Les Mystères du peuple – Tome X

PREMIÈRE PARTIE

Paris au seizième siècle. – La maison de Christian. – Le vol. – Les âmes du purgatoire. – Odelin, Hêna et Hervé. – La vente des indulgences à l’église Saint-Dominique. – Le confessionnal. – L’imprimerie de Robert Estienne. – Le banni. – L’adoration des images. – Le meurtre. – Frère et sœur. – Touquedillon le Franc-Taupin. – Le souper. – Les galanteries et les duels du capitaine don Ignace de Loyola. – Son procédé pour dompter les hommes, les femmes et les chevaux. – Les seigneurs en débauche. – L’évêque colonel. – Marie-la-Catelle, la maîtresse d’école. – Frère saint Ernest martyr. – Les carrières de Montmartre. – Le serment d’Ignace de Loyola et de ses six premiers disciples. – Jean Calvin. – Profession de foi des réformés. – Gaspard de Coligny. – Clément Marot. – Le vicomte Neroweg de Plouernel. – Bernard Palissy. – Ambroise Paré. – Le prince Karl de Gerolstein. – Inceste et parricide. – Les archers du guet. – Le couvent des Augustines. – Le couvent des Augustins. – La taverne du vin Pineau. – Franc-Taupin, Tire-Laine et Mauvais-Garçon. – La courtille de M. Robert Estienne. – Le 21 janvier 1535.

Combien de changements dans Paris, fils de Joel, depuis le temps où notre aïeul EIDIOL, le nautonier parisien, habitait cette ville, au neuvième siècle, lors de l’invasion des Northmans ! combien de changements, même depuis l’an 1350, alors que notre aïeul MAHIET-l’Avocat d’armes, tombait blessé aux côtés d’Étienne Marcel, assassiné par Jean Maillart et les royalistes ! La population de la grande cité est aujourd’hui (en 1534) d’environ quatre cent mille âmes ; chaque jour de nouvelles demeures s’élèvent dans les faubourgs en dehors des remparts, dont l’enceinte est devenue insuffisante, quoiqu’ils renferment douze à treize mille maisons. Mais, ainsi que par le passé, Paris est toujours divisé, pour ainsi-dire, en quatre villes, par deux rues qui le coupent en croix ; la rue Saint-Martin, prolongée par la rue Saint-Jacques, le traverse de l’est à l’ouest ; la rue Saint-Honoré, prolongée par la rue Saint-Antoine, le traverse du nord au midi. Aux gens de cour, le quartier du Louvre ; aux gens de guerre, le quartier de la Bastille, de l’Arsenal, rempli d’armes, et du Temple, rempli de poudre ; aux gens d’étude et de lettres, le quartier de l’Université ; aux gens d’église, le quartier Notre-Dame et Saint-Germain, où sont bâtis les couvents des Cordeliers, des Chartreux, des Jacobins, des Augustins, des Dominicains, et tant d’autres moutiers de moines et de nonnes, sans compter les monastères disséminés dans la ville ; les commerçants habitent généralement le centre de Paris, vers la rue Saint-Denis ; les fabricants, le quartier de l’Est, le plus misérable de tous, là se trouvent des logeurs où, pour un liard chaque nuit, vont coucher les artisans. La majeure partie des maisons bourgeoises et tous les couvents sont maintenant bâtis en pierre, et non plus en bois comme autrefois ; ces modernes constructions, recouvertes de toits d’ardoise ou de plomb, ornées de sculptures, deviennent de jour en jour plus nombreuses. Il en est ainsi des crimes de toute sorte ; leur augmentation est hors de toute mesure. Les meurtriers, les bandits, prennent, la nuit venue, possession des rues ; ils sont au nombre de vingt-cinq ou trente mille organisés en compagnies, Guilleris, Plumets, Rougets, Tire-laine ; ceux-ci dévalisent les bourgeois, auxquels il est interdit de porter des armes ; les Tire-soie, plus audacieux, s’attaquent aux gentilshommes, toujours armés ; les Barbets se déguisent en artisans de diverses professions ou en moines de divers ordres, s’introduisent ainsi dans les maisons pour voler ; c’est encore la compagnie de la Matte ou Fins Mattois, coupeurs de bourse ; les Mauvais-Garçons, les plus redoutables de tous, offrent publiquement, à prix débattu et convenu, leur poignard à qui veut se délivrer d’un ennemi. Paris regorge de filles perdues, de courtisanes de tout étage ; jamais la corruption, dont la royauté, l’Église, la seigneurie, donnent de si scandaleux exemples, n’a exercé plus de ravages. Une maladie honteuse, importée d’Amérique par les Espagnols après les conquêtes de Christophe Colomb, empoisonne la vie jusque dans sa source. Paris offre un mélange sans nom de fanatisme, de débauche et de férocité : au-dessus de la porte des lupanars, on voit des images de saints et de saintes dans leurs niches, devant lesquelles, voleurs, meurtriers, courtisanes se découvrent ou s’agenouillent en passant ; les Tire-laine, les Guilleris, et autres brigands, font brûler des cierges à l’autel de la Vierge ou dire des messes pour le bon succès de leurs crimes ; la superstition progresse en raison de la scélératesse. L’on cite des médecins communiant chaque semaine, et qui, d’accord avec d’impatients héritiers, empoisonnent dans des breuvages pharmaceutiques leurs riches malades dont la succession se fait trop attendre ; l’on ne recule plus devant d’effroyables forfaits, surtout depuis que les indulgences papales, vendues à beaux deniers, assurent aux criminels absolution et impunité. Les vertus domestiques, les bonnes mœurs, semblent réfugiées au sein des familles qui ont embrassé la réforme et pratiquent de leur mieux la morale évangélique ; ainsi la famille de Christian l’imprimeur avait trouvé la paix et le bonheur du foyer jusqu’au jour fatal où commence cette légende.

C’était vers le milieu du mois d’août 1534, Christian Lebrenn occupait alors à Paris une modeste demeure située vers le milieu du pont au Change ; presque tous les ponts, bordés de maisons, forment ainsi des rues au-dessous desquelles passe la rivière. Au rez-de-chaussée se trouvait la cuisine, où l’on prenait ses repas ; derrière cette salle, dont la porte et la fenêtre donnaient sur la voie publique, était une pièce où couchaient Hervé, fils aîné de Christian, et son frère Odelin, apprenti armurier chez maître Raimbaud. Mais à l’époque de ce récit, Odelin, absent de Paris, voyageait en Italie avec son patron, celui-ci étant allé à Milan étudier les procédés de fabrication des armuriers milanais, aussi célèbres que ceux de Tolède. Le premier étage de la demeure de Christian se composait de deux chambres ; il occupait l’une avec sa femme Brigitte, et leur fille Hêna occupait l’autre. Enfin, un galetas s’étendait sous les combles de la maison et avait vue sur la rivière.

Ce soir-là, Christian s’entretenait avec sa femme ; il faisait nuit depuis longtemps, les enfants reposaient, une lampe éclairait la chambre des deux époux. On voyait les métiers à broder de Brigitte et d’Hêna près de la fenêtre aux petites vitres en losange enchâssées dans des nervures de plomb ; au fond de cette pièce, assez vaste, le lit de noyer surmonté de son ciel, enveloppé de ses rideaux de serge verte ; plus loin, une petite bibliothèque où sont rangés les livres à l’impression desquels Christian et son père ont concouru dans l’atelier d’imprimerie de maîtres Henri et Robert Estienne, entre autres une Bible de poche reliée en basane noire, à fermeture et à coins de cuivre. En face de cette bibliothèque est un bahut de chêne assez curieusement sculpté ; là Christian renferme les reliques, les légendes de sa famille, et ce qu’il possède de précieux. Au-dessus de ce bahut, une vieille arbalète et une hache de guerre sont accrochées au mur ; car il est utile d’avoir des armes chez soi pour repousser les attaques des bandits, de plus en plus audacieux. Deux coffres à sièges recouverts de cuir et destinés à renfermer les hardes, quelques escabeaux complètent le modeste ameublement de cette chambre. Christian est profondément soucieux ; Brigitte, non moins soucieuse que lui, abandonne son travail de broderesse, qu’elle accomplissait à la clarté de la lampe, se rapproche de son mari ; celui-ci, le regard fixe, le coude sur son genou et le front dans sa main, dit à sa femme :

– Oui, la personne qui a volé cet argent dans le bahut, ici, en cette chambre, et sans briser la serrure de ce meuble, doit hanter familièrement la maison.

– Te l’avouerai-je, Christian, depuis hier que nous nous sommes aperçus de ce larcin, je suis dans des transes continuelles.

– Nul autre que nous et nos enfants n’entre ici.

– Non, à l’exception de nos marchands ou de leurs employés ; mais sachant, entre autres malfaiteurs, les Barbets assez hardis ou rusés pour prendre au besoin l’apparence d’honnêtes commerçants, afin de s’introduire chez nous et d’y tenter quelque mauvais coup, sous prétexte de venir me faire une commande de broderie, jamais ni moi, ni Hêna, nous ne quittons cette chambre lorsque nous y recevons un étranger.

– Je cherche dans mon souvenir quelles personnes de notre intimité ont pu entrer céans, – reprit l’imprimeur avec une pénible anxiété. – Lefèvre, de temps à autre, passe la soirée chez nous ; parfois nous sommes montés ici lui et moi, lorsqu’il m’a demandé de lui lire quelques légendes de notre famille.

– Mon ami, il y a d’abord assez longtemps que nous n’avons vu M. Lefèvre, et de cela tu t’étonnais dernièrement encore ; puis il est impossible de soupçonner ton ami, un homme de mœurs austères, toujours occupé de sciences…

– Dieu me garde de l’accuser ! J’énumérais seulement le très-petit nombre de personnes qui entrent familièrement ici.

– Il y a encore mon frère… C’est, il est vrai, un soldat d’aventure ; il a ses défauts, de grands défauts, mais…

– Ah ! Brigitte ! n’achève pas !… Joséphin a pour toi, pour nos enfants, une affection si tendre, si touchante… Je le crois capable de commettre en pays ennemi de grands excès, ainsi que font les gens de son métier ; mais lui, qui presque chaque jour s’assoit à notre foyer, commettre un larcin chez nous. Jamais je n’ai eu… je n’aurai cette idée !

