Les Mystères du peuple – Tome X

– Je ne comptais pas te rencontrer encore ici.

– M. Estienne m’a fait prier de l’attendre après la journée ; il désire me parler.

– Le hasard me sert à point, je voulais aller chez toi ce soir te proposer de nous rendre demain à Montmartre afin de visiter l’endroit en question… plus j’y songe, plus je suis convaincu que nous ne pourrons choisir une localité mieux appropriée à nos desseins.

– Je suis porté à te croire, d’après les détails que tu m’as donnés à ce sujet… Mais es-tu bien certain que cet endroit nous offre toutes les garanties de secret et de sécurité désirables ?

– Pour nous édifier complètement à ce sujet, je désirerais examiner de nouveau ces lieux avec toi ; car il y a longtemps que je les ai parcourus… Veux-tu que nous allions les visiter demain soir ?

– Oui, car il serait temps, plus que temps, de nous mettre à l’œuvre… cette œuvre, c’est notre armée, Justin ! c’est notre seul moyen de combattre nos ennemis tout-puissants ! De jour en jour ils deviennent plus menaçants… ils ont pour eux la force, le nombre, le pouvoir, l’audace, leurs juges, leurs soudards, leurs prêtres, leurs bourreaux, les traditions séculaires, le fanatisme féroce d’un peuple égaré, perverti par les moines… Nous, qu’avons-nous ? Ceci… – ajouta Christian, désignant du geste à son ami une presse à imprimer dressée au milieu de l’atelier, – cet instrument, ce levier d’une force irrésistible… c’est la pensée… c’est l’idée ! Courage, ami ! espérons, humbles soldats de la pensée ! l’imprimerie changera la face, du monde… et nos tyrans mitrés, casqués ou couronnés auront vécu !

– À cet avenir lointain ou prochain j’ai foi, ainsi que toi, Christian ! La pensée, insaisissable comme la lumière, et lumière aussi, pénètre, pénétrera partout ! les ténèbres de l’ignorance se dissiperont, et la liberté rayonnera pour tous !… À l’œuvre, Christian ; notre local choisi, nous exécutons nos projets. Je serai chez toi demain soir ; la lune se lève tard, sa lumière nous guidera, et… – Mais, s’interrompant, Justin ajouta : – Voici notre patron… je te laisse… À demain.

– À demain, – répondit Christian, tandis que son ami sortait par une porte de l’atelier s’ouvrant sur une ruelle déserte.

Maître Robert Estienne, alors âgé d’environ trente ans, était de taille moyenne et d’une physionomie ferme, douce et grave à la fois ; son regard brillait d’intelligence ; quelques rides précoces sillonnaient son large front déjà dégarni de cheveux vers les tempes par la contention de l’étude. Il portait un pourpoint et des chausses bouffantes de taffetas noir ; une fraise blanche plissée encadrait son visage, terminé par une barbe légère taillée en pointe.

– Christian, – dit Robert Estienne, – j’ai à vous demander un service… un grand service.

– Parlez, monsieur Estienne ; je vous suis aussi dévoué que mon père l’était à votre père. Et s’il plaît à Dieu, – ajouta l’artisan en étouffant un soupir, – il en sera ainsi de mon fils envers votre fils.

– Ces longues relations de famille à famille nous honorent tous deux, Christian ; aussi je n’hésite pas à vous demander un service, un grand service… Voici de quoi il est question : Ma maison, vous le savez, est le point de mire de mes ennemis, et sans parler de l’espèce d’assaut qu’elle a dû soutenir contre de malheureux fanatiques soulevés par les moines, ma demeure est incessamment épiée. Les persécutions redoublent contre ceux que l’on soupçonne d’être partisans de la réforme depuis que des placards imprimés, violemment hostiles à l’Église de Rome, ont été affichés de nuit dans Paris. Jean Morin, lieutenant criminel, digne instrument du cardinal chancelier Duprat, et servi par les délations de ce misérable espion connu sous le nom du Gainier, fait trembler Paris devant l’inquisition de sa police ; il a dernièrement encore rendu un arrêt en vertu duquel les sergents du guet ont, à toute heure de jour et de nuit, le droit de visiter de la cave au grenier le domicile de ceux que l’on accuse d’hérésie. Je suis de ceux-là… et malgré la protection de la princesse Marguerite, il se peut que, d’un moment à l’autre, mon logis soit envahi…

– Cela est malheureusement vrai, monsieur, vos ennemis sont acharnés.

– Eh bien, Christian, un homme que j’aime à l’égal d’un frère, un proscrit !… m’a demandé asile, il est ici, caché, depuis hier soir ; à chaque instant je tremble que l’on vienne fouiller ma maison et qu’ainsi le refuge de mon ami soit découvert… Il y va de sa vie…

– Grand Dieu ! Ah ! je comprends vos angoisses…

– En cette extrémité, je me suis résolu de m’adresser à vous… j’ai pensé que, votre heureuse obscurité vous épargnant l’espionnage dont je suis poursuivi, vous pourriez peut-être, pendant deux ou trois jours, donner l’hospitalité à mon ami et l’emmener chez vous ce soir même.

– J’y consens de grand cœur !

– Je n’oublierai jamais le service que vous me rendez, – dit maître Robert Estienne en serrant cordialement la main de l’artisan ; – je ne devais pas douter de votre générosité.

– Seulement, monsieur, je dois vous en prévenir, l’asile est aussi humble qu’il est sûr !…

– Ce proscrit est habitué depuis plusieurs mois à secrètement voyager de ville en ville ; plus d’une fois il a passé des nuits au fond des bois, ou des jours dans les ténèbres des caves ; tout refuge lui est bon, pourvu qu’il soit assuré.

