Les Mystères du peuple – Tome X

– Ma sœur… ma sœur… – dit le religieux, rougissant de modestie et interrompant la veuve, – n’exaltez pas ainsi mes faibles mérites, j’aime passionnément les enfants ; les instruire est pour moi un véritable bonheur… leur affection me récompense au delà du peu que je fais pour eux.

– Allons, mon frère, je me tais, – répondit Marie-la-Catelle ; – je ne dirai pas le bien que je pense de vous, étant en cela l’écho de ceux dont vous êtes connu ; je ne dirai pas que, tout à l’heure, au risque de votre vie, vous avez couru à ma défense ; je ne dirai pas qu’avant-hier encore un homme entraîné par le courant de la rivière, près de l’île Notre-Dame, allait périr, lorsque…

– Ma chère sœur, – reprit frère Saint-Ernest-Martyr avec un mélancolique sourire en interrompant de nouveau la veuve, dont les louanges mettaient Hervé au supplice, – votre manière de ne pas dire les choses est trop transparente… De grâce, jetons un voile sur les actes dont vous parlez… tout autre les eût accomplis comme moi. – Puis, fuyant le regard d’Hêna, qu’involontairement il venait de rencontrer encore, le jeune moine se leva péniblement de son escabeau et dit à Christian : – Adieu, monsieur ; je ne suis qu’un pauvre religieux de l’ordre de Saint-Augustin, je ne peux rien, sinon conserver une gratitude éternelle de votre bon secours… Croyez-le bien, votre souvenir et celui de votre compatissante famille me seront toujours présents…

– Quoi, mon frère, – reprit l’artisan, – votre blessure à peine pansée, vous voulez quitter cette maison ? Reposez-vous encore ; vous êtes trop affaibli pour continuer votre route…

– Il est tard ; je me sens en état de retourner à mon couvent. J’étais allé, avec la permission du supérieur, porter quelques consolations à un bon vieux prêtre de Notre-Dame grièvement malade… La nuit s’avance, souffrez que je me retire… il me semble que le grand air me fera du bien. – Et, s’inclinant respectueusement devant Hêna et sa mère en rougissant, il dit à Marie-la-Catelle : – C’est demain jour d’école, chère sœur ; j’espère pouvoir aller, ainsi que de coutume, donner la leçon aux enfants…

– Dieu veuille que vous puissiez tenir votre promesse, mon frère ! – répondit la jeune veuve. – Mais je suis moins vaillante que vous ; je n’oserais retourner de nuit chez moi, et je prierai Brigitte de me donner asile cette nuit.

– Croyez-vous que je vous aurais laissée partir, chère Marie ? – répondit la femme de Christian. – Vous partagerez le lit d’Hêna…

Le franc-taupin, après le pansement de la blessure du moine, était resté silencieux, partageant l’intérêt que tous les membres de la famille (moins Hervé, hélas !…) éprouvaient pour frère Saint-Ernest-Martyr ; sa modestie, son courage, la douceur de sa figure, le bien que chacun disait de lui émurent Joséphin, susceptible de sentiments généreux malgré sa vie d’aventures ; aussi, voyant le religieux, après de nouveaux remerciements adressés à Christian, se diriger vers la porte, le franc-taupin prit son épée, son chapeau, et dit :

– Mon révérend, vous ne vous en irez pas seul ; je vous accompagne jusqu’aux Augustins. Le propre des horions reçus en plein crâne (et voire ! mon bonnet sait si j’en ai reçu…) est souvent de causer plus tard des étourdissements… donc, vous pouvez être surpris en route par un étourdissement… donc, je vous offre mon bras… donc, vous l’accepterez…

– Merci, Joséphin, – dit affectueusement Brigitte, – merci de ta secourable pensée, mon ami !

– Je vous suis obligé de votre offre, – répondit le moine au franc-taupin ; – mais je ne souffrirai pas que vous vous donniez la peine de me reconduire ; ma robe me protégera suffisamment contre les rôdeurs de nuit.

