristement baissée et portent de longs sarraus tout neufs, enétoffe mi-partie blanche et verte (couleurs armoriales de la maisonde Chivry). De temps à autre ces captifs secouent leurs chaînesavec fracas en poussant des gémissements lamentables et prononçantquelques mots en un langage inintelligible et barbare&|160;;derrière eux s’avance Conrad Neroweg, sire et seigneur de Nointel,superbement campé sur son cheval de guerre, sa visière baissée, salance au poing, et revêtu d’une splendide armure de bataille. À sescôtés, mais à pied, marche Gérard de Chaumontel, aussi armé detoutes pièces et semblant partager le triomphe de son ami. Lesacclamations de la noble assistance accueillent ce cortège, et labelle Gloriande, envermillonnée de surprise, de bonheur et d’amour,car son fiancé lui ramène dix captifs enchaînés, se lève de sonsiège et, agitant son mouchoir parfumé, s’écrie&|160;:

–&|160;Gloire au victorieux&|160;! honneur auplus vaillant des preux&|160;!

–&|160;Gloire au victorieux&|160;! – répète lanoble assistance, – honneur au plus vaillant des preux&|160;!

Le sire de Nointel, descendant alors de soncheval, que l’un de ses pages emmène hors de la galerie, relève lavisière de son casque, et tandis que ses écuyers ordonnent parsigne aux prisonniers de s’agenouiller au pied du dais de ladamoiselle de Chivry, Conrad lui dit fièrement&|160;:

–&|160;La dame m’avait ordonné d’allerguerroyer contre l’Anglais, et de lui ramener dix captifs&|160;; ledevoir de tout preux chevalier est d’obéir à la reine de sespensées. Je suis allé guerroyer. Voici les dix captifs anglais,conquis par moi à la bataille de Poitiers. C’est moi, captif dudieu d’amour, qui conduis ces prisonniers enchaînés aux pieds de madame qui me tient moi-même enchaîné par le plus doux desservages.

Ces chevaleresques et galantes parolesexcitent les transports de l’assemblée&|160;; le sire de Nointels’incline modestement et reprend&|160;:

–&|160;Ces captifs appartiennent à madame&|160;; qu’elle dispose de leur sort en souveraine&|160;!

–&|160;Mon vaillant chevalier me prie dedécider du sort de ces captifs, – reprend la belle Gloriande&|160;;– j’ordonne qu’ils soient délivrés de leurs chaînes… et qu’on leurfasse largesse&|160;! Le jour de mon mariage doit être pour tous unjour de liesse… – Puis, tendant sa main à Conrad qui met un genouen terre devant sa fiancée&|160;: – Voici ma main, sire deNointel&|160;; je ne saurais la donner à un plus preuxchevalier.

–&|160;Heureux jours aux deux époux&|160;! –crie l’assemblée, – gloire et bonheur à Gloriande de Chivry et àConrad de Nointel&|160;!&|160;!

Pendant que la brillante compagnie témoigneainsi de la part qu’elle prend à la félicité des deux futurs époux,le sire de Chivry, s’approchant du chevalier de Chaumontel, lui dità demi-voix en regardant les prisonniers anglais&|160;:

–&|160;Gérard, quelle diable d’espèced’Anglais est donc celle-là&|160;?… ils sont noirs comme destaupes&|160;!

–&|160;Messire comte, – répond gravement lechevalier, – ces coquins sont de la tribu anglaise desRatamorphrydich&|160;!

–&|160;Hein&|160;! – dit le vieux seigneurstupéfait de ce nom barbare&|160;; – tu dis de la tribu des…

–&|160;Des Ratamorphrydich&|160;! –reprend sans sourciller le chevalier. – C’est une des tribus lesplus féroces du nord de l’Angleterre, on la croit issue d’unecolonie gyptiaque ou même syriaque&|160;! venue des déserts deMoscovie, aux rivages d’Albion, sur des chevaux marins&|160;!… Etvoilà pourquoi, messire, ces coquins sont si noirs&|160;!

–&|160;Ah&|160;! très-bien, – repart le vieuxseigneur abasourdi de la science géographique du chevalier. – Jem’explique, maintenant, la couleur foncée du teint de cescaptifs.

La cloche de la chapelle du château de Chivryayant en ce moment tinté, le sire de Chivry dit au chevalier&|160;:– Voici le premier coup de la messe de mariage. Ah&|160;! Gérard,c’est un beau jour pour mes vieux ans que celui-ci… doublementbeau, car il luit en de tristes temps&|160;!

–&|160;Messire, de quoi vousplaignez-vous&|160;? Conrad vous revient couvert de lauriers,prisonnier des Anglais, sur parole, il est vrai&|160;; mais en cemoment ses vassaux boursillent sa rançon&|160;; il est aimé devotre fille, il l’adore&|160;; votre château bien approvisionné,bien fortifié, défendu par une vaillante garnison, n’a rien àredouter des Anglais et des routiers&|160;; Jacques Bonhomme,encore tout meurtri de la leçon qu’il a reçue l’an passé au tournoide Nointel, n’ose lever le nez de dessus les sillons qu’il labourepour vous&|160;: donc, messire, vivez en paix et en joie&|160;!

–&|160;Mon père, – vint dire au comte deChivry la belle Gloriande avec empressement, – voici le second coupde cloche pour la messe… partons… partons&|160;!

–&|160;Allons, je te suis, chère impatiente, –dit le vieux seigneur en souriant à sa fille. – Donne la main àConrad et allons à l’autel.

–&|160;Ah, mon père&|160;! quel est monbonheur&|160;! savez-vous que Conrad a parlé de moi au régent,notre sire&|160;? Ce jeune et gracieux prince désire me voir à lacour… Nous partirons avant huit jours pour Paris… D’ici là, j’auraile temps de faire faire trois robes&|160;: l’une de brocart d’or…l’autre de…

–&|160;Tu te feras faire dix robes, vingtrobes, si tu le veux, et des plus riches&|160;! – dit le comte avecune expansion de tendresse paternelle, en pinçant les joues de safille. – Rien de trop beau pour Gloriande de Chivry, lorsqu’elleparaîtra à la cour&|160;! Il est bon de prouver à ces rois quiprétendent primer la seigneurie, qu’autant qu’eux autres noussommes grands seigneurs&|160;; l’argent ne te manquera pas&|160;:mes baillis ont mes ordres&|160;; dès demain ils frapperont doubletaxe sur mes vassaux en l’honneur de ton mariage, selon la coutume.Mais, tiens, voici un autre impatient, aie pitié de son martyre, –ajouta gaiement le comte en montrant Conrad qui s’approchaitvivement, cherchant des yeux Gloriande. Le sire de Nointel pritavec amour la main de sa fiancée, le cortège se forma, et la nobleassistance, suivie des pages, des écuyers, se dirigea vers lachapelle du manoir.

Les prisonniers anglais, délivrés de leurschaînes par ordre de la damoiselle de Chivry, venaient lesderniers. Au moment où ils passaient le seuil de la porte de lagalerie, il tomba de dessous le sarrau de l’un ces captifs, ungrand couteau à manche de bois grossier.

–&|160;Adam-le-Diable, – dit à voix basse unautre prisonnier, – ramasse donc ton couteau…

*

**

Le mariage de la damoiselle de Chivry et duseigneur de Nointel a eu lieu le matin, et dans la galerie dumanoir, transformée en salle de festin, sont réunis tous lesinvités à ces brillantes épousailles&|160;; le repas a duré jusqu’àune heure assez avancée de la soirée, il touche à sa fin. Durantsix heures et plus les nobles convives ont fait fête à touslesservices de cet interminable repas, car pendant queJacques Bonhomme soutient à peine sa triste vie avec des fèvespresque pourries et de l’eau saumâtre, les seigneurs, qu’ilengraisse de ses rudes labeurs, mangent, et remangent à crever dansleur peau&|160;; jugez-en, fils de Joel, d’après le festin de nocesde la belle Gloriande. Le premier service, destiné àouvrir l’appétit, se composait de limons, de fruits confits auvinaigre, de cerises aigres, de salaisons, de salades et autresmets appétissants. Second service&|160;: Pâtesd’écrevisses et d’amandes à la crème, brouets de viandes macéréescuites avec du bouillon, potages au riz, à l’avoine, à lafromentée, au macaroni, à la chair pilée, au millet,servis sur table de façon à ce que les diverses couleurs dont ilssont habilement teints par un cuisinier expert réjouissentagréablement la vue des convives&|160;; potages blancs, bleus,jaunes, rouges, verts ou dorés, harmonisaient leursnuances. Troisième service&|160;: Rôtis à la sauce, etcombien d’innombrables sauces&|160;! sauce à la cannelle, à la noixmuscade, aux bourgeons, aux raisins, au genêt, aux roses, auxfleurs, toutes ces sauces teintes aussi de couleurs variées.Quatrième service&|160;: Pâtés de toutes sortes, pâtés desanglier, pâtés de cerf, pâtés monstrueux renfermant, au milieu derangées d’oisons gras, un agneau farci&|160;; enfin lespâtisseries, des tartes à double visage, aux herbes, auxfeuilles de roses, aux cerises, aux châtaignes, et au milieu decette profusion de tartes, s’élevait une pâtisserie monumentale detrois pieds de hauteur représentant les donjons, les tours, lesremparts du noble manoir de Chivry… La longue table, chargée d’uneriche vaisselle où se reflète la clarté de grands luminairesd’argent, garnis de flambeaux de cire, offre un joyeuxdésordre&|160;; les hanaps, les coupes d’argent ou de vermeil,remplis de vins herbés, circulant de main en main, redoublent labonne humeur des convives&|160;; quelques-uns commencent àchanceler sur leur siège, étourdis par les fumées del’ivresse&|160;; beaucoup de nobles dames et de damoiselles, sansavoir fêté jusqu’au délire bachique les épousailles de Gloriande,ont la joue plus que vermeille, l’œil émérillonné, le seinpalpitant, et rient aux éclats des récits licencieux que lesseigneurs, assis à côté d’elles et buvant à la même coupe, leurcontent à l’oreille. Au dehors de la salle du banquet, lesserviteurs et les hommes d’armes du château, partageant la liessegénérale, célèbrent le mariage de la damoiselle de Chivry à grandrenfort et réconfort de pots de bière, de cidre ou de vin&|160;;grand nombre de ces buveurs sont complètement ivres.

La belle Gloriande et Conrad restent étrangersà l’allégresse causée par la bonne chère et les proposgraveleux&|160;; plus doux est l’enivrement des deux fiancés&|160;;ils se chérissent, et bientôt pour eux va sonner l’heure du déduitamoureux&|160;; parfois, ils échangent sournoisement un coup d’œild’impatience&|160;; ardents sont les regards de Conrad, troubléssont les regards de Gloriande, son beau sein fait doucement ondulerses colliers de perles et de diamants&|160;; elle fronce même sesnoirs sourcils et hausse ses blanches épaules en entendant sonpère, déjà fort aviné, crier à tue-tête pour demander silence,déclarant qu’il veut chanter une vieille chanson à boire envingt-huit tensons&|160;!&|160;!&|160;! et chaque couple buvant aumême hanap sera tenu de le vider entre chaque tenson&|160;! aprèsquoi les fiancés seront cérémonieusement conduits par lesdamoiselles d’honneur dans la chambre nuptiale, dont la portes’ouvre sur la galerie. À cette proposition de son père, de chantervingt-huit tensons&|160;! proposition acclamée par les convives, labelle Gloriande jette un regard désolé sur Conrad, et celui-cis’adressant à son ami Gérard de Chaumontel, placé près delui&|160;:

–&|160;Au diable le vieil ivrogne… et sachanson&|160;! elle durera deux heures&|160;!

–&|160;À propos de ce bonhomme, – répondit enéclatant de rire le chevalier à moitié ivre, – il m’a demandétantôt pourquoi nos prisonniers anglais étaient noirs comme destaupes&|160;? alors je lui ai dit… – Mais s’interrompant, lechevalier reprit après un moment de réflexion&|160;: – Dis-moi,Conrad, est-ce que ce n’est pas onze manants et non dix, que cematin nous avons ramassés sur la lisière de la forêt, d’où ilssortaient avec précaution, armés de fourches, de faux, decognées&|160;? Ils allaient… nous ont-ils dit d’un air piteux,chasser des loups qui leur causaient grand dommage&|160;! Ah&|160;!ah&|160;! ah&|160;! je ris encore en pensant à notre capture… Mais,par le diable… c’est onze manants et non point dix que nous avonspris… Comment se fait-il qu’étant onze… ils ne soient quedix&|160;?

–&|160;Tais-toi donc, – répondit Conrad avecimpatience, – l’on peut t’entendre. Oublies-tu que l’un de cesmanants s’est échappé en route&|160;?

–&|160;Quel trait de lumière&|160;! – s’écriaGérard en calculant sur ses doigts avec une gravité d’ivrogne, –ces manants étaient au nombre de onze. Bien… l’un d’eux s’estéchappé… donc il ne doit en rester que dix&|160;! Oui, c’estévident&|160;! Ah&|160;! Conrad, tu es le plus lumineux desmortels&|160;!

En cet instant le seigneur de Chivry entonnaitd’une voix forte le quatrième tenson de son chant bachique&|160;;la belle Gloriande ne put endurer plus longtemps son amoureuxmartyre&|160;; elle échangea un coup d’œil d’intelligence avecConrad, et presque aussitôt elle poussa un léger cri étouffé, ensaisissant le bras de son père, auprès de qui elle siégeait. Levieux seigneur s’interrompit brusquement de chanter et dit àGloriande avec surprise&|160;:

–&|160;Qu’as-tu, chère fille&|160;?

–&|160;Je ne sais, mon père… mais j’éprouveune sorte d’éblouissement&|160;; je voudrais me retirer chezmoi.

–&|160;Ma bien-aimée Gloriande, – dit vivementle sire de Nointel en se levant, – souffrez que je vousaccompagne…

–&|160;Oui, je vous en prie, Conrad… jeprendrai un peu l’air à la fenêtre de notre chambre&|160;; il mesemble que cela me fera du bien…

–&|160;Allons, – reprit tristement le seigneurde Chivry, – je recommencerai ma chanson au repas de demain matin.– Puis il ajouta&|160;: – Que les damoiselles d’honneur del’épousée veuillent bien l’accompagner, selon l’usage, jusqu’à laporte de la chambre nuptiale.

À ces mots, plusieurs jeunes damoisellesquittèrent à regret les chevaliers auprès de qui elles étaientassises, et entourèrent la mariée, tandis que Conrad faisait letour de la table immense pour aller rejoindre sa femme, et que deuxpages allaient ouvrir la porte de la chambre des époux, brillammentéclairée par des flambeaux de cire parfumée. Au fond l’onapercevait le lit nuptial, surmonté d’un dais armorié et à demientouré de rideaux de tapisserie scintillante de filsd’argent&|160;; mais voici que soudain Gérard de Chaumontel, deplus en plus ivre, se hissant sur son siège, se met àcrier&|160;:

–&|160;Nobles dames et damoiselles, je demandeà vous prouver que je suis un homme… – Et comme de grands éclats derire accueillirent ces paroles du chevalier, il reprit en souriantd’un air satisfait&|160;: – Laissez-moi donc achever… Donc, jedemande à vous prouver ainsi qu’à vous, messires, que je suis unhomme… de divination singulière&|160;!