– Merci de tes paroles, mon ami, oh ! merci…

– Quoi ! tu as pu supposer un moment que je soupçonnais ton frère ?

– Que te dirai-je ? la vie vagabonde qu’il a menée depuis sa jeunesse… ces habitudes de violence, de rapine, reprochées à si juste titre aux Francs-Taupins, aux Pendards, et autres soldats aventuriers, compagnons d’armes de mon frère, pouvaient faire naître des doutes sur lui dans un esprit prévenu, et… mais mon Dieu… Christian… qu’as-tu ? qu’as-tu donc ? – s’écria Brigitte voyant son mari cacher avec accablement sa figure entre ses deux mains pendant un moment, puis se lever brusquement et marcher çà et là en proie à une angoisse profonde – Mon ami, – reprit Brigitte, – quelle pensée soudaine est venue t’affliger ?… des larmes roulent dans tes yeux ? ton visage est altéré… Tu ne me réponds pas !

– Le ciel m’en est témoin ! – s’écria l’artisan levant les yeux d’un air navré, – la perte de ces vingt-deux écus d’or, si laborieusement gagnés par nous, m’a vivement affecté : c’était notre ressource pour les mauvais jours, c’était la dot de notre fille ; mais cette perte n’est rien auprès de…

– Achève…

– Non, oh non !… c’est trop affreux !…

– Christian… que veux-tu dire ?

– Laisse-moi ! Laisse-moi !… – Puis, regrettant ce mouvement de brusquerie involontaire, l’artisan prit les mains de Brigitte entre les siennes et lui dit d’une voix douloureusement émue : – Excuse-moi, pauvre chère femme… quand je songe à cela, vois-tu, je n’ai plus la tête à moi ! Lorsque tantôt, à l’imprimerie, cet horrible soupçon s’est présenté à mon esprit, j’ai cru devenir fou ! je l’ai combattu de tout mon pouvoir… mais tout à l’heure en énumérant avec toi les personnes de notre intimité que nous aurions pu accuser de larcin, l’affreux soupçon dont je te parle m’est involontairement revenu à la pensée.

Christian, retombant assis sur son escabeau, frémit et de nouveau cacha sa figure entre ses mains tremblantes.

– Mon ami, cette pensée que tu fuis, qui t’accable… quelle est-elle ? dis-la-moi ? je t’en conjure…

L’artisan, après un moment de lutte douloureuse avec lui-même, murmura d’une voix affaiblie et comme si ces paroles lui eussent brûlé les lèvres :

– Tu t’es aperçue comme moi, depuis quelque temps… cela remonte à peu près à l’époque du départ d’Odelin pour Milan… tu t’es aperçue comme moi d’un grand changement dans le caractère, dans les habitudes… de…

– De qui ?

– D’Hervé…

– Notre fils !… – s’écria Brigitte avec stupeur ; puis elle ajouta : – Miséricorde… tu le soupçonnerais !

Christian garda un morne silence que Brigitte, éperdue de douleur, n’osa d’abord interrompre ; puis elle reprit :

– C’est impossible ! Hervé, élevé par nous dans les mêmes principes que son frère… Hervé, qui jamais ne nous a quittés…

– Brigitte, je te l’ai dit, ce soupçon est si horrible, que, contre lui, j’ai résisté de toutes les forces de mon âme de père… contre lui, je résiste encore ; non plus que toi, je ne veux croire… Je ne croirai pas que notre fils… – Puis, s’interrompant d’une voix étouffée par les sanglots. – Et si cela était pourtant ! ! ! Dieu juste… nous n’aurions pas mérité ce châtiment ! !

– Mon ami, tu m’épouvantes ! Tu aimes trop Hervé, ton jugement est trop sûr, ton esprit trop pénétrant, pour qu’un pareil doute te soit venu sans motif… Notre fils est à l’imprimerie continuellement près de toi, ainsi qu’Hêna est ici près de moi, tu dois mieux que personne connaître le cœur de cet enfant… – Et après un moment de silence, Brigitte reprit, pleurant à chaudes larmes : – Ah ! je le sens, ce soupçon, rien que ce soupçon, ne fût-il jamais justifié, sera l’amertume de ma vie !

– Aussi, je ne pouvais le confier qu’à toi, qu’à toi seule au monde ! Mais enfin… ce n’est qu’un soupçon ; n’exagérons rien, ne nous laissons pas abattre, approfondissons les faits, rappelons soigneusement nos souvenirs ; peut-être arriverons-nous… que Dieu m’entende !… à reconnaître que ces soupçons ne sont pas fondés. Je te le disais tout à l’heure, de grands changements se sont manifestés dans les habitudes, dans le caractère d’Hervé. Tu les as remarqués comme moi ?

– Oui, depuis quelque temps, lui, jadis si gai, si ouvert, si affectueux, devient glacial et sombre, rêveur et taciturne ; il a pâli, maigri, il s’irrite d’un mot. Peu de temps avant le départ de notre petit Odelin, il avait plusieurs fois, et sans cause, rudoyé ce pauvre enfant, pour qui jusqu’alors il s’était montré plein de tendresse… et souvent, depuis cette époque, j’ai aussi reproché à Hervé ses brusqueries, je dirais presque ses duretés envers sa sœur, qu’il chérissait ; il semble maintenant l’éviter ; sa conduite envers elle est parfois inexplicable. Tiens… hier encore, lorsque toi et lui vous êtes rentrés de l’imprimerie, Hêna, après t’avoir embrassé selon sa coutume, a présenté son front à son frère… il l’a repoussée brutalement. Cette chère fille avait les larmes aux yeux.

– Ce fait m’a échappé ; mais, comme toi, je suis frappé de la froideur croissante d’Hervé pour sa sœur.

– Cependant, mon ami, nous aimons nos enfants d’un amour égal ; Hervé pourrait se trouver blessé si nous montrions quelque préférence pour Hêna ou pour Odelin ; mais nous ne leur témoignons aucune préférence au détriment de leur frère.

– Sans doute ; aussi faut-il, je crois, chercher ailleurs la cause des changements dont nous nous affligeons ; peut-être a-t-il, à notre insu, de mauvaises relations… J’ai été frappé d’un fait : l’amour paternel ne m’aveugle pas, je reconnais à Hervé de grandes aptitudes, sans parler du don d’une éloquence naturelle singulière à son âge, il est devenu excellent latiniste ; aussi est-il parfois chargé d’aller collationner des manuscrits précieux chez quelques érudits, amis de M. Robert Estienne ; notre fils s’occupait ordinairement de cette tâche avec autant d’exactitude que de célérité ; maintenant ses absences de l’atelier se prolongent outre mesure, deviennent fréquentes, enfin il n’accomplit pas ou accomplit mal ces travaux de collation dont il prétexte. M. Robert Estienne s’est plaint à moi amicalement, me disant qu’il fallait paternellement surveiller Hervé, qu’il touchait à sa dix-huitième année, qu’il pouvait nouer de mauvaises relations et nous causer plus tard quelques soucis.

– À ce propos, mon ami, je reprochais, il y a peu de jours, à Hervé l’éloignement qu’il montre pour ses amis d’enfance, bons et braves jeunes gens cependant ! Il fuit leur société, repousse leurs avances cordiales. La seule personne qu’il fréquente intimement et avec qui souvent il sort les jours de fête est fra-Girard le cordelier, le fils de notre voisin le mercier.

– Je préférerais, pour notre fils, une autre compagnie, non que j’accuse fra-Girard d’être vicieux comme tant d’autres moines, on le dit de mœurs austères ; mais plus âgé qu’Hervé, il a, je le crains, pris sur lui beaucoup d’influence, et l’a rendu d’une farouche intolérance. Beaucoup d’artisans de l’imprimerie de M. Estienne sont comme lui partisans de la réforme ; les uns ouvertement, malgré le péril ; les autres, tacitement. Notre fils, plus d’une fois, s’est élevé avec une violence inouïe contre les idées nouvelles ; il sait pourtant que toi et moi nous les partageons, en cela qu’elles rompent ouvertement avec l’Église de Rome, car j’ai conservé la croyance druidique de nos pères à l’éternité de la vie, âme et corps…

– Hélas ! mon ami, quelle femme, quelle mère, ne partagerait pas la pensée des réformés, lorsqu’ils repoussent la confession ? N’avons-nous pas été obligés d’engager notre fille à ne plus aller se confesser… Ah ! sans sa chaste ignorance, elle eût été corrompue par les honteuses questions qu’un prêtre osait lui adresser et qu’elle nous rapportait dans la candeur de son âme… Mais pour en revenir à Hervé, si, d’un côté, son intimité avec fra-Girard me semble, ainsi qu’à toi, fâcheuse du point de vue de l’intolérance, l’influence de ce moine, dont on vante l’austérité, a dû éloigner de notre fils jusqu’à la tentation de cet acte odieux… dont nous ne pouvons parler sans verser des larmes de douleur… – ajouta Brigitte en essuyant ses yeux humides ; – car, enfin, mon ami, la piété d’Hervé devient chaque jour plus fervente ; ce malheureux enfant s’impose souvent, tu le sais, malgré nos représentations et au risque de compromettre sa santé, des jeûnes prolongés… N’ai-je pas découvert, aux traces ensanglantées laissées sur sa chemise, qu’à certains jours il porte sur la peau une ceinture intérieurement garnie de pointes de fer ? Ce n’est pas là de l’hypocrisie ! il croyait cacher à tous les yeux les secrètes macérations qu’il s’inflige par pénitence, un hasard m’a fait les découvrir. Je déplore ce fanatisme, mais ce fanatisme peut être aussi une sauvegarde ; l’exagération même des principes religieux d’Hervé doit le prémunir contre les tentations mauvaises… Le ciel soit béni ! tu disais vrai, Christian ; en approfondissant les faits, nous arrivons à reconnaître l’injustice de nos soupçons… Notre fils est innocent, n’est-ce pas ton avis ? Christian !… Christian, tu ne me réponds pas !

L’artisan, morne et pensif, avait écouté sa femme sans l’interrompre ; il reprit d’une voix altérée :

– Non, pauvre et chère femme, non, le fanatisme n’est pas une sauvegarde contre le mal… Hélas ! au contraire de toi, en m’appesantissant sur les faits que tu viens de me rappeler, j’ose à peine te l’avouer, mes doutes, loin de diminuer, augmentent.