– Votre robe ! Si je ne savais quel digne homme est dedans, je la laisserais s’en aller toute seule ; ventre saint Quenet ! je n’aime guère les moines (j’entends les moines moinant, moinaudant…) ; car vu que le singe ne garde pas la maison comme le chien, ne tire pas la charrette comme le bœuf, ne porte pas le faix comme le cheval…

– Joséphin, – dit vivement Brigitte, craignant que la comparaison à laquelle se livrait le franc-taupin ne blessât le jeune religieux, – tu oublies que…

Mais Joséphin, sans écouter sa sœur, continua imperturbable :

– Or, semblablement au singe inutile, un moine (j’entends toujours un moine moinaudant, et vous n’êtes point de ceux-là, mon révérend), un moine ne laboure comme le paysan, ne défend la contrée comme le soldat, ne guérit les malades comme le médecin, ventre saint Quenet ! Ces frocards assourdissent le voisinage à force de trinqueballer leurs cloches, pour ce que messe bien sonnée est à demi dite ; ils marmottent leurs patenôtres pour gagner leurs soupes grasses et non pour sauver leurs âmes…

– Joséphin, mon cher frère…

– Mais vous, mon révérend, vous qui travaillez dans la science, vous qui défendez les opprimés, vous qui réconfortez les affligés, vous qui sacrifiez votre cœur pour autrui, vous qui subvenez aux souffreteux, vous qui endoctrinez les petits enfants comme le bon docteur évangélique… vous n’êtes point de ces croqueurs de patenôtres, de ces grands avaleurs de messes, quoique vous portiez leur robe. Aussi, les mauvais-garçons, tireurs de laine et autres confrères in partibus des moines moinaudant, pourraient, flairant sous votre froc un honnête homme, vous mettre à mal par unique haine du bien. Donc, vous prendrez mon bras, diavol ! sinon, je vous accompagne malgré vous…

La famille de Christian, d’abord alarmée de l’étrangeté des premières paroles du franc-taupin, mais bientôt rassurée, loin de l’interrompre, se plut à l’écouter louanger à sa mode le jeune religieux ; Hêna, surtout, par son sourire ingénu et charmé, semblait applaudir son oncle, tandis qu’Hervé, contenant à peine sa sombre impatience, jetait un regard oblique et chargé de haine sur frère Saint-Ernest-Martyr. Celui-ci répondit au franc-taupin :

– Mon cher frère, si la plupart des moines sont malheureusement tels que vous les dépeignez, plaignez-les, pardonnez-les ; s’ils sont autres que vous le croyez, s’ils sont méritants, faites chrétiennement des vœux pour qu’ils persévèrent dans la bonne voie. Vous m’offrez votre bas, je l’accepte… si je le refusais, vous penseriez peut-être que je conserve quelque ressentiment de votre malicieuse satire.

– Du ressentiment ! vous, mon révérend ! autant parler de la férocité de l’agneau… Bonsoir, chère sœur, bonsoir, mes enfants, – ajouta le franc-taupin, embrassant tendrement tour à tour Brigitte, Hêna et Hervé. – Il manque à mes embrassades que mon petit Odelin ; mais, ventre saint Quenet ! je ne ferai pas comme le monnayeur de ma compagnie, qui embourse la paye des absents, et lorsque ce gentil apprenti armurier sera de retour, je lui payerai l’arriéré de mes embrassades !

– Cher enfant ! – dit Brigitte attendrie, songeant à son fils, – puisse-t-il nous revenir bientôt !

– Comme à toi, son absence me pèse, – ajouta Christian ; – depuis si longtemps sa place reste vide à notre foyer !

– Vous verrez qu’il va nous arriver grandi, mais grandi à ne pas le reconnaître… – reprit Hêna. – Quelle fête pour nous que son retour ! quel bonheur de lui faire oublier les fatigues du voyage !… quelle joie de l’entendre nous raconter son beau voyage de Milan !…

Hervé seul n’eut pas une parole pour l’absence de son frère !