– En ce cas, voici ce que je vous propose. Je demeure, vous le savez, sur le pont au Change ; il existe sous le toit de ma maison un galetas, l’on peut à peine s’y tenir debout, mais il est suffisamment aéré par une petite fenêtre s’ouvrant sur la rivière. Demain matin, après l’heure à laquelle nous partons, mon fils et moi, pour nous rendre ici, ma femme… car il me faudra lui confier notre secret ; mais je réponds d’elle comme de moi-même…

– Je le sais, Christian, vous devez avoir toute confiance dans Brigitte.

– Donc, demain matin, ma femme, après mon départ, éloignera ma fille en la chargeant d’une commission au dehors, et transportera dans le galetas un matelas, des draps, ce qui sera nécessaire enfin pour rendre ce refuge un peu habitable ; mais durant cette nuit-ci, notre hôte devra se résigner à coucher sur le plancher…

– Peu importe… Et comment l’introduire ce soir chez vous à l’insu de votre famille ?… Je connais vos habitudes domestiques : votre femme et vos enfants vous attendent maintenant pour souper dans la salle basse, dont la porte ouvre sur le pont ; ils vous verront entrer avec un étranger… Puis, j’y pense, le frère de votre femme, cet ancien FRANC-TAUPIN, ne vient-il pas presque chaque jour partager vos repas ?…

– Il est vrai ; aussi jamais je ne le mettrai dans notre confidence, quoique ses défauts… et ils sont nombreux chez ce pauvre soldat d’aventure !… soient rachetés à mes yeux par son dévouement, par son adoration pour sa sœur et ses enfants.

– En ce cas, ce soir, comment faire ?

– J’amènerai ce proscrit comme un ancien ami que j’aurai invité à partager notre souper ; mon fils et ma fille, selon leur coutume, regagneront leur chambre à la fin du repas, nous resterons seuls à table, mon hôte, moi, ma femme et son frère, le Franc-taupin, s’il est venu ce soir à la maison. En ce cas, je le prierai, afin de terminer joyeusement la soirée, d’aller chercher un pot de vin herbé ; ce breuvage se vend dans une taverne du quai aux Orfèvres, à quelque distance de chez moi ; je profiterai de l’absence du Franc-taupin pour mettre en deux mots ma femme dans la confidence ; mon hôte montera au galetas, et lors du retour de mon beau-frère, je lui dirai que notre convive, craignant de trop s’attarder, nous a quittés. Vous le voyez, tout peut s’accommoder ainsi avec secret et sécurité.

– Je le reconnais… Maintenant, Christian, si par impossible, si malgré toutes vos intelligentes précautions, ce proscrit était surpris dans votre maison par la police du lieutenant criminel, vous ne l’ignorez pas, et je dois insister là dessus, vous risqueriez la prison… pis peut-être… car en ces temps il y a peu à compter sur la justice des hommes…

– Monsieur Estienne, me croyez-vous accessible à la crainte ?

– Non, je sais votre dévouement pour moi ! Cependant, croyez-le, si la surveillance exercée sur ma maison ne me mettait pas presque dans l’impossibilité d’offrir un refuge assuré à l’ami bien cher que je vous confie, je ne vous exposerais pas à des dangers que je serais jaloux de braver moi-même… J’avais d’abord songé à lui donner asile dans ma courtille de Saint-Ouen ; cette maison des champs est solitaire et assez éloignée du village ; mais, pour plusieurs raisons dont il ne m’est pas encore permis de vous instruire, il faut que mon ami demeure caché au centre de Paris. Enfin, je vous le répète, Christian, si, contre toute probabilité, vous deviez être inquiété, s’il devait vous arriver dommage au sujet du service que vous m’aurez rendu, votre femme, vos enfants, trouveraient dans ma famille une famille…

– Monsieur Estienne, je n’oublierai de ma vie que mon père, indignement calomnié par le successeur de l’imprimeur Jean Saurin, mourait de faim et de désespoir, lui et sa famille, sans la généreuse assistance de votre père ! Cette dette de reconnaissance envers vous et les vôtres, quoi que je fasse, je ne l’acquitterai jamais…

– Mon père a agi en homme de bien, rien de plus ; mais si vous tenez absolument à vous croire notre obligé, votre noble action sera pour nous une preuve de plus de votre reconnaissance, digne Christian ; mais je ne vous ai pas tout dit…

– Comment cela ?

– Obéissant à un sentiment de délicate réserve, vous ne m’avez pas demandé en faveur de qui je sollicitais de vous ce refuge…

– Ce proscrit est digne de votre amitié, monsieur Estienne, ai-je besoin d’en savoir davantage ?

– Sans vous livrer un secret qui n’est pas le mien, il m’est cependant permis de vous apprendre que ce proscrit est le plus courageux des apôtres de la réforme. Je dois donc uniquement à votre attachement le service que vous me rendez, puisque, en accordant un asile à mon ami, vous ignoriez être en communion d’idées. Votre acte généreux vous est dicté par votre affection pour moi et pour les miens ; à mon tour aussi, je contracte une dette de gratitude envers vous et les vôtres. À ce sujet, Christian, – ajouta maître Robert d’un accent pénétré, – laissez-moi vous exprimer toute ma pensée sur votre fils. Depuis quelque temps nous nous sommes souvent entretenus du chagrin qu’il vous causait ; je le regrette doublement, car j’attendais beaucoup d’Hervé. Il montrait même en dehors de la pratique de notre art, où il commence à exceller, des aptitudes variées ; son savoir précoce, sa rare intelligence, le don naturel d’une éloquence chaleureuse, le rangeaient, à mes yeux, parmi ce petit nombre d’hommes destinés à briller dans quelque carrière qu’ils embrassent ; enfin, ce qui primait, selon moi, chez Hervé, ces avantages de l’esprit, c’était la bonté, la droiture de son cœur ; mais ses habitudes sont devenues irrégulières ; son caractère affectueux, ouvert, expansif, semble transformé. Je me suis jusqu’ici toujours gardé de lui témoigner l’affliction que je ressentais de sa conduite ; cependant il a conservé pour moi, je le crois, de l’attachement, du respect ; m’autorisez-vous à avoir avec lui une conversation sérieuse, paternelle ? peut-être aurait-elle un résultat salutaire ?