– Grand Dieu !

– Je crois notre fils sincère dans ses pratiques dévotieuses, si exagérées qu’elles soient ; mais je crois aussi que l’une des plus terribles conséquences du fanatisme est d’obscurcir, de pervertir chez ceux qu’il domine les plus simples notions du bien et du mal, du juste et de l’injuste.

– Mais le vol, puisqu’il faut articuler ce mot, le vol… comment le fanatisme pourrait-il l’excuser ?

– Écoute-moi, Brigitte. Il y a quelques jours… et ce souvenir a été l’une des causes qui ont éveillé mes soupçons… il y a quelques jours, à l’atelier, l’un de nos compagnons de travail s’indignait du trafic des indulgences qui, depuis peu de temps, s’exerce à Paris, et disait, à ce propos, qu’en outre de l’immoralité de ce négoce pratiqué au nom du pape, l’argent ainsi extorqué à l’ignorance, à la crédulité populaire, pouvait être considéré comme le fruit d’une fourberie ; sais-tu ce qu’a répondu notre fils ?

– Achève… achève…

– Il s’est écrié : « – Cela est faux ! cela est impie ! l’argent employé à une œuvre pie, fût-il le fruit d’un véritable vol… j’irai plus loin… d’un meurtre… cet argent est épuré, sanctifié, dès qu’il est employé à la plus grande gloire du Seigneur. »

– Hervé a dit cela ?

– Malheureusement, il l’a dit…

Brigitte pâlit et murmura d’une voix étouffée par les sanglots :

– Ah ! maintenant j’ai peur… moi aussi, j’ai peur !…

– Comprends-tu que si notre fils a commis la honteuse action dont nous hésitons à le croire coupable, ce malheureux enfant aura, dans son aveugle fanatisme, cru faire un acte méritoire si le fruit de son larcin a été employé à une œuvre pie ?…

Au moment où Christian prononçait ces mots, il entendit, d’abord au loin et bientôt sur le pont au Change, le bruit retentissant de plusieurs grosses sonnettes et le grincement aigu des crécelles, interrompus çà et là par une psalmodie lugubre, après quoi le fracas des sonnettes et des crécelles redevint assourdissant. L’artisan, non moins surpris que sa femme, se leva, ouvrit la fenêtre, et vit défiler une longue procession ; à sa tête marchait un détachement d’archers du guet portant leur arbalète sur l’épaule gauche, et à leur main droite un gros cierge allumé ; puis venaient des moines dominicains au froc blanc à capuchon noir, agitant les sonnettes et les crécelles ; derrière eux s’avançait un chariot traîné par deux chevaux houssés de caparaçons noirs semés de larmes d’argent. Les quatre faces de ce chariot, très-élevé, formaient une sorte d’immense transparent quadrangulaire et intérieurement éclairé, où étaient représentés, au milieu d’un océan de flammes, des hommes, des femmes, des enfants, des vieillards, plongés jusqu’à mi-corps dans cette fournaise, et élevant avec des contorsions désespérées leurs mains suppliantes vers une image de Dieu, assis sur un trône ; à chacune des faces du transparent, et surmontant ces peintures, l’inscription suivante se lisait écrite en grosses lettres rouges et noires :

PRIEZ

POUR LES ÂMES DU PURGATOIRE

DEMAIN

EN

L’ÉGLISE DU COUVENT DE SAINT-DOMINIQUE

L’INDULGENCE

ÉLÈVERA SON TRÔNE

PRIEZ ET DONNEZ

POUR LES PAUVRES ÂMES DU PURGATOIRE.

Quatre moines, munis de longs bâtons dorés, terminés par des lanternes de verre, sur lesquelles on voyait aussi peintes des âmes en peine, marchaient de chaque côté du char, suivis par d’autres dominicains portant un grand crucifix argenté. Les moines entonnèrent en chœur d’une voix retentissante ce psaume lugubre de la pénitence :

« De profundis clamavi ad te, Domine ;

» Domine, exaudi vocem meam.

» Fiant aures tuæ intendentes

» In vocem deprecationis meæ ! »

Le bruit des sonnettes et des crécelles succéda de nouveau à ces chants funèbres, pendant que la procession continuait son chemin ; un autre détachement d’archers du guet fermait la marche. Une multitude d’hommes et de femmes déguenillés, à figures cyniques ou patibulaires, presque tous rôdeurs ou rôdeuses de nuit, ou pire encore, accompagnaient ce cortège, se tenant par le bras, dansant, se signant de temps à autre et hurlant :

– Gloire au saint-père !

– Il nous envoie des indulgences !

– Nous en avons besoin !

– Béni soit-il !

Puis ils échangeaient à voix haute des plaisanteries grossières ou obscènes, empreintes cependant d’une foi sauvage aux plus déplorables superstitions. Grand nombre de citadins habitant les maisons bâties sur le pont avaient ouvert leurs fenêtres au passage de la procession ; quelques-uns d’entre eux s’étaient agenouillés pieusement dans l’intérieur de leur logis. Christian, lorsque le bruit se fut éloigné, referma la croisée de sa chambre et, de plus en plus attristé, dit à sa femme :

– Hélas ! cette procession est pour moi d’un désolant à-propos…

– Je ne te comprends pas, mon ami.

– Brigitte, tu as vu sur le transparent porté par le chariot que conduisaient les moines, une peinture représentant les âmes du purgatoire se tordant au milieu des flammes ?

– Oui, je l’ai vue.

– Les moines dominicains délégués par le pape à la vente des indulgences plénières vendent en outre le rachat des âmes en peine.

– On le dit.

– Ainsi, ceux-là qui partagent cette croyance sont persuadés que, moyennant argent, ils arrachent aux flammes du purgatoire, non-seulement ceux de leurs proches ou de leurs amis qu’ils supposent exposés à ce supplice, mais aussi des inconnus. Hervé n’a-t-il pas pu se dire : « Avec l’or dérobé à mon père, je rachèterai vingt âmes… cinquante âmes du purgatoire… »

– N’achève pas, Christian ! – s’écria Brigitte en frémissant ; – Mes doutes, hélas ! deviennent presque des certitudes… – Mais, s’interrompant soudain et prêtant l’oreille du côté de l’une des portes de la chambre, elle ajouta tout bas : – Écoute… écoute…

Les deux époux se turent ; au milieu du profond silence de la nuit, ils entendirent le bruit d’une sorte de cinglement redoublé, çà et là coupé de quelques intermittences. Christian, frappé d’une idée subite, fit signe à sa femme de rester immobile, prit la lampe, poussa doucement une porte s’ouvrant sur un escalier de bois façonné en vis, à l’aide duquel on descendait dans la salle basse ; et, s’arrêtant au rebord du palier, l’artisan abrita sous sa main la clarté de la lampe ; il vit Hervé, éveillé sans doute par les tintements des sonnettes de la procession, seulement vêtu de ses chausses et d’une chemise, agenouillé sur le carreau et s’infligeant sur les flancs, sur les épaules, une rude discipline, au moyen d’un martinet composé de plusieurs cordes terminées par des nœuds. Hervé se flagellait avec une si farouche exaltation, qu’il ne s’aperçut pas de la présence de son père sur le palier de l’escalier, quoique la faible clarté de la lampe projetât ses lueurs dans la salle basse. Brigitte avait suivi son mari en marchant aussi légèrement que possible ; il sentit bientôt s’appuyer sur son épaule la main tremblante de sa femme, qui lui dit tout bas à l’oreille d’une voix navrée :

– Ah ! le malheureux enfant !…

– Viens, le moment est peut-être favorable pour obtenir de notre fils un aveu…

– Et s’il avoue… que tout lui soit pardonné ! – répondit l’indulgente mère. – Il aura cédé au fanatisme de la charité, mais non à une honteuse convoitise.

L’artisan, tenant sa lampe à la main, descendit dans la cuisine avec sa femme, sans chercher à dissimuler leur approche ; le bruit de leurs pas, résonnant sur les degrés de bois, attira enfin l’attention d’Hervé. Il tourna soudain la tête du côté de l’escalier, aperçut son père et sa mère, se releva brusquement, et, dans sa surprise, laissa tomber sa discipline sur le carreau.

Le fils de Christian atteignait sa dix-huitième année ; sa figure, naguère encore ouverte, joyeuse, vermeille, et respirant la franchise, le bonheur, était devenue pâle et sombre ; son regard, d’une mobilité inquiète, fuyait le regard. La présence inattendue de ses parents parut d’abord lui causer une impression pénible, embarrassante ; mais se reprochant sans doute cette fausse honte, il dit résolument, mais sans lever les yeux :

– Je me donnais la discipline… Je croyais être seul…

– Mon fils, – reprit l’artisan, – puisque te voici levé, assieds-toi là… ta mère et moi, nous avons à t’entretenir, nous serons mieux ici que là-haut, où nous pourrions, en causant, réveiller ta sœur.

Le jeune homme, assez étonné, s’assit sur un escabeau ; Christian s’assit à son tour ; Brigitte resta debout près de lui, accoudée sur son épaule et ne quittant pas son fils des yeux.

– Mon ami, – reprit Christian, – je dois d’abord t’assurer que nous n’avons jamais songé à contrarier les pratiques religieuses auxquelles, depuis peu de temps, tu te livres avec la fougueuse ardeur d’un néophyte ; mais puisque l’occasion se présente, je te ferai à ce sujet quelques observations toutes paternelles.

– Je vous écoute, mon père.

– Tu as été élevé par nous, ainsi que ta sœur et ton frère, dans la doctrine évangélique selon ces principes du Christ : « Aimez-vous les uns les autres ; – ne faites à autrui ce que vous ne voudriez pas que l’on vous fît ; – pardonnez les offenses ; – plaignez les méchants ; – secourez les affligés ; – honorez les repentis ; – soyez laborieux et probes. » – Ce peu de mots résument la morale éternelle dont ta mère et moi nous t’avons toujours prêché l’exemple depuis ton enfance ; lorsque tu as eu l’âge de raison, j’ai tâché de te pénétrer de cette croyance de nos pères : que nous sommes immortels âme et corps, et qu’après ce que l’on appelle la mort, moment de transition entre l’existence qui finit et celle qui recommence, nous allons renaître, ou plutôt continuer de vivre, esprit et matière, dans d’autres sphères, nous élevant ainsi successivement, à chacune des phases de notre existence éternelle, vers une perfection infinie comme celle du Créateur.

