Les Mystères du peuple – Tome X

Cet homme se nommait IGNACE DE LOYOLA.

Ses six compagnons (n’oubliez jamais leurs noms, fils de Joel) s’appelaient JACQUES LAINEZ, Espagnol ; ALPHONSE SALMERON, INIGO DE BOBADILLA et RODRIGUEZ D’AZEVEDO, Portugais ; FRANÇOIS XAVIER, gentilhomme français ; et enfin PIERRE LEFÈVRE, natif des montagnes de la Savoie, pendant dix ans ami intime de Christian Lebrenn.

François Xavier tenait le flambeau de cire allumé ; Lefèvre portait sur son épaule un paquet volumineux. Les six disciples de Loyola, immobiles, muets, attachaient leurs yeux sur lui, non pour essayer de deviner la pensée de leur maître, ils n’auraient pas eu cette audace… mais pour tâcher de prévenir sa volonté, quelle qu’elle pût être. Loyola, contemplant de nouveau l’intérieur de la grotte, dit d’une voix solennelle :

– Salut, retraite profonde, où ainsi qu’autrefois, dans la caverne de Manrès, j’ai souvent médité, mûri mes desseins !… – Puis, prenant un bloc de pierre pour siège, croisant ses mains sur la poignée de sa béquille, appuyant son menton sur ses mains, il provoqua son regard noir et profond sur ses six disciples restés debout, les yeux baissés, impassibles comme des statues, se recueillit un moment et reprit : – Mes fils, ce soir, je vous ai dit : « Venez… » Vous êtes venus, ignorant où je vous conduisais… Pourquoi m’avez-vous suivi ? Réponds, Xavier. Entendre l’un de mes disciples, c’est les entendre tous… l’entendre aujourd’hui, c’est entendre ceux qui lui succéderont d’âge en âge…

– Maître, vous nous avez dit : « Venez ! » Nous sommes venus…

– Sans vous demander où je vous conduisais ? Réponds… Lefèvre…

– Maître, nous vous avons suivi sans réflexion… sans examen.

– Pourquoi sans réflexion, sans examen ? Réponds, Lainez…

– Les membres du corps obéissent à la volonté qui les dirige ; ils n’interrogent pas cette volonté : ils obéissent.

– Xavier, – reprit Loyola, – place ton flambeau dans un interstice de ce roc. Lefèvre, dépose ce paquet à tes pieds ; il contient tes habits sacerdotaux et ce qui est nécessaire pour célébrer le saint sacrifice de la messe ?

– Oui, maître, selon vos ordres.

François Xavier assujettit le flambeau entre deux pierres ; Lefèvre dépose son paquet près de lui ; les autres disciples restent debout, les yeux baissés. Loyola, toujours assis et le menton appuyé sur la poignée de sa béquille, reprend :

– François Xavier, lorsque je t’ai rencontré sur les bancs de l’Université, quel était ton caractère ?

– Maître, s’il m’en souvient, j’apportais à l’étude et aux choses de la vie une fougue extrême…

– Et toi ? – dit Loyola, – et toi, Inigo de Bobadilla ?

– Maître, le moindre obstacle me rebutait ; mon âme manquait d’énergie…

– Et toi, Jean Lainez ?

– Maître, j’avais une confiance excessive en moi-même…

– Et toi, Rodriguez d’Azevedo ?

– Maître, mon cœur débordait de tendresse ; une action touchante, une parole affectueuse, le serrement de main d’un ami, rendaient mes yeux humides de larmes…

– Et toi, Alphonse Salmeron ?

– Maître, l’orgueil me dominait ; je me sentais aussi fier de ma force physique que de mon intelligence…

– Et toi, Jean Lefèvre ?

– Maître, ma ténacité montagnarde ne tenait compte des obstacles que pour les vaincre…

– Oui, tels vous étiez ! – reprit Loyola. – Et qu’êtes-vous maintenant ? Réponds, Jean Lefèvre… entendre l’un de vous, c’est entendre les autres.

– Maître, nous ne sommes plus-nous-mêmes… ton âme à absorbé la nôtre… Nous sommes les instruments passifs de ta volonté ; nous sommes le corps, tu es l’esprit ; nous sommes les bâtons, tu es la main ; et sans ton souffle, qui nous anime, nous ne sommes que des cadavres.

– Comment êtes-vous parvenus à ce complet anéantissement de vous-mêmes ? Comment s’est opérée cette absorption de vos personnalités dans la mienne ?

– Maître, l’étude et la pratique de tes Exercices spirituels ont opéré ce miracle.

Loyola paraît satisfait, il garde un moment le silence, le menton toujours appuyé sur ses deux mains croisées sur la poignée de sa béquille ; il reprend :

– Oui, vous étiez ceci ; vous êtes devenus cela… Et moi, qu’étais-je ? et que suis-je devenu ? Je vais vous le dire : J’étais un fier gentilhomme de Biscaye, beau cavalier, vaillant capitaine, hardi séducteur, heureux spadassin ; la main de Dieu me frappe à la guerre, me rend difforme. Grand désespoir ! Renoncer aux femmes, aux duels, aux chevaux, à la bataille, au commandement de mes soldats, rompus, brisés, façonnés par la discipline militaire (la seule efficace) ! Cloué sur un lit de tortures, acceptées dans l’espoir de guérir ma difformité, la grâce m’a touché ! Je me sentais encore plein de force, de puissance, possédé d’un invincible besoin de domination ; l’Esprit-Saint m’a dit : « Dévoue-toi au triomphe de l’Église catholique ; ta domination s’étendra en raison de ta foi. » Alors, je me suis demandé quels services je pouvais rendre à l’Église catholique ; j’ai regardé autour de moi, qu’ai-je vu ?… L’esprit de LIBERTÉ, cette pestilentielle émanation de l’humanité déchue, partout en lutte contre L’AUTORITÉ, cette émanation sacrée de la Divinité ; je me suis promis de soumettre l’esprit de liberté au frein inflexible de l’autorité, de même que j’ai soumis au frein des chevaux indomptés. Le but entrevu, quels moyens de l’atteindre ? Je les ai cherchés ; j’ai voulu expérimenter sur moi-même jusqu’à quel point l’on peut, soutenu par la foi dans l’idée que l’on poursuit, dépouiller le vieil homme. Riche de mon patrimoine, j’ai mendié mon pain ; fier gentilhomme, je me suis exposé aux outrages ; adroit spadassin, j’ai subi des insultes ; somptueux dans mes vêtements, soigneux de ma personne, j’ai vécu couvert de haillons et de crasse ; ignorant, illettré, je me suis assis à trente ans au milieu d’enfants sur les bancs du collège Montaigu, et pour une faute d’inadvertance, j’ai reçu le fouet ; quelques-uns de mes desseins, pénétrés par des prêtres orthodoxes, m’ont valu leur persécution, ils m’ont frappé d’ostracisme, j’ai tout supporté sans murmure… Certain dès lors que je pouvais demander à mes disciples les sacrifices que je m’imposais à moi-même, je vous ai faits tels qu’il faut que vous soyez… Vous l’avez dit, vous êtes les membres, je suis l’esprit ; vous êtes les instruments, je suis la volonté. Le moment d’agir est venu, l’œuvre nous appelle… Cette œuvre, quelle est-elle ?

– Maître, cette œuvre est d’assurer le règne de l’autorité sur le monde.

– Quelle autorité ?

– Maître, il n’y en a qu’une ; celle de Dieu, visiblement incarnée dans son vicaire, le pape, qui est à Rome.

– Entendez-vous par là : autorité spirituelle ou temporelle ?

– Maître, qui a pouvoir sur l’âme doit avoir pouvoir sur le corps ; qui dicte la loi divine doit dicter la loi humaine.

– Que doit être le pape ?

– Pontife et empereur du monde catholique.

– Qui gouvernera, sous lui, les nations ?

– Le clergé.

– La domination temporelle du monde doit donc aussi appartenir à l’Église ?

– Toute autorité émane de Dieu ; ses ministres sont de droit divin investis de toute autorité.

– Telle est donc l’œuvre à accomplir ?

– Oui, maître.

– Existe-t-il des obstacles à son établissement ?

– Il en existe d’énormes.

– Quels sont-ils ?

– Les rois, d’abord.

– Ensuite ? – reprend Loyola, – ensuite ?

– L’indocilité des bourgeoisies.

– Ensuite ?

– La nouvelle hérésie connue sous le nom de réforme.

