Les Mystères du peuple – Tome X

– Pardieu ! j’ai été son page…

– Ainsi, Loyola a été capitaine ? – dit M. Jean, prêtant une attention croissante aux paroles du franc-taupin. – Vous avez quelques notions sur sa vie, sur son caractère, sur ses habitudes ?

– Ventre saint Quenet ! je ne l’ai pas quitté pendant trois mois !

– Et ses mœurs ?…

– Oh ! oh ! nôtre hôte, je ne saurais vous répondre là-dessus en présence de ma sœur et de ses enfants ; c’est un récit par trop à la pendarde…

– Ami Christian, – dit M. Jean, – vous êtes surpris de ma curiosité au sujet de ce capitaine espagnol ? Plus tard, vous comprendrez que les renseignements dont il s’agit vous intéressent aussi, pour certaines raisons.

– Hêna, Hervé, – reprit l’artisan – le souper touche à sa fin, mes enfants ; il est tard, vous pouvez vous retirer.

– J’ai une broderie à terminer, – dit Brigitte ; – je vais travailler là-haut avec Hêna ; je descendrai ensuite desservir le souper. Tu m’appelleras, Christian, si tu as besoin de quelque chose.

Hervé embrassa son père avec un redoublement de tendresse affectée, se retira dans la chambrette où il couchait ; Brigitte et sa fille montèrent à l’étage supérieur. L’inconnu et Christian restèrent seuls avec le franc-taupin ; celui-ci reprit en riant :

– Ma sœur et ses enfants sont partis, ma langue se délie. Dites-moi, beau-frère ? avez-vous ouï parler du lévrier du fabliau ? Les plus belles lices soupiraient pour lui, il restait insensible à leurs tendres hognements ; on lui mit un froc de moine, et aussitôt il devint amoureux comme un forcené ! Eh bien ! le capitaine Loyola était non moins forcené pour l’amour que ce lévrier-là, sans avoir jamais eu besoin de revêtir un froc, et… Mais j’oubliais… Savez-vous avec qui, ce soir, j’ai rencontré don Ignace ?

– Non.

– Avec votre ami Lefèvre…

Christian resta muet d’étonnement ; puis, s’adressant à M. Jean :

– Mon étonnement est grand, je l’avoue, Lefèvre, dont je vous ai déjà entretenu, est un homme austère, absorbé par la science et par l’étude… Quels rapports peut-il avoir avec ce gentilhomme débauché ?

– Si vous êtes surpris, beau-frère, je ne le suis pas moins que vous ! – reprit le franc-taupin. – Le capitaine Loyola, que j’ai vu, il y a quatorze ou quinze ans, le plus beau, le plus frisque, le plus galant des cavaliers, couvert de velours, de soie et de dentelles, est aujourd’hui aussi dépenaillé qu’un tire-guenille, qu’un claque-dents ; aussi je n’aurais jamais cherché mon fringant capitaine sous la souquenille noire d’un halepopin, sans Lefèvre qui, m’arrêtant près des piliers des halles, où je passais, m’a demandé de vos nouvelles, beau-frère ; alors, en examinant de plus près son crasseux compagnon, qu’ai-je reconnu ?… Don Ignace !

– Ses rapports avec Lefèvre me surprennent tellement, Joséphin, que je suis autant que notre hôte impatient et curieux de vous entendre.

– Donc, c’était en 1521, pendant le siège de Pampelune, – reprit l’aventurier ; – j’avais quinze ans, et, récemment enrôlé parmi les francs-taupins, je creusais avec eux une tranchée aux abords de la place, fouillant la terre en vraies taupes. Les Espagnols font une sortie pour détruire nos ouvrages ; aux premières arquebusades, mes compagnons se jettent à plat ventre, le nez dans leur trou ; leur couardise me révolte, je m’arme de ma pioche, je me jette dans la mêlée, piochant à tour de bras sur les Espagnols. Un coup de masse d’arme m’assomme à demi, je tombe ; en revenant à moi, je me trouve sur le champ de bataille, parmi plusieurs des nôtres prisonniers comme je l’étais. Une compagnie d’arquebusiers espagnols nous entourait ; son capitaine, la visière de son casque relevée, monté sur un cheval maurisque noir comme l’ébène, houssé de velours rouge brodé d’argent, essuyait sa longue épée sanglante sur la crinière de sa bête. Ce capitaine était don Loyola ; moustache noire relevée à la castillane, mouche au menton, teint olivâtre, l’air intrépide, mine hautaine et guerrière, voilà son portrait. Il m’avait vu piochant de mon mieux ses soldats, et prit à gré ma pioche et ma jeunesse ; il se mit à rire, me disant en français : « – Veux-tu être mon page ? Ta figure éveillée annonce un coquin intelligent ; je te donnerai une livrée rouge et argent, un ducat chaque mois, et tu feras chère lie dans mon hôtel… » – Ah ! beau-frère ! faire chère lie, moi dont l’estomac était toujours creux comme la tonne de saint Benoît et ouvert comme la gibecière d’un avocat ! Endosser une belle livrée rouge et argent, alors que mes chausses m’annonçaient depuis si longtemps de quel côté soufflait la bise ! Embourser chaque mois un ducat, moi qui n’avais encore maraudé de toute la campagne qu’une écuelle de bois qui me servait de chapeau ! Je jette ma pioche par dessus ma tête en signe de joie, je réponds à don Ignace que je le suivrais chez le grand diable d’enfer, et je rentre dans Pampelune avec mon nouveau maître.

– Ceci me semble étrange, – reprit Christian. – Quels services pouvait rendre à don Ignace un page ignorant la langue du pays ?

– Diavol ! beau-frère, c’est justement pour cela qu’il me prenait à son service.

– Parce que vous ne compreniez pas le langage espagnol ?