– Ceci, mon père, n’a aucun rapport avec le dogme catholique.

– Soit, je ne t’impose pas cette croyance ; tout homme est libre de chercher dans ses aspirations religieuses l’idéal des rapports entre le Créateur et la créature ; cette liberté est le plus bel attribut, le plus beau droit de la conscience humaine.

– Il n’existe au monde que la religion catholique, la religion révélée, – reprit Hervé d’une voix tranchante ; – et, sous peine d’hérésie, l’on doit…

– Mon ami, – dit Christian en interrompant son fils, – je ne veux pas engager avec toi une discussion théologique… Je jetais, avant de te parler du présent, un regard sur le passé. Je le déclare à ta louange, ce passé a été selon le désir de notre cœur ; ta mère et moi n’avons eu que des éloges à te donner. Loyal, aimant, laborieux, docile, t’efforçant de plaire à chacun et y réussissant par l’aménité de ton caractère, tel tu t’es toujours montré à nous ; tel tu étais, tel tu es encore, je ne voudrais pas en douter… Je ne te parlerai pas de ton intelligence remarquable, de ta rare aptitude à apprendre ce que l’on t’enseigne, de ta facilité à exprimer ta pensée en termes choisis, souvent éloquents ; ces dons naturels, développés par l’instruction, tu les possèdes toujours, malgré le changement très-notable survenu en toi, et dont ta mère et moi nous nous inquiétons beaucoup, quoique nous t’en parlions aujourd’hui pour la première fois.

– Quel changement, mon père ?

– Depuis quelque temps, tu as perdu ta gaieté, tu sembles te défier de nous, tu deviens de plus en plus concentré, taciturne ; tes absences de l’imprimerie sont souvent prolongées hors de toute mesure ; ton caractère, jadis si avenant, si facile, se montre irritable, aigri, à ce point qu’avant son départ pour Milan, tu rudoyais souvent ton jeune frère Odelin, et que tu t’es montré de plus en plus brusque, dur, envers ta sœur… Pourtant, tu le sais, elle t’aime tendrement.

À ces derniers mots, Hervé tressaillit, sa physionomie, lorsqu’il entendit prononcer le nom de sa sœur, s’assombrit davantage et prit une expression indéfinissable ; il garda un moment le silence ; sa voix acerbe, assurée, lors de ses dernières réponses touchant sa foi religieuse, s’altéra, et il balbutia :

– J’ai parfois, peut-être, des accès de méchante humeur, dont je prie Dieu de me délivrer… Si j’ai… rudoyé… ma sœur… c’est sans mauvaise intention…

– Nous en sommes certains, mon enfant, – reprit Brigitte. – Ton père te cite ce fait comme l’un des symptômes de ce changement que nous observons en toi et dont nous nous alarmons.

– Enfin, – ajouta Christian, – nous te voyons avec regret renoncer à la société de tes amis d’enfance et ne plus prendre part à d’innocents plaisirs, qui sont ceux de ton âge.

L’accent d’Hervé, si mal assuré lorsqu’il avait été question de sa sœur Hêna, redevint âpre et ferme, il répondit :

– Les amis que je fréquentais naguère sont trop mondains ; mes pensées, maintenant, sont autres que les leurs.

– Tu es libre du choix de tes relations, mon ami, pourvu qu’elles soient honorables ; ainsi, tu es lié depuis peu de temps d’une amitié intime avec fra-Girard le cordelier…

– Dieu l’a envoyé sur mon chemin… c’est un saint !

– Je ne discuterai pas la sainteté de fra-Girard ; on le dit, et je le crois, de mœurs honnêtes. J’aurais, il est vrai, préféré te voir une autre intimité ; ce moine a quelques années de plus que toi, tu parais avoir en lui une confiance aveugle, je crains que la ferveur de son zèle ne le jette dans l’intolérance et que tu ne partages la farouche exaltation de ses sentiments religieux. Mais, enfin, je ne t’ai jamais reproché ta liaison avec fra-Girard…

– Quoi que vous m’eussiez dit, mon père, je serais allé du côté de mon salut.

– Crois-tu donc, mon enfant, que nous soyons opposés à ton salut ? – dit Brigitte avec un accent d’affectueux reproche ! – Ne sais-tu pas combien nous t’aimons ? toutes nos pensées ne sont-elles pas dictées par notre attachement pour toi… par notre désir de te voir heureux ?

– Le bonheur est dans la foi, ma mère ; et du ciel seul nous vient la foi !

– Tu aurais pu répondre autrement aux douces paroles de ta mère, – dit Christian, voyant sa femme attristée par la sèche réponse d’Hervé. – Si la foi vient du ciel, l’amour filial est aussi un sentiment céleste, Dieu veuille qu’il ne soit pas affaibli dans ton cœur… Dieu veuille enfin que l’influence de fra-Girard ne tende pas, à son insu peut-être et au tien, à pervertir dans ton esprit les simples notions du bien et du mal.

– Je ne vous comprends pas, mon père…

L’artisan jeta un regard expressif sur Brigitte, qui, devinant la secrète pensée de son mari, éprouva une mortelle angoisse.

– Je vais, je l’espère, mon fils, me faire comprendre, – poursuivit Christian. – Te souviens-tu qu’il y a peu de jours, dans notre atelier, quelques-uns de nos compagnons de travail s’indignaient contre le trafic des indulgences ?

– Oui, mon père ; et j’ai flétri comme elles méritaient de l’être ces paroles blasphématoires.

– Tu as, je l’avoue, parlé fort éloquemment…

– Dieu m’inspirait !

– Seul il le sait !… Quoi qu’il en soit, l’un de nos compagnons a hautement assimilé le négoce des indulgences à un larcin… – reprit l’artisan sans pouvoir vaincre complètement son émotion, tandis que Brigitte cherchait en vain le regard de son fils, qui, depuis le commencement de cet entretien, tenait constamment ses yeux baissés. – En entendant émettre cette sévère opinion sur les indulgences, – ajouta Christian, – tu t’es écrié, mon fils, que tout argent, provînt-il du vol, devenait saint si on l’employait à des œuvres pies… tu as dit cela ?

– C’est ma conviction.

L’artisan reprit après un moment de silence :

– Mon ami, tu as été sans doute ce soir réveillé comme nous par le bruit de la procession ?

– Oui, mon père… aussi, dans l’espoir de rendre plus efficaces mes prières pour la délivrance des âmes du purgatoire… je me suis macéré…

– Les moines affirment que les âmes en souffrance peuvent être rachetées par l’argent ?

– À la condition, mon père, que cet argent soit consacré à un usage méritoire…

– Hervé, tu trouverais, je suppose, dans la rue, une bourse remplie d’or, te croirais-tu le droit, sans chercher à t’enquérir du possesseur de la bourse, te croirais-tu le droit de consacrer cet or au rachat des âmes du purgatoire ?

– Je n’hésiterais pas…

– Mon enfant, que dis-tu ? – s’écria Brigitte ; – mais ce serait une mauvaise action ! ce serait user de ce qui ne t’appartiendrait pas !…

– Qu’est-ce que l’argent, ma mère, auprès de la délivrance éternelle d’une âme ?

Christian et Brigitte, après cette réponse, échangèrent un regard douloureux ; leurs soupçons se trouvaient presque justifiés. Du moins ils comptaient sur la franchise d’Hervé : persuadé que tout moyen était licite afin d’assurer le salut des âmes en peine, il avouerait sans doute son larcin. L’artisan reprit :

– Mon fils, nous ne t’avons jamais donné l’exemple de la duplicité, en ce moment surtout où nous devons faire appel à ta franchise, nous te parlerons sans détour, et je te dirai ceci : le fruit des laborieuses épargnes de ta mère et des miennes nous a été récemment dérobé, la somme est de vingt-deux écus d’or…

Hervé resta impassible et muet.

– Ce larcin a été commis hier ou avant-hier, – poursuivit Christian, péniblement surpris, ainsi que sa femme, de l’impassibilité de leur fils ; – cette somme, déposée dans le bahut de notre chambre, n’a pu être soustraite que par quelqu’un très-familier dans la maison…

Hervé, les mains croisées sur ses genoux, les yeux constamment baissés, demeura silencieux, impénétrable.

– Ta mère et moi avons d’abord en vain cherché dans notre esprit qui pouvait avoir commis cet acte coupable, – reprit Christian ; puis il ajouta en accentuant lentement ces dernières paroles : – Il nous est ensuite venu à l’idée que le larcin étant, selon tes convictions, justifiable… justifié s’il était commis en vue d’une œuvre pie… tu aurais pu… dans un moment d’égarement, détourner cette somme afin de la consacrer au rachat des âmes du purgatoire…

Les deux époux attendaient la réponse de leur fils avec angoisse… Christian l’examinait attentivement, il remarqua que, malgré l’apparente impassibilité d’Hervé, une légère rougeur lui montait au visage, et bien que ses yeux fussent toujours baissés, il jeta furtivement sur son père un regard oblique… Ce regard faux et sombre, surpris par Christian, le navra ; il ne douta plus de la culpabilité de son fils, il désespéra même d’un aveu loyal qui pouvait atténuer la gravité d’un acte honteux, et poursuivit d’une voix pénétrée : – Mon fils, je vous ai fait connaître les soupçons douloureux qui pèsent sur notre cœur… qu’avez-vous à répondre ?

– Mon père, – dit Hervé d’une voix brève et ferme, – je n’ai pas touché à votre argent.