– Ensuite ?

– L’imprimerie, ce fléau qui étend chaque jour ses ravages.

– Ensuite ?

– Les mœurs trop ouvertement scandaleuses de la majorité des ecclésiastiques.

– Enfin ?

– Souvent l’ineptie, la faiblesse ou les débordements de la papauté elle-même.

– Tels sont donc les obstacles qui s’opposent au gouvernement absolu du monde catholique par son Église ?

– Oui, maître.

– Est-il possible de triompher de ces obstacles ?

– Nous le pouvons par vous, maître, si votre esprit parle par notre bouche, si votre volonté dicte nos actes.

– À tout seigneur tout honneur… commençons par les rois. Que sont-ils au regard des papes ?

– Leurs rivaux.

– Que doivent-ils être ?

– Leurs premiers sujets.

– Ne vaudrait-il pas mieux, pour la plus grande gloire et sécurité de l’Église catholique, que la royauté fût abolie ?

– Cela serait préférable.

– Comment subordonner absolument les rois aux papes ? ou, mieux encore, comment détruire la royauté ?

– En soulevant contre elle ses sujets.

– Par quels procédés ?

– En déchaînant les passions d’une populace ignorante ; en exploitant le vieil esprit communier des bourgeoisies ; en exaltant les jalouses rancunes des grands seigneurs, jadis pairs des rois aux temps de la féodalité.

– N’est-il pas un dernier moyen de se défaire des royautés ?

– Il en est un.

– Lequel ?

– Le poignard.

– Entendez-vous par là qu’un membre de l’Église doit et peut poignarder un roi ?

« – Maître, il n’appartient pas aux moines de tuer ouvertement… ou par embûche les rois. On doit d’abord avertir paternellement ceux-ci, puis les excommunier, les déclarer déchus de l’autorité royale ; après quoi, l’exécution appartient à d’autres(8). »

– Et qui déclare les rois déchus de l’autorité royale, et les met ainsi au ban de l’humanité ?

« – La voix publique, une assemblée de théologiens, ou l’avis d’hommes sensés(9). »

– J’admets l’autorité royale renversée, par le meurtre ou autrement… le pouvoir ne tombera-t-il pas, soit aux mains des grands, soit aux mains des bourgeoisies, soit aux mains du populaire ?

– Oui, pour un jour… Mais si le pouvoir tombe aux mains du populaire, l’on retourne contre lui les grands et la bourgeoisie… si le pouvoir tombe aux mains de la bourgeoisie, l’on retourne contre elle le populaire et les grands… si, enfin, le pouvoir tombe aux mains des grands, l’on retourne contre eux bourgeoisie et populaire.

– À la suite de ces secousses, de ces guerres civiles, que doit-il arriver ?

– Tous les pouvoirs ainsi annihilés, détruits les uns par les autres, l’Église catholique restera seule debout, impérissable, et dominera ces ruines.

– Vous avez parlé d’agir sur le populaire, sur la bourgeoisie, sur les grands, afin de se servir de ces différentes classes pour renverser le pouvoir royal, et de les déchaîner ensuite les unes contre les autres ; quel moyen d’action aurez-vous sur elles ?

– Le plus puissant de tous… la direction de leur conscience par la confession.

– Comment parviendrez-vous à diriger leur conscience ?

– En établissant des maximes de morale si douces, si flexibles, si commodes, si complaisantes aux passions, aux vices, aux péchés, que le plus grand nombre des hommes et des femmes nous choisiront pour confesseurs, nous livreront la direction de leur âme… Or, diriger, posséder les âmes des créatures, c’est s’assurer l’empire du monde.

– Voyons l’application de cette doctrine, – reprend Loyola. – Je suis moine, vous êtes, je suppose, – ajoute-t-il, s’adressant tour à tour à chacun de ses disciples, – vous êtes mon confesseur, je vous dis : Mon père, il est défendu, sous peine d’excommunication, de quitter, ne fût-ce que pour un instant, l’habit de notre ordre ; je m’accuse de m’être vêtu en laïque ?

« – Mon fils (répondrai-je), – dit l’un des disciples d’Ignace, – distinguons : si vous avez quitté momentanément l’habit religieux, afin de ne pas le souiller par une action honteuse, telle que d’aller filouter ou hanter une maison de débauche, vous avez obéi à un honorable sentiment de vergogne, et vous ne méritez pas l’excommunication(10). »

– Je suis bénéficier, – reprend Loyola, – je paye une pension viagère à un quidam, je désire sa mort, afin d’être libéré envers lui ; ou bien, héritier d’un père opulent, je suis impatient de voir arriver le terme de sa vie… Je m’accuse à vous de ces sentiments ?

« – Mon fils (répondrai-je), un bénéficier peut, sans péché, désirer la mort de ceux qui ont pension sur son bénéfice, en cela que ce n’est point la mort de ses créanciers qu’il souhaite, mais l’extinction de sa dette. Mon fils (répondrai-je à l’autre pénitent), vous commettriez un crime abominable en désirant par pure méchanceté la mort de votre père ; mais vous ne péchez nullement en la désirant, non dans une pensée parricide, mais uniquement dans l’impatience de jouir de son héritage(11). »

– Je suis valet, je viens à vous m’accuser d’être l’entremetteur des amours de mon maître et, de plus, de l’avoir larronné ?

« – Mon fils (répondrai-je), porter les lettres ou les présents à la concubine de votre maître, l’aider même à s’introduire chez elle en tenant l’échelle où il monte, sont choses permises ou indifférentes, puisque, en votre qualité de serviteur, ce n’est point à votre volonté que vous obéissez, mais à celle d’autrui(12). Quant aux larcins que vous avez commis, il est évident que si, par nécessité, vous avez été forcé d’accepter des gages trop minimes, vous êtes en droit de récupérer autrement un salaire légitime(13). »

– Je suis spadassin ; je m’accuse au tribunal de la pénitence de m’être battu en duel ?

« – Mon fils (répondrai-je), si en vous battant vous avez cédé, non point à une pensée homicide, mais au besoin légitime de venger votre honneur, vous n’avez pas péché(14). »

– Je suis lâche ; je me suis défait de mon ennemi par un meurtre en guet-apens. Je viens vous faire cet aveu, à vous, mon confesseur ?

« – Mon fils (répondrai-je), si vous avez commis le meurtre, non pour le meurtre en lui-même, mais pour échapper aux dangers que votre ennemi pouvait vous susciter, vous n’avez point péché ; il est, en ce cas, licite de tuer son ennemi en cachette sans courir les chances d’un duel(15). »

– Je suis juge ; je m’accuse d’avoir, moyennant un présent reçu de l’une des parties, rendu un arrêt en sa faveur ?

« – Où est le mal, mon fils (répondrai-je) ? Vous avez, en considération de ce présent, rendu un arrêt favorable au donateur ; ne pouviez-vous, par votre seul bon plaisir, favoriser tout autre(16) ? »

– Je suis usurier ; je m’accuse d’avoir retiré un gros pécule de mon argent ?

« – Mon fils (répondrai-je), voici dorénavant comment il vous faut conduire en pareille matière : Quelqu’un vous demande un prêt, vous répondez : – Je n’ai point d’argent à prêter ; mais j’en ai à placer à profit honnête. Si donc vous me garantissez le remboursement de mon capital, et de plus un bénéfice certain, je vous confierai la somme pour que vous la fassiez valoir ; mais je ne vous la prêterai point(17). Du reste, mon fils, vous n’avez pas péché si l’intérêt que vous avez reçu de votre argent a été simplement à vos yeux une marque de gratitude de l’emprunteur, et non une condition de prêt(18). »

– Je suis banqueroutier ; je m’accuse d’avoir soustrait à la connaissance de mes créanciers une grosse somme d’argent ?

« – Mon fils (répondrai-je), le péché est grave si vous avez détenu cette somme par basse cupidité ; mais si vous avez uniquement voulu vous assurer, à vous et à votre famille, une existence honorable, soyez absous(19). »

– Je suis femme ; je m’accuse d’avoir été adultère, et d’avoir ainsi obtenu des richesses considérables de mon galant. Puis-je jouir de ces biens en sécurité de conscience ?

« – Ma fille (répondrai-je), les biens acquis par l’adultère ont, il est vrai, une source illégitime ; mais, néanmoins, leur possession est légitime, puisque aucune loi ne contrarie cette possession. Donc, jouissez en paix de vos biens, ma fille(20). »

– J’ai volé une somme considérable, je m’en accuse ?

