Les Veillées du hameau près de Dikanka – Tome I

LA VEILLE – DE LA SAINT-JEAN

 

Histoire vraieracontée par le sacristain de…

 

Thomas Grigoriévitch se singularisait par unemanie tout à fait à part ; il détestait à mort les redites.Nous advenait-il de le prier de reprendre tel ou tel conte, ilinsérait dans le récit quelque élément nouveau ou bien il letransformait de manière à le rendre méconnaissable. Un jour, l’unde ces… messieurs… pour nous autres, gens de commun, c’est unetâche assez difficile que de les qualifier… je veux parler de cesécrivains sans l’être, qui ressemblent comme deux gouttes d’eau àces revendeurs de nos champs de foire : à force defilouteries, de flagorneries, de pillage, ils finissent par amassertoute espèce de matériaux et publient alors des opuscules mensuelsou hebdomadaires pas plus gros qu’un abécédaire. Donc, l’un de cesmessieurs avait su arracher la présente histoire à ThomasGrigoriévitch qui avait perdu par la suite tout souvenir del’incident. Mais un beau jour nous débarqua de Poltava le fameuxgodelureau en caftan à pois dont j’ai déjà fait mention et dontvous avez lu, ce me semble, une nouvelle. Il amenait dans sesbagages un volume assez mince qu’il ouvrit vers le milieu pour nousle montrer. Thomas Grigoriévitch se mettait en devoir de chausserson nez de besicles quand, se souvenant qu’il avait oublié d’enentortiller les branches à l’aide d’un fil poissé de cire, il mepassa le livre. Comme je déchiffre vaille que vaille l’imprimé etque j’y vois sans lunettes, je me mis à lire. Je n’avais pas encoretourné le deuxième feuillet, mon ami m’interrompit en me tirant parle bras :

– Halte ! avant d’aller plus loin,dites-moi donc ce que vous êtes en train de lire…

Je reconnais que pareille question me laissatout interloqué.

– Ce que je lis, demandez-vous, ThomasGrigoriévitch ? Mais une histoire de votre cru, et contée envos propres termes…

– Qui vous a dit que ce sont mes proprestermes ?

– Est-il besoin d’une meilleurepreuve ? Je vois ceci, noir sur blanc : conté par lesacristain un Tel…

– Eh bien ! crachez à la figure decelui qui a imprimé cela… Il radote ce Russe, fils de chien !Me suis-je jamais servi d’un pareil langage : c’étaitabsolument comme si le pauvre hère avait eu des brèches dans lecrâne… Prêtez-moi plutôt l’oreille, et je vous raconterai lachose, séance tenante…

Nous nous rapprochâmes de la table et ildébuta ainsi :

Mon grand-père… Dieu ait son âme et fassequ’en l’autre monde il n’ait d’autre nourriture que miches defroment et galettes farcies de miel et saupoudrées de graines depavot !… mon grand-père savait conter à merveille. Des fois, àpeine ouvrait-il la bouche, je serais volontiers demeuré à la mêmeplace la journée durant, et toujours suspendu à ses lèvres. À plusforte raison, pas un, sachez-bien, ne lui allait à la cheville deces phraseurs d’aujourd’hui qui, s’ils entreprennent de débiter unconte, usent d’un tel style qu’on les jugerait à jeun depuis troisjours, en sorte que la meilleure solution pour vous est de sautersur votre couvre-chef et de filer dehors…

Je me rappelle jusqu’à présent – ma vieillebonne femme de mère était encore en vie à l’époque – que par lesinterminables soirées d’hiver, alors que le gel crissait au dehorset voilait d’une taie opaque la vitre étroite de notre chaumine,elle s’asseyait devant le métier à filasse, étirant d’une main lelong fil, balançant du pied le berceau et fredonnant une chansonque j’ai encore dans l’oreille. Nous avions pour éclairer la maisonun lumignon dont la flamme vacillait et tressautait comme siquelque chose lui faisait peur ; le fuseau y allait de sonpetit ronron, et nous, les mioches, collés en tas l’un contrel’autre, nous écoutions le grand-père qui, perclus de vieillesse,ne descendait plus du poêle depuis cinq ans. Mais ni les diresmerveilleux sur les jours depuis longtemps révolus, ni ce qu’ilcontait des incursions des Cosaques Zaporogues, ou des Polonais, nila geste héroïque du preux Fer à cheval, de l’Homme à la courtepelisse et de Sagaïdatchny, ne nous intéressaient autant que lerécit de quelque événement prodigieux datant de très loin dans lepassé, qui nous donnait la chair de poule et nous hérissait lescrins sur la tête.

