Les Mystères du peuple – Tome X

– Pourquoi n’est-on pas allé l’arrêter dans la journée à l’imprimerie de M. Estienne ? – ajouta le sergent en continuant ses recherches, – on ne l’aurait pas manqué.

– À cela, je répondrai d’abord, mon ami, que malheureusement, vu l’absence de M. le lieutenant criminel, mandé depuis le matin chez monseigneur le cardinal Duprat, notre ordre d’arrestation n’a pu être délivré que très-tard dans l’après-dînée ; puis, vous le savez aussi bien que moi, les artisans de M. Estienne sont infectés d’hérésie, ils ont des armes, ils auraient tenté de résister violemment à l’arrestation de leur camarade. Force fût restée, sans doute aux archers ; mais pendant cette lutte, Christian pouvait fuir, tandis qu’il y avait mille chances de le surprendre chez lui sans défiance au milieu de la nuit.

– Et pourtant, jusqu’ici il nous échappe ! – reprit le sergent après de nouvelles investigations ; et remarquant la porte de la chambre d’Hêna, il fouille aussi cette pièce sans plus de résultat, et dit : – Rien non plus de ce côté.

– Alors, visitons le galetas ! Donnez-moi la lanterne et venez. S’il n’est pas là-haut, il nous faut renoncer pour cette fois à notre capture… Heureusement, nous avons la femme, les enfants… et ceci… – ajouta le jésuite en montrant le coffret qu’il tenait sous son bras ; – nous retrouverons toujours bien Christian.

Ce disant, Jean Lefèvre ouvre la porte du placard communiquant au renfoncement où aboutissait l’échelle de meunier, la gravit, suivi du sergent, arrive dans le grenier qui avait servi de refuge à l’inconnu, aperçoit un matelas, quelques restes de pain et de fruit, et sur un escabeau un encrier, des plumes, enfin, épars sur le plancher, des fragments de papier déchirés.

– Quelqu’un s’est caché ici et y a séjourné ! – dit vivement le sergent ; – ce matelas, ces vivres, annoncent la présence d’un étranger. – Puis, courant vers la petite fenêtre donnant sur la rivière : – Peut-être Christian s’est échappé par là ?

Pendant que l’archer se livrait à de nouvelles recherches, fouillant en vain les coins et les recoins du galetas, Jean Lefèvre ramassait soigneusement les fragments de papier écrit disséminés sur le plancher, les rassemblait, et agenouillé près de l’escabeau, où il venait de placer la lanterne, les examinait attentivement ; soudain il tressaille et s’écrie :

– Quel soupçon ! la présence de Christian hier à Montmartre… Oh ! quelle découverte !… Mais pour en profiter, il n’y aurait pas un moment à perdre… – Et se relevant, il dit au sergent, qui achevait ses perquisitions infructueuses : – Il y a tout lieu de penser que Christian Lebrenn n’est pas ici ; je crois soupçonner la cause de son absence… Il faudra cependant, avant de quitter cette maison, visiter la chambre où couchaient ses deux fils ; elle est située derrière la salle basse. Hâtons-nous, votre expédition n’est pas terminée ; il vous faudra sans doute sortir de Paris cette nuit.

– Sortir de Paris, mon révérend ?

– Oui, peut-être ; mais il faut que j’avise auparavant M. le lieutenant criminel. Oh ! quelle découverte ! quelle découverte !… pouvoir écraser d’un coup la nichée de vipères !…

Jean Lefèvre et le sergent redescendent dans la salle basse ; et après quelques mots dits à l’oreille du soldat, le jésuite sort de la maison, emportant le coffret où sont renfermées les légendes et les reliques de la famille Lebrenn.

La chambre occupée par Hervé est fouillée aussi vainement que les autres pièces de la maison. Durant ces recherches, Brigitte s’est efforcée de calmer la frayeur de sa fille ; Hervé, morne et sombre, les mains liées de cordes comme sa mère et sa sœur, est resté étranger à ce qui se passait autour de lui. Le sergent du guet, renonçant à la capture de Christian, signifie à Brigitte de le suivre avec ses enfants. Elle le supplie d’avoir compassion de sa fille, qui, à la suite de tant d’émotions diverses, pouvait à peine se soutenir ; le sergent répond durement que si la jeune hérétique ne peut marcher, on la traînera. Puis il dit à ses archers :

– Que trois d’entre vous restent dans cette maison ; lorsque Christian frappera pour rentrer chez lui, vous ouvrirez la porte, et vous vous assurerez facilement de sa personne.

Brigitte ne peut retenir un douloureux gémissement en entendant donner cet ordre : Christian devait, pensait-t-elle, tomber fatalement dans ce piège revenant sans défiance à son foyer. Les trois archers s’enferment dans la salle basse ; les autres, sous la conduite de leur chef, sortent de la maison et, emmenant Brigitte et ses deux enfants, se remettent en marchent.

– Par pitié, – dit la malheureuse mère au sergent, – déliez mes mains, que je puisse donner à ma fille l’appui de mon bras ; elle est si défaillante, qu’il lui sera impossible de nous suivre…

– C’est inutile, – reprit le sergent, – au bout du pont vous serez séparées ; vous n’allez pas dans la même prison que votre fille.

– Grand Dieu ! où l’emmenez-vous donc ?

– Au couvent des Augustines… Vous irez, vous, au Châtelet… Marchons…

Hervé, jusqu’alors concentré dans sa muette et farouche impassibilité, dit vivement au sergent :

– Si l’on doit me conduire dans un couvent, je demande à aller aux Cordeliers.

– M. le lieutenant criminel décidera, – répondit le sergent. – Marchons…

Les archers, un instant stationnaires, continuent leur chemin. Hélas ! comment peindre la douleur, le désespoir d’Hêna et de sa mère en apprenant qu’elles n’auront pas même la consolation de subir ensemble leur dernière infortune ? Cependant, un éclair d’espérance luit dans l’âme de Brigitte : elle avait échangé ses dernières paroles avec le sergent non loin de la croix dressée au milieu du pont, et près de laquelle les archers passaient en ce moment ; la femme de Christian voit le franc-taupin agenouillé au pied de cette croix se frappant la poitrine à grands coups de poing et criant comme un énergumène :

– Seigneur ! Seigneur ! ton œil a tout vu… ton oreille a tout entendu… rien n’est caché pour toi… aie pitié de moi, misérable pécheur que je suis !… grâce à toi, je serai sauvé… j’en ai l’espoir ! !

– Voilà un bon catholique ; il ne saurait manquer de faire son salut, – dit le sergent du guet en se signant devant la croix et remarquant le franc-taupin à genoux, qui continuait à se frapper la poitrine avec furie, tandis que les archers s’éloignèrent en emmenant leurs prisonniers.

– Soyez béni, mon Dieu ! – se disait Brigitte, devinant la secrète pensée de Joséphin, – mon frère a tout vu, tout entendu ; il restera aux abords de la maison, il espère sauver Christian du danger qui le menace, il lui apprendra que ma fille est conduite au couvent des Augustines et moi à la prison du Châtelet.

Tel était en effet le dessein du franc-taupin. Lorsque les archers eurent disparu, il se rapprocha de la maison de Christian, la contemplant avec une profonde tristesse à la brillante clarté de la lune. Par hasard son regard s’arrêta sur un scapulaire tombé au seuil de la porte ; il le reconnut pour l’avoir vu sur la poitrine d’Hervé lorsqu’il allait parfois le soir lui dire adieu et l’embrasser dans son lit. Les cordons de ce scapulaire, contenant la lettre d’absolution, s’étant rompus durant la lutte violente d’Hêna contre son frère, le sachet, détaché du cou d’Hervé, avait coulé entre sa chemise et son pourpoint, puis glissé à terre lorsque la famille captive quittait sa demeure. Le franc-taupin ramassa en soupirant cette relique, elle appartenait à un neveu qu’il chérissait et dont il ignorait les crimes ; il se promit de la conserver comme un souvenir et resta aux aguets sur le pont, guettant le retour de Christian afin de l’avertir du danger qui l’attendait chez lui et de l’arrestation de sa femme et de ses enfants.

*

* *

Pendant que tant de douloureux événements se passaient dans sa maison, Christian, accompagné de son hôte mystérieux, gravissait les premières pentes de la colline de Montmartre en suivant le chemin qui conduit à l’abbaye.

– Monsieur Lebrenn, – dit M. Jean, depuis quelques moments silencieux, – je croirais faire acte d’ingratitude et de défiance en vous cachant plus longtemps mon nom ; peut-être est-il déjà parvenu jusqu’à vous… Je suis JEAN CALVIN.

– Vous, monsieur ? – reprit Christian avec un accent de surprise et de profonde déférence. – Ah ! je m’honorerai toujours d’avoir donné asile au chef de la réforme en France, à celui qui propage les idées nouvelles au péril de sa vie…

– Il n’y a pas d’apostolat sans martyrs ; notre cause les compte déjà par milliers… Peut-être augmenterai-je bientôt leur nombre, ma vie est entre les mains du Seigneur !

– Nos ennemis sont puissants.

– Savez-vous, si je ne me trompe, quels seront les plus acharnés d’entre eux ?…

– Achevez, monsieur…

– Ce seront les jésuites, de qui vous avez hier surpris le secret. Leurs desseins n’étaient cependant pas si absolument cachés que je ne fusse déjà vaguement instruit des efforts tentés par leur chef pour grouper autour de lui des hommes actifs, dévoués, résolus ; de là, le vif intérêt que m’inspirait le récit de votre parent, autrefois page de Loyola, en ce temps-là capitaine. Cette révélation et la vôtre m’ont donné la clef du caractère du fondateur de la compagnie de Jésus, de son implacable besoin de domination et des moyens dont il se sert pour assouvir son ambition et la faire partager, la léguer à ses sectaires. La discipline militaire, qui rend le soldat l’instrument passif de son chef, appliquée à la domination des âmes, qu’elle rend non moins passives, non moins serviles ; cet infernal projet d’attirer à soi, de diriger, d’assujettir toutes les consciences, grâce à la complicité sacrilège d’une doctrine innocentant, encourageant les plus détestables passions de l’humanité, tels sont les procédés de cet homme effrayant. Il l’a dit avec une profonde connaissance de la corruption de nos tristes temps, où la superstition semble augmenter en raison de la scélératesse : – « Toutes les voies s’aplaniront devant les pénitents d’un jésuite ; un manteau tutélaire couvrira leurs crimes ; ce sera quelque chose de redoutable d’encourir leurs ressentiments ! »

– Ah ! je vous l’avoue, monsieur, j’ai frémi en entendant cet homme distribuer l’empire du monde à ses disciples au nom de cette doctrine impie… Elle doit, il faut l’avouer avec douleur, donner aux jésuites une action formidable tant que l’homme ne sera pas régénéré ; mais, grâce à Dieu, la réforme compte aussi des disciples dévoués !

– Oui ; et quoique encore en petit nombre, ils appartiennent à des rangs divers ; tout ce qui pense, tout ce qui porte en soi le sentiment de la dignité humaine et de la liberté de conscience, l’horreur des abus, des scandales, des forfaits, depuis si longtemps commis au nom d’un Dieu de justice et de paix, tous les esprits droits, purs, généreux, sont avec nous ; la réunion de ce soir vous le prouvera, je l’espère. Savants, poètes, commerçants, artisans éclairés comme vous, monsieur Lebrenn ; riches bourgeois, gens d’épée, viendront confesser la vérité évangélique.

– Hélas ! monsieur, c’est une terrible extrémité que la guerre civile… cependant viendra peut-être le jour où les gens d’épée seront nécessaires à la défense de la réforme !

– Ah ! puisse ce jour néfaste n’arriver jamais ! Mon avis est que l’on doit pousser jusqu’aux dernières limites la patience, la résignation, le respect des lois et de l’autorité royale ; mais s’il fallait tirer l’épée, non pour imposer par la violence l’Église évangélique, grand Dieu ! je répudierais cet attentat de toutes les forces de ma conviction ; mais s’il fallait défendre notre vie, celle de nos frères, contre une sanglante persécution, les défenseurs ne manqueraient pas à notre cause. Parmi ceux-là, nous compterions, je pense, un jeune homme à peine aujourd’hui sorti de l’adolescence et chez qui tout annonce, dit-on, un grand capitaine ; vous le verrez ce soir, je l’espère, à notre réunion.

– Quel est son nom ?

– Gaspard de Coligny.

– Ce nom ne m’est pas inconnu…

– Son père a brillamment combattu dans les dernières guerres d’Italie et d’Allemagne ; il est mort laissant ses fils encore enfants. Madame de Coligny, pieuse et vaillante femme, les a élevés dans la foi évangélique. J’ai trouvé, il y a un an, refuge chez elle, dans son château de Chatillon-sur-Loing en Bourgogne ; là, j’ai connu son fils aîné, Gaspard. La précoce maturité de l’esprit de ce jeune homme, sa mâle douceur, ses vertus, son dévouement à notre cause, ont éveillé en moi les plus heureuses espérances, et…

– Monsieur, – dit Christian à voix basse en interrompant Jean Calvin, – nous sommes, je le crois, suivis ; je remarque depuis quelque temps, à peu de distance derrière nous, trois personnes qui semblent régler leurs pas sur les nôtres.

– Arrêtons-nous, laissons-les passer ; nous verrons s’ils s’obstinent à nous suivre. Peut-être aussi sont-ce des nôtres qui, comme nous, se rendent au lieu de l’assemblée.

Christian et Jean Calvin s’arrêtèrent ; bientôt ils furent dépassés par trois hommes vêtus de couleur sombre, portant tous trois l’épée ; l’un d’eux, à la faveur de la clarté de la lune, qui venait de se lever à l’horizon, parut examiner attentivement Jean Calvin en passant près de lui ; puis, après avoir encore marché pendant quelques instants avec ses amis, il les quitta, revint sur ses pas, et s’approchant de Christian et de son compagnon, dit en portant la main à sa toque :

– Monsieur Calvin, je suis heureux de vous rencontrer.

– Monsieur de Coligny ! – reprit le réformateur avec un accent de joie, – vous êtes venu… mon espoir n’a pas été déçu !

– Il ne pouvait l’être, monsieur ; je devais me rendre à l’appel de celui dont je partage les doctrines et qui mérite à tant de titres l’estime et l’affection de ma mère.

– Les deux personnes dont vous êtes accompagné, monsieur de Coligny, sont des nôtres ?

– Oui, monsieur ; l’un est Français, l’autre étranger, tous deux voués à notre cause. J’ai cru pouvoir les amener à notre réunion ; je réponds d’eux comme de moi-même. Me permettrez-vous, monsieur Calvin, de vous les présenter ? L’un est un prince d’Allemagne, Karl de Gerolstein, cousin du prince des Deux-Ponts, et comme lui l’un des plus valeureux partisans de Luther ; mon autre ami, fils puîné de M. le comte Neroweg de Plouernel, l’un des glus grands seigneurs de Bretagne et d’Auvergne, est pour la réforme aussi zélé que l’est son frère aîné pour le maintien de l’Église de Rome.