– Je vous remercie, monsieur Estienne, de cette offre ; mais j’ai lieu à espérer que mon fils, dès aujourd’hui, est revenu à des pensées meilleures, qu’un soudain et heureux changement s’est opéré en lui… car… Christian ne put achever ; il fut interrompu par l’arrivée de madame Estienne, belle jeune femme d’une figure douce et grave, qui entra précipitamment dans l’atelier et dit son mari d’une voix émue en lui remettant une lettre ouverte :

– Lisez, mon ami ; vous reconnaîtrez qu’il n’y a pas un moment à perdre… – Et se retournant vers Christian : – Pouvons-nous compter sur vous ?

– En tout et pour tout, madame !

– Plus de doute ! – s’écria maître Robert Estienne, après avoir lu la lettre. – Cette nuit, peut-être, notre maison sera visitée… on est sur les traces de notre ami !

– Je cours vite le chercher, – reprit madame Estienne. – Christian et lui sortiront par la ruelle ; la maison doit être surveillée du côté de la rue Saint-Jean-de-Beauvais.

– Monsieur, – dit l’artisan à son patron, – j’irai, par surcroît de précaution, jusqu’au bout de la ruelle, afin de reconnaître si le passage est libre.

– Allez, mon ami, vous nous retrouverez dans la petite cour.

Cette petite cour, Christian la traversa en sortant de l’atelier ; puis il poussa les verrous d’une porte donnant sur une ruelle déserte et la parcourut dans toute sa longueur sans y rencontrer personne, la nuit, presque transparente, permettant de voir assez loin devant soi. Ainsi assuré que ce passage offrait toute sécurité, Christian revint à la porte de la cour où se tenait maître Robert Estienne, serrant dans ses mains celles d’un homme de taille moyenne, simplement vêtu de noir, et de qui les traits furent à peine entrevus par l’artisan. Celui-ci dit à son patron :

– Monsieur, la ruelle est déserte ; nous pouvons sortir sans être aperçus de personne.

– Adieu, mon ami ! – dit d’une voix émue maître Robert Estienne au proscrit. – Fiez-vous à votre guide, comme vous vous fieriez à moi même… Que le ciel protège votre précieuse vie !…

– Adieu ! adieu !… – répondit l’inconnu, non moins ému que l’imprimeur ; et il suivit Christian. Tous deux, après avoir quitté la ruelle et cheminé sans encombre dans la direction du pont au Change, arrivèrent à un guichet sous lequel ils devaient passer afin de traverser la Cour-Dieu ; leur marche fut arrêtée par une foule compacte rassemblée aux abords du guichet, garni d’un tourniquet destiné à empêcher les chevaux et les voitures d’entrer dans cette enceinte entourée de maisons appelée la Cour-Dieu.

– Pourquoi donc cet attroupement ? – demanda Christian à un homme de carrure athlétique, portant une chemise aux manches retroussées, un tablier sanglant et un long couteau à son côté.

– Saint Jacques ! – répondit le boucher avec un accent de pieuse satisfaction, – les révérends pères cordeliers de la Cour-Dieu ont eu là une bonne idée.

– Comment ? – reprit Christian, – quelle idée ?

– Ces braves moines ont établi sur la place, à la porte de leur couvent, une chapelle ardente, au pied d’une belle statue de la sainte Vierge, et deux moines quêteurs se tiennent à côté de la statue.

– À quoi bon cette chapelle et ces moines quêteurs ?

– Saint Jacques ! – et le boucher se signa, – grâce à cette chapelle on reconnaît ces chiens de luthériens lorsqu’ils passent.

– Par quel moyen les reconnaît-on ?

– S’ils passent devant la chapelle sans s’agenouiller aux pieds de la sainte Vierge et sans mettre une pièce de monnaie dans la bourse des moines quêteurs, c’est une preuve que ces ensabbattés sont hérétiques… alors, on court dessus, on les assomme, on les écharpe ! Tenez, entendez-vous ? entendez-vous…

En effet, à ce moment, des cris perçants à demi étouffés par des rumeurs courroucées s’élevaient de l’intérieur de la place de la Cour-Dieu, où l’on ne pouvait pénétrer que par le guichet ; son tourniquet ne livrant passage qu’à une personne à la fois, ses abords s’encombraient de moment en moment d’une foule avide de jouir du triste spectacle offert par l’épreuve des luthériens… Les cris de la victime ayant cessé, les clameurs s’apaisèrent, le boucher reprit :

– Le parpaillot ne crie plus… il a son compte… que le feu de Saint-Antoine arde ces musards qui avancent si lentement sous le guichet ! je n’aurai pas vu assommer ce maudit !

– Mon ami, – dit le mystérieux compagnon de Christian au boucher, – ce sont donc de bien grands scélérats, ces luthériens ? Je vous adresse cette question en ma qualité d’étranger…

Vingt voix s’empressèrent charitablement de répondre à l’inconnu, alors tellement engagé, ainsi que Christian, au milieu de la foule toujours grossissant, qu’ils durent se résigner à attendre leur tour pour traverser le guichet.