–&|160;Voyons… prouvez, – reprit gaiementl’assistance, – prouvez-nous cela, chevalier&|160;! Nousécoutons&|160;!

–&|160;L’an passé, – reprit Gérard, – lors dutournoi de Nointel, où vous assistiez tous et où Jacques Bonhomme aosé regimber, Conrad a fait pendre quelques-uns de ces croquants etnoyer celui que j’avais vaincu en combat judiciaire.

–&|160;Tiens, je voudrais bien voir noyer unvilain&|160;! moi, – cria la voix d’un enfant de douze ans, le filsdu sire de Bourgueil. – J’en ai vu fouetter, essoriller, pendre etécarteler des vilains, mais point je n’en ai vu noyer&|160;! Monpère, vous ferez noyer un vilain… pour voir… n’est-cepas&|160;?

–&|160;Mon fils, – répondit à l’enfant le sirede Bourgueil d’un ton doctoral, – votre interruption est messéante…vous deviez attendre que le sire chevalier eût fini de parler etalors m’exprimer votre désir.

–&|160;Ce manant que j’avais vaincu, –poursuivit Gérard de Chaumontel, – ce manant, au moment de prendreson premier et son dernier bain, eh, eh, eh&|160;! ne m’a-t-il pasdit à moi, d’une voix de diable enrhumé&|160;: «&|160;Tu me faisnoyer, tu seras noyé.&|160;» N’a-t-il pas dit à Conrad&|160;:«&|160;Tu as forcé ma femme, ta femme sera forcée.&|160;»

–&|160;Allons, il est ivre&|160;! – dirent enmurmurant quelques assistants. – Il déraisonne&|160;!

–&|160;Cette lugubre histoire de pendus et denoyés est incongrue en un jour de noces&|160;!

–&|160;Assez&|160;! chevalier,assez&|160;!

–&|160;Cuvez en paix votre vin, bonsire&|160;!

–&|160;Attendez que je vous prouve… en quoi jesuis un homme des plus singulièrement divinatoires… – repritGérard. Mais les huées couvrent sa voix, et le sire de Nointel,frissonnant malgré lui au souvenir funèbre, évoqué par son ami,prend la main de Gloriande, que les damoiselles d’honneurentourent, et lui dit en se dirigeant avec elle vers la chambrenuptiale&|160;:

–&|160;Venez, n’écoutez pas ce fou, il estivre… venez, ma bien-aimée… venez.

Tout à coup un écuyer, livide, ensanglanté,paraît comme un spectre à la grande porte de la galerie… fait deuxpas, chancelle, tombe sur les dalles, qu’il rougit de son sang, eten expirant murmure ces seuls mots&|160;:

–&|160;Monseigneur… oh&|160;!…monseigneur&|160;!

À ce spectacle, un cri d’horreur et d’effroipart de toutes les bouches. La belle Gloriande se jette, saisied’épouvante, dans les bras de Conrad&|160;; il cherchemachinalement à son côté son épée&|160;; mais il l’avait quittée enchangeant son armure pour ses habits de cour. L’assemblée, morne,stupéfaite, garde pendant un instant le silence, et l’on entendéclater au loin de formidables rumeurs… Elles se rapprochent deplus en plus… un autre écuyer, pâle, couvert de sang, accourt ets’écrie d’une voix entrecoupée&|160;:

–&|160;Trahison&|160;!… trahison&|160;!&|160;!Les prisonniers anglais ont égorgé les gardes de la poterne duchâteau… et l’ont ouverte à une multitude furieuse… Lesvoilà&|160;! les voilà&|160;!

Aussitôt, ces cris répétés par une foule devoix&|160;: Jacquerie&|160;! Jacquerie&|160;! retentissentau dehors de la grande salle, et les vitraux des fenêtres défoncéesà coups de fourches et de haches volent en éclats.

Une bande nombreuse de Jacques, conduits parAdam-le-Diable et par ses compagnons, à figure noircie, qui avaientainsi que lui joué le rôle de captifs anglais, pénètrent dans lasalle du festin, à travers ses croisées&|160;; la noble assistanceépouvantée reflue d’un même mouvement vers la porte principale,espérant fuir de ce côté&|160;; mais à cette porte apparaissentGuillaume Caillet et Mazurec-l’Agnelet, à la tête d’une autretroupe de Jacques armés de bâtons, de coutres de charrue et defaux, teints du sang de la garnison du château qu’ils viennent demassacrer, la surprenant ivre au milieu des liesses de la fêtenuptiale. Presque tous ces paysans révoltés étaient vassaux desseigneurs de Nointel et de Chivry. À l’aspect de cette foule, hâve,farouche, ensanglantée, demi-nue, traînant les haillons de lamisère et du servage, les dames, les damoiselles, poussant des crisde terreurs, s’entassent éperdues au fond de la grand’salle. Labelle Gloriande se jette frémissante entre les bras de son mari.Les seigneurs ayant, selon l’usage, quitté leurs armures et leursarmes pour vêtir leurs habits de gala, saisissent des couteaux detable, des hanaps d’argent ou des escabeaux, afin de sedéfendre&|160;; les joyeuses fumées du vin se dissipent soudain, etils se rangent en tumulte devant les femmes afin de lesprotéger.

Guillaume Caillet lève sa hache par troisfois&|160;; à ce signal les clameurs tumultueuses des Jacquescessent peu à peu, et bientôt leur succède un grand silence,seulement troublé par les exclamations d’effroi et les gémissementsdes femmes épouvantées.

–&|160;Mes Jacques&|160;! – s’écrie GuillaumeCaillet, – vous avez apporté des cordes, garrottez d’abord tous cesnobles hommes, tuez ceux qui résistent, mais épargnez à tout prixle père et l’époux de la mariée… épargnez aussi le chevalier deChaumontel.

–&|160;Je me charge de ces trois-là, je lesconnais, – dit Adam-le-Diable. – À moi mes Anglais&|160;!

Les vassaux s’élancent sur les seigneurs aunombre d’une trentaine&|160;; quelques-uns opposent aux Jacques unerésistance désespérée. Ils sont tués&|160;; mais la plupart de ceschevaliers, démoralisés, atterrés par cette brusque attaque, selaissent garrotter, et parmi ceux-là, le vieux seigneur de Chivry,Gérard de Chaumontel et Conrad de Nointel, que l’on arrache desbras de la belle Gloriande. Celle-ci, plus furieuse encorequ’effrayée, s’emporte en imprécations, en injures contre cesmanants révoltés&|160;; Adam-le-Diable s’empare d’elle, la maîtriseet lui attache les mains derrière le dos, en lui disant avec unricanement farouche&|160;:

–&|160;Ah&|160;! ah&|160;! chacun son tour, manoble damoiselle… L’an passé, tu as ri de nous au tournoi deNointel&|160;; à cette heure… nous allons rire de toi.

–&|160;Ce prisonnier anglais me connaît&|160;!– s’écria Gloriande. – Est-ce un rêve horrible que toutceci&|160;?

–&|160;Je suis vassal de la seigneurie deNointel et non point Anglais, ma belle, – répondit Adam-le-Diable.– Ce rôle de captifs nous a été imposé par ton noble époux, tonvaillant chevalier, le sire de Nointel, trop lâche pour fairequelqu’un prisonnier&|160;; il nous a rencontrés sur la lisière dela forêt et nous a ordonné, sous peine d’être pendus, del’accompagner ici, afin de servir de complices à sa fourberie, etde figurer les prisonniers anglais qu’il devait te ramener de labataille de Poitiers&|160;; nous avons consenti à lamascarade&|160;; elle nous donnait accès dans le château de tonpère. L’un de nous, s’échappant en route, a couru prévenir noscompagnons de s’approcher des remparts de ce manoir à la faveur dela nuit. Nous avons ce soir égorgé tes hommes d’armes de garde à lapoterne&|160;: à moitié ivres, ils fêtaient tes noces&|160;; nousavons baissé le pont, introduit ici nos Jacques, et maintenant nousallons rire de toi, ma belle… comme tu as ri de nous au tournoi deNointel&|160;!

Gloriande laisse parler Adam-le-Diable sanslui répondre, et elle s’écrie, frémissant d’une indignationdouloureuse&|160;:

–&|160;Conrad a menti&|160;!… Conrad m’atrompée&|160;!… Conrad est un lâche&|160;!…

–&|160;Oui, ton noble époux est un menteur etun lâche&|160;! – répond Adam-le-Diable en entraînant Gloriandevers l’extrémité de la salle. – Il te faut un mari plusvaillant&|160;; je vais te conduire à lui… Viens, belle damoiselle…viens… ton premier mariage ne compte pas…

Gloriande de Chivry oublie un instant sesdangers, ses terreurs. Accablée par cette pensée, horrible pour sonorgueil, que Conrad de Nointel était un lâche&|160;! elle se laisseentraîner presque sans résistance par Adam-le-Diable versl’extrémité de la salle.

Là, au milieu des Jacques formés en cercle,Guillaume Caillet s’appuie sur le manche de sa lourde hache&|160;;près de lui se trouvent Mahiet-l’Avocat d’armes, les bras croiséssur la poitrine, le front-pensif, et Mazurec-l’Agnelet, veufd’Aveline-qui-jamais-n’a-menti. Ce serf, à demi vêtu d’un sayon depeau de chèvre, les cheveux hérissés, les bras nus et sanglants,l’œil crevé, le nez écrasé, la lèvre fendue, est d’une épouvantablelaideur. Gloriande amenée par Adam-le-Diable, qui vient de lui direavec un éclat de rire féroce en la poussant vers Mazurec&|160;: –Voilà ton nouveau mari&|160;! – Gloriande n’entend pas ces paroleset recule d’un pas en s’écriant avec horreur à l’aspect du serfdéfiguré&|160;:

–&|160;Oh&|160;!… quel monstre.

Mais quel est l’effroi de la damoiselle,lorsqu’elle voit ce monstre s’avancer lentement en fixant sur elleson œil cave, étincelant de haine, et qu’elle sent s’appesantir sursa blanche épaule la main calleuse du serf lui disant d’une voixsourde&|160;:

–&|160;Au nom de la force… tu m’appartiens… demême qu’au nom de la force Aveline, ma fiancée, a appartenu à tonmari Conrad de Nointel…

–&|160;Oh&|160;!… que dit ce monstre&|160;? –murmure Gloriande éperdue en se rejetant en arrière afin de sedégager de la rude étreinte du vassal, et elle s’écrie d’une voixdéchirante&|160;:

–&|160;Mon père… au secours, monpère&|160;!…

Le vieux seigneur de Chivry était à deux pasde là, garrotté comme Gérard de Chaumontel et Conrad de Nointel.Celui-ci, hébété par la frayeur, écrasé par le remords, n’entendrien, ne voit rien&|160;; il joint les mains avec force etmurmure&|160;:

–&|160;Seigneur, mon Dieu, et tous les saintsde votre paradis&|160;! ayez pitié de moi&|160;!… Je suis un grandpécheur… je me repens d’avoir forcé la fiancée de ce vassal…Malheur à moi&|160;! la révolte des serfs a toujours été fatale àla race des Neroweg&|160;!… Ayez pitié de moi, Jésus, monDieu&|160;!… ayez pitié de moi&|160;!…

–&|160;Mon père, au secours&|160;! – crietoujours Gloriande en tâchant d’échapper aux robustes mains deMazurec-l’Agnelet, dont les ongles, crispés comme les serres d’unoiseau de proie, retiennent près de lui la fiancée du sire deNointel, – mon père, au secours&|160;!…

–&|160;Vassal&|160;! – dit d’une voixhaletante le vieux seigneur de Chivry à Guillaume Caillet, – tu esle chef de cette bande de forcenés&|160;; sauve la vie et l’honneurde ma fille, je t’épargnerai… j’en jure par le Dieu vivant&|160;!je t’épargnerai le châtiment que méritent tes crimes&|160;!

–&|160;Dis-moi, noble seigneur, – reprend lechef des Jacques avec un calme sinistre, – c’est un beau jour,n’est-ce pas, le jour des noces d’une enfant qu’on aime&|160;?

–&|160;Hélas&|160;! ce matin, je croyais quele mariage de ma fille Gloriande serait un beau jour pourmoi&|160;!

–&|160;Moi aussi, je croyais cela le matin dujour des noces de ma fille Aveline-qui-jamais-n’a-menti… Un vassal,vois-tu, a comme un autre des entrailles de père… j’aimais sitendrement mon enfant&|160;! Elle était douce, belle et pure&|160;;elle faisait la joie, l’orgueil de ma misérable vie… Sais-tu ce quiest arrivé&|160;?… Le sire de Nointel, ton gendre, a fait traînerma fille dans son lit, il l’a déshonorée… et puis après, il me l’arendue&|160;!…

–&|160;Vassal&|160;! – s’écrie le vieuxseigneur emporté par son indomptable fierté de race, – le sire deNointel a usé des droits qu’il a sur toute fille nonnoble&|160;!

–&|160;Ce droit, d’où le tenait-il&|160;? Dela force&|160;!… Donc, qui a la force a le droit… Aujourd’hui, lesJacques ont la force, ils en usent comme tu en usais hier&|160;!… –répondit Guillaume Caillet sans se départir de son calme farouche.– Écoute encore… Mazurec, le fiancé de ma fille, a voulu s’opposerà ce qu’elle fût violentée… il a dû, en punition de tant d’audace,faire amende honorable à genoux devant son seigneur… Écoute encore…Hier, ma fille a été, comme tant d’autres victimes, étouffée par lafumée dans un souterrain, c’était l’ordre du bailli du sire deNointel… La mort de ma fille a été horrible&|160;! oh&|160;!horrible&|160;!…

–&|160;Est-ce ma faute&|160;? – s’écrie leseigneur de Chivry, – mon Dieu&|160;! est-ce ma faute àmoi&|160;?

–&|160;Est-ce la mienne à moi&|160;? – répondGuillaume Caillet avec un flegme effrayant. – «&|160;Œil pour œil,dent pour dent&|160;!&|160;» dit l’Écriture&|160;; moi je disceci&|160;: Le sire de Nointel a violenté la fiancée deMazurec-l’Agnelet&|160;; la fiancée du sire de Nointel seraviolentée par Mazurec…

–&|160;Truand&|160;! misérable&|160;! –s’écrie le seigneur de Chivry&|160;; – est-ce la faute de ma fillesi elle…

–&|160;Est-ce la faute de la mienne si elle aété traînée dans le lit de son seigneur&|160;? Non, non, ilsouffrira ce qu’il a fait souffrir à autrui… c’est justice&|160;!Jacques Bonhomme a aujourd’hui la force, il en use… Longtemps ilvous a fait rire&|160;; ah&|160;! il va vous faire pleurer,saigner, grincer des dents, nobles hommes&|160;!

Les Jacques accueillent avec des cris detriomphe l’arrêt prononcé par leur chef pendant qu’Adam-le-Diableenfonce d’un coup de pied une porte située au fond de la grandegalerie. Cette porte s’ouvre, et aux clartés des flambeaux de cireparfumée qui brûlent dans des luminaires de vermeil, les Jacquesvoient l’intérieur éblouissant de la chambre nuptiale.

–&|160;Viens&|160;! – dit Mazurec-l’Agnelet enentraînant la belle Gloriande de Chivry, – viens&|160;!