Le jeune moine prit congé de l’artisan, lui disant :

– Que le ciel continue de bénir votre hospitalière et heureuse famille, sanctuaire des vertus domestiques, bien rares aujourd’hui !

– Diavol ! mon révérend, vous parlez d’or ! – dit le franc-taupin en offrant l’appui de son bras au jeune moine. – Quand j’entre dans cette pauvre et chère maison, il me semble que je laisse à la porte le grand diable d’enfer, qui trop souvent me donne le branle ; et quand je sors d’ici, je crois quitter le paradis ! Voire ! peut-être m’attend-il dehors, le malin au pied fourchu ; mais ce soir, me voyant en votre compagnie, mon révérend, il n’osera me happer !…

Ce disant, le franc-taupin sortit avec le moine ; Brigitte conduisit la Catelle dans la chambre d’Hêna, et Christian monta au galetas, afin d’aller s’entretenir avec M. Jean.

Hervé, resté seul dans la salle basse, murmurait d’un air sombre :

– Oh ! ce moine… ce moine… – Puis, réfléchissant : – Quelle idée !… oui, oui… elle détournera jusqu’à l’ombre d’un soupçon… et ce soir même…

Il n’acheva pas et prêta l’oreille du côté de l’escalier par où Marie-la-Catelle, Brigitte, Hêna et son père étaient remontés à l’étage supérieur quelques moments auparavant.

*

* *

Christian, après avoir gravi avec précaution l’échelle de meunier qui conduisait au galetas, y trouva l’inconnu assis sur le rebord de l’étroite fenêtre ouverte sur la rivière ; la lune, alors en son décours, se levait au milieu d’un ciel diamanté d’étoiles et jetait sa pâle clarté sur l’austère visage de l’étranger. Distrait de ses pensées, il se retourna vers Christian :

– Il me semble avoir entendu quelques rumeurs du côté du pont, que s’est-il donc passé ?

– Des seigneurs en débauche ont voulu violenter une femme ; nous sommes allés à son aide quelques-uns de nos voisins, mon beau-frère et moi… Grâce à Dieu ! elle est sauve ; cette digne veuve, nommée Marie-la-Catelle, est…

– Quoi ! – dit vivement M. Jean en interrompant l’artisan, – c’est d’elle qu’il s’agit ?

– Vous la connaissez ?

– De renom seulement… Ne s’est-elle pas associée à Jean Dubourg, drapier, rue Saint-Denis, à Étienne Laforge, riche bourgeois de Tournai, et à l’architecte-maçon Poille, afin de recueillir les orphelins abandonnés ?

– Oui, monsieur ; et, de plus, elle tient une école pour les enfants pauvres, elle les élève dans la pratique de la morale évangélique.

– Ah ! je le sais, cette jeune veuve, par sa charité, par la pureté de ses principes et son dévouement à l’enfance, mérite l’affection, la reconnaissance de tous les gens de bien…

– La tâche qu’elle s’est imposée est remplie de dangers… Les moines et les religieuses de son quartier la soupçonnent (et ces soupçons sont fondés) de partager les idées, les espérances des réformés ; déjà une fois on l’a emprisonnée au Châtelet, son école a été fermée ; mais grâce à l’intervention de l’une de ses parentes, attachée au service de la princesse Marguerite, qui protège la réforme, Marie a été mise en liberté, son école rouverte. Cependant, les persécutions redoublant maintenant contre les hérétiques, je crains de nouveaux périls pour notre amie, dont la foi est inébranlable.

– Oui, la persécution redouble, – reprit M. Jean d’un air pensif ; et après un moment de silence, il ajouta : – Monsieur Christian Lebrenn, je peux, je le sais, m’ouvrir à vous en toute sincérité. Je suis étranger à Paris, vous connaissez cette ville ; est-il possible de trouver sans ses murs, ou hors de ses remparts, un endroit où l’on puisse réunir une centaine de personnes en secret et en sécurité ?

