Les Mystères du peuple – Tome X

– Confession ! – s’écria Grippe-Minaud en se signant de nouveau, – lettre complète !… elle absout même les cas réservés !… Grâce à cette absolution, on pourrait tout faire, tout !… sans péril pour son âme !

Les deux bandits, après avoir lu et contemplé avec extase la cédule apostolique, échangèrent un coup d’œil rapide et significatif surpris par le franc-taupin, déjà sur ses gardes ; il se jeta vivement en arrière, se leva de son siège, enfouit le précieux parchemin dans sa poche, s’éloigna de la table, et debout, son épée d’une main, sa dague de l’autre, il dit aux deux compagnons :

– Ventre saint Quenet ! mes maîtres, je vous savais trop bons catholiques pour n’être pas tentés de me poignarder afin de vous emparer de cette cédule absolutrice des crimes passés, présents et futurs ! Voire ! mes halepopins, il ne me reste qu’un œil ; mais il est bon !

– Tu es fou ! l’on ne se défie pas ainsi d’un vieil ami, – reprit Picrochole ; – tu t’es mépris sur notre intention.

– Nous voulions seulement voir de plus près cette bienheureuse et inestimable lettre ! – ajouta le tire-laine. – Confession ! êtes-vous heureux, compagnon, de posséder un pareil trésor ! – Et il se signa. – Saints et saintes du paradis, gratifiez-moi d’une pareille aubaine, je fais brûler vingt cierges à la Chandeleur !

– Ce trésor, il dépend de vous de le posséder, – reprit l’aventurier. – Je vous donne cette lettre d’absolution, si ce soir vous m’aidez à enlever ma nièce du couvent des Augustines ; vous serez, de par cette cédule apostolique, absous de vos péchés passés, présents, futurs et, par surcroît, du sacrilège de cette nuit ; vous pourrez donc désormais nager en plein crime, sans soucis pour votre âme, comme disait Picrochole…

– Mais, – reprit le mauvais-garçon en hochant la tête, – cette lettre n’absout qu’un seul chrétien… et nous sommes deux ?

– L’affaire faite, vous jouerez la cédule aux dés ! – répondit Joséphin. – Il y aura un perdant et un gagnant ; la chance est égale pour vous.

Les deux bandits se consultèrent du regard ; Picrochole reprit :

– Mais comment possèdes-tu cette lettre ? Ces absolutions-là sont les plus coûteuses… saint Cadouin ! le moins qu’elles vaillent est, dit-on, vingt-cinq écus d’or !

– Peu t’importe d’où je tiens cette cédule !… Mort-de-ma-sœur ! tout l’or du monde ne payerait pas les larmes que ce parchemin a fait couler !… – reprit le franc-taupin, dont les traits exprimèrent une douleur et une horreur profondes en songeant aux révélations de Brigitte mourante sur la passion incestueuse d’Hervé pour Hêna. Puis, se maîtrisant, l’aventurier ajouta : – Répondez. Voulez-vous, oui ou non, tous deux me prêter ce soir main-forte pour enlever ma nièce du couvent des Augustines et pour une autre expédition ?

– Saint Cadouin ! il y a deux coups à faire ; tu ne nous as pas dit cela d’abord…

– La seconde expédition n’est qu’un jeu ; s’emparer d’un coffret.

– Ce coffret, – demanda le tire-laine affriandé, – que contient-il ?

– Des papiers, – répondit le franc-taupin, – et quelques objets sans valeur. De plus, comme vous êtes de scrupuleux catholiques, j’ajouterai, pour la paix de votre âme, que ce coffret, qu’il s’agit de reprendre coûte que coûte, a été volé à mon beau-frère.

– Joséphin, tu veux nous en donner à garder ! – dit le mauvais-garçon ; – l’on n’attache pas tant de prix à des paperasses et à des objets sans valeur.

– Lorsque cette cassette sera en notre pouvoir, vous l’ouvrirez… si elle contient des choses précieuses, elles sont à vous…

– Il n’y a rien à répondre à cela, – reprit Picrochole en regardant le tire-laine ; – c’est loyal, hein ?

– Très-loyal… Mais procédons par ordre… L’enlèvement de la religieuse… brrrrr… confession ! je frissonne en y songeant ; car, enfin, si le hasard des dés ne me donne pas la lettre d’absolution, je resterai chargé d’un effroyable sacrilège !…

– C’est la chance, – dit l’aventurier ; – mais si tu gagnes l’indulgence… te voilà en sécurité ta vie durant, mon catholique ! quelque crime que tu commettes.

– Confession ! je le sais bien, tentateur !… c’est là aussi ce qui m’affriole !…

– Moi aussi ! – reprit l’autre brigand. – Mais pour pénétrer dans le couvent des Augustines, comment faire ?

– Écoutez-moi. Mon beau-frère se cache de crainte d’être arrêté ; ma nièce, conduite au couvent des Augustines, a été forcée de prononcer ses vœux aujourd’hui…

– Comment le sais-tu ?

– J’étais allé tantôt, selon que cela m’arrive souvent, passer exprès devant la maison de ma sœur…

– Dans quel but ?

– Afin de la regarder, cette pauvre demeure, aujourd’hui déserte ! et où, lors de mon retour de chaque campagne, Brigitte, son mari, leurs enfants, me faisaient si doux accueil ! Vous parlez de paradis, mes dévots ; ah ! cette maison-là c’était mon paradis, à moi !… Et encore aujourd’hui, j’allais rôdant autour d’elle comme une âme en peine, l’œil attaché sur cette petite fenêtre fermée où tant de fois j’avais vu les figures chéries de ma sœur et de sa fille me sourire quand je frappais à leur porte… – L’expression des traits, l’accent de la voix du franc-taupin, émurent les deux bandits malgré leur endurcissement ; Joséphin étouffa un soupir et reprit : – Donc, tantôt, je rôdais autour de la maison, lorsque vint à moi un moine… oh ! un bon moine !… si pâle, si défait, que j’eus peine à le reconnaître ; mais lui, quoiqu’il ne m’eût rencontré qu’une fois, me reconnut à ma taille et à l’emplâtre que j’ai sur l’œil. Il me demanda s’il pouvait parler à l’instant à ma sœur ou à mon beau-frère. – Ma sœur est morte, et mon beau-frère se cache, – dis-je à ce religieux. Alors, il m’apprend que ma nièce est enfermée au couvent des Augustines, où lui, moine augustin, a été son confesseur ; que, soumis depuis plusieurs mois à une séquestration rigoureuse, il a pu cependant s’échapper, la surveillance dont on l’entourait s’étant un peu relâchée depuis sa maladie… Quelle maladie ! Pauvre moine ! il était si mièvre, si affaibli, si décharné, qu’il pouvait à peine se soutenir… Ignorant les malheurs de notre famille, il venait révéler aux parents de ma nièce ce qu’il savait d’elle. Il risquait, son évasion découverte, d’être poursuivi ; je le conduisis en un lieu sûr où se cache mon beau-frère. Chemin faisant, j’ai appris du moine ceci : Ma nièce a prononcé ses vœux aujourd’hui ; après quoi, selon la coutume, elle passer la nuit seule en prières dans l’oratoire de la Vierge, séparée de l’église du couvent par l’un des enclos du cloître. Maintenant, attention, mes maîtres, aux renseignements que m’a donnés le moine : Les murailles de la cour de la chapelle longent la ruelle Saint-Benoît. Je suis allé, avant la tombée de la nuit, examiner les murailles ; elles ne sont pas fort élevées ; il nous sera possible de les escalader pendant que l’un de nous fera le guet dans la ruelle.

– Ce sera moi ! – dit vivement Grippe-Minaud ; – je retiens ce poste !… J’ai l’œil d’un lynx, l’oreille d’une taupe !

– Tu fais donc le guet ; moi et Picrochole, nous escaladons la muraille, il m’attend aux abords de la chapelle, afin de me prêter main-forte au besoin, si quelqu’un tentait de s’opposer à l’enlèvement de ma nièce. Je la trouve dans l’oratoire, elle me suit, nous forçons l’une des portes du jardin, je conduis avant la fin de la nuit la pauvre enfant près de son père, où elle sera en sûreté ; puis, au point du jour, nous entreprenons la seconde expédition.

– Ce coffret dont il faut s’emparer ?

– Rien de plus facile… Nous nous rendons tous trois au collège Montaigu, nous demandons au portier le numéro de la chambre de l’abbé Lefèvre ; c’est le nom de mon homme…

– Confession ! – s’écria Grippe-Minaud en se signant, – un abbé ! porter encore la main sur un oint du Seigneur !

– Deux sacrilèges en un jour ! – ajouta le mauvais-garçon en hochant la tête ; – c’est lourd sur la conscience !

– Et la lettre d’absolution ! – s’écria impatiemment l’aventurier. – Par l’enfer ! dont vous craignez les rôtissures, mes bons catholiques ! avez-vous la foi ou non ?

– C’est vrai, – reprit Picrochole, – il y a la cédule d’absolution… elle nous couvre !

– Donc, – ajouta le franc-taupin, – nous demandons l’abbé Lefèvre sous prétexte d’une affaire urgente, nous montons chez lui, nous frappons ; notre homme, encore au lit, se lève, nous ouvre sa porte ; nous nous précipitons sur lui, vous le bâillonnez, je cherche le coffret en question, je le trouve, j’en suis certain. Nous attachons à son lit l’abbé, toujours bâillonné, afin qu’il ne puisse donner l’alarme ; nous refermons la porte, et nous gagnons au large !

– Oh ! ce serait un jeu, s’il ne s’agissait d’un prêtre ! – dit le tire-laine en interrompant le franc-taupin. – Et puis l’enlèvement de ta nièce ! la violation d’un lieu saint !…

– J’ai dépêché avant-hier mon septième homme ! – ajouta le mauvais-garçon. – Aussi n’ai-je pas, c’est vrai, la conscience tranquille, car, pour acheter l’absolution d’un meurtre, il faudrait payer plus que le meurtre ne me rapporte !… Mais, enfin, un meurtre laïque est une peccadille auprès d’un sacrilège !… Et si, après l’expédition que tu nous proposes, je ne gagne pas aux dés la cédule apostolique ? Saint Cadouin ! je ne rêverai que des flammes éternelles…

– C’est la chance, – reprit Joséphin. – Mais l’heure s’avance, décidez-vous ; est-ce oui ? est-ce non ?

– Quand nous remettras-tu la lettre ?

– Lorsque ma nièce sera en sûreté chez son père, et lorsque j’aurai le coffret entre mes mains.

– Mais si tu nous trompes ? mais si, l’expédition faite, tu ne nous livres pas la cédule apostolique ?

– Ventre saint Quenet ! et si, profitant d’un moment où je ne serai pas sur mes gardes, vous me poignardez cette nuit, afin de vous emparer de la lettre avant de m’avoir rendu les services que j’attends de vous ?

– Ah ! Joséphin, un pareil soupçon envers moi, ton ancien compagnon d’armes !…

– Confession ! nous qui avons bu au même pot, nous croire capables de…

– Sang-Dieu ! la soirée s’avance ; il nous faut le temps de préparer nos moyens d’escalade, – reprit l’aventurier. – Une dernière fois, est-ce oui ou non ?

Les deux bandits se consultèrent pendant quelques instants du regard ; puis Picrochole, tendant la main au franc-taupin :

– Foi de mauvais-garçon… et sur le salut de mon âme… c’est dit !…

– Foi de tire-laine… et sur le salut de mon âme… c’est dit !…

– Marchons ! – reprit le franc-taupin. Et il sortit de la taverne du Vin Pineau, accompagné des deux bandits.

*

* *

La courtille, ou maison des champs, que possédait Robert Estienne près de Saint-Ouen, sur la route de Saint-Denis, était solitaire et assez éloignée du village ; le chemin de traverse qui conduisait à l’entrée de cette demeure aboutissait à une grille en fer voisine d’une maisonnette occupée par le jardinier et par sa femme. Le logis principal s’élevait au milieu d’un jardin clos de murailles. Le lendemain de cette soirée où le franc-taupin, le mauvais-garçon et le tire-laine s’étaient rencontrés à la taverne du Vin Pineau, Michel (jardinier de M. Robert Estienne), de retour des champs vers la fin de la journée, fort contrarié de ne pas trouver sa femme Alison au logis, dont elle avait emporté la clef, maugréait, tempêtait en soufflant dans ses doigts engourdis par la froidure de décembre ; enfin il vit sa femme, revenant du village sans doute, se diriger vers la grille.

– Où diable es-tu allée ? – cria Michel à Alison du plus loin qu’il l’aperçut. – Ne pouvais-tu, du moins, laisser la clef à la porte de la maison ?

– J’étais allée… à confesse, – répondit la jardinière, évitant le regard de son mari et poussant la grille. – J’avais emporté la clef parce que tu étais aux champs.

– À confesse… à confesse… – reprit Michel, grommelant ; – et moi, je me morfondais…

– Il faut pourtant bien que je fasse mon salut ! Tu m’as envoyée ce matin à Paris porter une lettre à notre maître ; M. le curé a bien voulu m’entendre au confessionnal cette après-dînée, j’ai profité de sa bonne volonté.

– Soit ; mais, jarnigué ! tâche de gagner le paradis sans m’exposer à geler de froid !

À peine les deux époux sont-ils entrés dans la maisonnette, que Michel prête l’oreille du côté de la grille et dit vivement :

– J’entends le trot d’un cheval. – Puis, ressortant, il regarde dans l’avenue à travers la grille, reconnaît Robert Estienne et s’écrie : – Alison, viens vite ; c’est notre maître !

Et le jardinier ouvre les battants de la grille à Robert Estienne ; celui-ci descend de son cheval, dont il remet la bride à son serviteur, lui disant :

– Bonjour, Michel… Quoi de nouveau ici ?

– Ah ! monsieur, beaucoup de choses…

– Vous m’inquiétez… Est-ce que mon hôte courrait quelque danger ? Quelque indiscrétion aurait-elle été commise ?

– Non, grâce à Dieu ! monsieur, soyez tranquille ; vous le savez, vous pouvez compter sur ma femme comme sur moi-même. L’on ne se doute pas dans le village qu’il y a quelqu’un de caché dans votre maison.

– Que s’est-il donc passé depuis ma dernière visite ici ? Alison m’a apporté ce matin un billet de la personne à qui je donne asile ; mais ce billet, tout en réclamant ma présence ici, ne m’annonçait aucun événement grave.

– Sans doute la personne qui est ici, monsieur, se réserve de vous apprendre qu’elle n’est plus seule céans.

– Comment cela ?

– Avant-hier, ce grand borgne qui vient ici de temps à autre, et toujours de nuit, est arrivé en plein jour, monté dans une petite charrette attelée d’un âne et remplie de paille. Il m’a chargé de garder la charrette, est allé trouver votre hôte, puis ils sont revenus tous deux, et de la paille dont était remplie la charrette, ils ont tiré… un moine !

– Un moine !

– Oui, monsieur, un pauvre jeune moine de l’ordre des Augustins ; il semblait n’avoir pas une heure à vivre, tant il était pâle et défait.

– Et qu’est-il devenu ?

– Il est resté ici… et votre hôte m’a dit : « – Michel, gardez, je vous en prie, un secret absolu sur l’arrivée de ce religieux dans cette maison ; je préviendrai M. Estienne de ce qui s’est passé. »

– Vous avez, je n’en doute pas, suivi ces recommandations ?

– Oui, monsieur… mais ce n’est pas tout… Cette nuit, le grand borgne est revenu un peu avant le point du jour ; il était à cheval et avait derrière lui en croupe et cachée dans un manteau… une religieuse… Je suis allé aussitôt avertir votre hôte ; il est accouru, et peu s’en est fallu qu’il ne se soit évanoui à la vue de cette nonne ; puis, fondant en larmes, il est rentré avec elle dans la maison, tandis que le grand borgne repartait au galop. Il faisait alors à peine jour. Enfin, vers le midi, le grand borgne est encore revenu, mais cette fois vêtu d’un sarrau et d’un bonnet de paysan ; il apportait à votre hôte un coffret, après quoi, il s’en est allé…

M. Robert Estienne, très-surpris de ce que lui apprenait son jardinier, se dirigea vers la maison, où il frappa d’abord, en manière de signal, deux coups, puis un troisième, séparé des premiers par un léger intervalle ; et bientôt Christian vint ouvrir la porte.

– Mon ami, qu’avez-vous ? que s’est-il passé ? – s’écria Robert Estienne, frappé de la profonde altération des traits de l’artisan, qui se jeta dans les bras de son patron en murmurant au milieu de sanglots étouffés :

– Si vous saviez !… ma fille !… ma fille !…

Robert Estienne répondit à l’étreinte convulsive de Christian, et, croyant qu’il s’agissait d’un irréparable malheur, il reprit d’une voix douloureusement émue :

– Du courage, mon ami… du courage… ce nouveau chagrin…

– Elle est retrouvée !… – s’écria Christian. Et un éclair de joie ineffable brilla dans ses yeux. – Elle est ici !…

– Votre fille ?

– Depuis cette nuit, elle est près de moi !…

– Il serait vrai ! – reprit Robert Estienne. Puis, se rappelant les paroles de son jardinier : – Quoi ! cette religieuse ?…

– C’est Hêna… Mais venez, venez, monsieur, mon cœur déborde, ma tête se perd… Oh ! jamais je n’ai eu plus besoin de vos conseils…

Christian et son patron s’étaient jusqu’alors tenus à l’entrée d’un vestibule ; ils se rendirent dans une chambre voisine.

– De grâce, mon cher Christian, calmez-vous, – dit M. Robert Estienne, – apprenez-moi ce qui s’est passé… Vous avez, dites-vous, besoin de mes conseils ? Il est inutile d’ajouter que mon amitié vous est toute dévouée.

L’artisan se recueillit pendant un moment, et, essuyant les larmes dont son visage était inondé :

– Vous le savez, monsieur, pendant que j’assistais à notre assemblée à Montmartre, ma femme, ma fille et mon fils aîné ont été arrêtés dans notre maison ; l’on voulait aussi m’emprisonner. J’ai dû mon salut à l’attachement de mon beau-frère ; au moment où j’allais sans défiance rentrer chez moi, il m’a prévenu que des archers du guet m’attendaient dans mon logis pour me conduire en prison. Grâce à Joséphin et à vous, j’ai trouvé un refuge, d’abord à Paris, puis ici, cette retraite vous ayant paru offrir plus de sécurité.

– N’acquittais-je pas ainsi une dette de reconnaissance ? Hélas ! qui sait si votre généreuse hospitalité envers Jean Calvin n’a pas été cause de l’incroyable persécution dont vous êtes victime ainsi que votre famille ? Vous ne l’ignorez pas : malgré mes vives instances auprès de la princesse Marguerite, dont le crédit seul m’a jusqu’ici soutenu contre mes ennemis, elle a refusé de tenter aucune démarche en votre faveur depuis que le cardinal Duprat lui a dit :

« – Madame, croyez-moi, l’homme à qui vous vous intéressez sans le connaître est l’un des plus forcenés ennemis du roi et de l’Église ; si nous parvenons à mettre la main sur ce Christian Lebrenn, il n’échappera pas à la condamnation qu’il mérite ! » – Or, je vous l’avoue, tant d’acharnement contre vous, laborieux et obscur artisan, me confond.

– De cet acharnement je connais maintenant la cause, monsieur Estienne, et avant de poursuivre notre entretien, je vous dois cette révélation ; elle pourra influer sur les conseils que j’attends de vous.

Christian ouvrit le coffret renfermant ses légendes de famille, que le franc-taupin avait rapporté le matin, y prit un papier, le remit à M. Robert Estienne et lui dit :

– Veuillez lire ceci, monsieur ; les manuscrits auxquels cette note fait allusion sont les chroniques dont je vous ai quelquefois parlé.