« – Mon fils (répondrai-je), il est criminel de voler, à moins cependant que l’on n’y soit contraint par une extrême nécessité, moins encore, par des motifs graves(21). »

– Je suis riche, mais peu ou point aumônier ; je m’en accuse ?

« – Mon fils (répondrai-je), la charité envers son prochain est un devoir chrétien ; cependant, si le superflu vous est nécessité, vous ne péchez point en ne vous dépouillant pas de ce qui est à vos yeux le nécessaire(22). »

– Je convoitais un héritage ; je m’accuse d’avoir empoisonné celui de qui je devais hériter. Puis-je conserver ces biens ?

« – Mon fils (répondrai-je), la possession des biens acquis par voies honteuses, même par le meurtre, est légitime, en tant que possession ; vous pouvez donc les conserver(23). »

– L’on m’a déféré le serment ; ma conscience me défend le parjure, et mon intérêt me l’ordonne. Vous êtes mon confesseur, je vous consulte en cette occasion ?

« – Vous pouvez, mon fils, concilier votre intérêt et votre conscience ; voici comme : On vous demandera, je suppose : – Affirmez-vous par serment n’avoir point commis tel acte ? – vous répondez tout haut : – Je jure devant Dieu et devant les hommes que je n’ai pas commis cet acte… (et vous ajoutez mentalement) ce jour-là… – ou bien encore on vous dit : – Jurez-vous de ne jamais faire telle chose ? – vous répondez : Je le jure… (et vous ajoutez mentalement) à moins que je ne change de volonté(24). »

– Je suis femme et non mariée ; j’ai cédé à un séducteur ; je redoute la colère et les reproches de ma famille ?

« – Ma fille (répondrai-je), rassurez-vous ; une personne de votre âge peut librement disposer de son corps et d’elle-même ; vous n’avez pas péché(25). »

– Je suis une joueuse forcenée ; je m’accuse d’avoir dérobé à mon mari quelques sommes que j’ai perdues au jeu ?

« – Ma fille (répondrai-je), tout étant commun ou devant l’être entre époux, vous n’avez nullement péché en puisant à la bourse commune(26). »

– Je suis femme ; j’aime passionnément la parure, et je m’en accuse ?

« – Ma fille (répondrai-je), si vous vous parez sans mauvaise intention et seulement afin de satisfaire à votre goût naturel pour la parure, vous ne péchez point(27). »

– Je m’accuse d’avoir suborné la femme de mon meilleur ami ?

« – Mon fils (répondrai-je), distinguons : si vous avez, par traîtrise, suborné cette femme précisément parce qu’elle était l’épouse de votre ami, vous avez péché ; mais si vous l’avez subornée ainsi que vous eussiez fait de toute autre, vous n’avez en rien outragé l’amitié(28). »

– Voilà qui est bien, – reprend Loyola, – mais vous absolvez tout ce que la morale humaine et les Pères de l’Église condamnent ?

– Maître, vous l’avez dit : les absous ne réclameront point.

– Quel est le motif de la complaisance de vos doctrines ?

– À cette heure, il règne parmi les hommes une incurable corruption ; la rigueur les éloignerait de nous, notre tolérance pour leurs vices doit nous livrer, corps et âme, nos pénitents, à la plus grande gloire de Dieu.

– Comment cela, à la plus grande gloire de Dieu ?

– Maître, cette génération pourrie, en nous abandonnant la direction de son âme, nous donnera plus tard l’éducation exclusive de ses enfants ; nous élèverons ces générations selon qu’il convient, en les prenant de la tombe au berceau, en les façonnant, les pétrissant de telle sorte que, leurs appétits satisfaits, et à jamais délivrées des tentations de ces trois infernales rebelles : Raison, Dignité, Liberté, ces générations, bénissant leur douce, grasse et sensuelle servitude, soient à nous ce que nous sommes à toi, ô maître ! des corps sans âmes, des cadavres !

– Parmi les obstacles que notre œuvre rencontre ou peut rencontrer, vous avez cité la papauté ?

– Oui, maître, parce que l’élection du sacré collège peut appeler au trône pontifical des papes faibles, stupides ou scélérats.

– Quel remède à cela ?

– Constituer en dehors de la papauté, du collège des cardinaux, de l’épiscopat, du clergé régulier, des ordres religieux, une compagnie dont les membres ne pourront jamais être élus papes, ni accepter aucune dignité de la hiérarchie catholique, si élevée ou si humble que soit cette dignité, de sorte que cette compagnie conserve toujours pleine et entière son action pour ou contre l’Église établie, pour ou contre son chef.

– Quelle sera l’organisation de cette compagnie ?

– Un général élu par ses membres la dirigera souverainement.

– Quel engagement prendront ces membres envers lui ?

– Celui d’une obéissance muette, aveugle, servile.

– Que seront-ils dans ses mains ?

– Ce que nous sommes entre les tiennes, ô maître ! des instruments aussi dociles que le bâton dans la main d’un vieillard.

– Quel sera le théâtre de l’œuvre de la compagnie ?

– Le monde.

– Comment se le partagera-t-elle ?

– En provinces… province de France, d’Espagne, d’Allemagne, d’Angleterre, des Indes, d’Asie et autres, sous le gouvernement d’un provincial choisi par le général de l’ordre.

– La compagnie organisée, quel nom prendra-t-elle ?

– Celui de la COMPAGNIE DE JÉSUS.

– Comment la compagnie de Jésus deviendra-t-elle le contre-poids de la papauté, et, au besoin, dominera-t-elle la papauté, si elle dévoyait de la route qu’elle doit suivre pour assurer à l’Église catholique le gouvernement absolu des nations ?

– Indépendante de l’Église établie, dont elle n’attend ni ne veut rien, ni pourpre, ni crosse, ni bénéfices, la compagnie de Jésus, grâce à la commodité, à la tolérance de ses doctrines, conquerra bientôt le domaine et l’empire des consciences ; elle confessera les laquais et les rois (en tant qu’il y aura des rois), le moine mendiant et le cardinal, la courtisane et la princesse. Le concert de cette immense clientèle agissant comme un seul homme, sous l’influence de la compagnie de Jésus, inspirée par son général, doit assurer à celui-ci une telle puissance, qu’à un moment donné il dictera des ordres à la papauté, la menaçant de déchaîner contre elle toutes les consciences, et conséquemment les bras dont il dispose.

– En outre de l’action sur les consciences, la compagnie de Jésus n’aura-t-elle point d’autres leviers secondaires ?

– Oui, maître, et des plus efficaces. Quiconque, laïque ou ecclésiastique, pauvre ou riche, femme ou homme, grand ou petit, abandonnera aveuglément son âme à la direction de la compagnie de Jésus, sera toujours et partout, et contre qui, et contre quoi que ce soit, soutenu, protégé, favorisé, défendu, innocenté par la compagnie et ses adhérents ; le pénitent d’un jésuite verra s’ouvrir à ses yeux l’horizon des plus hautes espérances : le chemin des honneurs, des richesses, s’aplanira devant lui ; un manteau tutélaire couvrira ses fautes, ses égarements, ses crimes ; ses ennemis deviendront ceux de la compagnie, elle les poursuivra, les traquera, les atteindra, les frappera, quels qu’ils soient, où qu’ils soient, et par tous les moyens possibles, de sorte que le pénitent d’un jésuite pourra prétendre à tout et ce sera quelque chose d’effrayant d’encourir ses ressentiments !…

– Ainsi, vous avez foi dans le triomphant accomplissement de notre œuvre ?

– Une foi absolue.

– Cette foi, qui vous l’a donnée ?

– Toi, maître, toi, Ignace de Loyola, de qui le souffle nous inspire.

– L’œuvre est immense : dominer le monde !… et nous ne sommes que SEPT !…

– Maître, tu nous commandes, nous sommes LÉGION !

– Sept… seulement sept, mes fils… sans autre force que notre foi à notre œuvre ?

– Maître, la foi soulève des montagnes… Commande, nous soulèverons des montagnes.