Ces propos nous inspiraient parfois une tellefrayeur que, dès la nuit tombante, le moindre objet empruntait Dieusait quelle monstrueuse apparence. Que par aventure nous dussionsaller de nuit chercher n’importe quoi au dehors, nous pensions àchaque coup retrouver vautré sur notre couche quelque pèlerind’outre-tombe, et qu’il ne me soit plus jamais octroyé de répétercette histoire, si de loin je n’ai pas souvent pris pour le diableen personne mon propre caftan roulé à la tête de mon lit !Mais le point capital dans les récits de grand-père était que savie durant il n’avait jamais menti et que les aventures rapportéespar lui s’étaient déroulées exactement comme il disait.

C’est l’une de ces histoires extraordinairesque j’ai maintenant l’intention de vous narrer. Je sais qu’il serencontre un tas de gens d’esprit, aptes à signer au bas d’actesjudiciaires, voire à lire les journaux et qui, leur mettrait-onentre les mains un vulgaire livre d’heures, ne parviendraient àânonner a ni b, mais qui croient plus malin dericaner, fût-ce de leur courte honte. Quoi que vous leur contiez,ils le tournent en ridicule, tant est grande l’incrédulité quis’est propagée à travers le monde. Mais pourquoi chercher siloin ? une fois… et si je mens, veuillent Dieu et la Viergeimmaculée ne plus vouloir entendre parler de moi !… une fois,dis-je, il m’est échappé quelques mots touchant les sorcières, etquoi ?… il s’est trouvé un cerveau brûlé qui ne croyait pasaux sorcières ! Or, depuis que je vis en ce bas monde, et celafait, Dieu merci, un bout de temps, je suis tombé sur bien des gensd’une autre religion que la nôtre, et qui mentaient à confesse avecplus d’insouciance que nous autres nous ne humons une prise. Ehbien ! même ces individus-là s’armaient du signe de la croixdès qu’il était question de sorcières. Mais en revanche s’ilsrêvaient par hasard de… Suffit ! je me refuse même à lespécifier, on perd son temps à parler de cette sorte de gens…

Il y a plus de cent ans, nous contait mongrand-père, nul n’aurait reconnu notre village ; ce n’étaitqu’un hameau et le plus misérable, qui fût. Une dizaine de taudis,sans enduit extérieur, au chaume inexistant, autant dire, sevoyaient ça et là, en pleins champs, sans la moindre haie, sans unappentis propre à abriter du bétail ou une charrette. Et encore, iln’y avait que les richards à vivre de la sorte ! Il auraitfallu voir nos pareils, la gueusaille : une fosse creusée dansla terre, et voilà le logis. À la fumée seule on devinait qu’unecréature sortie des mains divines végétait en ce lieu. Et laraison, me demanderez-vous d’une pareille existence ? Cen’était pas tant la misère ; à l’époque, tout le monde oupresque s’en allait guerroyer dans les bandes Cosaques et ramenaitdes pays étrangers pas mal de butin. Cela provenait surtout de ceque l’on gaspillait sa peine à se bâtir une chaumine convenable.Quelle peuplade en effet, Tartares de Crimée, Polonais,Lithuaniens, et j’en passe, ne lançait-elle pas ses hordes àtravers le pays en ce temps-là ?… Le cas se produisait même oùles nôtres se levaient en masse pour aller piller leurs proprescompatriotes. Bref, on voyait un peu de tout.