Robert Estienne prit la note et lut :

« A. M. D. G.

» Les manuscrits ci-joints, malgré l’incorrection de leur style et autres défauts de forme, peuvent devenir, depuis la pestilentielle découverte de l’imprimerie, une arme très-pernicieuse.

» Cette légende, transmise d’âge en âge, dans le secret du foyer domestique, à d’obscures générations du menu peuple, ne pouvait, avant la diabolique invention de l’imprimerie, avoir d’autre inconvénient que de perpétuer d’exécrables traditions dans une seule famille ; mais il n’en va plus ainsi à cette heure. Ces sauvages et énergiques rapsodies, empreintes de l’incurable haine de race que porte le Gaulois au Franc, le conquis au conquérant, le serf à son seigneur, le sujet à la royauté et à l’Église, dont la consécration seule fait les rois, ces sauvages rapsodies pourraient être maintenant multipliées par l’infernal moyen de l’imprimerie, et ainsi répandues dans un mauvais peuple, souvent enclin par instinct à la rébellion contre l’autorité pontificale et l’autorité royale, qui en découle ; or, instruit, par ces légendes, de faits historiques qui doivent toujours être pour lui LETTRE CLOSE, si l’on veut qu’il ressente à l’endroit du trône et de l’autel une soumission aveugle, un respect et une terreur salutaires, ce mauvais peuple s’engagerait plus audacieusement encore à l’avenir dans ces révoltes dont pas un siècle n’a été malheureusement à l’abri jusqu’ici, ce à quoi la société de Jésus, avec l’aide de Dieu, mettra ordre.

» Donc, il faut sans retard, non-seulement faire à jamais disparaître ces détestables manuscrits, mais, ainsi que l’a proposé notre cher fils Lefèvre, briser net les dangereuses traditions de cette famille Lebrenn en employant les moyens suivants :

» Faire condamner le père et la mère comme hérétiques ; les faits d’hérésie surabondent contre eux, rien ne sera plus facile que d’obtenir cette condamnation.

» Enfermer dans un couvent et contraindre à y prononcer leurs vœux le fils et la fille (Hêna et Hervé), actuellement à Paris.

» Quant au plus jeune fils, Odelin, âgé de quinze ans et voyageant à cette heure en Italie avec maître Raimbaud, armurier (signalé comme hérétique), il faut attendre le retour de cet adolescent à Paris, suivre à son égard la même marche, l’enlever, le mettre au couvent, l’obliger à prononcer ses vœux ; il a quinze ans, et malgré le vice de son éducation première, il sera facile d’agir puissamment sur un enfant de cet âge en se comportant avec adresse. Si, contre toute probabilité, l’on ne réussissait point, on le retiendrait au couvent jusqu’à l’âge de dix-huit ans, et plus tard la condamnation pour crime d’hérésie irait de soi.

» J’insiste… il est important, très-important, non-seulement de détruire les manuscrits susdits, mais, encore une fois, de briser la détestable tradition de cette famille et de l’éteindre… soit en la livrant au bras séculier pour crime d’hérésie, soit en ensevelissant à jamais ses derniers rejetons dans l’ombre d’un cloître.

» Il faut bien se rappeler ceci : – il n’est point de petits ennemis ; – les causes les plus infimes, les plus basses, produisent souvent de grands effets ; – il suffit, à un moment donné, en un temps de rébellion, d’un homme de résolution pour entraîner le populaire. – Or, grâce à sa tradition séculaire et diabolique, la famille Lebrenn pourrait produire l’un de ces hommes-là.

» Si, par impossible, les mesures ci-dessus indiquées ne réussissaient point, si cette dangereuse race se perpétuait, il faut que notre ORDRE, dans son égale perpétuité, ait toujours l’œil ouvert… grandement ouvert sur ces Lebrenn, qui, certainement, seront toujours ou engendreront toujours de pernicieux scélérats.

» Cet exemple entre mille prouve l’indispensable nécessité des registres dont j’ai parlé. JE VEUX qu’il en soit tenu un dans chaque division provinciale par le provincial de notre ordre ; JE VEUX que l’on inscrive en ce registre les noms des familles sur qui l’attention de l’ordre doit être plus spécialement attachée. Ces renseignements ainsi conservés dans notre ordre, et transmis de siècle en siècle, lui offriront mille moyens secrets de surveillance et d’action sur les générations futures.

» Notre cher fils Lefèvre inaugurera donc le registre de la province de France en y inscrivant (pour mémoire, je l’espère) le nom de la famille Lebrenn ; on y ajoutera ceux de Robert Estienne, de Gaspard de Coligny, du prince de Gerolstein, d’Ambroise Paré, de Clément Marot, de Bernard Palissy, du vicomte de Plouernel et autres, qu’il serait trop long d’énumérer ici, mais que l’on trouvera dans les listes d’hérétiques fournies par le Gainier à M. le lieutenant criminel, qui s’empressera de mettre ces documents à la disposition de notre cher fils Lefèvre, que Dieu garde…

» I. L. »

– Ignace de Loyola ! – ajouta Christian, traduisant ainsi les initiales I et L prononcées par Robert Estienne, qui, muet de stupeur, regardait l’artisan. Celui-ci reprit avec une sombre amertume : – Les ordres d’Ignace de Loyola ont été suivis… Ma femme… – et il étouffa un sanglot, – ma femme à été arrêtée, emprisonnée comme hérétique… Béni soyez-vous, mon Dieu ! elle est morte en prison… cette mort l’a sans doute sauvée du bûcher !… Ma fille a été conduite au couvent des Augustines, où la malheureuse enfant a été hier contrainte de prononcer des vœux éternels… Mon fils Hervé… que dis-je ? ah ! ce monstre ne mérite plus le nom de mon fils…

– Qu’avez-vous donc à lui reprocher ?

– Une lettre de ma fille adressée à sa mère, dont elle ignorait la mort, m’a mis sur la voie d’un horrible secret… J’ai interrogé là-dessus ce matin mon beau-frère, qui, plus heureux que moi, avait pu voir Brigitte dans sa prison… il m’a tout avoué en frémissant…

– Achevez, mon ami…

– Non, non, c’est trop affreux… je deviendrais fou en pensant à cela… – Et essuyant son front baigné d’une sueur froide, l’artisan reprit : – Hervé est entré au couvent des Cordeliers… non contre son gré… oh ! non, mais avec joie !… il ne quittera plus fra-Girard, le démon qui l’a perdu… L’on guette mon fils Odelin à son retour d’Italie… Hélas ! il est en route, il m’a été impossible de prévenir maître Raimbaud, ne sachant où lui adresser mes lettres.

– Juste ciel ! – s’écria Robert Estienne, frappé d’un souvenir soudain et interrompant Christian, – plus de doute…

– Plus de doute… sur quoi, monsieur Estienne ?

– Tout à l’heure, en lisant cette note, qui m’épouvantait, en vous écoutant me raconter comment les instructions d’Ignace de Loyola avaient été suivies, je m’étonnais de ce que, même en ces tristes temps où la liberté, la vie des citoyens est à la merci du bon ou du mauvais vouloir du cardinal Duprat et de son infâme instrument, le lieutenant criminel Jean Morin, ce complot tramé contre votre famille eût été si facilement exécuté ; maintenant, je ne m’en étonne plus, Ignace de Loyola exerce une toute-puissante influence sur le cardinal Duprat.

– Ah ! déjà la société de Jésus est à l’œuvre ?…

– N’en doutez pas !… La dernière fois que je suis allé supplier la princesse Marguerite d’intercéder en faveur de Marie-la-Catelle, de Jean Dubourg, de Laforge et autres de nos amis…

– Monsieur Estienne, nos chagrins nous font parfois oublier ceux des personnes qui nous sont chères… Espère-t-on sauver Marie et nos amis ?

– Depuis leur arrestation, le parlement instruit leur procès ; cette lenteur laisse encore quelque espoir ; mais, la princesse Marguerite ne me l’a pas caché, François Ier se montre de plus en plus irrité contre les réformés, qui veulent, selon le cardinal Duprat, se rebeller contre le pouvoir royal et se cantonner en république, à l’imitation des Suisses. Pour en revenir à Loyola, la princesse Marguerite, lors de notre dernière entrevue, m’a dit : « – Quel est donc ce gentilhomme espagnol, jeune encore et boiteux, qui, presque chaque jour, a de longues conférences avec le cardinal, et sur qui, dit-on, il a pris depuis quelque temps un grand empire ? » – Me souvenant alors de ce que vous m’avez appris d’Ignace de Loyola et de la séance nocturne dont vous avez été l’invisible témoin, j’ai pu édifier la princesse sur le chef du nouvel ordre des Jésuites. Je comprends donc maintenant que, par le puissant intermédiaire du cardinal Duprat, Ignace de Loyola soit arrivé à atteindre votre famille… Mais d’où vient tant de haine contre vous ?

– Ignace de Loyola ne me pardonne pas, sans doute, d’avoir surpris le secret de ses effrayants desseins. Lefèvre, l’un de ses disciples et l’un de mes anciens amis, m’a vu, lors de cette nuit funeste, caché derrière une grosse pierre au fond de la carrière ; mais, dissimulant sa surprise, il a feint de ne pas m’apercevoir afin de ne pas éveiller mes craintes, et le lendemain, il guidait chez moi les archers du guet, s’emparait de mes papiers de famille, dont je lui avais autrefois donné connaissance, et montait au galetas où, découvrant quelques débris de lettre laissés par Jean Calvin, il aura été ainsi mis sur la trace de l’assemblée des réformés à Montmartre, car, quelques heures après, la carrière était envahie par les archers…

– Mais comment vos légendes de famille et la note qui les concerne sont-ils revenus dans vos mains ?

– Le frère de ma femme, ce soldat d’aventure dont je vous ai souvent parlé, m’a donné les preuves du plus courageux dévouement. Il se rendait à notre maison lorsque Brigitte et ses enfants ont été arrêtés, il les a vu emmener ; il a vu un homme vêtu d’un froc noir à capuchon rabattu emporter le coffret contenant nos légendes : cet homme était mon ancien ami Lefèvre… Une fois hors de chez moi, ne croyant plus nécessaire de cacher sa figure, il a relevé son capuchon, Joséphin l’a reconnu ; cette découverte a été pour moi plus tard une révélation… Ce soir-là, mon beau-frère ne pouvait, sans folie, tenter d’arracher ma femme et ma fille aux mains des archers ; il est resté aux environs de ma demeure, épiant mon arrivée. C’est de lui que j’ai appris l’arrestation de ma famille. Enfin, hier, rencontrant, dans le voisinage de notre maison, un jeune moine augustin évadé de son couvent, et sachant par lui que ma fille avait prononcé ses vœux, le franc-taupin, certain du lieu où se trouvait Hêna, a entrepris de l’enlever de son cloître à l’aide de gens déterminés ; il y a réussi. Enfin, ne doutant pas que le coffret renfermant nos légendes ne fût entre les mains de Lefèvre, il s’est rendu de grand matin, bien accompagné, au collège Montaigu, a enlevé de force à ce jésuite le coffret où se trouvait, jointe à nos chroniques, la note d’Ignace de Loyola, et me les a rapportées ce matin.

– Quel dévouement ! il fait pardonner à ce vaillant aventurier les désordres de sa vie passée. Enfin, grâce à lui, votre fille vous est rendue… Ce moine à qui vous avez donné ici l’hospitalité est sans doute celui qui, fuyant son couvent, a mis le franc-taupin à même de délivrer votre fille ?

– Oui, monsieur Estienne… Maintenant, je vous en adjure, éclairez-moi de vos conseils ; ma tête se perd, je suis en proie aux plus cruelles perplexités.

– Vous craignez que l’on retrouve les traces de votre fille ?

– Cette crainte, si terrible qu’elle soit, n’est pas ce qui me navre le plus…

– Qu’avez-vous donc encore à redouter ?

– Ah ! monsieur Estienne… – et Christian sanglota, – je suis un malheureux père !…

– Mon ami, du courage… à force de précaution, de prudence, nous parviendrons à soustraire votre fille aux recherches…

– Vous ne savez pas tout…

– Quoi donc encore ?

– Ce jeune moine…

– Eh bien ?

– Lorsque Joséphin l’a conduit ici, j’ai eu peine à le reconnaître tant il était changé.

– Vous l’aviez déjà vu ?

– Oui ; il enseignait les enfants de l’école de Marie-la-Catelle.

– Quoi ! ce jeune moine est frère Saint-Ernest-Martyr ?

– C’est lui.

– Oh ! celui-là est un vrai disciple du Christ ! Marie-la-Catelle m’a souvent dit qu’il inclinait à la réforme.

– Écoutez, monsieur Estienne, écoutez… À peine arrivé ici, épuisé déjà par une fièvre lente, ce jeune moine perd connaissance ; je lui donne tous mes soins, je le dévêts de son froc, je le couche en mon lit, je le veille. Quelques feuillets de papier étaient tombés de ses vêtements, je les ramasse, j’y jette les yeux, je lis le nom de ma fille… je cède, je l’avoue, à un sentiment de curiosité blâmable, je déplie ces feuillets… Ah ! monsieur Estienne, quelle découverte !

– Ces feuillets ?…

– … Contenaient les fragments d’une sorte de journal, confident secret des pensées de ce jeune moine… J’apprends ainsi que, choisi pour être le confesseur et l’instructeur de ma fille au couvent des Augustines…

– Achevez…

– Ce moine est follement épris d’elle !

– Grand Dieu !

– Ce funeste amour remonte à une époque où frère Saint-Ernest-Martyr a vu Hêna chez Marie-la-Catelle et chez nous.

– L’infortuné !

– Ah ! bien infortuné ; car en lisant ces pages où il épanchait sa douleur, son désespoir, j’ai pleuré…

– Vous sait-il instruit de son secret ?

– Oui… car, lorsque, sortant de sa longue défaillance, il a vu entre mes mains ces fragments de son journal, il a jeté un cri d’effroi. « – Rassurez-vous, – lui ai-je dit, – l’âme d’un honnête homme respire dans ces tristes révélations ; je ne peux que vous plaindre. »

– Mais votre fille se trouve ici avec lui ?…

– Ma fille… – reprit Christian attachant sur M. Robert Estienne un regard noyé de larmes, – ma fille ignore la fatale passion de ce jeune moine… et elle l’aime…

– Malheureuse enfant !

– Cet amour la tue… il est une des causes qui l’ont décidée à prononcer ses vœux…

– Elle vous a avoué ?…

– Tout… Avec sa candeur et sa sincérité habituelles, à peine arrivée ici, et ne sachant pas encore la mort de sa mère, que j’hésitais à lui apprendre, elle m’a remis une lettre, me disant : « – Mon père, j’avais écrit ces lignes dans l’espoir de les faire parvenir tôt ou tard à ma mère… lis, et tu apprendras pourquoi j’ai cédé à la contrainte et pris le voile. »

– Depuis qu’ils sont réunis ici Hêna, et ce moine se sont-ils vus ?

– Non. Ce malheureux jeune homme, Ernest Rennepont, c’était son nom avant d’entrer en religion, instruit par moi de la présence de ma fille dans cette maison, voulait, quoiqu’il pût à peine se lever de son lit, aller se livrer aux supérieurs de son ordre, de crainte que l’on ne nous regardât comme complices de son évasion, s’il était découvert ici, sous le même toit qu’Hêna !

– Ainsi, chacun d’eux ignore que l’amour qu’il éprouve est partagé ?

– Hélas ! oui… Ma fille en mourra, monsieur Estienne… elle en mourra !… Ah ! je vous l’ai dit, ma tête se perd à sonder cet abîme de maux… Que faire ? que résoudre ? Voilà pourquoi, ce matin, je vous ai prié de venir ici sans m’expliquer davantage, mettant mon dernier espoir dans vos conseils, dans votre haute raison ; elle jettera peut-être quelques lueurs au milieu de ce chaos d’afflictions devant lequel mon désespoir recule.

Et Christian tomba dans un muet accablement.

M. Robert Estienne resta aussi pendant quelques moments silencieux et recueilli, puis frappé d’une idée subite, qu’il hésita d’abord à confier à Christian, il reprit après de nouvelles réflexions :

– Mon ami, vous connaissez comme moi la vie de Luther ?

– Oui, – répondit l’artisan très-surpris de cette question, – je la connais.

– Luther, moine, comme Ernest Rennepont, et ainsi que lui d’abord plein de foi dans l’Église romaine, s’est séparé d’elle, à la vue des monstrueux scandales dont il a été témoin…

– Sans doute.

– Croyez-vous Ernest Rennepont fermement décidé à embrasser la réforme ?

– J’ignore sa pensée à cet égard ; mais lorsqu’il m’a vu instruit de son amour pour Hêna, il s’est écrié : « – Ah ! monsieur, quel terrible plaidoyer en faveur de la réforme que ces douloureux événements !… Votre fille, enlevée à sa famille, jetée dans un couvent, exposée aux plus cruels traitements, a été contrainte par la violence de prononcer des vœux éternels, de renoncer aux saintes joies de la famille… Et moi, misérable moine, en aimant Hêna, j’ai commis un crime aux yeux de l’Église. Pourtant, Dieu le sait, la pureté de cet amour honorerait tout homme de bien qui ne serait pas forcé au célibat !… »

– Ces paroles sont peut-être d’un bon augure, mon ami.

– Que voulez-vous dire ?

– Revenons à Luther… Vous le savez, il s’est surtout, et dès le commencement de sa carrière de réformateur, élevé avec une puissante éloquence, avec une irrésistible logique, contre le célibat des prêtres… Ses ennemis ont menti en soutenant qu’alors il songeait au mariage qu’il a contracté depuis, et dans lequel il a montré les plus touchantes vertus familiales…

– Grand Dieu ! – s’écria Christian en interrompant M. Robert Estienne, – quel souvenir vos paroles éveillent…

– Achevez…

– Ces fragments de journal écrits par ce malheureux moine font mention d’un rêve dans lequel il se voyait pasteur de la religion évangélique, époux d’Hêna, et donnant ainsi qu’elle l’instruction aux enfants…

– Ce serait Luther marié ! – s’écria Robert Estienne. – Pourquoi Ernest Rennepont n’imiterait-il pas l’exemple de Luther ?…

– Ah ! monsieur ! – murmura Christian en portant les deux mains à son front brûlant, – l’espoir, le doute, troublent ma raison… je n’ose m’abandonner à cette pensée, de crainte d’une affreuse déception…

– Mon ami, de grâce, raisonnons avec calme… dominez un moment vos angoisses paternelles… Ce jeune moine est un homme de bien, un homme de cœur, nous ne pouvons en douter ; sa conduite dans ces tristes et dernières circonstances n’a-t-elle pas augmenté votre estime pour lui ?

– C’est la vérité.

– Son pur et noble amour pour Hêna honorerait, il vous l’a dit, tout honnête homme ?

– Je le crois fermement depuis que j’ai lu ces pages qu’Ernest Rennepont pensait écrire pour lui seul…

– Maintenant, mon ami, admettons qu’il embrasse la réforme… son savoir, ses bonnes mœurs, son penchant pour l’éducation des enfants, le rendraient digne d’être ministre de la nouvelle Église ; aussi, j’en suis presque certain, nos amis le proposeraient avec joie à l’élection de nos frères, et ceux-ci l’acclameraient pasteur, car jamais la parole évangélique n’aurait de plus digne interprète.

– Ah ! monsieur Estienne, de grâce, n’ouvrez pas mon cœur à une suprême espérance, peut-être décevante !

– Hélas ! ce pauvre et digne cour a depuis quelques mois tant souffert, que je comprends votre hésitation devant un consolant espoir ; mais réfléchissez, vous le reconnaîtrez, cet espoir n’a rien d’exagéré… Résumons-nous : Ernest Rennepont renonce à son ordre, embrasse la réforme, est reconnu pasteur, il peut contracter mariage… Ceci admis, ne pensez-vous pas que votre fille consente avec joie à cette union, si vous l’approuvez ?