– Oh ! mes vaillants disciples ! – s’écria Ignace de Loyola en se dressant sur sa béquille, – quelle joie pour moi de vous voir ainsi pénétrés de ma substance, nourris de la moelle de mes doctrines !… Debout ! debout ! le moment est venu d’agir… voilà pourquoi je vous ai, ce soir, réunis ici, à Montmartre, où si souvent je suis venu méditer dans cet antre, cette seconde caverne de Manrès où, en Espagne, après de longues réflexions, j’ai entrevu la profondeur, l’immensité de mon œuvre… Oui, pour vous y associer à cette œuvre, j’ai brisé, dompté, absorbé vos personnalités ; oui, j’ai fait de vous des instruments aussi dociles qu’un bâton dans la main d’un vieillard ; oui, j’ai pris vos âmes ; oui, vous n’êtes maintenant entre mes mains que des cadavres ! Oh ! mes chers cadavres ! mes bâtons ! mes serviles ! glorifiez votre servitude… elle vous donne l’empire du monde !…

Les disciples de Loyola l’écoutaient dans un religieux silence ; il resta un moment abîmé dans la contemplation de son épouvantable orgueil, rêvant la domination universelle, puis il reprit :

– Il faut nous préparer par le saint sacrifice de la messe au dernier acte de cette grande journée… il faut recevoir le saint corps de Jésus, nous, son intrépide milice ! nous, les JÉSUITES !… – Puis, s’adressant à Lefèvre : – Tu as apporté ce qu’il faut pour dire la messe ; cette pierre, – et il montra du geste le bloc derrière lequel se cachaient Christian et Justin, – cette pierre nous servira d’autel.

Lefèvre ouvre le paquet dont il s’était chargé, il en retire un surplis, une chasuble, un évangile, une étole, un calice, une boîte d’hosties, et deux petits flacons de vin et d’eau ; il se revêt des habits sacerdotaux, tandis que l’un des disciples prend la torche de cire, s’agenouille et éclaire l’autel improvisé, sur lequel les autres jésuites disposent les objets nécessaires à la célébration du sacrifice divin. Il s’accomplit devant Loyola et ses disciples ; la voix de Lefèvre, officiant et psalmodiant, trouble seule le silence de cette solitude, vaguement éclairée par les reflets rougeâtres du flambeau de cire. Le moment de la communion venu, les sept fondateurs de la compagnie de Jésus reçoivent avec onction l’Eucharistie ; l’office terminé, Loyola se redresse d’un air inspiré et dit à ses disciples :

– Et maintenant, venez, venez…

Il sort en boitant, suivi de ses acolytes, laissant sur le bloc de pierre les objets du culte.

Christian et Justin, à peine les jésuites éloignés, abandonnent avec précaution leur cachette, épouvantés du secret qu’ils viennent de surprendre, Christian pouvant à peine croire que Lefèvre, l’un de ses plus anciens amis et dont les idées inclinaient jadis à la réforme, soit devenu l’un des plus ardents sectaires de Loyola.

– Les voilà dehors, – dit tout bas Justin à son compagnon ; – je n’ai pas une goutte de sang dans les veines… fuyons !

– Quelle imprudence ! nous pouvons rencontrer ces fanatiques… Ils vont sans doute revenir ici ; attendons leur départ.

– Non, non, je ne reste pas un instant de plus ici ; j’ai peur de ces hommes !…

– En ce cas, tentons de fuir par l’autre issue qui, m’as-tu dit, aboutit derrière cette pierre.

– J’ignore si ce couloir n’est pas maintenant obstrué… il serait périlleux de nous y engager sans lumière, et elle nous trahirait…

Justin, de plus en plus effrayé, se dirige rapidement vers l’entrée de la carrière, Christian le suit, ne voulant pas l’abandonner ; mais au moment de sortir de ce lieu souterrain, ils entendent au-dessus de leur tête un bruit de voix. La lune, alors levée, jetait sa clarté sur l’unique sentier qui conduisait au carrefour de l’abbaye.

– Nous ne pouvons sortir d’ici sans être vus, – dit tout bas Justin avec angoisse ; – ces hommes sont réunis sur la plate-forme qui domine l’ouverture de la carrière.

– Écoute, – dit Christian, cédant à un sentiment d’invincible curiosité, – écoute, ils parlent…

Les deux artisans demeurent immobiles et muets ; la voix sonore d’Ignace de Loyola arrive à leurs oreilles comme si elle descendait du ciel.

– Le jurez-vous ? – disait le fondateur de la compagnie de Jésus, – le jurez-vous au nom du Dieu vivant ?

– Au nom du Dieu vivant, – reprirent les jésuites en chœur, – nous le jurons !…

– Mes fils, – reprit avec solennité la voix de Loyola, – d’ici vous voyez les quatre points cardinaux de ce monde dont je vous partage l’empire, vaillants soldats de la compagnie de Jésus. Là-bas, au nord, la Moscovie, l’Allemagne, l’Angleterre… À toi l’Allemagne, la Moscovie, l’Angleterre, Jean Lainez…

– Maître, que ta volonté soit faite !

– Là-bas, à l’orient, c’est la Turquie, l’Asie, la Terre-Sainte… À toi la Turquie, l’Asie, la Terre-Sainte, Rodriguez d’Azevedo…

– Maître, que ta volonté soit faite !

– Là-bas, à l’occident, la nouvelle Amérique et ses Indes… À toi la nouvelle Amérique et ses Indes, Alphonse Salmeron…

– Maître, que ta volonté soit faite !

– Là-bas, au midi, l’Afrique, l’Italie, l’Espagne, le Portugal… À toi l’Afrique, l’Italie, l’Espagne, le Portugal, Inigo de Bobadilla…

– Maître, que ta volonté soit faite !

– Enfin, ici, à nos pieds, Paris, capitale de la France, qui à elle seule est un monde… À toi Paris, à toi la France, Jean Lefèvre…

– Maître, que ta volonté soit faite !

– Dès demain, ceignez vos reins, partez, le bâton à la main, seuls, inconnus ; et à l’œuvre, soldats de Jésus ! à l’œuvre, jésuites ! le royaume de la terre est à nous !… Dès demain, je pars pour Rome offrir ou imposer au pape notre invincible appui !

La voix de Loyola se tut ; Christian et Justin, entendant les sectaires descendre de la plate-forme, se hâtèrent de regagner leur cachette, masquée par le bloc de pierre sur lequel se trouvaient encore les objets dont s’était servi Lefèvre pour la célébration de la messe. Il rentra bientôt avec ses compagnons, se dévêtit de ses habits sacerdotaux et s’approcha de l’autel improvisé afin d’enlever les vases sacrés ; ce faisant, il heurta le calice, qui roula et tomba derrière le bloc où se blottissaient les deux artisans ; ils se crurent perdus. Jean Lefèvre contourna le bloc afin d’aller chercher le calice, tombé non loin de Christian ; celui-ci vit le jésuite s’approcher, se baisser, ramasser le vase sacré, sans paraître apercevoir, dans la demi-obscurité, son ancien ami, qu’il touchait presque, et rejoindre, impassible, les autres disciples de Loyola.

– Lefèvre nous a vus ! – pensa Christian ; – il est impossible qu’il ne nous ait pas vus… J’ai rencontré son regard clair et froid… cependant, pas un mot, pas un geste n’a trahi sur son visage la surprise et l’inquiétude où doit le plonger notre présence ici, nous, maintenant maîtres du secret de leur compagnie. Est-ce par un dernier ressouvenir de notre ancienne amitié qu’il a feint de ne pas m’apercevoir ?

Pendant que Christian se livrait à ces réflexions, Lefèvre, toujours imperturbable, replaça dans son sac les objets dont il s’était servi pour la célébration du service divin, sortit de la carrière avec ses compagnons et alla dire quelques mots à l’oreille de Loyola ; celui-ci tressaillit légèrement, se recueillit et répondit aussi tout bas à Lefèvre, qui baissa la tête en signe d’acquiescement ; puis le fondateur de la compagnie de Jésus et ses disciples regagnèrent Paris.