Dans le hameau en question se montrait souventun homme, ou plus exactement un diable à figure humaine. D’où ilsortait, le but de ses apparitions, nul ne le savait. Il faisaitune noce effrénée, se livrait à une ivresse crapuleuse et soudains’évanouissait sans la moindre trace et personne n’en entendaitplus parler. Puis tout à coup, le voilà de retour, comme tombé duciel, courant les rues de ce village dont il ne reste plus pierresur pierre et qui se trouvait, je crois, tout au plus à unecentaine de pas de Dikanka. Il embauchait tous les Cosaquesrencontrés en chemin, et dès lors, à eux les éclats de rire, leschansons, de l’argent à poignées, de l’eau-de-vie à tire-larigot,comme si c’était de l’eau pure.

Il lui arrivait aussi d’importuner les joliesfilles, les comblant de rubans, pendants d’oreilles, colliers, à neplus savoir où les fourrer. Il est vrai que ces jouvencellesn’étaient guère rassurées en recevant ces cadeaux qui, aussi bien,avaient passé par les pattes impures du démon. La tante maternellede mon grand-père qui tenait à l’époque, au bord de la routeactuelle d’Opochnianak, un débit de boisson où festoyait souventesfois Basavriouk – tel était le nom de ce diable à face humaine –disait précisément que pour rien au monde elle n’aurait agréé unprésent de sa main. D’autre part, comment refuser ? La peurs’emparait du premier venu dès qu’il arrivait à Basavriouk defroncer ses sourcils rèches comme des soies de porc ou de couler ducoin de l’œil un de ces regards qui ne vous laissaient d’autreressource que la fuite à toutes jambes, droit devant vous.Acceptait-on ?… Alors, la nuit d’après, il amenait en visitechez ces belles filles accueillantes un camarade cornu, frais issudes marais, qui se mettait à serrer le cou paré d’un collier, àmordre le doigt qui portait une bague, ou à tirer sur la cheveluretressée d’un ruban. La peste soit dans ce cas de pareilscadeaux ! Mais voilà justement le malheur, il n’y avait pasmoyen de s’en débarrasser. Qu’on les jetât à l’eau, la bague ou lecollier diabolique revenaient à la surface, et hop ! voussautaient derechef entre les mains.

Il y avait au village une église placée, sauferreur de mémoire, sous le vocable de saint Pantéléï. Le prêtre quidesservait alors cette paroisse s’appelait le Père Athanase, Dieuait son âme !

Comme il avait remarqué que Basavriouk nefréquentait jamais le saint lieu, même pas le dimanche de Pâques,il caressa l’intention de le morigéner et de lui infliger unepénitence ecclésiastique. Ouais ! il tombait bien ;heureux encore de s’en tirer sain et sauf.

– Écoute, Messire, lui répondit l’autred’une voix tonnante, tu ferais mieux de te mêler de ce qui teregarde que de fourrer le nez dans les affaires d’autrui, à moinsque tu ne souhaites qu’on gave de riz aux raisins brûlants tongosier de bouc !

Comment pactiser avec un damné ? Le PèreAthanase se borna à dire au prône qu’il tiendrait à l’avenir pourcatholique, ennemi du Christ et du genre humain, toute personne enrelations suivies avec Basavriouk.

Dans ce même village, servait chez le cosaqueKorj un manœuvre que les gens ne connaissaient que sous le nom dePétro l’orphelin, pour la raison peut-être que nul ne se rappelaitni son père ni sa mère. Le marguillier prétendait, il est vrai, quela peste les avait emportés tous deux à une année de distance, maisla tante de feu mon grand père ne l’entendait pas ainsi et mettaitson point d’honneur à doter le pauvre Pétro d’une famille dont ilsentait la nécessité tout juste autant que nous regrettons lesneiges de l’an passé. Elle affirmait que son père, alors établi aupays des Zaporogues, avait langui en captivité chez les Turcs etqu’il y avait subi les mille et une tortures jusqu’au moment où ilavait réussi par miracle à prendre le large sous le déguisementd’un eunuque. Quant aux jolies filles et aux jeunes femmes enpuissance de mari, l’ascendance de Pétro était le cadet de leurssoucis. Elles s’en allaient répétant qu’une fois vêtu d’une blouseneuve à ceinture écarlate, coiffé d’un bonnet d’astrakhan noir àélégante calotte bleue, s’il avait au côté le sabre courbe, lefouet au poing et dans l’autre main une pipe luxueusement montée,il l’emporterait sur tous les garçons d’alentour. Mais le diableétait que l’infortuné ne possédait en tout et pour tout qu’uncaftan gris constellé de plus de trous que maint Juif ne compte depièces d’or en poche.

