Les Mystères du peuple- Tome VIII

CHAPITRE II.

Les États-généraux. – Paris au quatorzième siècle. –Guillaume Caillet et Rufin-Brise-Pot, écolierde l’Université de Paris – L’enterrement de Perrin Macé. –L’enterrement de Jean Baillet. – ÉTIENNEMARCEL-le-drapier, prévôt des marchands de Paris, sa femmeet sa mère. – Pétronille Maillart. – Charles-le-Mauvais,roi de Navarre. – Le retour de Mahiet-l’Avocat. – Étienne Marcelharangue le peuple au couvent des Cordeliers. – Guillaume Caillet.– Le régent et ses courtisans. – Le sire de Nointel et le chevalierde Chaumontel. – La justice du peuple. – Aux armes&|160;!– JACQUES BONHOMME.

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Avant de poursuivre ce récit, fils de Joel,quelques mots sur une institution, oppressive aux temps abhorrés dela conquête franque et de la féodalité&|160;; mais qui, grâce auréveil de la Gaule et aux soulèvements populaires dontl’insurrection des communes a donné le signal, est devenue uninstrument d’affranchissement. Vous l’avez vu, fils de Joel, laconquête franque, il y a près de dix siècles, fonda la premièredynastie de ces rois étrangers à la Gaule, sous le pouvoir desquelsnous vivons encore aujourd’hui. CLOVIS et ses descendantsconvoquèrent presque annuellement, à des réunions qu’ils appelaientchamps de mai, leurs principaux leudes, ou chefsde bandes&|160;; dans ces assemblées, d’où les Gaulois vaincusétaient exclus, les guerriers franks délibéraient avec le roi, etdans leur langage germanique, sur de nouvelles entreprisesguerrières ou sur de nouvelles exactions à imposer au peupleasservi. Ce fut à ces champs de mai que, sous ladomination envahissante des maires du palais, les rois fainéants,ces derniers rejetons de Clovis, abrutis et énervés, paraissaientune fois l’an, avec des barbes postiches, comme de grotesques etvains simulacres de la royauté. Ces assemblées se tinrent aussisous les règnes de Charlemagne et des rois karolingiens. Dès lapremière race, les évêques, complices des Franks conquérants,firent partie de ces réunions, où siégeaient seuls la noblesse etle clergé. Hugues Capet et ses descendants tinrent aussi de temps àautre dans leurs domaines des cours ou parlementscomposés de seigneurs et de prélats, mais d’où les bourgeois, lesartisans et les serfs, descendants des Gaulois conquis, restèrentexclus, ainsi que par le passé, ces assemblées représentantuniquement les égoïstes intérêts des descendants ou des complicesde la conquête. Cependant, vers la fin du siècle dernier, en 1290,les légistes ou gens de loi, d’origine plébéienne, commencèrentd’entrer dans ces parlements. Le pouvoir royal, établi sur lesruines de la féodalité, devenait de plus en plus oppressif etabsolu&|160;; les parlements se bornaient à enregistrer et àpromulguer servilement les ordonnances royales, au lieu de rester,comme par le passé, de libres assemblées où rois, seigneurs etprélats délibéraient en pairs, en égaux, sur les affaires de l’État(qui n’étaient point celles du populaire, tant s’en faut). Maisbientôt il advint ceci&|160;: les parlements enregistraient loissur lois, ordonnances sur ordonnances&|160;; et ni lois niordonnances n’étaient exécutées. Pourquoi&|160;? Ah&|160;! c’estque l’esprit de liberté, soufflant enfin sur la vieille Gaule,avait non-seulement amené l’insurrection des communes, mais unesorte d’insurrection générale contre la royauté, qui tendait deplus en plus à tout absorber, à tout dévorer&|160;; aussi lesbourgeois, retranchés dans leurs cités, les seigneurs dans leurschâteaux, les évêques dans leurs diocèses, refusaient de payer lesimpôts, fixés selon le bon plaisir du roi. TémoinPhilippe-le-Bel, qui, au commencement de ce siècle-ci, eutbeau décréter et redécréter cette taxe écrasante montant aucinquième du revenu de chacun&|160;; Philippe-le-Bel enfut pour ses décrets, et ses officiers emboursèrent à Paris, àOrléans et ailleurs, force coups d’épées, de pierres et de bâtons,mais de florins peu ou point du tout&|160;! En cette occurrence,Enguerrand de Marigny, ministre habile, qui fut pendu plustard, dit ceci au roi Philippe-le-Bel&|160;: «&|160;– Beau sire,vous n’êtes pas le plus fort&|160;; donc, croyez-moi, au lieud’ordonner, demandez, priez, suppliez, s’il le faut, et, pour cefaire, convoquez des assemblées nationales, ouétats-généraux, composées de prélats, de seigneurs et de bourgeois,députés des communes&|160;; car de nos jours, beau sire, il fautabsolument compter avec la bourgeoisie, qui a fini par s’émanciper.À cette assemblée nationale, exposez gentiment, doucement,honnêtement, vos besoins, et vous avez grand’chance de voir remplirvos coffres.&|160;» L’avis était sage&|160;; Philippe-le Bel lesuivit. De sorte que, pour la première fois depuis neuf siècles, etgrâce aux héroïques insurrections communales, les bourgeois, cesplébéiens représentant le peuple vaincu, la race gauloise asservie,prirent place à l’assemblée nationale à côté des seigneurs,représentant la conquête, et des évêques, leurs éternels complices.Ces États-généraux assemblés, le roi, se faisant humble, petit,pauvret et bon prince, obtint d’eux les levées d’hommes et dessubsides dont il avait besoin. Depuis lors, ses descendants, touscupides, prodigues ou besoigneux s’il en fut, convoquaientl’assemblée nationale lorsqu’ils voulaient établir de nouvellestaxes ou faire des levées d’hommes&|160;; à ces assemblées, lesbourgeois députés des communes se rendaient toujours avecdéfiance&|160;; car la royauté ne les convoquait jamais que pourexiger d’eux l’or et le sang de la Gaule. Exiger, c’est lemot&|160;; car en vain les députés bourgeois refusaient les levéesd’hommes et l’argent qui leur paraissaient injustement demandés,ces refus étaient nuls&|160;: voici pourquoi. Les États-généraux secomposaient de trois états&|160;: LA NOBLESSE, – LECLERGÉ, – LA BOURGEOISIE, chaque ordre étant représenté par unnombre égal de députés. Or, la bourgeoisie se trouvait seule de sonavis contre la noblesse et le clergé, toujours fort empressés desatisfaire aux désirs de la royauté à l’endroit des impôts. Laraison en était simple&|160;: les prélats et les seigneurs,exemptés de taxes en vertu des privilèges de leur noblesse ou deleur prêtrise, recevant, grâce aux prodigalités royales, une grossepart des impôts, ils les consentaient à cœur-joie, puisqu’ils enprofitaient et que le poids écrasant de ces taxes retombait toutentier sur la bourgeoisie et sur le populaire. Ceci étaittrès-fâcheux&|160;; mais enfin, progrès immense, dû aux premièresinsurrections communales, ces bourgeois, quoiqu’en minorité, cesbourgeois, représentants des Gaulois vaincus et asservis depuis dessiècles, avaient voix et place à l’assemblée nationale à côté desseigneurs et des évêques, représentant la conquête&|160;!

Dites, fils de Joel, quels progrès immensesaccomplis depuis ces temps maudits où les rois franks et leursleudes se réunissaient seuls dans leurs champs de mai pourdélibérer, dans leur langage germanique, sur l’horrible servitudequ’ils nous imposaient à nous, peuple vaincu&|160;? Et ces pas versun avenir meilleur encore, ces pas, ainsi que le disait notre aïeulFergan, ont été lentement, laborieusement tracés d’âge en âge parnos pères, toujours persévérants, toujours en lutte, toujours enarmes contre les prêtres, les nobles ou les rois, s’arrêtantparfois pour reprendre haleine ou panser leurs glorieusesblessures, mais ne reculant jamais. Oh&|160;! de ces exemples,qu’il vous souvienne, fils de Joel&|160;!

Donc, le progrès était immense&|160;; mais labourgeoisie, en minorité dans les États-généraux, ne pouvait jamaisfaire prévaloir sa volonté. Étienne Marcel-le-Drapier, prévôt desmarchands, l’un des plus grands hommes qui aient illustré la Gaule,sut faire rendre à la bourgeoisie sa légitime prépondérance dansles États-généraux&|160;; en deux mots, voici les faits&|160;: l’anpassé (1355) le roi Jean voit son trésor vidé par sa ruineuseprodigalité, la Gaule est en feu, la guerre partout, le roid’Angleterre, maître d’une partie de notre pays, prétend leconquérir entièrement&|160;; Charles-le-Mauvais, roi deNavarre, à qui Jean a donné sa fille en mariage, revendique à mainarmée plusieurs provinces pour la dot de sa femme&|160;; dans cettesituation désespérée le roi Jean convoque les États-généraux afind’obtenir de leurs députés des levées d’hommes et del’argent&|160;; l’archevêque de Rouen, chancelier du roi, exposeses demandes avec hauteur&|160;; mais cet impérieux chanceliercomptait sans Étienne Marcel. Ce grand citoyen envoyé auxÉtats-généraux par la ville de Paris, las et indigné de voir lanoblesse et le clergé étouffer, sous leur nombre, la voix desdéputés des communes, tonne contre cet abus odieux, dès lespremières séances de l’Assemblée nationale, et, énergiquementsoutenu par l’attitude menaçante du peuple de Paris, il déclarequ’à l’avenir l’ADHÉSION DE LA NOBLESSE ET DU CLERGÉ N’ENCHAÎNERAPAS LES DÉPUTÉS DE LA BOURGEOISIE, et que si, contre sa décision,les seigneurs et les prélats accordent au roi des levées d’hommesou de l’argent sans garanties sérieuses du bon emploi de cestroupes et de ces impôts pour la chose publique, les villes, malgréles décrets, ne fourniront ni hommes ni argent. Ce langageénergique et sensé, mais inouï jusqu’alors, impose auxÉtats-généraux&|160;; Marcel, au nom des députés de la bourgeoisie,pose à la royauté les conditions auxquelles il consent à accorderdes hommes et des subsides&|160;; la royauté accepte, sachant lepeuple de Paris prêt à soutenir Marcel. Malheureusement (et ildevait en faire plus d’une fois l’épreuve), il reconnut bientôt lavanité des promesses royales&|160;; l’argent voté par l’Assembléenationale est follement dépensé par le roi et par sescourtisans&|160;; les levées d’hommes, au lieu d’être employéescontre les Anglais, dont les envahissements vont toujourscroissant, servent aux guerres privées du roi Jean contre plusieursseigneurs, afin d’agrandir ou de sauvegarder ses domainesparticuliers. L’audace des Anglais redouble&|160;; ils rompent unetrêve conclue et menacent le cœur de la Gaule. C’est alors que leroi Jean convoque en hâte sa fidèle et bien aimée noblesse,l’appelant à la défense du pays. Vous avez vu, fils de Joel, dequelle façon ces vaillants coureurs de tournois ont accueilli lehéraut royal, lors de la passe d’armes de Nointel&|160;; pourtant,bon gré mal gré, bon nombre de ces preux, commençant à redouterpour eux-mêmes l’invasion étrangère et traînant leurs vassaux àleur suite, rejoint le roi Jean aux environs de Poitiers&|160;;mais à la première attaque des archers anglais, cette brillantechevalerie tourne bride, joue des éperons, fuit lâchement et faitmassacrer les pauvres gens qu’elle avait contraints à lasuivre&|160;; le roi Jean reste prisonnier des Anglais, et son filsCharles, duc de Normandie, un enfant de vingt ans à peine,n’échappe à cette honteuse défaite avec ses frères que pour revenirà toute bride à Paris, où il convoque, en sa qualité de régent, lesÉtats-généraux, afin d’en obtenir des sommes énormes destinées à larançon du roi des Français et d’une foule de seigneurs restés parcouardise prisonniers de l’ennemi&|160;; sans Marcel-le-Drapier laGaule était perdue&|160;; mais l’ascendant de son génie et de sonpatriotisme domine l’Assemblée nationale&|160;; il répond auchancelier, interprète des demandes du régent, qu’avant des’occuper du rachat du roi et de sa chevalerie, il faut songer ausalut du pays, salut impossible à espérer sans l’accomplissement deréformes urgentes et radicales qu’il énumère et qu’il exige&|160;;puis, suffisant à tout et déployant une activité surhumaine, Marcelfait en moins de trois mois enclore Paris de nouvellesfortifications, afin de mettre la ville à l’abri des Anglais, quis’avancent jusqu’à Saint-Cloud&|160;; il arme les populations,organise la police des rues, assure les subsistances de la cité pardes arrivages de grains, calme, raffermit les esprits alarmés,donne une pareille impulsion aux principales cités de laGaule&|160;; et en même temps, fidèle à son plan de réformes,poursuivi, mûri durant de longues années de sa vie obscure etlaborieuse, il fait nommer une commission de quatre-vingts députésde la bourgeoisie, chargés de la rédaction des réformes exigées durégent. Les députés de la noblesse et du clergé se retirentdédaigneusement de l’Assemblée nationale, révoltés de l’audace deces bourgeois législateurs. Ceux-ci, maîtres du terrain, sous laprésidence et la haute inspiration de Marcel, rédigent un plan deréformes qui est à lui seul tout une immense révolution. C’est legouvernement républicain de nos anciennes communes, étendu de lacité à la Gaule entière&|160;; c’est le pouvoir des députés choisispar le pays substitué à l’absolutisme du pouvoir royal. Le roin’est plus que le premier agent des États-généraux, et il ne peut,sans leur volonté souveraine, disposer ni d’un homme ni d’unflorin. Ces réformes, fruit des longues veilles d’Étienne Marcel,et solennellement acceptées, jurées par CHARLES, duc deNormandie, régent pour son père le roi Jean, prisonnier desAnglais&|160;; ces réformes ont été promulguées sous cetitre&|160;: Ordonnance royale du17ejour de janvier 1357[4].

Voici cet édit, fils de Joel, il a étéproclamé à son de trompe dans Paris et dans les principales citésde la Gaule&|160;; je transmets ce parchemin à notre descendance,de même que Fergan, notre aïeul, nous a transmis la copie de laCharte de la commune de Laon. Lisez cetteordonnance qui, je vous le répète, fils de Joel, est une révolutiontout entière&|160;; lisez et méditez, vous jugerez du nombre desabominables abus, nés du pouvoir royal, par la réforme même qui lesatteint.

«&|160;LES ÉTATS-GÉNÉRAUX se réuniront àl’avenir toutes les fois qu’il leur paraîtra convenable (et ce sansavoir besoin du consentement du roi) pour délibérer sur legouvernement du royaume, sans que l’avis de la noblesse et duclergé puissent lier ou obliger les députés des communes.

»&|160;Les membres des États-généraux serontmis sous la sauvegarde du roi ou du duc de Normandie, protégés parleurs héritiers, et en outre les membres des États pourront allerpar tout le royaume avec une escorte armée chargée de lesfaire RESPECTER.

»&|160;Les deniers provenant des subsidesaccordés par les États-généraux seront levés et distribués, nonpar les officiers royaux, mais PAR DES DÉPUTÉS ÉLUS PAR LESÉTATS, et ils jureront de résister à tout ordre du roi et deses ministres si le roi ou ses ministres voulaientemployer l’argent à d’autres dépenses qu’à celles ordonnées par lesÉtats-GÉNÉRAUX.

»&|160;Le roi n’accordera plus de pardons pourmeurtre, viol, rapt ou infraction des trêves.

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»&|160;Les offices de justice ne seront plusvendus ni donnés à ferme.

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»&|160;Les frais de procédure et d’enquêtes etd’expédition seront réduits dans la chambre du parlement et celledes comptes, et les gens de ces deux chambres seront chasséscomme exacteurs des deniers publics.

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»&|160;Toutes prises de vivres, fourrages,argent, au nom et pour le service du roi ou de sa famille, serontinterdites, et faculté donnée aux habitants de se rassembler au sonde leur beffroi, pour courir sus contre lespreneurs[5].

»&|160;Afin d’éviter tout monopole et toutevexation, nul des officiers du roi ne pourra faire le commercedes marchandises ou du change. Les dépenses de la maison duroi, du dauphin et de celle des princes, seront modérées etréduites à des bornes raisonnables par les États-généraux&|160;; etles maîtres-d’hôtels royaux seront obligés de payer ce qu’ilsachèteront pour ces maisons.

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»&|160;Désormais, le roi, le dauphin, lesprinces, la noblesse, les prélats, quel que soit leur rang,seront soumis à l’impôt ainsi que tous lescitoyens.&|160;»

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Oh&|160;! fils de Joel, à ces antiques champsde mai où les Franks conquérants et les évêques, leurs complices,disposaient de nous, Gaulois vaincus, comme on dispose d’un vilbétail, comparez les Assemblées nationales de ce temps-ci,assemblées où domine cette laborieuse roture qui, par sonindustrie, son commerce, ses métiers, ses arts, enrichit le pays,tandis que la royauté, la noblesse et l’Église le ruinent etl’épuisent… Oui, comparez et méditez, fils de Joel&|160;: alors,instruits par la connaissance du passé, pleins de foi dansl’avenir, jamais, quelles que soient les épreuves qui vousattendent, vous n’éprouverez de lâches défaillances&|160;; non,continuant vaillamment, à travers les siècles, l’œuvred’affranchissement commencée par nos pères, vous marcherez d’un pasplus ferme, plus confiant encore, vers ce but glorieux promis ànotre race par la voix prophétique de Victoria-la-Grande.

Et maintenant, revenons à notre récit,interrompu au moment où Mahiet-l’Avocat quittait le cabaretd’Alison pour revenir en hâte à Paris.

Paris a beaucoup changé d’aspect depuis leneuvième siècle, époque à laquelle vivait notre aïeulEidiol, le doyen des nautoniers parisiens. Alors cettecité était renfermée tout entière dans l’île que baignent les deuxbras de la Seine&|160;; mais peu à peu, siècle à siècle, elle s’estbeaucoup étendue à gauche et à droite de son antique berceau. Leschamps, les prairies, au milieu desquels s’élevaient les abbayes etles habitations des faubourgs, se sont couverts d’innombrablesmaisons alignées sur des rues, dont quelques-unes sont pavées degrès depuis l’an 1185. Peut-être un jour nos descendants seront-ilscurieux de comparer le Paris de ce temps-ci (an 1356) au Paris deleur temps, de même qu’à cette heure nous le comparons à ce qu’ilétait alors que notre aïeul Eidiol y résidait.

L’ancienne ville, contenue entre les deux brasde la Seine, continue de s’appeler la Cité et sertgénéralement de demeure au clergé, dont les habitations semblent segrouper à l’ombre des hautes tours de l’immense basilique deNotre-Dame. L’évêque de Paris possède presque entièrementla juridiction de la Cité. Sur la rive droite de la Seine commence,à l’endroit où s’élève la grosse tour de la porte duLouvre[6], l’enceinte fortifiée de ce que l’onappelle communément la ville. Elle est peuplée decommerçants, d’artisans, de bourgeois, et contient leshalles[7], à l’extrémité desquelles se trouve latour du pilori, où l’on expose et exécute les malfaiteurs avant deporter leurs cadavres aux gibets de Montfaucon. La ceinture defortifications dont Paris est entouré au nord s’étend depuis lagrosse tour du Louvre jusqu’à la porte Saint-Honoré[8]&|160;; puis, la muraille, continuant versla porte au Coquillier[9], va aboutirà la porte Montmartre[10], décritune courbe à peu de distance de la rue Saint-Denis, remonte dans ladirection des portes du Temple[11] et deSaint-Antoine[12], arrive à la porteBarbette, flanquée de la grosse tour de Billy,bâtie sur le bord de la Seine vis-à-vis Notre-Dame et l’île auxVaches. Puis l’enceinte de remparts, interrompue par le cours de larivière, recommence sur la rive gauche, entoure le quartier del’Université, habité par les écoliers et qui a pour issuesles portes Saint-Victor, Saint-Marcel,Sainte-Geneviève, Saint-Jacques etSaint-Germain&|160;; puis, longeant l’hôtel de Nesle,aboutit à la tour Philippe-Hamelin, bâtie sur la rivegauche en face de la tour du Louvre, élevée sur la rive droite.Cette vaste enceinte, qui assure la défense de Paris, a étécomplétée par les immenses travaux de fortifications dus au génieet à la prodigieuse activité d’Étienne Marcel. Il a fait armer lesremparts de nombreuses machines de guerre et de plusieurs de cesnouveaux engins d’artillerie nommés canons, sortes detubes faits de barres de fer reliées entre elles par des cercles demême métal&|160;; ces canons, au moyen d’une poudre surprenanterécemment inventée par un moine allemand, lancent des balles depierre et de fer à une grande distance avec un bruit pareil à celuidu tonnerre. Sans ces immenses travaux, exécutés en trois mois, lacapitale de la Gaule tombait au pouvoir des Anglais.