– Tristes divisions du foyer domestique ! – dit Jean Calvin en soupirant. – Espérons que la lumière évangélique éclairera, pénétrera tous les cœurs de la grande famille du Christ !

– Puisse cette ère de paix et de concorde venir bientôt, monsieur Calvin, – répondit Gaspard de Coligny ; – l’avènement de cet heureux jour est vivement désiré par mon ami Gaston, vicomte de Plouernel, capitaine au régiment de Bretagne. Il a, de tout son pouvoir, propagé la réforme dans sa province ; et pour vous le peindre d’un trait, j’ajouterai que souvent, ma mère m’a dit que je ne pouvais choisir un ami plus sage, plus méritant, que Gaston de Plouernel…

– Le jugement d’une mère, et d’une mère telle que madame de Coligny, ne saurait s’égarer dans le choix des amis de son fils, – répondit Jean Calvin. – Notre cause est celle de tous les gens de bien. Je désire témoigner à vos amis ma reconnaissance du concours qu’ils nous apportent.

Gaspard de Coligny alla rejoindre ses amis afin de les prévenir du désir de Jean Calvin.

Christian, au nom du vicomte Neroweg de Plouernel, tressaillit de surprise ; le hasard le rapprochait de l’un des descendants des Neroweg, cette race de seigneurs francs avec qui les fils de Joel-le-Gaulois s’étaient tant de fois rencontrés, pour leur malheur, à travers les âges. Il ressentait une sorte de répulsion instinctive à l’égard du vicomte de Plouernel, et jeta sur lui un regard inquiet et sombre lorsque, accompagné de M. de Coligny et du prince Karl de Gerolstein, il s’avança vers Jean Calvin. Pendant que celui-ci échangeait quelques paroles avec les nouveaux venus, Christian examinait curieusement le descendant des Neroweg. Ses traits offraient le caractère typique de sa race : cheveux d’un blond vif, nez aquilin, yeux ronds et perçants ; mais l’artisan fut frappé de l’expression de franchise et de bonté qui rendait attrayante la physionomie de ce jeune homme, âgé de quelques années de plus que Gaspard de Coligny.

– Messieurs, – dit Jean Calvin, dont la voix vint interrompre les réflexions de Christian, – messieurs, je suis heureux de vous présenter à mon tour l’un des nôtres, M. Lebrenn, digne et savant auxiliaire des travaux d’imprimerie de notre ami Robert Estienne. M. Lebrenn a généreusement risqué de grands périls pour m’offrir l’hospitalité ; enfin, c’est à lui que nous devons la découverte de la localité où nous pourrons, cette nuit, nous réunir secrètement et sans danger.

– Monsieur, – reprit Gaspard de Coligny, s’adressant à Christian d’un ton pénétré, – mes amis et moi, nous partageons la reconnaissance de M. Jean Calvin.

– Et de plus, monsieur Lebrenn, – ajouta Neroweg, vicomte de Plouernel, – j’aime à rencontrer ici l’un des coopérateurs de l’illustre Robert Estienne… Nous autres gens de guerre, nous n’avons à mettre au service de la sainte cause de la liberté de croyance que notre épée, s’il faut la tirer un jour ; mais vous et les compagnons de vos travaux, monsieur Lebrenn, vous possédez un merveilleux talisman : l’imprimerie !… Gloire à cette découverte ! la lumière succède aux ténèbres ! déjà l’Écriture sacrée, au nom de laquelle l’Église de Rome imposait aux peuples ignorants ou crédules tant d’idolâtries séculaires, l’Écriture sacrée n’est plus un mystère… elle doit à l’imprimerie une seconde révélation ; grâce aux féconds résultats de l’imprimerie, la fraternité évangélique régnera un jour sur la terre !

– Vos paroles sont profondément justes, monsieur de Plouernel ; oui, la découverte de l’imprimerie est marquée du doigt de Dieu, – dit Jean Calvin. – Mais la nuit s’avance, nos amis nous attendent sans doute, allons les rejoindre. – Et ayant à ses côtés Gaspard de Coligny et le vicomte de Plouernel, Jean Calvin continua de gravir la pente sinueuse de la colline de Montmartre.

Christian, dans l’extrême surprise où le jetaient les affables paroles du descendant des Neroweg, ne trouva tout d’abord, à son grand regret, un seul mot à lui répondre ; il suivit silencieusement Jean Calvin, ne remarquant pas que le prince Karl de Gerolstein l’observait depuis quelques moments avec une attention croissante. Ce seigneur, dans la vigueur de l’âge, d’une figure mâle et ouverte chemina quelques pas aux côtés de l’artisan, puis lui dit :

– Croyez-le, monsieur, si je n’ai pas tout à l’heure payé, comme mes amis, un juste éloge à la courageuse hospitalité accordée par vous à Jean Calvin, je n’apprécie pas moins la générosité de votre conduite… Votre nom m’a frappé ; il a éveillé en moi de nombreux souvenirs…

– Mon nom… prince ?

– De grâce, épargnez-moi cette appellation princière ; Christ l’a dit : « Tous les hommes sont égaux devant Dieu !… » Vous vous appelez Lebrenn ?

– Oui, monsieur.

– Le berceau de votre famille est la Bretagne armoricaine ?

– Oui, monsieur.

– Avant la conquête de la Gaule par Jules César, votre famille habitait près des pierres sacrées de Karnak ?…

Christian regarda Karl de Gerolstein, sans dissimuler sa stupeur de rencontrer un étranger singulièrement instruit de ces particularités de famille remontant à tant de siècles ; le prince poursuivit :

– Vers le milieu du huitième siècle, l’un de vos aïeux, nommé Ewrag, fils de Vortigern, l’un des plus intrépides défenseurs de l’indépendance de la Bretagne, et petit-fils d’Amael, qui connut Charlemagne, quitta sa terre natale ?

– Oui, après la grande insurrection armoricaine. Les Bretons avaient fait appel dans cette révolte aux pirates northmans établis à l’embouchure de la Loire ; Ewrag s’embarqua pour le Nord avec ces gens de mer.

– Il laissait en Gaule deux de ses frères ?

– Rosneven et Gomer…

– Cet Ewrag, désormais établi au Danemark, eut un petit-fils nommé Gaelo ; il fut, en l’année 912, l’un des chefs de pirates qui vinrent assiéger Paris sous le commandement du vieux Rolf, plus tard duc de Northmandie ?

– Encore une fois, monsieur, comment savez-vous ?…

Karl de Gerolstein sourit et reprit :

– Gaelo fut reconnu comme l’un des membres de votre famille par Eidiol, en ces temps-là doyen des nautoniers parisiens ?

– En effet, Gaelo fut amené blessé dans la maison de mon aïeul Eidiol ; l’on aperçut en pansant la blessure du pirate northman ces deux mots : Brenn-Karnak, tracés sur son bras en caractères ineffaçables, usage souvent adopté en ces temps désastreux où la violence et l’esclavage séparaient fréquemment les familles dès le berceau… Grâce à ces signes indélébiles, elles pouvaient du moins espérer de reconnaître et retrouver leurs enfants au milieu de tant de bouleversements.

– Gaelo, après avoir épousé la belle SYGNE, l’une des Vierges-aux-Boucliers, faisant partie de l’expédition du vieux Rolf, repartit pour le Nord ?

– Oui ; et depuis des siècles, nous avons toujours ignoré le sort de cette branche de notre famille. Mais, monsieur, je vous le répète, il m’est impossible de comprendre comment vous, prince allemand, vous possédez une connaissance si exacte des annales de ma famille roturière et de race gauloise ?

– Votre surprise cessera lorsque…

Karl de Gerolstein fut interrompu par Jean Calvin, qui, se retournant vers Christian, lui dit :

– Nous voici au sommet de la montée ; quel chemin prenons-nous ?

– Je vais marcher le premier et vous l’indiquer, – répondit Christian. Et il hâta le pas, tandis que le prince de Gerolstein lui disait :

– Il m’est impossible d’avoir avec vous un entretien suivi, dont je suis, pour mille raisons, très-désireux. Où demeurez-vous ?

– Sur le pont au Change, en face et à droite de la croix, en venant du côté du Louvre.

– Je me rendrai chez vous demain soir ; je choisis cette heure, monsieur Lebrenn, afin de ne pas vous distraire de vos travaux. – Et, tendant la main à l’artisan, le prince Karl de Gerolstein ajouta : – Donnez-moi la main, Christian Lebrenn ; nous sommes du même sang… Mon fils, encore adolescent, sait que le berceau de notre race est la vieille Gaule armoricaine ; le hasard des siècles et des conquêtes a rendu notre maison souveraine, mais nous sommes d’origine plébéienne…

Le prince, après avoir cordialement serré la main de Christian, ébahi, alla rejoindre Jean Calvin et ses amis. Justin, placé en vedette à l’entrée du sentier rocailleux conduisant à la carrière, s’avança vers son compagnon d’atelier, lui disant :

– Je commençais à m’alarmer. Toutes les personnes convoquées au rendez-vous sont depuis longtemps arrivées ; j’en ai compté soixante-deux… Je reste ici de guet ; maître Robert Estienne a prié l’un de ses amis d’aller veiller vers l’escarpement de l’excavation où aboutit l’issue souterraine de la carrière… Tu sais, ce couloir pratiqué derrière la grosse pierre à l’abri de laquelle nous étions cachés l’autre nuit pendant l’entretien d’Ignace de Loyola et de ses disciples ? J’ai visité ce matin cette voie ; elle est praticable.

– Ainsi, en cas d’alarme, tu accourrais avertir l’assemblée ?

– Oui ; et de son côté, l’ami de maître Robert Estienne donnerait aussi l’éveil si besoin était. Or, il est presque impossible que la carrière soit envahie par ses deux issues à la fois ; l’une d’elles restera toujours libre.

– Espérons-le… Et si la réunion se passe tranquillement, ami Justin, je reviendrai par ce sentier-ci ; nous rentrerons ensemble dans Paris.

– C’est convenu ; je t’attendrai.

Bientôt Christian, Jean Calvin et ses amis, pénétrèrent dans la carrière ; là se trouvaient réunis les principaux partisans de la réforme à Paris : avocats, gens de lettres, riches commerçants, artistes, savants illustres, seigneurs, gens de cour et d’épée. Ainsi, sans compter Gaspard de Coligny, le prince Karl de Gerolstein, le vicomte de Plouernel, toutes les classes étaient représentées dans cette réunion, dont faisaient partie Jean Dubourg, drapier à Paris, rue Saint-Denis ; Étienne Laforge, riche bourgeois ; Antoine Poille, architecte-maçon, beau-frère de Marie-la-Catelle (celle-ci avait été aussi convoquée, en reconnaissance des services que cette femme si dévouée rendait à la cause de la réforme par l’éducation des enfants) ; Clément Marot, l’un des plus illustres poètes de ce temps-ci ; un jeune et savant chirurgien déjà de grand renom, Ambroise Paré, l’espoir de son art et de la science, secourant de sa bourse les infortunés auxquels il donne ses soins ; Bernard Palissy, potier de terre, dont les œuvres seront immortelles, et aussi versé dans les connaissances de l’alchimie que célèbre sculpteur ; enfin, quelques chefs des corporations, mais en petit nombre, assistaient à l’assemblée. Les corps de métiers, plongés en majorité dans une déplorable ignorance, subissaient encore la fanatique influence des moines et, inspirés par eux, ressentaient contre les réformés une haine aveugle. Quelques flambeaux de cire, apportés par des assistants, éclairaient les profondeurs de la carrière, jetant des lueurs confuses sur ces nombreux personnages graves et recueillis. Lorsqu’il entra, suivi de Gaspard de Coligny, du prince de Gerolstein, du vicomte de Plouernel et de Christian, JEAN CALVIN fut reconnu de quelques-uns des réformés ; son nom courut de bouche en bouche avec une expression de confiance, de respect et de dévouement ; ceux qui ne l’avaient point encore vu étaient frappés du caractère résolu de sa physionomie mâle et pensive. Un profond silence se fit, les réformés se formèrent en cercle autour de leur apôtre ; il monta sur un bloc de pierre et leur dit d’une voix sonore, fortement accentuée :

– Mes chers frères, je vais, en peu de mots, vous instruire du motif de cette réunion. Je viens de parcourir la plus grande partie de la France ; j’ai conféré avec la plupart de nos pasteurs et de nos amis, afin d’arrêter de concert avec eux les articles de foi de la religion évangélique, dont la base a été jetée par l’immortel Luther. Si la formule de nos communes croyances est adoptée par vous telle qu’elle l’a été par la plupart de nos amis, l’unité de l’Église réformée sera constituée. Voici notre CREDO, – ajouta Jean Calvin en tirant de sa poche plusieurs feuillets de papier, tandis que Robert Estienne, prenant l’un des flambeaux de cire, s’approchait et éclairait Jean Calvin, qui lut ce qui suit au milieu d’un profond et religieux silence :

JEAN CALVIN. – « Nous croyons et confessons qu’il y a un seul Dieu, essence unique, spirituelle, éternelle, invisible, immuable, infinie, incompréhensible, ineffable, qui peut toutes choses, qui est toute sage, toute bonne, toute juste et toute miséricordieuse ? »

LES RÉFORMÉS. – Oui, telle est notre croyance ! – telle est notre confession…

JEAN CALVIN. – « Nous croyons et confessons que Dieu se manifeste tel aux hommes, d’abord par la création et par la conservation et la conduite de cette création ; puis par la révélation de sa parole, recueillie par Moïse, et qui constitue ce que nous appelons l’Écriture sainte contenue dans les livres canoniques de l’Ancien et du Nouveau Testament ? »

LES RÉFORMÉS. – C’est le Livre, le Livre unique ! – le code du bien et du mal ; – l’enseignement de l’homme et de l’enfant ; – la source divine de tout bien, de toute consolation, de toute espérance !

CHRISTIAN LEBRENN, à part. – Moïse était disciple des prêtres de Memphis ; qu’il ait donné tel ou tel dogme égyptien comme émanant d’une révélation divine, peu importe… ceci reste dans les nuages et n’est pas de l’action… Attendons…

JEAN CALVIN. – « Nous croyons et confessons que la parole contenue dans ces livres saints, procédant de Dieu et non des hommes, est la règle de toute vérité ; qu’il n’est loisible à personne d’y rien changer ; que la coutume, les jugements, les édits, les conciles, les miracles ne sauraient être opposés en rien à cette Écriture sainte, mais, au contraire, doivent être réformés par elle ? »

LES RÉFORMÉS. – Oui, nous voulons pure et simple la parole de Dieu ; – nous la voulons dégagée de toutes les impostures romaines qui, depuis des siècles, la faussent et la pervertissent !