– Pauvre homme ! d’où sortez-vous donc ? – disait l’un, s’adressant à l’inconnu. – Quoi ! vous demandez si les luthériens sont des scélérats ?

Et chacun de citer à l’envi les scélératesses des réformés :

– Ils lisent la Bible en français !

– Ils ne se confessent point !

– Ils ne chantent pas la messe.

– Ils ne croient ni au pape, ni aux saints, ni aux reliques !

– Ni au sang de notre Sauveur !… ni à la goutte de lait de sa sainte mère !… ni à la miraculeuse dent de saint Loup !

– Et par quoi remplacent-ils la sainte messe… ces forcenés ? Par des sabbats, par des orgies abominables !

– Oui, oui, c’est la vérité…

– J’ai connu, moi qui vous parle, le fils d’un tailleur qui s’est laissé une fois prendre à la glu de ces suppôts du démon… Voici ce qu’il a vu… il me l’a raconté le lendemain(7).

– Écoutons… écoutons.

– Les luthériens se sont rassemblés la nuit… à minuit, dans une vaste cave, hommes, filles et femmes pour célébrer leur lutherie. Un riche bourgeois, demeurant dans la même rue que le tailleur, assistait à ce sabbat avec ses deux jeunes filles. Quand tous ces parpaillots ont été rassemblés, leur prêtre a revêtu une simarre de peau de bouc, avec une coiffure hérissée de cornes de taureau, puis il a apporté un petit enfant vivant ; il l’a étendu sur une table éclairée par deux gros cierges de cire, et pendant que ces hérétiques chantaient leurs psaumes en français, entremêlés d’invocations magiques, leur prêtre a égorgé l’enfant !…

– Les assassins ! les monstres ! les démons !

– Ce prêtre de Lucifer a ensuite recueilli le sang de l’enfant dans un vase et en a aspergé l’assemblée !… La lutherie était célébrée.

– Saint Jacques ! et l’on ne les saignera pas tous jusqu’au dernier, ces fils de Satan ! – s’écria le boucher en portant la main à son couteau, tandis que le proscrit, échangeant un regard expressif avec Christian, disait à ceux qui l’entouraient :

– De telles monstruosités sont-elles donc possibles ?

– Si c’est possible ? Frère Saint-Laurent-sur-le-gril, révérend carme, mon confesseur, m’a dit, parlant à moi, Marotte, qu’il n’y avait pas une assemblée de ces hérétiques où l’on n’égorgeât un ou deux enfants au moins !

– Jésus Dieu ! tout le monde sait cela, – poursuivit le narrateur, – le fils du tailleur, dont je parle, assistait à ce sabbat ; il a tout vu de ses yeux : or, après que les luthériens ont eu reçu, en guise de baptême, l’aspersion du sang de l’enfant égorgé, leur prêtre leur a dit : « – Maintenant quittez vos habits et priez Dieu à notre mode. Vivent l’enfer et la lutherie. » – En disant ces mots il a éteint les deux cierges, et parpaillots, parpaillotes, aussi peu vêtus qu’Adam et Ève, hommes, femmes, jeunes filles, tout pêle-mêle dans les ténèbres… Enfin… vous comprenez…

– Quelle horreur ! !

– Miséricorde ! que le Seigneur Dieu nous protège…

– Confession ! ! de telles infamies annoncent la fin du monde !

– Frère Saint-Laurent-sur-le-gril, révérend carme, mon confesseur, m’a dit, parlant à moi, Marotte, que toutes leurs lutheries se terminaient ainsi. Il était si indigné, ce bon père, qu’il m’a donné sur ces sabbats des détails… ah ! mais des détails qui me rendaient le visage rouge et chaud comme braise.

– Pour achever mon récit, – reprit le narrateur, – j’ajouterai que, le fils du tailleur, craignant d’être massacré par les hérétiques s’il ne les imitait point, a dû faire comme les autres, et au moment où l’on éteignait les cierges, comme il se trouvait justement dans la mêlée, près de l’une des filles du riche bourgeois… alors, ma foi, en bon drille, il a…

Ce récit, résumant les stupides et atroces calomnies répandues par les moines contre les réformés, fut interrompu par de nouvelles clameurs poussées dans l’intérieur de la Cour-Dieu. Christian et l’inconnu, écoutant avec un secret dégoût et une muette indignation tant d’ignominies mensongères colportées par un peuple ignorant et crédule, avaient suivi le mouvement de la foule ; ils se trouvaient sous la voûte du guichet, d’où ils purent embrasser d’un coup d’œil ce qui se passait sur la place. Une sorte de reposoir, garni de cierges allumés, se dressait sous la voûte de la porte du couvent des cordeliers ; une statue de la Vierge, de grandeur naturelle, sculptée en bois, magnifiquement vêtue d’une robe de brocart d’or, le visage peint comme un portrait, dominait le reposoir. Plusieurs cordeliers, parmi lesquels Christian reconnut fra-Girard, stationnaient aux abords de la chapelle ardente ; deux d’entre eux, tenant à la main de larges bourses de velours, étaient postés de chaque côté de la statue ; un groupe nombreux d’hommes et de femmes déguenillés, d’une figure cynique, repoussante ou féroce, armés de bâtons, et groupés non loin de la porte du couvent, attendaient le moment de s’élancer, au signal des moines, sur les malheureux suspectés d’hérésie ; chaque passant, sortant du guichet, traversait forcément la place à peu de distance de la statue de la Vierge : s’il s’agenouillait devant elle et jetait son aumône dans la bourse des quêteurs, aucun danger ne le menaçait ; mais s’il n’accomplissait pas cet acte de dévotion, la bande féroce, déchaînée par les moines, courait sus au luthérien, le rouait de coups, et souvent il demeurait assommé sur la place. Toutes les personnes qui précédèrent Christian et l’inconnu allèrent, soit par piété, soit par crainte, se mettre à genoux au pied de l’image de la Vierge, après quoi chacun en se relevant déposait son offrande dans la bourse tendue par les deux cordeliers. Un homme jeune encore, frêle et de petite stature, derrière qui se trouvait Christian, dit à demi-voix en se préparant à faire jouer le tourniquet, afin de sortir du guichet :

– Je suis catholique, mais, sang-Dieu ! j’aime mieux être écharpé que de subir une si indigne oppression !