Un assez long espace de temps s’était écoulédepuis que Mahiet-l’Avocat avait quitté la petite ville de Nointel.Un homme coiffé d’un bonnet de laine, vêtu d’un vieux sarrau detoile grise, portant bissac au dos et gros bâton à la main, entraitdans Paris par la porte Saint-Denis&|160;: c’était GuillaumeCaillet, le père d’Aveline-qui-jamais-n’a-menti. Le vieuxpaysan semblait encore plus sombre que d’habitude&|160;; son œilcave et ardent, ses joues creuses, son sourire amer, témoignaientde sa douleur profonde et concentrée. Elle céda pourtant toutd’abord à l’étonnement que causait à Guillaume l’aspect tumultueuxdes rues de Paris, où il entrait pour la première fois. Cettemultitude affairée, ces costumes divers, ces chevaux, ces chariots,ces litières, qui se croisaient en tous sens, donnaient aucampagnard une sorte de vertige&|160;; tandis que ses oreillestintaient au bruit assourdissant des cris incessamment poussés parles marchands ou leurs apprentis, qui, debout au seuil desboutiques, provoquaient les chalands. Étuves chaudes, bainschauds, – criaient les baigneurs. – Échaudés, croquants,pâtés frais, – criaient les pâtissiers. – Vinnouveau&|160;! il arrive d’Argenteuil et de Suresne, – criaitun tavernier armé d’un grand hanap d’étain, en conviant les buveursdu geste et du regard. – Qui veut faire raccommoder sonpourpoint&|160;? – criait le tailleur. – Le four estchaud&|160;; qui veut faire cuire son pain&|160;? – criait lefournier. Plus loin, on criait un édit royal annoncé d’abord par letambour ou la trompette&|160;; ailleurs, des moines quêteurs d’uneconfrérie criaient en tendant leur escarcelle&|160;: – Donnezpour le rachat des âmes du purgatoire&|160;! – tandis que desmendiants, étalant leurs plaies réelles ou feintes, criaient&|160;:– Donnez aux pauvres pour l’amour de Dieu&|160;! GuillaumeCaillet, avant de s’aventurer plus loin dans Paris, s’assit sur unmontoir de pierre placé près d’une porte, voulant à la fois sereposer et accoutumer ses yeux et ses oreilles à ce spectacle et àce bruit si nouveaux pour lui. Bientôt les crieries furentpresque couvertes par une rumeur lointaine qui s’élevait de la rueMauconseil&|160;; à cette rumeur se joignaient de temps àautre les sourds roulements du tambour et les sons lugubres desclairons. Soudain le vieux paysan entendit répéter de bouche enbouche autour de lui, avec un accent à la fois sinistre etcourroucé&|160;: «&|160;Voici l’enterrement de ce pauvre PerrinMacé&|160;!&|160;» Puis tous les passants et grand nombre demarchands et d’apprentis, laissant leurs boutiques sous la gardedes femmes de comptoirs, coururent aux abords de la rue Mauconseilet de la rue Où-l’on-cuit-les-oies, qui lui fait presqueface et par laquelle devait défiler le funèbre cortège, après avoirtraversé la rue Saint-Denis. Guillaume Caillet, frappé del’empressement des Parisiens à se trouver sur le passage de cetenterrement, qui semblait un deuil public, suivit la foule, dontl’affluence devint bientôt considérable&|160;; le hasard le plaçaprès d’un écolier de l’Université de Paris. Ce jeune homme, âgé devingt-cinq ans environ, se nommait Rufin-Brise-Pot, surnomjustifié de reste par la mine joviale et tapageuse de ce grandgarçon, coiffé d’un mauvais chaperon de feutre devenu fauve devétusté, habillé d’un surcot noir non moins rapiécé que seschausses, et aussi dépenaillé que le fut jamais écolier de Paris.Guillaume, longtemps retenu par sa timidité rustique, n’avait oséadresser la parole à Rufin-Brise-Pot&|160;; et cependant quelquespropos tenus autour de lui dans la foule et par l’écolier lui-mêmeaugmentaient pour plusieurs motifs la curiosité du paysan&|160;;telles étaient ces paroles&|160;:

–&|160;Pauvre Perrin Macé&|160;! – disait unParisien, – avoir eu le poing coupé et avoir été ensuite pendu sansjugement, de par le bon plaisir du régent et de sescourtisans&|160;!

–&|160;Voilà comment la cour respecte lafameuse ordonnance de notre ami Marcel&|160;!

–&|160;Oh&|160;! cette noblesse&|160;!… c’estla peste et la ruine du pays&|160;!

–&|160;Les nobles&|160;! – s’écriaRufin-Brise-Pot, – ce sont des chevaux de parade houssés,empanachés, bons à piaffer, sans rien porter ni tirer&|160;; maiss’agit-il de donner un coup de collier, ils renâclent et reculentlâchement&|160;!

–&|160;Pourtant, messire écolier, – se hasardade dire un gros homme à chaperon fourré, – la noble chevalerie estdigne de nos respects à nous, bourgeois&|160;?

–&|160;La chevalerie, – s’écria Rufin avec unéclat de rire méprisant, – la chevalerie ne sert qu’à tournoyerdans les tournois par le seul appât du gain, puisque le cheval etles armes du vaincu appartiennent au vainqueur&|160;! ParJupiter&|160;! ces vaillants joutent à renverser leurs adversaires,de même que nous tâchons d’abattre des quilles pour gagner l’enjeulorsque nous faisons une partie de mail dans notreVal-des-Écoliers&|160;; mais, s’agit-il de risquer sa peau à laguerre sans autre gain que des horions, la noblesse fuithonteusement comme elle a fui dernièrement à la bataille dePoitiers, donnant l’exemple d’une lâche déroute à une armée dequarante mille hommes qui ont tourné les talons devant huit millearchers anglais&|160;! Ventre du pape&|160;! vous appelez cela deshommes&|160;! moi je dis que ce sont des lièvres&|160;! et lièvresde la plus couarde espèce&|160;!

–&|160;Allons, messire écolier, – reprit enriant un autre citadin, – ne médisons point de la noblesse. Ne nousa-t-elle pas débarrassés du roi Jean en le laissant prisonnier desAnglais&|160;?

–&|160;Oui, – dit une voix, – mais il nousfaudra payer la rançon royale et, en attendant, être gouvernés parle régent, un marmot de vingt ans à peine, qui fait pendre les genslorsque, comme ce pauvre Perrin Macé, ils réclament l’argent queleur doit le trésor royal et rendent coup pour coup lorsqu’on lesfrappe.

–&|160;Grâce à Dieu, l’ami Marcel mettrabientôt ordre à tout cela… Patience… patience&|160;!

–&|160;Oh&|160;! Marcel… c’est la providencede Paris&|160;!

–&|160;Vous n’avez, en vérité, mes compères,que le nom de Marcel à la bouche, – reprit l’homme au chaperonfourré, avec une aigreur sournoise&|160;; – parce que maître Marcelest prévôt des marchands et président de l’échevinage, il n’est pas«&|160;Jean-fait-tout&|160;;&|160;» les autres échevins le valenten prud’hommie, et, sans aller plus loin, maître Jean Maillart…

–&|160;Qui ose dire ici que quelqu’un peutêtre comparé au grand Marcel&|160;? – s’écria Rufin-Brise-Pot. –Par Jupiter&|160;! celui qui dit cette sottise parle comme unoison&|160;!

–&|160;Hum&|160;! hum&|160;! – reprit engrommelant l’homme au chaperon fourré, – c’est moi qui discela.

–&|160;Alors c’est vous qui parlez comme unoison&|160;! – reprit Brise-Pot. – Quoi&|160;! vous osez soutenirque Marcel n’est pas le premier des citoyens&|160;! lui, l’ami, lepère du peuple&|160;!

–&|160;Oui, oui, – répondit la foule, – Marcelest notre sauveur&|160;; sans lui, Paris était pris et ravagé parles Anglais.

–&|160;Marcel, – reprit Rufin-Brise-Pot avecun enthousiasme croissant, – lui qui a rétabli l’économie dans lesfinances, l’ordre et la sécurité dans la cité&|160;: ventre dupape&|160;! j’en sais quelque chose&|160;! En voulez-vous unexemple&|160;? Il y a quinze jours, vers les minuit, je tapageais,en compagnie de mon ami Nicolas-Poire-Molle, à la ported’une honnête maison de la rue Trace-Pute&|160;; la damedu lieu, Jeanne-la-Bocacharde, refusait de nous recevoir,prétendant que Margot-la-Savourée etAudruche-la-Bernée n’étaient point au logis. À cetteréponse, moi et mon ami Poire-Molle nous avons failli enfoncer laporte&|160;; mais à ce moment passait une ronde d’arbalétriersinstitués par Marcel pour maintenir la police dans les rues, et ilsnous ont arrêtés, puis fourrés, moi et mon Nicolas-Poire-Molle, àla prison du Châtelet, malgré nos priviléges d’écoliers del’Université de Paris&|160;!… Dites maintenant que Marcel nemaintient pas l’ordre dans la cité&|160;!

–&|160;Il se peut, – reprit l’homme auchaperon fourré&|160;; – mais tout autre échevin eût agipareillement&|160;; et maître Jean Maillart, par exemple,aurait…

–&|160;Jean Maillart&|160;! – s’écriaBrise-Pot. – Ventre du pape&|160;! si lui ou tout autre, ou le roilui-même, avait osé attenter aux franchises de l’Université, lesécoliers, soulevés en masse, seraient descendus en armes de leurquartier Saint-Germain, et il y aurait eu bataille dans Paris. Maisce que l’on permet à Marcel, parce qu’il est, à bon droit, l’idoledes Parisiens, on ne le permettrait à nul autre.

–&|160;L’écolier a raison, – s’écria-t-on dansla foule&|160;; – Marcel est notre idole, parce qu’il est juste,parce qu’il prend l’intérêt des bourgeois contre les courtisans,des petits contre les grands.

–&|160;Sans l’activité de Marcel, sans soncourage, sa prévoyance, Paris serait déjà mis à feu et à sang parles Anglais, grâce à la couardise de la noblesse.

–&|160;Marcel n’a-t-il pas aussi empêché notreville d’être affamée, lorsqu’il est allé lui-même, à la tête de lamilice, jusqu’à Corbeil pour défendre et sauver un arrivage degrains que les Navarrais voulaient piller&|160;?

–&|160;Je ne dis point non, – reprit l’hommeau chaperon fourré avec une envieuse ténacité&|160;; – mais, aulieu et place de Marcel, maître Maillart eût agi comme Marcel.

–&|160;Certainement, si l’échevin Maillartavait le génie de Marcel, il ferait, pardieu&|160;! tout ce quefait Marcel, – reprit Rufin-Brise-Pot. – Il en est ainsi deJeannette-la-Bocacharde&|160;: si elle portait barbe aumenton, elle serait Jeannot-le-Bocachard&|160;!

Cette saillie de l’écolier fut accueillie parles rires approbatifs de l’assistance&|160;; car l’immense majoritédes Parisiens éprouvait pour Marcel autant d’attachement qued’admiration. Guillaume Caillet, renfermé dans un sombre silence,écoutait attentivement ces propos divers et y trouvait laconfirmation de ce que Mahiet-l’Avocat, quelque temps auparavant,lui avait dit à Nointel de la légitime et puissante influence duprévôt des marchands sur le peuple de Paris. Soudain le bruit destambours, des clairons, et les rumeurs lointaines d’une fouleconsidérable se rapprochèrent de plus en plus&|160;; le convoidébouchait de la rue Mauconseil pour traverser la rue Saint-Denis.Une compagnie d’arbalétriers de la cité, commandée par soncapitaine, ouvrait la marche, précédée des tambours et desclairons, qui tour à tour faisaient retentir des glasfunèbres&|160;; puis venaient deux hérauts de la ville, vêtus, àses couleurs, d’habits mi-partie rouges et bleus. Ces hérautscriaient alternativement, et de temps à autre, cette psalmodielugubre d’une voix solennelle&|160;:

«&|160;– Priez pour l’âme de Perrin Macé,bourgeois de Paris, injustement supplicié&|160;!

»&|160;– Jean Baillet, trésorier du régent, –reprenait l’autre héraut, – avait, au nom du roi, emprunté unesomme d’argent à Perrin Macé.

»&|160;– Celui-ci réclama son argent, en vertudu nouvel édit qui ordonne aux officiers royaux de payer ce qu’ilsont acheté ou emprunté pour le roi, sous peine de voir leurscréanciers leur courir sus en vertu de la loi&|160;!

»&|160;– Jean Baillet, refusant de payer, ainjurié, menacé, frappé Perrin Macé.

»&|160;– Perrin Macé, usant de son droit delégitime défense et du droit que lui donnait le nouvel édit, arendu coup pour coup, a tué Jean Baillet, et s’est rendu dansl’église de Saint-Méry, lieu d’asile d’où il a réclamé desjuges.

»&|160;– Le duc de Normandie, régent, aaussitôt envoyé l’un de ses courtisans, le maréchal de Normandie, àl’église de Saint-Méry, en compagnie d’une escorte de soldats et dubourreau.

»&|160;– Le maréchal de Normandie a arrachéPerrin Macé de l’église&|160;; et sur l’heure et sans jugement,Perrin Macé, après avoir eu le poing coupé, a été pendu.

»&|160;– Priez pour l’âme de Perrin Macé,bourgeois de Paris, injustement supplicié&|160;!&|160;»

Après ces paroles, alternativement prononcéesd’une voix solennelle par les deux hérauts, les sourds roulementsdu tambour et les sons plaintifs des clairons retentissaient denouveau et dominaient à peine les imprécations de la foule,indignée contre le régent et sa cour. À la suite des hérautsvenaient des prêtres avec leurs croix et leurs bannières&|160;;puis, recouvert d’un long drap noir brodé d’argent, le cercueil dusupplicié, porté par douze notables vêtus de longues robes etcoiffés de chaperons mi-partie rouges et bleus, ainsi qu’enportaient presque tous les partisans de la cause populaire&|160;;le collet de leurs robes était fermé par des agrafes d’argent ou devermeil, aussi émaillés rouge et bleu, sur lesquelles on lisaitcette devise ou cri de ralliement donné par Marcel&|160;: Àbonne fin[13]&|160;! Derrière le cercueils’avançaient les échevins de Paris, ayant à leur tête ÉtienneMarcel, prévôt des marchands. Ce bourgeois obscur, sorti de saboutique de drapier pour devenir l’un des plus illustres citoyensde la Gaule, atteignait alors la pleine maturité de l’âge&|160;; sataille, moyenne mais robuste, s’était un peu voûtée par suite desfatigues, car sa prodigieuse activité d’homme d’action et de penséene lui laissait aucun repos. Sa figure ouverte et mâle, fortementcaractérisée, se terminait par une épaisse touffe de barbebrune&|160;; mais ses joues et ses lèvres étaient rasées. Lesagitations fiévreuses et son incessante préoccupation des affairespubliques avaient dégarni le front de Marcel, creusé ses traits,sans altérer en rien cette auguste sérénité qu’une conscienceirréprochable donne à la physionomie de l’homme de bien. Rien deplus doux, de plus affectueux, que son sourire, lorsqu’il étaitsous l’impression des sentiments délicats et tendres, si familiersà son cœur&|160;; rien de plus imposant que son attitude, de plusredoutable que son regard, lorsque Marcel, aussi puissant orateurque grand citoyen, tonnait, avec l’indignation d’une âme honnête etcourageuse, contre les lâchetés, les trahisons et les crimes de lanoblesse féodale et de la royauté despotique&|160;! Le prévôt desmarchands portait le chaperon rouge et bleu et l’agrafe à devise deralliement ainsi que les échevins dont il était accompagné.

Fils de Joel, gardez en souvenir et honorezles noms de ces échevins&|160;; car, sauf un traître (JeanMaillart), ils furent, comme Marcel, martyrs de la liberté. Ils senommaient&|160;: Delille, – Philippe Giffart, –Simon-le-Paonnier, – Jean Sorel, –Consac, – Josserand, – Pierre Caillart,– Jean Godard, – Pierre Puisier, et JeanMaillart. Ce dernier prêtait souvent son bras à Marcel, qui,fatigué de cette longue marche à travers les rues de Paris,acceptait cordialement l’appui de l’un de ses plus vieuxamis&|160;; car, depuis son enfance, il vivait dans une étroiteintimité avec Maillart. Celui-ci, sans manifester ouvertement lesressentiments d’envie et de jalousie que lui inspirait la gloire duprévôt des marchands, ne put cependant s’empêcher de sourireamèrement lorsqu’il entendit les clameurs enthousiastes dont lafoule salua le passage de Marcel, plus que jamais l’idole desParisiens.

Une femme vêtue de longs habits de deuil etdont la présence semblait étrange au milieu d’une pareillecérémonie, marchait à côté de Maillart&|160;; c’était sa femmePétronille, jeune encore, assez belle, mais d’une figure bilieuseet revêche. Aussitôt après que les hérauts de la ville avaientterminé la psalmodie lugubre, qu’ils recommençaient de temps àautre, Pétronille Maillart éclatait en sanglots, en gémissements,et s’écriait, se tordant les mains de désespoir&|160;:

–&|160;Malheureux Perrin Macé&|160;! vengeanceà ses cendres&|160;! vengeance&|160;!

Mais les cris plaintifs et les contorsions dedame Maillart paraissaient exciter dans la foule plus de surpriseque d’intérêt.

–&|160;Par Jupiter&|160;! – s’écriaRufin-Brise-Pot, – que diable vient faire cette hurleuse àl’enterrement&|160;? qu’a-t-elle à se démener ainsi comme unepossédée&|160;? Elle n’est ni la veuve ni la parente de PerrinMacé&|160;!

–&|160;C’est là ce qui rend sa présence iciencore plus admirable, – s’écria l’homme au chaperon fourré ens’adressant à la foule. – La voyez-vous, mes compères, la digneépouse de Jean Maillart&|160;? Voyez-vous comme elle témoigne parson désespoir la part qu’elle prend, ainsi que son mari, auterrible sort du pauvre Perrin Macé&|160;?… Vous en êtes témoins,mes amis, dame Pétronille est la seule parmi toutes les femmes deséchevins qui assiste à la cérémonie&|160;!

–&|160;C’est vrai, – dirent plusieurs voix, –pauvre chère femme&|160;! il faut qu’elle soit courageuse etfièrement désolée.

–&|160;Oui, et il n’en est pas sans douteainsi de la femme de Marcel, notre premier magistrat&|160;;celle-là et les autres restent tranquillement chez elles sans lemoindre souci de ce deuil public, – reprit l’homme au chaperonfourré&|160;; – remarquez cela, mes amis.

–&|160;Ventre du pape&|160;! – s’écriaBrise-Pot, – la femme de Marcel agit en personne sensée&|160;; ellea raison de ne pas venir ici se donner en spectacle et pousser desglapissements à rendre Belzébuth sourd, juste au moment que lestambours ou les clairons se taisent… car l’affliction de cettehurleuse me paraît notée comme un papier de musique.

–&|160;Vous avez beau plaisanter, messireécolier, – reprit l’homme au chaperon fourré, – on saura quel’épouse de maître Maillart assistait à l’enterrement de PerrinMacé et que l’épouse de Marcel n’y assistait point. Hum&|160;!hum&|160;! mes amis, cela fait soupçonner beaucoup de choses, ouplutôt cela confirme certains bruits.

–&|160;Quoi&|160;? – reprit Rufin-Brise-Pot, –quelles choses&|160;? quels bruits&|160;?

Mais l’homme au chaperon fourré, sans répondreà l’écolier, se perdit dans la foule en parlant bas à ses voisins.Durant ce léger incident, le cortège avait continué dedéfiler&|160;; les notables, portant des torches funéraires,venaient à la suite de l’échevinage&|160;; puis les corporationsdes artisans de métiers, précédées de leurs bannières&|160;; puisenfin une foule de gens de tous états éclatant en imprécationscontre le régent et ses courtisans, et acclamant Marcel avec unredoublement d’enthousiasme, Marcel qui saurait, disait la foule,tirer vengeance d’une nouvelle et sanglante iniquité de lacour.

Bientôt le bruit circula de proche en prochequ’après la cérémonie Marcel haranguerait le peuple dans la grandesalle du couvent des Cordeliers. Guillaume Caillet avaitsilencieusement assisté à cette scène qui semblait l’impressionnerprofondément. Aussi, après quelques moments de réflexion,surmontant sa timidité sauvage, il arrêta par le brasRufin-Brise-Pot au moment où celui-ci allait se perdre dans lafoule. L’écolier se retourna et, cédant à la jovialité de soncaractère et voulant berner le campagnard, selon l’antique usage del’Université de Paris, il lui dit en ricanant&|160;: – Je gage, monrustique, que tu m’as tout à l’heure entendu parler deJeannette-la-Bocacharde, honnête matrone de la rueTrace-Pute&|160;? Hein&|160;! je te devine, champêtresylvain&|160;! tu voudrais admirer les beautés citadines&|160;?Ventre du pape&|160;! tu n’auras que le choix&|160;! sans parlerd’Andruche-la-Bernée et de Margot-la-Savourée, jeconnais une certaine Isabiau-la-Boudinière, non moinsappétissante que ses compagnes&|160;; Agnès-la-Tronchetteet Jehanne-la-Clopine…

Guillaume Caillet, blessé des railleries del’écolier, lui répond-il brusquement&|160;: – Je suis étranger àParis, je viens de loin et je…

–&|160;Bon… tu veux sans doute entrer àl’Université&|160;? – dit Rufin en interrompant Guillaume etredoublant d’hilarité. – Tu es un peu barbon pour unbachelier&|160;; mais il n’importe&|160;; quelle facultéchoisiras-tu&|160;? la théologie ou la médecine&|160;? les arts,les lettres ou le droit canon&|160;?

–&|160;Ah&|160;! ces gens des villes, – repritle vieux paysan avec une poignante amertume, – ils ne valent pasmieux que les gens des châteaux&|160;! Va, pauvre Jacques Bonhomme,tu as partout des ennemis et nulle part des amis&|160;!

Et Guillaume fit un pas pour s’éloigner&|160;;mais Rufin, touché de l’accent navré du campagnard, lui dit&|160;:– Ami, si je vous ai blessé, excusez-moi… Non, nous ne sommes pasles ennemis de Jacques Bonhomme, nous autres citadins, car nousavons un ennemi commun&|160;: la noblesse.

Guillaume, toujours soupçonneux, gardait lesilence et tâchait de lire sur les traits de l’écolier si sesparoles ne cachaient pas un piège ou une nouvelle raillerie. Rufindevina la pensée du serf, l’examina plus attentivement, et, frappédu caractère sinistre de ses traits résolus, il reprit&|160;: – Queje meure comme un chien si je ne vous parle pas sincèrement&|160;!Ami, vous paraissez avoir beaucoup souffert&|160;; vous êtesétranger&|160;; disposez de moi&|160;! Je ne vous offre pas mabourse, car je n’en ai point&|160;; mais je vous offre la moitié dugrabat où je couche, dans une chambre d’écoliers de ma province etvotre part de notre maigre pitance&|160;!

Le paysan, convaincu cette fois de lafranchise du citadin, lui répondit&|160;: – Je n’ai pas le temps derester à Paris&|160;; je voudrais seulement parler à deuxpersonnes&|160;: à Mahiet-l’Avocat et à Marcel&|160;; lesconnaissez-vous&|160;?

–&|160;Mahiet-l’Avocat, – reprit vivementRufin, et une expression de tristesse rembrunit sa figure joviale,– vous le connaissiez, ce pauvre Mahiet&|160;?

–&|160;Lui est-il donc arrivémalheur&|160;?

–&|160;Il était parti pour aller assister à untournoi en Beauvoisis, il y a déjà quelque temps de cela, et lepauvre garçon n’est jamais revenu… Son vieux père, déjà malade, estmort de chagrin par suite de la disparition de son fils… BraveMahiet&|160;! je suis entré à l’Université un an avant qu’il ensortît&|160;! C’était le meilleur, le plus vaillant garçon dumonde… il aura été tué au tournoi ou assassiné en revenant à Paris,car les routiers infestent tous les chemins.

–&|160;Non, il n’a pas été tué au tournoi deNointel, car, dans la nuit qui a suivi la passe d’armes, j’ai vuMahiet monter à cheval pour s’en retourner à Paris.