–&|160;Mon père, défendez-moi&|160;!tuez-moi&|160;! mais sauvez mon honneur&|160;!… – Et la damoiselle,défaillante de terreur, se débat en vain contre Mazurec, quil’entraîne. – Mon père&|160;! délivrez-moi de cemonstre&|160;!…

–&|160;Ma fille&|160;! – s’écrie le comte deChivry en s’agitant dans ses liens avec une fureur impuissante etfaisant des efforts désespérés pour s’élancer vers Gloriande, – mafille&|160;! oh&|160;! malheur à moi&|160;! – Et il éclate ensanglots. – Malheur à moi&|160;!…

–&|160;Aveline m’appelait aussi en vain à sonsecours… – dit Guillaume Caillet en maintenant le vieux comte deChivry. – Hein&|160;! c’est affreux pour un père d’assister audéshonneur de son enfant&|160;?… Cette torture, Jacques Bonhomme lasubit depuis des cent et des cent ans&|160;! subis-la donc à tontour, fier seigneur&|160;!…

–&|160;Oh&|160;! la mort&|160;!… – crie Conradde Nointel, chez qui la rage succède à l’épouvante, etqu’Adam-le-Diable et un des Jacques contiennent à grand’peine, –ah&|160;! la mort, et ne pas voir ces horreurs&|160;! Ciel etterre&|160;! ce misérable et infâme vassal oser porter la main surGloriande&|160;!…

–&|160;Oh&|160;! oh&|160;! tut’emportes&|160;! – dit Adam-le-Diable en éclatant de rire. – Toutà l’heure, tu feras amende honorable à deux genoux devant tonmaître et seigneur Jacques Bonhomme, dans la personne de Mazurec,et tu lui demanderas pardon de l’avoir injurié alors qu’il allaitforcer ta fiancée…

–&|160;Conrad, sachons mourir&|160;! – reprendle chevalier Gérard de Chaumontel. – Nous serons bientôt vengés deces truands&|160;; pas un n’échappera aux lances deschevaliers.

Mahiet-l’Avocat d’armes, jusqu’alorsimpassible, s’avance et, appuyant son gantelet sur l’épaule duchevalier, lui dit&|160;:

–&|160;Tu t’es battu couvert de fer contre monfrère Mazurec demi-nu, armé d’un bâton&|160;; il se battra couvertde fer contre toi demi-nu et armé d’un bâton. Si tu es vaincu, tuseras mis en sac et noyé&|160;; aujourd’hui, Jacques Bonhomme estdevenu d’appelé… appelant…

–&|160;Mais avant ce combat, – s’écrieAdam-le-Diable, – la table est mise, il reste du vin dans lescoupes… à table, mes Jacques&|160;! à table&|160;!… Que chacunprenne sa chacune sur ses genoux, à la barbe de ces seigneurs,pères, frères ou maris de ces nobles dames et damoiselles&|160;!…Oh&|160;! assez de fois, à la barbe de Jacques Bonhomme, qui lesfaisait tant rire et tant rire&|160;! ses nobles maîtres ontdéshonoré ses sœurs, ses filles, sa femme&|160;!… Hardi, mesJacques&|160;! vive l’amour&|160;! vive le vin&|160;! Après boire,nous enfermerons dans les souterrains du château toute cettenoblesse, hommes, femmes, enfants&|160;; tout sera enfumé, brûlé,rôti&|160;! tout&|160;! loups, louves et louveteaux&|160;! Aprèsquoi, les ruines du manoir incendié seront leur tombeau&|160;!…Hardi, Jacques Bonhomme&|160;! vive l’amour&|160;! vive levin&|160;!

…… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… .

À cet endroit de mon récit, moi, Mahiet, quiécris ceci, je frissonne encore d’horreur au souvenir del’infernale orgie dont j’ai été le témoin et des férocités quil’ont suivie&|160;!… Hélas&|160;! ces effroyables représaillesétaient légitimes… si légitime est la loi qui punit le meurtre entuant le meurtrier&|160;!

Ces Jacques à demi sauvages, poussés à boutpar le désespoir, n’ayant à attendre aucune justice des hommes,rendaient, dans leur aveugle fureur, le mal pour le mal&|160;! Siépouvantable qu’elle fût, qu’était-ce donc que leur vengeance d’unjour auprès des atrocités sans nombre dont notre race asservie estvictime depuis la conquête de Clovis&|160;!… Et cependant, telleest l’amertume de la plus juste vengeance, que je maudissaisdoublement nos oppresseurs séculaires&|160;: leur impitoyablecruauté n’avait-elle pas provoqué ces épouvantablesreprésailles&|160;!…

*

**

La nuit va bientôt faire place au jour, lalune se couche, les premières lueurs de l’aube empourprentl’orient. Une troupe de Jacques, après avoir mis à feu et à sang lemanoir de Chivry, dont tous les habitants ont péri dans l’incendie,une troupe de Jacques se dirige, en gravissant une haute colline,vers le pont de l’Orville, du haut duquel, l’annéeprécédente, Mazurec, mis en sac, a été jeté à la rivière. À la têtede cette troupe marchent Guillaume Caillet, Mazurec, Mahiet etAdam-le-Diable&|160;; viennent ensuite les Jacques, conduisantgarrottés le sire de Nointel et le chevalier de Chaumontel,demi-nus et désarmés. Mazurec-l’Agnelet, coiffé du casque duchevalier de Chaumontel, revêtu de sa cuirasse et de sa cotte demailles, armé de son poignard et de son épée, marche entreMahiet-l’Avocat d’armes et Guillaume. Celui-ci, s’arrêtant ausommet de la colline qu’ils venaient de gravir, et d’où l’ondécouvrait le pays à trois à quatre lieues à la ronde, grâce auxpremières lueurs de l’aube, s’écrie en désignant tour à tourdifférents points de l’horizon rougi par les flammes ou obscurcipar leurs noires fumées&|160;:

–&|160;Voyez-vous le château de Chivry, lechâteau de Bourgueil, le château de Saint-Prix, le château deMontsorin, le château de Villiers, le château de Rochemur&|160;? ettant d’autres, et tant d’autres&|160;! mis cette nuit à feu, à sacet à sang par des bandes de vassaux révoltés&|160;?… Entendez-vousle tocsin des villages appelant les serfs aux armes&|160;?… Il asonné toute la nuit, il sonne encore, ce tocsin&|160;! longtemps ilsonnera la vengeance de Jacques Bonhomme&|160;!… Écoutez…écoutez&|160;!

En effet, les tintements précipités descloches sonnant à toute volée dans une foule de villages disséminésau milieu des plaines et des bois arrivaient jusqu’au sommet de lacolline, apportés par la brise matinale. L’horizon, réverbérant lalueur des incendies qui dévoraient tant de manoirs féodaux,semblait en feu&|160;; les premiers rayons du soleil pouvaient àpeine pénétrer l’épaisseur de ces nuages sombres et ardents.

–&|160;Le coup d’œil vaut la musique&|160;! –dit Adam-le-Diable, prêtant l’oreille aux retentissements dutocsin. Puis, croisant ses mains derrière son dos, écartant lesjambes, se cambrant sur ses robustes reins, il embrasse d’un regardavide le rideau flamboyant des lointains incendies. – Les voilàdonc en feu, en ruines&|160;! ces fiers donjons cimentés du sang,de la sueur de notre race, et qui, pendant des cent et des centans, ont été l’effroi de nos pères&|160;! Ah&|160;! ah&|160;!ah&|160;! – ajoute le paysan avec un éclat de rire farouche, –combien, à cette heure, il doit se passer de choses lugubres dansces manoirs&|160;!… Quel dommage de n’entendre point d’ici les crisdes nobles dames forcées par Jacques Bonhomme&|160;! les cris desnobles hommes massacrés, torturés par Jacques Bonhomme&|160;! Enferet sang&|160;! cela manque à mon bonheur&|160;!…

–&|160;Consolons-nous, – reprend GuillaumeCaillet, – à cette heure, en Beauvoisis, en Laonnais, en Picardie,en Vermandois, en Champagne, partout enfin dans l’Île de France,Jacques Bonhomme fait de pareils feux de joie&|160;!…

–&|160;Je voudrais voir toutes les flammes, –dit Adam-le-Diable en hochant la tête, – je voudrais entendre tousles cris&|160;!

–&|160;Ah&|160;! – dit Mahiet avec uneamertume profonde, – si les cris des Gaulois nos pères, esclaves,serfs ou vassaux, morts martyrs depuis la conquête franque,pouvaient s’entendre à travers les âges… ah&|160;! si les cris denos mères, écrasées sous le servage, affamées par la misère,violentées par les seigneurs, pouvaient s’entendre à travers lesâges&|160;!… cet effroyable concert de malédictions, de hurlementsde douleur, de haine et de vengeance, arriverait du fond dessiècles jusqu’à nous&|160;!…

–&|160;Mon frère, reprend Mazurec-l’Agnelet,sombre et abattu, en hâtant le pas afin de devancer quelque peuAdam-le-Diable et Guillaume Caillet, et de se trouver un momentseul avec Mahiet, – tes paroles me donnent doublement honte demoi-même, maintenant que je sais, par toi, que nous sommes fils dumême père… Je l’avoue, cette nuit j’ai été lâche…

–&|160;Quand cela&|160;?…

–&|160;Lorsque j’ai eu entraîné la fiancée deConrad dans la chambre nuptiale…

–&|160;Explique-toi.

–&|160;La porte de la chambre refermée surnous, la belle Gloriande est tombée à genoux devant moi, les mainsjointes, elle a crié grâce&|160;! Ce cri m’a été, malgré moi, aucœur&|160;; je me suis dit&|160;: «&|160;Ma pauvre Aveline a dûcrier ainsi grâce… en suppliant mon seigneur de ne pas laviolenter… elle a dû souffrir tout ce qu’en ce moment souffre cettedamoiselle…&|160;» Cela m’a fait pitié… J’ai pleuré en pensant àAveline&|160;; j’ai oublié ma haine et ma vengeance… C’est unegrande lâcheté, n’est-ce pas, mon frère&|160;?…

–&|160;Achève…

–&|160;Tu ne me reproches pas malâcheté&|160;?

–&|160;Achève, frère, achève…

–&|160;La belle Gloriande, me voyant pleurer,a redoublé ses supplications&|160;; alors, je lui ai dit&|160;:«&|160;Dans ma condition de misérable serf, je n’avais qu’une joieau monde, l’amour d’Aveline-qui-jamais-n’a-menti… Elle a étéviolentée par mon seigneur, ton fiancé&|160;; puis, après des moisde douleur et de désespoir, elle est morte étouffée dans lesouterrain du bois de Nointel, au moment de mettre au jour le filsde sa honte… J’aurais le droit et le pouvoir de me venger surtoi&|160;; je ne le ferai pas… Il me semblerait dans tes cris, danstes larmes, voir les larmes, entendre les cris d’Aveline violentéepar son seigneur… C’est elle qui en toi me fait encore pitié… necrains rien de moi&|160;!…&|160;» La belle Gloriande a pris mesmains, elle les a baisées en pleurant… elle m’a supplié de lalaisser fuir par un passage secret&|160;; j’y ai consenti. Je suisresté dans la chambre songeant à Aveline… jusqu’au moment où l’on amis le feu au château. Guillaume et Adam ont cru qu’avant de pérircomme les autres dans les flammes, la fiancée de mon seigneur avaitété forcée par moi… non&|160;! je n’ai pas eu ce courage… Lavengeance ne m’aurait pas rendu mon bonheur perdu&|160;!…

–&|160;Oh&|160;! pauvre frère&|160;! âmetendre&|160;! cœur généreux&|160;! – répond Mahiet, cruellementému, – toi que la nature avait fait Mazurec-l’Agnelet, etque la férocité de tes maîtres a faitMazurec-le-loup&|160;! tu étais né pour aimer, non pourhaïr… Hélas&|160;! tu dis vrai, la vengeance, si légitime qu’ellesoit, la vengeance ne rend pas le bonheur perdu&|160;!… La mortdont la loi punit le meurtrier ne rend pas la vie à savictime&|160;! la mort dont la loi punit le voleur ne rend pas àcelui qui a été volé l’argent qu’on lui a dérobé&|160;! mais ilfaut pourtant que le crime soit puni&|160;!… Pendant tant desiècles de servage, de torture, à quelle justice humaine ou divinenos pères ont-ils pu recourir&|160;? à qui pouvaient-ils s’adresserdans leur désespoir&|160;?… Dieu et les hommes étaientsourds&|160;!… À cette heure, l’implacable vengeance des Jacquesfrappe en un jour les descendants de ceux qui, d’âge en âge, ontfrappé notre race asservie&|160;!… C’est fatal&|160;: le malappelle le mal&|160;! la violence appelle la violence&|160;! lesang appelle le sang&|160;!… Qu’il retombe sur ceux qui lespremiers l’ont versé&|160;! En ces temps maudits, la clémenceserait, pour nos bourreaux, l’impunité&|160;!… – Puis, voyantAdam-le-Diable et Guillaume Caillet se rapprocher, Mahiet-l’Avocatd’armes ajoute tout bas&|160;: – Frère, que personne, sinon moi… nesache que tu as respecté Gloriande&|160;; il faut surtout queConrad, pour sa punition, croie au déshonneur de sa fiancée&|160;!…– S’adressant alors à Guillaume, qui venait de le rejoindre, Mahietdit&|160;: – Nous voici bientôt au pont de l’Orville,hâtons-nous…

*

**

Le soleil levant éclaire de ses rayons leseaux rapides de l’Orville, où, l’année précédente, Mazurec a étéprécipité lié dans un sac. L’on voit encore sur la berge les troncsdes vieux saules où les vassaux faits prisonniers après leurrévolte ont été pendus, le vent du matin courbe les roseaux àl’abri desquels Adam-le-Diable et Mahiet, cachés pendant lespréparatifs du supplice de Mazurec, avaient pu ensuite le retirerde l’eau.

Bientôt les Jacques arrivent au pont, letraversent et atteignent la grande prairie au milieu de laquelle aeu lieu le tournoi donné par leur seigneur, le sire deNointel&|160;; là, ils s’arrêtent. Grand nombre d’entre euxs’étaient trouvés spectateurs de la passe d’armes, puis du dueljudiciaire entre Mazurec et le chevalier de Chaumontel. Quelquespaysans, d’après les ordres de Guillaume Caillet, vont couper, àl’aide de leurs cognées, des pieux et des tiges de jeunes arbres aumoyen desquels ils établissent des barrières autour d’un espace detrente pieds carrés environ. Les Jacques se rangent et se pressentautour de ce champ clos improvisé.