CHRISTIAN LEBRENN, à part. – Ici commence la liberté d’examen, voilà pourquoi j’adhère à la réforme…

JEAN CALVIN. – « Nous croyons et confessons que cette Écriture sainte nous enseigne que l’essence divine se compose de trois personnes : le Père, le Fils et le Saint Esprit, et que cette Trinité est source de toutes choses visibles et invisibles ? »

LES RÉFORMÉS. – C’est pour nous un article de foi, – le fondement de notre religion.

CHRISTIAN LEBRENN, à part. – Ceci demeure encore dans les nuages… Passons…

JEAN CALVIN. – « Nous croyons et confessons que l’homme ayant été créé pur et entier à l’image de Dieu est, par sa propre faute, déchu de la grâce qu’il avait reçue, et que toute la lignée d’Adam est entachée du péché originel, jusqu’aux petits enfants dans le ventre de leur mère ? »

LES RÉFORMÉS. – Le livre saint le dit ; – nous devons le croire ! – La volonté du Seigneur est impénétrable ; – qu’elle soit faite en toute chose ! – Notre raison doit s’humilier devant ce qui lui semble incompréhensible !

CHRISTIAN LEBRENN, à part. – Dieu d’amour et de miséricorde ! proclamer en ton nom que ta volonté toute-puissante frappe dans le sein maternel l’enfant encore à naître ! Dieu juste ! toi qui sais tout, passé, présent, avenir, tu le savais, l’homme, ta créature, l’homme, qui n’a été que parce que tu lui as dit : Sois… devait tomber dans le péché… tu le savais !… Des générations, innocentes de la faute du premier homme, devaient subir le châtiment terrible qu’il t’a plu de lui infliger… tu le savais !… Et pourtant tu as dit : « Homme, tu tomberas dans le péché ! cette tache originelle marquera tes enfants jusque dans le ventre de leur mère !… » Dieu clément ! pardonne à l’infirmité de mon entendement ; mais comment puis-je croire que le père capable d’assurer à jamais le bonheur de ses enfants… les voue à jamais au malheur ? comment croire que le père capable de donner à ses enfants un discernement assez certain pour qu’ils évitent le mal… se plaise volontairement à laisser flotter leur esprit indécis entre le juste et l’injuste, surtout lorsqu’il sait que, fatalement, ils choisiront l’iniquité ? surtout lorsqu’il sait que la conséquence de ce choix sera effroyable pour eux et pour leur race ?… Dieu juste ! quel est le but constant de toutes les pensées, des efforts infatigables de tout homme de bien, dans l’humble limite de ses facultés ? Donner à ses enfants une éducation telle, qu’elle les préserve du vice… telle, qu’il puisse se dire avec certitude, ineffable récompense de ses soins, de ses sacrifices : « Mes enfants seront honnêtes gens ! » Et toi, Dieu tout-puissant ! tu aurais dit : « Je veux que les mauvais penchants de mes créatures l’emportent à ce point sur les bons, qu’elles deviennent criminelles et soient à jamais damnées !… » Encore une fois, pardon à l’infirmité de mon entendement, ô Dieu ! je ne saurais croire à ceci !…

JEAN CALVIN. – « Nous croyons et confessons que, par suite du péché originel, l’homme, corrompu dans sa nature, aveugle en son esprit, dépravé dans son cœur, a perdu toute vertu, et, quoiqu’il ait encore conservé quelque discernement du bien et du mal, il tombe dans les ténèbres lorsqu’il veut comprendre Dieu à l’aide de son intelligence et de sa raison humaine ; enfin, quoiqu’il ait volonté de faire ceci ou cela, cette volonté est captive du péché, de sorte que l’homme, fatalement voué au mal et tombé en malédiction, n’est libre de faire le bien que par la grâce de Dieu ? »

LES RÉFORMÉS. – Telle est la volonté du Seigneur ; – nous tombons dans les ténèbres lorsque nous voulons comprendre Dieu à l’aide de notre raison.

CHRISTIAN LEBRENN, à part. – Quoi, Seigneur ! tu nous aurais volontairement affligés d’une raison infirme, incomplète, afin qu’il nous fût impossible de comprendre, de contempler ta grandeur infinie ; tu aurais dit : « Mes créatures, au lieu de m’aimer, de m’adorer dans l’éclatant rayonnement de ma gloire et de ma céleste bonté, me craindront, m’adoreront dans les ténèbres de leur intelligence, obscurcie par ma volonté !… » Tu aurais dit : « Homme, tu seras fatalement voué au mal ! tu seras à jamais captif du péché ! je t’enferme dans un cercle de fer dont tu ne pourras sortir que par ma grâce ! » Hélas ! si ton omnipotence me fait forcément méchant ou forcément bon, ô mon Dieu ! pourquoi me punir ou me récompenser ? En bien ou en mal, ne suis-je pas ce que tu veux que je sois ?

JEAN CALVIN. – « Nous croyons et confessons que Jésus-Christ, étant la sagesse de Dieu et son Fils éternel, a vêtu notre chair afin d’être Dieu et homme en une seule personne ; nous le considérons tellement dans sa divinité, que nous ne le dépouillons pas de son humanité ; nous croyons et confessons que Dieu, en envoyant son Fils, a voulu montrer son ineffable bonté envers nous ; en le livrant à la mort et le ressuscitant pour accomplir toute justice et nous acquérir la vie céleste ? »

LES RÉFORMÉS. – Gloire à Dieu ! – il nous a envoyé son Fils pour nous racheter par son sang !

CHRISTIAN LEBRENN, à part. – Alors, pourquoi nous damner tout d’abord afin de nous racheter ensuite ? Ô Christ ! pauvre artisan de Nazareth, ami des affligés, des repentis et des déshérités ! toi que notre aïeule Geneviève a vu supplicier à Jérusalem, ma raison te comprend, t’aime et te vénère ! Tu ne t’enveloppes pas d’une nuée impénétrable, menaçante ; je vois ton pâle et doux visage entouré d’une auréole sanglante et empreint d’une souffrance toute humaine. Ta divine parole est accessible même à l’intelligence des petits enfants, que tu aimais tant ; ta morale évangélique doit être et sera le code de l’humanité ! Combien de temps encore tes espérances seront-elles déçues ? Les fers des esclaves seront brisés, as-tu dit, il y a quinze cents ans et plus ; et ces pharisiens qui s’appellent tes prêtres ont, durant des siècles, possédé des esclaves, puis des serfs, et aujourd’hui ils comptent leurs vassaux par milliers !… Aimez-vous les uns les autres !as-tu dit ; et ces pharisiens qui s’appellent tes prêtres ont fait couler, font couler à cette heure des torrents de sang chrétien, car ils confessent et pratiquent ta loi avec foi, amour et courage, ces réformés, ces hérétiques ! Je ne partage pas leurs croyances judaïques ; mais je suis de cœur et d’âme avec eux lorsqu’ils combattent les iniquités, les cruautés, les idolâtries sacrilèges de l’Église de Rome ! je suis de cœur et d’âme avec eux lorsqu’ils dévouent leur vie au triomphe de ton règne, ô Christ ! homme ou Dieu ! au nom de l’égalité, de la fraternité humaine ! Là est la vraie force, la puissance véritable de la réforme. Qu’importe ces dogmes mosaïstes du péché originel, de la fatalité du mal, de la méchanceté native de l’homme ? Ces dogmes ne sont pas de l’action ; mais la réforme agit vaillamment, agit généreusement, agit chrétiennement, en ramenant ton Église, Ô Christ ! à sa simplicité, à sa pureté première ; en attaquant avec une noble audace ces exécrables abus, dont, hélas ! mon pauvre Hervé a failli être victime…

JEAN CALVIN. – « Nous croyons et confessons que, par le sacrifice unique que Notre-Seigneur Jésus-Christ a offert en croix, nous sommes réconciliés avec Dieu pour être tenus et réputés justes devant lui ; ainsi nous croyons que nous devons à Jésus-Christ notre délivrance complète et parfaite ; nous croyons et confessons que, sans méconnaître les vertus et les mérites, nous nous en tenons, pour la rémission de nos péchés, à la simple obéissance et à la foi et à la loi de Jésus-Christ ? »

LES RÉFORMÉS. – La loi et la foi de Jésus-Christ, tout est là, – c’est notre code ! – La loi et la foi de Jésus-Christ, – c’est l’amour du prochain, – c’est l’égalité, – la fraternité, – c’est la révolte contre ces effroyables idolâtries au nom desquelles les plus grands scélérats sont et se croient absous de leurs crimes par l’achat des indulgences ! – Non, non, c’est seulement par la foi et la pratique de la loi évangélique que nos péchés nous seront remis !

JEAN CALVIN. – « Nous croyons et confessons que, puisque Jésus-Christ nous est donné comme unique intermédiaire auprès de Dieu, et qu’il nous recommande de nous retirer dans la solitude pour adresser privément, en son nom, nos prières à son Père, tout ce que les hommes ont imaginé de l’INTERCESSION DES SAINTS TRÉPASSÉS n’est qu’abus et tromperie inventés pour faire dévier les hommes de la simple et droite prière ; finalement, nous tenons le PURGATOIRE pour une illusion du même genre, ainsi que les VŒUX MONASTIQUES, les PÈLERINAGES et les DÉFENSES DE MARIAGE CONCERNANT LES PRÊTRES, la CONFESSION AURICULAIRE, l’observance cérémonieuse de certains jours où l’on ne peut consommer de viande ; enfin, nous tenons comme illusion les INDULGENCES et AUTRES IDOLÂTRIES par lesquelles on pense mériter grâce et salut, et nous les regardons comme invention humaine destinée à imposer le joug aux consciences ? »

CHRISTIAN LEBRENN, à part. – Là est toute la réforme ! la RÉFORME D’ACTION, la RÉFORME MILITANTE ; et voilà pourquoi ma dignité, mon esprit, mon cœur, sont avec elle !… C’est un grand pas vers le règne de la RAISON PURE fondé sur le libre examen ; le terrain se déblaye, l’homme en communion et communication directe avec Dieu par la prière, sans l’intercession de cette Église que, dans la droiture et la simplicité de ta grande âme, ô Jeanne Darc, martyr des prêtres et des rois ! tu répudiais déjà, disant cette parole sublime : DIEU SOIT LE PREMIER SERVI ! Alors, plus de pape, incarnation de l’autorité divine et humaine, ainsi que l’entend Loyola, plus d’Alexandre VI, de Léon X, de Jules II ; plus de pontifes dissolus et féroces qui se disent tes vicaires, Dieu clément ! et qui épouvantent et dominent le monde par leurs crimes ! qui déchaînent toutes les horreurs des guerres religieuses !… Plus de papes qui, sacrant ou excommuniant les rois, les font ou les défont, de sorte que, découronnés du divin prestige dont la papauté seule pouvait les entourer, les rois seront bientôt emportés par le torrent des idées nouvelles ! Plus de saints, plus de purgatoire, et l’abominable trafic des indulgences tombe devant l’exécration générale ! Plus de vœux monastiques, et des milliers de fainéants scandaleux deviennent d’honnêtes et laborieux citoyens ! Plus de célibat pour les prêtres, et au lieu de former une caste isolée, forcément possédée de l’esprit d’envahissement, d’égoïsme, de domination, inhérent à toute caste, et de rester fatalement étrangers aux plus doux, aux plus saints devoirs de la nature, les pasteurs deviennent membres de la grande famille humaine ! Plus de confession auriculaire, et aussitôt tombe cette monstrueuse et formidable machination d’Ignace de Loyola, qui veut, par la confession, s’emparer des consciences ; par la conscience, des âmes ; par les âmes, des corps, et fonder ainsi la plus épouvantable tyrannie théocratique qui ait jamais écrasé sous son joug de fer l’esclave terrifié, abruti, pervers, hypocrite et dégradé ! Oh ! blasphème ! les fondateurs de cette effroyable société s’appellent Jésuites ! et Jésus a proclamé la réhabilitation, l’affranchissement de l’homme par l’amour, par le bien, par le juste, par l’expansion des sentiments les plus doux, les plus généreux : l’égalité, la fraternité !… Ô doux maître de Nazareth ! que la réforme triomphe, que ta loi évangélique, dans sa pureté première, soit la loi du monde, et le pouvoir des oppresseurs casqués, mitrés ou couronnés aura vécu !

LES RÉFORMÉS. – Plus de pape ! – plus d’idolâtrie ! – plus de célibat pour les pasteurs évangéliques ! – plus d’adoration d’images ! – plus de confession ! – plus d’intermédiaire entre Dieu et l’homme ! – telle est notre confession, – telle est notre croyance ! – Nous la proclamons au nom du droit sacré de la liberté de conscience ! – Nous ne voulons imposer notre foi à personne, mais nous efforcer, par la persuasion, d’ouvrir les yeux de nos frères plongés dans les ténèbres séculaires de l’Église de Rome.

JEAN CALVIN. – « Nous croyons et confessons ces illusions romaines de pures idolâtries ; nous les rejetons, appuyés par l’autorité des livres saints : par les paroles et les actes des apôtres Thimothée, texte 2 ; Jean, textes 16, 22, 24 ; Matthieu, textes 6 et 9 ; Luc, textes 11, 12, 25 ; par l’Épître aux Romains, texte 14, et autres textes évangéliques.

» Nous croyons et confessons que là où la parole de Dieu n’est pas reçue, il n’y a aucune Église ; et pour cela, nous rejetons les assemblées de la papauté, d’où la vérité divine est bannie, où les sacrements sont corrompus, abâtardis, falsifiés, tandis que les superstitions et idolâtries y sont florissantes et fructueuses ? »

LES RÉFORMÉS. – Oui, séparons-nous de la prétendue Église de Rome ! – cette impure Babylone ! – cette grande prostituée ! – cette source empoisonnée d’où découlent tous les maux de l’humanité !…

JEAN CALVIN. – « Nous croyons et confessons que tous hommes sont vrais pasteurs en quelque lieu qu’ils soient, pourvu qu’ils soient purs et qu’ils reconnaissent pour seul souverain et universel évêque Notre-Seigneur Jésus-Christ ; pour cette cause, nous protestons que nulle Église, s’appelât-elle CATHOLIQUE, ne peut prétendre aucune domination ou seigneurie sur toute autre Église ? »

LES RÉFORMÉS. – Voilà pourquoi nous répudions l’Église de Rome ! – Christ est notre pape, notre évêque ! – pas d’intermédiaire entre lui et nous !