–&|160;Vous l’avez vu&|160;? vous êtes donc duBeauvoisis&|160;?

–&|160;Oui, – répondit Guillaume Caillet. Puisil ajouta avec un soupir&|160;: – Allons, ce jeune homme estmort&|160;; c’est dommage&|160;; ils sont rares ceux qui, commelui, aiment Jacques Bonhomme. – Et, après un moment desilence&|160;: – Et pour parler à Marcel comment faire&|160;?

–&|160;Me suivre au couvent des Cordeliers où,après l’enterrement, doit se rendre le prévôt des marchands pourharanguer le peuple.

–&|160;Marchez, – dit Guillaume, – je voussuis.

–&|160;Venez, nous sortirons par la porte auCoquillier&|160;; ce sera le chemin le plus court.

Le vieux paysan marcha silencieusement à côtéde Rufin qui voulut lui arracher quelques paroles au sujet de sonvoyage&|160;; mais le serf resta impénétrable. Sortis par la porteSaint-Denis, et suivant les rues des faubourgs, beaucoup moinsencombrées de population, Guillaume et son guide venaient dequitter la rue Traversine pour entrer dans la rueMontmartre extra muros, lorsqu’ils entendirent au loin leschants lugubres que le clergé psalmodie pour les enterrements, et,de temps à autre, retentissait une plaintive sonnerie de clairons.À ce bruit, au lieu de courir avec empressement au devant duconvoi, ainsi qu’avait fait la foule lors du passage du cercueil dePerrin Macé, les passants rétrogradaient et les habitants de la ruefermaient leurs portes.

–&|160;Pardieu&|160;! – dit l’écolier, – lehasard nous sert à souhait&|160;; vous venez de voir honorer par leprévôt des marchands et par le peuple les cendres de PerrinMacé&|160;; vous allez voir honorées les cendres de Jean Baillet,cause première de la sanglante iniquité dont Paris s’estindigné&|160;; oui, honorées par le régent et par sa cour… Venez,venez&|160;; sans doute le cortège reconduit le cercueil au couventdes Augustins.

Et l’écolier hâtant sa marche, suivi du paysanet de quelques rares curieux, ils atteignirent l’angle de la rueMontmartre et de la rue Quoque-Héron, en face delaquelle se trouve l’entrée du couvent des Augustins, dont lesportes s’ouvrirent pour recevoir le cercueil.

–&|160;Voyez, – dit l’écolier à Guillaume, –rien de plus significatif que le contraste offert par ces deuxenterrements&|160;: à celui de Perrin Macé se pressait un peupleimmense, grave, recueilli dans sa juste indignation&|160;; àl’enterrement de Jean Baillet assistent seulement le régent, lesprinces ses frères, les courtisans et les officiers ou serviteursde la maison royale&|160;; mais de peuple, point&|160;!… Non, non,il fait le vide autour de cette manifestation royale, jetée commeun défi à la manifestation populaire. Dites, ami, l’aspect même deces deux convois ne parle-t-il pas aux yeux&|160;? À l’enterrementde Perrin Macé, c’était une innombrable multitude de bourgeois,d’artisans simplement ou pauvrement vêtus&|160;; au convoi de JeanBaillet, c’est une poignée de courtisans, d’officiers ou deserviteurs splendidement parés de soie, de velours, de brocart d’oret d’argent ou de livrées splendides. Ici la cour, c’est-à-dire lamagnificence, l’oisiveté, la tyrannie&|160;; là-bas le peuple, lepeuple immense, pauvre, industrieux, laborieux, forgeant et dorantles armes somptueuses de ses maîtres, tissant les riches étoffesdont ils parent leur orgueilleuse fainéantise&|160;; le peuple quiuse sa vie, qui voit sa famille souffrir, languir et mourir parsuite de privations incessantes, afin de payer l’impôt que les roiset leurs favoris dissipent en prodigalités ruineuses. ParJupiter&|160;! ne faut-il pas que le populaire soit bien patient,bien clément ou bien stupide pour se résigner à un pareilsort&|160;!

Guillaume Caillet, après avoir attentivementécouté l’écolier en attachant sur lui ses yeux perçants, secoua latête d’un air pensif et reprit&|160;:

–&|160;Mahiet ne me trompait pas. – Puis,après une pause&|160;: – Mais qu’attendent-ils donc, cesParisiens&|160;? Nous sommes prêts, nous autres, et depuislongtemps&|160;!

–&|160;Que voulez-vous dire&|160;? – demandaRufin.

Mais le paysan, retombant dans sa sombretaciturnité, ne répondit rien. Le cortège, en ce moment,défilait&|160;; le cercueil de Jean Baillet, décoré d’une houssemagnifique et précédé de hérauts et de sergents royaux, était portépar douze serviteurs du régent richement habillés à ses livrées. Lejeune prince et ses frères, accompagnés des seigneurs de leur cour,suivaient le cercueil. Charles, duc de Normandie et régent desFrançais comme fils aîné du roi Jean, alors prisonnier des Anglais,avait, ainsi que ses frères et la noblesse française,ignominieusement pris la fuite à la bataille de Poitiers. Cejouvenceau, qui gouvernait alors la Gaule, atteignait à peine savingtième année&|160;; il était frêle et pâle, sa figure maladivecachait, sous un masque bénin et timide, un grand fondsd’obstination, de perfidie, de ruse et de méchanceté, vices odieuxgénéralement rares chez les adolescents autres que ceux des racesroyales. Magnifiquement vêtu de velours vert brodé d’or, coifféd’un chaperon noir orné d’une chaîne de pierreries et d’uneaigrette, le régent, chétif et languissant, marchait à pas lents ets’appuyait sur une canne. À peu de distance de lui s’avançaient lesprinces ses frères, puis les seigneurs de sa cour&|160;; parmiceux-ci, le maréchal de Normandie, qui, par ordre du jeune prince,avait présidé à la mutilation et au supplice de Perrin Macé. Lemaréchal et le sire de Conflans, autre conseiller favori du régent,tous deux superbes, arrogants, jetèrent sur les rares spectateursdu cortège des regards dédaigneux et menaçants, et échangèrentquelques mots à demi-voix avec le sire de Charny, courtisan nonmoins aimé du prince que détesté du peuple. Soudain Rufin-Brise-Potsentit son bras brusquement saisi par la main vigoureuse deGuillaume Caillet, qui, les yeux fixes, étincelants, la poitrinebondissante, disait à l’écolier d’une voix entrecoupée&|160;:

–&|160;Regarde… les voilà&|160;!… les voilàtous deux&|160;!…

–&|160;Qui cela&|160;?

–&|160;Le seigneur de Nointel&|160;! etl’autre, le chevalier Gérard de Chaumontel&|160;!… Oh&|160;! lesvois-tu tous deux avec leurs chaperons écarlates, là-bas, à côté dece gros homme qui porte un manteau d’hermine&|160;?

–&|160;Oui, oui, je vois ces deux seigneurs, –reprit l’écolier, surpris de l’émotion du paysan&|160;; – maispourquoi tremblez-vous ainsi&|160;?

–&|160;Au pays on les croyait morts ouprisonniers des Anglais, – reprit Guillaume&|160;; – heureusement,il n’en est rien… Les voilà… les voilà… je les ai vus de mesyeux&|160;!… – Puis, les lèvres contractées par un sourireeffrayant, le serf ajouta en levant ses deux poings vers leciel&|160;: – Oh&|160;! Mazurec&|160;!… oh&|160;! ma fille&|160;!enfin les voilà de retour ces deux hommes&|160;! Ils vont retournerau pays pour le mariage de la belle Gloriande… nous les tenons…nous les tenons&|160;!…

–&|160;Le regard de cet homme me donne lefrisson, – se dit l’écolier en contemplant le paysan avecstupeur&|160;; et il ajouta tout haut&|160;: – Ces deux seigneursdont vous parlez, quels sont-ils&|160;?

Mais Guillaume reprit, sans répondre àRufin&|160;: – Oh&|160;! plus que jamais, j’ai hâte de parler àMarcel&|160;!

–&|160;En ce cas, – reprit l’écolier, – venezvous reposer chez moi, et à la tombée du jour nous irons attendrele prévôt des marchands au couvent des Cordeliers, où il doit cesoir haranguer le peuple. Mais, encore une fois, quelle est lacause de votre surprise à la vue de ces deux seigneurs de la suitedu régent&|160;? Vous les connaissez donc&|160;?

Le paysan jeta un regard oblique et défiantsur l’écolier, resta muet et devint de plus en plus sombre.

–&|160;Ventre du pape&|160;! – se ditRufin-Brise-Pot, – j’ai là un singulier compagnon&|160;; il restemuet ou il parle en énigmes. Il m’attriste, moi qui ne suis pasd’humeur chagrine&|160;; il m’effraye, moi qui ne suis pas d’humeurpoltronne&|160;!

Et l’écolier, accompagné de Guillaume Caillet,se dirigea vers le quartier de l’Université.

*

**

La maison d’Étienne Marcel était située prèsde l’église Saint-Huitace (Saint-Eustache), dans le quartier desHalles. La boutique, remplie de pièces de drap rangées sur destablettes, située au rez-de-chaussée, communiquait avec une salleoù l’on mangeait&|160;; dans cette salle aboutissait un escalierconduisant à l’appartement du premier étage.

La nuit venue, le magasin fermé, Marguerite,femme de Marcel, et Denise, sa nièce, étaient remontées dans l’unedes chambres du premier étage, où elles s’occupaient d’un travailde couture à la clarté d’une lampe. Marguerite est âgée dequarante-cinq ans environ&|160;; elle a dû être belle&|160;; sonvisage est doux, pensif et grave. Sa nièce Denise touche à sadix-huitième année&|160;; son gracieux visage, habituellement d’unesérénité candide, semble ce soir-là profondément attristé. Depuisquelques instants, les deux femmes, diversement absorbées, sontsilencieuses. Denise, la tête baissée, ralentit peu à peu lemouvement de son aiguille&|160;; bientôt ses mains retombent surses genoux et des larmes coulent de ses yeux&|160;; Marguerite, nonmoins rêveuse que sa nièce, lève machinalement son regard vers lajeune fille, et, remarquant ses pleurs, lui dit avectendresse&|160;:

–&|160;Pauvre enfant&|160;! je devine la causede ton chagrin&|160;; car je connais ta pensée constante. Je nevoudrais pas te faire partager une espérance qu’à peine je conservemoi-même&|160;; mais enfin, quoique la durée de l’absence deMahiet justifie nos craintes, rien n’est pourtantdésespéré… il reviendra peut-être…

–&|160;Non, non, – répondit Denise, donnant unlibre cours à ses larmes&|160;; – si Mahiet vivait encore, iln’aurait pas laissé son père dans la cruelle incertitude qui a hâtéla fin de ses jours&|160;; si Mahiet vivait encore, il auraitinstruit de son sort mon oncle Marcel, qu’il aimait et vénérait àl’égal de son père&|160;! Non, non, – ajouta Denise en sanglotant,– il est mort&|160;; je ne le verrai plus&|160;!

–&|160;Mon enfant, qui sait si, entraîné parson imprudent courage, Mahiet n’est pas allé combattre à Poitiers,où il sera peut-être resté prisonnier des Anglais&|160;? Or, deprison l’on revient&|160;! aussi, je t’en conjure, ne t’afflige pasainsi… je souffre tant de te voir pleurer&|160;!

La jeune fille, au lieu de répondre àMarguerite, se rapprocha d’elle, prit ses deux mains, qu’ellebaisa, et lui dit&|160;:

–&|160;Chère et bonne tante, oubliant voschagrins, vous tâchez de consoler les miens… Ah&|160;! j’ai hontede ne pouvoir contenir ma douleur, lorsque vous vous montrez siferme, si courageuse, devant maître Marcel et votre fils&|160;!

–&|160;En vérité, Denise, je ne te comprendspas, – dit Marguerite avec un léger embarras&|160;; – ma vie est siheureuse, qu’il ne me faut aucun courage pour la supporter…

–&|160;Mon Dieu&|160;! ne vous vois-je paschaque jour accueillir maître Marcel et André, votre fils, lesourire aux lèvres et le front tranquille, tandis que votre cœurest bourrelé d’angoisses…

–&|160;Denise… tu es dans l’erreur.

–&|160;Oh&|160;! croyez-moi, ce n’est pas unecuriosité indiscrète qui m’a guidée lorsque j’ai tâché de pénétrervos sentiments&|160;; c’est le désir de ne rien dire qui puisseblesser votre pensée secrète quand je suis seule avec vous, ainsique cela m’arrive si souvent maintenant.

–&|160;Excellente enfant&|160;! – repritMarguerite en embrassant Denise avec effusion et ne retenant plusses larmes&|160;; – comment ne serais-je pas profondément touchéede tant de délicatesse et d’affection&|160;? comment ne pas yrépondre par une confiance sans réserve&|160;? – Puis, après undernier moment d’indécision et faisant un effort sur elle-même,Marguerite ajouta&|160;: – Eh bien, oui, je l’avoue, tu ne t’es pastrompée&|160;! oui, ma vie se passe dans les angoisses, dans lesalarmes. Merci à toi de m’avoir, par ta tendresse, arraché cetteconfidence&|160;; maintenant, du moins, je pourrai devant toipleurer sans contrainte&|160;! épancher mon cœur&|160;!… et, cetribut payé à la faiblesse, me montrer plus ferme aux yeux de monmari et de mon fils&|160;!… Hélas&|160;! je l’avoue, ma seulecrainte est de leur laisser deviner ce que je souffre&|160;! Jesais l’affection de Marcel pour moi&|160;: elle égale celle quej’ai pour lui… et, s’il me savait malheureuse, peut-être ferais-jefaiblir en lui ce calme, cette force d’esprit, qui ne l’ont jamaisabandonné jusqu’ici et dont, plus que jamais, il a besoin dans cestemps difficiles…

–&|160;Ah&|160;! les femmes qui vous envientvous plaindraient à cette heure si elles vousentendaient&|160;!

–&|160;Oui, – reprit Marguerite avec amertume,– l’on envie la femme de Marcel, l’idole du peuple… de Marcel, levrai roi de Paris… On l’envie… la compagne de ce grand citoyen dontl’éloge est dans tous les cœurs, le nom dans toutes les bouches… etelle, quand le voit-elle son mari&|160;? Pendant quelques instantsà peine&|160;!… Oh&|160;! tendres épanchements, douces joies dufoyer, bonheur des plus humbles&|160;! depuis longtemps je ne vousconnais plus&|160;! L’artisan, le commerçant, leur journée delabeur accomplie, leur boutique close au couvre-feu, jouissent dumoins, au sein de leur famille, du repos jusqu’au lendemain&|160;;et moi, que de fois j’ai vu l’aube faire pâlir la lampe à la clartéde laquelle Marcel avait veillé toute la nuit&|160;!… Et ce n’estrien encore, grand Dieu&|160;!… trembler chaque jour, trembler àchaque heure pour la vie de son mari, pour la vie de sonfils&|160;!…

–&|160;Que dites-vous&|160;? Trembler pour lavie de maître Marcel, lui qui ne peut faire un pas sans êtreentouré, pressé par une foule idolâtre prête à sacrifier sa viepour la sienne&|160;?

–&|160;Et la haine du régent&|160;? et lahaine des nobles, des courtisans contre Marcel, la crois-tuéteinte&|160;?

À ce moment, Agnès-la-Béguine,servante de confiance de Marguerite, entra dans la chambre et dit àsa maîtresse&|160;: – Madame, la femme de maître Maillart l’échevinvient vous visiter.

–&|160;Quoi&|160;! si tard&|160;! Et tu lui asdit que j’étais céans&|160;?

–&|160;Oui, madame.

Marguerite fit un mouvement d’impatiencechagrine, essuya en hâte ses yeux pleins de larmes et dit à mi-voixà Denise&|160;:

–&|160;Tout à l’heure tu parlais desenvieuses… Pétronille Maillart est de ce nombre… Aussi, je t’enconjure, cache tes pleurs&|160;; cette femme ferait millesuppositions sur notre tristesse&|160;!… Elle est cruellementjalouse de la popularité de Marcel&|160;; et Maillart partage, jele crois, les envieux sentiments de sa femme.

–&|160;Lui… jaloux de mon oncle, son amid’enfance&|160;!

–&|160;Maillart est faible, et sa femme ledomine.

–&|160;Faible, maître Maillart&|160;!… mais ilparle toujours de courir aux armes&|160;!…

–&|160;Denise, la violence n’est pas la force,et les caractères les plus emportés sont souvent aussi les moinsfermes… Mais silence&|160;! voici Pétronille… Quel peut être le butde sa visite à cette heure&|160;? Cela m’inquiète.

Pétronille Maillart entrait à ce moment,encore vêtue de ses habits de deuil. Dès son arrivée dans lachambre, elle jeta un regard inquisiteur sur l’épouse de Marcel etsur Denise, remarquant sans doute les traces de leurs larmesrécentes&|160;; car un sourire de triomphe effleura ses lèvres.Puis elle dit, en affectant une commisérationprotectrice&|160;:

–&|160;Excusez-moi, dame Marguerite, de venirsi tard, et surtout si mal à propos.

–&|160;Mais vous êtes toujours la bienvenuedans notre logis, dame Pétronille&|160;!…

–&|160;Pas en ce moment, je le crains.

–&|160;Pourquoi cela&|160;?

–&|160;C’est que le chagrin aime la solitude,ma voisine&|160;; et je m’aperçois avec douleur que vos yeux etceux de votre chère nièce sont encore rouges de larmes. Justeciel&|160;! est-ce que vous auriez quelques craintes pour notreexcellent ami Marcel&|160;? est-ce que l’on aurait l’ingratitude deméconnaître les services qu’il a rendus à Paris&|160;? est-ce quela popularité commencerait à l’abandonner&|160;? est-ceque&|160;?…

–&|160;Rassurez-vous, madame, – repritMarguerite en interrompant Pétronille&|160;; – Dieu merci, jen’éprouve aucune crainte au sujet de mon mari. Denise et moi noussommes en effet fort attristées&|160;; car, peu d’instants avantvotre arrivée, nous parlions de l’un de nos amis dont le sort nouscause de cruelles inquiétudes. Vous l’avez souvent vu ici&|160;;c’est Mahiet-l’Avocat.

–&|160;Certainement, je me le rappelle fortbien&|160;; c’était un véritable Hercule… Ainsi donc le pauvregarçon est trépassé&|160;? C’est vraiment dommage&|160;!

–&|160;Non, non… nous ne voulons pas croire àun pareil malheur&|160;; mais depuis longtemps nous n’avons reçuaucune nouvelle de Mahiet, et cela nous chagrine beaucoup.

–&|160;Rien de plus naturel, dameMarguerite&|160;; et je m’explique alors votre tristesse.Maintenant, j’arrive au but de ma visite, qui, vu l’heure avancée,doit vous surprendre&|160;; car le couvre-feu a depuis longtempssonné. Vous savez combien Maillart et moi nous sommes affectionnésà votre mari et à vous&|160;?

–&|160;Je vous sais gré de cetteassurance.

–&|160;Or, le devoir des vrais amis est deparler en toute sincérité, n’est-ce pas&|160;?

–&|160;Certes, rien de plus précieux, rien deplus rare que des amis sincères&|160;!

–&|160;Eh bien&|160;! chère dame Marguerite,l’on a malheureusement remarqué votre absence à l’enterrement detantôt.

–&|160;Quel enterrement&|160;?

–&|160;L’enterrement de ce pauvre Perrin Macé.J’en arrive&|160;; vous le voyez à mes habits de deuil. Je devais,en ma qualité de femme d’échevin, rendre ce dernier hommage à lamémoire de cette pauvre victime d’une épouvantable iniquité.

–&|160;Madame… je ne puis que plaindre lavictime.

–&|160;Quoi&|160;! vous n’êtes pas révoltée ensongeant au sort de cet infortuné&|160;!

–&|160;Cette grande iniquité a révolté monmari. En sa qualité de premier magistrat de la cité, il a…

–&|160;Premier magistrat de la cité&|160;! –reprit dame Maillart avec une sorte d’aigreur, – jusqu’à ce quel’on en choisisse un autre, bien entendu, puisque tous les échevinspeuvent devenir prévôts des marchands.

–&|160;Certainement, – dit Marguerite enéchangeant un regard avec Denise qui, triste et silencieuse, avaitrepris son travail de couture. – Le devoir de mon mari, poursuivitla femme de Marcel, était d’abord de protester contre le crime descourtisans du régent en se rendant solennellement à l’enterrementde Perrin Macé… Ce devoir, mon mari l’a accompli. Quant à moi, damePétronille, sachant que la coutume n’est pas que les femmesassistent à ces tristes cérémonies, je suis restée à la maison.

–&|160;La coutume… – s’écria dame Maillart, –est-ce qu’en de si graves circonstances l’on a souci de lacoutume&|160;! On consulte, ce me semble, d’abord son cœur&|160;;ainsi ai-je fait. De noir vêtue de la tête aux pieds, comme vous levoyez, j’ai suivi l’enterrement en gémissant et pleurant toutes leslarmes de mon corps&|160;; aussi je vous le dis en amie, chère dameMarguerite, il est très-regrettable que vous ne m’ayez pasimitée.

–&|160;Chacun, n’est-ce pas, est juge de saconduite, madame&|160;?

–&|160;Oh&|160;! sans doute, lorsqu’il nes’agit que de soi&|160;; mais, dans cette affaire, il s’agissaitaussi de votre mari, notre excellent ami Marcel. Aussi je crainsqu’en cette circonstance vous ne lui ayez fait grandtort&|160;!

–&|160;Moi&|160;! que voulez-vousdire&|160;?

–&|160;Hé&|160;! mon Dieu&|160;! pauvre chèredame&|160;! est-ce que je me serais empressée d’accourir céansaprès le couvre-feu, s’il ne s’agissait de vous donner un avischaritable&|160;?

–&|160;Je ne doute pas de votre bonne volonté,madame&|160;; mais, encore une fois, Marcel a lui-même provoqué lecaractère solennel que l’on a donné aux funérailles de PerrinMacé&|160;; il y a assisté à la tête des échevins.

–&|160;Sans doute, mon mari ne venait qu’aprèsle vôtre, madame, – reprit l’envieuse avec dépit, – puisque, quantà présent du moins, maître Marcel a le pas sur tout l’échevinage ensa qualité de prévôt des marchands…

–&|160;Eh, madame&|160;! il ne s’agit pas durang, – s’écria Marguerite&|160;; – je voulais seulement vous direque Marcel a assisté à ces funérailles.