– Vous auriez tort… – lui dit tout bas Christian, – cette indignité me révolte ainsi que vous ; mais que faire contre la force ?

– Protester au péril de sa vie ! car de pareils excès déshonorent la religion, – répondit cet honnête homme à Christian. Et sortant du guichet d’un pas ferme, il traversa la place sans tourner la tête du côté du reposoir, mais à peine l’eut-il dépassé, que les gens déguenillés, groupés auprès des moines, s’élançant à la poursuite de ce malheureux, l’atteignirent et l’enveloppèrent en hurlant : – Hérétique ! luthérien ! – Il outrage l’image de la mère du Sauveur ! – À genoux ! – Le parpaillot ! à genoux !

Pendant que ces fanatiques entouraient leur victime, Christian dit à son compagnon :

– Profitons du tumulte pour échapper à ces bêtes féroces ; malheureusement il est inutile d’essayer de soustraire à leur fureur insensée cet homme de cœur qu’ils assaillent. Hélas ! c’est fait de lui, je le crains…

Christian et l’inconnu sortirent à leur tour du guichet et traversèrent la place, se dirigeant en hâte vers son autre issue, sans s’arrêter devant le reposoir ; les moines, les remarquant, s’écrièrent, mais trop tard :

– Voilà deux autres hérétiques ! ils se sauvent afin de ne pas s’agenouiller devant la sainte Vierge ! arrêtez-les !… arrêtez-les !…

La voix des cordeliers ne parvint pas aux oreilles de la bande d’énergumènes acharnés à leur proie ; ils poussaient des hurlements sauvages en assommant, non pas un hérétique, mais un catholique, coupable de se refuser à une adoration imposée brutalement, et qu’il eût accomplie de son plein gré. Ce malheureux, après s’être courageusement défendu à coups de canne, sa seule arme, mais accablé par le nombre, gisait livide, sanglant, presque inanimé, sur le pavé, où une horrible mégère le traînait par les cheveux, tandis que d’autres forcenés lui lançaient des coups de pied à la figure.

– Miséricorde !… – criait-il d’une voix éteinte ; – Jésus ! mon Dieu !… ayez pitié de moi !…

Ce furent ses dernières paroles ; bientôt il ne cria plus… Le boucher avec qui Christian avait échangé quelques mots accourut se joindre aux bourreaux ; après s’être pieusement agenouillé devant la statue de la Vierge, il tira son couteau, le brandit et s’écria :

– Saint Jacques ! laissez-moi saigner le luthérien, cela me vaudra bien une indulgence… et puis c’est mon état de saigner les animaux !…

Des éclats de rire féroces accueillirent la sanglante raillerie du boucher, on lui fit place auprès du cadavre ; il s’accroupit sur ce corps pantelant, scia le cou avec son couteau, détacha la tête du tronc, la saisit par sa chevelure, et montrant cet épouvantable trophée à la foule, il s’écria avec une exaltation farouche :

– Ce chien d’hérétique ne voulait pas s’incliner devant la mère du Sauveur… il mettra devant elle le front sur le pavé !

Ainsi dit, ainsi fait. Le boucher, suivi de la bande forcenée, court vers le reposoir, tenant de ses mains rouges et fumantes de sang la tête cadavéreuse ; il s’agenouille et la dépose, le front contre terre, au pied de la statue de Marie, à l’acclamation sauvage des autres assassins, pieusement agenouillés comme lui.

– Ah ! monsieur, c’est affreux ! – murmura Christian d’une voix palpitante en sortant de la Cour-Dieu avec son compagnon. – C’est au nom de la douce mère du Christ que ces horreurs se commettent !… Oh ! les misérables ! aussi stupides que féroces !

– Ignorance, misère et fanatisme ! voilà leur terrible excuse… N’accusons pas ces malheureux ; ils sont ce que les moines les font ! – répondit l’inconnu à Christian avec un sourire d’une amertume navrante.

Et tous deux cheminèrent en hâte vers la demeure de l’artisan.

*

* *

« – Ne crains rien, j’ai un moyen certain de rentrer en grâce auprès de ma famille, » – avait dit Hervé à fra-Girard en sortant de l’église de Saint-Dominique, où il s’était procuré la lettre d’indulgence qui l’absolvait par avance de tous les forfaits. Hervé fut, hélas ! fidèle à sa promesse. Depuis longtemps de retour au logis paternel, et poursuivant son œuvre d’infernale hypocrisie, il était parvenu à éveiller dans l’âme de sa mère les mêmes espérances que dans l’âme de Christian ; aussi, entendant Hervé la supplier d’une voix émue de suspendre son jugement sur lui au sujet du larcin dont on le soupçonnait, avouer qu’il reconnaissait trop tardivement les funestes effets d’une dangereuse influence, et voyant enfin son fils répondre avec une effusion inattendue à l’affectueux accueil de sa sœur, Brigitte se dit, comme Christian : – Espérons, Hervé revient à des sentiments meilleurs ; le pénible entretien d’hier soir a porté ses fruits, nos remontrances ont eu sur lui une action salutaire, les principes qu’il a reçus de nous reprennent leur empire… Espérons, espérons !…