JEAN CALVIN. – « Nous croyons et confessons que les pasteurs, surveillants et diacres, doivent procéder de l’élection, et qu’ils doivent avoir ainsi témoignage de la confiance du peuple ; pour exercer leur office, ils doivent concerter entre eux les règles générales de l’Église, sans décréter, sous l’ombre du service de Dieu, aucune règle qui puisse lier LES CONSCIENCES ? »

CHRISTIAN LEBRENN, à part. – La liberté de conscience, c’est l’affranchissement de l’homme ! Honneur à la réforme d’avoir proclamé ce grand principe, si elle lui est fidèle !

LES RÉFORMÉS. – Oui, nous voulons élire nos pasteurs, ainsi qu’ils l’étaient dans la primitive Église ! – assez longtemps nous avons vu honteusement, scandaleusement trafiquer des évêchés, des abbayes et des cures !

JEAN CALVIN. – « Nous croyons et confessons qu’il n’y a que deux sacrements : le baptême, qui nous lave de la souillure du péché originel ; et la sainte-cène, ou communion, qui nous nourrit, nous vivifie spirituellement de la substance de Jésus-Christ, mystère céleste, seulement accessible à la foi ?

» Enfin, nous croyons et confessons que Dieu a voulu que les peuples soient gouvernés, qu’il a établi des royaumes électifs ou héréditaires, des principautés, des républiques, ou autres formes de gouvernement ; nous tenons donc pour certain qu’il faut obéir à leurs lois et statuts, payer les tributs et impôts, et remplir tous les devoirs de citoyens et de sujets de bonne et franche volonté, encore que les gouvernements fussent iniques, pourvu que l’empire souverain de Dieu demeure en son entier ; par ainsi, nous répudions ceux qui voudraient rejeter les supériorités, mettre confusion et communauté de biens, et renverser l’ordre de la justice ? »

CHRISTIAN LEBRENN, à part. – Quoi ! se soumettre à une autorité inique ? Non, non ! Jean Calvin sent lui-même ce qu’une pareille résignation aurait de blessant pour la dignité humaine, aurait de contradictoire à l’essence même de la réforme… Cette réforme n’est-elle pas une légitime révolte contre l’iniquité du pouvoir pontifical ? et, au besoin, contre la force temporelle qui voudrait imposer le culte romain aux réformés ? Aussi, après avoir posé ce principe : l’on doit se soumettre aux gouvernants, fussent-ils iniques, Calvin ajoute : pourvu que l’empire souverain de Dieu demeure en son entier. Qu’entend-il par là, sinon l’empire souverain de la conscience ? les principes fondamentaux de l’Église évangélique, qui consacrent la liberté de croyance et d’examen ? L’on ne doit donc plus obéissance à une autorité qui porterait atteinte à ces droits sacrés de l’homme et à toutes leurs conséquences !

JEAN CALVIN. – Telle est, mes chers frères, notre confession de foi(29) ; l’adoptez-vous ?

LES RÉFORMÉS. – Oui, oui, nous l’adoptons ! – nous la pratiquerons, – nous la soutiendrons, au péril de nos biens, de notre liberté, de notre vie !

JEAN CALVIN. – La voilà donc la confession, de foi de ces hérétiques ! et le clergé les dépeint aux yeux d’un peuple ignorant et abusé comme des monstres souillés de tous les crimes ! comme des ennemis acharnés de Dieu et des hommes ! Que confessent-ils donc, ces hérétiques ? Ils confessent les dogmes fondamentaux de l’Église chrétienne révélés par la divinité ! Mais ces hérétiques repoussent les inventions, les idolâtries, les abus, les scandales de l’Église des papes ! Là est notre crime, crime irrémissible ! nous attaquons la cupidité insatiable, l’orgueil superbe et le despotisme du prêtre ! Ce crime… un grand nombre de nos frères l’ont déjà expié par le martyre, d’autres l’expieront encore. L’acharnement de nos ennemis augmente en raison du progrès de l’Église évangélique… En voulez-vous une preuve ? La nuit passée, ici, dans le lieu où nous sommes réunis afin de confesser le plus sacré des droits : LA LIBERTÉ DE CONSCIENCE, sept prêtres se sont engagés par un serment redoutable à assurer l’omnipotence absolue de Rome sur les âmes, à fonder le règne inflexible du gouvernement théocratique sur le monde, courbé sous les plus lourdes chaînes que la tyrannie ait jamais forgées ! Cette nouvelle société s’appelle la Société de Jésus ; elle doit être et sera un terrible instrument entre les mains de nos ennemis ! Ce fait seul est un indice des dangers dont nous sommes menacés. Deux mots encore. Notre Credo, notre confession de foi est fixée… elle sera celle de toutes les églises évangéliques de France ; maintenant, quelle attitude devons-nous prendre en face du redoublement de persécutions dont nous sommes l’objet ? Devons-nous… et c’est là ma pensée… devons-nous les subir avec un redoublement de résignation ? ou bien, la mesure comblée, résister à la force par la force ? Telle est la question sur laquelle il est urgent de prendre une détermination… J’invite notre ami Robert Estienne à émettre son opinion à ce sujet.

MAÎTRE ROBERT ESTIENNE. – Selon moi, nous devons, ainsi que nous l’avons déjà fait, et Jean Calvin le premier, adresser au roi François Ier de nouvelles et respectueuses requêtes, afin qu’il lui plaise de nous laisser exercer paisiblement notre religion, en nous conformant rigoureusement, selon notre coutume, aux lois du royaume ; si notre humble supplique est encore repoussée, puisons dans la force même de nos convictions le courage de supporter la persécution jusqu’aux dernières limites du possible…

JEAN DUBOURG, le marchand drapier. – Je partage l’avis de Robert Estienne ; résignons-nous patiemment, vaillamment. Ah ! chers frères, c’est quelque chose d’horrible que la guerre civile ! un homme de bien doit épuiser la source de toutes les amertumes, de toutes les douleurs, et, s’il le faut, subir le martyre en confessant sa foi plutôt que de déchaîner sur son pays les horreurs d’une lutte fratricide !

JEAN CALVIN. – Monsieur de Coligny, quelle est votre opinion ?

GASPARD DE COLIGNY. – Monsieur, je suis de beaucoup, je crois, le plus jeune de l’assemblée ; je me rangerai à l’avis qui prévaudra.

JEAN CALVIN. – De grâce, parlez… Vous êtes homme de guerre ; il importe de connaître votre opinion…

GASPARD DE COLIGNY. – Puisque vous insistez, monsieur, je dois déclarer ici que ma famille doit beaucoup aux bontés du roi ; il a bien voulu me confier, à moi presque adolescent, une compagnie dans son armée ; je suis donc lié envers lui par la reconnaissance… Mais il est pour moi un sentiment supérieur à celui de la gratitude due à des faveurs royales… ce sentiment est celui des devoirs qu’impose la foi ! Tout en déplorant les cruelles extrémités de la guerre civile, dont j’ai horreur ; tout en regrettant profondément de tirer l’épée contre le roi, ou plutôt contre ses funestes conseillers, je me résoudrais à cette fatalité si, la persécution arrivant à ses dernières limites, il fallait défendre la vie de nos frères, placés dans cette alternative : de périr ou d’abjurer leur foi… Quant à me prononcer sur l’opportunité du moment de la lutte, si ce qu’à Dieu ne plaise, elle doit jamais s’engager… je laisse cette décision à de plus expérimentés que moi ; mais au moment de l’action, mes biens, mon épée, ma vie, seront au service de la cause.

AMBROISE PARÉ. – Christ et la charité de ma profession m’ordonnent d’accorder également mes soins à nos amis et à nos ennemis ; je ne saurais donc apporter ici, mes frères, que des paroles de paix. Soyons inflexibles dans notre croyance ; mais forçons nos persécuteurs eux-mêmes à reconnaître notre modération ; lassons leur violence par notre patience.

LE VICOMTE DE PLOUERNEL. – La patience pourtant a un terme !… Notre résignation n’a-t-elle pas assez duré ? n’augmente-t-elle pas l’audacieuse iniquité de nos ennemis ? peuvent-ils nous faire pis qu’ils nous font ? Voulez-vous une dernière fois recourir à d’humbles requêtes ? Soit, requérons, supplions encore ! mais si l’on nous répond par de nouveaux dénis de justice, alors, dressons-nous résolument, promptement, contre nos ennemis ! Nous sommes en majorité dans certaines villes commerçantes, dans certaines provinces, repoussons la force par la force, l’exemple sera bientôt suivi ; nos ennemis reculeront devant notre attitude menaçante et feront droit à nos légitimes exigences. Mais, selon moi, pousser trop loin notre longanimité serait nous exposer à voir décimer chaque jour notre parti ; et l’heure du combat venue… elle viendra, je le crois, fatalement… nous aurons perdu nos meilleurs soldats. En résumé, tentons une dernière fois d’obtenir le libre et paisible exercice de notre culte… sinon, aux armes !

LE PRINCE KARL DE GEROLSTEIN. – Mes frères, je suis étranger, j’arrive d’Allemagne ; j’ai assisté aux luttes et au triomphe de la réforme prêchée par le grand Luther ; permettez-moi de vous dire en deux mots ce que j’ai vu. L’on n’a pas, dans notre vieille Allemagne, requêté, supplié ; l’on a affirmé le droit de tout homme à prier selon sa conscience ; artisans, seigneurs, bourgeois, ont dit : – « Nous ne voulons plus subir le joug odieux de l’Église de Rome ; et à qui voudrait nous l’imposer par l’épée, nous résisterons par l’épée. » – À cette heure, la réforme, en Allemagne, défie ses ennemis. L’Allemagne n’est pas la France, je le sais ; mais les hommes sont partout les hommes ; partout la résolution s’appelle la résolution, et ses conséquences sont partout les mêmes !

JEAN CALVIN. – Monsieur Christian Lebrenn, quelle est votre opinion ?

CHRISTIAN LEBRENN. – La voici. L’histoire m’enseigne que demander aux papes ou aux rois la réforme des superstitions ou de la tyrannie est absolument inutile. Jamais l’Église de Rome ne renoncera volontairement à des idolâtries, à des abus qui font sa puissance et sa richesse ; jamais un roi catholique, consacré par l’Église et s’appuyant sur elle comme elle s’appuie sur lui, ne reconnaîtra volontairement la réforme. La réforme nie l’autorité du pape ; attaquer le pape, c’est attaquer les rois ; ébranler l’autel, c’est ébranler le trône ; toutes les autorités sont solidaires, parce que toutes les libertés le sont aussi. Enfin, vous dites : « Que demandons-nous ? À exercer paisiblement notre culte en nous conformant aux lois du royaume. » Mais les lois du royaume défendent formellement l’exercice de tout autre culte que celui de l’Église catholique ; que faire alors ? Ou confesser notre foi et subir les rigueurs des lois ; ou leur échapper en abjurant ; ou leur résister par les armes. Obtiendrons-nous des édits de tolérance ? J’en doute ; et fussent-ils obtenus, ils ne nous offriraient aucune sécurité, étant révocables d’un moment à l’autre ; nous serions toujours sous le couteau !… Il faudra donc opter forcément entre – l’abjuration, – le martyre passif, – ou la révolte ouverte. – Le sang des martyrs est fécond ; mais le sang des soldats combattant pour le plus sacré des droits est fécond aussi… Je termine. Nous ne devons, nous ne pouvons, selon moi, espérer ni l’autorisation ni la tolérance de notre culte ; tôt ou tard, poussés à bout par la persécution, nous serons obligés de repousser la violence par la violence. Envisageons donc résolument cette nécessité terrible ; mais disons-nous ceci pour la paix de notre conscience : À cette heure encore, il dépend de l’Église de Rome et du roi de France de mettre terme au supplice de nos frères, de prévenir à jamais les maux affreux des guerres civiles et religieuses ; il suffit pour cela d’un arrêt d’une ligne ; cet arrêt, le voici : – Chacun peut, librement, publiquement, exercer sa religion en respectant la croyance d’autrui… – Cet arrêt, si juste, si simple, consacrant la plus inviolable des libertés, cet arrêt, seule solution équitable et pacifique de la question religieuse, croyez-vous que, sur notre humble requête, il sera rendu ?

LES RÉFORMÉS. – Non, non ! – C’est impossible ! – Ni le roi ni le pape n’y consentiront jamais !

CHRISTIAN LEBRENN. – C’est mon avis ; cependant, afin de mettre le droit de notre côté, adressons une dernière fois notre requête ; si elle est repoussée, constatons ceci à la face des hommes et de Dieu : « Il a uniquement dépendu du pape et du roi, par l’accomplissement d’un acte d’impérieuse nécessité, de prévenir des malheurs horribles ! » Donc, que le sang qui doit couler retombe à jamais sur l’Église de Rome et sur la royauté ! Courons aux armes, puisque, hélas ! c’est toujours par les armes que l’on conquiert les libertés !

JEAN CALVIN. – Notre frère Bernard de Palissy, dont nous apprécions l’excellent jugement, veut-il nous faire connaître son opinion ?