– Elle meurt de ce fatal amour, se croyant séparée d’Ernest Rennepont par un abîme d’impossibilités ; comment refuserait-elle ce mariage ?

– Eh bien, mon ami, quels obstacles prévoyez-vous ? Ces espérances, loin d’être décevantes, ne deviennent-elles pas des certitudes ? La douleur désespérée de ces deux infortunés ne se change-t-elle pas en un bonheur ineffable ?… Mais quoi ?… vous restez soucieux, accablé ?…

– Monsieur Estienne, ce projet est trop beau, il ne réussira pas…

– Pourquoi ?

– Que sais-je ?… La fatalité dont je suis victime me poursuivra jusqu’à la fin !…

– Ah ! Christian, Christian ! vous, homme de raison et de fermeté, éprouver une pareille défaillance !

– Elle est insurmontable…

– Il faut la surmonter, mon ami ; il faut songer à votre fille, à vous, à ce digne et malheureux jeune homme ; il faut songer aux devoirs que la paternité vous impose… Allons, du courage, redevenez vous-même…

– Oui, je suis lâche… Pardon, monsieur Estienne… mais la mort de ma femme, le crime de ce misérable que je ne peux plus appeler mon fils… tant de chagrins ont brisé les ressorts de mon âme…

– Jamais pourtant vous n’avez eu plus besoin de votre énergie… Ce projet est trop beau, dites-vous, mon ami ? Mais, fût-il accompli, ne courez-vous pas encore les plus grands dangers ? Oubliez-vous que votre liberté, que votre vie, sont menacées ? oubliez-vous qu’à cette heure sans doute on cherche les traces d’Ernest Rennepont et de votre fille ? oubliez-vous, enfin, l’acharnement de vos ennemis ?

– Merci à vous, monsieur Estienne, merci ! vos paroles me raniment, me réconfortent. Oui, ce projet, qui arracherait ma fille au désespoir qui la tue… ce projet, hélas ! est loin d’être accompli…

– Voici mon avis : je vais, si cette démarche vous embarrasse, aller trouver Ernest Rennepont, lui proposer d’embrasser la réforme, de devenir pasteur de la nouvelle Église, en un mot de réaliser son rêve, si Hêna acceptait cette union. Certain du consentement d’Ernest Rennepont, vous vous rendez près de votre fille ; sa réponse ne saurait, selon moi, être douteuse. Le mariage convenu, il faut se hâter ; la disparition d’Hêna, la restitution forcée de vos papiers de famille, vont redoubler l’ardeur de vos persécuteurs ; vous ne serez pas, je le crains, longtemps en sûreté, vous, votre fille et son époux, dans le voisinage de Paris. Voici à quoi j’avais déjà songé, dans le cas où cette retraite-ci ne vous offrirait plus assez de sécurité : j’ai un ami imprimeur à La Rochelle, ville fortifiée, riche, industrieuse, bien armée, complètement vouée à la réforme, et assez confiante dans la puissance de ses franchises municipales, dans ses remparts et dans le courage de ses nombreux habitants pour défier nos ennemis ; vous serez là, vous et les vôtres, en pleine sécurité ; vous pourrez y vivre du fruit de votre travail ; mieux que personne, je sais combien vous êtes habile dans votre art. Enfin, si vous devez quitter Paris avant le retour de votre fils Odelin…

– Ah ! monsieur Estienne, je tremble en songeant que Lefèvre épie la venue de ce malheureux enfant pour me l’enlever… quel coup pour moi !… Je n’ai plus qu’un fils maintenant !…

– Je veillerai sur lui de mon côté. Maître Raimbaud l’armurier ne peut, m’avez-vous dit, beaucoup tarder à revenir d’Italie ?

– Non, monsieur ; il devait arriver à Paris avant l’année prochaine, et nous voici à la fin de décembre.

– J’irai dès demain chez dame Raimbaud, peut-être son mari l’aura-t-il instruite du jour probable de son retour ; en ce cas, et même de toute façon, votre beau-frère le franc-taupin, qui déjà vous a donné tant de preuves de dévouement, peut presque assurément empêcher qu’Odelin ne vous soit enlevé.

– Que le ciel vous entende ! Mais comment faire ?

– L’on n’entre généralement à Paris, en revenant d’Italie, que par la porte de la Bastille.

– Oui, monsieur ; et maître Raimbaud demeurant, comme la plupart des armuriers, dans le voisinage de cette forteresse, rentrera presque certainement par le faubourg Saint-Antoine.

– Il faudra donc que le franc-taupin, si dame Raimbaud est instruite du prochain retour de son mari, reste de guet sur la route d’Italie ou aux abords de la Bastille, afin de guetter l’arrivée de votre fils, de l’empêcher d’entrer à Paris et de lui remettre une lettre de vous qui l’engagerait à aller vous rejoindre à La Rochelle ; je me chargerai d’assurer les moyens de voyage d’Odelin. En sûreté près de vous, il continuera son métier d’armurier, car maintenant, Christian, je partage vos prévisions… les temps approchent où, plus que jamais, seront occupés ceux-là qui forgent les armes de guerre !… Allons, pauvre père, du courage !… vous le voyez, il vous en faut, et beaucoup, pour amener la réussite de nos divers projets, pour assurer le bonheur de ceux qui vous sont chers…

– Ce courage, je l’aurai, monsieur Estienne… Ah ! comment vous témoigner ma reconnaissance ?

– Mon ami, depuis deux générations, votre famille et la mienne se sont mutuellement rendu assez de services pour qu’il soit maintenant impossible de dire de quel côté se trouvent les obligés… Ne perdons pas un moment, conduisez-moi auprès d’Ernest Rennepont ; dès que je connaîtrai sa résolution, je vous en ferai part ; vous pourrez alors proposer ce mariage à votre fille avec les plus grands ménagements, car dans son état de faiblesse et de souffrance, il faut lui épargner de trop vives émotions.

Christian conduisit M. Robert Estienne auprès du jeune moine, les laissa tous deux et attendit la fin de leur entretien, après lequel il devait aller retrouver Hêna.

*

* *

Sœur Sainte-Françoise-au-Tombeau, ainsi qu’Hêna Lebrenn avait été baptisée en religion, habitait dans la courtille une chambre voisine de celle de son père ; la jeune fille portait encore ses habits de nonne. La pâleur de son angélique visage, encadré des plis de sa coiffe et de son long voile blanc, se distinguait à peine de la mate blancheur du lin ; douleur et résignation se lisaient sur ses traits, rendus presque diaphanes par la maigreur. Assise près d’une fenêtre, les mains jointes sur ses genoux, ses grands yeux bleus levés vers le ciel, elle semblait regarder sans les voir les sombres nuées que la bise d’hiver poussait avec de longs gémissements… Hêna songeait aux événements accomplis depuis trois jours. Malgré sa résolution de se vouer à la vie religieuse afin de revoir sa famille, de ne plus habiter sous le même toit que son frère, dont la monstrueuse passion lui inspirait une horreur invincible, et d’ensevelir à jamais dans l’ombre glacée du cloître son fatal amour pour frère Saint-Ernest-Martyr, la jeune fille, lors de cette nuit où, ses vœux prononcés, elle priait seule dans la chapelle de la Vierge, accueillit cependant son oncle Joséphin comme un libérateur et n’hésita pas à fuir avec lui du couvent des Augustines ; elle ignorait encore la mort de sa mère ; l’espoir de se retrouver bientôt près de ses parents tant aimés après une si cruelle séparation domina tout autre sentiment ; mais lorsque, revoyant Christian, la malheureuse enfant apprit de lui la mort de Brigitte, les poursuites dont il était l’objet et la présence de frère Saint-Ernest-Martyr dans ce refuge, elle faillit devenir folle. Affaiblie par la souffrance, bouleversée par tant d’événements imprévus, un moment son esprit se troubla ; mais l’excellence de son cœur, la droiture de sa raison, triomphèrent de cet accablement ; et elle se dit, elle se disait encore à cette heure où, assise près de la croisée de sa chambre, le regard errant dans l’espace, elle pensait au présent et à l’avenir :

– Mon devoir est désormais tracé… Je resterai auprès de mon pauvre père, je m’efforcerai par ma tendresse de lui rendre moins cruelle la perte de ma mère ; s’il doit fuir, je partagerai sa fuite, je le consolerai dans son exil… je remplacerai ma mère auprès de mon jeune frère Odelin… Je n’essayerai pas d’oublier frère Saint-Ernest-Martyr, je ne le pourrais ; mais, conservant cet amour au plus profond de mon cœur, je vous dirai, ô mon Dieu : Faites, par votre grâce infinie, que cet amour insensé, désespéré, ne me tue pas… faites que je vive pour mon père, il a besoin de mes soins et de mon affection !

Telles étaient les pensées de la jeune fille lorsqu’elle vit entrer Christian ; son visage, si longtemps assombri par l’affliction, exprimait un ressentiment de bonheur difficilement contenu, des larmes… douces larmes, cette fois… noyaient ses yeux. Malgré son désir de ne pas tout d’abord trahir sa joie devant sa fille, de crainte de l’impressionner trop vivement, il ne put s’empêcher de la serrer entre ses bras à plusieurs reprises et de la couvrir de baisers sans pouvoir prononcer un mot ; Hêna, non surprise, mais touchée de cette effusion de caresses et frappée du changement des traits de son père, une heure auparavant navrés de chagrin, s’écria :

– Dieu soit loué ! père, tu as appris une heureuse nouvelle ?… Sans doute l’on ne te poursuit plus ?… Tu ne seras plus forcé de te cacher ?…

Christian secoua négativement la tête, et tenant toujours sa fille entre ses bras, la contemplant avec ravissement, il s’assit, la garda sur ses genoux, ainsi que l’on tient un enfant ; puis, d’une voix tremblante d’émotion :

– Oui, mon Hêna… oui, bien-aimée… j’ai appris une heureuse nouvelle… mais non pas celle que tu penses, car il nous faudra bientôt quitter cette retraite, où nos persécuteurs nous découvriraient peut-être, et nous nous en irons loin, bien loin d’ici…

– Cependant, père, ta voix tremble de bonheur… je lis le contentement sur ton visage ?…

– C’est qu’il s’agit de toi.

– De moi ?

– Cette nouvelle si heureuse… si inespérée… te concerne…

– Moi ?

– Te concerne seule…

– Seule, mon père ?…

– Non, non, pas seule… Ce qui est heureux pour toi ne l’est-il pas pour moi ?…

Hêna regarda Christian avec un étonnement profond ; il hésitait à poursuivre, redoutant les suites d’une révélation trop brusque ; il se recueillit un instant et reprit :

– Sais-tu, mon enfant, ce que c’est qu’un pasteur de la religion réformée ?

– C’est, je crois… un ministre de l’Évangile ?

– Oui, les pasteurs répandent la parole évangélique ; mais à l’encontre des prêtres catholiques, les ministres du culte réformé peuvent se marier, goûter les douces joies de la famille, en accomplir les devoirs sacrés…

Un sourire d’une douloureuse amertume effleura les lèvres d’Hêna ; son père la couvait des yeux, il pénétra le fond de ses secrètes et poignantes pensées. Mais si poignantes qu’elles fussent, il s’en applaudit, elles préparaient sa fille à cette révélation qu’il devait entourer de tant de ménagements ; il reprit :

– Ce droit d’être époux et pères, reconnu par l’Église évangélique à ses ministres, a engagé quelques prêtres catholiques, cruellement éprouvés par les rigueurs d’un célibat, outrageant à la fois les vues de Dieu et les fins de l’humanité, à rompre avec l’Église de Rome, à embrasser la réforme, afin de pouvoir ainsi servir le Seigneur comme pasteurs sans renoncer aux doux et saints penchants qu’il a mis au cœur de ses créatures.

Hêna, penchant son front sur l’épaule de son père, fondit en larmes ; il fit un léger mouvement en arrière afin de dégager le visage éploré de sa fille, qu’il tenait toujours assise sur ses genoux, enlacée de ses bras, et le cœur palpitant d’espérance :

– Mon enfant, je n’ai jamais fait en vain appel à ta sincérité ; telle est, n’est-ce pas, la cause secrète de tes pleurs : « Hélas !… pourquoi faut-il que frère Saint-Ernest-Martyr soit un prêtre catholique !… »

– C’est la vérité, mon père… telle est ma pensée… je me la reproche ; ce regret est insensé…

– Insensé… pourquoi ?…

– Frère Saint-Ernest-Martyr, fût-il pasteur de l’Église réformée, ignorera toujours, doit toujours ignorer mon amour… devant toi seul, mon père, et devant Dieu, je peux faire cet aveu sans rougir… – Puis, voulant mettre terme à un entretien qui la désolait, la jeune fille ajouta : – De grâce ! parlons de cette heureuse nouvelle que tu étais si empressé de m’apprendre…

– Soit, chère enfant… seulement, afin de ne plus revenir sur un sujet douloureux pour toi… je t’apprendrai que frère Saint-Ernest-Martyr, ou plutôt Ernest Rennepont, afin de lui rendre son véritable nom, se sépare du catholicisme pour embrasser la réforme…

– Lui !…

– Dans peu il sera élu l’un des pasteurs de l’Église évangélique…

– Lui, mon père !… – Et Christian sentit Hêna trembler convulsivement sur ses genoux ; elle porta ses deux mains à son visage, où de nouveau ruisselèrent des pleurs.

– Pauvre chère enfant ! – reprit l’artisan, contenant à peine sa joie, – encore un aveu que j’attends de ta franchise habituelle… tu te dis, n’est-ce pas : « Ernest Rennepont abjure ses veux… le voici libre… ah ! s’il m’avait aimée !… »

– Père, bon père, par pitié, laissons ces pensées… si tu savais, mon Dieu ! ce que je souffre !…

– Ô mon-enfant bien-aimée ! – s’écria l’artisan radieux, – ô mon unique soutien ! ma seule consolation ! courage ! courage ! non plus pour lutter contre le chagrin… mais pour te défendre… du saisissement que souvent nous cause un bonheur inattendu… inespéré…

– Un bonheur inattendu, mon père ?…

– Oui, cette heureuse nouvelle que je t’apporte…

– Achève…

– C’est d’abord la résolution d’Ernest Rennepont de devenir pasteur de l’Église évangélique ; ainsi il pourra, en continuant de servir Dieu, se marier… Oui, et si le vœu le plus cher de son noble cœur était réalisé, sais-tu, mon Hêna, qui serait l’épouse de son choix ?… Ce serait… ce serait… – Et Christian, serrant étroitement sa fille contre son sein, car il la sentait trembler, prête à défaillir, ajouta d’une voix palpitante : – Cette épouse idolâtrée, ce serait… toi, mon trésor !… Ernest Rennepont t’aime éperdument depuis le jour où il t’a vue chez Marie-la-Catelle !…

Hêna, malgré les précautions employées par son père pour l’instruire de l’amour et des projets de mariage d’Ernest Rennepont, ne résista pas à la violente secousse que lui causa cette révélation ; Christian, tenant toujours sa fille assise, sur ses genoux et serrée dans ses bras, la vit devenir d’une pâleur mortelle, incliner sa tête sur son épaule et perdre complètement connaissance. Peu effrayé de cet évanouissement auquel il s’attendait, sachant combien Hêna était affaiblie par les souffrances, il se leva, la porta sur son lit, au chevet duquel il s’agenouilla, attendant sans alarme la fin d’une crise causée par un excès de bonheur. Bientôt il entendit frapper doucement à la porte ; il demanda :

– Est-ce vous, monsieur Estienne ?

– Oui… et je ne suis pas seul…

– N’entrez pas encore… – reprit Christian. – Hêna va bientôt, je l’espère, reprendre ses esprits ; je craindrais qu’elle ne fût trop vivement impressionnée en voyant tout d’abord son fiancé près d’elle… Veuillez attendre pendant un instant, et je pourrai vous appeler sans danger.

En effet, quelques mouvements d’Hêna, le léger incarnat dont ses joues se coloraient peu à peu, annoncèrent bientôt que la connaissance lui revenait ; ses yeux s’ouvrirent demi-clos, elle tourna vers son père, toujours agenouillé à son chevet, sa tête alanguie ; puis, attachant sur lui un regard fixe, à demi voilé, elle parut interroger ses souvenirs confus.

– Non, ce n’est pas un rêve, – dit l’artisan, devinant la pensée de sa fille, – non, fille chérie, tu n’es pas le jouet d’une illusion… Ernest Rennepont renonce à la vie monastique, il embrasse la religion évangélique, dont il sera pasteur ; il t’aime depuis longtemps du plus pur, du plus noble amour. J’ai surpris le secret de son âme ; et, crois-moi, jamais père n’a pu désirer pour sa fille un époux plus digne d’estime et d’affection… – Puis, indiquant du geste la porte voisine : – Il est là, accompagné de notre ami M. Estienne ; te sens-tu maintenant assez vaillante pour les recevoir tous deux, pauvre chère enfant ?…

– Il m’aime ! – reprit Hêna en prenant les mains de son père et les baisant ; – il m’aime aussi !… et depuis longtemps ?…

– Oui, oui… mais il te dira cela mieux que moi… – ajouta Christian avec un sourire d’ineffable bonheur. – Il est là ; veux-tu qu’il vienne ?

Hêna, de couchée qu’elle était sur le lit, s’assit, plaça l’une de ses mains sur son cœur pour comprimer la violence de ses battements, et encore trop émue pour parler, elle fit à son père un signe de tête affirmatif ; l’artisan introduisit alors dans la chambre M. Robert Estienne, sur le bras de qui s’appuyait, chancelant, Ernest Rennepont. À ce moment, l’on entendit au dehors, du côté de la cour, les pas d’un cheval ; Christian, cédant à un mouvement d’inquiétude involontaire, courut à la fenêtre et se rassura en reconnaissant son beau-frère le franc-taupin qui descendait de sa monture. Hêna et Ernest Rennepont, étrangers à ce qui se passait autour d’eux, ne se quittaient pas du regard ; lorsque le jeune homme fut près du lit où Hêna se tenait assise, il se mit devant elle à genoux, joignit les mains, leva vers elle son pâle visage, alors rayonnant d’une félicité céleste ; et tous deux, incapables de prononcer une parole, se contemplèrent avec recueillement. M. Robert Estienne ne put retenir ses larmes ; l’artisan s’approcha des deux fiancés, prit la main d’Hêna, la plaça dans celle d’Ernest Rennepont, toujours agenouillé ; puis d’une voix entrecoupée par l’émotion :

– Soyez fiancés… jamais plus nobles cœurs n’ont été dignes d’être pour toujours l’un à l’autre…

Christian prononçait ces mots solennels lorsque le franc-taupin entra ; déjà instruit par son beau-frère de l’amour réciproque et caché des deux jeunes gens, il tressaillit d’espérance en les voyant réunis.

– Apprenez tout, mon ami, – dit l’artisan à Joséphin ; – ma fille et celui que dès aujourd’hui j’appelle mon fils vous doivent leur liberté… Ernest Rennepont renonce à ses vœux monastiques, il embrasse la religion réformée, dont il sera pasteur, et les pasteurs évangéliques peuvent se marier…

– Alors, hâtez le mariage ! – reprit à voix basse l’aventurier en emmenant Christian et M. Robert Estienne dans l’embrasure de la croisée, tandis que les deux fiancés, en proie à une sorte d’extase, n’entendaient rien, ne voyaient rien ; le franc-taupin ajouta tout bas : – J’accours de Paris ; j’ai entendu proclamer à son de trompe un avis portant que sœur Sainte-Françoise-au-tombeau et frère Saint-Ernest-Martyr sont considérés comme relaps, et sous le coup de la peine dont ce crime est puni…

– Le bûcher !… – murmura Robert Estienne, frissonnant d’horreur et d’un geste rapide arrêtant une exclamation d’épouvante près d’échapper à Christian.