– Certes ! Oh ! le madré compère que don Ignace ! À peine arrivé chez lui, un vieux majordome, le seul de ses gens qui parlât français, me fait équiper à neuf des pieds à la tête ; chausses bouffantes de velours rouge, pourpoint de satin blanc, court mantel galonné d’argent, fraise et toque à l’espagnole : vous me voyez d’ici, beau-frère, attifé en vrai page de cour. J’avais mes deux yeux alors, vrais lumignons de malice ! et le museau fûté d’un renardeau ! Ainsi vêtu battant neuf, le majordome me présente au capitaine Loyola. « – Sais-tu pourquoi, – me dit-il, – je te prends pour page, toi, Français ? C’est parce que, ne sachant pas un mot d’espagnol, tu seras forcément discret avec les gens de ma maison et du dehors… »

– Ceci n’est pas malhabile, – dit Christian. – Don Ignace avait, j’imagine, des secrets amoureux à garder ?

– Ventre saint Quenet ! je lui ai connu jusqu’à trois maîtresses à la fois : une gentille marchande, une fière marquise, et une endiablée gitana, la plus belle fille de Bohème qui ait jamais fait bourdonner un tambour de basque. Mais le capitaine Loyola, vrai franc-taupin d’amour, galantisait à tranchées couvertes ; il cherchait le mystère… « Ce qui est ignoré n’existe pas, » me disait souvent le vieux majordome, écho de son maître.

– Ce qui est ignoré n’existe pas… – répéta M. Jean d’un air pensif. – Oui, à en juger par ces paroles, ce doit bien être là l’homme que l’on m’a dépeint…

– Tenez, beau-frère, – reprit Joséphin, – écoutez le récit de la première soirée où j’ai servi de page à don Ignace ; vous connaîtrez ce paillard ! Une trêve de quinze jours fut convenue entre Français et Espagnols à la suite de la sortie où l’on m’avait fait prisonnier ; le capitaine Loyola, en homme avisé, voulut mettre la trêve à profit pour ses amours. Vers minuit il me mande près de lui. Diavol ! s’il était martial sous son armure de bataille, qu’il était fringant sous son habit de cour ! Pourpoint tailladé en velours vert brodé d’or, chausses bouffantes de satin blanc, souliers à barbes d’écrevisse, toque à plumes, chaînes d’or et de pierreries pendant à son cou !… que dirai-je ? il rayonnait, resplendissait ! et, de plus, flairait comme baume ! un vrai rat musqué ! Il me donne à porter une échelle de soie et une guitare, prend son poignard, son épée, s’enveloppe d’un manteau de taffetas couleur de muraille, s’encape jusqu’aux yeux ; le vieux majordome nous ouvre une porte dérobée, nous quittons la maison, et après la traversée de quelques rues étroites, nous arrivons à une petite place déserte. Mon maître se glisse sous un balcon fermé de jalousies, me demande sa guitare, et le capitaine Loyola de roucouler sa romance ; au gazouillement de ce rossignol moustachu, l’une des jalousies du balcon se soulève, il en tombe un bouquet de fleurs de grenadiers ; don Ignace le ramasse, prend un billet caché dans les fleurs, et me donne le bouquet à garder, ainsi que sa guitare. Je croyais notre soirée finie ; ventre saint-Quenet ! elle commençait ! don Ignace se mettait en paillardise par cette guitarade, de même qu’on se met en soif en mangeant une couenne de lard à la moutarde ! À propos de soif, beau-frère, humons ce pot ; l’appétit vient en mangeant, mais la soif s’en va en buvant… Qui boit sans soif boit pour la soif à venir… soif est le fait des bêtes… buverie est le fait de l’homme… Par saint Pansart et saint Goguelu ! mouillons, mouillons le dedans ! notre langue ne séchera que trop tôt !… Bienheureux Mardi-Gras, patron des pots et des andouilles, je…

– Joséphin, – dit Christian en souriant et versant à boire au franc-taupin, qu’il interrompit au milieu de ses dictons et invocations bachiques, – je vous sais érudit en propos de buverie ; mais notre hôte et moi, nous sommes curieux de la fin de votre récit.

– Tête Dieu ! aussi vrai que seule l’ombre d’une abbaye de carmes suffit à guérir les femmes de la stérilité, je ne noierai pas la fin de l’aventure de don Ignace au fond de ce pot ! Le voilà, par ma foi, vide !

Et le franc-taupin, essuyant du revers de sa main sa moustache humide de vin, continua :

– Donc, le capitaine Loyola, après sa guitarade, poursuit sa course nocturne dans les rues de Pampelune ; nous arrivons en face d’un logis de grande apparence ; mon maître s’arrête sous un balcon situé assez loin de la porte d’entrée, me donne sa guitare, sa longue épée, ne garde pour arme que son poignard, se débarrasse de son manteau et me dit : « – Tu tiendras l’extrémité de l’échelle pendant que j’escaladerai le balcon ; puis tu te mettras au guet, non loin de la porte de cette maison. Si quelqu’un entre céans, accours vite sous cette fenêtre et frappe deux fois dans tes mains, j’entendrai ton signal. » – Ceci convenu, don Ignace frappe, lui, trois fois dans ses mains ; aussitôt je vois, à travers l’ombre de la nuit, une forme blanche se pencher sur l’appui de la balustrade et nous lancer un cordon ; mon maître y attache son échelle, la forme blanche la remonte, l’assujettit au balcon, je la tiens ferme par son dernier échelon, et le capitaine Loyola de grimper à la paillardise, leste, chafriolant comme un matou courant les gouttières ; moi, non moins piteux que le chien du tournebroche manivellant le rôti que du coin de l’œil il guigne sans en prendre sa part, je m’embusque près de la porte. Diavol ! au bout de peu d’instants, qu’est-ce que j’aperçois ? Plusieurs seigneurs éclairés par des laquais tenant des flambeaux et débouchant dans la rue. L’un d’eux vient droit à la porte où je guettais et entre dans le logis où chafriolait mon maître ; obéissant à ma consigne, mais oubliant que la lueur des flambeaux me trahissait, je cours vers le balcon, je frappe deux coups dans ma main… Ventre saint Quenet ! j’avais été vu… Deux laquais me saisissent au moment où le capitaine Loyola, averti par mon signal, enjambait la balustrade pour redescendre dans la rue ; mais il est reconnu à la clarté des torches. « – C’est lui !… le voilà !… » crient d’un ton menaçant les seigneurs groupés dans la rue. Ainsi découvert, don Ignace se laisse bravement glisser le long de son échelle, touche terre et appelle : « – Holà ! page, mon épée !… – Don Ignace de Loyola, je suis don Alonzo, frère de dona Carmen, – dit l’un des cavaliers. – Je suis prêt à vous rendre raison ! » répond fièrement le capitaine. – Mais, ventre saint Quenet ! il en allait des duels de don Ignace comme de ses amours : avant la fin de l’un, un autre commençait… Soudain apparaît au balcon l’homme que j’avais vu entrer dans la maison ; bref, le mari de la belle, don Hercule de Lügar ; il tenait une épée sanglante à la main. Il se penche vers la rue et s’écrie : « – Amis, justice est faite de la femme !… il reste à faire justice de son complice… Retenez-le… je descends… »