Et l’heureuse mère, le cœur aussi allègre qu’il était contristé la veille, s’occupait des préparatifs du repas du soir. Hêna, non moins joyeuse que Brigitte du retour de tendresse d’Hervé, rayonnait de bonheur, et le bonheur l’embellissait encore. Atteignant à peine sa dix-septième année, d’une taille svelte et accomplie, elle portait ses épais cheveux blonds cendrés tressés en deux nattes qui encadraient son rose et frais visage et se rejoignaient à la naissance de son cou ; la suavité de ses traits, d’une angélique beauté, eût inspiré le divin Raphaël Sanzio. Blanche comme un lis, elle en avait le pudique éclat ; la candeur, la bonté, se lisaient dans l’azur de ses yeux. Souvent ils s’arrêtaient avec ravissement, sur ce méchant frère tant chéri dont la pauvre enfant s’était crue désaimée. Assise près de lui, occupée d’un travail de couture, elle se sentait, comme autrefois, remplie d’une douce confiance envers Hervé, et celui-ci semblait redevenu affectueux et riant comme autrefois ; tous deux, par un tacite accord, écartant toute allusion à un passé pénible, s’entretenaient aussi familièrement que si leur fraternelle intimité n’eût jamais subi la moindre atteinte. Hervé, malgré son empire sur lui-même, et sa dissimulation profonde, sentait le besoin de parler pour parler, cherchant à s’étourdir par le son des paroles, afin d’échapper à l’obsession de sa pensée secrète, et choisissant au hasard le sujet de l’entretien. Le frère et la sœur continuaient ainsi leur conversation, tandis que Brigitte était montée momentanément à l’étage supérieur :

– Hervé, – disait la jeune fille à son frère en réfléchissant, – quel âge semblait-il avoir, ce moine ?

– Que sais-je ?… vingt-cinq ans peut-être.

– Sa figure était à la fois belle, triste et douce, n’est-ce pas ? Sa barbe est un peu plus claire que ses cheveux châtains ; ses yeux sont noirs, et il est très-pâle ?

Hêna, en causant ainsi avec son frère, continuait de coudre ; elle ne put remarquer l’expression de surprise et de sombre inquiétude qui se trahit soudain sur les traits d’Hervé. Cependant, il dit à sa sœur en souriant :

– Voilà un signalement complet… il faut regarder bien attentivement les gens pour conserver d’eux un souvenir si présent. Puis, qui te porte à croire que le moine dont il est question soit ce beau moine à barbe châtain-clair dont tu viens de me tracer un portrait si flatteur ?

– Ne m’as-tu pas dit, cher frère, que tu as été tantôt témoin d’une action touchante dont un jeune moine était l’auteur ?

– Sans doute.

– Eh bien ! sur-le-champ, l’idée m’est venue qu’il s’agissait peut-être du religieux dont je te parle…

– Et quel est-il ? où l’as-tu vu ? d’où le connais-tu ? – demanda d’une voix brève Hervé à sa sœur avec une sorte de jalouse angoisse à peine contenue. La naïve enfant, se méprenant sur le sentiment qui dictait les questions de son frère, lui répondit gaiement :

– Oh ! oh ! seigneur Hervé, vous êtes bien curieux ; achevez d’abord votre histoire, ensuite je vous répondrai.

Hervé, affectant aussi de prendre un ton plaisant, reprit en jetant sur sa sœur un regard profond et pénétrant :

– Oh ! oh ! demoiselle Hêna, vous me reprochez ma curiosité… pourtant la vôtre, ce me semble, égale la mienne… Il n’importe, soyez satisfaite… Donc, ce matin, je passais devant le porche de l’église Saint-Merry ; je vois un attroupement, je demande quelle en est la cause ; l’on me répond qu’un enfant de six mois à peine avait été déposé pendant la nuit sous le portail de la paroisse.

– Pauvre petite créature !

– En ce moment, un jeune moine fend la foule, prend l’enfant dans ses bras, et les larmes aux yeux, les traits empreints de la pitié la plus touchante, il réchauffe de son haleine les mains de ce pauvre abandonné, l’enveloppe soigneusement dans l’une des longues manches de son froc, et il s’enfuit aussi joyeusement que s’il eût emporté un trésor ; la foule l’applaudit, et j’entends dire autour de moi que ce moine, de l’ordre des Augustins, se nomme frère Saint-Ernest Martyr.

– Comment, Martyr ?… lui, si charitable ?…

– Tu ignores, ma sœur, qu’en entrant en religion, les moines renoncent à leurs noms de famille et prennent des noms de saints, tels que : frère Saint-Pierre-ès-liens, Saint-Sébastien-percé-de-flèches, Saint-Laurent-sur-le-gril…

– Oh ! les tristes noms !… ils donnent le frisson !…

– Enfin, – reprit Hervé, qui ne cessait d’attacher son regard profond et inquisiteur sur Hêna, – frère Saint-Ernest-Martyr s’éloigne précipitamment avec son précieux fardeau, et quelqu’un dit : « – Pour certain, ce bon moine va porter ce pauvre petit chez Marie-la-Catelle… »

– Nous y voilà ! – s’écrie ingénument Hêna ; – j’en étais sûre, c’est mon moine !…

– Comment, ton moine ? – demanda en souriant Brigitte, qui descendait de l’étage supérieur et dont le cœur s’épanouissait en voyant son fils et sa fille s’entretenir cordialement ainsi qu’autrefois. – De quel moine parles-tu d’un ton si possessif, chère Hêna ?

– Mère, te rappelles-tu le jour où nous sommes allées à l’école de la Catelle ?