– Il ment… – pensa l’artisan désolé, – il ment… mon instinct paternel ne me trompe pas…

– Hervé, – s’écria Brigitte, le visage baigné de pleurs, se jetant aux genoux de son fils et l’enlaçant de ses bras ! – mon enfant, sois franc… nous ne te gronderons pas ! Mon Dieu ! nous croyons à la sincérité de tes nouvelles convictions… elles sont ta seule excuse !… Tu auras cru qu’au moyen de cet argent qui restait enfermé dans un tiroir, tu pouvais arracher de pauvres âmes en peine aux flammes éternelles… le côté charitable d’une pareille superstition peut, doit exalter une jeune tête comme la tienne… Je te le répète, ce serait là ton excuse ; nous l’accepterions, dans l’espoir de te ramener à des idées plus saines sur le bien et sur le mal… Mais à ton point de vue, à toi, loin d’être coupable, ton action a dû te sembler méritoire… pourquoi ne pas l’avouer ? Est-ce la honte qui te retient, pauvre enfant ? Ne crains rien, ce secret restera entre ton père et moi. – Puis, embrassant le jeune homme avec effusion, Brigitte ajouta : – Est-ce que les principes dans lesquels nous t’avons élevé ne nous rassurent pas pour l’avenir, malgré ton aveuglement passager ? est-ce que tu peux jamais devenir un malhonnête homme, toi ? toi qui nous as donné jusqu’ici tant de sujets de contentement ? Allons, un effort, mon Hervé… dis-nous la vérité… tu changeras notre tristesse en joie, parce que tes aveux nous prouveront ta franchise, ta confiance dans notre indulgence et notre tendresse… Mais, quoi, tu ne réponds rien ?… rien… quoi, pas un mot ?… – s’écria la malheureuse femme, voyant son fils rester imperturbable. – Quoi ! nous aurions à nous plaindre, et nous supplions !… tu devrais fondre en larmes, et c’est moi qui pleure !… tu devrais être à nos genoux… je suis aux tiens… et tu restes là comme un marbre glacé !…

– Ma mère, – répéta Hervé d’une voix inflexible, les yeux toujours baissés, – je n’ai pas touché à votre argent.

Brigitte, désespérée de tant d’insensibilité, se releva d’agenouillée qu’elle était, puis, sanglotant, se jeta au cou de son mari en murmurant : – Ah ! nous sommes bien à plaindre !

– Mon fils, – reprit Christian d’une voix sévère, – si vous êtes coupable… et, à mon cruel regret, j’ai tout lieu de le craindre… apprenez ceci : eussiez-vous employé à ce que vous appelez « des œuvres méritoires » l’argent dérobé céans, vous n’auriez pas moins commis un vol, entendez-vous ? un VOL dans toute la honteuse acception du mot !… Je ne me trompais pas ! il est donc vrai ! votre ami fra-Girard a perverti en vous, par d’indignes et fanatiques sophismes, les plus simples notions du juste et de l’injuste !… Ah ! quoi qu’en disent des moines imposteurs ou insensés, la morale humaine et divine réprouvera toujours le larcin, quels que soient ses déguisements ou ses prétextes hypocrites ! Le croire impuni, que dis-je ? méritant !… parce que ses produits sont consacrés à des œuvres charitables, c’est la plus monstrueuse aberration qui ait jamais révolté la conscience de l’honnête homme ! – Puis, soutenant et dirigeant vers l’escalier Brigitte éplorée, Christian, emportant la lampe, ajouta en gravissant les degrés : – Puisse le ciel vous ouvrir les yeux, mon fils, et vous inspirer le repentir !

Hervé, toujours imperturbable, ne parut pas entendre les dernières paroles de son père ; lorsque celui-ci rentrant, ainsi que sa femme, dans la chambre haute, en eut fermé la porte, le jeune homme, resté au milieu des ténèbres, se jetant à genoux sur le carreau, ramassa sa discipline et recommença de se flageller avec une fureur sauvage, étouffant les plaintes que lui arrachait parfois involontairement la douleur, et murmurant seulement de temps à autre, d’une voix haletante, le nom de sa sœur Hêna…

*

* *

Le lendemain matin de cette soirée, si navrante pour Christian et pour sa femme, presque convaincus de la culpabilité de leur fils, malgré ses dénégations, malgré son impassibilité glaciale, la foule encombrait la paroisse du couvent des Dominicains, foule bizarre, composée de gens de toute condition : voleurs, mendiants, artisans, bourgeois, seigneurs, filles perdues, béguines, bourgeoises, grandes dames, femmes et enfants, jeunes et vieux ; tous attirés par la solennité religieuse de ce jour, se pressaient surtout aux abords du chœur, cette enceinte, fermée par une grille de fer à hauteur d’appui, devant être le théâtre des actes les plus importants de la cérémonie. Parmi les spectateurs placés dans le voisinage du chœur se trouvaient Hervé Lebrenn et son ami fra-Girard, moine cordelier âgé de vingt-cinq ans environ, d’une figure austère et cadavéreuse. Ce masque ascétique cachait une fourbe infernale servie par une intelligence supérieure ; le moine couvait, pour ainsi dire, d’un regard fascinateur son jeune compagnon, qui bientôt baissa la tête, croisa ses bras sur sa poitrine, et parut en proie à une préoccupation profonde.

– Hervé, – dit fra-Girard à voix basse, – te rappelles-tu le jour où, poussé par le désespoir, par l’épouvante, tu es venu me confesser… ce qu’à peine tu osais te confesser à toi-même ?

– Oui, – répondit Hervé, tressaillant, – oui, je me le rappelle.

– Alors, – reprit le cordelier, – alors, je t’ai dit que l’Église catholique, dont tu étais presque séparé depuis ta naissance par une éducation impie, offrait des consolations… mieux que cela, des espérances… mieux encore, d’ineffables certitudes aux plus grands pécheurs, pourvu qu’ils eussent la foi. Peu à peu nos longs et fréquents entretiens ont fait pénétrer la divine lumière dans ton esprit, les écailles sont tombées de tes yeux ; cette foi que je te prêchais a rempli, a débordé ton âme… Le jeûne, les macérations, les prières ardentes ont aplani la voie de ton salut… Voici l’heure de la récompense…

À peine fra-Girard eut-il prononcé ces mots, que les sons graves de l’orgue remplirent d’une harmonie mélancolique la sombre église, où le jour pénétrait à travers ses étroites vitrines coloriées ; une procession venant de l’intérieur du cloître des Dominicains entra dans l’église, dont elle fit le tour en parcourant ses bas-côtés. Le cortège s’ouvrait par quatre estafiers vêtus de rouge aux livrées du pape, ils promenaient des étendards blasonnés où brillaient les armoiries pontificales ; venaient ensuite des prêtres en surplis entourant un crucifix et chantant les psaumes de la pénitence ; puis d’autres estafiers portant un brancard recouvert de drap d’or au milieu duquel on voyait, placé sur un coussin de velours cramoisi, une boîte de vermeil ; elle contenait la bulle de LÉON X en vertu de quoi il commettait l’ordre de Saint-Dominique à la dispense des indulgences. Plusieurs thuriféraires, marchant à reculons devant le brancard, s’arrêtaient de temps à autre pour mouvoir leurs encensoirs d’argent doré, d’où s’exhalaient des flots de vapeur embaumée ; derrière le brancard s’avançait, serrant entre ses bras une grande croix de bois rouge, un prieur dominicain, commissaire apostolique préposé à la vente des indulgences, homme dans la force de l’âge, de haute taille et si corpulent, que son ventre semblait prêt à crever son froc ; une épaisse barbe noire encadrait son visage, fortement coloré ; à sa démarche triomphante, aux regards superbes qu’il jetait autour de lui, l’on devinait dans ce moine le héros de la fête. Il était suivi des pénitenciers et des sous-commissaires apostoliques, tenant à la main des baguettes blanches ; enfin, d’autres estafiers soutenaient, au moyen de poignées de cuir adaptées à ses extrémités, un vaste coffre recouvert de velours cramoisi et fermé de trois serrures dorées ; une fente pareille à celles des troncs des églises était pratiquée dans le couvercle de ce coffre, destiné à recevoir les deniers des acheteurs d’indulgences ou des fidèles qui voulaient rédimer des âmes du purgatoire. Lorsque la procession, au passage de laquelle la foule se prosterna religieusement, eut achevé de circuler autour de l’église, les estafiers porteurs des bannières les disposèrent en trophée au-dessus du maître-autel, devant lequel furent processionnellement apportés le brancard recouvert de drap d’or, la bulle et le grand coffre ; près de ce coffre se plaça le commissaire apostolique tenant à la main sa croix de bois rouge ; les pénitenciers allèrent se ranger devant plusieurs confessionnaux dressés pour la circonstance aux abords du chœur et ornés des armoiries pontificales. La curiosité éveillée par la marche du cortège accompagnée de l’harmonie de l’orgue et du chant des prêtres avait causé une certaine agitation dans l’église ; peu à peu le calme se rétablit, les fidèles agenouillés se relevèrent, et tous les yeux se tournèrent impatiemment vers le chœur. Hervé, l’un des premiers prosterné, se redressa l’un des derniers, en proie à une angoisse profonde ; la sueur baignait son visage devenu livide, il respirait à peine, il attacha un regard presque égaré sur fra-Girard, et lui dit d’une voix entrecoupée :

– Ah ! si je pouvais croire à tes promesses !… Le moment est venu d’y croire… et je tremble !…

– Homme de peu de foi ! – répondit sévèrement le cordelier en montrant à Hervé le commissaire apostolique qui se préparait à prendre la parole, – écoute… et repens-toi de tes doutes…

Un profond silence se fit ; le marchand d’indulgences retroussa gaillardement les manches de son froc, ainsi que l’eût fait un bateleur de la foire, afin de n’être pas gêné dans les mouvements désordonnés dont il accompagnait son débit, et désignant du geste la croix rouge dressée à côté de lui, il s’écria d’une voix de stentor qui fit trembler les vitraux de l’église :

« – Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit… Amen !… » Vous voyez bien cette croix, mes chers frères, eh bien, cette croix a autant d’efficacité que la croix de Jésus-Christ ! Vous me demanderez pourquoi ? Je vous répondrai que cette croix est pour ainsi dire l’enseigne des indulgences que notre saint-père m’a chargé de dispenser. Mais que sont ces indulgences ? me demanderez-vous encore. Ce qu’elles sont, mes frères ? Elles sont le don le plus précieux, le plus miraculeux, le plus merveilleux, que le Seigneur ait jamais octroyé aux fidèles !… Donc, venez, venez à moi ! je vous donnerai des lettres munies des sceaux de notre saint-père ; et grâce à ces lettres, mes frères, le croiriez-vous ? non-seulement les péchés que vous avez commis vous seront pardonnés, mais vous aurez l’absolution des péchés que vous auriez envie de commettre(4) !… »

– Entends-tu ?… – dit tout bas fra-Girard à Hervé. – L’on peut acquérir l’absolution des péchés que l’on a commis et de ceux que l’on a l’intention de commettre !