BERNARD PALISSY avec une bonhomie pleine de finesse. – Que vous dirai-je, mes frères ? je ne suis qu’un pauvre faiseur de pots ; mais comme il s’agit de les casser résolument… les pots, selon le jugement de notre ami l’artisan d’imprimerie, je vous raconterai simplement ce qui m’arriva l’autre jour. Je m’étonnais comme vous de ce que la religion évangélique, douce, charitable, paisible, résignée, ne demandant rien pour son petit troupeau, qu’une modeste place au soleil du bon Dieu, eût autant d’ennemis acharnés ; quelque peu versé dans l’alchimie : Voire ! me suis-je dit, lorsque, pour confectionner les vernis, les couleurs, les émaux dont je décore mes vases, je rencontre une substance réfractaire, quoi fais-je ? Je la soumets à l’alambic, je la décompose, et ainsi je reconnais les éléments divers dont elle est formée. Voire ! si je passais à l’alambic les ennemis de la réforme, afin de découvrir en eux ce qui nous les rend si réfractaires ? Ainsi dit, ainsi fait. Je soumets d’abord à mon alambic philosophique le cerveau d’un chanoine, et je lui demande : – Pourquoi est-ce que tu es si grand ennemi de la religion évangélique ? – « Pardieu ! – me répond le chanoine, – parce que vos ministres étant prêcheurs et gens de science, nos ouailles voudraient aussi nous entendre prêcher en moines de sapience ; or, je ne sais point prêcher, moi, et encore moins lire et écrire. Je suis accoutumé, dès mon noviciat, à mes grandes aises, à l’ignorance, à la fainéantise, ce pourquoi je soutiens l’Église de Rome, qui soutient mon ignorance, mes grandes aises et ma fainéantise… » – Ensuite de ce moine, j’expérimentai la tête d’un abbé ; oh ! elle était terrible, terrible ! elle ne voulait supporter l’alambic, elle regimbait, mordait, rageait dans de noires colères vindicatives, ne voulant point absolument que l’on vît ce qu’il y avait dedans elle ; je parvins cependant à séparer ses parties, savoir : la colère noire et pernicieuse d’un côté ; l’ambition et l’orgueil de l’autre ; les pensées de meurtre intestin que notre abbé nourrissait contre ses ennemis ; après quoi je reconnus que sa superbeté, son avarice, sa vindicative, le rendraient toujours réfractaire à la douceur, à l’humilité de l’Évangile… J’expérimentai pour lors un conseiller du parlement, le plus fin Gautier qu’on sût voir ; et ayant distillé mon galant dans mon alambic, je trouvai que dedans son ventre il avait plusieurs gros morceaux de bénéfice dont il s’était tellement engraissé, qu’il crevait dans ses chausses ; quoi voyant, je lui dis : – « Viens çà… N’est-ce point pour conserver tes gros morceaux de bénéfices que tu ferais le procès aux réformés ? N’est-ce pas damnable ? « – Quoi damnable ? – me répondit-il ; – il y aurait donc infiniment de damnés, car en notre cour souveraine du parlement et dans toutes les cours de France, il est bien peu de conseillers ou de présidents qui ne possèdent quelque morceau de bénéfice ecclésiastique qui aide à entretenir les dorures, les accoutrements, les banquets, les menus plaisirs de la maison et la grasse cuisine ? Or, bélître de potier (à moi il parlait), si la réforme triomphait, est-ce que nos bénéfices ecclésiastiques ne s’en iraient pas à vau-l’eau ? et avec eux toutes nos petites et grandes réjouissances ? Et c’est pour cela que nous vous brûlons, païens ! » – Quoi entendant, je m’écriai : Ô pauvres chrétiens, où en êtes-vous ? Vous avez contre vous les cours du parlement, les grands seigneurs, qui profitent aussi des bénéfices ; or tant qu’ils seront repus d’un tel potage, ils resteront vos ennemis capitaux ; ce pourquoi je suis d’avis que nous serons persécutés tout le temps de notre vie, mes frères… Ayons donc refuge en notre capitaine et protecteur Jésus-Christ, lequel saura un jour venger l’injure des méchants et le mal qu’on nous aura fait(30)… Donc, souffrons, résignons-nous jusqu’au martyre, et, selon le petit jugement d’un pauvre potier, ne cassons point les pots, mes frères… Quoi faire de pots cassés ?

JEAN CALVIN. – Notre célèbre poète Clément Marot nous fera-t-il connaître son opinion ?

CLÉMENT MAROT. – Mes frères, notre ami Bernard Palissy, l’un des plus grands artistes de ce temps-ci… et de tous les temps… vous a parlé en potier ; moi, poète, je vous parlerai du profit que l’on pourrait tirer de mon humble métier en faveur de notre cause. Avant de recourir à la terrible extrémité de la guerre civile, pourquoi ne pas tenter encore d’agir par la persuasion ? d’attirer le monde à nous par le charme divin de la parole évangélique ? Tenez, l’autre jour, une idée m’est venue : les femmes valent mieux que nous… cet aveu est facile en présence de notre sœur Marie-la-Catelle, que j’aperçois ; elle est la vivante démonstration de mon dire ; personne de nous, et des plus gens de bien, ne la surpasse en tendre commisération pour les affligés, en soins délicats et touchants pour les pauvres enfants abandonnés ; donc les femmes valent mieux que nous, sont plus que nous accessibles aux sentiments purs, élevés, célestes ; puis, pour elles, la vie se résume en ce mot : aimer… De l’amour terrestre à l’amour divin, il n’y a qu’une aspiration plus haute ; tâchons donc de les élever jusqu’à cette sphère sublime. Ce dicton vulgaire, mais juste : « – Les petites causes produisent souvent de grands effets, » – m’a inspiré la pensée que voici ; je me suis demandé : Que chantent d’habitude les femmes artisanes, bourgeoises ou dames ? Des chansons d’amour… Ces chansons, la corruption des mœurs de notre temps les a presque toujours faites grossières ou obscènes ; d’ordinaire, l’esprit, le cœur, deviennent l’écho de ce que dit la bouche, de ce qu’entend l’oreille, de ce qui occupe la pensée. Ne serait-ce point un grand bien de substituer à ces chants licencieux de chastes chants, attrayants par l’amour ? Ce pourquoi j’ai songé à mettre en vers et en musique les saints cantiques de l’Écriture, si souvent parfumés d’une poésie adorable et divine, espérant que peu à peu les chanteuses, pénétrées de l’ineffable vertu de ces chants célestes, les diront, non plus des lèvres, mais du plus profond de leur cœur ; et alors seraient comblés mes vœux, exprimés par ces vers destinés à servir de préface à nos psaumes :

Ô vous, dames et damoiselles,

Que Dieu fit pour être son temple,

Et faites, sous mauvais exemple,

Retentir et chambres et salles

De chansons mondaines et sales ;

Je veux ici vous présenter

De quoi sans offense chanter.

Et sachant que point ne vous plaisent

Chansons qui de l’amour se taisent,

Celles qu’ici présenter j’ose,

Ne parlent certes d’autre chose,

Ce n’est qu’AMOUR… Amour lui-même,

Dans sa sapience suprême,

Les composa, et l’homme vain

N’en a été que l’écrivain ;

Amour duquel parlant je voys (je vais),

A fait en vous langage et voix

Pour chanter ses hautes louanges,

Non point celles de dieux étranges

Qui n’ont ni pouvoir ni aveu

De faire en vous un seul cheveu ;

L’amour dont je veux que chantez

Ne rendra vos cœurs tourmentés

Ainsi que l’autre… mais sans doute

Il vous remplira l’âme toute

De ce plaisir solacieux

Que sentent les anges aux cieux(31).

Clément Marot disait ces vers charmants, lorsque soudain Justin entra précipitamment dans le souterrain en criant :

– Alerte ! alerte !… une troupe d’archers et de cavaliers du guet monte le chemin de l’abbaye… j’ai vu au loin reluire leurs casques… Fuyez, fuyez par l’autre issue de la carrière !…

Un grand tumulte succéda aux paroles de l’artisan ; il prit l’un des flambeaux, courut à l’entrée du couloir masqué par le bloc de pierre, et pénétra dans l’étroite ouverture en disant :

– Suivez-moi… je connais le chemin !

– Frères ! – s’écria le vicomte de Plouernel, – nous tous hommes d’épée qui sommes ici, restons ; le guet n’osera mettre la main sur nous, la cour compte avec nos familles… Mais vous, Calvin, et tous ceux que le privilège ne met pas à l’abri des poursuites de nos ennemis, fuyez !

– Vous pouvez fuir avec sécurité, – ajouta Gaspard de Coligny ; – les archers du guet nous trouvant ici ne pousseront pas plus loin leurs recherches.

– S’ils découvraient la seconde issue par laquelle vous allez vous échapper, – ajouta le prince Karl de Gerolstein, – nous mettrions l’épée à la main ; nous sommes ici une vingtaine capables de tenir le guet en respect pendant que vous gagnerez au large.

Ce prudent avis est suivi par ceux que leur naissance ne sauvegardait pas ; Jean Calvin, dont la vie était si précieuse à l’Église évangélique, s’avance le premier sur les pas de Justin, porteur du flambeau ; puis les autres réformés se pressent à leur suite. Le couloir, très-étroit, à son entrée, allait ensuite s’élargissant et aboutissait à une excavation profonde entourée de berges escarpées, dont l’une offrait un étroit et rapide sentier à l’aide duquel l’on pouvait gravir jusqu’à la crête de ce ravin, au-delà duquel se trouvaient les champs et les bois étagés au versant de la colline de Montmartre. Robert Estienne, Clément Marot, Bernard Palissy et Ambroise Paré ne quittaient pas Jean Calvin ; Christian aidait Marie-la-Catelle à traverser les rocailles. Lorsque tous les fugitifs se trouvèrent réunis au fond de l’excavation, Jean Calvin leur dit :

– Avant de nous séparer, mes frères, permettez-moi de vous recommander encore, malgré la diversité des opinions émises à ce sujet, de ne pas tenter une rébellion qui, en ce moment surtout, serait la joie, le triomphe de nos ennemis… Résignation, courage, persévérance, espoir, telle doit être maintenant notre devise… Notre heure viendra !… Certain, après la réunion de cette nuit, de l’adhésion des réformés de Paris au Credo de l’Église évangélique, je vais poursuivre mon voyage à travers la France, engager nos frères des provinces d’imiter l’exemple de Paris, d’opposer la patience d’une foi intrépide aux violences de nos ennemis. – Puis, s’adressant à Christian : – Monsieur Lebrenn, vous avez prononcé une phrase dont la profonde justesse m’a frappé : « – Un arrêt d’une ligne portant que chacun est libre de professer ouvertement son culte en respectant celui d’autrui, – avez-vous dit, – préviendrait d’affreux malheurs… Que le sang qui coulera peut-être un jour retombe sur ceux-là qui, par un odieux déni de justice, auront soulevé de terribles guerres civiles !… » Oui, anathème à ceux-là !… Et c’est parce que l’équité, le droit est avec nous qu’il nous faut redoubler de modération… Adieu, monsieur Lebrenn ; je n’oublierai jamais la généreuse hospitalité que vous m’avez accordée en ces tristes temps !

Après de touchants adieux échangés entre Jean Calvin et les religionnaires, il fut convenu qu’ils rentreraient dans Paris par groupes isolés de trois ou quatre personnes, afin de ne pas éveiller les soupçons des gardiens des portes Montmartre et Saint-Honoré, instruits sans doute de l’expédition du guet contre une assemblée nocturne d’hérétiques tenue à Montmartre. Le jour allait bientôt paraître. Jean Calvin, Robert Estienne, Clément Marot, Ambroise Paré, Bernard Palissy et quelques autres, après avoir gravi le sentier qui conduisait hors du ravin, se dirigèrent à travers champs du côté de la porte Saint-Honoré ; d’autres groupes se formèrent, tirant séparément chacun de son côté. Christian, Justin, Jean Dubourg, Laforge, autre riche bourgeois, Marie-la-Catelle et son beau-frère Poille, le maçon architecte, prirent la route de la porte Montmartre, où ils arrivèrent au soleil levant ; quoique leur groupe ne fût composé que de six personnes, ils convinrent, par surcroît de prudence, de ne pénétrer dans Paris que deux à deux : d’abord Jean Dubourg et Laforge ; puis la Catelle et son beau-frère ; enfin Justin et Christian. Leur rentrée devait être inaperçue, pensaient-ils ; car déjà les paysans qui apportent des légumes et des fruits aux halles se pressaient aux abords de la porte de la ville avec un grand nombre de charrettes. Justin et Christian, bientôt séparés de leurs amis au milieu de cet encombrement de charrois, n’étaient plus qu’à quelques pas de la voûte du rempart, lorsqu’ils entendirent tout à coup de grandes clameurs et ces mots, répétés avec un accent d’indignation et de menace par une foule de voix : « Luthériens ! luthériens ! À mort les hérétiques ! » – Un cruel pressentiment navra Christian et son compagnon ; ceux de leurs amis qui les précédaient avaient sans doute été reconnus et arrêtés à la porte Montmartre. Tenter de les secourir, c’était s’exposer à partager leur sort sans espoir de leur venir en aide.

– Crois-moi, n’essayons pas de rentrer dans Paris à cette heure, – dit Justin à Christian, – nous sommes artisans de l’imprimerie de M. Robert Estienne, cela suffit pour que nous soyons soupçonnés d’hérésie… Cet infernal Gainier, l’espion du lieutenant criminel, a sans doute donné notre signalement à sa bande… Faisons, s’il le faut, le tour du rempart afin de rentrer par la Bastille Saint-Antoine ; cette porte est si éloignée de Montmartre, que peut-être l’on n’aura pas donné l’éveil de ce côté…

– Ma femme et mes enfants seraient dans une mortelle inquiétude s’ils ne me revoyaient pas ce matin à la maison, – répondit Christian ; – je vais tâcher de passer à la faveur du tumulte qui, malheureusement pour nos amis, augmente… Entends-tu ces cris forcenés ?

– Oui, aussi, je ne veux pas braver un péril inutile… Adieu, Christian ; je n’ai ni femme ni enfants, mon absence prolongée n’inquiétera personne ; je préfère gagner la bastille Saint-Antoine. Nous nous retrouverons tantôt, je l’espère, à l’imprimerie…

Les deux amis se séparent ; Christian, dont l’angoisse augmente à chaque instant en songeant à la pauvre Marie-la-Catelle et à ceux qui l’accompagnent, se résout à pénétrer à tout risque dans Paris ; cependant, avisant près de lui un paysan conduisant une charrette remplie de légumes et recouverte d’une toile soutenue par des cerceaux, il lui dit en tirant de sa poche une pièce de monnaie :

– Mon ami, je suis harassé de fatigue, je vais du côté des halles ; voulez-vous me donner place dans votre charrette jusqu’au milieu de la ville ?

– Volontiers… – répondit le paysan en prenant la pièce de monnaie.

Christian monte et se tapit au fond du chariot, écarte les plis de la toile afin de tâcher de voir au dehors ; car les clameurs deviennent de plus en plus menaçantes. Hélas ! à peine la charrette, après avoir passé sous la voûte de la porte, a-t-elle pénétré dans l’intérieur de la cité, que Christian, dominant la foule, aperçoit à peu de distance de lui, déjà garrottés, Marie-la-Catelle, son beau-frère Poille, Jean Dubourg et Laforge ; un rang d’archers contenait à grand’peine la multitude furieuse demandant à grands cris qu’on lui livrât « ces hérétiques, ces ensabbattés, ces luthériens égorgeurs d’enfants ! » Les victimes, pâles mais calmes, un sourire de triste pitié aux lèvres, promenaient sur ces fanatiques un regard serein ; Marie-la-Catelle, les yeux levés au ciel, les mains croisées sur la poitrine, semblait résignée au martyre. Les imprécations redoublaient ; déjà les plus forcenés du populaire ramassaient des pierres afin de lapider les victimes, lorsque la charrette où se cachait Christian, poursuivant lentement sa marche, déroba ce cruel spectacle à la vue de l’artisan. Il sut plus tard les détails de l’arrestation de ses amis. La Catelle et son beau-frère, depuis longtemps signalés par le Gainier comme hérétiques endurcis, furent reconnus et saisis par les espions du lieutenant criminel, postés depuis le milieu de la nuit à la porte Montmartre ; Jean Dubourg et Laforge, marchant à quelques pas derrière Marie-la-Catelle et cédant à un mouvement généreux, coururent à elle et, pour cela seulement qu’ils la connaissaient, furent comme elle arrêtés, garrottés. Christian sut aussi plus tard que la réunion des réformés à Montmartre avait été découverte par Lefèvre : celui-ci, guidant les recherches du sergent dans le galetas et remarquant, épars sur le plancher, quelques débris de lettres de convocation écrites par Jean Calvin où se lisait le mot Montmartre, courut communiquer ses soupçons au lieutenant criminel. Il mit le guet en campagne ; mais à leur entrée dans la carrière, les archers, se trouvant en face de seigneurs et de gens d’épée résolus à leur résister, n’osèrent point les arrêter.