– Le temps presse, – ajouta tout bas le franc-taupin ; – il faut que cette nuit mon beau-frère, sa fille et le jeune moine quittent cette maison, ils n’y seraient plus en sûreté demain.

– Je le crains, – reprit Robert Estienne. – Voici donc ce que je propose : Joséphin va retourner à Paris porter une lettre de moi à l’un de nos pasteurs ; il viendra ce soir recevoir l’abjuration d’Ernest Rennepont et donner la bénédiction nuptiale aux deux fiancés… Aussitôt après, ils se mettront en route avec vous, Christian ; vous prendrez mon cheval, votre fille montera en croupe…

– Et le jeune moine se mettra derrière moi ; je les conduirai jusqu’à cinq ou six heures de Paris… – ajouta le franc-taupin. – Le maquignon qui me prête un cheval était argoulet et l’un de mes anciens camarades de guerre ; il me laissera disposer de son courtaud pendant un jour ou deux. Mais ces jeunes gens ne peuvent voyager sous leurs habits religieux.

– Ce soir, vous leur rapporterez des habits séculiers, – dit M. Robert Estienne en donnant sa bourse au franc-taupin. – Vous payerez aussi au maquignon le prix de son courtaud ; Ernest Rennepont le gardera et il accompagnera Christian et sa fille à La Rochelle… Là seulement ils seront tous trois en sûreté… Donc, ne perdons pas un moment… vite, à cheval, Joséphin, à cheval !…

L’aventurier sortit précipitamment, jetant sur Hêna et sur Ernest Rennepont un regard attendri ; tous deux, le ciel dans le cœur, ignoraient les nouveaux dangers dont ils étaient menacés.

*

* *

Il est bientôt minuit ; M. Robert Estienne, Christian, sa fille, Ernest Rennepont et le franc-taupin sont réunis dans le salon de la maison des champs, incertain refuge qu’ils doivent bientôt quitter. Un vieillard à cheveux blancs, pasteur de l’Église évangélique, s’est rendu dans la soirée à l’appel de Robert Estienne, afin de venir recevoir l’abjuration des fiancés, appartenant tous deux à un ordre monastique, et leur donner ensuite la bénédiction nuptiale. Une table où sont placés des flambeaux occupe le fond de la salle ; sur cette table, on voit un encrier, des plumes, du papier et une petite Bible de poche à fermoirs d’argent. Hêna et Ernest Rennepont sont debout devant cette table, derrière laquelle se tient le pasteur ; Robert Estienne, Christian et le franc-taupin contemplent avec une satisfaction mélancolique les deux fiancés. L’agitation fiévreuse que leur causent tant d’événements inattendus, les ressentiments d’un bonheur grave et contenu, animent légèrement leurs traits naguère décolorés, navrés par tant de souffrances ; tous deux, pieusement recueillis et songeant au passé, élèvent leur âme à Dieu dans un élan d’ineffable reconnaissance, ils implorent sa miséricorde pour l’avenir. Leur saint et pur amour n’a rien de terrestre ; ils ne voient dans la consécration de leur mariage que le droit de se dévouer l’un à l’autre, de lutter de sacrifices, d’abnégation, ils n’ignorent plus de quels périls ils sont entourés.

Le pasteur, prenant sur la table un feuillet de papier, lit l’acte d’abjuration suivant d’une voix solennelle :

« Cejourd’hui, 19 décembre 1534, ont comparu devant nous ERNEST RENNEPONT, nommé dans sa religion frère Saint-Ernest-Martyr, et LOUISE-HÊNA LEBRENN, nommée dans sa religion sœur Sainte-Françoise-au-Tombeau, lesquels ont déclaré qu’ils veulent renoncer désormais à l’idolâtrie romaine, jurant de confesser la véritable réforme de l’Évangile, de vivre, de mourir dans cette foi, de participer au saint sacrement de la Cène ; à ces conditions, il a été dit à Louise-Hêna Lebrenn et à Ernest Rennepont qu’ils seront admis dans l’Église évangélique(32). »

Après la lecture de cet acte, le pasteur, s’adressant aux fiancés :

– Veuillez signer l’acte d’abjuration.

Hêna et Ernest signent l’acte d’une main ferme, puis ils s’agenouillent sur deux chaises apportées par Christian et le franc-taupin ; le pasteur reprend d’une voix émue, s’adressant aux fiancés :

« – Écoutez comment Notre-Seigneur enseigne que le lien du mariage est sacré, et que les hommes n’ont pas le droit de le rompre :

» – Des pharisiens, – dit l’Évangile, – vinrent pour surprendre Jésus et lui dirent : – Est-il permis à un homme de répudier sa femme pour quelque cause que ce soit ? – Jésus leur répondit : – N’avez-vous pas lu : que le Créateur fit au commencement du monde un homme et une femme et qu’il leur dit : – L’homme s’attachera à sa femme ; ils seront deux en une seule personne ? – que l’homme ne sépare donc pas ce que Dieu a joint.

» Vous donc, Hêna Lebrenn et Ernest Rennepont, instruits de la volonté de Dieu, voulez-vous vivre dans ce saint état du mariage que Dieu lui-même a institué et que saint Paul représente comme honorable entre tous les états ? Si tel est votre dessein, Hêna Lebrenn, Ernest Rennepont, faites connaître votre volonté… Voulez-vous être unis l’un à l’autre ? »

– Oui ! – répondit Ernest avec expansion en levant les yeux, comme pour prendre le ciel à témoin de cet engagement sacré.

– Oui… – dit à son tour Hêna. Et toute son âme vibra dans sa réponse.

« – Puisqu’il en est ainsi, – reprit le pasteur, – que le Seigneur daigne bénir votre dessein ! Vous, Ernest Rennepont, vous déclarez ici devant Dieu que vous avez pris et que vous prenez pour épouse Hêna Lebrenn, ici présente ?… Vous promettez de vivre saintement avec elle, de lui garder votre foi, comme c’est le devoir d’un bon et fidèle mari ? et comme Dieu vous le commande dans sa parole ?… »

– Oui ! – répondit Ernest Rennepont en jetant sur sa fiancée un regard ineffable.

« – Et vous, Hêna Lebrenn, vous déclarez ici devant Dieu que vous avez pris, que vous prenez Ernest Rennepont, ici présent, pour votre époux ?… Vous promettez de l’aimer, de lui être soumise, de vivre saintement avec lui, de lui garder votre foi, comme c’est le devoir d’une épouse fidèle ; et comme Dieu vous le commande dans sa parole ?… »

– Oui, – reprit Hêna, les yeux chastement baissés.

« – Souvenez-vous l’un et l’autre de vos promesses, – poursuivit le pasteur ; et puisque Dieu vous a unis par le lien sacré du mariage, vivez ensemble dans la paix, dans l’union, dans la pureté, vous aidant l’un l’autre et vous gardant fidélité suivant la loi divine… Ô Seigneur Dieu ! Dieu de sagesse et de bonté ! – ajouta le ministre évangélique en joignant pieusement ses mains vénérables, – puisqu’il t’a plu appeler ces fiancés à l’état sacré du mariage, donne-leur ta bénédiction… et si tu veux qu’ils aient des enfants, fais que, digne époux et digne épouse, ils les instruisent dans la piété, ils les forment à la vertu(33)… »

Soudain la touchante solennité de cette cérémonie est interrompue par l’entrée de Michel, le jardinier ; pâle, éperdu, il accourt en s’écriant :

– Monsieur Estienne… sauvez-vous !… malédiction sur moi !… vous êtes trahis !…

Un moment de stupeur silencieuse accueille ces paroles. Hêna, par un mouvement instinctif, se jette dans les bras de son père ; Ernest Rennepont se rapproche d’elle ; le franc-taupin s’élance à la fenêtre et prête l’oreille du côté de la cour, tandis que le pasteur lève les yeux en disant :

– Seigneur, si vous me réservez au martyre… que votre volonté soit faite !…

– Nous sommes trahis, dites-vous, Michel ? – s’écria Robert Estienne, rompant le premier le silence. – Et qui nous a trahis ?

– Ma femme !… Ah ! maudite confession !…

– Qu’entends-je !… Alison ?…

– Elle a tantôt révélé à notre curé qu’un religieux et une religieuse se cachaient ici… Ma malheureuse femme s’est repentie de cette trahison… elle vient de me l’avouer en pleurant, apprenant ce soir par hasard que le curé était parti en hâte pour Paris aussitôt qu’il l’a eu confessée… – Puis, se jetant aux pieds de Robert Estienne, Michel s’écria, les mains jointes : – Mon brave et digne maître ! je vous en conjure… ne me regardez pas comme un malhonnête homme ! Je vous le jure, je suis étranger à cette trahison !

– À cheval ! – s’écria le franc-taupin, – et partons sur l’heure ! Le curé aura prévenu son évêque, l’évêque aura prévenu le cardinal Duprat, et celui-ci aura donné ses ordres au lieutenant criminel ; les archers du guet doivent être sur la route de Saint-Ouen… Ne perdons pas un instant… à cheval !… Le mien est sellé… faites seller le vôtre, monsieur Estienne… Christian prendra sa fille en croupe, je prendrai Ernest Rennepont… et au galop !…

Le franc-taupin, joignant l’action à la parole, s’élance hors de la chambre, entraînant Ernest Rennepont presque malgré lui ; Christian, reconnaissant la sagesse du conseil de Joséphin, enlace Hêna de l’un de ses bras, la soutient et la guide sur les pas du franc-taupin ; Robert Estienne et le pasteur s’empressent de les suivre, tandis que le jardinier, désespéré, se lamente en répétant :

– Maudite ! maudite confession !…

L’aventurier se hâtait de faire sortir son cheval de l’écurie ; Robert Estienne sellait précipitamment le sien à l’aide de Michel, lorsqu’Alison accourt, effarée, du fond de l’allée qui aboutissait à la porte extérieure de la courtille et s’écrie :

– Ah ! mon pauvre homme ! tout est perdu !… Voilà les archers ; j’ai entendu le bruit de leurs chevaux dans l’avenue qui conduit à la grille…

– Cette grille est-elle fermée ? – demande le franc-taupin, gardant seul son sang-froid en présence de l’imminence du danger dont les autres personnages se sentaient consternés. – Cette grille est-elle solide ?

– Elle est solide et fermée… – répond le jardinier. – La clef est à la maison.

– Il faudra du temps pour forcer cette porte, – reprit le franc-taupin en réfléchissant. Et, s’adressant à Robert Estienne : – Y a-t-il une autre issue que cette grille pour sortir d’ici ?

– Aucune… le jardin est clos de murs.

– Sont-ils élevés ?

– De six pieds environ.

– En ce cas, – reprend l’aventurier, – rien n’est désespéré.

À ce moment, l’on entend au loin dans la direction de l’allée principale un bruit de voix criant :

– Ouvrez… au nom du roi, ouvrez !…

– Voilà les archers… mon pauvre père ! c’est fini de nous !… – murmure Hêna, frappée d’épouvante, en se jetant dans les bras de Christian.

– Je vais me livrer ! – s’écrie Ernest Rennepont en s’élançant vers l’allée ; – les archers ne pousseront peut-être pas plus loin leurs recherches…

Le franc-taupin saisit le fiancé d’Hêna par la manche de son froc, l’empêche de faire un pas de plus et dit au jardinier :

– As-tu une échelle ici ?

– Oui, monsieur.

– Cours la chercher…

Michel obéit, tandis que les archers redoublent leurs clameurs et menacent de forcer la grille si l’on ne l’ouvre pas.

– Monsieur Estienne, – dit l’aventurier, – vous et le pasteur, allez parler aux archers ; demandez-leur ce qui les amène chez vous à cette heure, retenez-les ainsi au dehors, gagnez du temps, je me charge du reste. Que j’aie seulement un demi-quart d’heure d’avance, et lorsque ces soldats entreront chez vous, ils n’y trouveront personne…

– Je comprends votre projet, – reprit Robert Estienne. Et se tournant vers Christian, qui, aidé d’Ernest Rennepont, soutenait Hêna, frissonnant de terreur : – Adieu, Christian… du courage, du sang-froid, rien n’est perdu… – Et, suivi du pasteur, il se dirigea vers la grille au moment où le jardinier apportait sur son épaule une longue échelle.

– En dehors des murailles du jardin, – demanda le franc-taupin à Michel, – y a-t-il une grande route ou des champs ?

– Des champs, monsieur, séparés du mur par un sentier et une haie.

Joséphin prêta l’oreille du côté de la grille ; et remarquant l’apaisement des clameurs des archers, s’écria :

– Courage… bon espoir… M. Estienne parlemente avec les soldats ; nous aurons le temps de fuir… – Et s’adressant au jardinier, porteur de l’échelle : – Conduis-nous vite à l’extrémité du jardin…

Michel devance les fugitifs dans une longue avenue, et au bout de trois cents pas, il s’arrête devant une muraille où il applique son échelle.

– Dépêchons-nous, – dit le franc-taupin, prêtant de nouveau l’oreille au loin ; – les archers deviennent menaçants, ils vont forcer la grille.

Christian gravit le premier l’échelle, atteint le chaperon du mur, s’y place à cheval, et, se baissant, tend ses mains à Hêna, qui monte après lui ; puis il la soutient, la tenant enlacée entre ses bras, l’assied et la maintient près de lui sur la crête de la muraille, où parviennent tour à tour Ernest Rennepont et l’aventurier. Celui-ci, attirant l’échelle à lui, à l’aide du jardinier, la fait basculer ; bientôt elle est dressée de l’autre côté du mur, les fugitifs descendent un à un dans un sentier bordé d’une haie haute et épaisse…

– Sauvée ! – s’écrie Christian en serrant passionnément Hêna contre sa poitrine, – sauvée, pauvre enfant !…

– Pas encore ! – s’écrie une voix rude. Et un archer se dresse debout derrière la haie, où il se tenait embusqué ; puis il crie de toutes ses forces : – Alerte, compagnons ! à moi… alerte !…

Franchir la haie d’un bond, saisir l’archer à la gorge d’une main en tirant de l’autre son épée, tel fut le premier mouvement du franc-taupin ; mais les cris du soldat sont entendus, plusieurs autres fantassins, venus en croupe des archers à cheval et postés à l’entour des murailles par le chevalier du guet, qui prévoyait quelque évasion de ce côté, accourent précédés d’un sergent s’écriant :

– Tuez tout !… mais gardez saufs le moine et la nonne !…

Une mêlée s’engage au milieu de la demi-obscurité de la nuit ; Christian, quoique sans armes, après des efforts surhumains pour arracher sa fille aux soldats, est renversé d’un coup d’épée. Ernest Rennepont, Hêna, restent au pouvoir des gens du guet ; et après avoir culbuté, à demi étranglé l’archer qui avait appelé à l’aide ses compagnons, le franc-taupin, jugeant toute résistance inutile, profite du tumulte et des ténèbres, s’éloigne en rampant sur le sol, se tapit derrière la haie, et de là il entend tomber à quelques pas de lui Christian, murmurant d’une voix éteinte :

– Je meurs… ô ma fille !…

L’artisan fut laissé pour mort par les archers ; ils tenaient surtout, selon leurs ordres, à la capture du moine et de la nonne, qu’ils entraînèrent. Peu à peu le silence se fit dans cette solitude, le bruit lointain d’une troupe de cavalerie s’éloignant au grand trot annonça le départ des soldats retournant à Paris ; l’aventurier sortit alors de sa retraite, courut auprès de Christian, s’agenouilla près de lui, écarta son pourpoint, sa chemise, humides de sang, plaça sa main sur son cœur : il battait encore…

– Il n’y a qu’un moyen de salut pour Christian, – se dit le franc-taupin. – Le jardinier a paru navré de la trahison de sa femme… s’il n’est pas arrêté, peut-être consentira-t-il à donner asile au blessé… la courtille de M. Estienne, après l’expédition de cette nuit, ne sera pas maintenant de longtemps visitée… Tâchons d’arracher mon beau-frère à la mort… et après, je le jure par son sang, dont mes mains sont humides ! tu seras vengée, ô ma sœur !… et vengée aussi sera ta fille… dont je prévois l’horrible sort !…

L’espérance du franc-taupin ne fut pas trompée ; Michel et sa femme consentirent à recevoir et à cacher le blessé dans la maison de Robert Estienne. Celui-ci, ainsi que le pasteur, avait été emmené prisonnier à Paris par les archers.

*

* *

Le 21 janvier 1535, quelques semaines après l’arrestation d’Hêna Lebrenn et d’Ernest Rennepont, dans la courtille de maître Robert Estienne, deux cavaliers venaient de traverser le pont de Charenton se dirigeant vers Paris. Maître RAIMBAUD l’armurier, l’un de ces cavaliers, était un homme dans la maturité de l’âge, d’une figure ouverte et résolue ; sa carrure vigoureuse, son attitude martiale, annonçaient qu’au besoin il saurait se servir rudement des armes qu’il forgeait. Coiffé d’un large chapeau de feutre, il portait une jaque de mailles de fer par-dessus son pourpoint et de grosses bottes de voyage ; un coutelas pendait à son côté, des pistolets garnissaient ses fontes, et son long manteau brun cachait la croupe de son robuste courtaud. L’autre cavalier, ODELIN LEBRENN, atteignait alors sa quinzième année ; ses traits ingénus et charmants, légèrement hâlés par le soleil d’Italie, rappelaient ceux de sa sœur Hêna. Une toque noire ornée d’une petite plume rouge placée un peu de côté sur les cheveux blonds du jouvenceau découvrait complètement sa riante figure, de plus en plus épanouie à mesure qu’il approchait du terme de son voyage. L’apprenti et son patron gravissaient alors une côte rapide au pas de leurs chevaux ; celui d’Odelin, malgré la pente de la montée, prenait parfois le trot, sournoisement hâté dans sa marche par l’éperon de l’adolescent. Maître Raimbaud souriait dans sa barbe grise, devinant la cause de l’impatience d’Odelin, mais maintenait cependant son courtaud à un pas régulier ; il venait de déjouer une fois de plus l’innocente manœuvre de son apprenti, qui le devançait.

– Eh bien, Odelin, – lui cria-t-il, – voici encore ton cheval au trot ?

– Maître Raimbaud, ce n’est pas ma faute, – répondit le jouvenceau confus, s’arrêtant à regret, – mon cheval me force la main… ce sont sans doute des mouches qui le tourmentent.

– Tête-Dieu ! des mouches au mois de janvier, mon garçon ! – reprit gaiement l’armurier en rejoignant son apprenti ; – tu te crois toujours dans le Milanais ?

– Tenez, je ne saurais mentir, maître Raimbaud… mais, que voulez-vous ? quand je pense que là-bas, dans la grande ville, ma mère, mon père, ma sœur, mon frère et mon bon oncle Joséphin attendent ma venue… je ressens un tel frémissement de joie, que, malgré moi, mes éperons se rapprochent des flancs de mon cheval…

– Je comprends ton impatience, mon garçon, elle est à la louange de ton cœur ; mais tâche de la modérer un peu. Nous avons fait une longue traite aujourd’hui, n’essoufflons pas nos chevaux. Certain du bonheur qui t’attend, à quoi bon courir après ?

– C’est vrai, maître Raimbaud, – reprit Odelin, rose d’émotion et le regard humide ; – car, enfin, dans deux heures, tous ceux que j’aime, je les reverrai, je les embrasserai…

– Et moi je les rendrai plus heureux encore de ton retour, en leur disant combien j’ai été satisfait de toi durant notre voyage.

– Comment n’aurais-je pas tâché de vous contenter, maître Raimbaud ? je serais votre fils, vous ne me traiteriez pas autrement.

– C’est qu’un digne fils ne se conduirait pas autrement que tu te conduis envers moi, mon petit Odelin ; tels sont les fruits de l’éducation que tu as reçue de ton brave père et de ton excellente mère.