L’artisan réfléchit et répondit :

– Il serait difficile et dangereux de réunir dans l’intérieur de Paris un tel nombre de personnes. Le Gainier, chef des espions du lieutenant criminel, déploie une infatigable activité pour découvrir et dénoncer toutes les réunions qu’il suspecte, ses agents sont partout répandus ; une assemblée si considérable éveillerait sans doute leur attention. Mais hors Paris, l’on n’aurait pas à craindre la même surveillance ; et peut-être pourrai-je vous indiquer un lieu sûr.

– Quel est-il ?

– Monsieur, avant de poursuivre cet entretien, je dois vous faire un aveu. Nous avons le projet, l’un de mes amis et moi, d’écrire et d’imprimer quelques feuilles volantes destinées à propager le mouvement de la réforme ; ces placards, répandus dans Paris ou affichés de nuit sur les murs, donneraient, nous l’espérons, quelque élan à l’opinion publique…

– Ce projet est excellent. Comptez-vous y donner suite ?

– Oui, monsieur. Un seul obstacle nous arrêtait jusqu’ici : trouver un endroit sûr, écarté, où nous pourrions établir, sans risquer d’être surpris, notre petite imprimerie ; mon ami a, je crois, découvert une localité convenable pour nos desseins, elle le serait peut-être aussi pour les vôtres.

– Cette maison se trouve donc hors des murs de Paris ?

– Ce n’est pas une maison ; mais une carrière abandonnée située à Montmartre… Mon ami est né dans ce faubourg, sa mère l’habite encore, il connaît tous les recoins de cette colline de pierre ; il a pensé que la grotte vaste et profonde visitée par lui nous offrirait les garanties de solitude et de sûreté que nous cherchons. S’il en est ainsi, la réunion dont vous me parlez pourrait se tenir à Montmartre.

– Quand cela ?

– Je dois aller demain soir avec mon ami prendre connaissance des lieux ; cet examen fait, vous fixeriez le jour de votre assemblée.

– En supposant que demain soir, lors de votre excursion à Montmartre, vous reconnaissiez qu’en effet cette carrière est convenable pour notre assemblée, comment donnerait-on aux personnes convoquées les indications suffisantes à les guider à ce rendez-vous ?

– Ce serait, je crois, facile après l’inspection attentive des localités ; je pourrais demain vous fournir ces renseignements.

– Monsieur Christian, où trouver un homme assez digne de confiance pour qu’on le charge de porter quelques lettres de convocation à certaines personnes qui, à leur tour, convoqueraient leurs amis à cette réunion ?

– Je porterai moi-même ces lettres si vous le désirez, monsieur… je comprends toute la gravité d’une pareille mission…

– Au nom de la cause que nous servons tous, monsieur Christian, je vous remercie de votre généreux concours, – reprit l’inconnu avec effusion. – Ah ! les temps sont menaçants… notre entretien de ce soir avec votre beau-frère a été pour moi presque une révélation sur cet homme étrange, effrayant, dont je connaissais vaguement les ténébreuses menées…

– Ignace de Loyola ?… Mais quels sont donc ses desseins ?

– De demi-ouvertures faites par lui à quelqu’un digne de toute créance, et qu’il espérait capter, m’ont été rapportées… Alors, j’ai entrevu le but infernal poursuivi par Ignace de Loyola, et…

La voix de Brigitte, à demi montée sur l’échelle du galetas et appelant son mari avec précaution, interrompit l’inconnu ; Christian prêta l’oreille, et sa femme lui dit :

– Viens vite, j’ai entendu Hervé sortir de sa chambre, je crois qu’il se dispose à monter chez nous ; notre porte est d’ailleurs fermée en dedans.

L’artisan fit signe à son hôte qu’il n’avait rien à craindre, et descendit en hâte l’échelle aboutissant à un cabinet obscur dont la seule issue communiquait à la chambre des deux époux.

*

* *

Christian venait de fermer soigneusement la serrure du placard conduisant à l’escalier du galetas lorsque Hervé frappa doucement à l’autre porte de la chambre ; Brigitte alla ouvrir et dit à son fils :

– Que veux-tu, mon enfant ?