*

* *

Christian, de retour chez lui vers le milieu de la nuit, s’empressa d’instruire son hôte des faits survenus à Montmartre ; M. Jean conclut de cette découverte qu’il fallait se hâter de rassembler les chefs des réformés dans la carrière abandonnée, où l’on ne devait pas craindre de voir revenir les membres de la société de Jésus, Loyola devant partir immédiatement pour Rome, tandis que ses disciples se dirigeraient vers les contrées lointaines à eux dévolues. Enfin, si Lefèvre, selon que Christian persistait avec raison à le croire, s’était aperçu de la présence des deux artisans au conciliabule des jésuites, cette raison surtout les empêcherait de retourner à Montmartre. M. Jean résolut donc de convoquer en ce lieu, pour le lendemain à dix heures du soir, les chefs des réformés de Paris, indiquant dans sa lettre les moyens d’arriver au lieu de réunion ; Justin irait s’assurer que la seconde issue était praticable. Brigitte et son mari convinrent que, peu de temps avant le coucher du soleil, elle sortirait avec sa fille, afin qu’à la nuit l’inconnu pût quitter la maison à l’insu d’Hêna ; Christian, de son côté, prétextant d’une invitation à souper chez quelque ami, engagerait son fils, après leur journée de travail, à l’accompagner pendant assez longtemps, et ne le renverrait rejoindre sa mère et sa sœur qu’après le départ présumé de M. Jean. Il en fut ainsi ; lorsque Brigitte et Hêna rentrèrent au logis, après une courte promenade sur les bords de la Seine, le proscrit avait abandonné son refuge hospitalier pour se rendre près de la porte Montmartre, où Christian devait l’attendre afin de le conduire au lieu du rendez-vous.

La femme et la fille de l’artisan travaillaient devant leur métier de broderesse à la lueur d’une lampe, Brigitte songeant avec bonheur au touchant repentir dont Hervé s’était montré pénétré la veille, tandis que Hêna, rêveuse, laissait parfois son aiguille inactive ; son regard fixe se portait alors sans la voir sur sa broderie commencée ; alors aussi son sein virginal se soulevait oppressé sous sa gorgerette, et, profondément absorbée, la jeune fille restait étrangère à ce qui se passait autour d’elle. Neuf heures sonnèrent à l’horloge lointaine de la tour de Saint-Jacques-la-Boucherie.

– Neuf heures, – se dit Brigitte. – Christian m’a prévenue qu’il emmènerait Hervé avec lui afin que l’étranger eût quitté la maison avant le retour de notre fils ; il ne peut maintenant tarder à rentrer. Oh ! avec quelle joie je l’embrasserai ce soir !… de quel poids ses aveux ont ce matin allégé mon cœur !… cher, cher enfant, le voici pour toujours revenu à nous ! Ah ! je n’ai jamais mieux senti le prix de sa tendresse que depuis que j’en ai douté !… – Puis, s’adressant à Hêna sans quitter sa broderie du regard : – Béni soit Dieu ! chère fille, tu n’auras plus désormais à te plaindre de la froideur où de la rudesse d’Hervé… non, non ! et lorsque notre petit Odelin sera de retour d’Italie, nous vivrons tous unis, heureux comme par le passé. Aussi, j’attends avec une double impatience l’arrivée de maître Raimbaud l’armurier, qui nous le ramènera, notre gentil Odelin. – Mais Brigitte, ne recevant aucune réponse de sa fille, leva les yeux vers elle et lui dit : – Hêna, Hêna, à quoi penses-tu donc ?

– Plaît-il, mère ? Pardon… je…

– Voilà déjà plusieurs fois, chère fille, que je t’adresse la parole, tu sembles ne pas m’entendre ?

– C’est vrai ; je m’étonne moi-même d’être si distraite.

– De cette distraction quelle est donc la cause, mon enfant ?

Hêna garda un moment le silence, sourit naïvement et répondit :

– Après tout, si singulier que cela soit, pourquoi, mère, ne te le dirais-je pas ?… Ce serait la première fois de ma vie que j’aurais un secret pour toi…

– Oh ! je connais ta franchise… Eh bien, quelle est la cause de tes distractions ?

– Quelle en est la cause ? Le croirais-tu ? c’est… frère Saint-Ernest-Martyr…

Brigitte interrompit brusquement sa broderie, contempla sa fille avec une telle surprise, qu’Hêna la remarqua et reprit avec un candide et nouveau sourire :

– Cela t’étonne, n’est-ce pas, mère ? Et moi donc !… Ah ! je suis encore bien plus étonnée que toi, va !

Hêna prononça ces mots avec une si adorable ingénuité, son beau regard, limpide et pur comme son âme, s’attacha sur celui de sa mère avec tant de confiance et de sérénité, que Brigitte, à la fois inquiète et rassurée, inquiète de cette révélation étrange, rassurée par l’innocente sécurité d’Hêna, lui dit après un moment de silence :

– En effet, chère fille, je suis surprise de ce que tu m’apprends ; tu n’avais vu, ce me semble, frère Saint-Ernest-Martyr que deux ou trois fois chez notre amie Marie-la-Catelle avant qu’il fût transporté chez nous à la suite de ce malheureux événement arrivé l’autre soir sur le pont ?

– Certainement, mère ; et voilà justement ce qu’il y a d’extraordinaire… Comment se fait-il, je te le demande un peu, qu’après l’avoir rencontré seulement deux ou trois fois, je pense, depuis avant-hier, presque constamment à frère Saint-Ernest-Martyr ? Et ce n’est pas tout…

– Quoi donc encore ?

– Est-ce que cette nuit je n’ai pas rêvé de lui !

– Rêvé de lui ! – dit vivement Brigitte, – tu as rêvé de lui ?

Hêna, pour toute réponse, et loin de le fuir, cherchant le regard maternel, fit par deux fois un signe de tête affirmatif, en ouvrant bien grands ses beaux yeux bleus, où se lisait l’étonnement naïf et charmant que lui causaient ses propres sentiments ; Brigitte, attendrie, mais secrètement alarmée, ne sut que répondre à sa fille, qui reprit :

– Mon Dieu ! oui, mère, j’ai rêvé de lui ; je le voyais recueillir à la porte d’une église un pauvre petit enfant grelottant de froid, le prendre dans ses bras, le réchauffer de son haleine, le contempler d’un air si apitoyé, si tendre, que les larmes me gagnaient. Enfin, que te dirai-je ? cela m’a tellement émue, que je me suis éveillée en sursaut… et je pleurais réellement !

– Ce rêve est singulier, chère fille…

– Singulier ?… Oh ! non, ce rêve, je me l’explique, à la rigueur. Avant-hier, Hervé m’a raconté un trait charitable de frère Saint-Ernest-Martyr ; le soir même, nous voyons ce pauvre moine transporté ici le visage ensanglanté ; j’aurai eu l’esprit frappé, j’aurai rêvé de lui, cela se conçoit… mais ce que je ne conçois pas, c’est qu’éveillée… bien éveillée, je rêve encore à lui… Y comprends-tu quelque chose, toi, mère ? Tiens, en ce moment même, en fermant les yeux, – et Hêna, souriant, les ferma, – je le vois comme s’il était là, avec sa figure si douce lorsqu’il regarde les petits enfants…

– Mais enfin, chère fille, lorsque tu penses à frère Saint-Ernest-Martyr, de quelle nature sont tes pensées ?

– De quelle nature ?

– Oui, chère enfant ?

Hêna se recueillit un instant et répondit :

– Comment t’expliquer cela, mère ? Lorsque je pense à lui, je me dis : Combien il est bon, généreux, vaillant, frère Saint-Ernest-Martyr ! Avant-hier, il brave les épées pour défendre Marie-la-Catelle ; un autre jour, au pont Notre-Dame, il se jette à l’eau pour sauver un malheureux qui se noyait ; il recueille des petits enfants abandonnés ou bien il les instruit avec tant d’affection, de sollicitude, qu’un tendre père ne leur témoignerait pas plus d’intérêt…

– En y réfléchissant, chère fille, il n’y a dans tout ceci rien que de fort naturel. Ce bon frère est un homme de bien ; tu songes à ses bonnes actions ; c’est tout simple…

– Mais non, bonne mère, mais non, ce n’est pas si simple que tu le dis !

– Explique-toi ?

– Voyons, mère, est-ce que tu n’es pas ce qu’il y a de meilleur au monde, toi ? est-ce que mon père n’est pas autant homme de bien que frère Saint-Ernest-Martyr ? est-ce que, de plus, vous n’êtes pas mes parents chéris, vénérés ? Cependant… et voilà ce qui me confond, comment se fait-il que, depuis avant-hier, je pense beaucoup plus souvent à lui qu’à vous ?… – Puis, avec un accent d’adorable ingénuité, la jeune fille ajouta : – Quand je te le dis, mère, c’est extraordinaire ! incompréhensible !…

Plusieurs coups heurtés précipitamment à la porte de la maison interrompirent cet entretien ; Brigitte dit à sa fille : – ouvre la fenêtre et vois qui frappe ; c’est sans doute ton frère.