–&|160;Oui, mais vous n’y assistiez pas, dameMarguerite&|160;; aussi savez-vous ce que l’on disait dans lepeuple&|160;? – «&|160;Tiens, la femme de maître Maillart l’échevinsuit le convoi de Perrin Macé&|160;! Oh&|160;! oh&|160;! elle ne sesoucie point de la coutume, celle-là&|160;; avant tout elle avoulu, comme son mari, protester par sa présence et par ses larmescontre l’iniquité de la cour. Pourquoi donc l’épouse de Marcel, lepremier de nos magistrats, reste-t-elle chez elle&|160;? Est-ce quemaître Marcel serait moins courroucé qu’il ne le paraît contrel’attentat des courtisans du régent&|160;? Est-ce que maître Marcelvoudrait ménager, comme on dit, la chèvre et le chou&|160;? sepréparer secrètement des moyens de rapprochement avec lacour&|160;? est-ce qu’en un mot maître Marcel voudrait trahir lepeuple&|160;?&|160;»

–&|160;Oh&|160;! c’est infâme&|160;! – s’écriaDenise, ne pouvant contenir son indignation, – oser accuser maîtreMarcel de trahison parce que ma tante, en femme de bon sens, n’estpas allée à cet enterrement faire montre et enseigne d’une douleurde commande&|160;!

–&|160;Denise&|160;! – dit vivement Margueriteà la jeune fille, craignant d’envenimer cette discussion, puérileen apparence, mais dont les suites pouvaient être dangereuses pourMarcel. Il était trop tard, et dame Pétronille, se levant, repritaigrement en s’adressant à Denise&|160;:

–&|160;Apprenez, ma mie, que ma douleur, nonplus que celle de mon mari, n’était point une douleur decommande.

–&|160;Dame Pétronille, – ajouta Margueriteavec anxiété, – ce n’est pas là ce que Denise a voulu dire…écoutez-moi de grâce.

–&|160;Madame, – répondit sèchement la femmede Maillart, – j’étais venue ici pour vous avertir charitablementet en véritable amie des propos, sans doute peu réfléchis, maisdangereux, oh&|160;! très-dangereux, madame, pour la popularité demaître Marcel&|160;; car, à cette heure, ces propos circulent danstout Paris… Loin de me remercier, l’on m’accueille ici par desparoles insultantes. La leçon est bonne, j’en profiterai…

–&|160;Mais, dame Pétronille, je…

–&|160;Il suffit, madame&|160;; ni moi ni monmari nous ne remettrons jamais les pieds chez vous. Je voulaisamicalement vous signaler le danger que courait la bonne renomméede maître Marcel&|160;; j’ai fait mon devoir, advienne quepourra&|160;!

–&|160;Dame Pétronille&|160;! – réponditMarguerite avec une dignité triste et sévère, – depuis que Marcel aconsacré sa vie aux affaires publiques, il n’est pas une de sesparoles, pas un de ses actes, dont il ne puisse répondre le fronthaut&|160;; il a fait le bien pour le bien, sans rien attendre dela reconnaissance des hommes&|160;; il saura rester indifférent àleur ingratitude&|160;; si un jour ses services sont méconnus, ilemportera dans sa retraite la conscience de s’être toujours conduiten honnête homme. Quant à moi, je bénirai le jour où mon mariquittera les affaires publiques pour reprendre notre vie obscure etpaisible.

Marguerite s’exprimait avec une si évidentesincérité en parlant de son goût pour la retraite et l’obscuritéque dame Pétronille, furieuse de n’avoir pu blesser cruellement lafemme qu’elle enviait, perdit toute mesure, et s’écria&|160;:

–&|160;Votre erreur est grande, madame&|160;;en ces temps-ci il ne dépend pas d’un homme comme maître Marcel des’ensevelir tranquillement dans la retraite&|160;; non, non, quandon a été l’idole de Paris, il s’agit de conserver, ou non, laconfiance du peuple. Si on la perd, on est regardé comme traître,et vous savez, madame, ce que l’on fait des traîtres&|160;?

–&|160;Les ennemis de Marcel auraient-ils doncl’exécrable audace de vouloir le signaler comme un traître&|160;? –s’écria dame Marguerite les larmes aux yeux&|160;; – est-ce à savie que l’on en veut&|160;?

Cet entretien fut interrompu par l’arrivée duprévôt des marchands. Quoiqu’il parût harassé de fatigue, sa figurerayonnait de joie, et dès la porte il s’écria&|160;: –Marguerite&|160;! Denise&|160;! bonne nouvelle&|160;! excellentenouvelle&|160;!

À peine eut-il prononcé ces mots, quePétronille Maillart, le saluant d’un air sec et guindé, passarapidement devant lui et sortit sans prononcer une parole.Très-surpris de ce brusque et silencieux départ, le prévôt desmarchands regarda Marguerite et Denise d’un air interrogatif&|160;;puis, remarquant le trouble et l’inquiétude éveillés en elles parles odieuses calomnies de dame Pétronille, il dit&|160;: –Marguerite, qu’as-tu&|160;? Pourquoi la femme de notre ami nousquitte-t-elle d’une façon si étrange&|160;?

–&|160;Ah&|160;! mon oncle, – dit la jeunefille les larmes aux yeux, – il y a des gens cruellementméchants&|160;!…

–&|160;Il faut les plaindre, mon enfant&|160;;mais tu ne parles pas, je l’espère, de méchantes gens à propos dela femme de Maillart&|160;?

–&|160;Mon ami, – reprit Marguerite avecembarras, – il faut, je le sais, mépriser les sots propos&|160;;cependant, la sottise, en ces temps-ci, peut avoir des résultats sigraves, que…

–&|160;Allons, dit tristement Marcel, – jen’avais qu’une heure à passer près de vous&|160;; je suis brisé defatigue&|160;; j’espérais goûter quelque repos&|160;; j’arrivaistout joyeux d’une bonne nouvelle qui devait vous rendre aussiheureuses que moi, et voilà tout mon plaisir gâté&|160;! Ils sontpourtant si doux pour moi ces moments de paix et d’épanchement queje goûte près de vous deux&|160;!

–&|160;Ces moments-là sont bien rares, – ditMarguerite avec un soupir mélancolique&|160;; – et ils nous sontaussi précieux qu’à toi…

–&|160;Je le sais&|160;; mais heureusement tun’es pas de ces femmes sans courage dont les continuelles anxiétésfont le tourment de l’époux qui les aime et qui souffre de leursangoisses&|160;! Non, tu es vaillante, tu acceptes avec fermeté lacondition que les événements m’ont faite, certaine que je meconduis en homme de bien&|160;; aussi je te vois toujours le fronttranquille, le sourire aux lèvres&|160;; et, dans ta sage et doucesérénité, je me retrempe, je reprends de nouvelles forces pour lalutte&|160;; car maintenant ma vie n’est qu’une lutte. Cette lutteest sainte, glorieuse, féconde… mais elle épuise… et du moins,grâce à toi, chère Marguerite, je retrouve toujours dans notrefoyer ce calme heureux, ce confiant abandon qui est à l’âme cequ’un paisible sommeil est au corps&|160;! Pourquoi, monDieu&|160;! faut-il qu’aujourd’hui&|160;?…

–&|160;Cher Étienne, nous parlerons plus tardde la visite de dame Pétronille, – reprit Marguerite eninterrompant son mari et craignant de troubler les quelquesinstants de repos qu’il venait chercher auprès d’elle. – Tu nousannonces une bonne nouvelle&|160;; dis-nous-la d’abord.

–&|160;J’aime mieux cela, – répondit le prévôtdes marchands avec un soupir d’allégement en s’asseyant entre safemme et Denise, tandis que celle-ci le débarrassait avecprévenance de son chaperon et de son manteau. – En montant ici, –ajouta Marcel, – j’ai dit à Agnès de mettre un couvert de plus pourle souper.

–&|160;Notre fils reviendrait-il ce soir de laBastille Saint-Antoine&|160;? – demanda vivement Marguerite&|160;;– est-ce la bonne nouvelle que tu nous apportais&|160;?

–&|160;Non, non, André ne reviendra que demainmatin, après avoir passé sa nuit de guet à la Bastille avec sacompagnie d’arbalétriers. Plus que personne mon fils doit donnerl’exemple de la régularité dans le service.

–&|160;Et qui donc viendra ce soir souper avecnous, mon oncle&|160;?

–&|160;Qui cela, chère Denise&|160;? –répondit Marcel en souriant, – qui cela&|160;? L’un de nosmeilleurs amis.

–&|160;Simon-le-Paonnier&|160;? PierreCaillart&|160;? maître Delille&|160;? Philippe Giffart&|160;?

–&|160;Non, Denise. Ne cherche pas notreconvive parmi mes compères les échevins&|160;; il n’est pas encored’âge à occuper ces graves fonctions. Mais, tiens, pour t’aider àdeviner, j’ajouterai que notre convive de ce soir arrive deprovince.

–&|160;Serait-ce donc mon bon vieux cousin quiréside avec sa fille à Vaucouleurs&|160;? aurait-il quittéla paisible vallée de la Meuse pour venir nous voir&|160;?

–&|160;Non, chère Denise&|160;; l’ami que nousattendons est seulement absent de Paris depuis quelque temps.

–&|160;Depuis quelque temps&|160;?… – repritd’abord machinalement Denise&|160;; puis, frappée d’une idéesoudaine, mais osant à peine y arrêter son esprit, la pauvre enfantpâlit, joignit ses deux mains tremblantes, et, attachant sur leprévôt des marchands un regard à la fois rempli d’angoisse etd’espérance, elle balbutia&|160;: – Mon oncle, quedites-vous&|160;?

–&|160;J’ajouterai, de plus, que le sort decet ami nous a causé de vives inquiétudes…

–&|160;Lui&|160;! – s’écria Denise en sejetant au cou de Marcel&|160;; – il serait vrai… Mahiet est deretour&|160;!…

–&|160;Mahiet&|160;! – reprit à son tourMarguerite, partageant la surprise et la joie de sa nièce. – Tul’as vu&|160;? Il est à Paris&|160;?

–&|160;Oui, ce matin, à l’Hôtel de ville, j’aivu ce digne garçon. Il est en bonne santé, quoiqu’il ait beaucoupsouffert.

Il faut renoncer à peindre l’émotion, lesdouces larmes de Denise. Cette émotion calmée, le prévôt desmarchands dit à sa femme et à sa nièce&|160;:

–&|160;Je présidais ce matin à l’Hôtel deville notre conseil des échevins, lorsqu’un de nos sergents meremet une lettre&|160;: je l’ouvre et je lis que Mahiet demande àm’entretenir. On le fait monter, par mon ordre, dans la chambre oùje travaille, et j’y cours aussitôt après notre séance… Ah&|160;!ma pauvre Denise&|160;! je l’avoue, j’ai eu peine à reconnaîtrenotre ami, tant il était changé, maigri…

–&|160;Que lui est-il donc arrivé, monDieu&|160;? – demanda Denise. – Est-il, ainsi que le craignait matante, allé guerroyer contre les Anglais&|160;? Sort-il deprison&|160;?

–&|160;Il sort de prison&|160;; mais il n’estpoint allé à la guerre, – reprit Marcel. – Voici ce qui lui estarrivé&|160;: il était, vous le savez, parti pour Nointel enBeauvoisis. Après avoir quitté Nointel dans la nuit et s’êtrereposé une heure au point du jour à Beaumont-sur-Oise, il se remeten route&|160;; au bout de quelque temps, il entend derrière lui legalop précipité d’un cheval, et il voit venir, fuyant à toutebride, un homme ayant une femme en croupe, poursuivi par troiscavaliers armés qui accouraient au loin. Le couple s’arrête àquelques pas de Mahiet, et l’homme, un jouvenceau de vingt ans auplus, dit à notre ami&|160;: «&|160;– Nous fuyons le château dusire de Beaumont&|160;; il est le tuteur de ma sœur, quim’accompagne, et a voulu la violenter. Il accourt sur nos pas avecses hommes&|160;; vous êtes armé, par pitié, protégez-nous,aidez-moi à détendre ma sœur&|160;!…&|160;»

–&|160;Je connais le cœur et le courage deMahiet, – dit Denise avec émotion&|160;; – il aura pris la défensede ces malheureux&|160;!

–&|160;Sans aucune hésitation&|160;; car,«&|160;en sa qualité d’avocat, m’a-t-il dit, il ne pouvait refuserune si bonne cause.&|160;» Le sire de Beaumont arrive avec ses deuxécuyers…

–&|160;Et le combat s’engage&|160;! – s’écriaDenise en joignant les mains. – Pauvre Mahiet&|160;! ainsi seulcontre trois…

–&|160;Il était de force à les vaincre.Malheureusement, au début de l’action, l’un des combattants luiassène par derrière un si furieux coup de masse d’armes sur latête, que le casque de Mahiet est brisé. Il tombe sans connaissanceaux pieds de son cheval… et quand il revient à lui, il se trouvedemi-nu sur la paille au fond d’un cachot.

–&|160;Pauvre Mahiet&|160;! – dit Marguerite.– Ce cachot était sans doute l’une des prisons du château deBeaumont, où l’on avait, après le combat, transporté notre amidépouillé de ses armes&|160;?

–&|160;Oui, chère Marguerite&|160;; et c’estdans ce cachot que Mahiet est resté durant sa longue absence deParis.

–&|160;Hélas&|160;! combien il a dusouffrir&|160;! Mais, mon oncle, comment a-t-il pu s’échapper deprison&|160;?

–&|160;Le sire de Beaumont, peu de jours aprèsavoir fait emprisonner Mahiet, était parti avec ses hommes pourguerroyer contre les Anglais. A-t-il été tué ou retenu captif lorsde cette honteuse déroute de Poitiers&|160;? Mahiet l’ignore&|160;;mais, il y a deux jours, le château du sire de Beaumont a étéattaqué et enlevé par la bande d’un certain capitaine Griffith.

–&|160;Ce terrible aventurier anglais qui estvenu jusqu’à Saint-Cloud, ce jour où nous avons eu tant defrayeur&|160;; car, parti à la tête de la milice, vous l’avezcombattu et heureusement refoulé loin de Paris. Grand Dieu&|160;! –ajouta Denise avec effroi, – entre quelles mains le pauvre Mahietétait-il tombé&|160;!

–&|160;Rassure-toi, chère enfant&|160;; car,par un singulier hasard, notre ami n’a eu qu’à se louer de cetaventurier.

–&|160;Quoi&|160;! le capitaineGriffith&|160;!

–&|160;Cet homme féroce et étrange a parfoisquelques mouvements de générosité. Donc, ses Anglais, après avoir,selon leur coutume, mis à sac le château de Beaumont, massacré leshommes, violenté les femmes, ont, dans leur ardeur du pillage,fouillé le manoir jusqu’aux souterrains. Ils arrivent au cachot deMahiet, brisent ses chaînes et le conduisent devant le capitaineGriffith, heureusement ce jour-là en belle humeur. Après avoirinterrogé notre ami, frappé sans doute de sa vaillante et robusteapparence, il lui propose d’entrer dans sa compagnie&|160;; Mahietrefuse. Alors le capitaine Griffith, sans doute à moitié ivre, luifait donner des vêtements, deux florins d’argent, et lui dit,faisant allusion à la maigreur de notre ami&|160;: «&|160;– Lorsquetu as de la viande sur les os, tu dois être un rudecompagnon&|160;; si je te retrouve, je serai content de rompre unelance contre toi. Tu es libre, va-t’en&|160;; et que le diable, monpatron, te soit en aide&|160;!&|160;»

–&|160;Le capitaine Griffith est un effroyablebandit, – reprit Denise, – et cependant je ne puis m’empêcher delui être reconnaissante d’avoir rendu la liberté à Mahiet.

–&|160;De sorte qu’en quittant le château deBeaumont, – reprit Marguerite, – notre ami est revenu directement àParis&|160;?

–&|160;Oui, – répondit tristementMarcel&|160;; – et un chagrin cruel et imprévu l’attendait ici.

–&|160;Hélas&|160;! – dit Denise, – la mort deson père&|160;?

–&|160;Ce coup a été affreux pour lui. Jugezde sa douleur&|160;: en arrivant, il court joyeux à la maison denotre vieil ami Lebrenn-le-Libraire… et là, Mahiet apprend la pertenavrante qu’il a faite… Il a passé la fin du jour d’hier et cettenuit dans la solitude et dans les larmes. Ce matin, ainsi que jevous l’ai dit, il est venu me trouver à l’Hôtel de ville&|160;; etce soir nous pourrons du moins lui offrir les consolations d’uneamitié éprouvée…

Agnès-la-Béguine, entrant à ce moment, dit àMarcel en lui remettant une petite médaille d’or émaillée de vert,sur laquelle on voyait un C et une N surmontés d’unecouronne&|160;: – Un homme, encapé jusqu’au nez et dont on voit àpeine les yeux, est dans la boutique&|160;; il désire vousentretenir à l’instant, maître Marcel&|160;; et il m’a donné cetémail en me recommandant de vous l’apporter.

Marcel, à la vue de la médaille, tressaillitde surprise et dit à sa femme&|160;: – Chère Marguerite, cetteheure de repos sur laquelle je comptais, je n’en jouirai même pas…Laissez-moi seul&|160;; descends avec Denise. Mahiet ne peut tarderà venir&|160;; ne m’attendez pas pour souper. – Puis, s’adressant àAgnès-la-Béguine&|160;: – Faites monter ici cet homme.

–&|160;Marcel, – reprit Marguerite avecinquiétude, tandis que la servante sortait pour accomplir lesordres de son maître, – tu es harassé de fatigue, et tu n’auras pasmême le temps de prendre ton repas&|160;?

–&|160;Tout à l’heure, en descendant, jemangerai à la hâte quelque chose avant de sortir.

–&|160;Quoi&|160;! mon ami, encore une nuit deveillée&|160;!

–&|160;J’ai convoqué une réunion nocturne aucouvent des Cordeliers. Ah&|160;! Marguerite&|160;! – ajoutaMarcel, dont les traits s’assombrirent, – l’enterrement de PerrinMacé sera peut-être le signal de grands événements&|160;!

Le prévôt des marchands s’interrompit à la vuede l’homme encapé qu’Agnès venait d’introduire. Marguerite sortitd’autant plus alarmée que les paroles inachevées de son mariréveillaient en elle le souvenir de son dernier entretien avecPétronille Maillart. Après le départ des deux femmes, l’étranger,s’assurant que la porte était close, se débarrassa de sa chape etla jeta sur un meuble. Cet homme, d’une très-petite stature, âgé devingt-cinq ans au plus et simplement vêtu d’un pourpoint de buffle,avait des traits fins et réguliers&|160;; mais, malgré la grâce desa figure, l’affabilité de ses manières et la douceur presquecaressante de sa voix, quelque chose de sardonique dans son sourireet d’insidieux dans son regard trahissait la méchanceté de son âmeet la dangereuse perversité de son esprit. Marcel, de plus en plussoucieux, semblait accepter la visite de l’étranger comme l’une deces nécessités pénibles que subissent souvent les hommes mêlés auxgrandes affaires publiques&|160;; mais son attitude glaciale, soncoup d’œil soupçonneux, révélaient sa répulsion pour ce personnage,auquel il dit&|160;: – Je ne m’attendais pas à recevoir cette nuitdans ma maison le roi de Navarre.

CHARLES-LE-MAUVAIS (c’était son surnom mérité)répondit en souriant et de sa voix insinuante, l’un de ses charmesles plus perfides&|160;: – Les rois ne se visitent-ils pas entreeux&|160;? Quoi d’étonnant à ce que Charles, roi de Navarre, viennevisiter Marcel, roi du peuple de Paris&|160;?

–&|160;Sire, – répondit Marcel avecimpatience, – que me voulez-vous&|160;?

–&|160;Tu es bref dans tes paroles&|160;!

–&|160;Bref est le langage des affaires&|160;;et d’ailleurs, il est bon de mesurer les paroles qu’on vousdit.

–&|160;Tu te défies donc toujours demoi&|160;?

–&|160;Toujours et beaucoup.

–&|160;J’aime ta franchise.

–&|160;Sire… au fait&|160;: quevoulez-vous&|160;?

Charles-le-Mauvais resta un momentsilencieux&|160;; puis, attachant hardiment son œil de vipère surle prévôt des marchands, il répondit lentement en pesant sur chacunde ses mots&|160;: – Ce que je veux, Marcel&|160;? Je veux être roides Français&|160;!… Cela t’étonne&|160;?

–&|160;Non, – répondit le prévôt des marchandsavec un sang-froid qui stupéfia d’abord Charles-le-Mauvais&|160;; –tôt ou tard vous deviez en venir à cette ouverture.

–&|160;Tu prévois les choses de loin… Et cetteprévision, quand t’est-elle venue&|160;?

–&|160;Lorsque j’ai vu votre créatureRobert-le-Coq, évêque de Laon, se jeter avec ardeur dansle parti populaire, et se montrer l’un des plus fougueux ennemis duroi JEAN, dont vous avez épousé la fille…

–&|160;Cependant, si j’ai bonne mémoire, tut’es fort servi de l’influence de l’évêque de Laon sur lesÉtats-généraux pour leur faire accepter ta fameuse ordonnance deréformes.

–&|160;Tout instrument qui m’aide à faire lebien, je l’emploie.

–&|160;Et ensuite, tu le brises&|160;?

–&|160;Oui, si cela est nécessaire&|160;; maisRobert-le-Coq est trop souple pour qu’on le brise. Pourtant, malgrésa finesse, j’ai deviné son but secret.

–&|160;Et ce but&|160;?

–&|160;Le peuple de Paris, dans son bon sens,a surnommé l’évêque de Laon une bisaguë à deuxtranchants&|160;; et le peuple, sire, a raison.

–&|160;Explique-toi.

–&|160;En se montrant si hostile au roi Jean,votre beau-père, et plus tard si hostile au régent, votrebeau-frère, l’évêque de Laon jouait un double jeu&|160;: ilvoulait, à l’aide du parti populaire, d’abord détrôner la dynastierégnante…

–&|160;Et puis&|160;?

–&|160;Et puis… vous donner la couronne. Voilàpourquoi, sire, je ne m’étonne point lorsque vous me dites&|160;:«&|160;Je veux être roi des Français.&|160;»

–&|160;Et de ma prétention quepenses-tu&|160;?

–&|160;Vous avez quelques chances de montersur le trône.

–&|160;Avec ton concours&|160;?

–&|160;Peut-être.

–&|160;Il serait vrai&|160;! – s’écria le roide Navarre pouvant à peine dissimuler sa joie. Puis, réfléchissantet jetant sur le prévôt des marchands un regard défiant, il gardaun moment le silence et reprit&|160;: – Marcel, tu me tends unpiège… Je sais comment, et plus d’une fois, tu t’es exprimé sur moncompte.