Christian descendit de la charrette au milieu de Paris et se dirigea en hâte vers sa maison ; il arrivait sur le pont au Change, lorsqu’il vit accourir à lui le franc-taupin ; celui-ci, après avoir guetté toute la nuit le retour de l’artisan, l’instruisit de l’arrestation de sa femme, de ses enfants, du danger dont il était menacé s’il rentrait chez lui, et le décida à se rendre aussitôt dans un refuge assuré.

*

* *

Hêna Lebrenn, séparée de sa mère, fut conduite et enfermée au couvent des Augustines ; elle raconta les suites de son arrestation dans la lettre suivante, qui devait être remise à Brigitte.

LETTRE D’HÊNA LEBRENN,

EN RELIGION, SŒUR SAINTE-FRANÇOISE-AU-TOMBEAU

Décembre 1534. – Au couvent des Augustines.

Joies du ciel ! l’on m’assure, bonne mère, que tu liras cette lettre ! Mon Dieu ! mes idées se troublent ; je voudrais pouvoir te dire à la fois tout ce qui m’est arrivé depuis notre séparation jusqu’à ce moment… hélas ! j’ai tant de choses à t’apprendre ; vous serez, toi et mon bon père, si étonnés, si chagrins peut-être, en sachant qu’aujourd’hui même…

Mais il me faut reprendre mon récit à dater de ce malheureux jour où nous avons été conduites, toi à la prison du Châtelet, moi ici… J’ignore ce qui vous est advenu à toi et à mon père ; mes questions à ce sujet ont toujours été vaines. L’on m’a constamment répondu que vous jouissiez d’une bonne santé… Je l’espère, je le crois ; quel intérêt aurait-on eu à m’abuser ?

J’ai donc été amenée ici au milieu de la nuit et enfermée dans une cellule, sans avoir vu personne que la tourière. Te dire combien j’ai pleuré, à quoi bon ? Tu le devines… Le matin venu, la tourière m’a appris que j’aurais, à midi, la visite de madame la supérieure ; j’ai demandé la permission d’écrire à ma famille, afin de l’instruire du lieu de ma réclusion, l’on m’a répondu que l’abbesse déciderait de cela. Elle s’est rendue auprès de moi à midi. J’ai cru d’abord voir en elle une dame de la cour, tant elle était superbement parée ; rien dans ses vêtements ne rappelait le costume religieux. Elle est jeune et belle ; il m’a semblé lire la bonté sur son visage. Je me suis jetée à ses pieds, la suppliant de me faire conduire auprès de mes parents ; voici sa réponse :

– Ma chère fille, vous avez été élevée dans l’impiété ; vous êtes ici pour travailler à votre salut. Lorsque vous serez suffisamment instruite dans notre sainte religion catholique, apostolique et romaine, vous prononcerez des vœux éternels afin d’entrer dans notre ordre des Augustines ; il vous sera ensuite permis de revoir vos parents. Vous ne quitterez pas cette cellule avant d’avoir pris le voile ; vous sortirez seulement chaque jour pour faire une promenade sous les arceaux du cloître en compagnie de l’une de nos sœurs. Il dépend de vous d’acquérir promptement l’instruction religieuse nécessaire pour entrer dans notre ordre ; après quoi, je vous l’ai dit, vous pourrez revoir chaque semaine votre famille.

– Mais, madame, je n’ai jamais eu la vocation religieuse, – dis-je à l’abbesse ; – et aurais-je cette vocation, je ne prononcerais pas des vœux sans le consentement de mon père et de ma mère.

– Votre père est dans les cieux, c’est le Seigneur Dieu ; votre mère est aussi au ciel, c’est la sainte vierge Marie. À ces divins parents, vous devez obéir et satisfaire ; mais non à vos parents charnels. Hérétiques, ils vous ont infectée d’une pestilentielle hérésie ! le Seigneur, dans sa miséricorde, a voulu, pour le bonheur de votre âme, vous enlever à cette école de perdition ; le giron de notre sainte mère l’Église vous est ouvert, revenez-y. Soyez docile, vous serez heureuse ; sinon, à mon grand regret, j’emploierais de salutaires rigueurs afin de vous contraindre à votre propre bien. Dès demain, un de nos frères de l’ordre de Saint-Augustin viendra vous donner l’instruction religieuse ; et, je vous le répète, vous n’aurez aucun rapport avec vos parents avant la prononciation de vos vœux ; il dépend ainsi de vous de revoir bientôt votre famille.

La supérieure, sans vouloir m’entendre davantage, m’a laissée seule. Il me fallait donc embrasser la vie monastique ou perdre l’espérance de jamais vous revoir, mon bon père, ma bonne mère ! Cette pensée fut affreuse pour moi ; je résolus de résister aux volontés de l’abbesse ; ma détermination à ce sujet une fois connue, l’on me rendrait sans doute ma liberté.

Vers la fin du jour, l’une des sœurs vint me proposer une promenade sous les arceaux du cloître ; je lui déclarai qu’aucune puissance humaine ne me contraindrait à des vœux qui devaient à jamais m’éloigner de mes parents bien-aimés. Cette religieuse, d’une figure sèche et méchante, m’engagea froidement à bien réfléchir à mes paroles ; car si, par obstination, je refusais, – disait-elle, – de faire mon salut, l’on saurait m’y forcer. Je persistai dans mon refus. Notre promenade terminée, je regagnai ma cellule ; l’on m’apporta mon repas ; je me couchai profondément attristée.

Au milieu de la nuit, je fus réveillée brusquement ; la vieille religieuse entrait en compagnie de quatre tourières grandes et fortes, l’une portait une lanterne. J’eus peur ; je demandai ce que l’on voulait de moi.

– Levez-vous et suivez-nous, – me répondit la vieille religieuse. J’hésitais à obéir ; elle ajouta : – Pas de résistance, sinon nos tourières vous emporteront de force.

Je me résignai ; je m’apprêtais à prendre ma robe, mais la religieuse jeta sur mon lit une espèce de sac de crin qu’elle avait apporté.

– Voilà le seul vêtement qui vous convienne désormais ! – reprit-elle.

Je me vêtis de ce cilice ; j’allais mettre mes chaussures, lorsque la religieuse me dit :

– Vous marcherez pieds nus ; il faut mortifier votre chair rebelle.

L’expression de la figure de cette femme et de ses compagnes me parut impitoyable ; je compris l’inutilité de la résistance, des supplications, et, pieds nus, vêtue du sac de crin, je suivis la religieuse. L’une des tourières nous éclairait de sa lanterne. Nous traversons le cloître et plusieurs passages ; sur l’un d’eux s’ouvrait une fenêtre basse intérieurement voilée par des rideaux de soie rouge, à travers lesquels perçait une vive lumière. En passant devant cette croisée, j’entendis une voix d’homme chanter en s’accompagnant du théorbe ; ces chants, accueillis par les éclats de rire de plusieurs femmes et de plusieurs hommes réunis en cette salle, me firent rougir de honte. La religieuse hâta sa marche, nous entrâmes dans une petite cour ; l’une des tourières ouvrit une porte, et à la lueur de la lanterne, je vis la noire profondeur d’un escalier qui descendait sous terre. Saisie de frayeur, je me recule ; mais la religieuse me poussant par les épaules :

– Allez, allez… on vous mène en un lieu où vous méditerez à loisir sur votre obstination impie !

Je suivis la tourière qui nous éclairait ; je descendis les marches d’un escalier de pierre ; l’humidité glaçait mes pieds nus. Au bas de cet escalier était un couloir voûté sur lequel donnaient plusieurs portes ; l’on ouvre l’une d’elles, l’on me fait entrer dans un caveau, où je vois une caisse faite comme un cercueil remplie de cendres, un prie-Dieu de bois surmonté d’une croix et, près de la couche de cendres, une cruche de terre et un pain placés par terre.

– Telle sera votre demeure jusqu’à ce que vous soyez revenue de votre endurcissement, – me dit la religieuse. – Si la solitude et les mortifications ne domptent pas votre rébellion, l’on aura recours à d’autres rigueurs.

On me laissa sans lumière dans ce caveau ; la porte refermée sur moi, je me jetai sur ma couche de cendres ; j’avais grand froid, la robe de crin me causait des cuissons insupportables, les ténèbres m’épouvantaient. Je me rappelais, pauvre chère mère, ma petite chambre près de la tienne, mon lit si blanc et ce baiser que chaque soir tu venais me donner avant que je fusse endormie ; je sanglotai ; peu à peu, mes larmes se tarirent ; engourdie par le froid, je sommeillai jusqu’au jour, sa lueur m’arrivait à travers le soupirail de ma prison. Je te l’avoue, bonne mère, et tu pardonneras ma faiblesse, abattue par les souffrances de cette première nuit, craignant d’être condamnée à rester bien longtemps peut-être dans ce caveau, je me résignai à consentir à tout ce que l’on exigerait de moi ; je voulais à tout prix sortir de ce lieu sinistre. J’attendis impatiemment la religieuse afin de lui faire ma soumission ; personne ne vint, ni ce jour-là, ni pendant une semaine environ. Je crus d’abord que ma raison allait s’égarer, je frissonnais de peur à chaque instant, le silence même de cette espèce de tombe me causait de folles terreurs. Je gémissais, vous appelant, toi et mon père, comme si vous pouviez m’entendre ; puis je retombais anéantie sur ma couche de cendres.

Peu à peu, cependant, je m’habituai à ma prison, à mon cilice, à mon pain dur et noir ; le calme revint dans mon esprit, je me dis : – « Je suis victime d’une grande méchanceté ; mes parents m’ont enseigné qu’il fallait souffrir courageusement l’injustice, ne jamais s’abaisser à la lâcheté, au mensonge. Je périrai dans le couvent ou j’en sortirai pour retourner auprès de ma famille. » J’attendais impatiemment la religieuse, non plus pour me soumettre, mais pour lui déclarer ma ferme résolution de résister à sa volonté ; vaine attente ! je te l’ai dit, bonne mère, pendant huit jours environ, personne ne vint. Ma détermination, au lieu de faiblir, s’exaltait dans la solitude ; je passais mes journées à songer à vous. Le croirais-tu, souvent la contention de mon esprit devenait si forte, que je me figurais vous voir, vous entendre ; je n’étais plus dans ce caveau, j’étais près de vous, dans notre maison. Chaque matin, à mon réveil, après ma prière, j’invoquais pour vous les bénédictions du ciel ; puis je disais : – Bonjour, père, bonjour, mère… – je vous racontais mon affliction, mes souffrances, vous m’encouragiez à ne pas succomber dans cette rude épreuve, vos sages et tendres paroles me réconfortaient… Enfin, je pensais aussi à…

… Je viens d’hésiter un instant devant la vérité ; mais vous m’avez enseigné l’horreur du mensonge ou de la dissimulation… Je continue donc ; seulement, bonne mère, je ne sais si, lorsque tu recevras cette lettre, tu seras encore prisonnière et séparée de mon père ; si vous êtes au contraire réunis, peut-être devras-tu ne pas lui donner connaissance du passage que tu vas lire… peut-être, et c’est ma vive espérance, mon père ignore-t-il que celui que j’appelais mon frère…

Je n’achève pas, ma main tremble à ce souvenir.

Que te dirai-je ?… durant cette horrible soirée, avant ton retour inattendu à la maison, avant que j’eusse compris l’affreuse signification des paroles d’Hervé, il m’avait éclairée malgré moi sur le sentiment que j’éprouvais pour frère Saint-Ernest-Martyr… Tu te le rappelles, bonne mère, ce jour-là même, je te manifestais ma surprise de ce que ma pensée se reportait si souvent vers ce jeune moine ; hélas ! à cette heure, je ne saurais plus en douter, c’était de l’amour que j’éprouvais pour lui… et au fond de ma prison, dans mes nuits d’affliction, je ne pouvais m’empêcher de songer à vous sans songer à lui…

Tel est l’aveu que tout à l’heure j’hésitais à te faire… Si cet attachement est coupable, bonne mère, pardonne-le, il est involontaire ; en vain je me répétais : Un pareil amour est insensé… les religieux sont voués à un célibat éternel… cependant il me semblait que de ces pensées je ne devais rougir, ni à mes propres yeux, ni aux tiens, elles se bornaient à des regrets sans espérance, et je me disais encore :

« – Si frère Saint-Ernest-Martyr, au lieu d’être moine, eût été artisan comme mon père, et que toi et lui eussiez trouvé cette union convenable, elle aurait assuré mon bonheur… »

Je songeais donc dans mon cachot non moins à frère Saint-Ernest-Martyr qu’à vous, mes parents bien-aimés… résolue de mourir ici ou d’aller vous rejoindre… Soudain une pensée cruelle, qui ne m’était pas jusqu’alors venue, traversa mon esprit… Vivre près de vous, c’était aussi vivre sous le même toit qu’Hervé ! J’attribuais… j’attribue encore à un égarement passager de sa raison les événements de cette funeste soirée… Tu les as sans doute cachés à mon père… Hervé, retrouvant son bon sens, aura maudit son aberration d’un moment ; son repentir vous touchera, l’on est indulgent pour les fous… et cette nuit-là, il était fou !… Cependant, la seule idée de le revoir me faisait frémir… l’unique espoir qui m’eût jusqu’alors soutenue : celui de passer mes jours près de vous comme autrefois, s’assombrissait… il me semblait impossible de supporter désormais la présence d’Hervé… Je me livrais à ces nouvelles et pénibles réflexions, lorsqu’un matin la porte de mon caveau s’ouvrit, la religieuse entra suivie des tourières.

– Êtes-vous plus docile ? – me demanda-t-elle. – Consentez-vous à recevoir l’instruction religieuse nécessaire à la prononciation de vos vœux dans notre ordre des Augustines ?

– Non ! m’écriai-je, – vous n’obtiendrez rien de moi, ni par la persuasion, ni par la violence ! Je suis victime d’une méchante iniquité, j’aurai le courage de la subir jusqu’à la fin !