– Il est… des… choses… que peut-être l’on n’oserait absoudre… – balbutia Hervé avec une secrète épouvante. – Malheur à moi ! malheur à moi !…

– Écoute, – reprit le cordelier, – écoute jusqu’à la fin.

La foule entassée dans l’église avait accueilli avec un murmure d’indicible allégresse les paroles du dominicain vendeur d’indulgences ; ceux-là surtout dont l’escarcelle était garnie sentaient combien leur salut devenait facile s’ils se précautionnaient à l’avance d’une absolution embrassant le passé, le présent et l’avenir. Le commissaire apostolique remarqua l’effet produit par ses paroles, et reprit d’un ton jovial et familier :

« – Tenez, mes très-chers frères, raisonnons un peu… Vous voulez, je suppose, entreprendre un voyage dans un pays étranger, infesté de voleurs ; aussi, craignant d’être dévalisés en route avant d’arriver à votre destination, vous ne voulez pas vous charger de votre argent. Que faites-vous, alors ? Vous portez, n’est-ce pas, cet argent chez un banquier, à seule fin qu’en lui accordant un léger profit il vous donne une lettre de banque, moyennant quoi la somme que vous avez déposée chez lui vous est payée à l’étranger, au terme de votre voyage… Vous me comprenez bien, chers frères ? »

– Oui, – répondirent plusieurs fidèles, – oui, oui, nous comprenons…

« – Misérables pécheurs ! – reprit le dominicain d’une voix tonnante, changeant soudain d’accent, – misérables pécheurs ! vous me comprenez, dites-vous ? et vous hésiteriez à m’acheter, pour quelques écus, une lettre de salut !… Quoi ! malgré tous les péchés dont vous pourrez vous rendre coupables durant le voyage de la vie, infesté de tentations diaboliques bien autrement dangereuses que les voleurs, cette lettre de salut vous sera payée au paradis en monnaie divine de salut éternel par le Tout-Puissant, sur qui nous, banquiers des âmes, nous avons tiré en votre nom… et vous hésiteriez à assurer à si peu de frais votre part des célestes jouissances des bienheureux ? Non, non, vous n’hésiterez pas, mes frères, à m’acheter mes indulgences ! – ajouta le dominicain en reprenant un air paterne et familier. – Ce n’est pas tout, mes frères ; mes indulgences ne sauvent pas seulement les vivants, elles sauvent les morts ; oui, les morts, fussent-ils aussi endurcis que Lucifer ! Mais comment, me direz-vous, tes indulgences sauvent-elles les morts ? Comment elles les sauvent ? – s’écria le marchand de salut en faisant de nouveau éclater sa voix formidable. – Est-ce que vous n’entendez pas vos parents, vos amis, même des inconnus, mais qu’importe, puisque vous êtes chrétiens ? est-ce que vous n’entendez pas leur effroyable concert de malédictions, de hurlements, de grincements de dents, qui s’élève du fond des abîmes de feu où se tordent dans la fournaise ces pauvres âmes du purgatoire… en attendant que la miséricorde de Dieu ou les bonnes œuvres les délivrent de leur épouvantable supplice ? Est-ce que vous n’entendez pas, misérables pécheurs ! les gémissements lamentables de ces malheureux qui, du fond du gouffre où les flammes les dévorent, vous crient : – Ô cœurs de pierre ! nous endurons un épouvantable supplice, une aumône nous délivrerait… vous pouvez la donner… et vous ne la donnez pas ?… – Vous ne la donnerez pas, mes frères ? Et moi je dis que vous la donnerez, cette aumône, quand vous saurez qu’à l’instant même où votre écu tombera dans le coffre que voici (il le montre), crac… psitt… l’âme s’élance du purgatoire et s’envole dans le ciel, comme une colombe délivrée ! »

L’auditoire du dominicain parut, en majorité, peu soucieux de la délivrance des âmes en peine ; il y avait dans cette croyance superstitieuse, si aveugle qu’elle fût, un certain côté charitable peu accessible aux fidèles attirés par l’unique but de pouvoir, en achetant des indulgences, se livrer en sécurité de conscience à tous les crimes.

Un homme à figure patibulaire, nommé PICHROCHOLE, l’un de ces Mauvais-Garçons qui louent leur poignard homicide à qui le paye, dit tout bas à un Tire-laine, autre bandit de son espèce :

– Aussi vrai que ce franc-taupin dont je te parlais tout à l’heure m’a sauvé la vie à la bataille de Marignan, je ne donnerais pas six blancs pour le rachat des âmes du purgatoire ! Ah ! si j’étais assez riche pour acheter une bonne lettre d’absolution… sangdieu ! comme je la payerais comptant et trébuchant ! Une fois la cédule en poche, on a la main plus ferme à la besogne, l’on ne tremble pas en dépêchant son homme ; l’on sait qu’avec une absolution en règle l’on pourra narguer la fourche de Satan au jour du jugement. Mais, par saint Cadouin ! que me font à moi les âmes du purgatoires ? et à toi, Grippe-Minaud ?

– Confession ! – répondit le tire-laine, – je me soucie des âmes du purgatoire comme d’une bourse vide… Mais dis-moi, Pichrochole, – ajouta Grippe-Minaud, d’un air pensif, – des lettres d’absolution sont trop chères pour des hallepopins de notre sorte… or, si l’on volait au commissaire apostolique une de ces bienheureuses cédules, ce vol ne serait point, je pense, un péché ?

– Pardieu ! puisque l’on est absous de tout par avance !

Pendant ces réflexions échangées entre le mauvais-garçon et le tire-laine, le commissaire apostolique continuait son prêche en ces termes :

« – Mais, me direz-vous, mes frères, tu vantes beaucoup tes indulgences ; il est cependant des crimes si affreux, si abominables, si monstrueux, que tes indulgences ne sauraient les absoudre ?… Non ! non ! non ! mes frères, cent mille fois non ! mes indulgences sont si bonnes, si sûres, si efficaces, si puissantes, qu’elles absolvent tout… absolument tout !… En voulez-vous un exemple ? Supposons que, par impossible, quelqu’un ait fait violence à la sainte mère de Dieu… »

Un long murmure d’épouvantable espérance accueillit ces paroles du trafiquant d’indulgences ; un horizon sans borne s’ouvrait à des forfaits inouïs… Hervé, entre autres, suspendu aux lèvres du dominicain, éprouvait une sorte de vertige, il se croyait sous l’obsession d’un rêve ; il fut rappelé à la réalité par la voix caverneuse de fra-Girard, qui lui dit tout bas avec un accent de triomphe :

– Faire violence à la sainte mère de Dieu ! et l’on serait pardonné !… Tu entends ! tu entends !…

Hervé tressaillit de tout son corps, ne répondit rien, cacha son visage entre ses mains ; mais bientôt, chancelant comme un homme ivre, il sentit ses genoux se dérober sous lui, et fut obligé de s’appuyer sur le bras du cordelier, qui le contemplait avec une expression de joie infernale.

Le trafiquant d’indulgences s’était un moment interrompu après son abominable proposition, afin de mieux en assurer l’effet ; il reprit d’une voix de stentor :

« – Vous frémissez, mes frères ! tant mieux, cela prouve que vous comprenez l’horreur du sacrilège que je vous cite pour exemple ! or, tant plus le sacrilège est horrible, tant plus est souveraine la vertu de mes indulgences, puisqu’elles pourraient l’absoudre ! Oui, mes frères, vous auriez voulu faire violence à la mère du Sauveur, toujours vierge, et vous auriez pu accomplir ce sacrilège… qu’en payant… mais en payant largement mes indulgences, vous seriez pardonnés… Cela est plus clair que le jour(5) ! puisque le Seigneur, Notre-Seigneur Dieu, n’est plus Dieu, en cela qu’il a remis tous ses pouvoirs au pape… Mais pourquoi, direz-vous, mes frères, notre saint-père distribue-t-il la grande grâce des indulgences ? Pourquoi ? – reprit le dominicain d’un ton lamentable. – Hélas ! hélas ! hélas ! mes frères ! C’est afin de pouvoir, grâce au produit de la vente des indulgences, réédifier à Rome la basilique de Saint-Pierre et de Saint-Paul, en sorte qu’elle n’ait pas sa pareille au monde : car elle ne doit pas avoir sa pareille, cette basilique qui contient les corps sacrés de ces deux apôtres ! Et pourtant, le croiriez-vous, mes frères ? la cathédrale de Rome est dans un tel état de ruine, que les os saints, sacro-saints de saint Pierre et de saint Paul sont continuellement battus, inondés, souillés, déshonorés par la pluie et par la grêle, et qu’ils tombent en pourriture !… »

Un frémissement de douloureuse indignation courut parmi les fidèles, apprenant ainsi que les reliques des apôtres étaient exposées au vent et à la pluie par suite de la dégradation de la basilique de Rome… alors qu’au contraire il n’existe pas au monde un plus merveilleux monument, où l’on admire les chefs-d’œuvre de Michel-Ange, mort en ce siècle-ci… Aussi le dominicain, voyant le bon succès de sa péroraison, s’écria d’une voix tonnante :

« – Non, mes frères, non, les cendres sacrées des apôtres ne resteront pas plus longtemps dans la boue et dans l’opprobre !… non ! l’indulgence a établi son trône dans l’église de Saint-Dominique. – Puis, désignant le grand coffre et frappant à coups de poing redoublés sur son couvercle, le commissaire apostolique ajouta en mugissant de sa voix de taureau : – Apportez votre argent !… apportez !… apportez !… je vous donne le premier l’exemple de la charité… je consacre cette pièce d’or au rachat des âmes du purgatoire !… »

Et tirant de sa poche un demi-ducat, qu’il fit longtemps briller en le montrant à la foule, le dominicain le jeta dans le coffre par la fente de son couvercle, sur lequel il continua de frapper à grands coups en criant :

« – Apportez votre argent !… apportez !… apportez !… »

Les premiers rangs de la foule s’ébranlaient afin de répondre à l’appel du trafiquant d’indulgences ; mais contenant du geste ces empressés, il reprit :

« – Un mot encore, mes chers frères ! Vous voyez ces confessionnaux décorés des armes de notre saint-père ? les prêtres qui vont vous y entendre représentent les pénitenciers apostoliques de Rome lors d’un grand jubilé ; ceux qui voudront prendre part aux trois principales indulgences entreront dans ces confessionnaux et feront connaître en conscience au pénitencier de combien d’argent ils peuvent se priver pour obtenir les grâces suivantes :

» La première est la rémission absolue de tous les péchés passés, présents ou futurs.