– Oui, mère, c’est lui, – répondit Hêna entr’ouvrant la fenêtre. Et elle descendit dans la salle basse.

– Mon Dieu ! – pensait Brigitte avec angoisse, – comment interpréter les confidences d’Hêna ? Son âme est incapable de dissimulation ; elle m’a dit toute la vérité, sans se rendre compte du vague sentiment qu’elle éprouve pour ce jeune moine… Ciel ! si ma fille !… Ah ! combien j’ai hâte d’instruire Christian de cette étrange découverte !

Le bruit des pas d’Hervé, qui gravissait en hâte les degrés de l’escalier, attira l’attention de Brigitte. Elle vit soudain entrer son fils, suivi de sa sœur ; il s’écria d’un air effaré en mettant le pied dans la chambre :

– Ah ! ma mère !… – et il l’embrassa tendrement, – ah ! ma mère, quelle triste nouvelle !

– Cher enfant, qu’y a-t-il ? Tu m’effrayes !…

– Cette pauvre Marie-la-Catelle…

– Que lui est-il arrivé ?

– Ce soir, en sortant avec moi de l’imprimerie, mon père m’a engagé à l’accompagner pendant une partie de sa route ; il se rendait chez un ami avec lequel il soupe ce soir.

– Je sais cela… mais Marie-la-Catelle ?…

« – La maison de la Catelle est sur notre passage, » – m’a dit mon père ; – « nous irons savoir si elle ne se ressent pas de sa pénible émotion d’avant-hier soir. »

– Hier matin, après l’avoir reconduite chez elle avec ta sœur, – reprit Brigitte, – nous avons laissé Marie calme et rassurée ; elle est courageuse… Mais que s’est-il donc passé depuis ?

– Malgré son caractère ferme, son empire sur elle-même, elle a subi le contre-coup de l’odieuse scène de l’autre soir ; et cette nuit, Marie-la-Catelle a été saisie d’un accès de fièvre chaude. On l’a saignée deux fois aujourd’hui ; tout à l’heure, nous l’avons trouvée dans un état désespéré.

– Grand Dieu !

– Pauvre Marie ! – dit Hêna en joignant les mains avec une expression navrée, tandis que ses yeux se remplissaient de larmes ; – quel malheur !

– La fatalité a voulu que sa belle-sœur fût partie hier pour Meaux avec son mari, – ajouta Hervé ; – la Catelle, presque mourante, est abandonnée en ce moment aux soins d’une servante…

– Hêna, vite, ma mante ! – dit Brigitte en se levant brusquement ; – ah ! je ne laisserai pas cette excellente amie livrée à des mains mercenaires !…

– Chère et excellente mère, tu préviens les désirs de mon père… – reprit Hervé, tandis que sa sœur s’empressait de chercher dans un coffre la mante de Brigitte. – Mon père m’a dit : « Va promptement avertir ta mère de ce malheur, je sais combien elle est affectionnée à notre amie, elle voudra la veiller cette nuit. »

– Certes, et j’y cours ! – répondit Brigitte en s’enveloppant dans sa mante, ne doutant, ne pouvant douter de la réalité de l’affligeante et trop vraisemblable nouvelle que lui apportait son fils.

– Mère, – dit Hêna, surprise, – tu ne m’emmènes donc pas avec toi ?

– Y songes-tu, mon enfant ? à cette heure de la nuit ?…

– C’est à moi, sœur, d’accompagner notre mère, – reprit Hervé. Puis l’infernal hypocrite ajouta avec un accent de tendresse contenue en offrant à Brigitte son front à baiser : – N’est-ce pas le plus doux de mes devoirs de veiller sur toi, bonne mère ?

– Ah ! – dit Brigitte tout bas d’une voix émue en baisant son fils au front, – je te reconnais, mon Hervé d’autrefois !… Elle faisait ainsi allusion aux pénibles événements des derniers jours et déjà pardonnés, grâce à l’apparent repentir d’Hervé. Puis elle reprit tout haut : – Une femme de mon âge ne risque rien dans les rues, mon enfant, et je ne veux pas laisser ta sœur seule ici.

– Je ne suis pas peureuse, – répondit Hêna. – Je verrouillerai la porte en dedans ; je serai ainsi beaucoup plus rassurée qu’en te sachant à cette heure dans les rues sans protection. Mon Dieu ! mère, rappelle-toi donc ce qui est arrivé avant-hier à la Catelle… Permets qu’Hervé t’accompagne.

– Mère, – ajouta Hervé, – tu entends cette chère sœur ; je me joins à elle pour te supplier de…

– Mes enfants, nous perdons un temps précieux… Hélas ! n’oublions pas que notre amie est à cette heure, presque expirante, abandonnée aux soins d’une servante… Adieu ! adieu !…

– Quel malheur que justement notre oncle soit allé aujourd’hui à Saint-Denis ! – reprit Hervé en soupirant ; mais, semblant frappé d’une idée subite : – Mère, pourquoi Hêna et moi ne t’accompagnerions-nous pas ?

– Oh ! gentil frère, tu mérites d’être embrassé vingt fois pour cette pensée-là ! – dit la jeune fille sautant au cou d’Hervé, puis l’embrassant tendrement. – C’est convenu, mère, nous partons tous trois ?

– Impossible de laisser la maison seule, mes enfants ; qui ouvrirait à votre père lorsqu’il rentrera ? Puis, maître Simon ne nous a-t-il pas, hier, envoyé ce petit sac de perles pour broder la robe de velours de madame la duchesse d’Étampes ? Ces perles ont une valeur considérable ; je serais dans une inquiétude mortelle en songeant que ces objets précieux restent sans gardien, tandis que te sachant là, mon Hervé, je ne craindrai rien, – ajouta Brigitte avec un regard de confiance affectueuse qui semblait dire à son fils : « – Tu es redevenu homme de bien ; tu as, dans ton égarement, commis un larcin, je te confie un trésor… »

Hervé devina la secrète pensée de Brigitte, et, portant à ses lèvres la main de sa mère, il lui dit :

– Ta confiance en moi sera justifiée.

– Cependant, ce soir, un peu avant la nuit, nous avons quitté la maison pour aller nous promener au bord de la rivière, – reprit Hêna ; – que risquerions-nous davantage maintenant en sortant tous trois ?

– Chère fille, tantôt il faisait encore jour, les boutiques de nos voisins étaient ouvertes, les malfaiteurs n’auraient rien osé tenter en un pareil moment ; tandis que, à cette heure, toutes les boutiques étant fermées, les rues, presque désertes, appartiennent aux larrons…

– Mais dans ces rues, tu vas t’exposer, mère !

– Je n’ai rien sur moi qui puisse tenter la cupidité des voleurs… Adieu ! adieu, mes enfants ! – ajouta Brigitte en embrassant tour à tour Hêna et son frère. – Ah ! je tremble en pensant que notre pauvre amie… Encore adieu !… Demain matin, chère fille, ton frère ou ton père te conduira chez la Catelle, où tu me trouveras… nous reviendrons ici ensemble… Hervé, éclaire-moi…

Brigitte descendit rapidement l’escalier précédée de son fils, qui portait la lampe ; à peine sa mère fut-elle sortie de la maison qu’Hervé remonta lentement dans la chambre haute, se disant :

– Il faut à ma mère une heure pour aller chez la Catelle, autant pour revenir ; mon père ne doit pas être de retour avant minuit… j’ai deux heures à moi…

Et pressant sur son cœur d’une main convulsive le scapulaire contenant la lettre d’absolution, Hervé rentra dans la chambre où Hêna se trouvait seule.

*

* *

Hervé, de retour dans la chambre haute, vit, du seuil de la porte, sa sœur agenouillée ; surpris, il s’avança et lui dit :

– Hêna, que fais-tu ?

– J’ai prié Dieu qu’il veille sur notre mère et qu’il rende la santé à notre pauvre amie, – répondit la jeune fille en se relevant ; puis, essuyant ses yeux pleins de larmes, elle ajouta en soupirant : – Malgré moi, j’ai le cœur attristé ! Pourvu qu’il n’arrive aucun malheur à notre mère… – Ce disant, la jeune fille s’assit devant son métier de broderesse ; son frère prit place à côté d’elle sur un escabeau qu’il approcha, et après quelques moments de silence :

– Hêna, te rappelles-tu qu’il y a environ trois mois j’ai soudain changé de manière d’être avec toi ?