– Ah ! maître Raimbaud, quand je songe à leurs caresses !…

– Gare aux éperons, mon garçon ! gare aux éperons !… Mais nous voici bientôt au faîte de la montée, arrête un instant ton cheval ; l’une des courroies de la valise est à demi débouclée, resserre-la.

– Mon Dieu ! si je l’avais perdue pourtant, ma valise ? – s’écria l’apprenti, devenant pourpre de crainte. Puis, arrêtant sa monture, il se retourna sur sa selle, s’empressa de rajuster la courroie, et énumérant avec une complaisance enfantine les trésors renfermés dans le portemanteau, il reprit : – Si je t’avais perdue, chère valise, adieu mes petits présents… ma bague d’argent ciselé pour ma chère mère, le Quinte-Curce imprimé à Bologne pour mon bon et savant père, mon épingle de vermeil pour ma belle Hêna, mon écritoire de bronze florentin pour le studieux Hervé…

– Et ce fameux flacon de vin d’Imola pour ton oncle le franc-taupin, qui sera ravi de déguster ce nectar d’Italie…

– Ce n’est pas tout, maître Raimbaud ; je rapporte aussi à mon oncle une dague de fin acier de Milan, que j’ai forgée dans l’atelier de messer Gaspard à mes moments perdus… Cher oncle, j’aurais cru l’offenser en ne lui rapportant qu’un flacon !…

– Allons, la courroie est rajustée, remettons-nous en route ; et arrivés au sommet de la côte, nous prendrons le trot, mon impatient… Je dis le trot, entends-tu bien… et non point le galop…

Bientôt maître Raimbaud et son apprenti poursuivirent rapidement leur route ; déjà ils distinguaient au loin à l’horizon les flèches des nombreux clochers des églises de Paris, lorsqu’en passant devant une maison isolée du chemin, et qu’à son enseigne rouillée l’on reconnaissait pour être une auberge, ils entendirent une voix forte leur crier :

– Maître Raimbaud ! Odelin ! holà ! holà !…

– C’est mon oncle ! – dit vivement le jouvenceau en arrêtant soudain son cheval sur ses jarrets, – c’est la voix de mon oncle, je la reconnais !

– Il sera venu à notre rencontre, instruit sans doute par ma femme du jour de notre arrivée, – reprit l’armurier en mettant aussi sa monture au pas. Puis, regardant de ci, de là, autour de lui, avec surprise, il ajouta : – Mais où diable est niché le franc-taupin ? Il n’est pas au ciel, j’imagine, et la voix semblait venir d’en haut ?

Odelin, non moins étonné que son patron, jetait aussi les yeux autour de lui, lorsqu’il vit sortir du cabaret, qu’ils avaient dépassé, un capucin d’une très-grande stature, le visage presque complètement caché sous le capuchon de son froc brun, et qui se dirigeait à toutes jambes vers les voyageurs.

– Ah ! mon Dieu ! – s’écria Odelin au moment où le capuchon du moine qui accourait vers eux se releva soulevé par le vent, – mon oncle Joséphin s’est fait capucin !

– Tête-Dieu ! – reprit l’armurier, partageant la stupeur de son apprenti, – que le feu de ma forge m’arde, si je m’attendais à cette métamorphose !… le franc-taupin capucin !…

L’aventurier, voyant son neveu, sur lequel il jeta un regard rapide et attendri, se disposer à mettre pied à terre, le prévint du geste et lui dit :

– Reste à cheval, mon enfant. – Et s’adressant à l’armurier :

– Maître Raimbaud, entrons dans ce cabaret ; il y a une écurie pour vos chevaux…

– Faire une halte ici ? Non, pardieu ! j’ai trop de hâte d’aller embrasser ma femme ; tantôt, si vous le voulez, nous viderons un pot de vin chez moi, mon brave pendard ! – répondit l’armurier, se méprenant sur l’invitation du franc-taupin. – Je veux être à Paris avant la fin du jour…

– Maître Raimbaud, vous ne pouvez rentrer à Paris avant la nuit et sans de grandes précautions, – dit tout bas l’aventurier, sans être entendu de son neveu. – Suivez-moi dans ce cabaret, vous mettrez vos chevaux à l’écurie, et je vous apprendrai de tristes nouvelles ; mais pas un mot de ceci à Odelin.

– Allons, soit, – reprit maître Raimbaud en tournant bride, frappé des paroles mystérieuses du franc-taupin et pressentant de fâcheux événements, tandis que l’apprenti, ignorant la confidence faite par son oncle à l’armurier, se dirigeait, ainsi que lui, vers l’auberge, se demandant avec une surprise croissante comment le franc-taupin était devenu capucin ? Celui-ci rabattit le capuchon de son froc, précéda les deux voyageurs dans la cour du cabaret, où s’ouvrait la porte de l’écurie ; maître Raimbaud dit à Odelin :

– Desselle nos chevaux, mon ami, donne-leur la provende, puis tu viendras nous rejoindre.

– Quoi, maître Raimbaud, nous restons ici, et nous sommes à peine à deux heures de marche de Paris ?

– Occupe-toi des chevaux, mon garçon ; je t’apprendrai plus tard pourquoi nous séjournons dans cette auberge.

Odelin, se disposant à obéir à son patron, descendit lestement de cheval, puis se jeta au cou du franc-taupin, lui disant d’une voix entrecoupée par de douces larmes :

– Bon et cher oncle ! ma mère, mon père, ma sœur, mon frère, tout le monde est en bonne santé à la maison ?

Joséphin, sans répondre à son neveu, le serrait dans ses bras avec une tendresse passionnée ; l’enfant sentit couler sur ses joues les pleurs brûlants tombés de l’œil de l’aventurier.

– Mon oncle, vous pleurez ?

– De joie, mon enfant ! – répondit Joséphin d’une voix sourde et entrecoupée ; – c’est la joie de te revoir ! – Et se dégageant des bras de son neveu, il ajouta : – Tu viendras nous rejoindre tout à l’heure ; tu demanderas à l’aubergiste de t’indiquer la chambre haute qui donne sur la route. – Et se tournant vers l’armurier : – Venez, maître Raimbaud, venez…

Odelin, tout joyeux de sa rencontre avec son oncle, et se disant qu’après tout le moment si impatiemment attendu par lui de revoir sa famille ne serait que peu retardé, s’occupa de desseller les chevaux, de leur donner leur provende ; puis l’aimable enfant, dans son empressement d’offrir au franc-taupin les petits présents qu’il lui rapportait d’Italie, chercha dans sa valise le flacon de vin d’Imola et la dague forgée par lui, afin d’en faire hommage à Joséphin avant leur rentrée dans Paris.

*

* *

Le franc-taupin conduisit maître Raimbaud dans une chambre haute du cabaret ayant vue sur la grande route, et instruisit l’armurier de la mort de Brigitte, de l’arrestation d’Hêna et d’Ernest Rennepont, emprisonnés comme religieux relaps ; enfin, de la fuite de Christian à La Rochelle. L’espoir du franc-taupin s’était réalisé : la présence de son beau-frère dans la courtille de Robert Estienne ne fut pas soupçonnée ; les dernières perquisitions opérées par les archers en cette demeure la mirent pour quelque temps à l’abri de nouvelles recherches. Le crédit de la princesse Marguerite, le lustre que jetaient sur le règne de François Ier les œuvres merveilleuses de l’imprimerie de Robert Estienne, le sauvèrent cette fois encore (ce devait, hélas ! être la dernière…), le sauvèrent de la haine de ses ennemis ; il ne fut pas inquiété, quoique l’on eût trouvé chez lui cachés un religieux et une religieuse relaps. Christian attendit donc sans péril, à Saint-Ouen, le moment où, guéri de sa blessure par les soins du célèbre chirurgien Ambroise Paré, qui vint secrètement les lui donner, il put partir pour La Rochelle ; le coffret contenant les légendes de la famille Lebrenn avait été prudemment enfoui en terre par le franc-taupin pendant la nuit même où les archers vinrent arrêter Hêna. Lorsque Christian fut en état de se mettre en route, il prit le déguisement d’un porte-balle vendeur de chapelets et de reliques ; ces dévotieux trafics devaient le préserver de nouveaux dangers durant sa route. Et portant sur son dos sa balle, renfermant aussi les reliques de sa famille, il s’achemina vers La Rochelle ; il y arriva sain et sauf, selon une lettre de lui récemment adressée à M. Robert Estienne.

Maître Raimbaud, atterré de ces révélations, car il portait un vif intérêt à Christian et à sa famille, s’écria navré :

– Ah ! pauvre Odelin ! quel coup inattendu pour ce malheureux enfant ! Tout à l’heure encore, la seule pensée de revoir sa famille le transportait de joie… et il va apprendre… – Puis, s’interrompant : – Oh ! c’est horrible ! horrible !…

– Horrible !… – répéta le franc-taupin d’un air sinistre. – Mais l’horrible appelle l’horrible… le sang appelle le sang !… Soldat aventurier depuis l’âge de quinze ans, je n’étais pas un agneau… je suis devenu tigre… Les réformés, voyant leurs frères persécutés, massacrés, brûlés, tireront enfin l’épée… oh ! alors, pas de quartier pour les catholiques ! Mort-de-ma-sœur ! – ajouta le franc-taupin, effrayant, en levant le poing vers le ciel, – je serais cul-de-jatte et manchot, que je déchirerais les papistes avec les dents !… Mais, – reprit-il en se contenant, – avisons au plus pressé. Maître Raimbaud, voici une lettre de votre femme ; j’en sais le contenu, elle me l’a dit, – ajouta Joséphin en remettant la missive à l’armurier. – Elle vous conjure de ne pas rentrer à votre armurerie, de vous rendre dans un asile assuré qu’elle vous enseigne ; là, elle ira vous rejoindre, afin de se concerter avec vous sur vos résolutions à venir.

– Oui, – dit l’armurier, après avoir lu la lettre de sa femme ; – mais ma bonne Marthe s’effraye à tort. Si violente que soit la persécution contre les réformés, je n’ai, quoique hérétique, rien à craindre ; je travaille pour plusieurs seigneurs de la cour, j’ai fabriqué leurs plus belles armes, ils ne me refuseront pas leur appui…

– Maître Raimbaud, vous doivent-ils de l’argent, ces papes-geais de cour à plumage de paon, à serres de vautour ?

– Certes ; ils me doivent de grosses sommes.

– Ils vous feront brûler pour s’acquitter envers vous…

– Tête-Dieu ! vous pourriez bien dire la vérité, Joséphin !

– Croyez-moi, rentrez secrètement à Paris, demeurez-y caché pendant quelques jours, emportez ce que vous possédez de plus précieux, et fuyez vers La Rochelle…

– Peut-être est-ce en effet le meilleur parti à prendre, – répondit l’armurier, pensif. – Mais ce pauvre enfant… Odelin ?

– Lui et moi nous vous accompagnerons… je flaire bataille et carnage du côté de La Rochelle !… Mais ne parlons pas de bataille ; quand j’en parle, je vois rouge… Va pour le rouge ! j’aimais le vin… j’aime le sang !… Oh ! sang ! tu couleras fumant et chaud des poitrines papistes comme le vin par la bonde du tonneau !… Mort-de-ma-sœur ! quand viendra-t-il donc le jour où je vous vengerai… Brigitte… Hêna !…

L’armurier, effrayé de l’exaltation farouche du franc-taupin, reprit après un moment de silence :

– J’y songe, car ma tête se perd au milieu de tant de cruelles et soudaines révélations, qu’est devenue la fille de Christian ?

– Elle est prisonnière au Châtelet ; on instruit son procès. – Puis, cachant son visage entre ses mains, l’aventurier ajouta d’une voix sourde et déchirante : – Elle sera jugée, condamnée, jetée au bûcher… elle est religieuse relapse…

– Grand Dieu ! une telle barbarie !… non, c’est impossible…

– Hêna ! – poursuivit Joséphin sans répondre à maître Raimbaud, – douce et chère créature ! vivante image de ma sœur !… pauvre enfant que, toute petite, j’ai tant de fois bercée, endormie sur mes genoux, et que plus tard…

Le franc-taupin n’acheva pas, il éclata en sanglots ; la désolation de ce soldat était à la fois poignante et terrible ; ces regrets désespérés, cette incurable douleur, devaient, l’heure suprême des représailles et de la vengeance sonnée, engendrer des appétits sanglants… atroces…

– Malheureux Christian ! – reprit maître Raimbaud, profondément apitoyé, – quelles angoisses auront été les siennes ! forcé de fuir de Paris et y laisser sa fille prisonnière !…

– Il a fallu le tromper pour le décider à partir, – répondit l’aventurier en essuyant du revers de sa main son œil ardent et sombre. – M. Estienne a persuadé à Christian que la princesse Marguerite avait obtenu grâce de la vie pour Hêna ; mais qu’elle serait cloîtrée pour le restant de ses jours en un couvent demeuré inconnu et éloigné de Paris. Croyant que du moins sa fille échapperait au supplice, n’espérant plus la revoir, ne pouvant plus rien pour elle, puisqu’il ignorait sa résidence, Christian s’est décidé à fuir, à se conserver pour son dernier enfant, Odelin…

– Et Hervé ?

– Mort-de-ma-sœur ! ne prononcez pas le nom de ce monstre ! je l’étranglerais de mes mains, quoique fils de Brigitte !… Il est à cette heure cordelier… il a déjà prêché à leur église l’extermination des hérétiques ! la reine assistait à ce sermon… On vantait l’éloquence, la fougueuse ardeur du jeune moine… lui ! ce… – Et, frissonnant d’horreur, le franc-taupin reprit : – Encore une fois ; ne prononcez pas devant moi le nom de ce monstre !

L’armurier, ignorant les sinistres mystères de la claustration d’Hervé, fut non moins stupéfait d’apprendre l’entrée de ce jeune homme dans un ordre religieux que d’entendre Joséphin exprimer sa haine farouche contre l’un des enfants de sa sœur ; mais ne voulant pas s’appesantir sur un sujet qui impressionnait si cruellement l’aventurier, maître Raimbaud reprit, afin de changer l’entretien :

– Tout ce que vous venez de m’apprendre coup sur coup m’a tellement bouleversé, que je n’ai pas encore songé à vous demander pourquoi vous portez cette robe de capucin ?

– Signalé aux limiers du lieutenant criminel et vendu sans doute par deux bandits qui m’avaient aidé à enlever ma nièce de son couvent, ma grande taille et mon emplâtre sur l’œil me rendaient reconnaissable et d’une capture trop facile, je voulais échapper aux recherches afin d’attendre l’arrivée d’Odelin ; j’ai pris la robe des capucins ; le déguisement est sûr, il cache mon visage, il éloigne de moi tout soupçon. Ces mendiants n’ont pas de couvent de leur ordre à Paris, quelques-uns seulement y viennent de temps à autre de leurs moutiers de Chartres ou de Bourges pour besacer ; l’un de ceux de Chartres m’eût-il abordé, je lui aurais répondu : Je suis de Bourges ; et à ceux de Bourges : Je suis de Chartres… Je me suis établi dans ce cabaret depuis trois jours afin de guetter votre retour par la route d’Italie ; j’ai dit à l’hôte que j’attendais ici un étranger pour affaires de mon ordre ; je paye généreusement mon logis, grâce à la bourse de M. Robert Estienne ; le cabaretier s’est contenté de mon dire. Maintenant, maître Raimbaud, écoutez-moi… Lorsqu’il y a trois jours j’ai quitté Paris, sachant par votre femme que vous arriveriez certainement du 19 au 21 janvier, l’exaspération contre les réformés était plus furieuse qu’elle ne l’a jamais été.

– Pourquoi ce nouvel acharnement ?

– Avez-vous vu quelquefois chez Christian l’un de ses compagnons de travail nommé Justin ?

– Oui, un digne artisan et d’une rare intelligence.

– Justin, révolté des scélératesses des papistes, avait formé le projet d’établir une imprimerie secrète de concert avec Christian ; celui-ci en fuite, Justin, aidé de quelques autres de ses amis, a poursuivi son dessein : ils ont imprimé secrètement, et répandu, affiché à profusion dans Paris, des placards demandant justice des persécutions atroces que l’Église et le roi font subir aux réformés.

– De là ce redoublement de violences contre eux ?

– Oui. Ces placards flétrissaient aussi les idolâtries romaines. Grand nombre d’hérétiques arrêtés sont destinés au bûcher ; d’autres ont été massacrés par une populace abrutie : la grande lévrière à gueule sanglante, comme disent les moines qui la déchaînent. Jugez du danger qui vous attend à Paris, maître Raimbaud, vous, signalé depuis longtemps comme hérétique ?… Mon pauvre Odelin partagerait votre sort ; on épie sa rentrée dans votre armurerie pour se saisir de lui…

– Quoi ! un enfant ?

– L’enfant devient homme ; et l’on craint les hommes ! Oh ! j’aurais dû te poignarder quand j’étais ton page, Ignace de Loyola !… Quelle trame ! faire brûler le père et la mère comme hérétiques, cloîtrer les trois enfants, éteindre cette menace maudite ! Mais le père a échappé au supplice ; je saurai bien sauver son dernier enfant ! Après quoi, bataille et carnage ! mort-de-ma-sœur ! je veux marcher dans le sang des catholiques jusqu’aux jarrets !…

– Cette trame odieuse dont Odelin est menacé, dans quel but l’a-t-on conçue ? qui l’a conçue ?

– Lefèvre, un ancien ami de Christian… Cela vous surprend, maître Raimbaud ? Ah ! si vous saviez… Mais le temps presse… hâtons-nous… Vous ne pouvez rentrer chez vous, mon neveu non plus ; voici mon projet, M. Robert Estienne l’approuve. Je me suis muni d’un second froc de capucin, Odelin va l’endosser ; nous rentrons dans Paris notre besace sur le dos, sans éveiller la défiance ; nous gagnons un asile assuré, rue Saint-Honoré ; M. Estienne nous attend là. Il instruira ce pauvre enfant des malheurs de sa famille ; car, voyez-vous, maître Raimbaud, devant cette révélation, je recule… rien qu’en y songeant, j’ai froid… Enfin, demain soir, nous quittons Paris sous notre froc, je conduis mon neveu auprès de son père à La Rochelle… Si vous vous décidez aussi à y chercher refuge avec votre femme, nous conviendrons d’un rendez-vous dans une ville, à quelques lieues de Paris, où Odelin et moi nous vous rejoindrons.

– Votre projet me paraît sage ; je suivrai probablement vos conseils… D’après ce qui se passe à Paris, je n’y serais plus en sûreté.

– Laissez vos chevaux dans cette auberge, l’un de vos artisans viendra demain les chercher ; rentrez ce soir bien encapé dans Paris, et allez droit à la maison dont votre femme vous a donné l’adresse.

– C’est pour moi le parti le plus prudent… Mais, j’y songe, si vous redoutez quelque péril pour Odelin, pourquoi traverser Paris ? et ne pas, au contraire, tourner ses remparts afin d’aller prendre la route de l’Ouest ? L’argent vous manque-t-il pour les frais du voyage ? Il m’en reste suffisamment dans ma bourse pour subvenir à ces dépenses.