– Malheureuse femme ! – dit Christian. – Cette mort dont il était cause a dû terrifier ce débauché ?

– Lui ? diavol ! lui, terrifié de si peu ? Jugez-en… Au moment où il apprend la mort de son infante, il reçoit son épée des mains de don Alonzo, qui me l’avait enlevée ; don Ignace la pique sur le bout de sa semelle, et sans sourciller fait ployer la lame, pour s’assurer de sa trempe. Voilà comme il était terrifié de la mort de sa maîtresse… Le mari, don Hercule, sort de sa maison, s’approche de mon maître et lui dit : « – Don Ignace de Loyola, je t’ai reçu en ami à mon foyer, tu as suborné ma femme, tu es un félon indigne de toute chevalerie ! » – À cela, beau-frère, savez-vous ce que répond le capitaine Loyola ? Si vous le devinez, je veux crever de male-soif ; ou plutôt, non, foin de ces funèbres pronostics ! je veux boire, boire jusqu’à ce que mes semelles suintent le vin !…

– Achevez, Joséphin, achevez…

« – Don Hercule, – répond superbement le capitaine Loyola, – en subornant Carmen, ce n’est pas TA femme que j’ai subornée… c’est UNE femme comme une autre !… Tu m’outrages en m’accusant de félonie ; tu vas payer cher cette insulte… Défends ta vie ! »

– Entendez-vous ? Peut-on imaginer plus odieuse subtilité ? – dit Christian à M. Jean. – Quelle hypocrite distinction ! Ce débauché a séduit cette infortunée ; mais ce n’est pas l’épouse de son ami qu’il a séduite… c’est la femme, en tant que femme !… Dieu juste ! subtiliser ainsi… au moment où le cadavre de la victime palpite encore !…

– C’est bien là l’homme que l’on m’a dépeint, – reprit l’inconnu d’un air pensif. – Tout ce que j’apprends est une révélation.

– L’issue du duel ne pouvait être douteuse, – poursuivit le franc-taupin : – le capitaine Loyola passait pour le plus adroit spadassin des Espagnes, il méritait sa renommée. Don Hercule tombe frappé à mort, Alonzo veut venger sa sœur et son beau-frère ; mais ce jeune homme est désarmé d’un tour de main par don Ignace, qui, l’épée haute, lui dit : « – Ta vie m’appartient ; tu m’as outragé en partageant les injurieux soupçons de don Hercule, qui m’accusait d’avoir trahi l’amitié en subornant son épouse… Va en paix, jeune homme, repens-toi de tes mauvaises pensées… je te pardonne !… » – Après quoi, le capitaine Loyola est allé finir sa nuit chez sa gitanilla ; je les entendais (toujours comme le chien du tournebroche) rire, chanter, chafrioler en rigoulant les flacons de vin d’Espagne ; puis nous sommes rentrés à la maison au point du jour. Maintenant, beau-frère Christian, que dites-vous du galant ? Jugez, d’après cette soirée, du nombre de belles que le capitaine Loyola a loyolisées !…

– Ah ! l’infernale hypocrisie de cet homme rend plus horribles encore ses débauches et ses meurtres de spadassin !

M. Jean, absorbé par une pensée secrète, dit au franc-taupin, après un moment de silence :

– Vous avez suivi Loyola à la guerre ?… La compagnie de ce capitaine était-elle bien disciplinée ?

– Ses soldats ? ventre saint Quenet ! Imaginez, non des hommes, mais des statues de fer que d’un geste, d’un clin d’œil, don Ignace mouvait ou pétrifiait à son gré ; rompus, brisés à son commandement ainsi que des machines, il disait : – « Allez… » – ils allaient, non pas seulement pour faits de guerre, mais pour toutes choses !… Voire ! ils n’étaient plus eux ; mais lui, diavol ! Le capitaine Loyola domptait hommes et femmes comme les chevaux… mêmes moyens, mêmes succès…

– Quels moyens ? Expliquez-vous, Joséphin…

– Imaginez qu’un jour on lui amène un sauvage étalon de Cordoue, un enragé, un démon, deux écuyers pouvaient à peine le maintenir à l’aide de longes attachées à son caveçon ; don Ignace fait conduire dans une petite cour fermée de tous côtés ce farouche animal, reste seul avec lui. Je me tenais en dehors, derrière la porte de la cour ; d’abord j’entends l’étalon hennir de fureur, puis de douleur, puis je n’entends plus rien. Au bout de deux heures, le capitaine Loyola sortait de la cour monté sur ce cheval, blanc d’écume, encore frissonnant de crainte ; mais aussi docile que la mule d’un curé…

– Voilà qui est étrange ! – reprit Christian. – Cet homme avait-il donc un charme magique pour dompter les chevaux ?