La jeune fille, assez surprise du commencement de cet entretien, répondit en s’occupant de sa broderie :

– Pourquoi me rappeler ces mauvais jours, mon frère ? Grâce au ciel, ils sont passés, ils ne reviendront plus…

– Te rappelles-tu, – poursuivit Hervé sans tenir compte de l’observation de sa sœur, – te rappelles-tu que, loin d’aller au-devant de tes caresses, je les repoussais ?

– Je ne veux pas me souvenir de cela, Hervé ; je ne m’en souviens plus maintenant…

– Hêna… j’avais fait alors dans mon cœur une étrange découverte…

– Quelle découverte ?

– Je t’aimais !…

La jeune fille laissa tomber son aiguille, se retourna vivement vers son frère et, attachant sur lui ses yeux étonnés, le regarda un moment en silence, puis reprit en souriant avec un accent de tendre reproche :

– Comment, tu as été si longtemps à découvrir que tu m’aimais ? et cette découverte a été pour toi… étrange ?

– Oui, – répondit Hervé ne relevant pas la naïve méprise de sa sœur, – oui, cette découverte a été tardive… oui, elle m’a paru étrange… Contre ce sentiment irrésistible, longtemps j’ai lutté, mes nuits se passaient sans sommeil…

– Tu ne dormais plus parce que tu m’aimais ?

– Parce que je t’aimais…

– Allons, Hervé, c’est mal de plaisanter sur ce pénible sujet… Oublies-tu notre chagrin à tous lorsque nous t’avons vu devenir soudain si sombre, si taciturne, nous témoigner presque de l’éloignement ? Notre pauvre petit Odelin, qui à cette époque est parti pour Milan avec maître Raimbaud, s’attristait moins peut-être de la pensée de nous quitter que de ta froideur envers nous tous…

– Que veux-tu, Hêna ? les remords ne me laissaient ni paix ni trêve…

– Les remords ?… – répétait la jeune fille interdite. – Quels remords ?…

– Ces déchirements de mon âme, un vague instinct d’espoir, m’ont poussé aux pieds d’un saint homme ; il m’a écouté en confession ; il m’a fait entrevoir les ressources inépuisables de la foi dès que l’on avait la foi… Je l’ai eue… je l’ai… Mes remords se sont évanouis, le calme est rentré dans mon cœur ; et maintenant, Hêna, je t’aime sans remords, sans lutte, je t’aime avec sécurité…

– Oh ! s’il en est ainsi, je continue ma broderie, – dit la jeune fille ; et se retournant vers son métier, elle se remit au travail, ajoutant d’un ton doucement enjoué : – Dès que le seigneur Hervé m’aime sans remords et avec sécurité, tout est dit ; il est vrai que je ne comprends absolument rien, mais rien, à ces grands mots de lutte, de déchirements à propos du retour de l’affection du seigneur Hervé pour une sœur qui l’aime autant qu’elle en est aimée !… – Puis, s’attristant et regardant son frère : – Tiens, mon ami, je regrette mes railleries ; car enfin tu as souffert pendant longtemps, ta pauvre figure devenait méconnaissable, tu semblais accablé par un chagrin secret… l’on ne peut nier cela… De ce chagrin, quelle était la cause ? Nous l’ignorons encore…

– La cause était mon amour pour toi, Hêna !

– Encore ?… Allons, Hervé, je ne suis qu’une pauvre fille bien ignorante auprès de toi, qui sais le grec et le latin ; j’admire ton savoir, je le respecte ; mais lorsque tu me dis que la cause de ton secret chagrin était ton attachement pour moi, je…

– J’ai dit amour, Hêna…

– Amour, attachement, tendresse, n’est-ce pas la même chose ?

– Non… oh ! non !

– Comment, non ?

– Écoute-moi… Tu me parlais avant-hier de frère Saint-Ernest-Martyr ?

– Justement, tout à l’heure encore, je m’entretenais de lui avec notre mère… – Et s’interrompant : – Mon Dieu ! chère bonne mère ! quand je songe qu’à cette heure elle est dans les rues, sans personne qui puisse la protéger !… La demeure de la Catelle est si éloignée d’ici…

– Rassure-toi, notre mère ne court aucun danger.

– Que le ciel t’entende, Hervé !

– Il m’entendra… Mais revenons au frère Saint-Ernest-Martyr, dont tu parlais tout à l’heure encore à notre mère… Dis-moi, ce moine, l’aimes-tu de la même manière que tu m’aimes ?

– Est-ce que cela se peut comparer ? J’ai passé ma vie près de toi, tu es mon frère… et je n’ai pas vu plus de cinq à six fois ce jeune moine…

– Tu l’aimes… je le sais… ne mens pas !…

– Mon Dieu ! de quel air tu me dis cela, Hervé… tu parais fâché. Qu’as-tu donc ?

– Réponds… Tu aimes ce moine ?

– Certainement, de même que l’on aime ce qui est juste et bien… parce que je connais les belles et bonnes actions de frère Saint-Ernest-Martyr… Et toi-même, avant-hier encore, tu m’as raconté de lui un trait si touchant, que…

– Tu veux ruser avec moi.

– Je ne comprends pas ce reproche, Hervé…

– Tu penses continuellement à ce moine ?

– Continuellement, non… mais ce soir je disais à notre mère que je m’étonnais de penser à lui si souvent…

– Ainsi, tu l’avoues ?…

– Pourquoi te cacherais-je ma pensée, puisque je l’ai confiée à notre mère ?

– Hêna, suppose que nos parents songent à te marier, que ce jeune moine, au lieu d’être religieux, soit libre, puisse enfin devenir ton mari, et qu’il t’aimât… l’épouserais-tu ?

– Quelle folle supposition !

– Enfin, admets-la. S’il n’était pas moine, s’il t’aimait, si nos parents consentaient à ce mariage, tu épouserais cet homme avec joie ?…

– Cher frère, tu me fais là des questions…

– Avoue-le… tu l’épouserais ? – répéta Hervé d’une voix sourde, attachant sur sa sœur un regard jaloux et féroce qu’elle ne put remarquer, car la broderie dont elle s’occupait l’aidait à cacher l’embarras où la jetait le singulier interrogatoire qu’elle subissait ; mais sa loyauté naturelle reprenant le dessus, Hêna, rougissant, répondit sans lever les yeux sur son frère :

– Pourquoi n’épouserais-je pas avec joie un homme de bien, si nos parents consentaient à ce mariage ?

– Il est donc vrai ! tu aimes ce moine ! oui, tu l’aimes d’amour ! Son souvenir t’obsède malgré toi… c’est de l’amour… Le trouble, l’affliction qu’avant hier tu ressentais lorsqu’on l’a transporté ici blessé, les larmes que j’ai surprises dans tes yeux… c’était de l’amour !

– Tiens, Hervé, je ne sais pourquoi tes paroles me troublent, m’inquiètent, me serrent le cœur, me donnent envie de pleurer… Il n’en était pas ainsi lorsque ce soir je m’entretenais de frère Saint-Ernest-Martyr avec ma mère… Puis, ta figure est sombre, presque irritée…

– C’est que, vois-tu… ce moine, je le hais à la mort !

– Lui ! mon Dieu !… Que t’a-t-il fait ?

– Ce qu’il m’a fait ?… – reprit Hervé, effrayant. – Tu l’aimes !

– Mon frère ! – s’écria Hêna en quittant son métier pour se jeter au cou d’Hervé, qu’elle enlaça de ses bras, – d’où vient ta colère ?…

Hervé, éperdu, serrait sa sœur dans une étreinte passionnée, couvrait de baisers son front et ses cheveux, tandis qu’Hêna, répondant innocemment à ces caresses, disait avec une douce émotion :

– Bon frère, tu n’es plus fâché ?… Si tu savais combien j’étais alarmée de te voir une figure si méchante…

Soudain l’on frappa fortement à la porte de la maison ; le frère et la sœur entendirent la voix sonore et joyeuse du franc-taupin chantant son refrain favori :

« Un franc-taupin, un arc de fresne avait

» Tout vermoulu, à corde renouée ;

» Derideron, vignette sur vignon ! »

Hervé tressaillit de fureur ; puis, réfléchissant, il courut à la croisée de la chambre, l’ouvrit, et se penchant au dehors :

– Mon oncle, c’est vous ?

– Oui… Je reviens de Saint-Denis ; je n’ai pas voulu rentrer sans vous donner le bonsoir à tous.