Guillaume Caillet s’approche de ceux de seshommes qui amènent garrottés le sire de Nointel et le chevalier deChaumontel. Ce dernier est pâle, mais résolu&|160;; Conrad, abattu,découragé, s’abandonne à une terreur superstitieuse&|160;: il voitse réaliser la sinistre prédiction de son vassal, qui, l’annéeprécédente et au moment de son supplice, lui a dit&|160;:

«&|160;– Tu as forcé ma fiancée&|160;; tafiancée sera forcée&|160;!…&|160;»

Le sire de Nointel n’a conservé de ses richeshabits que son pourpoint et ses chausses de velours, déjà mispresque en lambeaux par les ronces du chemin&|160;; une sueurfroide colle ses cheveux à ses tempes. Guillaume Caillet luidit&|160;:

–&|160;L’an passé, ma fille a été jetée danston lit et par toi violentée&|160;; cette nuit, Mazurec t’a renduoutrage pour outrage… ma fille et tant d’autres victimes ont périd’une mort atroce dans le souterrain de la forêt de Nointel… Cettenuit ta fiancée et tant d’autres sont morts dans les souterrains duchâteau de Chivry, incendié par Jacques Bonhomme. Cela ne me suffitpoint… Mazurec t’a fait en public amende honorable parce que,furieux du déshonneur de sa fiancée, il t’avait injurié… Or, cettenuit, tu as injurié Mazurec, le traitant de truand, lorsqu’ilentraînait ton épousée… Tu vas faire devant Jacques Bonhomme amendehonorable aux pieds de Mazurec… Si tu refuses, – ajoute GuillaumeCaillet voyant son seigneur frapper du pied avec rage, – si turefuses… je te fais subir le supplice dont tant de fois tes vassauxont été victimes&|160;: deux jeunes arbres vigoureux serontcourbés, l’on t’attachera à l’un par les pieds, à l’autre par lesmains, et on laissera ensuite les baliveaux se redresser…

–&|160;J’ai vu mon compèreToussaint-Cloche-Gourde ainsi écartelé entre deuxbaliveaux de chêne&|160;! – dit Adam-le-Diable. – Je sais commenton s’y prend pour mener cette torture à bien… donc, dépêchons,choisis&|160;: l’amende honorable ou le supplice.

–&|160;Va, Conrad&|160;! – dit Gérard deChaumontel avec une dédaigneuse amertume, – subissons jusqu’au boutles avanies de ces manants&|160;; je te le répète, nous seronsvengés. Oh&|160;! bientôt le casque aura raison du bonnet de laine,et la lance de la fourche…

Conrad de Nointel, frissonnant d’épouvante àla menace de la torture, dit à Guillaume d’une voixrauque&|160;:

–&|160;Marche… je te suis… – Et se retournantvers son ami&|160;: – Gérard, ne me laisse pas seul.

–&|160;Je serai ton fidèle compagnon jusqu’àfin, – répond le chevalier. – Nous avons joyeusement vidé plusd’une coupe ensemble, nous mourrons ensemble&|160;!

Les deux nobles, conduits par les Jacques,arrivent au milieu de l’enceinte, autour de laquelle se pressentles vassaux révoltés&|160;; presque tous aussi avaient été témoinsde l’amende honorable de Mazurec. Celui-ci, revêtu de l’armure deGérard de Chaumontel, se tient debout, au milieu de la lice, appuyésur sa longue épée.

–&|160;À genoux&|160;! – dit Adam-le-Diable ausire de Nointel&|160;; et pesant de sa forte main sur l’épaule deson seigneur, il le fait tomber agenouillé devant le vassal. – Etmaintenant répète mes paroles&|160;:

–&|160;«&|160;Seigneur Jacques Bonhomme, jem’accuse et me repens humblement de m’être emporté en mauvaisesparoles contre vous, lorsque cette nuit vous entraîniez pour laviolenter ma noble fiancée, la belle Gloriande deChivry…&|160;»

Les éclats de rire, les moqueries, les huéesdes Jacques accueillent ces mots qui rappellent au sire de Nointella perte éternelle de son bonheur et l’outrage qu’il croit commissur la damoiselle qu’il adore&|160;; il s’affaisse sur lui-même,pousse un rugissement de douleur, et des larmes brûlantes tombentde ses yeux.

–&|160;M’est avis que voilà qui est assezaffreux, n’est-ce pas, seigneur de Nointel&|160;? songer que celleque l’on aimait a été forcée, – dit Guillaume Caillet. – Et puis…se voir obligé de demander à genoux pardon d’avoir voulu s’opposerà l’outrage qui désespère votre vie&|160;! C’est rude, n’est-cepas&|160;?… Interroge là-dessus Mazurec-l’Agnelet&|160;; la tortureque tu subis en ce moment, il l’a subie l’an passé à tes pieds…

–&|160;Allons, dépêchons&|160;! – reprendAdam-le-Diable, – dépêchons, noble sire&|160;! fais amendehonorable à genoux devant Jacques Bonhomme, sinon tu es écartelésur l’heure.

Le sire de Nointel ne répond que par unnouveau rugissement de fureur en se tordant sous ses liens.

–&|160;Conrad, – dit Gérard, – répète donc cesvaines paroles, cède à ces lâches truands&|160;: que peux-tu contrela force&|160;?

–&|160;Jamais, – s’écrie le sire de Nointelexaspéré&|160;; – plutôt souffrir mille morts&|160;! Demanderpardon à ce misérable serf… lorsqu’à mes yeux il a entraîné… mafiancée… ma belle et fière Gloriande… – Puis il éclate en sanglots,en cris de rage&|160;: – Sang et massacre&|160;! Tout à l’heurej’étais anéanti… maintenant j’ai l’enfer dans l’âme… Oh&|160;! sij’étais libre… je déchirerais ces manants avec les ongles, avec lesdents&|160;!

–&|160;Sire de Nointel, si tu fais vite amendehonorable aux genoux de Mazurec, je te mets ensuite une épée à lamain, – dit Mahiet-l’Avocat d’armes en s’approchant lentement. –Oui, je te promets de me battre avec toi, et si tu n’es pas pluscouard qu’un lièvre, tu mourras du moins en homme.

–&|160;Vrai&|160;! – balbutie Conrad dansl’égarement du désespoir et de la fureur, – tu me donneras uneépée&|160;!… je pourrai mourir en voyant couler le sang d’un devous… misérables serfs révoltés&|160;! Oh&|160;! du sang… j’en aisoif… j’en boirais&|160;!&|160;!…

–&|160;Alors dépêche, – répond Mahiet&|160;;et prenant l’épée nue que son frère Mazurec tenait à la main, il lajette sur le sol à peu de distance de Conrad, et mettant le piedsur la lame, il ajoute&|160;:

–&|160;Fais l’amende honorable… tu serasaussitôt délivré de tes liens&|160;; tu prendras cette épée, et tuboiras mon sang, si tu le peux, fils des Neroweg&|160;!

–&|160;Allons, beau sire, – reprendAdam-le-Diable s’adressant à Conrad, – allons, répète aprèsmoi&|160;: «&|160;Seigneur Jacques Bonhomme, je m’accuse et merepens humblement…&|160;» – Et s’interrompant. – Ne grince pointdes dents, haut et puissant seigneur… ces grincements te gênerontpour parler… Voyons, répète&|160;: «&|160;Seigneur JacquesBonhomme, je…&|160;»

«&|160;– Seigneur Jacques Bonhomme,&|160;» –répète Conrad de Nointel d’une voix strangulée par la colère etcouvant d’un œil ardent l’épée dont la vue seule lui donnait laforce d’accomplir cette expiation terrible, – «&|160;seigneurJacques Bonhomme, je m’accuse et me repens humblement…&|160;»

«&|160;– De m’être emporté de mauvaisesparoles contre vous, seigneur Jacques Bonhomme,&|160;» – poursuitAdam-le-Diable au milieu des nouveaux éclats de rire et des huéesdes Jacques, – «&|160;lorsque vous alliez forcer ma fiancée… labelle Gloriande de Chivry.&|160;»

–&|160;Non, non, jamais&|160;! – s’écrieConrad de Nointel en écumant, – jamais&|160;! je ne répéterai cesparoles infâmes&|160;!

Mahiet jette son casque loin de lui, déboucleson corset d’acier, dégrafe ses brassards, ôte son pourpoint debuffle et, ne gardant sur lui que la partie de son armure quicouvre ses cuisses et ses jambes, il écarte sa chemise, met sapoitrine à nu, et dit au sire de Nointel&|160;:

–&|160;Tiens, voilà de la chair à trouer, situ le peux… je suis déjà blessé à la cuisse… cela égalise pour toiles chances&|160;; de plus, je te jure de ne te frapper qu’à lapoitrine&|160;; oui, je te le jure, aussi vrai que, esclaves ouserfs, ceux de ma race se sont déjà rencontrés le fer à la main, àtravers les âges, avec tes aïeux&|160;; car tu l’as dit, fils desNeroweg, tu l’as dit au château de Chivry&|160;: – La révolte desserfs a toujours été fatale à ta famille&|160;! – Voilà pourquoi jeveux me battre avec toi… Ma poitrine est nue… je t’offre une épée…Dépêche donc ton amende honorable à Jacques Bonhomme.

–&|160;Ah&|160;! chien bâtard de cette vilerace gauloise conquise par mes ancêtres… je te tuerai&|160;! –s’écrie Conrad de Nointel presque délirant&|160;; et toujoursagenouillé aux pieds de Mazurec, il murmure d’une voixpantelante&|160;: «&|160;Je me repens, seigneur Jacques Bonhomme,de m’être… emporté en mauvaises paroles… contre vous… lorsque vousavez voulu… violer… ma fiancée…&|160;»

–&|160;«&|160;La belle Gloriande deChivry…&|160;» et prononce le nom distinctement, – repritAdam-le-Diable. – Allons vite…

–&|160;La belle… Gloriande… de… Chivry… –répète Conrad avec un sanglot déchirant.

–&|160;Va… haut, puissant et redouté seigneurde Nointel&|160;! va… Jacques Bonhomme te pardonne l’outrage qu’ilt’a fait&|160;! – répond Mazurec au milieu d’une nouvelle explosionde cris de triomphe et de huées méprisantes poussés par lesJacques.

–&|160;L’épée&|160;! l’épée&|160;! – crieConrad en se redressant livide, effrayant, les mains toujours liéesderrière le dos&|160;; et s’adressant à Mahiet&|160;: – Tu m’aspromis du sang… le tien… ou le mien… mais je veux mourir en voyantdu sang…

–&|160;Délivrez-le de ses liens, – ditl’Avocat d’armes tenant toujours sous son pied l’épée placée sur lesol et tirant la sienne.

Pendant que les Jacques délient les cordesdont est garrotté le seigneur de Nointel, le chevalier Gérard deChaumontel fait un pas vers son ami et lui dit&|160;:

–&|160;Adieu, Conrad… La fureur t’aveugle, tues affaibli par les fatigues de cette nuit… tu seras tué par cethercule… champion de son état… mais nous serons vengés.

–&|160;Moi&|160;! tué… – s’écrie le sire deNointel avec un éclat de rire effrayant. – Non, non, c’est moi quivais tuer ce chien bâtard… tu vas le voir tomber sous mescoups.

–&|160;Recommande toujours ton âme à messiresaint Jacques, – dit Gérard d’un ton pénétré&|160;; – soninvocation est sans égale dans les duels.

–&|160;Oh&|160;! j’invoquerai ma haine, –reprend Conrad en secouant ses bras qu’Adam-le-Diable allaitdébarrasser de leurs derniers liens&|160;; mais Mahiet fait signe àson compagnon de suspendre un moment encore la délivrance du sirede Nointel, et reprend d’une voix forte et recueillie ens’adressant aux révoltés&|160;:

–&|160;Frères… la vengeance de JacquesBonhomme est juste… il venge en un jour des sièclesd’asservissement, de misère, de douleur, subis par ses pères&|160;;en voulez-vous la preuve&|160;? Voici des faits puisés dans lalégende de ma famille&|160;; cette légende est aussi la vôtre… carelle est celle de tous ceux de notre race… Et toi, Conrad Neroweg,sire de Nointel, écoute aussi… tu comprendras notre haineimplacable contre la noblesse et la royauté.

Conrad tressaille dans ses liens&|160;; lesJacques se pressent silencieux et attentifs autour de l’Avocatd’armes&|160;; il continue ainsi&|160;:

–&|160;Il y a onze cents ans de cela… l’un demes aïeux, Scanvoch-le-Soldat, frère de lait deVictoria-la-Grande, la femme empereur, qui a préditl’affranchissement de la Gaule, Scanvoch-le-Soldat s’est battucontre l’un des chefs des hordes franques qui déjà menaçaientd’envahir la Gaule, notre mère-patrie&|160;; ce chef s’appelaitNeroweg-l’Aigle-Terrible… il était l’ancêtre du sire deNointel que voici… Deux siècles plus tard, les Francs, grâce à lacomplicité des évêques de Rome, avaient conquis la Gaule et réduitses habitants au plus cruel esclavage&|160;; depuis lors, notreterre est devenue la proie de nos conquérants&|160;; depuis lors,nous l’avons, à leur profit, arrosée de nos sueurs, de nos larmes,de notre sang… Aux premiers jours de cette conquête,Karadeuk-le-Bagaude, notre aïeul à Mazurec et à moi, unesclave révolté, s’est battu contre Neroweg, comte au paysd’Auvergne, comte de par le droit de la rapine et du meurtre. CeNeroweg avait soumis à une torture atroceLoysik-l’Hermite-Laboureur et Ronan-le-Vagre,fils de Karadeuk-le-Bagaude. Bagaudie et Vagrerie étaient laJacquerie de ce temps-là… Vagres et Bagaudes se vengeaient déjàcomme les Jacques de l’oppression des seigneurs d’origineétrangère&|160;; le comte Neroweg est tombé sous la hache deKaradeuk… Enfin, il y a près de trois cents ans, un autre de mesaïeux, Dèn-Braô-le-Maçon et plusieurs serfs, sescompagnons de travail, ont été enterrés vifs par un Neroweg&|160;V,sire de Plouernel au pays de Bretagne. Ce noble homme enterraitainsi avec Dèn-Braô le secret de la construction d’un passagesouterrain conduisant à son manoir féodal. Le fils de Dèn-Braô,resté serf de la seigneurie de Plouernel, s’appelaitFergan-le-Carrier. Neroweg&|160;VI enleva le fils deFergan, afin de faire servir cet enfant aux sanglants sortilègesd’une magicienne. Fergan put délivrer son fils&|160;; mais il vitle supplice de deux de ses parents&|160;:Bezenecq-le-Riche et Isoline sa fille. Imposé àune énorme rançon par Neroweg&|160;VI et hors d’état de la payer,Bezenecq périt au milieu d’affreux tourments&|160;; Isoline, témoinde la torture de son père, et violentée dans son cachot par l’undes fils de Neroweg&|160;VI, devint folle de terreur&|160;; ellemourut sous les yeux de Fergan-le-Carrier, il creusa sa fosse. Vintle temps des croisades… Fergan retrouva seul à seul son seigneur aufond des déserts de Syrie. Il pouvait le tuer par surprise&|160;;il lui proposa le combat… Enfin, il y a un an, mon frèreMazurec-l’Agnelet a vu sa fiancée déshonorée par toi, sirede Nointel, fils des Neroweg, après quoi tu as contraint mon frèrede faire amende honorable à tes pieds, puis de se battre demi-nucontre le chevalier de Chaumontel armé de toutes pièces. Mazurec,vaincu dans cette lutte inégale, condamné à être noyé dans un sac,périssait sans Adam-le-Diable et moi&|160;: nous l’avons retiré dela rivière… Enfin, Aveline-qui-jamais-n’a-menti a péri d’une mortaffreuse par les ordres de ton bailli… L’histoire des maux de mafamille, c’est l’histoire des maux de notre race à nous tous quisommes ici… oui, c’est l’histoire de notre race asservie, oppriméepar la tienne depuis tant de siècles&|160;! oui, parmi ces milliersde vassaux révoltés qui à cette heure courent aux armes, il n’enest pas un dont la famille n’ait souffert ce que la mienne asouffert&|160;! notre légende est la leur&|160;! Comprends-tumaintenant le trésor de haine, de vengeance accumulé de siècle ensiècle dans l’âme navrée de Jacques Bonhomme&|160;? Comprends-tuque d’âge en âge les pères aient légué à leurs enfants cette haine,seul héritage que leur laissa la servitude&|160;? Comprends-tu quele vassal a un terrible compte à régler avec son seigneur&|160;?Comprends-tu que Jacques Bonhomme soit à son tour sans merci nipitié&|160;? Comprends-tu, enfin, que si, en ce moment, au lieu deme battre contre toi, je t’assommais dans tes liens comme un louppris au piège, ce serait justice&|160;? Justice incomplète&|160;!tu n’as qu’une vie… et ils sont innombrables les fils de la vieilleGaule morts victimes des Franks conquérants&|160;!…

Ces dernières paroles furent suivies d’uneexplosion de fureur des Jacques, exaspérés contre le sire deNointel&|160;; ils sentaient que la légende de la famille de Mahietétait la légende du martyre séculaire de Jacques Bonhomme.