–&|160;Sire, on vous appelleCharles-le-Mauvais, et je vous tiens pour biennommé&|160;; mais vous êtes actif, subtil, aventureux&|160;; vouscommandez à de nombreuses bandes armées&|160;; vos partisans sontpuissants, vos richesses considérables&|160;; vous êtes, en un mot,une force qui, le moment venu, peut être utile. Aussi vous ai-jefait délivrer de la prison où vous retenait le roi Jean, votrebeau-père.

–&|160;De sorte que moi, Charles, roi deNavarre, je ne serais qu’un instrument entre les mains de Marcel lemarchand drapier&|160;?

–&|160;Sire, vous avez vos vues&|160;; j’ailes miennes. Les voici. Entouré de détestables conseillers, lerégent, hypocrite et tenace, se fait un jeu de ses serments. Il asigné, promulgué les ordonnances de réformes&|160;; il m’a embrasséen pleurant, en m’appelant son bon père&|160;; il a juré Dieu ettous ses saints qu’il voulait le bien du peuple, qu’il s’associaitloyalement aux grandes mesures décrétées par l’Assemblée nationale.Le régent manque à toutes ses promesses&|160;: sa ruse, son inertiecalculée, son mauvais vouloir, l’audace croissante de sescourtisans et de la noblesse, souveraine en ses domaines, entraventou empêchent l’exécution des nouveaux édits. Le régent excite ensecret la jalousie de grand nombre de villes communales, contreParis, qui veut, dit-on, «&|160;gouverner seul la Gaule.&|160;» Lanoblesse, dans son inaction raisonnée, se renferme à l’abri de seschâteaux forts et laisse les Anglais étendre leurs ravagesjusqu’aux portes de Paris. La fausse monnaie royale continue deruiner le commerce, d’anéantir le crédit. Enfin, il y a deux jours,des favoris du régent font mutiler et supplicier un bourgeois deParis sous leurs yeux, affichant ainsi l’insolent mépris de la courpour les lois rendues par les États-généraux. Le plan de la courest simple&|160;: lasser le pays à force de désastres&|160;; rendreimpossible le bien que l’on attendait si justement de l’Assembléenationale, gouvernement populaire ayant le roi, non plus pourmaître, mais pour agent&|160;; enfin l’on espère pouvoir dire unjour au peuple, dont ces odieuses menées auront rendu la misèreintolérable&|160;: «&|160;Peuple, voilà les fruits de ta rébellion.Au lieu de demeurer soumis, comme par le passé, à l’autoritésouveraine de tes rois, tu as voulu régner par toi-même, enenvoyant tes députés aux États-généraux&|160;; tu portesaujourd’hui la peine de ta sotte audace. Puisse cette rude leçon teprouver une fois de plus que les princes sont nés pour commander enmaître, les peuples pour obéir en sujets. Et maintenant, reprendsavec une humble repentance ton joug séculaire&|160;!&|160;»

–&|160;Vrai Dieu&|160;! tu aurais, comme moi,assisté souvent aux secrets entretiens de mon beau-frère et de sesconseillers, que tu ne serais pas mieux instruit de leursprojets&|160;!… Et s’ils triomphent, te voilà désespéré&|160;?

–&|160;Désespéré pour aujourd’hui, sire&|160;;mais plein d’espoir pour demain. La conquête de la liberté estaussi certaine qu’elle est lente, laborieuse et pénible… Mais je nedésespère pas encore d’aujourd’hui&|160;: je veux essayer unedernière tentative sur le régent.

–&|160;Et si tu échoues, tu viens àmoi&|160;?

–&|160;Entre deux maux, sire, il faut bienchoisir le moindre.

–&|160;Enfin, tu crois trouver en moi ce quimanque au régent&|160;?

–&|160;Vous avez sur lui un avantageimmense.

–&|160;Lequel&|160;?

–&|160;Vous voulez devenir roi&|160;; et lanaissance du régent l’a fait roi.

–&|160;Oublies-tu ma royauté deNavarre&|160;?

–&|160;En effet, sire, je l’oubliais… ainsique vous l’oubliez pour la couronne de France. Je disais donc qu’unroi par droit de naissance regarde toute réforme comme une atteinteà son pouvoir… Vous, au contraire, vous regarderez les réformescomme un moyen d’usurper le pouvoir. Or, si perfide, si méchant quevous soyez, Charles-le-Mauvais, je vous défie de ne pas signalervotre avènement au trône, et cela dans votre seul intérêt, par degrandes mesures utiles au bien public. Ce sera autant d’acquis…plus tard nous aviserons…

–&|160;À me renverser&|160;?

–&|160;J’y tâcherais, sire, et de toutes mesforces, du moment où vous vous écarteriez de la bonne voie.

–&|160;Ainsi, tu détruirais sans remords tonouvrage&|160;?

–&|160;Sans remords&|160;! Et puis,voyez-vous, sire, il est bon que ce ne soient plus, comme au tempsde la première et de la seconde race, les maires du palais ou lesgrands seigneurs féodaux qui détrônent les rois et changent lesdynasties&|160;!

–&|160;Et qui donc accomplirait cette rudebesogne&|160;?

–&|160;Le peuple, sire&|160;!… Il faut que parexpérience il apprenne, ce peuple encore enfant et crédule, qu’ilpeut d’un souffle balayer ses maîtres souverains, issus de laconquête et sacrés par l’Église. Aussi, lorsqu’un jour, dans dessiècles peut-être, ce peuple atteindra l’âge de virilité, ilcomprendra la ruineuse et redoutable superfluité du pouvoirroyal&|160;; mais ces temps sont lointains&|160;! De nos jours, lepeuple, ignorant et coutumier, voudra, s’il détrône un maître, encouronner un autre, à condition qu’il soit prince. Vous êtes, sire,de ces prédestinés&|160;; vous pouvez même quelque peu prétendre àrégner sur la Gaule au nom d’une de vos aïeules dépossédée, jecrois, de la couronne au bénéfice de son cousin Philippe de Valois,ancêtre du roi Jean. Donc, je vous l’ai dit, sire&|160;: il n’estpoint impossible que vous régniez un jour… éventualitédéplorable&|160;; mais réelle&|160;!

–&|160;Il te faut du courage pour me parlerainsi&|160;!

–&|160;Non, sire. Au lieu de vous dire lavérité, je vous flatterais bassement que, roi demain, votre premiersoin serait toujours de vous défaire de moi.

–&|160;De toi, qui m’aurais si utilementservi&|160;?

–&|160;À plus forte raison, car ma présencevous rappellerait sans cesse votre dette… Mais il n’importe&|160;;que je meure aujourd’hui ou demain, que vous soyez roi ou non, quema dernière tentative sur le régent échoue, que le parti de la courtriomphe, quoi qu’il arrive, si le présent échappe au partipopulaire, l’avenir lui appartient. Oui, quoi qu’on fasse,l’ordonnance des réformes de 1356 et l’action souveraine del’Assemblée nationale en ces temps-ci laisseront des tracesimpérissables. J’ai semé trop hâtivement, disent les uns… et ilsajoutent&|160;: «&|160;À semaille hâtive, moissontardive&|160;;&|160;» soit, mais j’ai semé… le grain est en terre,tôt ou tard l’avenir récoltera&|160;! ma tâche est accomplie, jepuis mourir. Maintenant, sire, je me résume&|160;; si je ne réussispoint dans ma dernière tentative sur le régent, j’ai recours àvous. L’on vous nommera d’abord capitaine général de Paris… ce seravotre premier pas vers le trône… ensuite nous aviserons à conduirela chose à bonne fin, selon notre devise.

–&|160;Mes premières paroles, en entrant cheztoi, ont été&|160;: – Marcel, je veux être roi des Français.J’avais mon projet&|160;; j’y renonce pour me ranger au tien, – ditCharles-le-Mauvais en reprenant sa chape. – Tu es un de ces hommesinflexibles que l’on ne convainc pas plus que l’on ne les corrompt.Je ne chercherai pas à te faire revenir de tes préventions contremoi, ou à acheter ton alliance. Si dangereuse qu’elle puisse êtrepour moi, je l’accepte telle que tu me l’offres&|160;; je retourneà Saint-Denis attendre l’événement&|160;; dans le cas où maprésence serait nécessaire à Paris, écris-moi et j’arrive. Je tedemande un secret absolu sur notre entrevue.

–&|160;Ce secret… nos intérêts communsl’exigent.

–&|160;Adieu, Marcel.

–&|160;Adieu, sire.

Et le roi de Navarre, s’encapant jusqu’auxyeux, quitta le prévôt des marchands. Celui-ci le suivit du regardet se dit après le départ de Charles-le-Mauvais&|160;: – Nécessitéfatale&|160;! concourir à l’élévation de cet homme&|160;! etpourtant il le faut&|160;! Ce changement de dynastie peut m’aider àsauver la Gaule, si demain le régent trompe ma dernière espérance…Oui, Charles-le-Mauvais, pour usurper et conserver la couronne,entrera forcément dans cette large voie de réformes qui seulespeuvent alléger le poids qui écrase le peuple des villes et surtoutle peuple des champs&|160;! Ô pauvre plèbe rustique&|160;! sipatiente dans ton martyre séculaire&|160;! ô pauvre JacquesBonhomme&|160;! ainsi que t’appelle la noblesse dans son insolentet féroce orgueil, ton jour d’affranchissement approche&|160;! Unipour la première fois dans une cause commune avec la bourgeoisie etle peuple des cités, lorsque tu seras debout et en armes, JacquesBonhomme, comme tes frères des villes, nous verrons si ceCharles-le-Mauvais, si mauvais qu’il soit, osera dévier de la voieoù il faudra bien qu’il marche&|160;! – À ce moment une clocheayant sonné, Marcel tressaillit et ajouta&|160;: – J’aurai à peinele temps de me rendre au couvent des Cordeliers pour préparer nosamis à la mesure de demain… elle est terrible&|160;! mais légitimecomme la loi du talion… loi suprême et nécessaire en ces tempsdésastreux, où la violence ne peut être combattue, vaincue que parla violence&|160;! Ah&|160;! que le sang versé retombe sur ceuxqui, poussant le peuple à bout, ont provoqué ces luttesimpies&|160;!

Et ce disant, le prévôt des marchandsdescendit l’escalier de sa boutique pour aller rejoindre sa femme,sa nièce et Mahiet-l’Avocat, qui, selon le désir de Marcel,soupaient en l’attendant.

*

**

Guillaume Caillet, après s’être reposé dans lademeure de Rufin-Brise-Pot, l’avait accompagné au couvent desCordeliers, où se pressait une foule avide d’entendre le prévôt desmarchands. Les Cordeliers, ordre monacal pauvre, jalousantprofondément les autres ordres et le haut clergé, si splendidementdotés, s’étaient rangés du parti de la ville contre la cour&|160;;la grande salle de leur couvent servait habituellement de lieu deréunion aux assemblées populaires. Rufin, connaissant le frèreportier, obtint pour lui et pour son compagnon la permissiond’attendre Marcel dans le réfectoire, qu’il devait traverser avantde se rendre dans la salle où il devait haranguer le peuple. Cettesalle immense, aux murailles et aux voûtes de pierre, seulementéclairée par deux lampes brûlant sur une sorte de tribune placée àl’une de ses extrémités, déjà s’encombrait d’une foule impatientedont les premiers rangs étaient seuls vivement éclairés&|160;; lesautres, selon qu’ils s’éloignaient de plus en plus de la lumineuseestrade, restaient dans une demi-obscurité qui, à l’autre bout dela salle, se changeait presque en ténèbres. L’auditoire secomposait de bourgeois et d’artisans dont un grand nombre portaientdes chaperons mi-partie rouges et bleus, couleurs adoptées par leparti populaire, et des agrafes ayant pour devise ces mots&|160;:À bonne fin&|160;!

Les deux enterrements qui avaient eu lieudurant le jour, et dont le contraste et la signification étaient siévidents, servaient de texte aux entretiens de la réunion bruyanteet animée&|160;; les esprits les moins clairvoyants pressentaientl’imminence d’une crise décisive et d’un conflit inévitable entrele parti de la cour et le parti populaire, représentés, l’un par lerégent, l’autre par le prévôt des marchands. Aussi, l’arrivée de cedernier était-elle attendue avec autant d’impatience que d’anxiété.Au bout de peu d’instants, il entra par une porte pratiquée près dela tribune, et accompagné de plusieurs échevins, parmi lesquels setrouvait Jean Maillart&|160;; puis venaient Mahiet-l’Avocat,Rufin-Brise-Pot et Guillaume Caillet. Ce dernier s’était assezlonguement entretenu avec Mahiet et le prévôt des marchands avantleur entrée dans la grand’salle. Des acclamations enthousiastessaluèrent l’arrivée de Marcel et des échevins&|160;; il monta surl’estrade, au pied de laquelle resta Maillart&|160;; les autreséchevins s’assirent non loin de Marcel, qui bientôt s’exprima de lasorte au milieu du profond silence qui se fit peu à peu&|160;:

–&|160;Mes amis, le moment est grave&|160;:pas de découragement&|160;; mais plus d’illusion. Le régent et lacour ont jeté le masque&|160;! Ce matin, à notre protestationsolennelle contre l’arrêt inique et sanglant qui, au mépris deslois, a frappé Perrin Macé, la cour a répondu en suivant le convoide Jean Baillet&|160;; c’est un défi… Acceptons le défi&|160;!

–&|160;Oui&|160;! oui&|160;! – s’écria lafoule&|160;; – le régent et ses courtisans ne nous feront pasreculer&|160;!

–&|160;Un moment effrayé par l’énergie del’Assemblée nationale, le régent avait accordé, jurél’accomplissement des réformes&|160;! Les députés des villes de laGaule, réunis à Paris en États-généraux, devaient, avec le loyalconcours du régent, régir sagement, paternellement, le pays toutentier, comme les magistrats des communes régissent les cités.Ainsi, plus de tyrannie royale et féodale, plus de prodigalitésruineuses, plus de fausse monnaie, plus de justice vénale, plusd’impôts immodérés, plus de taxes arbitraires, plus d’exactionspillardes au nom du roi et des princes, plus d’odieux privilègespour l’Église et pour la noblesse&|160;; enfin, plus de ces droitsseigneuriaux infâmes, horribles, qui soulèvent le cœur et révoltentla raison. Oui, voilà ce que nous voulions&|160;; mais, décidément,le régent et la cour ne le veulent pas&|160;!…

–&|160;Sang et tuerie&|160;! il faudra bienqu’ils le veuillent&|160;! – s’écria Maillart d’une voix tonnanteen se dressant sur son siège et gesticulant&|160;; – sinon, nousles massacrerons tous, depuis le régent jusqu’au dernier de sescourtisans&|160;! Pas de criminelle faiblesse&|160;! à mort lestraîtres&|160;! aux armes&|160;!

Grand nombre de voix dans la fouleapplaudirent à l’exaltation des paroles de Maillart&|160;; etl’homme au chaperon fourré, qui se trouvait à cette réunion ainsiqu’il s’était trouvé le matin au convoi de Perrin Macé, allaitdisant de groupe en groupe&|160;: – Hein&|160;? mes amis, quelintrépide que maître Maillart&|160;! il ne parle que de sang et demassacre&|160;! Maître Marcel, au contraire, semble toujourscraindre de se compromettre. Cela ne m’étonne point&|160;; car l’ondit qu’il a secrètement embrassé le parti de la cour.

–&|160;Lui… Marcel… trahir le peuple deParis&|160;!… – répondirent plusieurs voix&|160;; – vous radotez,bonhomme&|160;!

–&|160;Enfin, mes amis, tenez, voyez&|160;;Marcel se tait et ne répond pas à l’appel aux armes si bravementjeté par maître Maillart.

–&|160;Hé&|160;! comment voulez-vous queMarcel parle au milieu de ce bruit&|160;? On ne l’aurait pasentendu&|160;! et nous tenons à l’entendre. Mais silence&|160;! ilparle&|160;; écoutons&|160;!

–&|160;Pas de criminelle faiblesse, vous a ditmon vieil ami Maillart, – reprit Marcel. – Il a raison&|160;; maisaussi pas de vengeance aveugle&|160;!… Aux armes&|160;! vous aencore dit Maillart dans sa bouillante ardeur. Ah&|160;! il faudraque bientôt peut-être ce cri&|160;: Aux armes&|160;! cri suprême del’opprimé réduit à en appeler à la force, éclate d’un bout àl’autre de la Gaule&|160;; et dans les villes et dans lescampagnes&|160;!

–&|160;Eh&|160;! que nous importent lescampagnes&|160;? – s’écria Maillart. – Faisons nos affairesnous-mêmes, pour nous-mêmes&|160;; et vite et tôt retroussons nosmanches et frappons sans pitié&|160;!

–&|160;Ami, ton courage t’emporte, – ditMarcel à Maillart avec un accent de reproche cordial. – Est-ce quele bonheur et la liberté doivent être le privilège dequelques-uns&|160;? est-ce que nous autres, bourgeois et artisansdes cités, nous sommes le peuple entier&|160;? est-ce qu’il n’y apas des millions de serfs, de vassaux, de vilains, abandonnés sansmerci au pouvoir féodal&|160;? Et de ces malheureux, qui prendsouci&|160;? Personne&|160;! Qui représente leurs intérêts auxÉtats-généraux&|160;? Personne&|160;!… – Mais se retournant versGuillaume Caillet, qui, à l’écart et dans l’ombre, écoutaitattentivement le prévôt des marchands, il désigna le vieux paysanaux regards de l’auditoire et ajouta&|160;: – Je me trompe&|160;!…Les serfs, en ce jour, sont ici représentés. Contemplez cevieillard, et écoutez-moi…

Tous les yeux se tournèrent vers Guillaume,qui, dans sa timidité rustique, baissa la tête&|160;; Marcelcontinua&|160;:

–&|160;Écoutez-moi&|160;! et votre cœur, commele mien, bondira d’indignation&|160;; comme moi, vouscrierez&|160;: Justice et vengeance&|160;! L’histoire de ce vassalest celle de tous nos frères des campagnes.

Cet homme avait une fille, la seuleconsolation de ses misères&|160;; le nom de cette enfant, aussibelle que sage, vous dira sa candeur&|160;: on l’appelaitAveline-qui-jamais-n’a-menti. Elle fut fiancée à un garçonmeunier, vassal comme elle&|160;; lui, à cause de sa douceur, onl’appelait Mazurec-l’Agnelet. Le jour de leur mariage estfixé… Mais de nos jours, oui, de nos jours, à l’heure que je vousparle, la première nuit de noces de l’épousée appartient à sonseigneur… Ils appellent cela le droit de prémices…

–&|160;C’est une honte&|160;! – s’écria lafoule dans son indignation furieuse, – une exécrablehonte&|160;!

–&|160;Et de cette honte exécrable, nesommes-nous pas complices en laissant nos frères la subir&|160;? –s’écria Marcel d’une voix tonnante qui domina les frémissementscourroucés de la foule. Puis il reprit, au milieu d’un profondsilence&|160;: – Les seigneurs, si la mariée est laide ou s’ilssont las de violenter leurs vassales, se montrent bonsprinces&|160;: l’époux leur donne de l’argent, et il échappe àl’ignominie. Guillaume Caillet, c’est le nom du père de l’épousée,cet homme qui est là, que vous voyez, veut soustraire sa fille à lahonte&|160;; le bailli, en l’absence du seigneur, consentait aurachat du droit de prémices. Guillaume vend son unique bien&|160;:sa vache nourricière, et en remet le prix à Mazurec, qui, toutheureux, se rend au château pour redimer l’honneur de sa femme. Unchevalier passait d’aventure sur la route&|160;; il dévalise levassal. Celui-ci, arrivant éploré au manoir, reconnaît son voleurparmi les hôtes de son seigneur, récemment de retour&|160;; levassal lui demande grâce pour sa femme et justice contre sonlarron. «&|160;– Ah&|160;! ta fiancée, dit-on, est jolie, et tuaccuses de larcin un de mes nobles hôtes, – reprend le seigneur. –Je mettrai ta fiancée dans mon lit&|160;; et tu seras puni de mortcomme diffamateur d’un chevalier…&|160;» – Ce n’est pas tout…attendez&|160;! – s’écria Marcel en comprimant du geste unenouvelle explosion de la foule, de plus en plus indignée. – Levassal, désespéré, injurie son seigneur&|160;; on jette le vassalen prison, c’est la coutume&|160;; on traîne la fiancée au château…Elle résiste à son seigneur… il peut la garrotter et lavioler&|160;; le fait-il&|160;? Non. Cela vous étonne&|160;?Écoutez encore… Il s’agit de donner une éclatante leçon à JacquesBonhomme&|160;; de violer sa femme, non plus seulement au nom dudroit du plus fort, mais de la violer au nom de la loi, au nom dela justice, au nom de ce qu’il y a de plus sacré en ce monde aprèsDieu&|160;! Le seigneur se donne cette féroce jouissance. Il déposeà la sénéchaussée de Beauvoisis une plainte, entendez-vousbien&|160;? une PLAINTE, CONTRE LA RÉSISTANCE DE SA VASSALE&|160;!Les juges s’assemblent&|160;; un arrêt est rendu au nom du droit,de la justice et de la loi. Cet arrêt, le voici&|160;: «&|160;Leseigneur ayant droit aux prémices de l’épousée sa vassale, il userade son droit sur elle&|160;; l’époux, ayant osé se révolter contrele légitime exercice de ce droit, fera, les mains jointes et àgenoux, amende honorable à son seigneur&|160;! De plus, leditvassal ayant accusé de larcin un noble homme, et celui-ci demandantà prouver son innocence par les armes, nous ordonnons le dueljudiciaire. Le chevalier, selon la loi, se battra armé de toutespièces et à cheval, le serf à pied, armé d’un bâton&|160;; et s’ilest vaincu et qu’il survive, il sera noyé comme diffamateur d’unchevalier.&|160;»

À ces dernières paroles de Marcel, uneexplosion de fureur éclata dans l’auditoire&|160;; GuillaumeCaillet cacha dans ses mains son pâle et sombre visage. Le prévôtdes marchands, dominant le tumulte, continua de la sorte&|160;:

–&|160;La justice a prononcé&|160;;l’arrêt est exécuté. On traîne la vassale garrottée dans le lit deson seigneur&|160;; il la déshonore, et on la rend ensuite à sonépoux. Ce malheureux fait amende honorable à genoux devant sonsuzerain&|160;; puis il va combattre demi-nu le chevalier couvertde fer… L’issue de ce duel, vous la devinez… le vassal, vaincu, estmis dans un sac et jeté à la rivière…

–&|160;Et aujourd’hui, ma fille porte en sonflanc un enfant de son seigneur&|160;! – s’écria Guillaume Caillet,effrayant de haine et de rage, en faisant quelques pas versl’auditoire, frémissant encore d’horreur et d’épouvante. – Quefaudra-t-il en faire de cet enfant, s’il vient au monde,hein&|160;? bourgeois de Paris&|160;? – ajouta le vieux paysan. –Vous avez aussi des femmes, des filles, des sœurs, vousautres&|160;! répondez, que feriez-vous&|160;? Cet enfant de lahonte et du viol, faudra-t-il l’aimer comme l’enfant de ma pauvrefille&|160;? faudra-t-il le haïr comme l’enfant du noble, dubourreau d’Aveline&|160;? et au jour de la naissance du louveteau,lui briser la tête pour qu’il ne devienne pas loup&|160;?