– Oui, beau-frère. Son talisman se composait d’un frein à la fois si terrible et si habilement façonné, que si les chevaux obéissaient passivement à sa main, ils ne ressentaient aucune douleur ; mais au moindre écart, le capitaine Loyola faisait jouer certaine bascule d’acier adaptée au mors et armée de pointes, aussitôt l’animal hennissait de douleur et, immobile, s’écrasait sur ses jarrets, après quoi don Ignace, le flattant de la main, lui donnait quelque dariole !… Ventre saint Quenet ! frein de fer et darioles, c’est avec quoi le capitaine Loyola loyolisait homme, femmes et chevaux !…

– Et malgré son joug inflexible, – reprit M. Jean, – ses soldats l’aimaient-ils ?

– S’ils l’aimaient ? diavol ! Oubliez-vous donc les darioles ?

– Que voulez-vous dire, Joséphin ?

– Boudins, andouilles, chapons, oies grasses, outres gonflées de val-de-peñas, gaies ribaudes, gogailles sur ripailles à la caserne !… en pays ennemi, franc pillage, libre viol, tout à feu, à sang, à sac ! et vive la berelidondaine ! Voilà les darioles du capitaine Loyola !… Il en gratifiait, s’il le fallait, ses soldats, aux dépens de son escarcelle en seigneur magnifique, mais ses soldats réfléchir, penser, ruminer, ratiociner, vouloir ? jamais !… mais demander pourquoi ceci et cela jamais ! – « Tue ! » – dit le capitaine ; – voire ! il dit « Tue… » tuons… – Mais c’est ton ami, ton frère, ton père, ta sœur, ta mère ? – Voire ! il a dit « Tue… » tuons… tuons… darioles… darioles ! sinon le frein… le frein !… Et il joue et rudement ! coups de bâton, estrapades, essorillements, suspendaison par les membres et autres trinqueballements du diable !… « – Ce cher maître, – me disait souvent le vieux majordome, – ce cher maître, il se fait tout à tous, pourvu qu’un chacun lui délaisse entièrement, absolument, son petit vouloir ; le chatouillement de ce cher don Ignace est l’omnipotence. Posséder une femme, dompter un cheval rétif, manœuvrer ses hommes de fer comme on plie un roseau, voilà sa joie ! Il s’éjouit à absorber les âmes ! quant aux corps, il les choie, les caresse, les encoqueluchonne, les goberge, les empâte, les engraisse, pourvu qu’ils marchent à son contentement… Et il en est ainsi : qui a l’âme a le corps !… »

Christian hésitait à croire le récit du franc-taupin ; il ne pouvait admettre la réalité de ce monstrueux portrait. M. Jean semblait moins surpris, mais plus alarmé ; il dit à Joséphin, qui, ayant voulu de nouveau se verser à boire, soupirait en voyant les pots vides :

– Mais par quel concours de circonstances extraordinaires Ignace de Loyola, tel que vous nous le dépeignez, tel qu’il était, je le crois, a-t-il pu se métamorphoser à ce point, de venir ici, à Paris, s’asseoir sur les bancs du collège Montaigu, parmi les plus jeunes écoliers, des enfants de dix ans ?

– Quoi ! – dit Christian stupéfait, – Ignace de Loyola ?…

– Il allait à ce collège, – reprit M. Jean ; – et un jour, il s’est résigné à recevoir publiquement le fouet, en châtiment d’un manque de mémoire. Tant d’humilité chez un tel homme a quelque chose d’inexplicable ou d’effrayant.

– Ignace de Loyola ! ce débauché ! ce spadassin ! ce superbe orgueilleux !… – s’écria Christian. – Qu’entends-je ?… est-ce bien possible ?…

– Ventre saint Quenet ! beau-frère, – reprit à son tour le franc-taupin, – l’on me dirait que les moines de Cîteaux ont laissé leurs tonnes vides après la vendange, que cela me semblerait moins énorme que ceci : Le capitaine Loyola mettre bas ses chausses et recevoir le fouet… Diavol ! à moi !… – s’écria le franc-taupin en égouttant inutilement un pot ; – j’étrangle de surprise !…

– Mais il ne faut pas étrangler de soif, brave Joséphin, – reprit Christian, souriant à demi et échangeant un regard d’intelligence avec M. Jean. – Ces pots sont vides ; il faudra que tout à l’heure, votre récit achevé, et afin de fêter notre hôte, vous alliez chercher dans certaine taverne que vous connaissez un pot de bon vin vieux d’Argenteuil.

– Saint Pansard ! ayez pitié de ma panse ! C’est ma foi vrai, beau-frère, les pots sont vides ! J’en devine la raison… Autrefois, je buvais tout… maintenant, je ne laisse rien… Un pot de vin, avez-vous dit ? Amen !– reprit le franc-taupin, se levant. – Nous porterons à notre hôte un rouge bord ! rasade à la cardinale ! Et de ce pas, je vais…

– Non, de grâce ! terminez d’abord votre récit ; il m’intéresse plus que vous ne sauriez le croire, – dit vivement M. Jean. – Mais, encore une fois, à quelle cause, vous qui avez si bien connu Loyola, attribuez-vous son incroyable métamorphose ?

– Que la caquesangue m’étouffe ! que la fièvre quartaine me serre si j’en sais rien ! Tantôt, j’écarquillais mon œil à me rendre louche, si je n’étais borgne, en contemplant don Ignace ; le revoyant si dépenaillé, si hâve, si punais, appuyé sur sa béquille, je n’ai pas eu le courage de me rappeler à lui… ventre saint Quenet ! je me sentais vergogneux d’avoir été page de ce crasseux béquillard !

– Comment ? Vous le disiez si beau gentilhomme, si adroit spadassin… et il était boiteux ?