–&|160;À mort notre seigneur&|160;!… à mortsans combat&|160;!… – répètent les paysans insurgés&|160;; – oui,oui, à mort comme un loup pris au piége&|160;!…

–&|160;Vassal, j’ai ta parole&|160;; tu asjuré de te battre&|160;!… – s’écrie Conrad de Nointel, s’adressantà l’Avocat d’armes et tremblant d’être tué sans bataille et deperdre la chance d’assouvir sa rage&|160;; aussi ajoute-t-ilpresque malgré lui&|160;: – À quoi bon parler ici du passé&|160;?est-ce que je suis solidaire des actes de mes ancêtres&|160;?

–&|160;Ah&|160;! les voilà bien ces seigneursfranks&|160;! – répond Mahiet avec mépris&|160;; – ils conserventorgueilleusement leur généalogie dans leurs cartulaires&|160;; ilssont fiers de prouver, charte en main, que leur noble familleremonte au temps de la conquête de la Gaule&|160;; que leurs aïeuxcomptaient parmi les leudes de Clovis… ce bandit sacré par l’Églisede Rome… Ils se pavanent de l’antiquité de leur noblesse etrépudient les crimes qui l’ont fondée, cette noblesse&|160;!…Ah&|160;! tu répudies les actes de tes ancêtres&|160;? Tu reniesdonc ta race&|160;?

–&|160;Moi&|160;! – s’écrie Conrad de Nointel.– Ah&|160;! ton épée entrerait dans ma gorge, que jusqu’à la fin jeme dirais fier d’appartenir à la race guerrière qui vous a tenus etvous tiendra sous le fouet et le bâton, misérables serfs&|160;!… Jele jure par la noblesse de mes aïeux, en mourant, je vouscracherais encore à la face&|160;!…

Mahiet contient du geste une nouvelleexplosion de fureur des Jacques, et dit à Adam-le-Diable&|160;:

–&|160;Délivre ce noble seigneur de sesderniers liens… Une fois de plus, à travers les âges, un fils deJoel et un fils de Neroweg vont se mesurer l’épée à lamain&|160;!…

–&|160;Puisse notre descendance se rencontrerencore avec la tienne pour son malheur&|160;! – répond d’une voixsourde Conrad de Nointel. – La branche aînée de ma famille habiteses domaines d’Auvergne… et le frère de mon père a plusieursfils&|160;!

–&|160;Commençons par toi, – dit Mahiet endégainant. – C’est un combat à mort sans merci ni pitié&|160;!…

–&|160;Et moi aussi, frère, je serai sanspitié ni merci pour ce lâche voleur, cause de tous mes maux&|160;!– s’écrie Mazurec-l’Agnelet en montrant du poing Gérard deChaumontel&|160;; et il ajoute&|160;: – Adam, délie-lui lesmains&|160;; il y a de la place ici pour se battre deux contredeux. À mon frère notre sire… à moi ce chevalier larron… Donne-moiune fourche, Adam-le-Diable&|160;; la fourche est la lance deJacques Bonhomme&|160;!

Gérard de Chaumontel, délivré de ses liens etseulement vêtu de sa chemise et de ses chausses, reçoit deGuillaume Caillet un bâton pour se défendre, et est poussé par Adamen face de Mazurec&|160;; celui-ci, protégé de la tête aux piedspar l’armure de fer du chevalier, qu’il lui a enlevée, tient à lamain une longue fourche à trois pointes acérées.

–&|160;Avance donc, double larron&|160;! – ditMazurec&|160;; – faut-il que j’aille à ta rencontre&|160;?

Le chevalier, blanc d’effroi et poursuivi deshuées des Jacques, serre des deux mains son bâton et répond entâchant de sourire avec dédain&|160;: – Attends, attends&|160;; leshérauts d’armes n’ont pas encore donné le signal…

Conrad de Nointel, dont les bras ont étédéliés, accourt et se baisse vers la terre afin de saisir l’épéeque Mahiet tient toujours sous son pied.

–&|160;Un moment&|160;! – dit l’Avocat d’armesen pesant toujours sur le glaive. – Seigneur de Nointel,regarde-moi en face… si tu l’oses&|160;!

Conrad se relève, attache ses yeux étincelantssur son adversaire et lui dit d’une voix sourde&|160;: – Queveux-tu&|160;?

–&|160;Je veux, beau sire, t’aiguillonner aucombat&|160;; je me défie de ton courage, car tu as fui lâchement àla bataille de Poitiers. Tout à l’heure, tu m’as traité de vilesclave bon pour le fouet et le bâton&|160;?…

–&|160;Et je le répète, – dit Conrad, pâle derage, – je le répète, vil truand&|160;!

–&|160;Tiens, voici pour cet outrage&|160;! –répond Mahiet, souffletant le visage livide du sire de Nointel. –Ce soufflet est l’aiguillon que je t’ai promis… Serais-tu pluscouard qu’un lièvre, la fureur maintenant te tiendra lieu decourage, – ajoute-t-il en faisant un bond en arrière pour se mettreen défense. Conrad de Nointel, exaspéré, s’élance l’épée haute surl’Avocat, au moment où Gérard de Chaumontel, armé de son bâton,reculait prestement hors de portée de la fourche de Mazurec.

–&|160;Infâme larron&|160;! – crie le vassalcourant sus au chevalier en brandissant sa fourche, – j’étais plusbrave que toi, quand je te combattais malgré ton armure de fer, talance et ton épée… Je me suis jeté sous les pieds de ton cheval etje t’ai pris corps à corps&|160;!…

–&|160;Mes Jacques, – dit Adam-le-Diable,voyant le chevalier de Chaumontel reculer à chaque pas de Mazurec,– croisons nos faux derrière ce chevalier de la couardise&|160;; iltombera sur nos fers s’il veut échapper à la fourche deMazurec.

Les Jacques suivent le conseil d’Adam&|160;;et Gérard de Chaumontel, au moment où Mazurec se précipite sur luisa fourche en arrêt, voit derrière lui s’élever un redoutablecercle de faux menaçantes.

–&|160;Lâches manants&|160;! – s’écrie lechevalier, – vous abusez de votre force&|160;!

–&|160;Et toi, beau sire, – répondAdam-le-Diable en éclatant de rire, – n’abusais-tu pas de la tienneen combattant à cheval et armé de toutes pièces contre Mazurecdemi-nu, n’ayant qu’un bâton pour se défendre&|160;?

Pendant que ceci se passait, le sire deNointel chargeait Mahiet avec impétuosité. Rendu très-dextre aumaniement de l’épée par l’habitude des tournois, jeune, agile,vigoureux, il porte plusieurs coups très-adroits à l’Avocatd’armes&|160;; celui-ci les pare en gladiateur consommé, disantavec mépris&|160;:

–&|160;Savoir si bien se servir d’une épée, etfuir piteusement à la bataille de Poitiers&|160;! triplehonte&|160;!…

En cet instant, Mahiet, par une brusqueretraite de corps, évite l’épée de Conrad de Nointel, ripostevigoureusement, atteint son adversaire à l’épaule, et, à son grandétonnement, le voit soudain rouler sur le sol, raidir ses membreset rester immobile.

–&|160;Quoi&|160;? – dit l’Avocat d’armes enbaissant son épée, – mort pour si peu&|160;?

–&|160;Mon frère, défie-toi… c’est peut-êtreune ruse&|160;!… – s’écrie Mazurec, à qui Gérard de Chaumontelvient enfin d’asséner un si furieux coup de bâton, qu’il se briseen éclats sur le casque de fer du vassal. – Sans ce casque, j’étaisassommé. Oh&|160;! c’est une bonne coutume pour vous, sireschevaliers, de vous battre ainsi armés contre Jacques Bonhommedemi-nu&|160;! – dit Mazurec. Et quoique ébranlé du choc, ilenfonce sa fourche jusqu’au manche dans le ventre du chevalierlarron&|160;; celui-ci tombe en blasphémant. Et Mazurec répète, àla vue de Conrad immobile sur le sol&|160;: – Mon frère,défie-toi&|160;; c’est une ruse&|160;!

En effet, Mahiet, surpris de la chute de sonadversaire, se courbait vers lui, lorsque le sire de Nointel seredresse brusquement sur son séant, se cramponne d’une main auxjambes de l’Avocat d’armes, et, tenant de son autre main une courtedague jusqu’alors cachée dans ses chausses, il tâche de percer leflanc de son ennemi, qui, saisi par les jambes, perdl’équilibre.

–&|160;Ah&|160;! vipère&|160;! – dit Mahiet,laissant échapper malgré lui son épée en tombant sur le corps deConrad, dont il peut à temps maîtriser le bras, – j’avais l’œil auguet… ta mort était feinte&|160;!… – Et, arrachant la dague desmains du sire de Nointel, il la lui plonge dans la poitrine endisant&|160;: – Meurs donc, fils des Neroweg&|160;! tu auras ététraître jusqu’à la fin&|160;!…

–&|160;Gérard… – murmure Conrad d’une voixagonisante, – J’ai… eu tort de forcer… la femme de ce vassal…Oh&|160;!… Gloriande… Gloriande&|160;!&|160;!

Et le seigneur de Nointel expire au milieu descris de joie de ses vassaux.

–&|160;Je garde cette dague au pommeau armoriédu blason des Neroweg, – dit Mahiet en retirant du corps de Conradl’arme ensanglantée&|160;; – elle augmentera les reliques de notrefamille&|160;!

À peine Mahiet s’est-il éloigné du cadavre dusire de Nointel, que ses vassaux, tant de fois victimes de sacruauté, se précipitent dans l’arène, et, à coups de faux, defourches, de haches, s’acharnent sur ses restes encore pantelants,et les mutilent avec une furie sauvage, tandis qu’Adam-le-Diable,aidé de deux Jacques, relevait le chevalier de Chaumontel, encorevivant quoique mortellement blessé par le coup de fourche deMazurec.

–&|160;Donnez le sac et la corde&|160;! – ditAdam. L’un des paysans apporte un sac dont il s’était précautionnéau château de Chivry. Le corps sanglant du chevalier Gérard deChaumontel est ensaqué&|160;; sa tête cadavéreuse sort seule de celinceul. Les Jacques le chargent sur leurs épaules, et se dirigentvers le pont de l’Orville.

–&|160;Rappelle-toi ma prédiction, – ditMazurec au chevalier avec un sourire sinistre. – Il y a un an, tume faisais noyer… je t’ai prédit que tu serais noyé&|160;!

Gérard de Chaumontel pousse des gémissementslamentables&|160;; une terreur superstitieuse succédant à sonaudace, il murmure d’une voix défaillante&|160;:

–&|160;Messire saint Jacques, ayez pitié demoi… messire saint Jacques, intercédez pour moi… auprès du SeigneurDieu et de tous ses saints… Je suis puni justement… J’avais volé labourse de ce vassal… Seigneur… Seigneur… mon Dieu, ayez pitié demoi&|160;!

Les paysans arrivent sur le pont de l’Orville,transportant le corps du chevalier de Chaumontel, garrotté dans lesac&|160;; il est précipité dans la rapide et profonde rivière, auxacclamations frénétiques des Jacques.

–&|160;Ainsi périssent nos seigneurs, noyés,brûlés, massacrés&|160;! Ils ont fait noyer, brûler, massacrer, nosfrères&|160;! – s’écrie d’une voix tonnante Guillaume Cailletdebout sur le pont, ayant à ses côtés Mazurec etMahiet-l’Avocat.

–&|160;À mort, nos seigneurs&|160;! – répètentles Jacques d’une seule voix. – Que pas un n’échappe&|160;!

–&|160;Femmes, enfants… massacronstout&|160;!

–&|160;Pas de pitié pour eux&|160;!

–&|160;Ils ont brûlé nos femmes, nos enfants,dans le souterrain de la forêt de Nointel&|160;!

–&|160;À mort… à mort&|160;!

*

**

Mahiet, du haut du pont où sont massés lespaysans, aperçoit au loin un cavalier arrivant à toute bride, lereconnaît bientôt et s’écrie&|160;:

–&|160;Rufin-Brise-Pot&|160;!

L’Avocat d’armes court au devant de l’écolierque suivent à une assez grande distance plusieurs groupesd’insurgés. Rufin, saute à bas de son cheval et dit àMahiet&|160;:

–&|160;J’ai appris par les paysans que jeprécède qu’il y avait ici un grand rassemblement de Jacques,j’espérais te trouver parmi eux, sinon j’aurais battu le pays, afinde te remettre une lettre de maître Marcel… la voilà…

Mahiet prend la missive avec empressement, etpendant qu’il la lit, Rufin-Brise-Pot lui dit&|160;:

–&|160;Par Jupiter&|160;! la compagnie d’unehonnête femme porte vraiment bonheur&|160;! Quand j’avaisMargot-la-Savourée sous le bras, il m’arrivait toujoursmalencontre, tandis que rien n’a été plus heureux que mon voyageavec cette charmante Alison-la-Vengroigneuse, qui, je le crains, nevengroigne qu’à l’endroit de Cupido&|160;! Nous sommes arrivés àParis sans encombre, et dame marguerite a parfaitement accueilliAlison. Ah&|160;! mon ami, j’idolâtre cette divinecabaretière&|160;! Fi… le vilain mot&|160;! Non, non, cetteHébé&|160;! Hébé n’était-elle point la cabaretière olympique&|160;!Ah&|160;! si Alison m’acceptait pour époux, nous fonderions uneagréable taverne, particulièrement destinée aux écoliers del’Université. L’enseigne serait splendide, on lirait des vers grecset latins en manière d’appel aux buveurs&|160;; de ces vers voicile sens&|160;: – De même que messire Bacchus peut…

Mahiet interrompt l’écolier et lui ditvivement après avoir lu la lettre d’Étienne Marcel&|160;:

–&|160;Rufin, je retourne à Paris avectoi&|160;; tu me prendras en croupe. Le prévôt des marchands a desordres à me donner&|160;; Mazurec est vengé, partout les Jacques sesoulèvent, selon ce que Marcel a appris par des gens arrivés desprovinces&|160;; il faut maintenant mettre à profit et diriger cemouvement formidable… Attends-moi là pendant quelques instants, jereviens.