À ces paroles de Guillaume Caillet, personnene répondit. Un morne silence régna dans la foule, et Marcels’écria&|160;:

–&|160;Voilà donc ce qui se passe aux portesde nos cités&|160;! Le peuple des campagnes livré sans pitié à lamerci des seigneurs&|160;! les femmes violées&|160;! les hommes misà mort&|160;! Les vassaux, dans leur désespoir, invoquent-ils lajustice des hommes, suprême espérance des opprimés&|160;? Lajustice, par ses arrêts, consacre le droit de viol, consacre ledroit de meurtre&|160;! Que voulez-vous qu’ils fassent alors, cesvassaux&|160;? dites&|160;? Et si, poussés à bout par la misère,par la rage, répondant à leurs seigneurs par de terriblesreprésailles, ils se vengent, eux et leurs pères, d’un martyre detant de siècles, qui oserait les condamner&|160;?

–&|160;Personne&|160;! – cria la foule, –personne ne les blâmerait&|160;!

–&|160;Ne pas les blâmer, est-ce assez&|160;?Ne sont-ils pas nos frères&|160;? ne sont-ils pas, comme nous, filsde notre mère-patrie&|160;? Ah&|160;! longtemps, trop longtemps,par notre criminelle indifférence, nous avons été complices desbourreaux de tant de victimes&|160;! De notre égoïsme nous portonsaujourd’hui la peine méritée&|160;! Oui, nous avons cru, nousautres habitants des villes, suffire à dompter les seigneurs et laroyauté, à réformer les exécrables abus qui nous écrasent&|160;;voyez ce qui se passe aujourd’hui, sous nos yeux&|160;! Le régentet ses partisans trahissent leurs serments, ruinent nosespérances&|160;; en vain, pour rappeler à ce prince ses promessessacrées, je lui ai demandé audience sur audience, au nom desÉtats-généraux&|160;;… les portes du Louvre m’ont été fermées.L’audace du régent est grande&|160;; mais d’où lui vient-elle,cette audace&|160;? le savez-vous&|160;? De ce que notre pouvoirfinit aux portes de nos villes, là où commence l’exécrable tyranniedes seigneurs&|160;! Quoi&|160;! ils tiennent dans la servitude etla terreur les trois quarts du peuple de la Gaule, qu’ilspressurent jusqu’à la moelle, jusqu’au sang&|160;! et nous, bonnesgens, nous avons cru que la noblesse ne se liguerait pas avec laroyauté pour empêcher l’exécution des lois nouvelles&|160;! Est-ceque ces lois, abolissant d’odieux privilèges, ne tendaient pas àassurer le salut et l’affranchissement du pays tout entier&|160;?est-ce que l’affranchissement du pays ne mettrait pas terme à ladomination de ces fainéants couronnés, mitrés et casqués, quivivent de nos labeurs quotidiens ou des impôts dont ils nousécrasent, nous, bourgeois, artisans ou laboureurs&|160;?Comprendrez-vous enfin que jamais nous n’obtiendrons de réformessincères, durables et fécondes, sans une étroite alliance avec lesgens des campagnes&|160;? Est-ce que si demain, à un signal donné,les serfs se soulevaient en armes contre leurs seigneurs, les gensdes villes contre les officiers royaux, il y aurait au monde unepuissance humaine capable de dominer ce soulèvement de tout unpeuple&|160;? Le régent et quelques milliers de seigneurs etd’hommes d’armes voudraient-ils résister&|160;?… Ils seraientemportés, anéantis, dans cette tempête populaire&|160;; et, le cielredevenu serein, le peuple des Gaules, jadis asservi et déshéritépar la conquête, rentrant en possession de sa liberté, de son sol,verrait s’ouvrir pour lui un avenir de paix, de grandeur et deprospérité sans fin&|160;!… Et cette espérance n’est paschimérique, cet avenir, il dépend de vous de le réaliser, en vousunissant étroitement avec nos frères les paysans&|160;!… Levoulez-vous&|160;?

–&|160;Oui&|160;! oui&|160;! – s’écrièrent leséchevins présents à cette réunion.

–&|160;Oui&|160;! oui&|160;! – répétèrent lesmille voix de la foule avec un enthousiasme impossible àrendre&|160;; – unissons-nous à nos frères des campagnes&|160;!Leur cause est la nôtre&|160;; que notre devise soit aussi laleur&|160;: À bonne fin pour les gens des villes&|160;!À bonne fin pour les paysans&|160;!

–&|160;Viens, pauvre martyr&|160;! – s’écriaMarcel les yeux baignés de larmes, en pressant contre sa poitrineGuillaume Caillet, non moins ému que le prévôt des marchands, –viens&|160;! J’en prends à témoin le ciel et ces cris échappés detant de cœurs généreux apitoyés par le récit des tortures de tafamille… viens… elle est conclue, en ce jour solennel,l’indissoluble alliance de tous les enfants de notremère-patrie&|160;! Unissons-nous contre l’ennemi commun&|160;!Artisans, bourgeois et paysans, ici, jurons-le&|160;: Tous pourchacun&|160;; chacun pour tous&|160;! et à bonne fin la bonnecause&|160;!

Ô fils de Joel&|160;! moi, Mahiet-l’Avocat,qui écris cette légende, jamais je n’oublierai l’élan sublime, lesaint enthousiasme de la foule à la vue du prévôt des marchands,vêtu de la robe magistrale, serrant dans ses bras le serf aux mainscalleuses et vêtu de haillons&|160;! Et moi, je me disais&|160;:«&|160;– La voilà donc à jamais cimentée cette alliance siardemment désirée par Fergan, notre aïeul&|160;; cettealliance qui peut seule mesurer l’affranchissement de laGaule&|160;! Va-t-il enfin se lever ce beau jour prédit parVictoria-la-Grande&|160;?…&|160;»

Guillaume, profondément surpris et touché dece qu’il voyait et entendait, se sentit, malgré sa rudesseénergique, prêt à défaillir&|160;; il fut obligé de s’adosser aumur, tandis que Marcel s’écriait&|160;:

–&|160;Mes amis, que tous ceux qui veulentmener la bonne cause à bonne fin se trouvent demain matin en armessur la place de l’église Saint-Éloi&|160;; vous ne m’y attendrezpas longtemps, et je vous ferai part de ma résolution.

–&|160;Compte sur nous, Marcel&|160;! – criala foule&|160;; – nous serons tous au rendez-vous&|160;! – Nous tesuivrons les yeux fermés&|160;! – Vive Marcel&|160;! – Vivent lespaysans&|160;! – À bonne fin&|160;! à bonne fin&|160;!

Et la foule sortit en tumulte de lagrand’salle du couvent des Cordeliers.

–&|160;Voyez-vous, mes compères, à quel pointce Marcel se défie du bon peuple de Paris&|160;! – dit l’homme auchaperon fourré à plusieurs citadins qui, comme lui, quittaient lasalle. – L’avez-vous entendu&|160;? J’en crois à peine mesoreilles&|160;!…

–&|160;Quoi&|160;! qu’a-t-il dit&|160;?

–&|160;Comment&|160;! il appelle à son secoursles manants&|160;! les rustres des campagnes&|160;! Ne sommes-nousdonc pas assez vaillants pour faire nous-mêmes nos affaires sansl’appui de messire Jacques Bonhomme&|160;? Vraiment, maître Marceln’a jamais montré plus ouvertement tout le mépris qu’il a pournous&|160;! Ah&|160;! maître Jean Maillart est bien autrement amidu peuple&|160;!

*

**

Le soleil est depuis longtemps levé. Lerégent, qui, récemment et pour cause, est venu habiter la tour duLouvre, a quitté son lit, placé au fond de sa vaste chambre àsolives peintes et dorées, aux tentures magnifiques&|160;; deriches fourrures couvrent le plancher. Quelques favoris ontl’insigne honneur d’assister au lever de ce mièvre et sournoisjouvenceau qui règne sur la Gaule. L’un de ces courtisans, leseigneur de Norville, jaloux de l’emploi des serviteurs du prince,s’est agenouillé à ses pieds et lui chausse ses souliers, à longuespointes recourbées&|160;; tandis que le régent, assis au bord de sacouche, la tête baissée, soucieux, pensif et faisant, selon sonhabitude, tourner ses pouces, se laisse machinalement chausser.Hugues, sire de Conflans, maréchal de Normandie, l’ordonnateur dela mutilation et du supplice de Perrin Macé, s’entretient à voixbasse dans l’embrasure d’une fenêtre avec Robert, maréchal deChampagne, autre conseiller du prince. Celui-ci, après avoirpendant quelque temps encore regardé ses pouces tourner, lève latête&|160;; et, de sa voix grêle, appelant le maréchal deNormandie, lui dit&|160;: – Hugues, à quelle heure ferme-t-on lebarrage de la Seine au-dessous de la poterne qui conduit au bord dela rivière&|160;?

–&|160;Sire, le barrage est fermé à la tombéedu jour. – Et le maréchal ajouta avec un ricanementsardonique&|160;: – C’est l’ordre de Marcel&|160;!

–&|160;De sorte que, la nuit venue, aucunbateau ne peut sortir de Paris&|160;?

–&|160;Non, sire&|160;; la nuit venue,personne ne peut sortir de Paris ni par eau ni par terre&|160;;toujours par ordre de Marcel.

–&|160;En ce cas, – reprit le régent sansregarder son interlocuteur et après avoir réfléchi pendant quelquesinstants, – tu te procureras ce matin un bateau&|160;; tu le ferasamarrer sur la rive en dehors du barrage, à peu de distance de lapoterne où aboutit le petit escalier de la tour. Toi et Robert, –ajouta le régent en désignant du geste le maréchal de Champagne, –vous vous tiendrez prêts à m’accompagner lorsque la nuit seravenue.

Les deux favoris restèrent un moment muets desurprise&|160;; puis le maréchal s’écria&|160;: – Quoi&|160;! sire,vous songeriez à quitter Paris de nuit et furtivement&|160;? vouslaisseriez ainsi la place à ce misérable Marcel&|160;? Eh&|160;!mordieu&|160;! si cet insolent bourgeois vous gêne, sire, suivez leconseil que je vous ai donné tant de fois&|160;! Faites pendre leMarcel et son échevinage, comme j’ai fait pendre Perrin Macé&|160;!Cette exécution a-t-elle soulevé les Parisiens&|160;? Non, pas unde ces musards n’a osé broncher&|160;; ils se sont couardementcontentés de se rendre en masse aux funérailles du pendu&|160;! Jevous le répète, sire, chargez-moi de vous débarrasser de Marcelainsi que de sa bande&|160;; et tout sera dit.

–&|160;Il y a entre autres croquants à pendrehaut et court, – ajouta le maréchal de Champagne, – un certainMaillart qui ne tarit point en propos violents et meurtriers contrela cour&|160;!

–&|160;Maillart&|160;! – dit vivement lerégent en attachant sur ses courtisans son regard morne et faux, –qu’on ne touche pas à un cheveu de la tête de Maillart&|160;!

–&|160;Soit, sire, – répondit le maréchal deNormandie assez surpris des paroles du prince, – épargnezMaillart&|160;; mais, pour Dieu&|160;! que ces autres insolentsmeneurs des États-généraux soient mis à mort, et Marcel le premierde tous&|160;!

–&|160;Hugues, – répondit le prince en selevant pour endosser sa robe, que le seigneur de Norvilles’empressa d’offrir à son maître après l’avoir chaussé, – que lebateau soit, selon mes ordres, préparé pour ce soir.

–&|160;Quoi, sire&|160;! – s’écria le maréchalpresque courroucé, – vous n’écoutez pas mes avis&|160;! prenezgarde… votre clémence pour ces vils bourgeois vousperdra&|160;!

–&|160;Ma clémence&|160;! – reprit le jeuneprince en jetant sur le maréchal un regard d’une expressiontellement sinistre que le courtisan, comprenant la secrète penséede son maître, répondit&|160;: – Si vous êtes décidé à faireprompte justice de cette insolente bourgeoisie, pourquoi tanttarder, sire&|160;?

–&|160;Oh&|160;! oh&|160;! pourquoi&|160;? –dit le jeune prince en hochant la tête&|160;; puis, restant denouveau pensif, il reprit après quelques moments de silence&|160;:– Que ce soir le bateau soit prêt&|160;!

Les favoris du régent connaissaient trop saténacité indomptable et sa profonde dissimulation pour essayerd’obtenir de lui qu’il s’expliquât plus clairement&|160;; cependantle maréchal de Normandie allait de nouveau reprendre la parolelorsqu’un des officiers du palais entra et dit&|160;: – Sire, leseigneur de Nointel et le chevalier de Chaumontel demandent à êtreintroduits pour prendre congé de vous, faveur que vous leur avezaccordée hier.

Le régent ayant fait un signe de têteaffirmatif, Conrad de Nointel et son ami entrèrent dans la chambreroyale et s’inclinèrent respectueusement devant le prince. Lesfatigues de la guerre n’avaient en rien altéré la santé des deuxchevaliers, revenus de la bataille de Poitiers sans la plus légèreblessure&|160;; tous deux avaient des premiers lâchement tournébride à la tête de la noblesse&|160;; et le fiancé de la belleGloriande de Chivry ne ramenait point les dix prisonniers anglaisque la noble demoiselle voulait voir conduits enchaînés à sespieds, comme gage de la vaillance de son futur époux.

–&|160;Ainsi donc, Conrad de Nointel, tuquittes déjà notre cour pour retourner dans ta seigneurie&|160;? –dit le régent. – Nous espérons te revoir en de meilleurstemps&|160;; nous aimons toujours à compter un Neroweg parmi nosfidèles, car ta famille est, dit-on, aussi ancienne que celle despremiers rois franks qui ont conquis cette terre des Gaules…N’as-tu pas un frère aîné&|160;?

–&|160;Oui, sire&|160;; la branche aînée de mafamille habite, en Auvergne, ses domaines qu’elle doit à l’épée demes aïeux, compagnons de guerre de Clovis. Mon père avait quittéson château de Ploërmel, situé près de Nantes, pour venir habiterNointel, qui lui était échu en héritage de ma mère. Il préférait levoisinage de Paris et de la cour au voisinage de la sauvageBretagne&|160;! Je suis de l’avis de mon père, et jamais je nemettrai les pieds dans les lointains domaines qui sont régis parmes baillis.

–&|160;J’espère que tu tiendras ta promesse,car l’illustre antiquité de ta race me rend plus jaloux encore dete conserver à ma cour.

–&|160;Sire, j’y reviendrai pour un doublemotif, car voir la cour est le plus grand désir de la damoiselle deChivry, ma fiancée&|160;; c’est pour aller l’épouser que j’ai hâtede quitter Paris&|160;; puis aussi pour recueillir l’argentnécessaire à notre rançon.

–&|160;Quoi&|160;! vous avez été tous deuxprisonniers des Anglais&|160;?

–&|160;Oui, sire, – reprit le chevalier deChaumontel&|160;; – mais comme je ne possède que mon casque et monépée, Conrad, en loyal frère d’armes, se charge de payer pourmoi…

–&|160;Les Anglais vous ont donc laisséslibres sur parole&|160;?

–&|160;Oui, sire, – répondit Conrad deNointel, – j’ai été pris par les hommes du duc de Norfolk&|160;; ila mis notre rançon au prix de six mille florins. «&|160;Soit, duc,– lui ai-je dit&|160;; – mais, si tu me gardes ici, jamais monbailli ne pourra obtenir de mes vassaux une somme siconsidérable&|160;; pour l’arracher à ces vilains, il faut la mainvigoureuse de leur seigneur. Laisse-moi donc retourner dans mesdomaines, et je te jure ma foi de catholique et de chevalier que jete rapporterai les six mille florins de ma rançon.&|160;»

–&|160;Et l’Anglais a accepté&|160;?

–&|160;Sans hésitation, sire, et apprenant quema seigneurie était située dans le Beauvoisis, il m’a dit&|160;: –«&|160;J’ai un certain bâtard, nommé le capitaine Griffith, qui batdepuis longtemps les environs du Beauvoisis avec sabande.&|160;»

–&|160;Il est vrai, – dit l’un descourtisans&|160;; – mais heureusement les châteaux fortifiés desseigneurs sont à l’abri des ravages de ce chef d’aventuriers&|160;;car il met, depuis deux mois, le pays plat à feu et à sang&|160;!On dit que c’est lamentable&|160;!

–&|160;Eh bien&|160;! – reprit le régent avecun sourire cruel, – que les bourgeois, qui prétendent gouverner ànotre place, fassent cesser ces désastres&|160;! – Puis s’adressantau seigneur de Nointel&|160;: – Continue et apprends-nous ce que cecapitaine aventurier a de commun avec ta rançon&|160;!

–&|160;Sire, c’est à ce Griffith que je doisremettre le prix de mon rachat, ainsi qu’une lettre que m’a donnéepour lui le duc de Norfolk, et…

Le maréchal de Normandie, prêtant l’oreille ducôté de la fenêtre, interrompit Conrad de Nointel en disant&|160;:– Quel est ce bruit&|160;?… il me semble entendre des rumeurslointaines.

–&|160;Des rumeurs&|160;! – s’écria leseigneur de Norville en regardant le régent d’un airrespectueusement courroucé, – quels audacieux se permettraient depousser des rumeurs aux abords du palais du roi, notre souverainmaître&|160;!

–&|160;Ce ne sont plus des rumeurs, mais descris menaçants, – ajouta vivement le maréchal de Champagne encourant à la porte qu’il ouvrit, et aussitôt une bouffée declameurs furieuses pénétra dans la chambre royale&|160;; presque enmême temps un des officiers du palais, accourant du fond d’unelongue galerie, pâle et épouvanté, s’écria en se précipitant dansl’appartement&|160;: – Sire, fuyez&|160;! le peuple de Parisenvahit le Louvre&|160;! vos gardes sont désarmés&|160;! fuyez,sire&|160;! il en est temps encore&|160;! fuyez&|160;!

–&|160;À moi, mes amis&|160;!… – s’écria lerégent, blême de terreur, en se réfugiant sur son lit et tâchant dese cacher dans les rideaux, – défendez-moi… ces scélérats enveulent à ma vie.

Au premier signal du danger, les maréchaux deNormandie et de Champagne, ainsi que quelques autres courtisans,avaient résolûment mis l’épée à la main&|160;; Conrad de Nointel etson ami le chevalier de Chaumontel, d’une vaillance toujourstempérée par une extrême prudence, cherchèrent des yeux une issueprotectrice, tandis que le seigneur de Norville, sautant sur lelit, tâchait de se cacher sous le même rideau que le régent, ens’écriant&|160;: – Je n’abandonne pas mon maître. – Soudain uneseconde porte, faisant face à celle de la galerie, s’ouvrit, et ungrand nombre d’officiers du palais, de prélats et de seigneurs,entrèrent précipitamment&|160;; ils avaient jusqu’alors attendudans une salle voisine le lever du régent, et ils accouraientéperdus en criant&|160;: – Le Louvre est envahi par lepeuple&|160;!… Marcel est à la tête d’une bande demeurtriers&|160;! Sauvez le régent&|160;!

Presque au même instant les courtisans virentapparaître au fond de la galerie aboutissant à la chambre royale,Marcel accompagné d’une foule compacte armée de piques, de hacheset de coutelas. Ces hommes, bourgeois ou artisans de Paris, nepoussaient plus aucun cri&|160;; l’on n’entendait que lepiétinement de leurs pas sur les dalles de la galerie. Le silencede cette foule armée semblait plus redoutable que les clameursqu’elle poussait naguère. À sa tête s’avançait le prévôt desmarchands, calme, grave et résolu&|160;; un peu derrière luimarchaient Guillaume Caillet armé d’une pique, Rufin-Brise-Pottenant une masse d’armes, et Mahiet-l’Avocat l’épée à la main.Pendant le peu d’instants que Marcel mit à traverser la galerie,ces courtisans éperdus tinrent à mots rompus une sorte deconseil&|160;; mais aucun de ces avis confus et précipités neprévalut&|160;; le régent resta caché dans les rideaux de son lit,ainsi que le seigneur de Norville&|160;; la majorité descourtisans, pâles et tremblants, mais que le respect humainempêchait de fuir, se pressèrent dans la partie la plus reculée dela chambre, tandis que Conrad de Nointel et son ami, moinsscrupuleux, ayant trouvé moyen de se rapprocher de la seconde portequi donnait sur un autre appartement, s’esquivèrent prudemment.

Marcel, en se présentant au seuil de lachambre royale, ne trouva prêts à en défendre l’accès que les deuxmaréchaux l’épée à la main. Mais, en ce moment suprême, soit quel’aspect du prévôt des marchands leur en imposât, soit qu’ilsreconnussent l’inutilité d’une lutte mortelle pour eux, ilsabaissèrent leurs épées.

–&|160;Où est le régent&|160;? – demandaMarcel d’une voix haute et ferme, – je désire lui parler&|160;; iln’a rien à craindre de nous.

L’accent du prévôt des marchands était sisincère, la loyauté de sa parole si généralement reconnue, même parses ennemis, que, cédant à la fois à un sentiment de dignité royaleet à la confiance que lui inspirait la promesse de Marcel, le jeuneprince sortit de derrière ses rideaux, enhardi d’ailleurs par laprésence des gens de cour et par l’attitude en apparence impassibledes gens armés qui venaient d’envahir le Louvre&|160;:

–&|160;Me voici, – dit le régent en faisantquelques pas à la rencontre de Marcel, et pouvant à peine, malgrésa profonde dissimulation, cacher la colère qui succédait chez luià l’épouvante&|160;; – que me veut-on&|160;?

Marcel se retourna vers les hommes armés dontil était suivi, leur demanda du geste et du regard de restersilencieux et de ne pas dépasser la porte de la chambre royale oùil entra seul&|160;; le régent, après s’être consulté pendantquelques instants à voix basse avec ses courtisans, reprit d’unevoix de plus en plus rassurée en s’adressant au prévôt desmarchands&|160;: – Ton audace est grande&|160;!… entrer en armesdans mon palais&|160;!…

–&|160;Sire&|160;! depuis longtemps je vous aien vain demandé par lettres une audience&|160;; j’ai dû forcer vosportes pour vous faire entendre, au nom du pays, un langage d’unesincérité sévère…

–&|160;Finissons, – dit le régent avecimpatience. – Que veux-tu&|160;?