– Il est resté boiteux depuis deux blessures reçues au siège de Pampelune !… Diavol ! tous les pères, tous les frères, tous les maris, dont le capitaine Loyola a loyolisé les femmes, les filles ou les sœurs, auraient été vengés de reste si, comme moi, ils l’avaient vu se tordre, ainsi qu’un possédé, en hurlant comme cent loups à la suite de ses blessures.

– Quoi, Joséphin, un homme si intrépide se montrer à ce point faible devant la douleur ?

– Devant la douleur, non ! puisque, à cause de ses blessures, il a enduré volontairement des tortures auprès de quoi la souffrance de ses plaies étaient des chatouillements…

– Mais ces tortures, pourquoi les a-t-il endurées ?

– Voici. La trêve des Espagnols et des Français dura quelques jours ; à son terme, le capitaine Loyola monte à cheval et commande une sortie à la tête de sa compagnie, il fait rage et reçoit dans la mêlée deux arquebusades : l’une lui casse la jambe droite au-dessous du genou, l’autre lui casse la cuisse gauche. On rapporte mon galant à sa maison, nous le couchons dans son lit. Savez-vous, beau-frère, les premiers mots de don Ignace ? Les voici : « Mort et passion ! je resterai peut-être difforme pour la vie !… » Et, le croiriez-vous ? le capitaine Loyola a pleuré comme une femme !

– Cet homme inflexible ?…

– Oui, il a pleuré ! non de douleur, ventre saint Quenet ! mais de rage ! Jugez donc ? quelle déconvenue pour lui, si beau, si frisqué cavalier ! Allez donc, béquillard, rôder sous les balcons et roucouler votre romance ! courez donc en clopinant après les belles señoras ! jetez-vous donc à leurs pieds, au risque de ne pouvoir vous relever qu’en criant : « Aie… la cuisse ! aie… la jambe ! » Enfin, allez donc boitaillant, espadonner contre frères et maris jaloux !

– Un homme de ce caractère, – dit Christian, – à ce point affolé de ses avantages physiques ?… C’est incompréhensible !…

– Non, non, – reprit M. Jean, pensif. – Oh ! l’âme humaine, quel abîme !… Je crois maintenant comprendre… – Mais, s’interrompant, il dit au franc-taupin : – Ainsi, don Ignace était surtout dominé par la crainte de demeurer difforme toute sa vie ?

– C’était son seul souci. Mais, voire ! j’ai souci d’un pot vide, mon souci devient-il un robinet vineux ? Non ! de même la jambe du capitaine Loyola, après sa guérison, resta, comme il le craignait, plus courte que l’autre. « – Ah ! chiens ! ah ! juifs ! ah ! païens de chirurgiens ! – hurla don Ignace à cette découverte ; – qu’on m’amène ces ânes en robe ! ces fraters de Belzébuth ! je veux les couper en quartiers !… » – Les pauvres hères, mandés en hâte, accourent tout tremblants, flairent, tournent, retournent, reflairent la jambe de don Ignace, après quoi ces grabeleurs de chair chrétienne affirment pouvoir rendre le capitaine Loyola aussi ingambe que devant. « – À vous cent ducats d’or si vous tenez votre promesse ! – s’écrie-t-il, se voyant déjà chevauchant, bouffant, piaffant, rigoulant, paradant, et surtout loyolisant ! – Oui, noble seigneur, cette boiterie disparaîtra, – répondent les rebouteurs, – mâ… il nous faut, premièrement, casser votre jambe là où elle a été déjà cassée… secondement, seigneur, il nous faut proprement disséquer la chair qui recouvre la portion d’os qui saille au-dessous de votre genou… tiercement, scier dextrement ledit os… moyennant quoi, le daim des bois sera moins agile que votre excellence… – Cassez ! recassez ! disséquez ! sciez ! par la mort-Dieu ! – s’écrie le capitaine Loyola ; – mais que je marche droit !… » Ainsi dit, ainsi fait…

– Il a consenti ?

– À cœur joie… et sur l’heure !

– Mais ces opérations devaient lui causer d’atroces douleurs ?

– Et la guérison ?

– Ventre saint Quenet ! lorsque l’on a scié l’os, le grincement de dents du capitaine Loyola couvrait le grincement des dents de scie !

– Parfaite… Néanmoins, il restait la cuisse gauche non encore débandée ; mais les fraters juraient sur leurs lancettes que ce membre serait autant, sinon plus sain qu’avant sa cassure. Au bout de six semaines, le capitaine Loyola se lève pour essayer de marcher, il marche… gloire aux rebouteurs ! Il ne boitait plus, il est vrai, de la jambe droite… mais, diavol ! sa cuisse gauche s’était raccourcie de deux pouces, en vertu du ratatinement d’un tendon blessé… Voilà mon galant clopin-clopant !

– Quelle dut être la fureur de don Ignace !

– Tigres hurlants, lions rugissants, auraient été agnelets bêlants auprès du capitaine Loyola en sa forcennerie. « Cher et doux maître, – lui dit son vieux majordome, – que les saints vous assistent… Pourquoi désespérer ? Les fraters ont merveilleusement guéri votre jambe droite ; pourquoi ne guériraient-ils pareillement votre cuisse gauche ? – Le noyé se raccroche à un fétu. « – Holà ! page, cours chez les fraters ! – me crie le capitaine ; – ramène-les sur l’heure. – Seigneur, voici les chirurgiens. – J’ai souffert mort et passion pour la guérison de ma jambe droite ; je souffrirai autant et plus pour la guérison de ma cuisse gauche. Pouvez-vous la guérir ? » – dit don Ignace aux rebouteurs. Et les voilà tâtant, pressant, pétrissant, manipulant la cuisse bistournée du patient en hochant la tête et matagrobolisant entre leurs dents : « – Seigneur, nous pouvons, item, vous délivrer de cette boiterie ; mâ… il nous faut, premièrement, vous assujettir sur le dos, immobile pendant deux mois, au moyen d’une ceinture d’acier fixée au bois de votre lit… secondement, l’on passera une écharpe sous vos bras, laquelle écharpe sera solidement assujettie au dossier de votre couche… tiercement, l’on suspendra, au moyen d’un anneau, un poids de cinquante livres à votre jambe gauche, à seule fin que ledit poids distende constamment votre cuisse, puisque vous serez maintenu immobile dans votre lit moyennant l’écharpe et la ceinture d’acier. Or, à l’aide de ces machines, avant deux mois votre cuisse aura récupéré sa longueur, et le cerf des forêts sera moins alerte que votre excellence… – Faites ! – dit Loyola ; – tiraillez, distendez, écartelez-moi s’il le faut, sang-Dieu ! mais que je marche droit !… »