– J’aurais préféré partir directement d’ici avec Odelin pour La Rochelle ; mais M. Estienne a…

Le franc-taupin fut interrompu par l’entrée de son neveu ; il tenait à la main un flacon recouvert d’une enveloppe de joncs finement tissée et une dague d’acier ; il présenta tout joyeux ces deux objets à Joséphin, lui disant avec gentillesse :

– Cher oncle, je vous ai forgé cette dague du meilleur acier de Milan et je vous ai rapporté ce flacon de vieux vin d’Imola pour fêter ce jour si heureux pour nous et boire à la réunion de toute la famille…

Les naïves paroles de cet enfant contrastaient d’une manière si poignante avec les affreuses réalités qu’il ignorait encore, que maître Raimbaud et l’aventurier, échangeant un regard douloureux, restèrent muets. Le capuchon de Joséphin, alors rabaissé sur ses épaules, découvrait complètement ses traits, creusés, ravagés, assombris par le chagrin, à ce point qu’Odelin, voyant pour la première fois son oncle à visage découvert, recula d’un pas ; remarquant aussi la profonde tristesse de maître Raimbaud, et inquiet de leur silence à tous deux, son cœur se serra, il pressentit vaguement quelque malheur. Le franc-taupin, touché de la preuve d’affectueux souvenir que lui rapportait son neveu de son lointain voyage, prit le flacon et la dague, considéra cette arme avec une joie sinistre, la plaça sous son froc à sa ceinture, se disant :

– Oh ! bonne lame meurtrière ! tu m’es donnée par le fils… tu vengeras et la mère et le père… et leur fille !… – Puis, déposant le flacon près de lui et embrassant Odelin avec tendresse : – Merci, merci, cher enfant, la dague à la guerre me servira… oh ! oui… me servira beaucoup, souvent… toujours !… Quant au flacon… que veux-tu ? les goûts changent… je ne bois plus de vin… le chirurgien me le défend… Il est, vois-tu, des blessures…

– Mon Dieu ! une de vos blessures s’est rouverte ! – dit vivement Odelin, apitoyé. – Pauvre bon oncle ! voilà donc pourquoi vous êtes si pâle, si défait ? Maintenant, je vous vois au grand jour ; je vous trouve presque méconnaissable.

– Tu l’as dit, mon petit Odelin, j’ai souffert, je souffre des suites d’une blessure… elle ne se fermera pas, je le crois, de longtemps… Mais j’ai à te remettre ce billet de la part de ton père… prends et lis.

– Une lettre ? Ne vais-je donc pas revoir mon père, tout à l’heure, à la maison ? – Et Odelin, de plus en plus étonné, lut ce qui suit :

« Mon Odelin bien-aimé, conforme-toi sans l’interroger à tout ce que ton oncle Joséphin exigera. Ne t’alarme pas, je t’embrasserai bientôt ; je t’aime toujours du plus profond de mon cœur.

» Ton père,

» CHRISTIAN. »

Odelin, malgré de vagues et croissantes inquiétudes, se sentit rassuré par ces mots de son père : « Je t’embrasserai bientôt. » Il dit au franc-taupin :

– Que dois-je faire, mon oncle ?

L’aventurier prit sur le lit un paquet, en tira une robe de capucin, et dit à son neveu :

– Il faut d’abord, mon enfant, endosser ce froc par-dessus tes vêtements, et, lorsque nous serons dehors, rabaisser ton capuchon sur ton visage.

– Moi ? – reprit Odelin, ébahi, – revêtir ce costume, et pourquoi ? – Mais, se rappelant la lettre de Christian : – J’oubliais que mon père m’a recommandé de vous obéir, mon oncle, sans vous interroger. Je vais donc endosser ce vêtement.

– Allons, – dit maître Raimbaud, tâchant de sourire afin de tranquilliser Odelin, – d’apprenti armurier, te voici transformé en apprenti capucin…

– C’est la volonté de mon père, maître Raimbaud, j’obéis ; mais je n’aime guère une robe de moine.

– Je suis meilleur papiste que toi, petit Odelin, – répondit le franc-taupin avec une ironie sinistre, en aidant au déguisement de son neveu ; – j’aime tant les moines, que j’espère un jour donner à tous ceux que je rencontrerai… la calotte rouge de cardinal !… Et maintenant, prends cette besace, courbe l’échine et la jambe traînante, le cou tors ; nous imiterons de notre mieux la basse démarche de cette vermine mendiante.

– Combien ma mère, ma sœur et Hervé vont être surpris en me voyant entrer chez nous, ainsi accoutré ! – dit Odelin, souriant à demi et cédant à l’innocente gaieté de son âge. – Cher oncle ! si mon père est seul instruit de mon déguisement, je frapperai à la porte de la maison en demandant l’aumône en nasillant… Voyez-vous d’ici leur surprise à tous, lorsque je relèverai mon capuchon ?

– Ton idée est bonne, – répondit le franc-taupin avec un pénible embarras. – Mais le jour s’avance, dis adieu à maître Raimbaud et partons.

– Maître Raimbaud reste donc ici ?

– Oui, mon enfant…

– Les chevaux, qui en aura soin ?

– Ne t’inquiète pas de cela, mon ami… adieu…

Et l’armurier, ignorant, hélas ! s’il reverrait jamais son apprenti, qu’il affectionnait presque à l’égal d’un fils, l’embrassa tendrement. – Adieu… et à bientôt, je l’espère…

– Vous me dites adieu d’un air attristé, maître Raimbaud… et comme si nous nous séparions pour longtemps, – reprit Odelin dont le regard devint humide. – Mon oncle… mon cher oncle !… malgré moi, mes inquiétudes renaissent… la tristesse de maître Raimbaud, ce déguisement que vous et moi nous prenons pour rentrer dans Paris… Mon Dieu ! l’on me cache quelque chose !

– Cher enfant, rappelle-toi les recommandations de ton père, – dit l’aventurier. – Épargne-moi tes questions ; je ne saurais maintenant y répondre… Viens… suis-moi…

L’enfant docile se résigna en soupirant, et, chargé de sa besace, descendit l’escalier sur les pas de son oncle ; celui-ci, entendant résonner sur les degrés les éperons d’Odelin, lui dit :

– J’ai oublié de te faire quitter les éperons ; ôte-les pendant que je vais aller payer le cabaretier, tu m’attendras sur la route, hors de la maison.

– Mon oncle, puis-je mettre dans ma besace quelques petits présents que je rapporte d’Italie pour notre famille ?…

– Sans doute, – répondit le franc-taupin, navré des illusions d’Odelin ; et pendant que celui-ci entrait dans l’écurie pour quitter ses éperons et prendre dans sa valise les objets qu’il désirait emporter, Joséphin alla payer le cabaretier ; celui-ci, renfermé dans la salle des buveurs, n’ayant pu voir descendre de la chambre haute Odelin vêtu en capucin, dit à l’aventurier en recevant son argent :

– Vous nous quittez donc, mon révérend ?

– Oui, avec un novice de notre ordre, à qui j’avais donné rendez-vous ici.

– Vous allez à Paris pour assister comme les autres religieux à la grande cérémonie ?

– Quelle cérémonie ?

– Une superbe procession… Un voyageur passait tout à l’heure il nous a dit que les cloches et les carillons sonnaient à tout rompre ; depuis ce matin, toutes les maisons des rues que doit traverser la procession sont tapissées par ordre du lieutenant criminel, et à chaque fenêtre, il doit y avoir une torche allumée. On dit que le roi, la reine et tous les princes assisteront à la cérémonie… la plus belle qu’on aura jamais vue… Vous êtes bien heureux d’aller la voir, vous !

– Très-heureux. Bonsoir, mon hôte. – Joséphin alla rejoindre son neveu qui l’attendait à la porte de l’auberge, et se dit : – Quelle peut être cette cérémonie dont parle le cabaretier ? Peu importe ! Il nous sera plus facile, au milieu de la foule dont les rues seront remplies, de gagner sûrement la retraite où nous attend Estienne.

Le franc-taupin et son neveu se dirigèrent vers Paris, où ils arrivèrent alors que le soleil commençait de décliner à l’horizon.

*

* *

LE 21 JANVIER 1535.

Le 21 janvier 1535 ! !… Hélas ! ainsi que tant d’autres, cette date doit rester inscrite en traits de sang dans nos annales plébéiennes ! fils de Joel ! Ah ! s’il est une justice humaine ou divine… et moi, Christian Lebrenn, qui écris ces lignes navrantes, je crois aux justices vengeresses, expiatrices !… cette date, un jour, lors des temps lointains, prédits par Victoria-la-Grande… cette date du 21 JANVIER sera peut-être aussi funèbre pour la race des bourreaux couronnés qu’elle l’a été pour leurs victimes !…

Vous allez le voir, fils de Joel… vous allez le voir à l’œuvre pie, ce roi François Ier ! ce roi chevalier ! ce roi gentilhomme ! ce roi très-chrétien ! disent les bateleurs de cour ! Roi chevalier, il parjure sa foi !… Roi gentilhomme, il vend à l’encan la main de justice et les charges d’âmes… Roi très-chrétien, il se vautre dans les plus sales débauches, et pour donner à l’adultère une saveur d’inceste, il partage avec l’un de ses fils, époux de Catherine de Médicis, la couche infâme de la duchesse d’Étampes… Roi très-chrétien, il cherche dans la fange des plus mauvais lieux le réveil de ses sens blasés ; roi très-chrétien, une maladie honteuse le pourrit et le ronge… Mais ce catholique orthodoxe veut honorer Dieu, ses saints et son Église, par un effrayant sacrifice humain… Il veut sacrifier à Moloch le dieu du sang, et dans cette furie féroce, François Ier sera le grand pontife de la scélératesse hypocrite.

En effet, une solennité magnifique, non pareille, devait être, ce jour-là, l’admiration de Paris, ainsi que l’avait annoncé le cabaretier au franc-taupin. Celui-ci, absent de la ville depuis quelques jours, ignorait les immenses préparatifs de cette pieuse cérémonie ; mais de cette cérémonie quel était le but ? Le voici, fils de Joel ; lisez cette ordonnance affichée dans Paris, par ordre du roi François Ier :

« Le jeudi 21 Janvier 1535 aura lieu une procession solennelle en l’honneur de Dieu, notre Créateur, de la glorieuse Vierge Marie et de tous les benoîts saints du paradis. Le roi très-chrétien, François Ier, a été informé des erreurs diaboliques, qui pullulent en ces temps-ci, et des exécrables placards et livres hérétiques, affichés et jetés dans les rues et carrefours de Paris, par des méchants de la secte de Luther, et autres endiablés blasphémateurs de Dieu et du Saint-Sacrement de l’Autel ; lesquels maudits veulent anéantir notre sainte foi catholique et les saintes constitutions de notre mère, la sainte Église de Dieu.

» Pour ces causes, ledit sieur roi François Ier, très-chrétien, a tenu son conseil et, pour réparer l’injure faite à Dieu, a délibéré de faire une procession générale (terminée par le supplice de plusieurs hérétiques), en laquelle procession sera portée la sainte Eucharistie et tous les plus beaux reliquaires de la ville de Paris.

» Premièrement, le 17 dudit mois de janvier, sera publié à son de trompe, par tous les carrefours de Paris, l’ordre donné à chacun de nettoyer les rues par où ladite procession passera, de tendre toutes les maisons de belles tapisseries ; chaque maître desdites maisons devra, le jour de la procession, se tenir tête nue et devant sa porte une torche ardente à la main. – Item, le mercredi suivant, 20 dudit mois, seront assemblés tous les principaux des universités de Paris, auxquels sera ordonné de tenir enfermés tous les écoliers desdits collèges, et de ne les laisser sortir qu’après l’achèvement de la procession pour obvier à la confusion et au tumulte ; en outre, les écoliers devront jeûner le jour et la veille de la sainte procession. – Item, les prévôts des marchands et échevins de la ville de Paris feront placer des barrières à l’issue de chaque rue où doit passer ladite procession pour empêcher le peuple de la troubler en la traversant ; deux dizainiers et deux archers seront commis à la garde de chacune desdites barrières. – Item, il sera élevé de très-beaux reposoirs au milieu des rues Saint-Denis, Saint-Honoré, à la croix du Trahoir et au bout du pont de Notre-Dame, lequel sera orné d’un beau luminaire doré, avec l’histoire du Saint-Sacrement en peintures historiées, et d’un dais de lierre au-dessous duquel pendront plusieurs couronnes triomphales et des banderoles où sera écrite cette devise sacrée : IPSI PERIBUNT, TU AUTEM PERMANEBIS. » (Ils périront (les hérétiques), mais toi, tu resteras.)

» La même devise sera transcrite sur des billets attachés au cou d’une nuée de petits oiseaux, à qui l’on donnera leur volée lors du passage de ladite procession, etc., etc.(34) »

Le programme de la cérémonie s’exécuta fidèlement. Le franc-taupin et Odelin entrèrent dans Paris, par la porte de la bastille Saint-Antoine, encapés sous leurs frocs de capucins, et ignorant que le cortège la traverserait, se dirigèrent vers la rue Saint-Honoré, brillamment éclairée par la lueur des torches que chaque propriétaire tenait tête nue au seuil de la porte de son logis, selon les ordres de l’édit royal ; de riches tapisseries, des tentures, des draps ornés de feuillage d’arbres verts, pavoisaient les murailles du haut en bas des maisons ; hommes, femmes, enfants encombraient leurs fenêtres ; une foule bruyante, tumultueuse, animée, circulait joyeuse et acclamant les splendeurs de cette grande fête du fanatisme ; ces malheureux, aveuglés par l’ignorance, par la crédulité, exaltés par une superstition sauvage, se répandaient en invectives forcenées ou en railleries exécrables sur les hérétiques, bientôt livrés aux bûchers, dressés en trois endroits de Paris ; ces supplices devaient couronner dignement la procession dite : « du Saint-Sacrement ». Le franc-taupin et Odelin, arrivés près de l’arcade des Eschappes, aboutissant à la rue Saint-Honoré, où ils comptaient rejoindre M. Estienne, durent attendre que le cortège, annoncé d’un moment à l’autre, fût passé pour pénétrer dans cette rue ; toutes ses issues, fermées de barrières, étaient gardées par des dizainiers de la ville et des archers du guet ; la foule compacte s’ouvrit respectueusement devant Joséphin et son neveu, grâce à leur habit de religieux ; le populaire, les femmes surtout, prisant d’autant plus les capucins que l’on en voyait moins à Paris. Soudain des rumeurs menaçantes s’élèvent du côté de l’arcade des Eschappes, bientôt ce cri si fréquent en ces jours maudits : Au luthérien !… à l’hérétique !domine ces clameurs ; un jeune homme venait de dire imprudemment et tout haut à un ami près duquel il se trouvait :

– Quel triste temps ! le roi, la cour, le clergé, les parlements, toute la ville sur pied pour célébrer le supplice de quelques pauvres gens !

Ces paroles entendues, répétées par les voisins, les exaspèrent contre ce malheureux ; injurié, menacé, frappé, il essaye en vain de se défendre ; un reflux des assaillants le pousse du côté du franc-taupin et de son neveu. À la vue de la victime livide, déjà sanglante, traînée sur le pavé, le premier mouvement d’Odelin, que son oncle ne peut prévenir, est de s’élancer vers elle, sinon pour la défendre, du moins pour intercéder en sa faveur. L’un des plus forcenés de ces bourreaux, se méprenant sur la pensée de l’adolescent, s’écrie :

– Laissons vivre pour le quart d’heure ce chien de luthérien ! afin qu’il soit brûlé avec les autres… garrottons-le… Ces deux révérends pères capucins vont sans doute rejoindre la procession, ils le conduiront jusqu’au bûcher du parvis Notre-Dame, et en route ils exhorteront ce parpaillot à ne pas mourir en damné.

Cet avis est accueilli par des cris d’approbation unanime. On relève l’infortuné, on le garrotte avec des écharpes, on ne lui laisse de libres que les jambes, on l’entraîne sur les pas du franc-taupin et de son neveu, soulevés, emportés eux-mêmes malgré eux par le flot populaire vers la barrière gardée par les dizainiers et les archers. Odelin, effrayé, se cramponnait au bras de son oncle. Celui-ci lui dit tout bas en cheminant :

– N’essayons pas de résister à la volonté de ces brutes, ce serait nous perdre… suivons la procession s’il le faut, nous tâcherons de nous échapper plus tard, et peut-être d’arracher ce malheureux à la mort !

Le franc-taupin, et son neveu, cédant au torrent, arrivent près des dizainiers ; les fanatiques instruisent ces édiles de l’incident et de leur désir d’envoyer l’hérétique au bûcher. Parmi ces dizainiers, se trouvait par encontre un homme humain ; convaincu que le seul moyen d’arracher la victime à une mort imminente, était de paraître se rendre aux désirs de ces furieux, il leur promet que le luthérien sera mené au bûcher par les deux capucins qui allaient se joindre à la procession au passage des ordres religieux ; puis ce dizainier a le courage, rare en ces temps néfastes, de dire à l’oreille du franc-taupin :

– Mon révérend, je mets la vie de ce malheureux sous votre protection, il n’a été ni jugé, ni condamné… Prenez rang avec lui dans la procession, mais tâchez plus tard de le sauver.

Joséphin fit un signe de tête approbatif et reprit tout haut d’une voix menaçante en se tournant vers le prisonnier, qui, plus mort que vif, se soutenait à peine :

– Viens çà, païen ! blasphémateur de notre sainte mère l’Église catholique… Oh ! tu n’échapperas pas au fagot… Prépare-toi à mourir, et si tu as encore quelque souci de ta méchante âme, je t’entendrai en confession durant le trajet. – Puis s’adressant à Odelin : – Mon frère, prenez le bout de l’écharpe qui lie les bras de ce parpaillot, je prendrai l’autre bout, et nous le mènerons ainsi jusqu’au bûcher, où il expiera sa diabolique luthérie !

À ces mots, les transports d’une joie féroce éclatent parmi les spectateurs. Joséphin et son neveu placent l’hérétique entre eux, forcés de se mêler à la procession, dont les premiers rangs apparaissent en ce moment à peu de distance de la barrière.

Oui, fils de Joel, elle approchait cette procession infâme ! Jamais l’idolâtrie romaine, jamais l’orgueil royal, ne déployèrent de pompes plus superbes qu’en de jour détestable, où roi, reine, princes, princesses, cardinaux, archevêques, maréchaux, courtisans, femmes de cour, grands officiers de justice, magistrats consulaires, bourgeois, corporations d’artisans, en proie au vertige d’une superstition farouche, allaient dévotement se repaître du supplice de ces grands coupables qui confessaient et pratiquaient, dans sa simplicité primitive, ta doctrine évangélique, ô Christ de Nazareth !