–&|160;Sire&|160;! d’abord l’accomplissementloyal des ordonnances de réformes que vous avez signées etpromulguées. Ces réformes peuvent seules sauver le pays…

–&|160;On t’appelle le roi de Paris, –répondit le régent avec un sourire amer et sardonique. – Ehbien&|160;! règne… sauve le pays&|160;!… N’es-tu pastout-puissant&|160;?

–&|160;Sire&|160;! la voix de l’Assembléenationale a été écoutée à Paris et dans quelques grandesvilles&|160;; mais vos partisans et vos officiers, souverains dansleurs seigneuries, ou dans les pays qu’ils gouvernent en votre nom,se liguent pour empêcher l’exécution des lois dont dépend le salutde la Gaule. Il faut qu’un pareil état de choses cesse,promptement, sire… très-promptement&|160;!

Le régent se retourna vers un groupe deprélats et de seigneurs, à la tête desquels se trouvait le maréchalde Normandie, se consulta de nouveau pendant quelques instants aveceux à voix basse&|160;; puis il répondit au prévôt des marchandsd’un ton hautain&|160;: – Sont-ce là toutes tesdoléances&|160;?

–&|160;Ce ne sont point, sire, desdoléances&|160;; ce sont d’impérieux avertissements.

–&|160;Que demandes-tu encore&|160;?

–&|160;Un acte de justice et de réparation,sire&|160;: Perrin Macé, bourgeois de Paris, a été mutilé, puis misà mort, au mépris du droit et des lois, par l’ordre de l’un de voscourtisans… Il faut, sire, que celui-là qui a fait supplicier uninnocent soit condamné au supplice qu’a subi sa victime&|160;!

–&|160;Par la croix du Sauveur&|160;! –s’écria le régent, – tu oses venir me demander ici la condamnationdu maréchal de Normandie, le meilleur de mes amis&|160;!

–&|160;Le pire de vos ennemis, sire&|160;! Cethomme vous perd par ses détestables conseils.

–&|160;Quoi&|160;! impudent coquin&|160;! –s’écria le maréchal de Normandie furieux, en menaçant Marcel de sonépée, – tu as l’audace de…

–&|160;Pas un mot de plus, – reprit le régenten interrompant son favori et abaissant d’un geste l’épée dont ilmenaçait Marcel, – c’est à moi de répondre ici&|160;; et jerépondrai à maître Marcel de sortir de céans et sur l’heure.

–&|160;Sire, – répondit le prévôt desmarchands avec une sorte de commisération protectrice, – vous êtesjeune, et j’ai les cheveux gris… votre âge est impétueux, le mienest calme… donc, je vous en conjure au nom du pays, au nom de votrecouronne, accomplissez loyalement vos promesses&|160;; et, sipénible qu’elle vous semble, accordez la réparation que je vousdemande au nom de la justice. Prouvez ainsi que, lorsque la loi estaudacieusement violée, vous punissez le coupable, quel que soit sonrang… Sire, croyez-moi, il est temps pour vous, plus que temps,d’écouter enfin la voix de l’équité&|160;!…

–&|160;Et moi, je te dis, maître Marcel, –s’écria le prince, furieux, – qu’il est temps, plus que temps, demettre terme à tes insolentes requêtes&|160;! Sors d’ici àl’instant&|160;!…

–&|160;Oui, hors d’ici ce manant rebelle à sonroi&|160;! – s’écrièrent les courtisans, rassurés et trompés, commele régent, par l’attitude des gens armés dont Marcel étaitaccompagné, et qui demeuraient immobiles et muets&|160;; aussi,s’adressant à eux, le maréchal de Normandie s’écria&|160;:

–&|160;Et vous, bonnes gens de Paris, quimaintenant regrettez, je le vois, la criminelle démarche où cetendiablé rebelle vous a entraînés malgré vous, joignez vous à nous,les vrais amis de votre roi, pour punir la trahison de ce misérableMarcel…

Le prévôt des marchands étouffa un soupir deregret, se recula de deux pas pour se mettre hors d’atteinte del’épée dont le maréchal le menaçait, se retourna vers ses hommes etleur dit&|160;: – Faites ce pourquoi vous êtes venus[14].

À ces mots, les hommes armés, jusqu’alorsfidèles aux recommandations de Marcel, se dédommagèrent de leursilence et de leur contrainte prolongée par une explosion de crisindignés, menaçants, qui frappèrent de stupeur et d’épouvante lerégent et ses courtisans. Rufin-Brise-Pot s’élança sur le maréchalde Normandie et le saisit au collet en lui disant&|160;: – Tu asfait mutiler et pendre Perrin Macé&|160;; tu seras à ton tourpendu&|160;!… Viens, ta potence est préparée…

–&|160;Tiens, truand&|160;! – répondit lemaréchal en portant à l’écolier un coup d’épée qui lui traversa lebras gauche&|160;; – la corde qui doit me pendre n’est pas encoretressée.

–&|160;Non&|160;; mais le fer qui t’assommeraest forgé, mon noble homme&|160;! – répondit l’écolier en assénantsur la tête du maréchal un furieux coup de masse d’armes. – Onm’appelait Rufin-Brise-Pot&|160;; par Jupiter&|160;! on m’appelleraRufin-Brise-Tête&|160;!…

L’écolier disait vrai&|160;: le crâne dumaréchal éclata&|160;; et il expira en tombant aux pieds du régent,dont il ensanglanta la robe. Durant le tumulte qui suivit cesjustes représailles, le maréchal de Champagne s’élança sur Marcel,le poignard à la main&|160;; mais Guillaume Caillet, quijusqu’alors avait cherché d’un œil ardent le sire de Nointel parmila foule brillante, se jeta au devant du prévôt des marchands,prévint Mahiet, qui s’élançait dans la même intention, et le vieuxpaysan plongea sa pique dans le ventre du maréchal en s’écriantavec une joie farouche&|160;: – Et d’un&|160;!… c’est monpremier&|160;!… – Le corps du courtisan roula sur le plancher.Pendant la rapide exécution de ces représailles, les seigneurs etles prélats qui étaient successivement accourus dans la chambreroyale s’enfuirent éperdus par la porte qui leur avait donnéaccès&|160;; et lorsque le régent, qui, défaillant de terreur,venait de s’affaisser sur son lit en cachant sa figure entre sesmains, rouvrit les yeux, il se vit seul avec Marcel, non loin descadavres de ses deux conseillers. Les hommes armés s’étaientlentement retirés dans la galerie, ainsi que Guillaume&|160;; etMahiet s’occupait, près d’une fenêtre, de bander, à l’aide de sonmouchoir, la blessure de l’écolier&|160;; enfin, dépassant l’unedes draperies du lit, derrière lesquelles il s’était jusqu’alorstapi immobile et coi, l’on voyait les pieds du seigneur deNorville, qui n’avait pas même eu la force de fuir.

–&|160;Grâce&|160;! maître Marcel&|160;! –s’écria le régent, livide d’épouvante, en se jetant aux genoux duprévôt des marchands et levant vers lui ses mains suppliantes etses yeux noyés de larmes&|160;; – ne me tuez pas, ayez pitié demoi, mon bon père&|160;!

–&|160;Vous tuer&|160;! – dit Marcelpéniblement ému de ce soupçon et se courbant pour relever lerégent, – vous tuer&|160;! Ah&|160;! que mon nom soit maudit si lapensée d’un pareil crime m’est jamais venue&|160;! Ne craignezrien, sire, et relevez-vous&|160;!

–&|160;Non, bon père&|160;! c’est à genoux queje vous demande pardon d’avoir si longtemps méconnu vos sages aviset écouté de mauvais conseillers. – Puis, éclatant en sanglots, lejeune prince ajouta en se tordant les mains de désespoir&|160;: –Hélas&|160;! mon Dieu&|160;! seul et si jeune, loin de mon pauvrepère, prisonnier… est-ce ma faute si j’ai placé ma confiance dansles hommes dont j’étais entouré&|160;? – Jetant alors les yeux surles cadavres des deux maréchaux, il reprit avec un accent dedouleur déchirante&|160;: – Ah&|160;! les voilà ceux qui m’ontperdu&|160;! Ils m’aimaient, ils m’avaient vu naître&|160;; mais,comme moi, ils étaient aveuglés par l’erreur&|160;!… Ah&|160;! bonpère&|160;! ne me reprochez pas de pleurer sur le sort de cesmalheureux&|160;; ce sont les derniers adieux que je leuradresse&|160;! – Et le régent, toujours agenouillé, s’affaissa surlui-même, cacha sa figure dans ses mains et continua desangloter.

Marcel, depuis longtemps, connaissait parexpérience la profonde duplicité du régent, duplicité presqueincroyable dans un âge si tendre&|160;; cependant, la sincérité del’accent de ce jeune homme, ses prières touchantes, ses pleurs, lesregrets qu’il ne craignait pas de témoigner au sujet de la mort deses deux conseillers, tout fit penser au prévôt des marchands quele prince, effrayé des terribles représailles accomplies sous sesyeux, se reprochait amèrement ses erreurs, et qu’enfin, convaincuque son intérêt surtout lui commandait de rompre avec un passéfuneste, il voulait fermement marcher dans la bonne voie. AussiMarcel, se félicitant de cet heureux changement, dit tout bas àMahiet&|160;: – Fais retirer nos gens de la galerie&|160;; qu’ilssortent du palais et aillent s’assembler avec le peuple sous lagrande fenêtre du Louvre&|160;; toi et Rufin, restez près de moi.Je vais emmener le régent hors de cette chambre&|160;: la vue deces deux cadavres lui est trop pénible.

Mahiet et l’écolier exécutèrent les ordres duprévôt des marchands. Le régent, affaissé sur lui-même, continuaitde sangloter&|160;; le seigneur de Norville sortit de sa cachettesans être remarqué du prince et, s’approchant sur la pointe dupied, lui dit&|160;: – Sire, le plus fidèle de vos serviteurs estglorieux d’avoir bravé mille morts plutôt que de vous laisser seulavec ces rebelles scélérats&|160;; souffrez, noble et cher maître,que je vous aide à vous relever.

Le régent obéit machinalement, et,s’apercevant que Marcel, occupé de donner ses instructions à Mahietet à Rufin, ne pouvait ni le voir ni l’entendre, il dit tout bas àNorville&|160;: – Ne me quitte pas, épie le moment où je pourrai teparler sans être vu de personne. – Remarquant alors que Marcel serapprochait de lui, tandis que l’avocat et l’écolier sortaient dela chambre, le régent, poussant un sanglot lamentable, se tournavers les cadavres des deux maréchaux et murmura d’une voixétouffée&|160;: – Adieu, ô vous qui m’aimiez et de qui j’ai partagéles funestes erreurs… Adieu&|160;! une dernière fois, adieu…

–&|160;Venez, sire, venez&|160;! – dit Marcelavec douceur en emmenant le régent dans la galerie&|160;; – venez,appuyez-vous sur moi&|160;!

Le seigneur de Norville suivit le prince,qu’il couvait de l’œil, et dit à demi-voix au prévôt desmarchands&|160;: – Ah&|160;! maître Marcel, soyez le protecteur, letuteur de mon pauvre jeune maître… il a toujours eu un grand fondsde tendresse pour vous&|160;!

–&|160;Maintenant, sire, deux mots, – ditMarcel au régent lorsqu’ils eurent fait quelques pas. – Je crois àvos promesses… je crois à la salutaire influence du terribleexemple dont vous avez été témoin&|160;!… Ah&|160;! ce sont là dedouloureuses extrémités&|160;; mais la violence engendre fatalementla violence&|160;!… Il dépend de vous, sire, que de pareillesreprésailles ne se renouvellent plus… Donnez le premier l’exemplede votre respect pour la loi&|160;; faites qu’elle règne, et non laforce. Tous alors en appelleront à la loi au lieu d’en appeler à laforce, dernier recours des hommes lorsqu’en vain ils ont invoqué lajustice&|160;! Sire, je vous le déclare, le moment estdécisif&|160;; si vous trompiez encore nos espérances… nosdernières espérances&|160;; s’il nous était malheureusementdémontré par une suprême épreuve que vous êtes incapable ou indignede régner, sous le contrôle vigilant et sévère des États-généraux,élus par la nation, je vous le dis sincèrement, sire, le peuple, àbout de déceptions, de souffrances, de désastres, de misères,respecterait votre vie, mais se choisirait un roi plus soucieux dubien public…

–&|160;Hélas&|160;! bon père&|160;! à quoi bonces menaces&|160;? Je suis un pauvre jeune homme à votremerci&|160;!

–&|160;Sire, je ne vous menace pas&|160;; loinde moi une pareille lâcheté&|160;! Je vous montre les choses sousleur véritable aspect&|160;: il dépend de vous de puissammentconcourir au salut du pays&|160;; vous pouvez faire bénir votrenom&|160;; le voulez-vous&|160;?

–&|160;Si je le veux&|160;!… Grand Dieu&|160;!oh&|160;! parlez, parlez, bon père… je vous obéirai comme le filsle plus respectueux&|160;; je vous le jure sur le salut de monâme&|160;: désormais vous serez mon seul conseiller… Parlez&|160;;qu’ordonnez-vous&|160;?

–&|160;Le peuple est assemblé devant leLouvre… il sait déjà la mort du maréchal de Normandie. Paraissez àla fenêtre… dites à la foule quelques bonnes paroles&|160;;annoncez hautement vos sages résolutions&|160;; déclarez que lacause du peuple est désormais la vôtre&|160;; et, tenez, sire, –ajouta Marcel en ôtant son chaperon et le présentant aurégent&|160;: – En gage d’alliance, de bon vouloir et de concorde,portez mon chaperon aux couleurs du parti populaire&|160;; leshabitants de Paris vous sauront gré de cette première preuve de bonaccord[15].

–&|160;Donnez, donnez, – reprit vivement lejeune prince en se coiffant avec empressement du chaperon deMarcel, chaperon mi-partie rouge et bleu. – Seul, un ami commevous, bon père, pouvait ainsi me conseiller… Ouvrez cette fenêtre,je veux parler à mon bien-aimé peuple de Paris, – ajouta le régent,s’adressant au seigneur de Norville, qui, se tenant à l’écartdurant l’entretien de Marcel et du prince, s’était peu à peurapproché de lui.

–&|160;Mahiet, – reprit à demi-voixRufin-Brise-Pot à l’avocat pendant que le régent, se dirigeantlentement vers la fenêtre que le sire de Norville s’empressaitd’ouvrir, semblait se consulter avec Marcel, – que penses-tu desbonnes résolutions de ce jeune homme&|160;?

–&|160;Ainsi que maître Marcel, je les croissincères&|160;; non que je me fie au cœur de ce garçon de raceroyale, mais il est de son intérêt de suivre de sages avis… et illes suit…

–&|160;Hum&|160;! hum&|160;!

–&|160;Supposes-tu le régent assez dissimuléou assez fou pour tromper maître Marcel&|160;?

–&|160;Aussi vrai qu’Homerus est le roi desrapsodes&|160;! jamais Margot-la-Savourée n’a été si près de mejouer un tour sournois et scélérat que lorsqu’elle m’appelle sonrat musqué, son beau roi, son canarddoré, et autres dénominations non moins flatteuses quefallacieuses.

–&|160;Mais Rufin, quel rapport…

–&|160;Écoute-moi jusqu’à la fin… Donc j’aijustement rendez-vous ce soir près du Louvre, au bord de larivière, avec Margot-la-Savourée, parce que, m’a-t-elle dit,Jeannette-la-Bocacharde ne veut pas me voir dans sa maison. Ehbien, j’en jure par Ovidius, le poète chéri de Cupido, cette Margots’est montrée si câline, si chatte en me demandant d’aller humer,en l’attendant, les brouillards de la Seine, que je suis presquecertain qu’elle me manquera de parole ce soir.

–&|160;Rufin, parlons sérieusement.

–&|160;Sérieusement, Mahiet, je crains qu’ilen soit des promesses du régent comme des promesses deMargot&|160;! Tiens… j’aurais préféré recevoir un coup d’épée deplus, quoique celui que j’ai emboursé me cuise diablement, et avoirassommé ce mièvre jouvenceau comme j’ai assommé son maréchal deNormandie.

–&|160;Allons, ce sont là de mauvaisesexagérations dignes de Jean Maillart… Mais, à propos, où est-ildonc&|160;? est-ce qu’il ne nous a pas accompagnés aupalais&|160;?

–&|160;Non, non&|160;; après avoir, à l’insude Marcel et de toi qui marchiez en tête de nos amis, pousséquelques misérables brutes à massacrer maître Dubreuil qui passaitsur sa mule, le Maillart a disparu&|160;!

–&|160;Ciel et terre&|160;! ce meurtre estdéplorable&|160;! L’on connaissait, il est vrai, ce Dubreuil commel’un des plus méchants coquins du parlement et l’un des plusexécrables conseillers du régent, mais c’était assez desreprésailles contre le maréchal de Normandie. Ah&|160;! Marcel seranavré de ce meurtre, dont l’odieux peut rejaillir sur notrecause.

–&|160;Eh&|160;! c’est justement ce qu’auravoulu le Maillart&|160;; moi, je le tiens pour un traître.

–&|160;Écoutons, écoutons… – reprit Mahiet eninterrompant son compagnon et lui montrant le régent qui, s’étantavancé sur le balcon, s’adressait au peuple rassemblé dans larue.

–&|160;Bien-aimés habitants de ma bonne citéde Paris, – disait le jeune prince d’une voix émue et pleine delarmes, – je me présente à vous fermement résolu de réparer mestorts. Je le jure par ces couleurs qui sont les vôtres et quiseront désormais les miennes, – ajouta-t-il en portant la main auchaperon rouge et bleu dont il s’était coiffé. – Le maréchal deNormandie, l’un de mes conseillers, avait, je le reconnais, faitinjustement supplicier Perrin Macé, honnête bourgeois de Paris. Lemaréchal vient d’être mis à mort&|160;; puisse cette réparationvous satisfaire, chers et bons Parisiens&|160;! Je vous en supplie,oublions nos discordes&|160;; unissons-nous dans un commun accordpour le bien du pays… Aimons-nous, aidons-nous&|160;! J’avoue meserreurs&|160;! ne me les pardonnerez-vous pas&|160;? Hélas&|160;!je suis si jeune&|160;! de mauvais conseillers m’avaientégaré&|160;; mais je n’en aurai qu’un seul&|160;: ce conseiller… levoilà. – Et le régent, se tournant vers Marcel, ajouta&|160;: –Bons habitants de Paris, recevez cet embrassement que je vous donnedu fond du cœur dans la personne du grand citoyen que nouschérissons, que nous vénérons tous… – En prononçant ces derniersmots, le jeune prince se jeta en pleurant dans les bras du prévôtdes marchands et le serra contre sa poitrine avec effusion.

À ce spectacle touchant, les clameursenthousiastes de la foule mobile et crédule retentirent de toutesparts, et les cris prolongés de&|160;: – Vive Marcel&|160;!vive le régent&|160;! à bonne fin&|160;! – saluèrent cerapprochement comme un heureux augure pour l’avenir.

Marcel, profondément ému, dit au régent enrentrant avec lui dans la galerie&|160;: – Sire, vousl’entendez&|160;; le peuple, plein d’espoir et de confiance,acclame de ses cris joyeux une ère de paix, de justice, de grandeuret de prospérité. Ne trompez pas tant d’heureuses espérances&|160;;le bien vous est si facile&|160;! il est si beau de léguer à lapostérité un nom glorieux et béni de tous&|160;!

–&|160;Mon bon père&|160;! – répondit lerégent d’une voix palpitante, – mes yeux s’ouvrent à lalumière&|160;; mon cœur s’épanouit… je renais pour une vienouvelle… Venez, vous ne me quitterez pas de la journée, de la nuits’il le faut. À l’œuvre, à l’œuvre… prenons de concert des mesurespromptes, énergiques… Ah&|160;! vos vœux seront exaucés&|160;; jeléguerai à la postérité un nom béni de tous… venez, mon bonpère&|160;! – Et le jeune prince, passant avec une familiaritéfiliale son bras au cou de Marcel, fit quelques pas avec lui dansla galerie en se dirigeant vers son cabinet de travail&|160;; mais,s’arrêtant soudain, il ajouta de l’air le plus naturel enparaissant réfléchir&|160;: – Ah&|160;! j’oubliais&|160;! – Et,quittant le prévôt des marchands, il fit quelques pas au devant duseigneur de Norville, l’appela. Celui-ci accourut, et le prince luidit à voix basse&|160;: – Ce soir, à la tombée de la nuit, qu’unbateau, monté de deux hommes sûrs, m’attende en dehors du barragede la rivière en face de la poterne du Louvre… Rassemble dans uncoffre mon or, mes pierreries, et tiens-toi prêt à m’accompagnercette nuit.

–&|160;Sire, comptez sur moi&|160;!

–&|160;Eh bien&|160;! Mahiet, – disait Marcelà l’avocat pendant le secret entretien du régent et de soncourtisan, – tu le vois… mon espoir n’était pas trompeur. La leçona été terrible, mais salutaire… Retourne chez moi et dis àMarguerite que je ne rentrerai qu’à une heure assez avancée de lasoirée&|160;; je veux mettre à profit sur-le-champ les bonnesrésolutions de ce jeune homme. Lui et moi nous travailleronspeut-être une partie de la nuit.

–&|160;Pardonnez-moi, bon père, – dit lerégent au prévôt des marchands en revenant près de lui&|160;; –nous veillerons fort tard sans doute, et je voulais faire prévenirla reine que je ne la verrai pas de la journée. – Puis, replaçantson bras autour du cou de Marcel, il lui dit en l’emmenant vers soncabinet&|160;: – Et maintenant à l’œuvre&|160;! mon bon père, àl’œuvre&|160;! et promptement…

Tous deux, suivis du seigneur de Norville,quittèrent la galerie d’où Mahiet et Rufin sortirent aussi endevisant.

–&|160;Après ce que tu viens d’entendre, –disait l’avocat à l’écolier, – peux-tu conserver encore quelquesdoutes sur la sincérité du régent&|160;?

–&|160;Te rappelles-tu, Mahiet, qu’àl’Université nous avions coutume de viser quelque but avec unepierre en nous disant&|160;: – «&|160;Si ma pierre frappe au but,mon premier désir sera exaucé&|160;!&|160;»

–&|160;Rufin, – reprit tristement l’avocatd’armes, – depuis qu’en arrivant à Paris j’ai appris la mort de monpère, j’ai perdu ma gaieté. Je te le demande encore, parlonssérieusement.