– Oh ! l’on saura vous dompter par la rigueur ! – répondit la vieille religieuse ; – l’on saura vous forcer à votre salut, pécheresse endurcie !…

Hélas ! ma mère, j’écris ceci la rougeur au front… à un signe de la religieuse, deux des tourières s’emparèrent de moi, et malgré mes efforts, mes prières, mes larmes, mes cris, elles me dépouillèrent de mon cilice, de mon dernier vêtement, me continrent… et leurs deux compagnes me flagellèrent le corps avec une implacable cruauté ; la honte, plus encore que la douleur, quoique mes épaules et mon sein fussent meurtris, déchirés à coups de discipline, la honte m’arracha une lâche supplique… Je promis une soumission absolue afin d’échapper à l’humiliation du châtiment. Mon obéissance apaisa mes bourrelles ; l’on me reconduisit dans ma cellule. Pour première preuve d’obéissance, je devais, le jour même, me confesser à l’un des moines augustins directeurs de la maison ; il me donnerait ensuite l’instruction religieuse. Vers le milieu du jour, j’allai à la chapelle. Ô mère, quelle fut ma surprise ! aux premiers mots que m’adressa le moine qui occupait le confessionnal où l’on me fit entrer, je reconnus la voix de frère Saint-Ernest-Martyr… Je me crus sauvée… Je me nommai à lui, je lui appris notre arrestation à toutes deux, je le conjurai d’aller trouver mon père et mon cher oncle Joséphin, restés libres sans doute, et de les instruire de l’endroit où toi et moi nous étions détenues. Hélas ! mon espérance fut de courte durée ! Frère Saint-Ernest-Martyr, en butte à l’animadversion des moines, et surtout de l’abbé de son couvent, n’en pouvait plus sortir ; depuis plusieurs jours on l’enfermait dans sa cellule, il la quittait seulement pour venir confesser les sœurs augustines, les deux moutiers communiquant ensemble par un passage souterrain. Les autres moines ayant mieux à faire, disaient-ils : – que d’écouter des nonnes au tribunal de la pénitence, – frère Saint-Ernest-Martyr se trouvait presque seul chargé de ces fonctions. Je lui demandai de faire parvenir une lettre de moi à ma famille. – Il doutait que l’on me laissât écrire, – me répondit-il ; – et il n’avait aucun moyen de communication avec le dehors, étant soumis lui-même à une extrême surveillance. – Je lui racontai mes souffrances, mes chagrins, depuis mon entrée chez les Augustines ; je l’entendis pleurer dans l’ombre, et lorsque je le priai de me donner ses conseils, il me dit :

– Si vous vous sentiez, ma sœur, une vocation religieuse décidée, si vos parents l’approuvaient, je vous engagerais cependant à réfléchir longtemps avant de prononcer si jeune des vœux éternels ; mais cette vocation, vous ne l’avez pas, vous êtes retenue contre votre gré, à l’insu de votre famille. Que résoudre en cette pénible circonstance ?… Refuser, ainsi que vous l’avez fait jusqu’ici, de prendre le voile, c’est vous exposer à subir de nouveau des mauvais traitements, des rigueurs, auxquels vous succomberiez ; entrer en religion, même contrainte par la force, c’est vous engager éternellement, c’est renoncer à jamais aux douces joies de la famille… Avant de choisir entre ces deux fatales extrémités, ma sœur, il faut tâcher de gagner du temps, prolonger les délais nécessaires à votre éducation religieuse ; votre père et votre oncle se sont sans doute mis activement à votre recherche. J’ai appris par Marie-la-Catelle que M. Lebrenn jouit de l’affection de M. Robert Estienne ; la princesse Marguerite a beaucoup d’estime pour ce célèbre imprimeur, elle pourrait, grâce à ses instances, peut-être obtenir du roi, son frère, votre sortie de ce couvent. L’important est donc d’instruire votre famille du lieu où vous êtes ; je tenterai tous les moyens possibles pour arriver à ce résultat, malgré la surveillance incessante dont je suis entouré ; mais il faut, quant à présent, je vous le répète, ma sœur, gagner du temps. Je m’efforce en vain à pénétrer le motif de votre séquestration ; je sais, il est vrai, que déjà l’on a soustrait des enfants à leurs parents soupçonnés d’être partisans de la religion réformée ; peut-être faut-il attribuer à une cause pareille la mesure dont vous êtes victime ? Quoi qu’il en soit, ma sœur, comptez sur mon vif désir de vous être utile ; c’est un devoir pour moi de vous consoler, de vous soutenir dans votre cruelle situation ; je n’oublierai jamais de quels soins affectueux j’ai été entouré par votre famille lorsqu’elle m’a recueilli blessé sur le pont au Change.

Tels ont été, bonne mère, les conseils de frère Saint-Ernest-Martyr. Je les ai d’abord suivis ; mais il lui fut impossible de sortir de son couvent ni de vous écrire, n’osant se confier pour cela aux autres moines. Je ne peux vous exprimer ses touchants regrets, ses larmes, en songeant aux inquiétudes, aux chagrins dont mon pauvre père et mon oncle devaient être bourrelés dans leur ignorance de mon sort ; frère Saint-Ernest-Martyr trouvait les plus affectueuses paroles pour m’encourager, puisant dans la vie du Christ des exemples d’une résignation sublime. Et puis, si tu savais, mère, quel tendre souvenir il conservait de notre accueil ! quelle vénération il témoignait pour toi et mon père, en reconnaissant, disait-il, la pureté, l’élévation des principes que vous m’avez enseignés !… Oh ! il ne vous traite pas d’hérétiques, lui !…

Hélas ! bonne mère, je devais être frappée d’un coup douloureux : frère Saint-Ernest-Martyr cessa soudain de venir me donner l’instruction religieuse ; il fut remplacé dans ce soin par un autre moine augustin ; depuis ce jour, je n’ai plus revu mon ange consolateur…

Tant d’afflictions me rendirent gravement malade ; je sentis, à la peine que me causait l’absence de frère Saint-Ernest-Martyr, combien je l’aimais ! Cet amour, il ne le soupçonne pas, il l’ignorera toujours ; aussi, mère, je ne rougis pas de mon aveu… Mais mon cœur se brise à la pensée de ce qui me reste à t’apprendre…

Frère Saint-Ernest-Martyr, afin de gagner du temps, dans l’espoir de ma délivrance, avait souvent répondu à la supérieure, impatiente de me voir prononcer mes vœux, que je n’étais pas encore suffisamment instruite pour être reçue professe ; un autre moine augustin le remplaça, et fut chargé de me catéchiser. Il m’inspirait un éloignement invincible, j’écoutais à peine ses paroles ; il s’en plaignit à l’abbesse. Elle me manda chez elle et me déclara qu’instruite ou non, je prononcerais mes vœux le surlendemain ; en ce cas, l’on me permettrait de voir ensuite ma famille ; mais si je refusais de prendre le voile, je serais de nouveau victime des rigueurs déjà exercées contre moi. Je demandai à l’abbesse un jour pour réfléchir et me décider ; elle me l’accorda… Mes réflexions ont été navrantes, mère, les voici…

Me refuser à entrer en religion, – me suis-je dit, – c’est m’exposer à subir encore ces violences, ces châtiments, dont le souvenir me rend pourpre de honte… c’est renoncer à mon unique espérance de revoir de temps à autre mes parents bien-aimés ; car, déjà brisée par les chagrins, par la maladie, les mauvais traitements m’achèveraient, et je mourrais bientôt dans ce couvent… Il faut donc me résigner à prononcer mes vœux ! D’ailleurs, si, par impossible, recouvrant ma liberté, je retournais dans la maison paternelle, et qu’Hervé dût y revenir aussi, repentant du passé, maudissant son égarement et méritant son pardon, je lui pardonnerais l’horreur qu’il m’a causée ; mais vivre près de lui serait au-dessus de mes forces… Il faudrait donc qu’il abandonnât la maison, qu’il me fût sacrifié, malgré ses regrets sincères de sa funeste aberration ! Ou bien, le jugeant indigne de leur clémence, mes parents l’éloigneraient de chez eux sans espoir de retour. Enfin, mon fatal amour pour frère Saint-Ernest-Martyr ne finira qu’avec ma vie… ne pouvant être à lui, je n’épouserai personne… renoncer à lui, c’est renoncer au monde. Pourquoi résister plus longtemps à la violence qui m’est faite ? pourquoi ne pas prendre le voile ?… Si je m’y résigne, l’on m’assure que je verrai chaque semaine mes parents ; et mon absence de la maison leur permettra, soit bientôt, soit plus tard, de se montrer cléments pour Hervé…

Hélas ! mère, telles ont été mes réflexions… qu’ajouterai-je ? J’étais seule, sans conseil, affaiblie par la souffrance, obsédée par des religieuses qui employaient tour à tour la persuasion et la menace ; je désespérais de trouver le moyen de t’instruire de mon sort, je me suis donc résignée à prononcer mes vœux…

Ce matin, la cérémonie a eu lieu ; j’ai été baptisée en religion d’un triste nom, pauvre chère mère ! On m’appelle Sainte-Françoise-au-Tombeau… Je dois passer cette nuit en prières dans la chapelle de la Vierge…

Mes vœux prononcés, l’abbesse m’a fait donner ce qu’il me fallait pour écrire, me promettant que cette lettre serait remise demain à ma famille.

Maintenant, mère, écoute-moi… J’ai été coupable de prendre une si grave résolution sans ton consentement et celui de mon père… je…

J’interromps cette lettre… Neuf heures sonnent à l’horloge du couvent, je vais être conduite à la chapelle, où je dois veiller pendant toute la nuit.

Demain, bonne et tendre mère, j’achèverai cette lettre… je vais la garder sur moi, je crains qu’elle ne soit lue en la laissant dans ma cellule…

À demain, mère…

*

* *

La suite de cette légende vous apprendra, fils de Joel, comment la lettre d’Hêna tomba entre les mains de Christian, ainsi que les fragments suivants du journal de frère Saint-Ernest-Martyr ; ils contiennent le récit des événements survenus tandis qu’il était renfermé dans le couvent des Augustins, voisin de celui des Augustines.

FRAGMENTS DU JOURNAL D’ERNEST RENNEPONT,

EN RELIGION, FRÈRE SAINT-ERNEST-MARTYR

Décembre, 1534.

Seigneur Dieu ! ayez pitié de moi ! Je viens de revoir cette jeune fille ! je l’ai confessée dans le couvent de nos sœurs augustines ! Elle y est enfermée ; on veut la contraindre à prononcer ses vœux !

Ah ! lorsque j’ai reconnu sa voix, lorsque, dans l’ombre du confessionnal, j’ai entrevu sa figure angélique, mon cœur a tressailli d’une joie insensée ; puis il s’est brisé !… J’ai tremblé, j’ai pleuré… Ô vous qui lisez au fond des âmes, vous le savez, mon Dieu ! ma première pensée a été de sortir du tribunal de la pénitence ; je ne me sentais plus digne d’y siéger… Mais cette malheureuse enfant, dans son infortune, n’avait que moi pour appui ; elle vous remerciait avec tant d’effusion, ô mon Dieu ! de m’avoir envoyé sur son chemin, que ma résolution a faibli, je suis resté…

*

* *

… Eh bien, oui, à vous, mon unique et divin maître, je me confesse… Oui, la première fois que j’ai vu cette jeune fille chez Marie-la-Catelle, alors que j’enseignais les enfants dans son école, j’ai été frappé de la beauté d’Hêna Lebrenn, de sa modestie, de sa candeur, de sa grâce ! Marie-la-Catelle, sans le savoir, a rendu plus profonde l’impression que m’avait causée son amie en me parlant souvent de ses vertus, de la bonté, de la loyauté de son caractère. Oui, je le confesse, depuis ce jour, malgré ma raison qui me disait : Un tel amour est insensé ! malgré ma foi qui me disait : Un tel amour est coupable ! cette passion folle, cette passion criminelle a pris chaque jour sur moi un nouvel empire. Ma rencontre d’aujourd’hui, en m’ouvrant sans réserve cette âme ingénue et charmante, a pour jamais, je le sens, rivé ma chaîne ; je traînerai ce fatal amour jusqu’au tombeau…

*

* *

… Impossible de sortir de mon couvent ! Je suis l’objet d’une surveillance de tous les moments ; le soupçon et la haine veillent autour de moi. Comment prévenir la famille d’Hêna de la contrainte que l’on exerce sur elle ? Les jours se passent ; je tremble que, sans s’arrêter à mes observations, basées sur ce que l’instruction religieuse d’Hêna n’est pas assez avancée, l’abbesse des Augustines ne la force à prononcer ses vœux… Mon Dieu ! vous le savez, si j’étais assez misérable pour écouter la voix d’un jaloux et exécrable égoïsme, j’éprouverais une sorte de joie en songeant qu’Hêna, ne pouvant m’appartenir, ne serait à personne après son entrée en religion… Non, non, au prix de ma triste vie, si je le pouvais, je rendrais cette infortunée à ses parents ; vous l’avez si divinement douée, ô mon Dieu ! qu’elle doit être le saint orgueil d’une famille…

*

* *

… Oh ! la famille !… une épouse !… des enfants !.. les sentiments les plus doux, les plus chers, les plus sacrés qui puissent élever l’âme à la hauteur de tes desseins providentiels, ô céleste Créateur !… la famille !… cet ineffable sanctuaire des vertus domestiques m’est à jamais fermé…

*

* *

… Et qui me l’a fermé, ce sanctuaire ? Est-ce ta volonté, Dieu juste ! toi qui as donné une compagne à l’homme ? Non, non, ni ta parole, révélée par tes prophètes, ni la parole de ton Fils, notre Rédempteur, n’ont dit à tes prêtres :

« – Vous resterez en dehors de l’humanité ; vous êtes au-dessus ou au-dessous des grands devoirs qu’impose cette sainte mission : – assurer le bonheur d’une épouse, élever des enfants dans l’amour et la pratique du juste et du bien, leur donner le pain de l’âme et le pain du corps !… »

Ah ! ces réformés, ces hérétiques, sont restés fidèles aux préceptes divins ; leurs pasteurs sont époux et pères…

… Je me suis interrompu, les chants de l’orgie viennent de pénétrer jusqu’au fond de ma cellule ; les mystères de corruption effrénée, de débauche immonde dont ce couvent et celui des Augustines sont le honteux théâtre soulèvent plus que jamais mon cœur de dégoût et d’horreur !… Ah ! le célibat des moines !… ah ! le célibat des nonnes !…

*

* *

… Non, mon chaste amour, pur de toute espérance, ne m’inspire pas seul ces réflexions sur le célibat des prêtres, source de tant de scandales ! non !… Avant d’avoir rencontré Hêna chez Marie-la-Catelle, vous le savez, ô mon Dieu ! j’étais frappé de la justice des réformes réclamées en votre nom par les luthériens ; j’étais en communion avec eux, sinon des lèvres, du moins du fond de l’âme. L’adoration idolâtre des images et des saints, la sacrilège arrogance d’un clergé se prétendant ton représentant infaillible, incarné, ô mon Dieu ! la confession, qui livre à des inconnus les secrets les plus intimes du foyer domestique, la rédemption des péchés et des âmes mise à prix d’argent, tant d’iniquités impies, tant d’outrages à la morale évangélique, depuis longtemps m’indignaient ; la haine dont je suis poursuivi dans ce couvent, la réclusion que l’on m’impose, n’ont d’autres motifs que ma sympathie hautement avouée pour la réforme… et l’enseignement véritablement chrétien que je donnais aux enfants chez Marie-la-Catelle, dernièrement emprisonnée, dit-on, comme hérétique.