» La seconde est la participation à toutes les œuvres et mérites de la sainte Église catholique, apostolique et romaine, tels que jeûnes, prières, pèlerinages.

» La troisième… soyez bien attentifs, mes frères, aux derniers les bons ! comme dit le proverbe… cette indulgence-là dépasse tout ce que peuvent espérer les plus fidèles croyants !… »

– Écoute, – dit tout bas fra-Girard à Hervé, – écoute… et repens-toi d’avoir douté des ressources de la foi…

– Oh ! je ne doute plus, et pourtant j’ose à peine espérer… – murmura d’une voix pantelante le fils de Christian, tandis que le dominicain s’écriait :

« – La troisième grâce, mes frères, vous donne le droit de vous choisir un confesseur qui, toutes les fois que vous craindrez de mourir, sera tenu, en vertu de la lettre d’absolution que vous aurez payée, reçue, et dont vous lui donnerez connaissance, sera tenu, dis-je, de vous accorder l’absolution, non-seulement des péchés que vous aurez commis, mais des plus grands crimes dont la rémission est réservée au siège apostolique, à savoir : la bestialité, le péché contre nature, le parricide et l’inceste… »

À peine le dominicain eut-il prononcé ce dernier mot, que les traits d’Hervé devinrent effrayants ; ses yeux étincelèrent, et un sourire de damné crispa ses lèvres, lorsque fra-Girard, se penchant à son oreille, lui dit :

– T’ai-je trompé ?

« – Enfin, mes frères, – ajouta le commissaire apostolique, – la quatrième grâce consiste à délivrer les âmes du purgatoire. Pour cette grâce-là, mes frères, il n’est point nécessaire, comme pour les trois premières, d’avoir la contrition au cœur et de se confesser ; non, non, il suffit seulement de verser votre offrande à la caisse… Ainsi vous arracherez aux supplices les âmes des trépassés ! Ainsi vous concourrez à la sainte œuvre de la reconstitution de la basilique de Saint-Pierre de Rome… Donc, mes frères, – ajouta-t-il en frappant de nouveau avec force sur la caisse, – apportez votre argent ! apportez ! apportez !… »

Après cette dernière exhortation, les grilles du chœur s’ouvrirent, et ceux-là qui, en petit nombre, désiraient charitablement délivrer des âmes en peine commencèrent de défiler devant le coffre, où ils jetaient leur offrande après avoir fait le signe de la croix ; mais les confessionnaux où siégeaient les pénitenciers chargés de délivrer les cédules d’absolution furent aussitôt assiégés surtout par ceux qui désiraient impunément commettre, aux yeux du ciel et de leur conscience, depuis le simple péché véniel jusqu’aux monstruosités dont frémit la nature… Ce fut quelque chose d’épouvantable que cet empressement à la curée de l’impunité !

Dieu juste ! et tes vicaires ordonnent, exploitent ce trafic ! Vois la conscience humaine bouleversée jusque dans ses fondements, perdant jusqu’au discernement du crime et de la vertu ! la morale éternelle pervertie, étouffée par les superstitions sacrilèges ! les hommes poussés au vertige, à la folie du mal, par l’assurance de l’impunité, certains de t’avoir, Dieu d’équité, pour complice ! des âmes, jusqu’alors innocentes, ne reculant plus devant l’assouvissement de ces passions exécrables dont la seule pensée est un forfait ! Le pape de Rome n’absout-il pas pour l’éternité, en retour de quelques écus, le parricide et l’inceste ?… et s’il a la foi, l’incestueux, le parricide, se sait, se sent à jamais absous !… Oh ! du moins, à l’honneur du sentiment religieux, don divin, quel que soit son dogme, des prêtres catholiques eux-mêmes, de principes austères, malgré leur intolérance, ont, en ces temps maudits, répudié avec indignation ces idolâtries monstrueuses, inconnues du paganisme antique et du fétichisme le plus sauvage !… Non, non, Christ, ton céleste Évangile a été, est et sera l’éclatante condamnation de ces horreurs commises en ton nom révéré ! Ils le blasphèment, ton nom sacré, ces pénitenciers qui occupent les confessionnaux armoriés du blason pontifical ; ces nouveaux vendeurs du temple osent vendre, à prix d’argent, des lettres de salut !… Hélas ! après quelques mots échangés avec fra-Girard, l’un des premiers Hervé alla s’agenouiller dans l’ombre de l’un des confessionnaux : il y resta peu de temps ; mais ceux qui se trouvaient près de là entendirent le pénitencier pousser une exclamation de stupeur, puis, après un assez long silence entrecoupé par les sanglots étouffés du pénitent, le tintement de l’or qu’il comptait au prêtre siégeant au fond du confessionnal, annonça la fin de l’entretien absolutoire, et bientôt Hervé sortit du tribunal de la pénitence tenant un parchemin qu’il serrait d’une main convulsive ; puis, fendant la foule compacte, toujours suivi de fra-Girard, il se retira dans l’une des chapelles latérales à la nef, et, s’agenouillant devant une statue de la Vierge éclairée par la lampe de ce sanctuaire, Hervé lut la lettre d’absolution qu’il venait d’acheter avec l’or volé à son père. Tels étaient les termes de cette lettre :

« Que Notre-Seigneur Jésus-Christ ait pitié de toi (le nom demeurait en blanc et devait être rempli par le possesseur de la lettre), qu’il t’absolve par les mérites de sa très-sainte Passion ! Et moi, en vertu de la puissance apostolique qui m’a été confiée, je t’absous de toutes les censures ecclésiastiques, jugements et peines que tu as pu mériter ; de plus, de tous les excès, péchés et crimes que tu as pu commettre, quelque grands et énormes qu’ils puissent être, et pour quelque cause que ce soit, fussent-ils même réservés à notre saint-père le pape et au siège apostolique (tels que LA BESTIALITÉ, LE PÉCHÉ CONTRE NATURE, LE PARRICIDE, L’INCESTE). J’efface toutes les traces d’inhabileté, toutes les notes d’infamie que tu aurais pu t’attirer à cette occasion ; je te remets les peines que tu aurais pu endurer dans le purgatoire ; je te rends de nouveau participant des sacrements de l’Église ; je t’incorpore derechef dans la communion des saints ; je te rétablis dans l’innocence et la pureté dans laquelle tu as été à l’heure de ton baptême, en sorte qu’au moment de ta mort la porte par laquelle on entre dans le lieu des tourments et des peines te sera fermée, et qu’au contraire la porte qui conduit au paradis de la joie te sera ouverte, et si tu ne devais pas bientôt mourir, cette grâce DEMEURERA IMMUABLE POUR LE TEMPS DE TA FIN DERNIÈRE.

» Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Amen !

» Frère JEAN TEZEL, commissaire apostolique, l’a signée de sa propre main(6). »

Hervé, toujours agenouillé, interrompit souvent la lecture de cette cédule par des exclamations haletantes ; l’absolution dont il était possesseur s’étendait sur le passé, sur le présent, sur l’avenir… cette cédule ne portant aucune date, selon que fra-Girard l’avait fait observer à l’acheteur, couvrait de son apostolique efficacité tous les péchés, tous les crimes, que le détenteur de l’indulgence pouvait commettre jusqu’à la fin de ses jours. Hervé plaça le parchemin plié, dans un scapulaire suspendu à son cou sous son pourpoint, prosterna son front jusque sur la dalle du sanctuaire et la baisa pieusement… Hélas ! ce malheureux était sincère dans son épouvantable reconnaissance envers le pouvoir divin qui lui accordait cette rémission ; l’esprit égaré par une détestable influence, il se savait, il se croyait absous de tout ce que rêvait son imagination en délire. Fra-Girard contemplait avec une expression de triomphe sinistre Hervé prosterné ; soudain celui-ci se releva en proie à une sorte de vertige, se dirigeant d’un pas chancelant vers la grille de la chapelle. Le cordelier l’arrêta, et lui montrant l’image de la Vierge, vêtue d’une longue robe de drap d’argent brodée de perles et coiffée d’une couronne d’or qui scintillait dans la pénombre du sanctuaire à la clarté du lampadaire :

– Regarde l’image de la mère du Sauveur, et rappelle-toi les paroles du commissaire apostolique… Si l’horrible sacrilège dont il parlait était réalisable, il pourrait être absous par la lettre que tu possèdes !… S’il en est ainsi, et il en est ainsi, que deviennent ces remords, ces terreurs qui t’assiègent depuis trois mois ? depuis le jour où, éperdu de désespoir en lisant au fond de ton cœur une effrayante découverte, tu es venu me confesser tes misères, cédant malgré toi à l’irrésistible instinct qui te disait : « Dans la foi seule tu trouveras ta guérison. » Ton instinct ne te trompait pas ; en ce jour, tu es assuré de ta place au paradis quoi que tu fasses, Hervé… entends-tu ? quoi que tu fasses !…

– J’entends… et depuis un moment, ô céleste miracle, dont je rendais grâce à la mère du Sauveur le front dans la poussière !… oui, depuis un moment, depuis que je possède cette cédule sacrée, ma conscience est redevenue sereine, mon esprit paisible, mon cœur est plein d’espoir, car je n’ai plus qu’à vouloir… et je veux !…

Hervé prononça ces mots avec une assurance tranquille ; il ne mentait pas, non, sa conscience était sereine, son esprit paisible, son cœur plein d’espoir, ses traits mêmes semblèrent soudain transfigurés, leur expression farouche et tourmentée fit place à une sorte de béatitude extatique, un léger coloris ranima ses joues, depuis si longtemps pâlies par le jeûne, par les macérations et par de terribles angoisses. Le moine souriait à cette métamorphose ; il prit Hervé par le bras, sortit avec lui de l’église, et, au moment de le quitter, lui dit :

– Tu es entré dans la voie du salut, tu as maintenant une foi éprouvée… hésiteras-tu longtemps encore à te ranger parmi les militants qui prêchent et font triompher cette foi, dont tu as toi-même aujourd’hui reconnu l’efficacité miraculeuse ?