– Sans doute… Digne jeune veuve, que cette bonne Marie-la-Catelle. L’école qu’elle a fondée pour l’instruction des enfants pauvres est une œuvre de touchante charité, qui doit aussi beaucoup à Jean Dubourg, drapier de la rue Saint-Denis, et à un riche bourgeois, M. Laforge ; ils viennent généreusement en aide à la Catelle, et sa sœur Marthe, épouse de Poille, l’architecte-maçon, partage avec elle les soins maternels qu’elle donne aussi à quelques orphelins recueillis dans sa maison, qu’on appelle à juste titre « la maison du bon Dieu… »

– Lorsque nous sommes allées chez la Catelle, – poursuivit Hêna, – te souviens-tu, mère, que c’était l’heure de l’école ?

– Oui… un moine augustin faisait la leçon aux enfants groupés autour de lui, les uns assis à ses pieds, les autres sur ses genoux, l’écoutant à plaisir, ces chers petits…

– Et moi aussi, mère, je l’écoutais comme eux avec plaisir ; il leur expliquait cette parabole : « Méchants sont ceux-là qui vivent du lait de la brebis, se vêtissent de sa toison, et laissent la pauvre bête sans pâture… » Il disait, à ce propos, des choses empreintes d’une si douce et si tendre charité, que les larmes me venaient aux yeux.

– Je partageais, Hervé, l’émotion de ta sœur, – reprit Brigitte, s’adressant à son fils, qui, silencieux et absorbé dans ses noires pensées, ne prenait plus part à l’entretien. – Tu ne peux t’imaginer avec quelle bonté charmante ce jeune moine instruisait ces enfants, mesurant ses paroles à la portée de leur intelligence, afin de les pénétrer de la simple et pure morale évangélique. Marie-la-Catelle nous assurait qu’il valait autant par la science que par la vertu.

– Eh bien, mère, lorsque tout à l’heure je disais à Hervé : « C’est mon moine, » j’entendais par là qu’il était celui dont il me racontait une action charitable en m’apprenant son nom… triste nom : Saint-Ernest-Martyr !

Deux coups frappés au dehors de la porte de la maison interrompirent cet entretien.

– Enfin ! – dit Brigitte à Hervé, – voici sans doute ton père ; les rues sont peu sûres pendant la nuit, et j’aime mieux qu’il soit ici que dehors. Nous ne verrons pas sans doute mon frère ce soir ; car l’heure habituelle du souper est depuis longtemps passée, – ajouta Brigitte en allant au devant de son mari, à qui Hervé venait d’ouvrir la porte de la maison. Christian entra en compagnie de l’inconnu, homme jeune encore, d’une figure fortement accentuée, surtout remarquable par son expression de fermeté réfléchie ; ses yeux noirs, pleins d’intelligence et de feu, très-rapprochés du nez, donnaient à son pâle et austère visage un caractère singulier. Brigitte, à l’aspect de cet hôte inattendu, fit un mouvement de surprise.

– Chère femme, – lui dit Christian, – je t’amène à souper M. Jean… l’un de mes anciens amis, je l’ai rencontré ce soir après une longue séparation.

– Qu’il soit le bienvenu chez nous, – répondit Brigitte, tandis que ses deux enfants observaient l’étranger avec curiosité. Hêna, selon sa coutume, embrassa tendrement son père ; mais Hervé, attachant sur lui un regard timide et repentant, semblait hésiter à suivre l’exemple de sa sœur. L’artisan tendit les bras à son fils, lui jeta un coup d’œil expressif, et lui dit à l’oreille en le serrant contre lui : – Je n’ai pas oublié tes bonnes paroles de tantôt ! – Puis, s’adressant à son hôte, Christian ajouta : – Voilà ma famille… ma fille est broderesse comme sa mère ; mon fils aîné est, ainsi que moi, artisan d’imprimerie chez M. Robert Estienne ; mon second fils, apprenti armurier, voyage en Italie… Grâce à Dieu, nos enfants méritent d’être aimés comme nous les aimons, ma digne femme et moi !…

– Que la bénédiction du ciel continue de s’étendre sur votre famille !… – répondit M. Jean d’une voix affectueuse et grave, pendant qu’Hêna et son frère apportaient sur la table les mets préparés pour le modeste souper.

– Brigitte, – dit Christian, – et ton frère ?

– Je m’étonnais tout à l’heure de son absence, mon ami ; elle m’inquiéterait, si je ne comptais sur la bravoure de mon frère, sur sa grande épée, enfin sur son apparence peu attrayante pour les voleurs de nuit, – ajouta Brigitte en souriant. – Tire-laine ou guilleris n’auraient guère souci à attaquer un franc-taupin… Mettons-nous à table sans lui ; il saura bien, s’il vient souper avec nous, regagner le temps perdu…

Les convives prirent place autour de la table, M. Jean dit à Brigitte, auprès de qui il est assis :

– Il règne dans cette demeure, madame, tant d’ordre, tant d’exquise propreté, que l’on doit en féliciter la ménagère de la maison.

– L’accomplissement des soins domestiques est un plaisir, monsieur ; l’ordre et la propreté, c’est notre luxe, à nous autres pauvres gens.

– Sancta simplicitas !– dit l’étranger ; puis il reprit en souriant : – C’est une vieille et bonne devise ; en d’autres termes, sainte simplicité… Vous m’excuserez, madame, d’avoir parlé latin…

– À propos de latin, – reprit l’artisan, s’adressant à sa femme, – Lefèvre n’est pas non plus venu aujourd’hui ?…

– Non, mon ami, et comme toi je m’étonne de la rareté de ses visites ; autrefois, il se passait peu de jours sans qu’il vînt nous voir.