Oui, fils de Joel, elle apparaissait cette procession infâme ! En voici le récit écrit par un spectateur, ardent catholique et fervent royaliste… Conservez dans nos légendes cette page comme un exemple effroyable de l’aberration où le fanatisme peut plonger les peuples :

« Premièrement, venoient en tête de la procession les Suisses de la garde du roy, précédant la reine, richement accoutrée d’une robe de velours noir fourrée de loups cerviers, montée sur une hacquenée blanche houssée de drap d’or frisé, accompagnée de mesdames filles du roy, aussi richement accoutrées de robes de satin cramoisi couvertes de profilures d’or, sur de belles hacquenées splendidement caparaçonnées ; d’autres dames et princesses, plusieurs gentilshommes, escuyers, maistres d’hostel, à cheval, pages, lacquais, à pied, et Suisses de la garde, marchoient après ladite reine. – Après, marchoient les Cordeliers en grand nombre, portant plusieurs reliquaires et tenant chacun un petit cierge en main avec grande dévotion. – Après, marchoient les frères Prêcheurs Jacobins, portant plusieurs reliquaires ; chacun avoit un chapelet de Notre-Dame et prioit Dieu en grande dévotion. – Après, les Augustins marchant en semblable ordre, portant plusieurs reliquaires. – Après, les Carmes, dans le même ordre ; puis toutes les paroisses de la ville de Paris, portant leurs croix, les prêtres revêtus de leurs chapes, d’autres portant des reliquaires entourés d’un grand nombre de torches. – Après, les églises collégiales, portant plusieurs reliquaires et corps-saints avec plusieurs torches à l’entour. – Après, les Mathurins, tous habillés de blanc, en grande dévotion, tenant chacun un cierge blanc en leurs mains. – Après, les religieux de Saint-Magloire, portant la châsse de monsieur saint Magloire. – Après, les religieux de Saint-Germain des Prez, portant la châsse de monsieur saint Germain le Vieil, que de mémoire d’homme l’on n’a vue passer l’enceinte de Saint-Germain. À droite du corps-saint, lesdits religieux, portant chacun un cierge blanc ardent ; à gauche, les religieux de Saint-Martin des Champs, portant la châsse de saint Paxant, martyr, lesdites chasses côte à côte l’une de l’autre. – Après, les reliques de monsieur saint Éloy, dans la châsse dudit saint, portée par les serruriers, qui avoient chacun un chapeau de fleurs sur la tête. – Après, monsieur saint Benoist et autres châsses de corps-saints de ladite ville. – Après, un grand reliquaire tout d’or, de prix inestimable, enrichi de pierreries et renfermant des ossements entiers de plusieurs saints, le tout porté par seize bourgeois de la ville de Paris ; on voyoit de l’autre côté le grand chef saint Philippe, reliquaire exquis de Notre-Dame de Paris. – Après, venoient en bel ordre les châsses de madame sainte Geneviève, portée par dix-huit hommes tout nuds (sauf la camise), coiffés de chapeaux de fleurs, et par quatre religieux, aussi en camise, jambes et pieds nuds ; puis la châsse de monsieur saint Marcel, portée par les orfèvres en grande révérence et en honorables habits, laquelle châsse, de mémoire d’homme, n’avoit été portée oultre les ponts au delà de Notre-Dame. Et afin que lesdites châsses fussent mieux conduites à travers la grande presse du peuple, curieux de les voir et de les approcher, furent ordonnés à l’entour d’icelles plusieurs archers et autres officiers de la ville. – Après, marchoient les religieux de Sainte-Geneviève et de Saint-Victor, nuds pieds, chacun un cierge ardent, priant Dieu en grande dévotion. – Après, les chanoines et prêtres de Saint-Germain l’Auxerrois, chantant plusieurs cantiques de louange en musique. – Après, les docteurs séculiers et réguliers des quatre facultés de l’Université de Paris ; le recteur avec ses bedeaux, portant devant lui leurs masses d’or et d’argent. – Après, les docteurs en théologie, médecine, et autres en grand nombre, vêtus de leurs habits doctoraux, tenant chacun un cierge blanc ardent. – Après, marchoient en bel ordre des deux côtés de la rue, les Suisses de la garde du roy, vêtus de velours à sa livrée, chacun armé d’une hallebarde ; les fifres et tabourins de guerre marchant deux à deux en bel ordre devant lesdits Suisses, sonnant de leurs tabourins et fifres en forme lamentable. – Après, les hautbois, trompettes, cornets et clairons, marchant tous habillez des livrées du roy, sonnant mélodieusement et chantant cette belle hymne : Pange, lingua, gloriosi corporis mysterium, etc., qui est l’hymne du Saint-Sacrement, qui émouvoit un chacun à pleurer, tant grand personnage fût-il. – Après, M. de Savigny, l’un des capitaines des gardes du roy, mestant ordre à ce qu’il n’y eût tumulte à ladite procession. – Après, marchoient les héraults d’armes du roy, vêtus de leurs cottes de drap d’argent. – Après, les chantres de la chapelle dudit seigneur, tant les domestiques que ceux de la Sainte-Chapelle du Palais mêlés, chantant : O salutaris Hostia, et autres belles antiennes. – Après, dix prêtres revêtus de chasubles, têtes nues, portant le chef monsieur saint Louis, jadis roi de France, enchâssé et orné de quantité de pierreries d’inestimable valeur. – Après, le saint et précieux reliquaire de la sainte COURONNE D’ÉPINES de notre Sauveur et Rédempteur Jésus-Christ, qui est un reliquaire inestimable, lequel, de mémoire d’homme, n’avoit été porté en quelque procession que ce fût, et lequel faisoit dresser les cheveux de la tête à ceux qui le voyoient, et les rendoit tous ravis en Dieu, commémorant de sa benoîte passion. – Après, la VRAIE CROIX où Notre Seigneur Jésus fut crucifié, provenant de ladite Sainte-Chapelle, et une autre pièce de ladite vraie croix, provenant de Notre-Dame de Paris. – Après, la VERGE D’AARON, ancien reliquaire ; le SAINT FER de la lance dont Longus perça le précieux côté de notre Sauveur Jésus-Christ ; l’un des SAINTS CLOUS dont il fut cloué ; l’ÉPONGE ; le CARCAN ; la CHAÎNE dont Notre-Seigneur fut attaché au pilier ; SA ROBE INCOMBUSTIBLE ; la TOILE de laquelle il fut ceint à la scène du suaire et du tombeau ; les DRAPELETS de sa nativité ; le ROSEAU qui lui fut donné quand il fut couronné d’épines ; la TABLE DE CAMAYEU qui fut taillée au désert par les enfants d’Israël ; la GOUTTE DU PRÉCIEUX SANG de notre Sauveur Jésus-Christ ; la ROBE DE POURPRE de notre Rédempteur Jésus ; enfin, la GOUTTE DE LAIT de la glorieuse Vierge Marie, Mère de Dieu. Lesquels beaux saints reliquaires, tirés du trésor de ladite Sainte-Chapelle, furent accompagnés et portés par dix archevêques ou évêques vêtus de leurs habits pontificaux, allant deux à deux. – Après, les ambassadeurs de l’empereur, du roy d’Angleterre, de Venise, et autres potentats et seigneurs. – Après et de front, les cardinaux de Tournon, le Veneur et de Givry, l’évêque de Soissons, messire Gabriel de Saluces, évêque d’Aire, portant un beau reliquaire en croix garni de plusieurs pierres précieuses. – Après, les gentilshommes avec les haches d’armes, escortant le précieux et sacré corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ au sacrement de l’autel, porté par l’évêque de Paris en une croix, sous un dais de velours cramoisi violet semé de fleurs de lys d’or, porté par nosseigneurs les enfants du roy ; c’est à sçavoir : Monseigneur le Dauphin, messeigneurs d’Orléans et d’Angoulême, et monsieur de Vendosme, tous lesdits princes têtes nues et vêtus de robes de velours noir à grandes tresses de fil d’or, doublées de satin blanc, et près d’eux plusieurs comtes et barons pour les soulager ; – Après, marchoit le ROI NOTRE SIRE nue tête, en grande révérence, vêtu d’une robe de velours noir fourrée de genettes noires, ceint d’une ceinture de taffetas, tenant en sa main une torche blanche ardente garnie d’une poignée de velours cramoisi. Et étoit près de lui monseigneur le cardinal de Lorraine, auquel, quand le Saint-Sacrement arrêtoit auxdits reposoirs, ledit seigneur roy bailloit sa torche, pendant qu’il faisoit son oraison les mains jointes ; ce que voyant le peuple, il n’y avoit grand ni petit qui ne pleurât à chaudes larmes et qui ne priât Dieu pour le roy que ledit peuple voyoit en si grande dévotion et faisant un si dévot acte et si digne de grande mémoire. Aussi, est-il à présupposer que ni juif, ni infidèle, voyant l’exemple du prince et de son bon peuple, ne se fût converti à la foi catholique. – Après, les Parlements, les huissiers devant, portant chacun une verge à la main ; les quatre notaires, les greffiers au criminel, vêtus de robes écarlates, ayant leurs chaperons fourrés ; Messieurs les présidents en manteaux, portant leurs mortiers, les maîtres des requêtes et conseillers en robes rouges. – Après, les généraux de la justice, des aydes et des monnoyes, les élus de Paris et du Châtelet ; Messieurs des comptes et de la ville de Paris, ayant tous chacun un cierge blanc ardent en main, et vêtus de leur robe mi-partie rouge et brun, couleurs de la ville. – Enfin, les archers, arbalestriers et hacquebutiers de Paris, vêtus de leurs hocquetons de livrées, tenant chacun une torche en sa main(35). »

Où allait-il donc, ce cortège éblouissant des splendeurs de la royauté, traînant avec lui les reliques de saints, de saintes, de souverains, et jusqu’à ta prétendue couronne d’épines, ô Christ, ami des affligés… ennemi des faux prêtres et des hypocrites ?… Où il allait, ce cortège ?… Il allait voir supplicier des chrétiens qui confessaient l’Évangile de Jésus de Nazareth !…

La procession suivit la rue Saint-Honoré, la rue Saint-Denis, la rue Saint-Jacques la Boucherie, traversa le pont Notre-Dame, après s’être arrêtée devant le reposoir, au-dessus duquel on lisait, sur de nombreuses banderoles, cette funèbre devise, faisant allusion au supplice des hérétiques et à la durée de l’Église catholique :

Ipsi peribunt ; tu autem permanebis. (ILS PÉRIRONT ; MAIS TOI, TU RESTERAS.)

Une nuée de petits oiseaux, innocents messagers d’une pensée de meurtre, portant la même devise sur des billets attachés à leur cou, furent mis en liberté, s’envolèrent en battant joyeusement des ailes, et la procession du Saint-Sacrement se développa sur la place du parvis Notre-Dame ; toutes les maisons, tapissées du haut en bas, regorgeaient de spectateurs placés aux fenêtres et jusque sur les toits. Le franc-taupin et son neveu avaient attendu le passage des corps religieux figurant à la procession afin de se joindre à l’un d’eux ; quelle fut la stupeur d’Odelin lorsqu’il reconnut son frère Hervé revêtu de l’habit de cordelier, le front hautain, le regard inspiré, marchant des premiers parmi les moines de cet ordre, à côté de fra-Girard, et chantant à pleine voix : – O salutaris Hostia !

– Mon frère ! – s’écria Odelin, faisant un mouvement pour s’élancer vers Hervé ; mais Joséphin saisit l’enfant par le bras et lui dit tout bas :

– Tais-toi, ou nous sommes perdus !

L’exclamation d’Odelin, heureusement couverte par la psalmodie des Cordeliers, n’arriva pas aux oreilles d’Hervé ; il ne remarqua pas même son jeune frère, dont les traits disparaissaient presque entièrement, comme ceux du franc-taupin, sous le capuchon de leur froc. Les Cordeliers passèrent, puis les Augustins, les Carmes, les Dominicains, les Génovéfains, les Jacobins, et tant d’autres moines de toute couleur. Joséphin, voulant prendre dans le cortège une place aussi éloignée que possible de celle des Cordeliers, se joignit aux Mathurins, qui venaient les derniers ; il fut admis, ainsi qu’Odelin, sans difficulté, dans les rangs de ces moines. Il arrivait, disait-il, de Chartres, en compagnie d’un jeune profès de son ordre, et désirait suivre la procession. Les Mathurins, sans défiance, accueillirent parmi eux les deux capucins. L’hérétique qu’ils conduisaient fut jugé de bonne prise par ces benoîts religieux ; il serait d’autant plus opportunément livré aux gens du lieutenant criminel, lorsque le cortège arriverait au parvis Notre-Dame, que, par un insigne honneur, la place des pères Mathurins était marquée tout près du bûcher. Là, ils devaient confesser, exhorter les hérétiques, si, au moment de leur supplice, quelqu’un d’entre eux voulait revenir au giron de la sainte mère l’Église catholique, apostolique et romaine ; le supérieur des Mathurins offrit même, par courtoisie, au franc-taupin de lui confier, le cas échéant, un hérétique à préparer à la mort. Joséphin déclina cette offre de son mieux et continua de s’avancer avec les Mathurins vers le parvis Notre-Dame. L’esprit d’Odelin commençait de se troubler : les divers et mystérieux événements de la journée, ses alarmes renaissantes sur le sort de sa famille, la rencontre de son frère sous l’habit de cordelier, l’épouvante d’assister au supplice des hérétiques, enfin, la crainte de voir son oncle et lui reconnus pour de faux moines, découverte qui pouvait mettre leur vie en péril et les conduire aussi au bûcher, tout concourait à jeter ce malheureux enfant dans des perplexités mortelles ; il se croyait parfois le jouet d’un rêve sinistre. Sa démarche incertaine, presque défaillante, malgré l’appui du bras de l’aventurier, fut remarquée du supérieur des Mathurins, il en manifesta sa surprise à Joséphin ; celui-ci répondit que le capucin novice assistant pour la première fois à une exécution d’hérétiques, son émotion était grande.

– Il s’habituera à ce spectacle, – reprit le supérieur ; – la vue du supplice de ces ensabbattés augmentera la sainte horreur de ce jeune profès pour la pestilentielle hérésie de Luther !

La procession arrivée au parvis Notre-Dame, chacun des corps dont elle se composait prit sa place désignée à l’avance. Une vaste estrade de charpente, recouverte de riches tentures, disposée devant le portail de l’antique basilique, attendait le roi François Ier, la reine, les princes et princesses de la famille royale, les femmes de la cour, les cardinaux, les archevêques, les maréchaux, les présidents du parlement et les principaux courtisans. En face et à cent pas environ de la royale estrade s’élevait une étrange construction, auprès de laquelle se rangèrent les religieux Mathurins : imaginez, fils de Joel, un amoncellement de fagots de quinze à vingt pieds de largeur, sur une hauteur de six à sept pieds. Autour de ce bûcher sont dressées six machines, composées d’une poutre perpendiculaire, scellée en terre, soutenant, enclavé à son faîte et pouvant basculer dans une mortaise, un autre madrier transversal, d’une grande longueur ; à l’une de ses extrémités, suspendu par des chaînes au-dessus du bûcher, est un siège à dossier et à marchepied, semblable à ceux des escarpolettes ; l’autre extrémité de la poutre transversale, garnie de poulies et de cordes, repose sur le sol.

Le franc-taupin contemplait ces instruments de torture avec une sinistre curiosité, sentant le bras d’Odelin, appuyé sur le sien, trembler convulsivement. Le supérieur des Mathurins, souriant d’un air satisfait et mystérieux, dit à Joséphin :

– Mon cher frère, vous ne devinez peut-être point comment fonctionnent ces machines destinées au supplice des hérétiques ?

– Non… mon frère… je ne devine point.

– C’est une invention due, dit-on, au génie novateur du roi, notre vénéré sire, à qui les tortionnaires doivent déjà la roue destinée aux faux-monnoyeurs(36). On inaugure pour la première fois aujourd’hui dans la bonne ville de Paris ces nouvelles machines, qui attirent votre attention… Voici comment l’on procède, rien de plus simple : le bûcher est, je suppose, bien flambant, n’est-ce pas ? l’on enchaîne le patient sur ce siège que vous voyez suspendu à l’extrémité de ce madrier, puis, au moyen d’un mouvement de bascule imprimé à l’autre bout du levier, l’hérétique est alternativement plongé dans les flammes, et retiré du brasier pour y être encore replongé, et ainsi de suite, de plongeons en plongeons, jusqu’à ce que mort s’ensuive… Comprenez-vous ?…

– Fort bien, mon révérend… le supplice par le feu, ainsi qu’on le pratiquait d’habitude, tuait trop vite le patient !

– Beaucoup trop vite… au bout de quelques minutes à peine la flamme l’étouffait…

– De sorte, mon révérend, – reprit le franc-taupin avec une sombre ironie, – de sorte que, grâce à cette nouvelle et royale invention de notre sire très-chrétien François Ier, que Dieu garde… on laisse au patient le temps de respirer… le loisir de brûler lentement… de savourer le fagot, de humer la flamme…

– C’est cela même, mon cher frère, votre expression est fort heureuse : savourer le fagot… humer la flamme !

– L’on ne saurait jamais donner à ces damnés un trop vif avant-goût de l’enfer… et, moyennant la machine royale de notre sire, les supplices seront infiniment prolongés ?

– On espère vingt à trente minutes de durée ; mais… – ajouta le Mathurin avec un sourire de béate malice, – mais il faut toujours un peu rabattre des assertions des inventeurs, mettons un bon quart d’heure…

– Ce sera toujours dix à douze minutes de gagnées, mon révérend… puisque avant que notre sire très-chrétien eût daigné, dans sa sainte haine de l’hérésie, s’occuper de ces menus détails de bourreau, le patient ne durait que quatre à cinq minutes.

– Évidemment ; or, dix à douze minutes de prolongation de supplice, c’est énorme.

– Énorme, mon révérend, – répondit le franc-taupin, – et il se dit : – Mort-de-ma-sœur ! le jour venu… quelles représailles ! oh ! quelles représailles ! ! !

Odelin, immobile sous son froc, écoutait cet horrible entretien avec une terreur muette. Le supérieur des Mathurins reprit s’adressant au franc-taupin :

– Il y a trois bûchers pareils dressés aujourd’hui dans Paris : celui que nous voyons, un second au pilier des Halles, un troisième à la Croix-du-Trahoir ; de sorte que lorsque notre bon sire aura assisté à cette exécution-ci, il assistera aux autres en s’en retournant au Louvre(37), et…

Le Mathurin fut interrompu par une grande rumeur. Ces mots circulèrent de bouche en bouche :

– Silence… silence ! le roi va parler.

Pendant l’entretien du Mathurin et du franc-taupin, le roi, sa famille, sa cour, les grands dignitaires de l’Église et du royaume, avaient pris place sur l’estrade. Anne de Pisseleu, duchesse d’Étampes, qui partageait ses immondes faveurs entre François Ier et son fils, attirait tous les regards par sa parure, non moins éblouissante que ses charmes, alors en pleine maturité. Cette royale courtisane jetait de temps à autre un regard ironique et superbe sur ses deux rivales : la reine de France, et Catherine de Médicis, femme de Henri, fils du roi. Cette jeune princesse, alors âgée de seize ans à peine, née à Florence, fille de Laurent de Médicis, et nièce du pape Clément VII, offrait le type accompli de la beauté italienne ; pâle, brune de cheveux, blanche de peau, son regard noir, ardent et rusé, s’attachait souvent à la dérobée sur la duchesse d’Étampes avec une expression de haine sourde, mais si parfois leurs yeux se rencontraient, Catherine de Médicis adressait à la duchesse un sourire enchanteur, rempli de tendresse et de déférence. Parmi les grands seigneurs rangés sur l’estrade l’on remarquait le connétable de Montmorency, et surtout le duc Claude de Guise, et son frère le cardinal Jean de Lorraine, crapuleux, dissolu, immortalisé par Rabelais, sous le nom fictif de Panurge. Ces Guises, princes lorrains, ambitieux, cupides, altiers, turbulents, que François Ier flattait et subissait à la fois, lui inspiraient de telles appréhensions, qu’il disait d’eux à son dauphin : « – Prenez garde, je vous laisserai en pourpoint ; ils vous mettront en chemise. » – Non loin des Guises, et causant familièrement avec le cardinal chancelier Duprat, Jean Lefèvre, ancien ami de Christian et disciple de Loyola, se faisait remarquer, au milieu de ces courtisans brillants et dorés, par la simplicité de sa soutane noire. Les jésuites, depuis la fondation de leur ordre, avaient en six mois déjà parcouru un chemin rapide et ténébreux ; ils dominaient le chancelier, âme damnée de François Ier. Ce roi, lorsque le silence régna aux abords de l’estrade, se tenait encore debout ; sa taille atteignait six pieds de hauteur. Larges épaules, gros ventre, face large, grasse, fortement colorée, cheveux ras, barbe longue, nez proéminent, grands traits qui n’auraient pas manqué de majesté, s’ils n’eussent révélé les bas appétits d’une ignoble sensualité, tel était ce roi très-chrétien. Il s’avança vers son trône, se hanchant, se cadençant ; ce pesant colosse affectait des attitudes de gladiateur, des allures de gendarme. Il s’assit lourdement sur son trône ; puis, toute l’assistance debout et découverte, moins les femmes, il s’adressa ainsi aux princes de sa famille, aux dignitaires de l’Église et du royaume :

« – La chose ne vous semblera étrange, messieurs, si vous ne trouvez en moi le visage, la contenance, la parole dont j’ai accoutumé d’user les autres fois que je vous ai assemblés ; mais aujourd’hui, je ne parle pas à vous comme un roi et un maître parle à ses sujets et à ses serviteurs, mais je parle comme étant moi-même sujet et serviteur du roi des rois, du maître des maîtres, qui est le Seigneur Dieu tout-puissant.