*

* *

… J’ai fait un rêve étrange !

Devenu pasteur de la religion réformée, j’avais pu épouser Hêna… nous habitions un village au fond d’une riante vallée ; je donnais l’instruction aux jeunes garçons, Hêna aux jeunes filles. Dieu bénissait notre union ; deux beaux enfants, le portrait de leur mère, ajoutaient de nouveaux liens à notre tendresse…

*

* *

… Oh ! misérable fou que je suis ! au lieu d’appesantir ma pensée sur ce rêve, que ne puis-je l’arracher de mon esprit ! comme je voudrais pouvoir arracher mon cœur de ma poitrine ! Jusqu’ici, du moins, je trouvais une amère consolation dans cette pensée : l’impossible… – Je suis moine ; un obstacle infranchissable me sépare d’Hêna ! – me disais-je. Ma douleur se repaissait de ma douleur même ; plongé dans un labyrinthe sans issue, aucune lueur d’espérance ne pénétrait la noire profondeur de mon désespoir ; mais à cette heure, mais depuis ce rêve funeste, je me dis :

– Et pourtant, je pouvais être heureux ! je pouvais embrasser la religion évangélique, devenir l’un de ses pasteurs, ne pas forfaire à mon serment de me vouer au service de Dieu, et cependant épouser Hêna, puisque les ministres réformés ne sont pas soumis au célibat…

*

* *

… Merci à vous, mon Dieu ! si insensée même que fût cette espérance, elle s’est évanouie… je suis retombé dans l’abîme de ma désespérance… Pauvre malheureux fou ! pour épouser Hêna, il fallait qu’elle t’aimât ! et son cœur aurait-il pu jamais battre pour un homme vêtu d’un froc de moine !

*

* *

… Qui m’a fait moine ? Avais-je donc, à treize ans, la raison assez mûre pour décider de ma vocation, pour comprendre ce qu’il y a de terrible dans l’éternité des vœux monastiques ? N’est-ce pas pour obéir à mon père que je suis entré novice dans l’ordre des Augustins ? Tel a été mon premier pas dans la vie religieuse ; et par lassitude, par habitude, par soumission, je devais me consacrer à cette vie stérile et morne ! J’ai fléchi devant la volonté paternelle… Ainsi va le monde !… À mon frère aîné la liberté de choisir une carrière, une épouse ! à lui le patrimoine héréditaire ; à lui les joies de la famille ! à moi la claustration ! à moi les vœux de sujétion, de célibat et de pauvreté !…

*

* *

… Une fièvre lente me mine, me dévore ; je ne suis plus que l’ombre de moi-même.

L’instruction religieuse que chaque jour je donne à Hêna dans l’ombre du confessionnal est pour moi un supplice ; je suis devenu d’une telle sensibilité nerveuse, que le son si doux de la voix de ma pénitente ébranle jusqu’aux dernières fibres de mon cerveau ; son souffle, qui parfois arrive à mon visage au travers de la grille du confessionnal, fait ruisseler mon front d’une sueur brûlante, bientôt glacée à mes tempes… Je n’ai pas le courage de subir plus longtemps cette torture… je deviendrais fou… Voir, sentir près de moi cette jeune fille, dont la pensée remplit mon âme, et sans cesse me contraindre, veiller sur chacune de mes paroles, sur leur accent, sur les soupirs, sur les larmes que m’arrachent malgré moi ses peines et les miennes, afin de lui cacher jusqu’à l’ombre de mon secret… non, non, ce sacrifice est au-dessus de mes forces, elles sont à bout… La fièvre, l’insomnie, ont usé ma vie ; à peine je peux maintenant me traîner de ma cellule jusqu’à l’église des Augustines… Rappelez-moi donc à vous, ô mon Dieu !… ayez pitié de moi !… miséricorde !… miséricorde !…

*

* *

… Plus de doute, l’on va contraindre Hêna à prononcer ses vœux. Hier, je me suis rendu au couvent des Augustines afin de déclarer à la supérieure que ma santé affaiblie m’ordonnait un repos absolu, et que je ne pourrais continuer l’instruction religieuse de la professe.

– Hêna Lebrenn est-elle enfin en état de prendre le voile ? – m’a demandé la supérieure.

– Pas encore.

– En ce cas, – a-t-elle repris, – le Seigneur l’éclairera plus tard de sa grâce ; mais il faut qu’avant huit jours elle soit entrée en religion. Un autre de nos frères augustins sera chargé d’achever l’instruction de la novice ; il importe d’arracher cette jeune fille à la pestilence dont elle a été infectée depuis son enfance. Le révérend père Lefèvre l’a fait entrer ici ; elle a un frère que l’on a aussi arraché à la perdition. Mais avec lui, la tâche a été facile ; loin d’hésiter à prononcer ses vœux, il a demandé à entrer dans l’ordre des Cordeliers et a été conduit à leur couvent, auprès de fra-Girard, dont il était connu. Aussi, lorsque cette jeune fille aura pris le voile, elle et son frère seront pour jamais sauvés de la corruption du foyer paternel ; car leur père et leur mère sont hérétiques endiablés.

Telles ont été les paroles de l’abbesse. Ainsi, contre tout droit, contre toute justice, ces deux enfants ont été arrachés à leur famille, dont ils seront à jamais séparés… Ah ! je donnerais ma vie pour pouvoir instruire du sort réservé à leur fille ces gens de bien qui m’ont accueilli avec tant de compassion lorsque, blessé, ils m’ont donné asile en leur maison !

*

* *

… Hêna prononce demain ses vœux au couvent des Augustines ; j’ai été instruit du fait par le moine qui m’a remplacé près d’elle comme catéchiseur. Mon Dieu ! la pauvre enfant est perdue, à jamais perdue pour sa famille…

Pourtant, qui sait ? la surveillance que l’on exerce sur moi est devenue moins rigoureuse depuis que ma vie s’éteint et que je ne quitte plus mon lit… Si ce soir, à la nuit, je parvenais à sortir du couvent, j’irais avertir M. Lebrenn du péril imminent dont sa fille est menacée ; peut-être, grâce à la recommandation de M. Robert Estienne, la princesse Marguerite obtiendrait-elle la liberté d’Hêna avant qu’elle ait pris le voile.

… Mon Dieu ! exaucez ma dernière prière, et délivrez-moi ensuite de mes tristes jours !… Je demanderai à être enseveli dans mon froc, où je cacherai ces feuillets, seuls confidents de ce fatal amour ! Amères confidences !… elles ont été ma seule consolation dans ma douleur !…

*

* *

La taverne du Vin Pineau (telle était son enseigne) servait de rendez-vous aux bandits de toute sorte qui infestaient alors la cité de Paris. Les archers du guet respectaient ce coupe-gorge à demi souterrain ; ils ne s’aventuraient jamais dans la ruelle tortueuse et obscure au milieu de laquelle se balançait et grinçait au vent la vieille enseigne du Vin Pineau, bien connue des larrons. Trois hommes attablés dans l’un des réduits de ce repaire s’entretenaient d’un projet important, à en juger par le mystère dont ils entouraient leur réunion ; PICROCHOLE-LE-MAUVAIS-GARÇON et son compère GRIPPE-MINAUD-LE-TIRE-LAINE, qui assistaient plusieurs mois auparavant à la vente des indulgences dans l’église de Saint-Dominique, étaient deux des interlocuteurs de cette conversation, engagée depuis quelques instants avec JOSÉPHIN-LE-FRANC-TAUPIN. Transformation étrange, cet aventurier, jadis d’une inaltérable bonne humeur, était méconnaissable ; ses traits mornes, farouches révélaient de profonds chagrins, et il laissait près de lui son pot plein de vin.

– Saint Cadouin ! – dit Picrochole en manière d’invocation dévote, – nous voici seuls ; nous diras-tu ce que tu veux de nous, Joséphin ?

– Picrochole, je t’ai connu à la guerre…

– Oui, j’étais arquebusier dans la compagnie de M. de Montluc ; mais las de tuer à la bataille, et sans profit, des Italiens, des Espagnols, des Suisses, des Flamands, que je ne connaissais point, j’ai préféré tuer, pour de l’argent, des Français, que je connaissais moyennant leur signalement qu’on me donne. Je me suis fait Mauvais-Garçon ; je mets au service de qui me paye ma dague et mon épée.

– C’est être soldat d’une autre manière, – ajouta Grippe-Minaud ; – mais il faut pour ce métier un courage que je possède peu. Je préfère m’adresser à d’honnêtes bourgeois qui, la nuit venue, regagnent leur demeure sans autre arme… qu’une lanterne.

– Picrochole, – reprit le franc-taupin, – je t’ai sauvé la vie à la bataille de Mirande, je t’ai dégagé des mains de deux lansquenets qui, sans moi…

– Saint Cadouin ! me crois-tu ingrat !… Est-ce un service que tu as à me demander ?

– Un grand service.

– Parle…

– En te rencontrant tantôt, la pensée m’est venue que tu pouvais me venir en aide…

– Est-ce un ennemi dont il faut te débarrasser ?

Joséphin secoua négativement la tête et montra du bout du doigt sa longue épée, déposée sur la table.

– Tu es capable de te débarrasser toi-même de tes ennemis ? Je le crois ; je t’ai vu batailler ! – reprit le mauvais-garçon. – De quoi s’agit-il donc alors ?

Le franc-taupin poursuivit d’une voix navrée, tandis qu’une larme roulait dans son œil :

– Picrochole, j’avais une sœur…

– De quel ton tu dis cela ! tu ne dirais pas plus tristement… Picrochole, les pots sont vides !…

– Mort-de-ma-sœur ! – s’écria le franc-taupin avec un accent d’incurable désespoir, – il y a dans mon cœur un vide que rien ne remplira !

Et il cacha son visage entre ses mains.

– Le vide a du bon quand on le fait dans la bourse d’un bourgeois, – dit Grippe-Minaud, tandis que son compagnon reprit :

– Donc, Joséphin, tu avais une sœur… tu ne l’as donc plus ?

– Elle est morte !… – murmura le franc-taupin, étouffant un sanglot ; puis, se contenant, il ajouta : – Il me reste une nièce…

– Une nièce ? – dit le mauvais-garçon. – Est-ce à elle qu’il faut rendre service ? Est-elle jeune et jolie ? Je…

Le bandit n’acheva pas, il se tut devant le coup d’œil terrible que lui lança l’aventurier ; puis il reprit :

– Je t’ai connu meilleur raillard autrefois…

– Je ne ris plus… – répondit le franc-taupin d’un air sinistre ; – ma gaieté s’en est allée !… Arrivons au fait… Ma sœur, morte en prison, où j’ai pu du moins une dernière fois la voir, a laissé deux enfants : un fils et une fille… Le fils… ne compte plus…

– Comment cela ?

– Je m’entends… La fille de ma sœur a été arrêtée, conduite au couvent des Augustines, où elle est à cette heure enfermée…

– Saint Cadouin ! de quoi te plains-tu ? Avoir une nièce au couvent, c’est presque avoir pour soi un ange au paradis ! – Et le mauvais-garçon se signa dévotement en portant son pouce de son nez à son menton, puis de l’un à l’autre des coins de sa bouche. – Ah ! que n’ai-je sœur, fille ou nièce au couvent ! elles prieraient pour la rémission de mes péchés… je serais sans souci, comme le poisson dans l’eau.

– Et leurs prières ne te coûteraient pas un denier ! – ajouta Grippe-Minaud en soupirant. – Ah ! si ma fille Marotte ne s’était, à quatorze ans, sauvée avec un argoulet ! elle serait à cette heure au couvent, priant pour son bon cher petit père le tire-laine !… Confession ! c’eût été mon rêve ! – Et le larron se signa de la même manière que son compère le mauvais-garçon.

Ces paroles des deux bandits agréèrent au franc-taupin ; elles lui étaient une nouvelle preuve du mélange de superstition et de scélératesse habituel à ces bandits ; leur fanatisme servait ses projets. Il reprit :

– Ma nièce n’a pas de vocation religieuse ; elle a été conduite et retenue par force à ce couvent, il faut qu’elle en sorte… Veux-tu m’aider à l’enlever ?

– Saint Cadouin ! – s’écria le mauvais-garçon avec terreur et se signant de nouveau, – un sacrilège !

– Violer un lieu saint ! – reprit Grippe-Minaud, pâlissant et se signant comme Picrochole ; – confession ! les cheveux m’en dressent sur la tête !…

Les deux brigands, muets de stupeur, s’entre-regardèrent tremblants, effarés ; le franc-taupin ne parut pas surpris de leurs scrupules et ajouta :

– Mauvais-garçons et tire-laines sont bons catholiques, je le sais ; aussi, rassurez-vous, mes dévots ! j’ai le pouvoir de vous absoudre…

– Vas-tu nous conter que tu es commissaire apostolique ?

– Qu’importe, si je vous assure une indulgence plénière ?

– Toi… toi, Joséphin ?…

– Moi…

– Tu nous bernes ! Et tu prétendais n’être plus bon raillard ?

L’aventurier, séparé des deux larrons par la largeur de la table, plaça son épée entre ses jambes, planta devant lui sa dague nue et à sa portée, puis il tira de la poche de ses larges chausses un parchemin… C’était la lettre d’absolution d’Hervé, ramassée par le franc-taupin au seuil de la maison de sa sœur lors de l’arrestation de la famille Lebrenn. Il déplia la cédule apostolique, la tint ouverte et bien en vue des deux brigands et leur dit :

– Regardez et lisez !

– Une lettre d’absolution ! – s’écrièrent le mauvais-garçon et le tire-laine, dont les yeux étincelèrent de convoitise en examinant ce parchemin. – Les sceaux, les signatures… rien n’y manque !

– J’ai vu avant-hier pareille cédule entre les mains du comte de Saint-Mexin, qui m’a donné dix ducats pour dépêcher certain gros avocat qui gêne son avocate dans ses amours avec ce jeune seigneur !

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