– De grâce, vous et mon père, accordez-moi un moment d’entretien.

– Soit… – reprit l’artisan. – Mais descendons ; notre pauvre Marie-la-Catelle partage le lit de ta sœur, elle a grandement besoin de repos, notre conversation pourrait troubler son sommeil.

Le père, la mère, et le fils se rendirent dans la salle basse où avait eu lieu le pénible entretien de la veille ; à peine y furent-ils tous trois réunis qu’Hervé se jeta aux pieds de ses parents, prit leurs mains, les baisa en fondant en larmes et murmurant d’une voix étouffée :

– Pardon… pardon !…

– Béni soit Dieu ! nous ne nous étions pas trompés, – pensèrent Christian et Brigitte, en échangeant un regard de satisfaction profonde ; – ce malheureux enfant est touché de repentir…

– Mon fils, – dit l’artisan, – relève-toi.

– Non… pas avant que vous et ma mère m’ayez pardonné mon action infâme… – Et, sanglotant, il ajouta : – C’est moi… c’est moi qui ai volé les écus d’or !…

– Hervé, – reprit Christian, ému de ces remords (hélas ! il les croyait sincères), – hier, à cette même place, ta mère et moi, nous t’avons dit : « – Si, dans un moment d’égarement, tu as commis ce larcin, avoue-le… il te sera pardonné… »

– C’est avec bonheur que nous tenons notre promesse, – ajouta Brigitte ; – nous pardonnons à ton repentir… Relève-toi, mon enfant !

– Ah ! jamais plus qu’en ce moment je n’ai eu conscience de l’indignité de ma conduite !… Mon Dieu ! tant d’indulgence de votre part, et de la mienne tant de bassesse ! – dit Hervé en se relevant, mais paraissant accablé de remords.

– Je ne te le cache pas, mon ami, – reprit Christian, dans sa paternelle mansuétude, – je m’attendais presque à cet aveu de ta faute ; certains heureux symptômes, aujourd’hui remarqués par ta mère et par moi, nous faisaient espérer ton retour au bien, aux principes d’honnêteté dans lesquels nous t’avons élevé…

– Ne le disais-je pas hier ? – reprit Brigitte. – Est-ce que notre fils peut jamais devenir indigne de notre tendresse, indigne des exemples qu’il a reçus de nous, comme son frère, comme sa sœur ? Non, non, il nous reviendra, il réprouvera ses erreurs… Vois-tu, cher… cher enfant, – ajouta-t-elle en l’embrassant avec effusion, – vois-tu que je te connaissais mieux que tu ne te connais toi-même ?…

L’effroyable hypocrite se jeta au cou de sa mère, répondit à ses caresses avec un feint attendrissement, et dit d’un ton pénétré :

– Bon père ! bonne mère ! l’aveu de ma honteuse action m’a mérité votre pardon… peut-être un jour me rendrez-vous votre estime. Sachez du moins la cause d’un repentir dont la soudaineté doit vous surprendre…

– Douce surprise, grâce à Dieu !… Parle, parle, cher enfant.

– Vous ne vous trompiez pas, mon père… Oui, égaré, perverti par les conseils de fra-Girard, j’ai dérobé votre argent afin de le consacrer à des œuvres que je croyais méritoires…

– Ah ! je le dis avec orgueil pour nous et pour toi ! – s’écria Brigitte, – jamais, en t’accusant, nous ne t’avons cru un moment capable de t’être laissé entraîner à cet acte coupable par un sentiment d’ignoble cupidité !

– Merci ! oh ! merci, ma bonne mère, de me rendre du moins cette justice, ou plutôt de la rendre à l’éducation que je vous dois ! Non, le fruit de mon honteux larcin n’a pas été dissipé en prodigalités… Ces écus d’or, je les ai versés dans la caisse du commissaire apostolique des indulgences, afin d’obtenir la rédemption des âmes du purgatoire.