Et Mahiet, retournant vers Guillaume Caillet,Mazurec et Adam-le-Diable, les prend à l’écart et leurdit&|160;:

–&|160;Marcel me rappelle près de lui&|160;;le régent s’est retiré à Compiègne&|160;; il a mis Paris hors laloi, et se dispose à marcher, à la tête des troupes royales, contrecette cité&|160;; on l’attend, il y sera, de par Dieu, bienreçu&|160;! Toutes les villes de communes, Meaux, Amiens, Laon,Beauvais, Noyon, Senlis, sont en armes&|160;; partout lespaysans s’insurgent, les bourgeois, les corporations de métierss’allient à eux. Le roi de Navarre est capitaine général deParis&|160;; cet homme mérite son nom de Mauvais, maisc’est un puissant instrument. Marcel le brisera s’il dévie de labonne voie et ne s’incline pas devant la souveraineté populaire…L’heure de l’affranchissement de la Gaule a enfin sonné… Mais pourmener l’œuvre à bonne fin, il faut régulariser la Jacquerie&|160;;ses bandes éparses, après avoir fait justice des seigneurs, doiventse rallier, se discipliner et former une armée capable de combattrecelle du régent d’abord, et les Anglais ensuite&|160;; écrasons nosennemis du dedans, et après ceux du dehors…

–&|160;C’est juste, – dit Guillaume Cailletpensif&|160;; – dix bandes éparses ne peuvent pas grand’chose, dixbandes réunies peuvent beaucoup. Je suis connu en Beauvoisis&|160;;nos Jacques me suivront où je les conduirai. L’extermination desseigneurs achevée, nous tomberons sur les Anglais… vermine quironge le peu que la seigneurie nous laisse…

–&|160;Oh&|160;! les Anglais&|160;! la tueried’hier me met en goût&|160;! – s’écrie Adam-le-Diable enbrandissant sa faux. – Nous les faucherons jusqu’au dernier…

–&|160;Et la moisson sera belle… si nousfauchons avec ensemble, – reprend Mahiet. – Meaux, Senlis,Beauvais, Clermont, attendent les Jacques&|160;; leurs portesseront ouvertes aux paysans&|160;; ils trouveront là des vivres etdes armes…

–&|160;Du fer et du pain&|160;! rien deplus&|160;! – dit Guillaume Caillet. – Ensuite… quel est le projetde Marcel&|160;?

–&|160;Ces villes fortes, occupées par lesJacques et par la bourgeoisie armée, tiendront en échec les troupesdu régent dans cette province, – répond Mahiet. – Les autrescontrées s’organiseront pareillement… Maintenant écoute bien ceci…ce sont les instructions que me donne Marcel. Le roi de Navarre estdes nôtres parce qu’il espère, avec l’appui du parti populaire,détrôner le régent&|160;; il occupe Clermont avec ses troupes, ildoit de là se rendre sous les murs de Paris, pour y attendrel’armée royale&|160;; il a besoin de renfort. Marcel se défie delui&|160;; rallie toutes les bandes des Jacques, et rends-toi àClermont à la tête d’une force de sept à huit mille hommes&|160;;tu pourras ainsi sans crainte te joindre à Charles-le-Mauvais, dontil faut toujours se méfier&|160;; mais sa troupe ne comptantqu’environ deux mille gens de pied et cinq cents cavaliers, elleserait, en cas de trahison, écrasée par les Jacques, trois ouquatre fois supérieurs en nombre&|160;!

–&|160;C’est entendu, – reprend GuillaumeCaillet après avoir attentivement écouté l’Avocat d’armes. – Et deClermont… marcherons-nous droit sur Paris&|160;?

–&|160;Aussitôt après ton arrivée à Clermont,tu recevras de nouvelles instructions de Marcel. Dompter laseigneurie, détrôner le régent, chasser l’étranger de notre sol,tel est le but du prévôt des marchands. La campagne terminée,l’heure de l’affranchissement de Jacques Bonhomme sera venue&|160;:délivré de la tyrannie des seigneurs, des pilleries des Anglais,libre, heureux, paisible, enfin, il jouira des fruits de ses rudeslabeurs, et goûtera sans crainte les douces joies de la famille…Oui… toi Guillaume, toi Adam, toi Mazurec, et tant d’autres,hélas&|160;! frappés dans leurs plus chères affections, vous aurezété les derniers martyrs des seigneuries et les vengeurs, leslibérateurs de notre race…

–&|160;Mahiet… quoi qu’il arrive maintenant,vainqueur ou vaincu, je peux mourir, ma fille est vengée, – répondGuillaume Caillet. – Je te promets de conduire plus de dix millehommes sous les murs de Clermont&|160;; le sang des seigneurs,l’incendie de leurs châteaux, marqueront la route des Jacques…Maintenant, dis-moi où je te reverrai&|160;?

–&|160;À Clermont, je t’apporterai là lesinstructions de Marcel&|160;; il me rappelle à Paris&|160;; j’yretourne, – répond Mahiet. – Et serrant Mazurec entre ses bras, –Adieu, mon frère… mon pauvre frère… adieu… et à bientôt… Guillaume,je le laisse auprès de toi… veille sur lui.

–&|160;Je l’aime comme j’aimais, mafille&|160;! Nous parlerons d’elle… et nous combattrons en hommesqui ne tiennent plus à la vie&|160;!

Mahiet, après ses adieux à son frère, sedirige en toute hâte vers Paris, prenant en croupeRufin-Brise-Pot&|160;; les Jacques, dont le nombre grossit à chaqueinstant, se préparent à marcher sur Clermont, où se trouvait alorsCharles-le-Mauvais, roi de Navarre.

*

**

Charles-le-Mauvais, roi de Navarre, occupait,à Clermont en Beauvoisis, le château des comtes de ce pays, vasteédifice, dont l’une des tours dominait la place dite «&|160;duFaubourg.&|160;» Le premier étage de ce donjon, éclairé parune longue et étroite fenêtre ogivale, formait une vaste sallecirculaire&|160;; là était assis auprès d’une tableCharles-le-Mauvais&|160;; le jour venait à peine de paraître, leprince disait à l’un de ses écuyers&|160;:

–&|160;A-t-on fini de dresserl’échafaud&|160;?

–&|160;Oui, sire… vous pouvez le voir d’icipar la fenêtre…

–&|160;Et les bourgeois… quellecontenance&|160;?

–&|160;Ils sont consternés, toutes lesboutiques sont closes, personne ne circule dans les rues.

–&|160;Et le populaire&|160;?… lescorporations des métiers&|160;?

–&|160;Sire, depuis l’exécution d’hier, il nereste guère de menues gens…

–&|160;Mais enfin ce qui reste&|160;?

–&|160;Ce qui reste est consterné, épouvanté,comme la bourgeoisie.

–&|160;Néanmoins, que mes Navarrais fassentbonne garde aux portes de la ville, aux remparts et dans les rues,qu’ils tuent sans miséricorde tout bourgeois, manant ou artisan,qui oserait mettre le nez hors de chez lui ce matin.

–&|160;L’ordre est déjà donné, sire&|160;; ilsera exécuté.

–&|160;Et les chefs de ces mauditsJacques&|160;?

–&|160;Toujours impassibles, sire.

–&|160;Sang du Christ&|160;! il faudra bienqu’ils remuent tout à l’heure… L’on s’est procuré untrépied&|160;?

–&|160;Oui, sire.

–&|160;Que tout soit prêt pour sept heuressonnant.

–&|160;Tout sera prêt, sire.

Charles-le-Mauvais réfléchit un instant, etdit en montrant une médaille émaillée de son chiffre, placée prèsde lui sur une table&|160;:

–&|160;L’homme arrêté cette nuit, aux portesde la ville, et qui m’a envoyé cette médaille par l’un de mesarchers, est-il arrivé&|160;?

–&|160;Oui, sire… on vient de l’amener désarméet garrotté selon vos ordres… Il est gardé à vue dans la sallebasse.

–&|160;Qu’on l’introduise ici…

L’écuyer sort, Charles-le-Mauvais se lève deson siège, s’approche de la fenêtre donnant sur la place où estdressé l’échafaud, et après l’avoir entr’ouverte afin de regarderau dehors, il la referme et revient s’asseoir près de la table, leslèvres contractées par un sourire sinistre. À ce moment, l’écuyerrentre précédant des archers entre lesquels marche Mahiet-l’Avocatd’armes, les mains liées derrière le dos, les traits enflammés decourroux. Charles-le-Mauvais fait un signe à l’écuyer&|160;;celui-ci s’éloigne avec les Navarrais&|160;; le prince et Mahietrestent seuls.

–&|160;Sire, je suis victime d’une méprise oud’une indigne trahison&|160;! – s’écrie l’Avocat d’armes. – Jedésire pour votre honneur qu’il y ait méprise…

–&|160;Il n’y a point de méprise.

–&|160;Alors c’est trahison&|160;! medésarmer&|160;! me garrotter&|160;!… moi, porteur de la médailleque je vous ai fait remettre avec un billet constatant que j’étaisenvoyé près de vous par maître Marcel&|160;! C’est trahison,sire&|160;! indigne félonie, vous dis-je…

–&|160;Il n’y a dans tout ceci ni méprise, nifélonie.

–&|160;Qu’est-ce donc alors&|160;?

–&|160;Une simple mesure de prudence, – répondfroidement Charles-le-Mauvais, et il ajoute&|160;: – Tu as signé talettre, Mahiet-l’Avocat d’armes… C’est ton nom et taprofession&|160;?

–&|160;Oui.

–&|160;Marcel t’envoie près de moi&|160;?

–&|160;Je vous l’ai dit et prouvé en vousfaisant parvenir cette médaille.

–&|160;Quel est le but de tonmessage&|160;?

–&|160;Vous le saurez lorsque vous m’aurezfait délivrer de mes liens.

–&|160;Tes liens ne te lient point la langue…ce me semble&|160;?

–&|160;Ils lient ma dignité…

–&|160;C’est subtil… mais prends garde, lesinstants sont précieux, ton message est sans doute important… saréussite peut être compromise par ton silence prolongé.

–&|160;Sire, je venais à vous, sinon en ami,du moins en allié, vous me traitez en ennemi, vous n’aurez pas unmot de moi&|160;; maître Marcel me saura gré de ma réserve…

–&|160;Soit… – dit Charles-le-Mauvais&|160;;et il frappe sur un timbre. À ce bruit, son écuyer rentre, leprince lui dit&|160;: – Que l’on reconduise cet homme hors de laville, et que les portes soient refermées sur lui.

Mahiet fait un mouvement, réfléchit&|160;; et,après quelque hésitation, il reprend&|160;: – Donc, je parlerai, sioutrageant que soit votre accueil envers un envoyé de Marcel.

L’écuyer sort de nouveau à un signe du roi deNavarre, et celui-ci dit à Mahiet&|160;: – Parle… quel est tonmessage&|160;?

–&|160;Maître Marcel m’a chargé de voussignifier, sire, qu’il est temps, plus que temps pour vous,d’ouvrir la campagne&|160;; l’armée du régent marche sur Paris,tous les vassaux sont soulevés en armes&|160;; de nombreusestroupes de Jacques, comme ils s’appellent en souvenir dunom insultant que leur donnait la seigneurie, doivent être enmarche sur Clermont pour se joindre à vous… Je suis même surpris dene pas trouver les Jacques ici…

–&|160;Par quelle porte es-tu entré dansClermont&|160;?

–&|160;Par la porte du chemin de Paris. Ilfaisait encore nuit lorsque je suis arrivé dans cette ville et queje vous ai dépêché l’un des archers qui m’ont arrêté.

–&|160;Pendant que tu attendais ma réponse, tun’as causé avec aucun soldat&|160;?

–&|160;Non&|160;; l’on m’a laissé seul etenfermé dans l’une des tourelles du rempart.

–&|160;Continue…

–&|160;Maître Marcel veut connaître quel seravotre plan de campagne lorsque vos troupes seront renforcées dehuit à dix mille Jacques qui, d’un moment à l’autre, arriveront àClermont.

–&|160;Nous parlerons de ceci tout à l’heure…Quel est l’état des esprits à Paris&|160;?

–&|160;Les adversaires de Marcel, partisans durégent, s’agitent fort&|160;; ils tâchent d’égarer la population enimputant à la révolte tous les maux dont souffre la cité. Destroupes royales s’étaient emparées d’Étampes et de Corbeil, afind’empêcher les arrivages de grains et d’affamer Paris&|160;; Marcels’est mis à la tête des milices bourgeoises et, après un combatmeurtrier, il a repoussé les royaux et assuré la subsistance deParis. Mais les adversaires du prévôt des marchands redoublentleurs sourdes menées, afin d’amener une partie de la bourgeoisie àrepentance envers le régent&|160;; le peuple, plus habitué auxprivations, se résigne&|160;; toujours plein de foi dans un avenirqui doit l’affranchir, il ne défaille ni dans son énergie ni dansson dévouement à Marcel, surtout depuis que la nouvelle dusoulèvement des Jacques est parvenue à Paris. Les vassaux de toutela vallée de Montmorency sont insurgés, ainsi que les… – Mais,s’interrompant, Mahiet ajoute&|160;: – Pour Dieu, sire&|160;!faites-moi délivrer de ces liens… ils sont une honte pour moi etpour vous…

–&|160;À cette honte, je me résigne&|160;;imite-moi… Tu disais donc que les partisans du régents’agitent&|160;? Le Maillart doit être parmi les meneurs de cemouvement&|160;?

–&|160;Non… pas ouvertement du moins. Leschefs avoués du parti de la cour sont de nobles hommes&|160;; entreautres le chevalier de Charny et le chevalier Jacques de Pontoise.Donc, sire, il faut agir promptement, résolument. Votre chance derégner est grande si vous venez au secours des Parisiens&|160;;combattez les troupes du régent, utilisez, selon les vues de maîtreMarcel, le puissant concours que vous offre la Jacquerie&|160;!l’élan de cette révolte peut sauver la Gaule&|160;! Les paysansn’ont pas, après les seigneurs, d’ennemis plus implacables que lesAnglais. Le but de Marcel en appuyant l’insurrection des Jacques,en organisant leurs bandes, est surtout de les lancer en massecontre les Anglais au nom de la patrie ravagée par leurs bandes, etde repousser enfin l’étranger de notre sol. Le triomphe est certainsi l’on profite de l’exaltation des Jacques en la dirigeant vers cebut sacré&|160;: le salut et la délivrance du pays&|160;! Voilàpourquoi, sire, maître Marcel a voulu opérer la jonction desJacques avec les forces dont vous disposez.

–&|160;Oh&|160;! oui, – reprendCharles-le-Mauvais avec un sourire sardonique, – notre ami Marcelavait bien judicieusement choisi mes auxiliaires.

–&|160;Que voulez-vous dire&|160;?…

–&|160;Ce que je veux dire&|160;?…Attends…

Le roi de Navarre frappe de nouveau sur untimbre&|160;; l’écuyer reparaît et sort après avoir attentivementécouté quelques mots que le prince lui dit à l’oreille.

–&|160;Sire, – dit Mahiet, – voici bien desmystères et des chuchotements&|160;; se trame-t-il quelque nouvelletrahison contre moi&|160;?

–&|160;Bon… – reprend Charles-le-Mauvais enhaussant les épaules, – folle est ton idée&|160;!… Je désireseulement me précautionner afin que notre entretien reste calme etmesuré comme il convient.