–&|160;Je ne voudrais pas, mon brave Mahiet,blesser ta douleur que je respecte, et pourtant, si étranges que teparaissent mes paroles, et par Jupiter elles sont sincères&|160;!je ne peux te répondre que ceci&|160;: Avant-hier,Margot-la-Savourée m’a donné, avec grand renfort de câlineschatteries, rendez-vous ce soir au bord de la rivière, près de latour du Louvre. Si Margot est fidèle à sa promesse, je croirai lerégent fidèle à ses bonnes résolutions.

–&|160;Au diable le fou&|160;! – dit Mahiet enhaussant les épaules avec impatience, et il sortit de la galerie enprécédant Rufin qui se disait d’un air cogitatif&|160;: –Décidément, Rufin-Brise-Tête, mon ami, tu deviens fataliste commeun mahométan de Turquie&|160;! Cela est honteux, mais cela est.

*

**

Marcel n’avait pas encore reparu chez lui,quoique la soirée fût assez avancée&|160;; Marguerite, Denise etGuillaume Caillet étaient rassemblés dans l’une des chambres hautesde la maison&|160;; les deux femmes écoutaient avec un intérêtcroissant et douloureux le récit de Mahiet qui venait de leurraconter l’histoire d’Aveline-qui-jamais-n’a-menti et deMazurec-l’Agnelet.

–&|160;Délivré des prisons du château deBeaumont, grâce à la bizarre générosité de ce bandit de capitaineGriffith, – disait l’avocat, – je me rendis en hâte à Paris, et àmon arrivée, – ajouta le jeune homme sans pouvoir retenir seslarmes, – j’appris la mort de mon pauvre père.

–&|160;Ah&|160;! du moins il vous a aiméjusqu’à la fin, – dit Denise partageant l’émotion de Mahiet&|160;;– presque chaque jour votre père venait ici, et nous ne parlionsque de vous&|160;!

–&|160;Oui, que cette pensée vous console,Mahiet, – reprit Marguerite, – votre père vous regardait comme lemeilleur des fils&|160;!

–&|160;Ah&|160;! je le sais, dame Marguerite,et, vous l’avez dit, cette pensée sera du moins une desconsolations de mes chagrins&|160;; avant sa mort il m’a donné unepreuve d’attachement qui me prouve la confiance qu’il avait dansmon respect et ma tendresse&|160;; sans cela il ne m’eût pas faitun aveu toujours pénible pour un père.

–&|160;Quel aveu&|160;? – demandaMarguerite.

–&|160;Je vous ai fait connaître le profondintérêt que m’inspirait Mazurec, l’époux de la fille de Guillaume,– répondit Mahiet avec émotion&|160;; – eh bien&|160;! d’après lesdernières révélations de mon père, je ne peux plus en douter&|160;;Mazurec est mon frère&|160;!

–&|160;Vous en êtes certain&|160;? –s’écrièrent à la fois Marguerite et Denise. – Cet infortuné seraitvotre frère&|160;?

–&|160;Est-ce possible&|160;? – dit à son tourGuillaume Caillet non moins surpris, – et comment lesavez-vous&|160;?

–&|160;Lorsque je perdis ma mère, – repritMahiet, – j’étais enfant et mon père fort jeune. Un jour, quatre oucinq ans après son veuvage, rentrant dans Paris par les faubourgs àla tombée du jour, il trouva, sur le bord d’un chemin, évanouie etblessée, une jeune paysanne. Ému de pitié, il la releva et la portadans une auberge voisine&|160;; la jeune fille, revenue à elle, luiapprit qu’elle était vassale de l’évêché de Paris, et qu’ayantperdu sa mère au berceau, elle fuyait les mauvais traitements d’unemarâtre impitoyable qui, le même jour, en la battant avait faillila tuer. Cette jeune fille s’appelait Gervaise. Mon père, touché desa jeunesse, de son malheur et de sa beauté, la plaça commeapprentie chez une lavandière, voisine de notre maison&|160;; ilvisita souvent sa protégée&|160;; tous deux s’aimèrent, et un jourGervaise apprit à mon père qu’elle portait dans son sein le fruitde leur commun égarement. Mon père comprit en honnête homme sondevoir&|160;; mais, forcé de quitter momentanément Paris pour unvoyage, il promit par serment à Gervaise de l’épouser à son retour.Plusieurs semaines, un mois, deux mois, se passèrent… mon père nerevint pas…

–&|160;Il était pourtant incapable de manquerà une promesse sacrée, – reprit dame Marguerite. – Pendant longuesannées nous avons connu votre père, nous savons la droiture, labonté de son cœur.

–&|160;Il n’a jamais démérité le jugement quevous portez de lui, dame Marguerite. Mais, presque arrivé au termede son voyage, il fut dévalisé, blessé, laissé pour mort par unebande de routiers qui dès lors infestaient la Gaule.

–&|160;Et il ne put, sans doute, donner de sesnouvelles à Gervaise&|160;?

–&|160;Non, dame Marguerite, car il languitlongtemps dans un état désespéré. Aussi, la malheureuse jeunefille, effrayée du silence de mon père, se crut abandonnée. Lessuites de sa faute commençaient à trahir sa faiblesse. Alors enproie à la honte et au désespoir, elle quitta Paris.

–&|160;L’infortunée&|160;!

–&|160;Mon père, à peine convalescent, se hâtad’écrire à Gervaise pour lui annoncer son prochain retour&|160;;mais, lorsqu’il arriva, elle avait disparu. Malgré toutes sesrecherches, jamais il ne put parvenir à la retrouver&|160;; sadisparition fut pour lui le chagrin et le remords de sa vie. Telest l’aveu qu’il m’a fait dans une lettre écrite peu de temps avantsa mort, me conjurant, si, par un hasard presque impossible àprévoir, je rencontrais Gervaise ou son enfant, de réparer lestorts qu’involontairement il avait eus.

–&|160;Ainsi, grâce à une rencontre étrange, –reprit dame Marguerite, – vous êtes certain que ce malheureuxMazurec, dont vous nous racontiez l’histoire navrante, est votrefrère&|160;?

–&|160;Je n’en puis douter. Gervaise, ayantquitté Paris, est venue mendiant son pain en Beauvoisis peu detemps avant de mettre Mazurec au monde, et lui-même m’a dit que samère se nommait Gervaise, qu’elle avait les cheveux blonds, lesyeux noirs et une cicatrice au-dessus du sourcil gauche… Ceportrait répondait complètement à celui que mon père m’a laissé decette pauvre créature. La cicatrice provenait du coup qu’elle avaitreçu de sa marâtre. Enfin, dernière preuve, la mère de Mazurec, enl’appelant ainsi, lui donnait l’un des noms de mon père…

–&|160;Ah&|160;! – reprit tristement Denise, –du moins il a quitté la vie sans connaître l’horrible sort du filsde Gervaise&|160;!

À ce moment des pas s’étant fait entendre dansl’escalier, Marguerite prêta l’oreille, se leva vivement et sedirigea vers la porte en disant&|160;: – C’est Marcel&|160;!ah&|160;! béni soit Dieu&|160;! – Et elle ajouta tout bas ens’adressant à Denise qui la suivait&|160;: – J’avais peine à cachermon inquiétude&|160;; l’absence prolongée de mon marim’alarmait.

Le prévôt des marchands entra bientôt, et,après avoir répondu aux témoignages de tendresse de sa femme et desa nièce, il leur dit en souriant&|160;: – Vous me croyez harasséde fatigue&|160;? Il n’en est rien. Je viens de passer la journéeet une partie de la nuit au travail avec le régent, et jamais je neme suis senti plus allègre, plus dispos&|160;! C’est un délassementsi doux que le bonheur&|160;; et heureux&|160;! oh&|160;!profondément heureux, j’étais en voyant ce jeune homme revenircomme par enchantement au bien, à l’équité, regretter sincèrementses erreurs, les expier résolument… Ah&|160;! je l’ai toujoursdit&|160;: ne désespérons jamais de la jeunesse&|160;!

–&|160;Ainsi, mon ami, – dit Marguerite, – lerégent n’a pas trompé tes dernières espérances&|160;?

–&|160;Il les a dépassées, te dis-je. Nousvenons de prendre les mesures les plus promptes, les plusénergiques pour que ces réformes si justes, si fécondes,promulguées l’an passé par l’Assemblée nationale, soient enfinréalisées. Nous ferons appel à tous les courages, à tous lesdévouements du pays pour terminer cette guerre désastreuse contreles Anglais. Ce n’est pas la noblesse, mais le peuple tout entier,paysans, bourgeois, artisans, que nous appellerons à cette guerresainte&|160;! et, marchant à leur tête, nous chasserons enfinl’étranger de notre sol&|160;! Ce grand triomphe sera le signal del’affranchissement de nos frères des campagnes, – ajouta le prévôtdes marchands en tendant la main à Guillaume. – Oui, ceux-là quiauront glorieusement vaincu, chassé l’ennemi, redevenus libres parleur victoire, seront à jamais délivrés de la tyrannie desseigneurs, ces lâches qui n’ont pas su défendre notre mère-patrie.Oh&|160;! mes amis, que d’angoisses, que de souffrances cet espoirme fait oublier&|160;! voir enfin la Gaule victorieuse etaffranchie, paisible et prospère&|160;!

Soudain ces mots prononcés dans l’escalierd’une voix haletante&|160;: – Maître Marcel, trahison…trahison&|160;! – interrompirent le prévôt des marchands et firenttressaillir ceux qui l’écoutaient&|160;; presque aussitôtRufin-Brise-Pot entra précipitamment dans la salle enrépétant&|160;: – Maître Marcel… trahison… trahison&|160;!

–&|160;Quelle trahison&|160;? – s’écriaMahiet, – parle.

–&|160;Te rappelles-tu que ce matin, auLouvre, – répondit Rufin essoufflé, – je te disais&|160;: «&|160;SiMargot-la-Savourée vient au rendez-vous qu’elle m’a donné, jecroirai à la sincérité des promesses du régent&|160;?&|160;»

–&|160;Jeune homme, – reprit sévèrement Marcelen voyant sa femme et sa nièce rougir d’embarras aux amoureusesconfidences de l’écolier, – est-ce pour vous livrer à de méchantesplaisanteries que vous venez jeter l’inquiétude dans cettemaison&|160;?

–&|160;Je ne vous répondrai qu’un mot qui seramon excuse, maître Marcel, – répondit respectueusement Rufin enessuyant son front baigné de sueur&|160;: – le régent est parti deParis…

–&|160;Le régent&|160;! – s’écria Marcelfrappé de stupeur&|160;; puis il reprit&|160;: – C’est impossible,je l’ai quitté depuis une demi-heure à peine&|160;!

–&|160;Bien, – dit l’écolier, – c’estjustement le temps qu’il lui a fallu pour descendre du Louvre,sortir par la poterne qui s’ouvre sur la rive au dehors du barrageet monter dans un batelet qui l’attendait.

–&|160;Tu rêves, – reprit Mahiet, tandis quele prévôt des marchands semblait pouvoir à peine croire à ce qu’ilentendait, – tu rêves ou tu sors de quelque taverne l’esprittroublé par les fumées du vin&|160;?

–&|160;Par Bacchus le dieu du vin et parMorphéus le dieu du sommeil, – s’écria l’écolier, – je suis aussicertain d’être éveillé que de n’être point ivre&|160;! De mes deuxyeux j’ai vu le régent monter en bateau&|160;; de mes deux oreillesj’ai entendu le régent dire à un confident quil’accompagnait&|160;: – «&|160;Je quitte cette ville maudite, et jefais serment de n’y rentrer que lorsque Marcel, les échevins et lesautres chefs de rebelles auront payé de leur tête leur insolenteaudace et la révolte de ces damnés Parisiens.&|160;» Est-ceclair&|160;? et d’ailleurs oserais-je venir ici conter des bourdesà maître Marcel, qu’autant que personne j’admire, jerespecte&|160;; surtout depuis que, bravant les privilèges del’Université, il m’a fait fourrer au Châtelet, ainsi que mon amiNicolas-Poire-Molle, pour cause de tapage nocturne à la porte deJeannette-la-Bocacharde&|160;! – Rufin-Brise-Pot, voyantque, malgré certains détails saugrenus de son récit, l’oncommençait d’ajouter foi à ses paroles, poursuivit ainsi, tandisque le prévôt des marchands semblait en proie à un douloureuxétonnement et à une indignation croissante&|160;: – En deux mots,voici les faits&|160;: J’avais donc un rendez-vous au bord de larivière, en dedans du barrage, avec Margot-la-Savourée. Lasséd’attendre en vain cette fallacieuse pécore, j’allais me retirerlorsque je vois, de l’autre côté du barrage, poindre la lueur d’unelanterne dans l’enfoncement de la poterne du Louvre&|160;; sachant,comme tout le monde, que le couloir voûté de cette issue aboutit àl’un des escaliers de la grosse tour, un soupçon me vient&|160;;car ce matin, je te l’ai dit, Mahiet, je me défiais du régent.

»&|160;La nuit était profonde, et au risque deme noyer et d’aller chez Pluto attendre de nouveauMargot-la-Savourée, mais cette fois aux bords du Styx, je parviens,à l’aide des pieux et de la chaîne du barrage, à l’escalader. À cemoment, le porteur de la lanterne, qui avait sans doute voulus’assurer de la présence du bateau, rentra dans le palais. Je meglisse le long de la muraille du Louvre jusqu’à la poterne, et là,caché par le battant de la porte restée ouverte, j’entends bientôtune voix dire&|160;: – «&|160;Venez, venez, sire, le bateau et lesdeux bateliers sont sur la rive&|160;;&|160;» à quoi le régentrépond par ces mots que j’ai déjà rapportés à maître Marcel&|160;:– «&|160;Je quitte cette ville maudite, et je fais serment de n’yrentrer que lorsque Marcel, les échevins et les autres chefs de cesrebelles auront payé de leur tête leur insolente audace et larévolte de ces damnés Parisiens.&|160;» Le régent et son confidentse dirigent aussitôt vers la rive, et bientôt le bruit des rames dubateau qui s’éloignait rapidement se perd dans la nuit. – Puis,l’écolier, s’adressant à Mahiet d’un air triomphant&|160;: –Hein&|160;! que te disais-je ce matin&|160;? tu me traitais defou&|160;! et pourtant tu le vois, Margot-la-Savourée m’a envoyé memorfondre au bord de la rivière, et le régent a quitté Paris en lemenaçant de sa vengeance&|160;! Maugrebleu&|160;! la croyance aufatalisme est une belle chose&|160;!

Marguerite, en apprenant les nouveaux dangersque courait Marcel, échangea furtivement avec Denise un regardd’angoisses, tâchant de cacher sa frayeur à son mari, afin de nepas augmenter ses soucis. Guillaume Caillet, pressentant que latrahison du régent allait hâter le soulèvement des serfs descampagnes, hochait la tête avec une expression de triomphesinistre. Le prévôt des marchands, les bras croisés sur sapoitrine, le front penché, les lèvres contractées par un sourireamer, dit lentement après quelques moments de silence&|160;: –Telles ont été les paroles du régent en me quittant&|160;: –«&|160;Mon bon père, je vous en conjure, allez prendre un peu derepos, la nuit s’avance, et je désire, demain au point du jour,reprendre nos travaux avec une ardeur nouvelle. Allez vous reposer,mon bon père, et comme moi vous jouirez de ce doux sommeil que nousdonne la conscience d’avoir fait le bien.&|160;» Oui, telles ontété les dernières paroles de ce jeune homme.

–&|160;Ah&|160;! Marcel&|160;! – ditMarguerite avec abattement, – combien tu dois regretter taconfiance en lui&|160;!

–&|160;Ne regrettons jamais d’avoir cru aurepentir des hommes, car nous deviendrions impitoyables. Et puis,il est des trahisons si noires, si monstrueuses que, pour lessoupçonner, il faudrait être presque capable de les commettre. –Et, après un nouveau silence méditatif, Marcel reprit&|160;: – Jecroyais épargner à la Gaule de nouveaux déchirements&|160;! vaineespérance&|160;! Allons, c’est la guerre&|160;! ce jeune hommel’aura voulu&|160;! Malheureux fou&|160;! quel glorieux avenir ilsacrifie&|160;! je le plains&|160;!

–&|160;Tu le plains, – s’écria Marguerite, –et ses dernières paroles ont été des menaces de mort contretoi&|160;!

–&|160;Chère femme&|160;! s’il ne s’agissaitque de ma tête, je n’engagerais pas une lutte terrible. J’ai, quoiqu’il arrive, accompli des actes qui, tôt ou tard, porteront leursfruits. Ma part en ce monde a été belle et grande&|160;; aussi,demain je quitterais la vie le cœur plein d’espoir et de sérénité.Non, ce n’est pas ma tête que je veux disputer au régent, c’est lavie de tous nos échevins, c’est la vie d’une foule de nosconcitoyens menacée par l’impitoyable vengeance de la cour&|160;!Ce que je veux défendre, ce sont nos libertés si chèrementconquises par nos pères&|160;; ce que je veux assurer, c’estl’affranchissement de ces millions de serfs poussés à bout parl’oppression des seigneurs&|160;; ce que je veux enfin, c’est lesalut de la Gaule, aujourd’hui épuisée, mourante&|160;! Le sort enest jeté, le régent et les seigneurs incorrigibles veulent laguerre&|160;! ils auront la guerre&|160;! guerre terrible&|160;!…oh&|160;! terrible&|160;! telle que jamais on n’en aura vu demémoire d’homme&|160;! – Et le prévôt des marchands s’assit à unetable et écrivit rapidement quelques lignes sur un parchemin.

–&|160;Non, – reprit Guillaume Caillet avec unfrémissement de rage, – non, jamais l’on n’aura vu ce que l’on vavoir… Allons, debout, Jacques Bonhomme&|160;! – s’écria le vieuxpaysan avec une exaltation sauvage, – debout&|160;! prends ta faux,hardi&|160;! et fauche-moi seigneurs et seigneuries&|160;! Fais lamoisson, Jacques Bonhomme, et fais-la rude&|160;! ta sueur et lesang de tes pères l’ont arrosée depuis bien des siècles&|160;!… Va,fauche à plein bras&|160;! fauche court et dru&|160;; que pas unbrin ne reste à glaner après toi&|160;!… – Et tendant à Marcel samain tremblante, le serf ajouta&|160;: – Adieu, je parscontent&|160;; ce matin j’ai déjà tué un de ces loups. Demain soirje serai au pays&|160;; et à l’aube, Jacques Bonhomme sera debouten Beauvoisis, en Picardie, en Laonnais&|160;!

–&|160;Suspends ton départ pendant une heureseulement, – répondit le prévôt des marchands en scellant la lettrequ’il venait d’écrire&|160;; – je vais au Louvre&|160;; et à monretour tu partiras.

–&|160;Mon ami, – dit Marguerite avecangoisse, – que vas-tu faire au Louvre&|160;?

–&|160;M’assurer du départ du régent, quoiqu’àce sujet le récit de Rufin ne me laisse presque aucun doute. Jeveux, avant de recourir à de terribles extrémités, être certain dela trahison du régent.

Marcel parlait ainsi lorsque sa servante,Agnès-la-Béguine, entra précipitamment et lui remit une lettre quel’un des sergents de la ville venait d’apporter en hâte. Marcelprit cette lettre, la lut rapidement et s’écria&|160;: – Leséchevins sont assemblés à l’Hôtel de ville et m’attendent. L’und’eux, instruit par un des gens du palais de la fuite du régent, acouru au Louvre, s’est assuré du fait, et a convoqué en hâtel’échevinage. Plus de doute, la trahison du régent est avérée. –Remettant alors à Mahiet la lettre qu’il venait d’écrire, Marcelajouta&|160;: – Monte à cheval et porte ce billet au roi de Navarreà Saint-Denis&|160;; n’attends pas la réponse, et pour cause…Ensuite, reviens ici.

–&|160;À Saint-Denis&|160;? c’est ma route, –s’écria Guillaume Caillet. – Je monte en croupe derrière toi,Mahiet&|160;; j’arriverai au pays quelques heures plus tôt.

–&|160;C’est dit, – reprit l’Avocat&|160;; ets’adressant au prévôt des marchands&|160;: – Quand j’aurai remisvotre lettre au roi de Navarre, maître Marcel, je poursuivrai maroute avec Guillaume pour rejoindre mon frère, le pauvreMazurec.

–&|160;C’est ton devoir&|160;! Va, – réponditMarcel en tendant ses bras à Mahiet. – Embrasse-moi&|160;; qui saitsi nous devons jamais nous revoir&|160;! – Puis le prévôt desmarchands, après avoir serré l’Avocat contre sa poitrine, prit lamain de Denise, qui détournait la tête pour cacher ses larmes, etdit&|160;: – Quoi qu’il m’arrive, Denise sera ta femme à tonretour… tu ne saurais avoir une plus digne compagne, et elle unplus digne époux… Mets ta main dans la sienne, vous êtes fiancés…Fasse le ciel que j’assiste à votre union&|160;! Si, plus tard,quelque danger te menace, tu trouveras un abri sûr en Lorraine, àVaucouleurs, chez les parents de ma nièce.

Denise, fondant en larmes, presque défaillanteet soutenue par Marguerite, non moins émue, tendit sa main àMahiet, qui la couvrit de baisers, tandis que Marcel disait àGuillaume Caillet&|160;: – Maintenant, l’heure a sonné&|160;! Auxarmes, Jacques Bonhomme&|160;! Paysans, artisans et bourgeois, touspour chacun&|160;! chacun pour tous&|160;! À bonne fin la bonnecause&|160;!

–&|160;Oui, – reprit le serf en frémissantd’impatience, – à bonne fin la bonne cause&|160;! à mauvaise finles seigneurs&|160;! et debout Jacques Bonhomme&|160;!

–&|160;Et moi, – s’écria l’écolier s’adressantà Guillaume, pendant que Marcel donnait à voix basse quelquesdernières instructions à l’Avocat, – je t’accompagne aussi. J’aides jarrets d’acier à lasser un cheval&|160;; je dépasserai lamonture de Mahiet&|160;! À bonne fin la bonne cause&|160;! Jereprésente l’alliance de l’Université avec la gent rustique&|160;!Rufin-Brise-Pot était mon nom de paix&|160;;Rufin-Brise-Tête devient mon nom de guerre&|160;! Et, parle dieu Sylvanus, génie des champs et des forêts&|160;! je ferairage dans cette guerre sylvestre et bocagère&|160;!

Bientôt Guillaume Caillet, accompagné del’Avocat et de l’écolier, quittait la maison du prévôt desmarchands pour gagner le Beauvoisis en traversant Saint-Denis.

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