– Je te crois, mon fils ; car, ainsi que ta mère et moi nous te le disions hier, le côté charitable, généreux de cette idolâtrie, si profitable à l’avidité de l’Église de Rome, devait séduire ton cœur… Mais comment as-tu reconnu la fourbe de ce trafic monacal ?

– Ce matin, après avoir déposé mon offrande dans la caisse des indulgences ouverte en l’église de Saint-Dominique, j’ai entendu prêcher le commissaire apostolique… Ah ! mon père, tout ce qui était resté en moi de sentiments honorables s’est alors révolté, la lumière s’est faite soudain à mes yeux, j’ai mesuré la profondeur de l’abîme où m’entraînait un fanatisme aveugle. Savez-vous ce que ce moine, parlant au nom du Christ, parlant au nom du Tout-Puissant, a osé dire à la foule assemblée dans l’église ?

– Achève… achève !…

« – La vertu de mes indulgences est si efficace, » – s’est écrié ce moine, – « si grandement efficace, que si, par impossible, quelqu’un avait violenté la mère du Sauveur, ce crime sans nom lui serait remis par la grâce de mes indulgences… Donc, achetez-les, mes frères ! apportez, apportez votre argent !… »

Christian et sa femme écoutaient leur fils dans une silencieuse épouvante ; les exécrables et sacrilèges paroles qu’il leur rapportait, en leur causant un frisson d’horreur, leur expliquaient le repentir, les remords d’Hervé.

– Ah ! maintenant, je comprends tout, mon enfant ! – s’écria Christian. – Cette monstruosité sacrilège a été pour toi une révélation ! oui, soudain tes yeux se sont ouverts, tu as reculé d’effroi sur la pente fatale où la superstition te poussait !…

– Oui, mon père, cette monstruosité fut pour moi une révélation ; le voile s’est déchiré, j’ai vu clair ; il me fallait être dupe ou complice de ces abominables fourberies ; le dégoût, l’indignation, m’ont rappelé à moi-même… Je crus m’éveiller d’un songe pénible en me rappelant que, pendant plusieurs mois, j’avais subi l’empire de fra-Girard… j’ai maudit sa détestable obsession, qui m’éloignait d’une famille chérie, vénérée… j’ai maudit les odieux sophismes qui, pervertissant dans mon esprit, ainsi que vous le disiez si justement, mon père, les plus simples notions du bien et du mal, m’ont amené à commettre un vol… action doublement infâme, car la confiante sécurité du foyer paternel la favorisait ! Oh ! ma mère, à mesure que je reprenais ainsi conscience, possession de mon âme, écrasé de honte, déchiré de remords, je le sentais, je n’avais plus qu’un moyen de salut… le repentir ! qu’un espoir… votre pardon ! qu’un refuge… votre tendresse !…

Christian et Brigitte ne pouvaient soupçonner la sincérité de leur fils ; ils crurent à son repentir, ils crurent au retour de sa tendresse, ils crurent à l’horreur que lui inspirait le passé… Ils remercièrent Dieu de leur avoir rendu un fils ; et, en s’endormant, leur dernière pensée fut pour Hervé !

*

* *

Le lendemain du jour où le proscrit, ami de Robert Estienne, avait trouvé asile dans la maison de Christian, celui-ci, la nuit venue, se rendit à Montmartre avec Justin, son compagnon, afin d’aller visiter la carrière abandonnée où ils comptaient établir leur imprimerie secrète ; cet endroit désert devait aussi servir prochainement de lieu de réunion aux chefs des réformés de Paris. La lune se leva brillante lorsque les deux artisans arrivèrent aux environs de l’abbaye de Montmartre. Ils prirent, à gauche de l’église, un chemin conduisant à un mamelon surmonté d’une croix ; puis ils descendirent un sentier rapide, rocailleux, à l’extrémité duquel se trouvait l’ouverture de la carrière.

– Il me semble, si mes souvenirs d’enfance ne me trompent pas, – dit Justin à Christian, – qu’autrefois cette carrière avait deux issues : l’une par laquelle nous allons entrer ; la seconde, sorte de couloir souterrain, doit aboutir, vers l’autre flanc de la colline, à une profonde excavation d’où l’on peut sortir par une rampe très-rapide. Je me rappelle même qu’une partie de ce couloir offrait les traces d’une maçonnerie très-ancienne.