–&|160;Sire, ai-je donc manqué jusqu’ici decalme et de mesure&|160;?

–&|160;Jusqu’ici… non… mais tout à l’heure, ilse pourrait que ta modération fût mise à une rude épreuve… etje…

La rentrée de deux écuyers jeunes et robustes,accompagnant le confident de Charles de Navarre, interrompt lesdernières paroles de ce prince&|160;; et avant que Mahiet, dont lesmains étaient déjà liées, ait pu faire un mouvement, il estterrassé malgré son énergique résistance, car d’un coup de pied ilenvoie rouler un des écuyers à dix pas de lui&|160;; ce que voyant,Charles-le-Mauvais s’écrie&|160;:

–&|160;Tudieu&|160;! mon Hercule&|160;!…quelle vigueur d’athlète&|160;!… Ai-je tort de me précautionnercontre les suites de notre entretien, malgré tes assurances derester calme et mesuré&|160;?

Les trois écuyers, revenant à la charge contrel’Avocat d’armes, parviennent, non sans peine, à garrotter sesjambes aussi étroitement que ses bras, après quoi le roi de Navarreleur dit&|160;:

–&|160;Placez le messire envoyé sur ce siège,près de la fenêtre&|160;; il se tiendra assis ou debout à sa guise…Maintenant, sortez.

Resté seul avec Mahiet en proie à une fureurimpuissante, le prince reprend&|160;:

–&|160;À cette heure, notre conversation peutcontinuer paisiblement sans que je risque de me voir interrompu parl’un de ces arguments ad hominem dont tu as tout à l’heuregratifié mon écuyer au milieu du ventre.

–&|160;Ah&|160;! Charles-le-Mauvais, chaquejour tu t’appliques à justifier ton nom&|160;! – s’écrie Mahiet. –Mes soupçons ne me trompaient pas&|160;! Tu as à m’apprendrequelque infâme trahison… et tu redoutes ma colère&|160;!

Le roi de Navarre hausse les épaules avecdédain et répond&|160;:

–&|160;Vassal&|160;! si je te faisaisl’honneur de te craindre, je t’aurais déjà fait pendre… si jetrahissais Marcel, je serais à Compiègne aux côtés du régent… Tun’es pas pendu, je ne suis point à Compiègne&|160;; donc, tudivagues&|160;!… Reprenons tranquillement notre entretien,interrompu au moment où tu me parlais des Jacques, ces honnêtesauxiliaires que Marcel m’envoyait… Eh bien, les Jacques sontvenus…

–&|160;Ici&|160;?… à Clermont&|160;?…

–&|160;Ils sont venus ici… à Clermont.

–&|160;Quand cela&|160;?

–&|160;Hier… au nombre de huit à dixmille.

–&|160;Où sont-ils&|160;?

–&|160;Oh&|160;! oh&|160;!… où ils sont&|160;?– répond Charles-le-Mauvais avec un sourire féroce, – où ilssont&|160;?… Embarrassante question que celle-là&|160;!… Elle fait,depuis que l’homme est homme, le désespoir de ceux qui cherchent àsavoir où l’on va… en sortant de ce monde-ci…

–&|160;Qu’entends-je&|160;?… lesJacques&|160;?…

–&|160;Ils sont… où nous seronstous&|160;!…

–&|160;Morts&|160;! – s’écrie Mahiet frappé destupeur et d’effroi, – morts&|160;! massacrés&|160;! monDieu&|160;!…

–&|160;Allons, calme-toi… et écoute lesdétails de l’aventure…

–&|160;Cet homme m’épouvante&|160;! – ditMahiet, le front baigné d’une sueur froide. – Est-ce un piège qu’ilme tend&|160;?

–&|160;Donc, – reprend Charles-le-Mauvais, –ils sont venus les Jacques, ces bêtes féroces qui pillent etincendient les châteaux, égorgent les seigneurs, violentent lesfemmes, massacrent les enfants, afin, disent ces forcenés, que laseigneurie soit anéantie dans son germe&|160;!

–&|160;Misère de Dieu&|160;! – s’écrie Mahieten se dressant debout malgré les liens dont ses jambes sontgarrottées&|160;; – les représailles de Jacques Bonhomme ont duréun jour… son martyre a duré des siècles&|160;!…

–&|160;Vassal&|160;! – dit avec une hauteursouveraine le roi de Navarre en interrompant Mahiet, – les droitsdu conquérant sur la race conquise, les droits du seigneur sur leserf sont absolus, sont divins&|160;!… Tout vilain ou manantrévolté mérite la mort&|160;!

L’Avocat d’armes tressaille, regarde fixementle roi de Navarre et lui dit&|160;: – Charles-le-Mauvais, tu ne melaisseras pas sortir vivant d’ici&|160;; tu serais perdu si jerapportais tes paroles à Marcel&|160;!…

–&|160;Tu sortiras vivant d’ici, – répondfroidement le prince&|160;; – et en outre de mes paroles, turapporteras à Marcel des faits… et ces faits… les voici…

Mahiet, en proie à d’inexprimables angoisses,retombe sur son siège&|160;; le roi de Navarre continue&|160;:

–&|160;Et d’abord, tu diras à Marcel que, sirusé qu’il soit, je n’ai point été sa dupe&|160;: les chefs de cesJacques, qu’il m’envoyait comme auxiliaires, devaient devenir messurveillants, et au besoin mes bourreaux… si je m’écartais de laligne à moi tracée par cet insolent bourgeois. Je n’étais entre sesmains, m’a-t-il dit, «&|160;qu’un instrument qu’il briserait aubesoin&|160;!…&|160;» Eh bien&|160;! moi, j’ai brisé l’un desredoutables instruments de Marcel, j’ai anéanti la Jacquerie… oui,et en ce moment, mes amis Gaston Phœbus, comte de Foix, et lecaptal de Buch écrasent à Meaux les derniers tronçons de ce mauditserpent de révolte qui voulait se dresser contre la seigneurie…

–&|160;La Jacquerie écrasée&|160;!anéantie&|160;! – dit Mahiet avec une stupeur croissante. Puis,revenant à son premier soupçon&|160;: – Charles-le-Mauvais, tu esle plus méchant et le plus fourbe des hommes… tu me tends un piège…Si les Jacques sont venus à Clermont au nombre de huit à dix mille,tu n’avais pas de forces suffisantes pour les exterminer.

–&|160;Messire envoyé, tu es trop prompt danstes jugements. Écoute d’abord, tu apprécieras ensuite. Je t’aipromis des faits&|160;; les voici&|160;: Hier, vers le milieu dujour, j’ai été averti de l’approche des Jacques&|160;; labourgeoisie de Clermont et les corps de métiers, infectés du vieuxlevain communier, sont sortis de la ville afin d’aller à larencontre de ces forcenés et de leur faire fête. J’ai encouragé cesdémarches&|160;; et pendant que les Jacques faisaient halte danscertain bienheureux vallon situé en dehors de Clermont, trois deleurs chefs se sont présentés au pont-levis demandant àm’entretenir, car ils venaient, disaient-ils, devers moi enamis…

–&|160;Les noms&|160;? – s’écrie Mahiet avecanxiété, – les noms de ces chefs&|160;?

–&|160;Guillaume Caillet… Adam-le-Diable… etMazurec-l’Agnelet… ton frère&|160;!…

–&|160;Mon frère&|160;! – répète l’Avocatd’armes stupéfait. – Comment sais-tu&|160;?…

–&|160;Oh&|160;! je sais beaucoup de choses…et je ne te cacherai rien&|160;; ma sincérité est connue… J’ai doncordonné d’introduire près de moi les trois chefs des Jacques&|160;;je les ai fort courtoisement accueillis, leur touchant dans lamain, les appelant mes compères, leur donnant, de par Dieu,l’accolade&|160;! Nous sommes convenus que, d’après les volontés deMarcel, ils seraient mes auxiliaires, et que bientôt nous nousmettrions en marche vers Paris&|160;; en attendant le départ, leurshommes devaient rester campés dans le vallon&|160;; les chefs,après avoir été donner l’ordre de ce campement, se concerteraientavec moi pour nos opérations. Chose dite, chose faite. Les troischefs vont veiller au campement des Jacques et reviennentici&|160;; mon premier soin est de les faire jeter au cachot&|160;:je savais de reste que, privées de leurs chefs, ces exécrablesbandes seraient à moitié vaincues. J’envoie alors l’un de mesofficiers, le sire de Bigorre, prévenir les Jacques qu’ensuite dema conférence avec leurs chefs, ceux-ci désirent que leurs hommescommencent sur l’heure quelques exercices de bataille avec mesarchers et mes cavaliers, afin de s’habituer à l’ordonnancemilitaire. Les Jacques, donnant dans le piège où leurs chefs neseraient point tombés, acceptent joyeusement cette proposition…

Charles-le-Mauvais voit l’indignation et lacolère de Mahiet se trahir par de brusques mouvements malgré sesliens, s’interrompt un moment et ajoute&|160;: – Je me félicite deplus en plus de t’avoir fait garrotter&|160;; tu m’aurais déjàsauté à la gorge. Réserve ta fureur, elle aura tout à l’heure dequoi s’exercer… Je poursuis… Les bourgeois et les corps de métiersde Clermont avaient fait mettre de nombreux tonneaux en perce, afinde fêter les Jacques, leurs compères&|160;; la liesse est complèteaprès boire, les Jacques demandent à grands cris une premièremarche militaire en manière d’exercice. Le sire de Bigorre, habilecapitaine, commande la manœuvre, de telle sorte qu’après quelquesmarches et contre-marches, les Jacques se trouvent entassés entroupeaux dans le fond du vallon, tandis que mes archers garnissenttoutes ses pentes à bonne portée du trait, et que mes cavaliersoccupent les deux seules issues qui pouvaient permettre aux fuyardsde s’échapper de cette gorge profonde…

–&|160;Va, roi&|160;! – dit Mahiet avec uneamertume désespérée&|160;; – je m’attends à tout&|160;! Vous êtesexperts, vous autres princes, dans les lâches massacres&|160;!…

–&|160;Un massacre&|160;?… Non… mais une vraiebattue aux loups, – répond Charles-le-Mauvais. – Donc, les Jacques,en stupides et féroces animaux, tout fiers de parader aux yeux dela bourgeoisie de Clermont, tâchent de régler leur marche au pasmilitaire, font les beaux, se redressent, portant aussi fièrementleurs bâtons, leurs fourches et leurs faux que s’ils portaient lesnobles armes de la chevalerie&|160;; ils applaudissent à la belleordonnance de mes gens d’armes, qui couronnent les hauteurs duvallon au fond duquel cette Jacquerie est amoncelée. Soudain lesclairons sonnent&|160;; cette sonnerie divertit fort ces manantsrévoltés&|160;; mais leur divertissement ne dure guère&|160;; auxpremiers sons du clairon, mes archers bandent leurs arcs, et unegrêle de traits meurtriers lancés de haut en bas par mes soldats aumilieu des masses compactes de cette Jacquerie la déciment. Lapanique se met dans le troupeau sauvage, ces brutes veulent fuirpar les deux issues du vallon&|160;; mais ils se trouvent en facede mes cinq cents cavaliers couverts de fer, qui, à coups de lance,d’épée, de masse de fer, chargent furieusement cette canaille,tandis que mes archers continuent de cribler de traits les flancsde la bande et ceux qui tentent de gravir les pentes de lacolline…

Mahiet, consterné, ne peut retenir un sourdgémissement&|160;; Charles-le-Mauvais sourit d’un air sinistre etpoursuit ainsi&|160;:

–&|160;Rien de plus couard que ces truandsleur premier feu jeté. Telle était leur épouvante, selon le sire deBigorre, qu’ils se laissaient égorger comme des veaux, se jetant àgenoux, tendant la gorge à l’épée, la poitrine à la flèche, la têteà la massue. Bref, tous ceux que le fer n’a pas carnagés sont mortsétouffés sous les cadavres. Les bourgeois et la plèbe spectateursde la tuerie, aussi entassés au fond de la vallée, ont en grandnombre partagé le sort de Jacques Bonhomme, leur compère&|160;; desorte que, du même coup, je me suis débarrassé des paysans et de laplèbe de la ville ainsi que d’une notable partie de bourgeoiscommuniers. Je tiens leur cité en mon pouvoir, je la garde&|160;;c’est affaire à régler entre leur comte et moi. Maintenant, messireambassadeur, dis de ma part à Marcel de ne plus mêler les Jacques ànos opérations&|160;: d’abord, il reste peu ou prou de ces bêtesféroces&|160;; puis, c’est un méchant compagnonnage. Tout à l’heuretu seras délivré de tes liens, ton cheval te sera rendu. Si,doutant de mes paroles, tu veux t’assurer de la réalité de cetteboucherie, avant de retourner à Paris, rends-toi au vallon que jete dis, regarde, et surtout bouche-toi le nez… car la charogne decette Jacquerie commence à puer très-fort&|160;!

Mahiet, oubliant ses liens, fait un nouveaumouvement afin de s’élancer sur Charles-le-Mauvais&|160;; celui-cireprend en riant&|160;:

–&|160;Ingrat&|160;!… tu voudrais m’étrangler…Vois cependant ma générosité&|160;: j’ai épargné la vie des troischefs de cette bande de loups enragés… Tu en doutes&|160;? – ajoutele roi de Navarre, répondant à un soupir douloureux de Mahiet, quisongeait à son frère. – Pourquoi ne pas me croire&|160;? Quim’empêche de te dire la vérité&|160;? Qu’ai-je à craindre detoi&|160;?…

–&|160;Il serait vrai&|160;? – s’écriel’Avocat d’armes, cédant à une vague espérance&|160;; – mon frèreaurait échappé au massacre&|160;?

–&|160;Oui. Et si au lieu de mugir comme untaureau entravé, tu parles paisiblement, honnêtement, ainsi quedoit parler un envoyé bien appris, je te donne ma foi de chevalierque, tout à l’heure, tu verras ton frère.

–&|160;Mazurec vit… je le verrai&|160;!…

–&|160;Il vit… et tu le verras&|160;; foi dechevalier, je te le répète. Mais, de par Dieu&|160;! causonsraisonnablement&|160;; il nous faut maintenant aviser aux moyens àprendre, afin que Marcel et moi nous puissions agir de concert.

–&|160;Marcel&|160;!… – s’écrie Mahiet, –Marcel agir de concert avec toi, lâche bourreau de tant devictimes&|160;! Marcel s’allier désormais avec toi, qui m’as ditque tout vassal rebelle méritait la mort&|160;!… Ah&|160;! cettefuneste alliance, contractée sous l’impérieuse nécessité descirconstances, est à jamais rompue&|160;! C’est un terribleenseignement&|160;; il éclairera les peuples tentés de chercher unappui dans les princes pour combattre un ennemi commun&|160;!

–&|160;Tu es un oison&|160;! tu calomnies lebon sens de Marcel, de qui, mieux que toi, j’apprécie la sagessepolitique&|160;; oh&|160;! oh&|160;! c’est un maître homme que cemarchand drapier&|160;! Sais-tu ce qu’il te répondra lorsque, deretour à Paris, tu vas, tout effaré, lui annoncer le carnage decette Jacquerie&|160;?