– C’était affreux ! – reprit Christian ; – c’était le supplice du chevalet… prolongé au-delà des limites de la souffrance possible !…

– Ventre saint Quenet ! quoi d’impossible à un galant résolu de ne point béquiller ?… Don Ignace a subi cette torture pendant deux mois ; le vieux majordome et moi, nous veillions notre maître. Il poussait parfois des cris… ah ! quels cris ! on les entendait de la rue. Enfin, lorsque, brisé par la douleur, il fermait les yeux pour sommeiller, presque aussitôt la souffrance le réveillait en sursaut ; alors, ce n’était plus des cris, mais des hurlements de damné !… Au bout de deux mois d’insomnie, de supplice, n’ayant plus que la peau sur les os, mais jusqu’alors, du moins, soutenu par l’espoir de sa guérison, le capitaine Loyola, d’après le conseil des fraters, quitte son lit de torture, se lève, marche… Diavol ! non-seulement sa cuisse n’était point rallongée ; mais son genou, tenu si longtemps immobile, restait ossifié… Le capitaine Loyola ne souffla mot, devint livide comme un cadavre, tomba sans connaissance ; on le crut trépassé. Le lendemain, le majordome m’a signifié que notre maître n’avait plus besoin de page, m’a remis quelque argent ; j’ai quitté l’Espagne, je suis revenu en France avec d’autres prisonniers… Tantôt seulement, depuis quinze ou seize ans, j’ai rencontré sous les piliers des halles don Ignace de Loyola, en compagnie de votre ami Lefèvre. Voilà, beau-frère, mon récit… Jarnigoy ! il est salé ! Aussi, ventre saint Quenet ! la langue me pèle ! mon gosier arde ! il prend feu ! à l’aide ! au vin ! au vin !… le vin se change en eau pour éteindre l’incendie !… Je cours chercher ce fameux nectar d’Argenteuil ! – ajouta le franc-taupin en se levant ; – je reviens tôt, et alors, trinquedrille… trinquedraille avec notre hôte ! à plein pot, grand’goule ! la mienne est un entonnoir !

Et Joséphin sortit en chantant son refrain favori :

« Un franc-taupin, un arc de frêne avait

» Tout vermoulu, la corde renouée ;

» Sa flèche était de papier empennée,

» Ferrée au bout d’un ergot de chapon !

» Derideron, vignette sur vignon ! »

À peine le franc-taupin fut-il sorti, que l’inconnu dit à Christian :

– Le récit de votre beau-frère est une révélation pour moi ; la vie passée d’Ignace de Loyola m’explique sa vie présente…

– Mais cet homme, quel est-il ? D’où vient l’intérêt, la curiosité, l’inquiétude qu’il semble vous inspirer ?

Christian parlait ainsi lorsque sa femme descendit ; à sa vue, il se rappela qu’il était urgent de conduire l’inconnu au galetas avant le retour de Joséphin.

– Brigitte, dit l’artisan, – Hêna est-elle couchée ?

– Oui, mon ami.

– M. Robert Estienne m’a confié un secret et demandé un service, ma chère Brigitte. Il s’agit de cacher ici, pendant un jour ou deux, M. Jean, notre hôte de ce soir ; le galetas m’a semblé offrir une retraite sûre. J’ai momentanément éloigné ton frère ; accompagne notre hôte là haut, je reste ici pour attendre Joséphin.

Brigitte reprit la lampe qu’elle venait de déposer sur la table, et dit à l’inconnu en se préparant à monter l’escalier :

– Venez, monsieur ; notre secret restera entre Christian et moi ; vous pouvez compter sur notre discrétion.

– Je n’en doute pas, madame, – répondit M. Jean ; – de ma vie je n’oublierai votre généreuse hospitalité. – Puis, s’adressant à l’artisan : – Pourrez-vous plus tard, lorsque votre beau-frère se sera retiré, venir me rejoindre ? je désirerais m’entretenir avec vous pendant quelques instants.

– J’irai vous trouver, monsieur, aussitôt après le départ de Joséphin, – répondit Christian à l’inconnu, qui suivit Brigitte à l’étage supérieur.

Tous deux venaient de disparaître, lorsque soudain des clameurs, des éclats de rire, auxquels se joignaient par intervalle les cris suppliants d’une femme, se firent entendre sur le pont. Quoique habitué à ces tapages nocturnes, car à la nuit les guilleris, les mauvais-garçons, les tire-laine et autres bandits, infestaient les rues, que souvent troublait aussi le vacarme des jeunes seigneurs en débauche, le premier mouvement de l’artisan fut d’aller au secours de celle dont les cris devenaient de plus en plus plaintifs ; mais réfléchissant que les honnêtes femmes ne s’aventuraient guère à une pareille heure hors de chez elles, craignant surtout, en intervenant dans cette rixe, de provoquer l’envahissement de sa demeure et de compromettre ainsi la sécurité de son hôte, il entr’ouvrit le volet de la fenêtre de la salle basse, et voilà ce qu’il vit à la lueur de plusieurs flambeaux portés par des pages habillés de riches livrées. Trois seigneurs avinés, sortant sans doute de quelque orgie, entouraient une femme, dont Christian ne put distinguer la figure ; ces ivrognes voulaient l’entraîner avec eux ; elle résistait à leurs efforts, enlaçant de ses bras le pilier d’une grande croix dressée au milieu du pont, et s’écriait d’une voix suppliante :