– Ne me parle pas de ceci maintenant… mes pensées sont ailleurs…

– Soit ; mais, Hervé, rappelle-toi toujours ce que je t’ai dit souvent, et ce que ta modestie oublie trop : ton intelligence est grande, ton érudition remarquable, le ciel t’a départi le don précieux d’une éloquence persuasive ; les ordres monastiques, et surtout celui auquel j’appartiens, je l’avoue humblement, se recrutent difficilement de jeunes gens dont l’avenir donne de brillantes espérances… c’est te dire de quel prix serait pour nous ton entrée dans notre ordre, tu pourrais y faire un chemin rapide, éclatant… Mais je me tais, tu m’écoutes à peine ; nous reprendrons cet entretien… Où vas-tu de ce pas ?

– Rejoindre mon père à l’imprimerie de M. Robert Estienne.

– Sois prudent…

– Ne crains rien… J’ai un moyen assuré de rentrer en grâce auprès de ma famille ; ce moyen, je l’emploierai dès aujourd’hui, il le faut…

– Quand te reverrai-je ?

– Après-demain, c’est jour de fête ; nous passerons la journée ensemble.

– Donc, à après-demain.

– Girard, – reprit Hervé d’une voix légèrement altérée, après un moment de réflexion, – je ne sais ce qui peut, d’ici à peu de jours, arriver… puis-je, en tout cas, compter sur un refuge auprès de toi ?

– À quelque heure du jour ou de la nuit que ce soit, tu peux sonner à la petite porte du couvent où s’adressent les fidèles qui viennent demander notre assistance pour les agonisants… tu me feras appeler par le frère portier, tu seras introduit, tu trouveras chez nous un asile inviolable.

– Je te remercie de ta promesse et j’y compte… Adieu…

– Adieu et à bientôt, – répondit le cordelier, suivant du regard Hervé, qui s’éloignait rapidement. – Quoi qu’il arrive, – ajouta fra-Girard, – il est à nous… de telles acquisitions sont précieuses en ces temps de lutte implacable contre l’hérésie…

*

* *

À l’époque où se passe ce récit, l’on remarquait vers le milieu de la rue Saint-Jean-de-Beauvais, une grande maison neuve, d’un style simple, gracieux, importé d’Italie depuis le commencement du siècle ; sur une enseigne dorée, ornée des armes symboliques de l’Université de Paris et suspendue au-dessus de la porte, on lisait : ROBERT ESTIENNE, IMPRIMEUR. De gros barreaux de fer mettaient les fenêtres du rez-de-chaussée à l’abri des audacieuses tentatives des bandits, dont la ville est impunément infestée, précautions défensives complétées par une armature de gros clous de fer à têtes saillantes renforçant encore la solidité de la porte massive, surmontée d’une imposte à demi cintrée où étaient sculptés les attributs des sciences et des arts, élégante ornementation due au ciseau de l’un des meilleurs élèves du Primaticio, célèbre artiste italien appelé en France par le roi François Ier. Cette demeure appartenait à maître Robert Estienne, célèbre imprimeur, digne successeur de son père dans cette savante industrie, et l’un des hommes les plus érudits de ce siècle-ci. Profondément versé dans la science du latin, du grec et de l’hébreu, maître Robert Estienne a élevé l’imprimerie à un rare degré de perfection ; passionnément épris de son art, il apporte un tel soin aux œuvres sorties de ses presses, que non-seulement il corrige lui-même les épreuves des livres grecs, latins ou hébreux imprimés par lui, mais en outre il affiche ces épreuves à sa porte pendant un certain laps de temps, promettant une récompense à ceux qui lui signaleraient quelque incorrection. Parmi les plus beaux ouvrages publiés par maître Robert Estienne, l’on remarque une Bible et un Nouveau Testament traduits en français, objets de l’admiration des savants et de l’appréhension de la Sorbonne et du clergé, aussi inquiets que courroucés de voir se populariser, par l’imprimerie, la connaissance textuelle des livres saints, qui condamnent absolument une foule d’abus, d’idolâtries, d’exactions, introduits depuis des siècles dans le culte catholique par l’Église de Rome. Robert Estienne avait épousé depuis quelques années Perrine Bade, jeune et belle personne, fille d’un savant imprimeur et très-versée elle-même dans la connaissance du latin. La maison de Robert Estienne offrait le noble exemple de ces familles bourgeoises dont les mœurs pures, les mâles vertus domestiques, contrastent avec la corruption presque générale de ce temps-ci. Accusé d’être partisan de la réforme et ayant déchaîné contre lui la Sorbonne et le parlement, surtout attachés par les honteux liens d’intérêt personnel à la cause catholique, Robert Estienne eût été déjà traîné au bûcher comme hérétique, sans la puissante protection de la princesse Marguerite de Valois, sœur de François Ier, femme lettrée, d’un esprit hardi, d’un généreux caractère, et qui favorisait la réforme ; le roi lui-même, aimant les arts et les lettres, beaucoup plus par orgueilleuse imitation des princes d’Italie que par élévation d’esprit, protégeait Robert Estienne, voyant en lui un homme illustre dont la gloire rejaillirait sur le prince son Mécène. Le rare savoir, le talent, et surtout les biens considérables qu’il devait à son patrimoine et à ses travaux, avaient suscité au célèbre imprimeur des ennemis nombreux, acharnés ; ses confrères, jaloux de l’inimitable perfection de ses œuvres ; les membres de la Sorbonne, du parlement, ou les courtisans, auxquels le roi et son âme damnée, le cardinal chancelier Duprat, distribuaient les biens confisqués aux hérétiques, avaient mainte fois espéré de s’enrichir des dépouilles de Robert Estienne. Mais ses adversaires, grâce à l’influence de la princesse Marguerite, étaient jusqu’alors demeurés impuissants contre lui ; cependant, sachant combien la faveur royale est capricieuse et précaire, il s’attendait à tout avec la sérénité du sage et la conscience de l’homme de bien, soutenu dans sa lutte contre les méchants par l’affection et les courageux sentiments de sa jeune femme.

Les ateliers d’imprimerie de maître Robert Estienne occupaient le rez-de-chaussée de sa maison ; ses artisans, soigneusement choisis par lui, presque tous fils d’ouvriers employés par son père, méritaient sa confiance. Plusieurs fois ils avaient dû repousser par les armes des bandits fanatiques soulevés à la voix des moines, qui signalaient l’imprimerie comme une officine d’inventions diaboliques bonne à démolir et à brûler ; le populaire, ignorant et crédule, se rua sur la maison de Robert Estienne, et sans le courage de ses défenseurs, elle eût été mise à sac. D’ailleurs, chaque patron est maintenant obligé de se créer une sorte de garde personnelle composée de ses ouvriers ; le fameux orfèvre Benvenuto Cellini, appelé de Florence par François Ier, redoute tellement la jalousie des artistes français et italiens, qu’il ne sort jamais qu’accompagné de plusieurs de ses élèves armés jusqu’aux dents. Naguère encore, il a subi un véritable siège dans le petit château de Nesle, dont le roi l’a gratifié ; les arquebusades ont duré deux jours, force est restée à Benvenuto et à la garnison de sa demeure ; François Ier a beaucoup ri de l’aventure. Tel est l’ordre qui règne dans la cité, telle est la sécurité dont jouissent les citoyens en nos tristes temps !

L’imprimerie de Robert Estienne ressemblait autant à un arsenal qu’à une imprimerie ; des piques, des arbalètes, des épées, étaient placées près des presses, des casiers ou des tables de marbre. Christian, quoique la nuit fût venue, restait ce soir-là dans l’atelier, il y attendait maître Robert Estienne, d’après l’invitation de ce dernier. Les traits de l’artisan, si soucieux la veille lors de son entretien avec son fils, s’étaient éclaircis : Hervé, de retour de l’église de Saint-Dominique longtemps après l’heure où l’on se mettait d’habitude au travail dans la maison de M. Estienne, et voyant son père surpris et mécontent de cette nouvelle absence, lui avait hypocritement dit :

– De grâce, ne me jugez pas sur les apparences ; soyez-en certain, mon père, je redeviendrai digne de vous… vous me pardonnerez un moment de funeste égarement. Je commence à reconnaître le danger de l’influence que je subissais aveuglément.

Puis Hervé s’empressa de regagner le temps perdu en se livrant activement au labeur. Bientôt l’entretien des ouvriers de l’imprimerie revenant par hasard sur la vente des indulgences, qu’ils flétrissaient avec une nouvelle énergie, Hervé, loin de prendre avec emportement, ainsi qu’il l’avait fait naguère, la défense de ce trafic, resta muet et parut confus ; Christian augura bien du silence et de l’embarras de son fils.

– Notre entretien d’hier a sans doute porté ses fruits, – se disait l’artisan ; – ce malheureux enfant aura ouvert les yeux à la lumière, il aura reconnu l’abîme où le fanatisme le poussait. Patience, les principes dans lesquels je l’ai élevé reprendront le dessus, j’ai maintenant lieu de l’espérer.

Vers la fin de la journée, averti que maître Robert Estienne voulait l’entretenir et le priait de suspendre son départ, Christian songeant qu’en ne rentrant pas chez lui avant la nuit, selon sa coutume, il risquait d’inquiéter Brigitte, chargea son fils de l’instruire de la cause d’un retard dont elle aurait pu s’alarmer ; puis, demeuré seul dans l’atelier, il continua, à la lueur d’une lampe, de mettre en page un livre latin ; il fut interrompu dans cette occupation par l’un de ses amis, nommé Justin, pressier de l’imprimerie. Quelques labeurs urgents l’avaient retenu dans une pièce voisine ; surpris de trouver encore Christian à l’ouvrage, il lui dit :

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