» Aucuns méchants blasphémateurs, gens de petite condition et de moindre doctrine, ont, contre l’honneur du Saint-Sacrement, machiné, dit, proféré, écrit plusieurs grands blasphèmes ; à cette cause, j’ai bien voulu faire cette solennelle procession, pour invoquer la grâce de notre Rédempteur. J’ordonne que rigoureuse punition soit faite des hérétiques, pour être exemple à tous de ne tomber en ces damnées opinions, admonestant à ce propos les bons de persévérer dans leurs saines doctrines, les hésitants de se raffermir, les dévoyés de retourner en la voie de la sainte foi catholique, en laquelle ils me voient persévérer avec les prélats spirituels.

» Donc, messieurs, je vous prie et admoneste : que tous mes sujets prennent garde, non-seulement à eux-mêmes, mais encore à leur famille, et spécialement à leurs enfants, pour les faire si bien instruire, qu’ils ne puissent tomber en mauvaises doctrines ; aussi, je vous ordonne que chacun ait à dénoncer tous ceux qu’il connaîtrait ou soupçonnerait d’adhérer à l’hérésie, sans nul égard d’alliance, de lignage ou d’amitié. Quant à moi, – ajouta François Ier d’une voix de plus en plus éclatante, – quant à moi, de même que si j’avais un bras infecté de pourriture je le voudrais séparer de mon corps, de même si, par malheur, mes enfants tombaient en ces maudites et exécrables hérésies, je les voudrais immoler et en faire le sacrifice à Dieu(38). »

L’avez-vous entendu, fils de Joel, cet adultère, ce débauché gangrené d’une maladie honteuse, digne fruit de ses crapuleux désordres ? ce père, ce roi, donnant à ses fils, à ses peuples, les exemples de la plus ignoble dépravation ? souillant le lit royal par tous les excès, ayant là, derrière lui, aux yeux de tous, sa femme et sa maîtresse, accouplées dans une commune ignominie ?… l’avez-vous entendu, cet infâme hypocrite ? Dieu juste ! il a osé invoquer les devoirs paternels ! il a osé invoquer les vertus de famille ! il a osé menacer de ses rigueurs ceux-là qui ne feraient pas si bien instruire leurs enfants qu’ils ne puissent tomber en de mauvaises doctrines ! Dieu juste ! tu l’as entendu, ce sycophante couronné ? Il t’offrirait ses rejetons en sacrifice s’ils tombaient en ces maudites hérésies !… et le cynisme de la vie infâme de ce prince devrait inspirer à ses fils le mépris, l’horreur d’un tel père, s’ils n’avaient sucé la corruption avec le lait, s’ils ne partageaient pas les débauches paternelles ! Ô roi très-chrétien ! Ignace de Loyola, dans sa profonde connaissance des indignités de l’âme humaine, a flairé ta morale ; elle est celle que ses disciples vont prêcher au monde. La voici : « – Affichons-nous, avant tout, en catholiques orthodoxes ; ce complaisant manteau d’orthodoxie couvrira tous les vices, toutes les turpitudes, tous les forfaits dont s’indignent ces gens de petite condition et de moindre doctrine. » – Pauvres hommes de roture, dignes du dernier supplice ; ils proclament, pratiquent, enseignent à leur famille, les vertus évangéliques !

Le discours du roi François Ier fut écouté dans un religieux silence et accueilli avec un enthousiasme à peine contenu par le respect.

Cette bande de prostituées, de gens d’Église, de gens de cour, de gens de guerre, que le roi très-chrétien traînait après lui, se disputaient les bénéfices ecclésiastiques, ramassaient l’or des riches hérétiques, dans les cendres de leur bûcher ou dans leur sang ; brûler ou massacrer les réformés, c’était battre monnaie pour la bande royale. Mais ce ne fut pas tout, il fallait compléter l’œuvre : on tue, on égorge, on écartèle, on roue, on brûle les hommes, on leur coupe la langue(39)… cependant l’idée… la pensée émancipatrice, échappe aux supplices, plane au-dessus des victimes, dont elle glorifie le martyre, et, comme la nuée chargée de foudre, gronde au-dessus des tiares et des couronnes… Comment donc l’atteindre, la pensée, reproduite, propagée à l’infini par l’imprimerie ? comment l’atteindre ?…

Écoutez, fils de Joel, et voyez grandir le spectre de la compagnie de Jésus ; elle a inspiré à François Ier, ces dernières paroles :

« – Messieurs, – ajouta le roi, – il est notoire que la pestilence de l’hérésie se répand surtout par la voie de l’imprimerie ; mon chancelier va vous lire un arrêt portant l’abolition de l’imprimerie dans mes États, sous peine de la hart ! »

Et le cardinal chancelier Duprat de lire à haute voix cet arrêt du Père des lettres, ainsi que les bateleurs de cour appellent François Ier :

« Nous, François Ier, par la grâce de Dieu, roi de France, nous voulons et ordonnons, et nous plaît de prohiber et défendre à tous imprimeurs généralement, et de quelque qualité ou condition qu’ils soient, qu’ils aient À IMPRIMER AUCUNE CHOSE, SOUS PEINE D’ÊTRE PENDUS.

» Tel est notre bon plaisir,

» FRANÇOIS(40). »

Cet édit, encore plus stupide, encore plus insensé que sauvage, achevait l’œuvre ; on tuerait le corps, on tuerait aussi la pensée en l’empêchant, sous peine de mort, de se produire. L’arrêt excita les transports de la bande royale ; Jean Lefèvre le jésuite, suspendu aux lèvres du chancelier cardinal, triomphait ; les ténèbres de l’ignorance allaient étouffer la lumière nouvelle ; les Jésuites marcheraient à la conquête de l’empire du monde au milieu de cette ombre profonde jetée sur l’humanité, seulement éclairée çà et là par les flammes du bûcher…

Le bûcher ?… Mon Dieu ! il était là… en face de l’échafaud où François Ier trônait avec sa cour… il était là, le bûcher, attendant ses victimes… Oh ! malheureux père que je suis ! ce récit affreux qui déchire mes entrailles paternelles, il est trempé de mes larmes, cependant il me faut l’achever… il le faut… afin qu’au grand jour prédit par Victoria-la-Grande, les fils de nos fils, instruits des maux de leurs pères, SE SOUVIENNENT !… Oui ! qu’ils s’en souviennent à jamais de cette date funèbre : 21 JANVIER 1535 !…

Allons, un dernier effort, misérable père ! ta main tremble, tes yeux se voilent de pleurs, ton cœur saigne… mais ce récit est un enseignement terrible… achève… Tu crois à la justice vengeresse ?… Achève ce récit… achève !… les fils de Joel, d’âge en âge, se légueront la vengeance, jusqu’au grand jour des représailles expiatrices…

Hélas ! la fin de cette légende, la voici…

Après la lecture de l’édit qui interdisait en France l’imprimerie, sous peine de mort, le lieutenant criminel vint prendre les ordres du chancelier, celui-ci prit les ordres du roi, il commanda de supplicier, en sa présence, les six hérétiques. Les galantes causeries des courtisanes et des courtisans cessèrent aussitôt ; tous les regards de la royale assemblée se dirigèrent avec une impatiente curiosité vers le bûcher.

Les Mathurins, parmi lesquels se trouvaient le franc-taupin et Odelin, étaient placés près du lieu du supplice ; non loin d’eux se tenaient les Cordeliers. Hervé, debout entre fra-Girard et le supérieur général de l’ordre, semblait l’objet des flatteuses préférences de ce dignitaire, très-satisfait d’avoir recruté son couvent d’un jeune profès de grand savoir, d’une éloquence naturelle et d’un fougueux fanatisme ; les deux fils de Christian Lebrenn allaient donc assister à cette horrible exécution… et leur sœur Hêna, condamnée au feu, ainsi qu’Ernest Rennepont, comme hérétiques, relaps et sacrilèges, devait être l’une des victimes… Odelin voyait Hervé ; mais ce dernier ne pouvait reconnaître son frère sous le capuchon de son froc. Le malheureux enfant l’avoua plus tard : la douleur, l’effroi, troublèrent, paralysèrent à ce point son esprit et ses sens, que le spectacle épouvantable dont il fut témoin passa devant ses yeux comme une vision lugubre ; oui, sans voix, sans mouvement, sans frisson, sans larmes, pétrifié par la terreur, il regarda… de même que l’homme en proie à rêve affreux reste immobile et muet cloué sur sa couche…

Et maintenant, fils de Joel, écoutez…

L’ordre d’exécution donné par François Ier, plusieurs moines mathurins se rendirent sous le portail de la basilique de Notre-Dame, où les condamnés avaient d’abord été conduits pour faire amende honorable à deux genoux devant l’église ; après quoi l’un des patients eut la langue coupée en punition des anathèmes lancés par lui contre les prêtres catholiques durant le trajet de la prison au parvis. Les Mathurins amenèrent processionnellement les victimes au lieu de leur supplice ; lorsqu’elles en approchèrent, tous les ordres religieux entonnèrent d’une voix retentissante cette psalmodie funèbre :

De profundis clamavi ad te Domine !

Les hérétiques, au nombre de six(41), marchaient deux à deux, tête nue, pieds nus, tenant chacun un cierge à la main ; d’abord venaient Jean Dubourg et son ami Étienne de Laforge ; puis frère Saint-Ernest-Martyr, soutenant l’architecte maçon Antoine Poille. Ce malheureux venait d’avoir la langue coupée ; affaibli par la perte du sang qui ruisselait de sa bouche et inondait sa longue chemise blanche, mais encore plein de courage, il s’efforçait de vaincre sa défaillance. Enfin s’avançaient Marie-la-Catelle et Hêna Lebrenn, en religion nommée Sainte-Françoise-au-Tombeau, toutes deux, pieds nus, les cheveux épars sur leurs épaules, vêtues de longs sarraus blancs, ceintes d’une corde ; toutes deux marchaient d’un pas ferme, réconfortées en ce moment suprême par les consolations de leur mutuelle amitié. Marie-la-Catelle, fière de mourir pour la foi évangélique, bravait d’un front serein le martyre ; Hêna, élevée par son père dans cette croyance de nos aïeux, qu’immortels, esprit et matière, nous allons, âme et corps, continuer en d’autres sphères notre impérissable existence, Hêna songeait qu’elle allait renaître en ces mondes inconnus, y retrouver sa mère et revivre avec elle et Ernest Rennepont. Portant un cierge d’une main, de l’autre elle tenait une petite bible de poche imprimée par Christian chez M. Robert Estienne ; elle avait obtenu la grâce de lire et de garder ce saint livre jusqu’à son heure dernière… ce livre que la famille lisait souvent le soir en commun, rappelait à la pensée d’Hêna tout un monde de souvenirs chéris.

Hervé reconnut sa sœur parmi les condamnés ; sans doute il ignorait qu’elle dût partager leur sort, car il tressaillit, devint d’une pâleur cadavéreuse, détourna la tête et s’appuya sur le bras de fra-Girard. Celui-ci lui dit quelques mots à l’oreille en désignant du geste frère Saint-Ernest-Martyr ; alors un sourire affreux erra sur les lèvres d’Hervé, ses yeux étincelèrent, il releva le front, et, au lieu de fuir la vue d’Hêna, il la contempla, avec une impassibilité féroce… À l’approche des hérétiques, les bourreaux allumèrent le bûcher ; il offrit bientôt l’aspect d’une nappe de flammes. Lorsque les patients arrivèrent au lieu du supplice, ils virent les sièges à bascule où l’on allait les enchaîner afin de les plonger dans le brasier à plusieurs reprises et jusqu’à la fin… selon l’explication que leur donnèrent les bourreaux avec une cruelle complaisance… Devant cette torture inouïe, Hêna faiblit ; la malheureuse enfant croyait simplement mourir et quitter cette vie-ci pour une autre, sa pensée ne s’était jamais appesantie sur le genre de mort qui l’attendait. Mais, épouvantée de l’atrocité inattendue du supplice dont elle allait être victime, elle poussa des cris déchirants, se jeta dans les bras de Marie-la-Catelle, laissa tomber son cierge et sa bible ; le saint livre roula sur des tisons, quelques-uns de ses feuillets commençaient de s’enflammer, l’un des bourreaux le crossa du bout de sa chaussure et le fit voler aux pieds du franc-taupin ; profitant de l’inattention des Mathurins, dont les regards suivaient les condamnés, il se baissa, ramassa la petite bible et la mit dans la poche de son froc… Odelin, pétrifié par la terreur, continuait de regarder… les cris effrayants de sa sœur, se débattant à vingt pas de lui, arrivaient à peine à son oreille, étouffés par le violent bourdonnement des artères de ses tempes ; ce qui se passait autour de lui apparaissait à travers cette brume blafarde où se dessinent confuses les visions fantastiques. Hervé aussi regardait l’agonie de sa sœur ; mais ce monstre, se reprochant un mouvement de pitié, se disait :

– Elle n’a pas été à moi… elle ne sera, elle n’aura été à personne… Oh ! il va mourir comme elle, ce moine renégat qu’elle aimait et que j’abhorre !…

Les cris d’épouvante d’Hêna, que Marie-la-Catelle s’efforçait en vain de calmer, satisfaisaient François Ier et autres ordonnateurs de ce sacrifice humain ; l’héroïque résignation habituelle à la plupart des réformés, dont le fier courage défiait les supplices, devenait d’un fâcheux exemple ; leur vaillance intéressait, ils semblaient impassibles au milieu des tortures… ces exécutions ne frappaient point le populaire d’une terreur suffisante ; mais cette belle jeune fille de dix-sept ans se débattant contre les horreurs de la mort, poussant des cris plaintifs, désespérés, entendus des spectateurs groupés aux fenêtres des maisons de la place du Parvis, devait porter l’effroi dans les âmes… Cette résistance, ces cris, eurent un terme : les bourreaux se jettent sur Hêna Lebrenn, l’enchaînent à l’un des sièges ; les autres patients sont également enchaînés ; quelques fagots avivent la flamme du bûcher, les bourreaux font jouer à la fois les six bascules… et ce fut un spectacle… oh ! un spectacle digne de toi, Dante Alighieri, lorsque tu rêvais les tourments des cercles de l’enfer !… Tantôt l’on voyait les victimes plonger au milieu de la fournaise… tantôt s’élever dans les airs, vêtements et cheveux au vent et flambants… puis replonger dans le gouffre embrasé… en ressortir… pour y être précipités encore !…

Odelin regardait toujours, immobile, les bras croisés sur sa poitrine et roidis comme les membres d’un cadavre… Le franc-taupin conservait un effrayant sang-froid ; il ne quittait pas de l’œil Hêna Lebrenn, la suivant dans les airs, la suivant au fond de l’abîme de feu. Il compta… oui, il compta les plongeons, ainsi que disait plaisamment le supérieur des Mathurins… Hêna plongea vingt-cinq fois au milieu des flammes !… Au commencement du supplice, elle se roidissait, se tordait sur son siège en poussant des cris affreux, des gémissements lamentables ; mais ils allèrent peu à peu décroissants… et lorsque, pour la dix-septième fois, elle disparut dans ce cratère flamboyant, elle ne cria plus… non, elle était morte ou mourante… la machine ne basculait plus qu’un cadavre noirci, demi-nu, dont la tête allait ballant et battant le dossier du siège… Le franc-taupin suivit aussi du regard le supplice d’Ernest Rennepont, placé, par un sinistre hasard, face à face d’Hêna ; durant l’exécution, ce malheureux ne poussa pas un cri, pas une plainte ! ses yeux restèrent jusqu’à la fin attachés sur sa fiancée… Étienne Laforge, Jean Dubourg et Marie-la-Catelle furent sublimes de courage… Longtemps on entendit les voix des hérétiques, moins celle d’Antoine Poille, à qui l’on avait coupé la langue, chanter ce psaume d’une voix éclatante :

« Esprit saint notre Créateur,

» Toi, notre grand consolateur,

» Raffermis, soutiens nos âmes !

» Esprit du Dieu de vérité,

» Éclaire-nous par ta clarté,

» Embrase-nous par tes flammes,

» Esprit de Jésus notre roi !

» Augmente notre faible foi ! ! »

Puis, vaincue par la douleur, par l’agonie, par la mort, la voix des hérétiques expira sur leurs lèvres… Les bourreaux s’aperçurent alors qu’ils ne balançaient plus que des cadavres ; ils laissèrent retomber tous à la fois les sièges et les corps à demi calcinés au milieu du bûcher. Le poids de leur chute fit tourbillonner dans les airs une bouffée de flammes, d’étincelles et de fumée… le sacrifice humain était accompli… François Ier, suivi de sa cour, quitta son estrade afin d’assister, en s’en retournant au Louvre, à deux autres exécutions d’hérétiques ; après quoi le roi très-chrétien alla coucher chez sa maîtresse la duchesse d’Étampes.

Odelin, dominé par l’épouvante même du spectacle auquel il assistait, en soutint la vue jusqu’au bout ; mais lorsque la terrible vision eut disparu, il défaillit, tomba sur le sol, et fut bientôt en proie à de violentes convulsions, attribuées par les Mathurins à l’émotion causée au jeune profès par la première exécution à laquelle il assistait. Deux de ces moines offrirent au franc-taupin de l’aider à transporter le jeune novice dans l’une des maisons voisines ; Joséphin, toujours maître de lui, accepta ce secours ; mais avant de quitter le lieu du supplice, il s’arrêta un moment devant le monceau des six cadavres, que le brasier consumait lentement, et se dit :

– Je le jure ici devant ces cendres… je le jure ici par la mort de ma sœur… par la mort de sa fille, plongée vingt-cinq fois dans la fournaise… je périrai… ou je mettrai à mort vingt-cinq prêtres catholiques !

Odelin fut transporté dans une maison voisine, les Mathurins le laissèrent avec son oncle ; leur habit religieux redoubla l’intérêt que l’adolescent inspirait à ses hôtes. Il reprit connaissance ; il eut ensuite l’énergie de s’acheminer la nuit même, avec le franc-taupin, vers le refuge de la rue Saint-Honoré. Là, ils trouvèrent Robert Estienne ; il était proscrit, il partait le lendemain pour Genève, la princesse Marguerite avait à grand-peine obtenu pour lui la grâce de la vie. Il apprit à Odelin la fuite de son père à La Rochelle, la mort de Brigitte, et engagea instamment Joséphin à quitter Paris à l’heure même avec son neveu afin de se mettre en route pour La Rochelle, dussent-ils, au besoin, s’arrêter au bout de quelques lieues afin de prendre un repos nécessaire à Odelin après de si cruelles secousses. L’avis de Robert Estienne fut suivi ; il remit à Joséphin l’argent nécessaire au voyage, se chargea de prévenir maître Raimbaud (dans le cas où celui-ci voudrait aussi chercher asile à La Rochelle) que le franc-taupin et son neveu l’attendraient à Étampes, où ils s’arrêteraient pendant deux jours. Joséphin et Odelin partirent de Paris avant la fin de la nuit, gagnèrent Étampes sans encombre en conservant leur déguisement religieux. Maître Raimbaud et sa femme vinrent les rejoindre au rendez-vous convenu ; tous quatre arrivèrent le 17 février 1535, à La Rochelle, où ils retrouvèrent Christian Lebrenn. Le franc-taupin remit à son beau-frère la petite bible de poche ramassée par lui près du bûcher lors du supplice d’Hêna… Cette bible augmenta les pieuses reliques de la famille Lebrenn.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE DE LA BIBLE DE POCHE

FIN DU TOME X des Mystères du peuple

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