– Ah ! cher oncle, un grand malheur est arrivé ! La Catelle est mourante ; elle a fait appeler ma mère qui est partie aussitôt. Je n’ai pu l’accompagner, obligé de rester ici auprès d’Hêna en l’absence de mon père… Nous sommes bien inquiets en songeant que notre mère sera forcée de revenir ici seule au milieu de la nuit…

– Seule ! Et moi donc, ventre saint Quenet ! à quoi suis-je bon, sinon à veiller sur ma sœur ! – reprit Joséphin. – Je cours de ce pas chez la Catelle ; je ramènerai votre mère… Soyez sans inquiétude, chers enfants ; bonsoir… À mon retour, je vous embrasserai si vous n’êtes pas couchés.

Le franc-taupin s’éloigna en toute hâte ; Hervé ferma la fenêtre et se rapprocha d’Hêna, qui lui dit :

– Pourquoi as-tu engagé notre oncle à aller ce soir chercher ma mère ? Elle doit rester toute la nuit auprès de la Catelle… Tu ne me réponds pas… voilà ta figure redevenue sombre… Mon Dieu ! qu’as-tu ?… Mon frère, mon frère, ne me regarde pas ainsi… je suis toute tremblante…

– Hêna, je t’aime… je t’aime d’amour !…

– Je… ne sais pas ce… que… tu veux dire… mais tu me fais peur…

– L’amour que tu ressens pour ce moine, que j’abhorre… je le ressens pour toi !…

– Hervé… ton esprit s’égare… tu ne songes pas à tes paroles…

– Il faut que tu sois à moi !…

– Grand Dieu ! est-ce que je deviens folle aussi ?… est-ce que c’est vrai… ce que je vois… ce que j’entends…

– Hêna !…

– Ne m’approche pas !…

– Es-tu belle !… es-tu belle !…

– Grâce… Hervé… mon frère… tu n’as donc plus ta raison ?… Reconnais-moi donc, c’est moi… Hêna… ta sœur… moi qui suis là devant toi… à tes genoux…

– Viens…

– Au secours !… ma mère !… mon père !…

– Ta mère est loin… ton père aussi… nous sommes seuls, dans l’ombre… et je suis absous !…

Ce monstre, voulant ensevelir son forfait au milieu des ténèbres, renverse la lampe d’un coup de poing, s’élance sur Hêna, la saisit entre ses bras ; elle lui échappe, gagne la porte qui communique sur l’escalier conduisant à la salle basse, le descend en quelques bonds. Hervé se précipite à sa poursuite, l’atteint au moment où elle vient de franchir les derniers degrés ; la malheureuse enfant appelle à l’aide ! mais son frère, la contenant d’une main, tâche de l’autre d’étouffer ses cris, de crainte qu’ils soient entendus des voisins. Tout à coup la porte d’entrée de la maison s’ouvre, laisse pénétrer la clarté de la lune dans la salle basse, l’éclaire, et Brigitte paraît au seuil du logis ; frappée d’épouvante, elle aperçoit sa fille se débattant aux bras de son frère et murmurant d’une voix affaiblie : – Au secours !… au secours !… – Le misérable, furieux de voir sa victime sur le point de lui échapper, étourdi par le vertige du crime, ne reconnaît pas d’abord Brigitte, repousse Hêna derrière lui, saisit au foyer un lourd fourgon de fer ; il va s’en servir comme d’une massue, ne reculant pas devant le meurtre pour se délivrer d’un témoin importun… Déjà l’arme terrible est levée, lorsque l’incestueux distingue à la clarté de la lune les traits de sa mère, qu’il allait frapper.

– Sauve-toi, mère ! il va te tuer… il est fou… j’allais succomber à ses violences !… – murmure Hêna, tombée à genoux défaillante de terreur ; et, incapable de se relever, elle s’efforce de se traîner vers Brigitte, qui, frissonnant d’horreur à l’aspect de son fils, s’écrie :

– Infâme ! Voilà donc pourquoi tu m’as éloignée d’ici par un mensonge ! Dieu a voulu qu’à moitié chemin j’aie rencontré le beau-frère de la Catelle…

– Sortez ! – crie Hervé en proie à un délire féroce ; et relevant le fourgon de fer qu’il avait abaissé dans le premier moment de sa surprise, il menace de nouveau Brigitte, – sortez !

– Malheureux !…

– Oh !… sortez !

– Parricide ! lever ce fer sur moi… ta mère !…

– Tous mes crimes sont absous !… Inceste… parricide… tout est absous !… Sortez, ou je vous tue !…

À peine ces épouvantables paroles sont-elles prononcées, que le bruit de pas nombreux et hâtés parvient dans la salle basse à travers la porte laissée ouverte par Brigitte ; presque aussitôt une troupe d’archets du guet, commandés par un sergent d’armes et guidés par un homme vêtu d’un froc noir, à capuchon rabattu, s’arrêtent et se groupent devant la demeure de Christian Lebrenn. Le franc-taupin les a rencontrés à peu de distance du pont au Change ; quelques mots échangés entre les soldats l’ont mis sur la voie de leur mission. Inquiet et rebroussant chemin, il les a suivis de loin. Le sergent du guet entre au moment où Hervé venait de menacer la vie de sa mère…

– Christian Lebrenn demeure ici ? – dit le soldat. – Où est-il ?

Brigitte, bouleversée, ne peut répondre ; Hêna trouve la force de se relever, de courir vers Brigitte et de se jeter dans ses bras. Hervé laisse tomber à ses pieds le fer dont il s’est armé, reste immobile, farouche, les bras croisés sur sa poitrine. L’homme au visage masqué par la cagoule de son froc (hélas ! cet homme était Jean Lefèvre, l’un des disciples de Loyola) dit quelques mots à l’oreille du sergent du guet ; celui-ci s’adressant de nouveau à Brigitte d’une voix rude :

– Répondez… C’est ici la demeure de Christian Lebrenn, artisan d’imprimerie ?

– Oui, – réponds Brigitte, oubliant un moment les horreurs dont elle frémit encore ; et très-alarmée de la visite de ces soldats, elle reprend : – Mon mari est absent.

– Vous êtes la femme de Christian Lebrenn ? – reprend le sergent ; puis indiquant tour à tour du geste Hêna et Hervé : – Ce jeune homme et cette jeune fille sont vos enfants ?

– Oui.

– Par ordre de M. Jean Morin, lieutenant criminel, je suis chargé d’arrêter Christian Lebrenn, imprimeur, sa femme, son fils et sa fille, accusés d’hérésie.

– Mon mari n’est pas ici ! – s’écrie Brigitte, songeant d’abord au salut de Christian, quoique frappée de stupeur et de crainte par cette menace d’arrestation. Soudain, à quelques pas derrière les archers, qu’il dépassait de toute la tête, grâce à l’élévation de sa taille, le franc-taupin apparaît aux yeux de Brigitte. D’un geste, il lui fait signe de garder le silence, car elle allait l’appeler à son aide dans cette pénible circonstance ; puis il disparaît.

– Vous prétendez que votre mari n’est pas ici ? – reprend le sergent. – Vous mentez ! vous voulez le cacher… Nous allons fouiller la maison… – Et, s’adressant à ses hommes : – attachez les mains de ce jeune homme, de cette jeune fille et de cette femme, et surveillez-les.

Jean Lefèvre, le visage complètement caché par la cagoule de son froc, ne pouvait être reconnu de Brigitte ; il savait les êtres de cette maison, au foyer de laquelle il s’était si souvent assis en ami !… Il fait signe au sergent de le suivre, et prenant un fallot des mains de l’un des archers, il gravit les degrés de l’escalier, entre dans la chambre des deux époux, et indiquant du geste le bahut où Christian plaçait ce qu’il avait de plus précieux, il lui dit :

– Les papiers en question doivent se trouver là, dans un coffret de bois noir.

La clef était restée dans la serrure du meuble, dont le sergent ouvre les deux battants ; il aperçoit et prend sur l’une des tablettes un assez grand coffret.

– C’est cela même, – dit Jean Lefèvre. – donnez-moi cette cassette ; je la remettrai moi-même à M. le lieutenant criminel.

– Ce Christian est caché quelque part, – reprit le sergent en regardant sous le lit et derrière les rideaux ; – il doit être ici.

– C’est presque certain, – dit Jean Lefèvre. – Il sort très-rarement le soir ; l’on devait d’autant mieux espérer le trouver ici à cette heure, qu’il a passé une partie de la dernière nuit dehors…

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