–&|160;Oh&|160;! oui, je le sais…

–&|160;Moi aussi, je le sais. Or, donc, ilrépondra ceci&|160;: – «&|160;Bourgeoisie et Jacquerie était monarmée à moi, Marcel&|160;; j’espérais la discipliner et pouvoirdire au roi de Navarre&|160;: Mon armée est supérieure à la vôtre,acceptez mes conditions, marchons ensemble contre le régent, jevous promets sa couronne si vous consentez à subir la loi absoluedes Assemblées nationales&|160;; sinon, non. Alliez-vous au régentcontre nous, peu m’importe&|160;; les bourgeoisies tiennent lesvilles, les paysans la campagne&|160;; je ne vous crains pas. Maisvoici que la Jacquerie, le gros de mon armée, est anéantie, –ajoutera judicieusement Marcel&|160;; – le désastre estirréparable. Il me reste deux partis à prendre&|160;: faire masoumission au régent, lui livrer ma tête et celle de mes amis, oubien servir les projets du roi de Navarre, qui possède une arméecapable de résister aux troupes royales. Donc, au lieu d’imposerdes conditions au roi de Navarre, je suis forcé de subir lessiennes.&|160;» – Voilà ce que, dans son bon sens, te diraMarcel.

–&|160;Lui&|160;! trahir la cause à laquelleil a voué sa vie&|160;?

–&|160;Quoi&|160;! trahir&|160;? Il assure aucontraire l’exécution d’une partie de ses desseins. Me crois-tudonc assez sot pour ignorer que, forcément… (Marcel me l’a dit, etil disait vrai), que, forcément, si je monte au trône, je devraiaccomplir la plupart des réformes que cet enragé redresseur d’abuspoursuit depuis tant d’années avec acharnement&|160;? Est-ce que,tôt ou tard, les bourgeoisies ne se rebelleraient pas contre moi,comme elles se sont rebellées contre le régent, si je ne leurdonnais mieux et plus que lui&|160;? Marcel m’a encore dit avec sonbon sens ordinaire&|160;: «&|160;– Vous, sire, qui ambitionnez lacouronne, vous ne verrez dans chaque réforme qu’un moyen de vousaffermir sur le trône&|160;; le régent, au contraire, ne verraitdans chaque réforme qu’une atteinte à la souveraineté de ses droitshéréditaires.&|160;»

–&|160;Charles-le-Mauvais, si telles sont tesintentions, si chacune de tes paroles n’est pas un mensonge ou necache pas un piège, pourquoi as-tu massacré les Jacques&|160;?pourquoi as-tu écrasé ce soulèvement populaire&|160;? Ne devait-ilpas assurer l’affranchissement de la Gaule et chasser les Anglaisde notre sol…

–&|160;Me prends-tu pour une buse&|160;? Surquoi régnerais-je si la Gaule était complètement libre&|160;? Et laseigneurie, que deviendrait-elle&|160;? Non, non, bon gré, mal gré,je serai forcé de consentir bon nombre de réformes qui satisferontles bourgeoisies&|160;; je me résignerai non pas à êtrel’instrument passif des Assemblées nationales, ainsi que le veutMarcel, mais à gouverner de concert avec elles&|160;; etj’emploierai tous mes efforts à terminer la guerre contre lesAnglais. Quant à débâter Jacques Bonhomme, non point&|160;; je meferais un ennemi de chaque seigneur&|160;! Jacques Bonhomme resteraJacques Bonhomme comme devant&|160;! Son affranchissement&|160;!Es-tu donc insensé&|160;? Qui donc remplirait le trésorroyal&|160;? Qui donc taillerait-on à merci et à miséricorde&|160;?L’affranchissement de Jacques Bonhomme&|160;! Eh&|160;! ce seraitla fin de la seigneurie et de la royauté&|160;!… Ces pestes defranchises bourgeoises, issues des exécrables communes, sont déjàtrop menaçantes pour les trônes… Ceci entendu, tu diras à Marcelque, dès demain, je réunirai les différentes troupes de mon armée,et que je marcherai vers Paris, dont il m’ouvrira, je l’espère, lesportes… Aussi, afin de convenir avec lui de ce fait et d’autres, tului diras de venir me trouver à Saint-Ouen, où je seraiaprès-demain soir…

L’impitoyable logique de Charles-le-Mauvaisredoublait encore l’horreur qu’il inspirait à Mahiet&|160;; cettehorreur, il allait la témoigner, lorsque sept heures sonnent auloin à l’église paroissiale de Clermont. Le roi de Navarre souritet dit à l’Avocat d’armes&|160;:

–&|160;Je t’ai promis que tu verrais tonfrère… tu vas le voir. Je veux bien t’apprendre comment j’aidécouvert votre parenté… J’avais hier posté dans un endroit secretde la prison des trois chefs de cette Jacquerie un coquin toutoreilles chargé d’épier ces truands&|160;; il a plusieurs foisentendu l’un d’eux, s’adressant à ses complices, regretter, non lavie, qu’il s’attendait à perdre&|160;; mais une dernière entrevueavec son frère Mahiet-l’Avocat d’armes, ami de Marcel. Or, cematin, recevant ta lettre, signée Mahiet, et dans laquelle tut’annonçais comme envoyé du préfet des marchands… il m’a été facilede reconnaître ta parenté avec ce Jacques.

–&|160;Où est mon frère&|160;?

–&|160;Ici près. Tu vas le voir&|160;; ne t’enai-je pas donné ma foi de chevalier&|160;?… Ainsi, préviens Marcelqu’après-demain je l’attends à Saint-Ouen.

–&|160;Mais mon frère… mon frère&|160;?…

–&|160;Tu vas le voir dans un instant, tedis-je, – répond Charles-le-Mauvais en se dirigeant vers laporte&|160;; et, au moment de sortir, il se retourne, répétant àMahiet&|160;: – N’oublie pas de prévenir Marcel qu’après-demainsoir je l’attendrai à Saint-Ouen.

Le roi de Navarre sort. Un moment après sondépart, la porte s’ouvre de nouveau, l’Avocat d’armes fait unmouvement de joie, s’attendant à voir entrer Mazurec, il n’en estrien, il voit paraître l’un des écuyers du prince.

–&|160;Ton maître m’avait annoncé la venue demon frère… – dit avec une anxiété croissante Mahiet à l’écuyer.Celui-ci ouvre la fenêtre près de laquelle est assis l’Avocatd’armes, et la lui désignant du geste, il répond&|160;:

–&|160;Regarde.

Puis il s’éloigne, après avoir enfermé leprisonnier dans la salle.

Mahiet, saisi d’un pressentiment sinistre,s’approche de la fenêtre aussi rapidement qu’il le peut, malgré lesliens dont ses jambes sont garrottées. Tel est le spectacle quis’offre à ses yeux…

Au-dessous de lui, à une profondeur de trentepieds environ, une enceinte assez vaste, entourée de maisons, et àlaquelle aboutissent deux rues, alors barrées par des pelotons desoldats pour qu’aucun habitant de la cité ne puisse pénétrer danscette place. À son extrémité, à peu de distance de la fenêtre où setient Mahiet, s’élève un vaste échafaud&|160;; en son milieu sedresse un poteau garni d’une sellette formant siège&|160;; dechaque côté de ce poteau, deux billots servent de base à deux pieuxtrès-aigus. Plusieurs bourreaux vont et viennent sur la plate-formede l’échafaud&|160;: les uns garnissent de chaînes le poteau dumilieu&|160;; les autres, occupés autour d’un fourneau, tournent etretournent au milieu d’un ardent brasier, à l’aide de tenailles,l’un de ces petits trépieds de fer dont se servent les paysans pourposer leur marmite auprès de l’âtre. Ce trépied commence àrougir&|160;; les bourreaux agenouillés autour du fourneausoufflent de tous leurs poumons afin d’aviver l’incandescence descharbons.

Le son de plusieurs trompettes se faitentendre dans la direction de l’une des deux rues&|160;; lessoldats postés à son issue s’écartent et donnent passage à unepremière troupe d’archers. Entre celle-ci et la seconde s’avancentd’un pas ferme Guillaume Caillet, Adam-le-Diable etMazurec-l’Agnelet&|160;; celui-ci à demi vêtu d’un vieux sayon depeau de chèvre, les deux autres paysans portant l’antique blaude(blouse) gauloise, des sabots et des bonnets de laine. L’on adédaigné de garrotter leurs mains et leurs pieds&|160;; Adam etMazurec ont passé chacun un bras sur l’épaule de Guillaume, placéentre ses deux compagnons. Tous trois ainsi enlacés, la tête haute,le regard intrépide, la démarche résolue, se dirigent versl’échafaud.

Un grand nombre d’archers composantl’arrière-garde de l’escorte se disséminent sur la place, leur arcbandé, les yeux levés vers les fenêtres des maisons environnantes.L’une de ces croisées s’ouvre, aussitôt deux traits lancés par desarchers volent, sifflent, disparaissent à travers l’ouverture de lafenêtre… un gémissement lugubre et un cri de mort s’élèvent del’intérieur de la maison. Les deux archers garnissent leurs arcs denouveaux traits&|160;; ils exécutent leurs ordres&|160;: défense aété faite aux bourgeois de la ville habitant les demeures voisinesde la place de paraître à leurs fenêtres durant le supplice destrois chefs de la Jacquerie. Tous trois arrivent près del’échafaud.

Mahiet, haletant, la figure baignée d’unesueur froide, saisi d’horreur, de désespoir à la vue de cespectacle, sent son esprit se troubler&|160;; il se croit obsédépar un songe effrayant… Il distingue les figures, il entend la voixde Mazurec, d’Adam et de Guillaume échangeant un suprême adieu aupied de l’échafaud, pendant que, sur la plate-forme, les bourreauxs’occupent des derniers préparatifs du supplice… Guillaume Caillet,prenant les mains d’Adam et de Mazurec, s’écrie d’une voix fortequi parvient aux oreilles de l’Avocat d’armes&|160;:

–&|160;Hardi, mes Jacques&|160;! hardi jusqu’àla fin&|160;!… Adam, ta femme est vengée&|160;!… Mazurec, notreAveline est vengée&|160;! nos parents, nos amis étouffés, brûlésdans le souterrain de la forêt de Nointel sont vengés&|160;!… Lebourreau va nous torturer, nous mettre à mort, qu’importe&|160;?Notre mort ne les fera pas revivre ces belles dames, ces noblesseigneurs tombés sous nos coups au milieu de leur bonheur&|160;!Leur agonie a été furieuse, ils regrettaient la vie… nous ne laregrettons pas, nous, notre vie de misères et de larmes&|160;!Oh&|160;! Jacques Bonhomme, tu t’es laissé martyriser pendant dessiècles… la Jacquerie t’a vengé&|160;!… Un jour, d’autresachèveront ce que nous avons commencé&|160;!… Hardi, mesJacques&|160;! hardi jusqu’à la fin&|160;!…

–&|160;Oh&|160;! Jacques Bonhomme, tu t’eslaissé martyriser pendant des siècles… – répètent Adam et Mazurecen levant le poing vers le ciel dans un élan d’exaltationfarouche&|160;; – la Jacquerie t’a vengé&|160;!… D’autresachèveront ce que nous avons commencé&|160;!… Hardi, mesJacques&|160;! hardi jusqu’à la fin&|160;!…

Les bourreaux, occupés des apprêts dusupplice, laissent dire les trois paysans, dont les paroles nepeuvent avoir d’écho sur cette place déserte&|160;; mais lorsque letrépied de fer qu’ils faisaient rougir sur les charbons ardents estchauffé à blanc, l’un des tourmenteurs s’écrie&|160;:

–&|160;C’est prêt.

Aussitôt les archers, enchaînant les troisJacques sur la plate-forme de l’échafaud, les livrent auxbourreaux. Guillaume Caillet est assis garrotté sur la selletteplacée au bas du poteau dressé entre les deux billots surmontésd’un pieu aigu&|160;; Mazurec et Adam, les mains liées derrière ledos, dépouillés de leurs vêtements, sauf leurs braies, sontconduits vers ces billots. Un bourreau arrache le bonnet de lainequi couvre les cheveux gris de Guillaume Caillet, tandis que l’undes autres tourmenteurs, saisissant avec des tenailles le petittrépied chauffé à blanc et les pieds renversés en l’air, emboîtedans le cercle de fer brûlant le crâne du vieux paysan et luidit&|160;:

–&|160;Je te couronne, roi desJacques&|160;!…

Guillaume Caillet pousse des rugissements dedouleur atroce&|160;; ses cheveux flambent, la peau de son frontgrésille, saigne, se fend sous la pression du trépied de ferincandescent. Les haches des autres bourreaux se lèvent sur Adam etsur Mazurec agenouillés devant les billots.

–&|160;Mon frère&|160;!… – s’écrieMahiet-l’Avocat d’armes parvenant à vaincre cette oppression quisuffoquait et étouffait sa voix comme au milieu d’un rêve horrible,– mon frère&|160;!…

À cet appel déchirant, Mazurec relève ettourne vivement la tête vers la fenêtre d’où est parti le cri… maisau même instant l’éclair de la hache des bourreaux, qui s’abaisseet frappe, luit aux yeux de Mahiet, le corps de son frères’affaisse… sa tête roule sur la plateforme de l’échafaud qu’ellearrose de nombreux jets de sang.

L’Avocat d’armes est saisi de vertige, le cœurlui manque, il chancelle et tombe privé de connaissance.

…… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… .

Mahiet, lorsqu’il reprit ses sens, se vitdélivré de ses liens et étendu sur de la paille, dans une sallebasse. Un archer le veillait à la clarté d’une lampe. La nuit étaitvenue&|160;; rassemblant ses souvenirs comme s’il se fût éveilléd’un sommeil pénible, l’Avocat d’armes se rappela l’affreuseréalité&|160;; l’archer lui apprit que, trouvé sans connaissance,dans la salle de la tour, par les écuyers de Charles-le-Mauvais, ettransporté en ce lieu, il était, après un long accès de délire,tombé dans une torpeur profonde dont il sortait&|160;; ses armes,son cheval lui seraient rendus, et il pouvait quitter Clermontquand il le voudrait. Mahiet pria l’archer de le conduire auprès del’un des officiers du roi de Navarre, dans l’espoir d’obtenir lapermission de rendre un pieux hommage aux restes de Mazurec&|160;;le prince consentit à la demande de l’Avocat d’armes&|160;; celuici quitta le château, se dirigea vers le lieu du supplice, et, à laclarté de la lune, monta sur l’échafaud gardé par dessoldats&|160;; les cadavres des trois Jacques devaient resterencore exposés durant la journée du lendemain. Guillaume Caillet,après sa torture, avait été, ainsi que ses deux compagnons,décapité&|160;; sa tête et les leurs étaient plantées à l’extrémitédes pieux aigus qui surmontaient les billots. Mahiet baisareligieusement le front glacé de son frère Mazurec-l’Agnelet… etdescendit de l’échafaud&|160;; son pied heurta le petit trépied defer, tombé sur le sol après l’exécution de Guillaume Caillet.

–&|160;Cet instrument de supplice, témoin dela mort de mon frère, augmentera les reliques de notrefamille&|160;; je le joindrai à la dague de Neroweg, seigneur deNointel&|160;! – se dit l’Avocat d’armes en ramassant furtivementle trépied qu’il cacha sous sa cape&|160;; il alla chercher soncheval à la porte de Clermont, et quitta cette ville pour se rendreen hâte à Paris auprès d’Étienne Marcel.

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