– C’était sans doute l’un de ces refuges creusés, il y a des siècles, par les habitants du faubourg de Montmartre lors des invasions des pirates northmands.

– Il se peut. Mais, comme il faut tout prévoir, cette carrière serait pour nos amis les réformés un lieu de réunion d’autant plus sûr, qu’en cas d’alerte, il suffirait d’un homme de guet posté à quelque distance de chacune des issues pour donner l’alarme ; l’on pourrait fuir par un côté ou par un autre. Les agents du lieutenant criminel ont cent yeux et autant d’oreilles ; l’on ne saurait prendre trop de précautions.

– Si tes souvenirs sont fidèles, cette double issue serait en effet précieuse, et le lieu de réunion autant sauvegardé que possible contre toute surprise.

– Nous allons facilement nous assurer de la disposition des lieux, – dit Justin. Et fouillant à son escarcelle, il y prit un briquet, tandis que Christian tirait de sa poche un bout de cierge dont il s’était muni. L’ouverture irrégulière de la grotte s’arrondissait sous une saillie de roche calcaire recouverte de quelques pouces de terre où croissaient des ronces et des genêts sauvages ; un sentier abrupte conduisait à cette espèce de plate-forme, située au-dessus de l’entrée de la carrière où pénétrèrent les deux artisans. Ils n’allumèrent pas d’abord leur cierge, de peur que le vent ne l’éteignît ; mais au bout de quelques pas faits à tâtons dans l’obscurité, l’étincelle jaillit de la pierre du briquet, et bientôt la faible lumière du cierge jeta ses lueurs dans l’intérieur de la caverne, très-spacieuse quoique sa voussure fût assez basse. Un gros bloc de pierre de cinq à six pieds de hauteur sur huit à dix d’épaisseur, détaché sans doute depuis longues années des parois de ce lieu souterrain, en occupait le fond.

– Maintenant, je me le rappelle parfaitement, – dit Justin, – l’ouverture du couloir dont je t’ai parlé doit se trouver derrière cette pierre massive ; viens…

Ce disant, Justin s’engagea, suivi de son compagnon, dans un étroit intervalle laissé entre la muraille naturelle de la carrière et le bloc ; soudain ils entendirent le bruit des pas et des voix de plusieurs personnes se rapprochant de plus en plus de l’entrée de la grotte. Le premier mouvement de Justin, aussi surpris qu’alarmé, fut d’éteindre son cierge ; puis, il dit tout bas à Christian, tapi, comme lui, derrière le bloc de pierre :

– Ne bougeons pas… si l’on vient ici, l’on ne pourra nous découvrir…

Les deux artisans restèrent immobiles dans leur cachette, se demandant avec autant d’étonnement que d’angoisse qui pouvait se rendre à cette heure avancée en cet endroit désert.

Telle fut la scène nocturne, fils de Joel, à laquelle Christian et son ami assistèrent, invisibles et muets.

Les personnages qui pénétraient dans la carrière s’étaient aussi munis de luminaire ; l’un d’eux alluma un gros flambeau de cire dont la clarté rougeâtre illumina les traits des nouveaux venus, au nombre de sept. Celui d’entre eux qui entra le dernier, lorsque la torche fut allumée, jeta çà et là, autour de lui, des regards annonçant que ces lieux lui étaient familiers ; il marchait difficilement, boitait très-bas, s’appuyant d’une main sur une canne façonnée en béquille ; il semblait dans la maturité de l’âge. Des vêtements noirs, usés, sordides, dessinaient sa taille robuste et élevée ; une fraise à l’espagnole, d’un blanc douteux, encadrait son visage osseux et olivâtre, terminé par une barbe pointue. Son regard dominateur, son front impérieux, son port de tête altier, donnaient à sa physionomie, puissamment caractérisée, une expression d’inflexibilité absolue…

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