– Lefèvre est un très-savant latiniste, – dit Christian, s’adressant à M. Jean ; – c’est l’un de mes plus anciens amis ; il professe à l’Université. C’est un rude et tenace montagnard de la Savoie ; mais sous son âpre écorce bat un cœur excellent…

Christian fut interrompu par cette cantilène, chantée au dehors de la maison d’une voix assez forte pour qu’on l’entendît à travers la porte :

« Un franc-taupin, un arc de frêne avait,

» Tout vermoulu, à corde renouée,

» Sa flèche était de papier empennée,

» Ferrée au bout d’un ergot de chapon,

» Derideron, vignette sur vignon ! derideron ! ! »

– C’est mon bon oncle ; sa chanson favorite nous l’annonce ! – dit gaiement Hêna en se levant pour aller ouvrir la porte du logis au franc-taupin.

*

* *

Joséphin, frère de Brigitte, surnommé Touquedillon-le-FRANC-TAUPIN, entra bientôt dans la salle basse. Soldat d’aventure depuis l’âge de quinze ans, il avait quitté en vagabond la maison paternelle pour s’enrôler plus tard parmi les francs-taupins, sorte de milice irrégulière chargée, lors du siège des villes, de creuser les tranchées destinées à couvrir les approches des assaillants. L’on appelait ces soldats mercenaires francs-taupins, parce que, ainsi que les francs archers, ils étaient affranchis de l’impôt de la taille, et que leur travail souterrain ressemblait beaucoup à celui de la taupe ; mais sortis de leurs tranchées, les francs-taupins se montraient, disait-on, peu vaillants ; leur poltronnerie, à tort ou à raison, devint proverbiale, témoin la chanson favorite du frère de Brigitte. Celui-ci n’était cependant pas poltron, tant s’en faut ; car après avoir fouillé la terre lors de deux ou trois sièges, révolté d’appartenir à un corps d’une si couarde renommée, il s’enrôla dans une autre milice irrégulière, les Aventuriers ou Pendards, dont un écrivain de ce temps-ci a tracé ce portrait, malheureusement véridique :

« Quels gens vagabonds, flagitieux, meurtriers, que ces Pendards ! renieurs de Dieu ! loups ravisseurs ! violeurs de femmes ! dévoreurs de peuple ! chassant le bonhomme de sa maison, buvant dans son pot et couchant dans son lit ! Habillés à la pendarde de chemises à longues manches montrant leur poitrine velue, de chausses bigarrées laissant voir la chair ; les jambes nues et portant leurs bas à la ceinture, de crainte de les user. Faisant trembler la volaille au poulailler, le lard au garde-manger. Riards, frisques, hardis, goguelus ; toujours bien fendus de gueule, et n’aimant rien tant que de rigouler ensemble le vin larronné ! »

Touquedillon-le-Franc-Taupin, malgré son intrépidité à la guerre (il conservait ce surnom emprunté à son premier métier), sans ressembler de tous points à ce portrait du Pendard, en conservait force traits ; mais il adorait, il vénérait sa sœur, et dès qu’il s’asseyait à son foyer, il semblait métamorphosé. Rien dans ses paroles, dans sa conduite, ne rappelait l’audacieux aventurier ; timide, affectueux, sentant combien ses propos de taverne ou de pires lieux eussent été méséants en présence des enfants de Brigitte, qu’il chérissait à l’égal de leur mère, il se possédait toujours et ne leur faisait jamais entendre que le langage d’un homme de bien. Il témoignait à Christian autant d’attachement que de respect, et se fût, comme on dit, jeté au feu pour la famille. Alors âgé d’environ trente ans, maigre, osseux, il avait près de six pieds de hauteur ; déjà couturé de blessures, devenu borgne à la guerre, il portait un large emplâtre noir sur l’œil gauche. Ses cheveux étaient ras, sa barbe taillée en pointe, sa moustache retroussée, son nez bourgeonné par l’abus du vin ; et sa bouche lippue, fendue de l’une à l’autre oreille, découvrait des dents de requin lorsqu’en vrai riard il se livrait aux accès de son imperturbable bonne humeur. Dès qu’il entra dans la salle basse, le franc-taupin déposa dans un coin sa vieille épée rouillée, embrassa sa sœur, ses deux enfants, tendit cordialement sa main à Christian, s’inclina respectueusement devant l’inconnu, et il s’assit timidement à sa place accoutumée. Christian vint en aide à l’embarras de son beau-frère et lui dit amicalement :

– Votre absence nous eût inquiétés, Joséphin, si nous n’avions su que vous êtes de ceux-là qui, l’épée au côté, défient tout… et tous.

– Ah ! beau-frère, la meilleure épée du monde ne nous défend pas de la surprise, celle que je viens d’éprouver m’a terrassé… Or, comme j’ai la surprise très-salée, je meurs de soif ; souffrez que je boive un coup… – Le coup bu, le franc-taupin ajouta d’un air effaré : – Ventre saint Quenet ! qu’ai-je vu là ?… Je suis certain de ne m’être pas trompé, il ne me reste qu’un œil, mais il est bon !…

– Quoi ?… qu’avez-vous vu, Joséphin ?

– J’ai rencontré tout à l’heure, à la tombée de la nuit, ici… à Paris… le capitaine don Ignace DE LOYOLA, gentilhomme espagnol…

À ces mots, l’inconnu tressaillit, tandis que Christian disait au franc-taupin :

– Quel est donc ce capitaine dont la rencontre vous a causé tant d’étonnement ?

– Vous l’avez connu ? – reprit vivement M. Jean avec un accent de vif intérêt, – vous avez connu don Ignace de Loyola ?

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