– Laissez-moi… au nom du ciel ! laissez-moi !…

– Que le feu de saint Antoine m’arde si tu ne viens pas avec nous, paillarde ! – reprit un des seigneurs en saisissant la femme par le milieu du corps. – Une coureuse de nuit… faire tant de façons !…

– Vous vous méprenez, messieurs, – répondit la pauvre créature, haletante de cette lutte. – Je regagnais mon logis… je suis une honnête veuve…

– Honnête et veuve ! – s’écria un autre de ces débauchés, – tête-Dieu ! quelle aubaine ! nous allons te remarier au plus tôt… Viens avec nous, viens, ribaude !…

Et de nouveau les seigneurs voulurent arracher leur victime du pied de la croix où elle se cramponnait avec terreur, appelant à son aide. À ces cris, un jeune moine passant près de là accourt et, témoin de cette scène odieuse, s’élance vers les agresseurs, leur disant d’une voix émue :

– Ah ! mes frères… mes frères… violenter une femme au pied de la croix !…

– De quoi te mêles-tu, frocard ? rat de couvent ! – s’écria l’un des assaillants en s’avançant vers le moine d’un air menaçant. – Sais-tu à qui tu parles ? sais-tu que je peux, non-seulement t’assommer… mais t’excommunier, bélître ?

– M’excommunier !

– Certes ! Je suis le marquis de Fleurange, colonel du régiment de Normandie et, par surcroît, évêque de Coutances. Donc, passe ton chemin vite et tôt, croqueur de messes !… sinon, usant de mon pouvoir spirituel et temporel, je t’excommunie et, de plus, je te rosse !…

– Frère Saint-Ernest-Martyr ! au secours ! c’est moi ! Marie-la-Catelle… – s’écria la jeune veuve, reconnaissant le moine à la lueur des flambeaux ; – par pitié, ne m’abandonnez pas !

– Ah ! mes frères ! – s’écria le moine indigné en courant vers Marie, – celle que vous outragez est une sainte ! elle recueille les enfants abandonnés ; elle les instruit, elle est bénie de tous… Ne la violentez pas davantage.

– Si elle est sainte, je suis évêque… et de sainte à évêque, il n’y a que la main ! – répondit en éclatant de rire le marquis de Fleurange. – Elle aime, dis-tu, les enfants ; qu’elle s’ébaudisse, tête-Dieu ! car nous voulons…

– Vous me tuerez avant de parvenir jusqu’à elle ! – s’écria le moine en repoussant vigoureusement le marquis. Celui-ci, alourdi par l’ivresse, trébucha, sacrant et blasphémant, tandis que frère Saint-Ernest-Martyr, se précipitant au devant de la jeune veuve, toujours cramponnée à la croix, lui fit un rempart de son corps, croisa les bras sur sa poitrine, et, défiant du regard les seigneurs, leur dit : – Avancez !…

– Insolent frocard ! tu oses nous menacer, porter la main sur moi ! – s’écria, furieux, le colonel-évêque, quelque peu raffermi sur ses jambes ; et, tirant de son baudrier son épée au fourreau, il la prit à deux mains et frappa si violemment de sa pesante poignée le moine au front, que celui-ci, étourdi du coup, chancela, essaya en vain de s’appuyer à la croix, et tomba aux pieds de Marie-la-Catelle en poussant un gémissement plaintif.

Christian, malgré la prudence que lui commandait la sûreté de son hôte, ne put rester plus longtemps témoin impassible de ces brutalités ; il éprouvait pour la jeune veuve, dont il connaissait les vertus, un respectueux attachement, et craignait de voir exposé à un redoublement de mauvais traitements le moine qui venait de tenter si généreusement de secourir la victime de ces ivrognes. Christian poussa le volet de sa fenêtre, s’arma d’un gros bâton ferré, quitta sa maison avec précaution, referma sans bruit la porte derrière lui, afin que l’on ne soupçonnât pas d’où il sortait ; et, avisant à leurs croisées plusieurs de ses voisins attirés par le bruit, il leur cria :

– Aux bâtons, mes amis ! aux bâtons !… Souffrirez-vous que l’on outrage des femmes sous vos yeux ? que l’on assomme des gens sans défense ?…

Et il se dirigea résolument vers les trois seigneurs et leurs pages. À ce moment, le franc-taupin, de retour, apportait le pot de vin d’Argenteuil qu’il était allé quérir ; mais reconnaissant l’artisan à la lueur des flambeaux et l’entendant appeler ses voisins aux bâtons, il déposa le flacon de vin au seuil de la maison et tira sa longue épée, s’écriant :

– Ventre saint Quenet ! beau-frère, me voici ! Ma fine lame n’a pas pris l’air depuis longtemps ; elle frétille d’aise dans ma main, la mignonne !

Quelques voisins de Christian sortirent comme lui de leurs demeures, armés les uns de bâtons, les autres de piques. Les trois seigneurs firent d’abord brave contenance, se serrèrent côte à côte et, dégainèrent ; mais leurs pages, autant par crainte d’être assommés dans la bagarre que par malice, éteignirent tout à coup leurs flambeaux en criant :

– Messeigneurs ! voici une ronde d’archers du guet ; ils débouchent sur le pont… Alerte ! alerte !…

Les pages, après ce mensonge, se sauvent à toutes jambes, laissant leurs maîtres et leurs adversaires dans une obscurité profonde. Peu soucieux des archers du guet, qui n’osaient jamais réprimer les désordres de la seigneurie, mais songeant qu’il fallait tenir tête à huit ou dix hommes déterminés, les trois seigneurs, profitant des ténèbres, s’esquivèrent sur les pas de leurs pages, tandis que les voisins de Christian demandaient une lanterne, afin de pouvoir relever le blessé ; l’artisan court chez lui, allume et rapporte un fallot. À sa clarté, il voit le moine étendu au pied de la croix et baigné dans son sang, coulant à flots de sa blessure ; Marie-la-Catelle, agenouillée près de lui, le visage baigné de larmes, étanchait la plaie de son mieux. Frère Saint-Ernest-Martyr fut, à l’aide du franc-taupin et des voisins, transporté chez Christian ; il offrit aussi un asile à la jeune veuve, presque défaillante de frayeur. Brigitte, chargée par son mari de guider leur hôte jusqu’au galetas, dont l’unique fenêtre s’ouvrait sur la rivière, n’avait rien pu savoir des événements précédents ; mais, de retour dans la salle basse, grandes furent sa surprise et son alarme à la vue de la Catelle, pâle, les vêtements en désordre et appuyée sur une table, contemplant avec pitié le jeune moine, qui commençait à reprendre ses esprits, grâce aux soins de l’artisan et du franc-taupin.

– Grand Dieu ! Marie, que vous est-il arrivé ? – dit Brigitte, s’approchant en hâte de la veuve. – Vous êtes toute tremblante !

– Retenue chez une amie plus tard que je ne l’aurais désiré, sa servante m’accompagnait, nous traversions le pont, lorsque des seigneurs en débauche nous ont adressé des paroles outrageantes ; la pauvre servante, effrayée, s’est enfuie, m’a laissée seule. Ces hommes voulaient m’entraîner avec eux ; frère Saint-Ernest-Martyr passait par hasard, il a tenté de me secourir… il a reçu au milieu du front un coup de pommeau d’épée… il est tombé sanglant à mes pieds… Heureusement, votre mari et quelques voisins sont venus à notre secours.

– Chère sœur, donne-moi de l’eau fraîche et du linge, – dit à Brigitte le franc-taupin ; souvent blessé lui-même à la guerre, il possédait quelques notions du pansement des plaies. – Tu apporteras aussi de l’huile.

– Je vais chercher du linge là-haut ; je ramènerai ma fille, elle nous aidera, – dit Brigitte en remontant.

Marie-la-Catelle, un peu remise de son émotion, se rapprocha du moine avec un redoublement d’intérêt ; le franc-taupin, regardant autour de lui, dit à Christian :

– Et votre hôte, où, donc est-il ? Aurait-il joué des talons à l’heure du danger ?

– Non, non, Joséphin ; peu de temps avant le tumulte de la rue, notre hôte a quitté la maison, craignant de trop s’attarder.

– Que ne m’attendait-il ? Je l’aurais reconduit chez lui après avoir vidé notre pot d’Argenteuil. Mais, j’y songe, – reprit le franc-taupin en laissant Christian soutenir seul le religieux, – je vais faire boire quelques gorgées de vin au blessé ; diavol ! le vin a cela de miraculeux, qu’il est aussi secourable aux mal portants qu’aux bien portants. – Et prenant le pot, il ajouta en l’approchant de ses lèvres : – Essayons d’abord le breuvage avant de l’administrer… C’est le devoir de tout prudent pharmacope !…

Pendant que le franc-taupin essayait longuement ce breuvage, Brigitte redescendit avec sa fille ; elle s’était vêtue à la hâte ; son frère, réveillé par le bruit, s’habilla aussi et sortit de sa chambre. Il allait demander à son père la cause de l’agitation qui régnait dans la maison ; mais il se tut en apercevant et reconnaissant celui qu’Hêna appelait ingénument : son moine. Un éclair brilla dans le regard d’Hervé, ses traits prirent pendant un instant une expression féroce ; puis, dominant ces ressentiments, il observa dès lors avec une attention persévérante sa sœur et le religieux, à qui le franc-taupin venait de faire boire quelques gorgées de vin. Rappelé à lui par ce breuvage réconfortant, frère Saint-Ernest-Martyr ouvrit les yeux ; il vit à peu de distance de lui, comme une apparition céleste, l’angélique figure d’Hêna, qui, le regard humide de commisération, offrait d’une main tremblante à son oncle les linges, dont il se servait afin d’achever le pansement du blessé, soutenu par Christian et par son fils ; aussi, lorsque, reprenant tout à fait ses esprits, rassemblant ses souvenirs, le jeune moine eut conscience des soins empressés dont l’entourait la famille qui l’avait recueilli, des pleurs d’attendrissement et de reconnaissance inondèrent son visage, dont les traits, pâlis par la perte de son sang, rappelaient la beauté touchante que les peintres prêtent à l’image du Christ. Leur expression d’ineffable gratitude leur donnait en ce moment un charme si doux, qu’Hervé tressaillit d’une rage secrète ; elle fut sur le point d’éclater lorsqu’il surprit les regards de sa sœur et du moine se rencontrant à leur insu, et qu’il les vit tous deux rougir, baisser les yeux avec un embarras croissant. Ces remarques échappèrent aux autres membres de la famille. Frère Saint-Ernest-Martyr se tourna vers Christian, lui dit d’une voix affaiblie :

– C’est sans doute à vous, monsieur, que je dois la vie ?… Et je vous suis inconnu… Fasse le ciel que je puisse un jour vous prouver la reconnaissance dont je suis pénétré !…

– Mon frère, – répondit l’artisan, – en vous secourant, quoique inconnu, j’aurais accompli mon devoir de chrétien ; mais souvent notre amie Marie-la-Catelle nous a parlé de vous avec l’estime qui vous est due… Ma femme a assisté aux enseignements que vous donnez aux enfants ; elle a gardé le meilleur souvenir de la morale évangélique que vous leur prêchez.

– Ah ! l’on ne saurait jamais assez louer ce bon frère ! – ajouta Marie-la Catelle ; – ce que l’on sait de lui n’est rien auprès de tant d’actions généreuses qu’il pratique en secret…

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