Misère au reste secondaire, mais voici lemalheur ; le bonhomme Korj avait une fille d’une beauté siparfaite qu’à mon avis vous n’avez guère dû rencontrer sa pareille.Toute personne du sexe, vous savez bien, embrasserait plusvolontiers le diable, soit dit sans offense, qu’elle ne tiendraitpour charmante l’une de ses semblables. Or, la tante de feu mongrand-père affirmait que les joues potelées de cette jeune cosaqueétaient fraîches et éclatantes comme le pavot du rose le plusdélicat lorsque, humide encore de la rosée du bon Dieu, il flambe,défripe ses pétales et fait le joli cœur au soleil levant. Elledisait que, comparables à ces ganses noires que les jouvencelles denos jours achètent, pour suspendre leur croix de baptême, à descolporteurs rusés qui vont de village en village avec leurpacotille, ses sourcils courbés en arcs bien égaux avaient l’air devouloir se mirer, eux aussi, dans ses prunelles limpides. Elleajoutait que sa petite bouche dont la seule vue amenait l’eau à labouche des galants de son temps semblait avoir été créée uniquementpour des roulades de rossignol ; que noirs comme l’aile ducorbeau et souples comme du jeune lin, ses cheveux tressés derubans aux teintes vives retombaient en boucles frisottées sur soncasaquin brodé d’or (les filles de cette époque ne s’arrangeaientpas la chevelure en nattes courtes). Ah ! Dieu me refuse àjamais la grâce d’entonner l’alléluia au chœur si je nel’embrasserais pas volontiers, ici même, cette belle, bien que lesneiges des ans aient blanchi par endroits cette antique forêt quime couvre la caboche et bien que ma bonne femme d’épouse siège là,à me toucher, comme une taie sur l’œil !

En tout cas, inutile de vous détailler letrain dont vont les choses là où un jeune mâle habite près d’unedonzelle. Il arrivait souvent que dès la prime aurore les fers dejolies bottes laissaient leur empreinte à la place où Pidorka avaitécouté son Pétro lui conter fleurette. Malgré tout, Korj n’auraitjamais eu le moindre soupçon si un matin, incité sans doute par lediable, et par nul autre que lui, Pétro, sans même un regardcirconspect du côté de l’entrée, n’avait eu l’idée de coller detoute son âme, comme on dit, un baiser sur les lèvres roses de sachérie, et si le même démon (que la Sainte Croix hante les rêves dufils de chien !) n’avait poussé le vieux roquentin à sortir dela maison, juste au même moment. Bouche bée et le poing crispé surle battant de la porte, Korj demeura figé comme un saint de bois, àcroire que le maudit baiser l’avait totalement assourdi, enclaquant à ses oreilles plus violemment, à son avis, que le heurtcontre la muraille de ce pilon à broyer les graines de pavot, dontle paysan use actuellement, faute de fusil et de poudre, pourmettre en fuite les rôdeurs.

Reprenant ses esprits, il décrocha de la paroile fouet en cuir de son aïeul et déjà il se préparait à en cinglerle dos du malheureux Pétro, quand Ivass, un bambin de six ans,cadet de Pidorka, accourut soudain et, saisi de frayeur, enlaça deses petits bras une jambe du père, en criant :

– Papa, oh papa, ne tape pas surPétro ! Que voulez-vous faire dans ces conditions ? Unpapa n’a point un cœur de pierre. Notre homme raccrocha le fouet aumur et fit sortir le valet sans violence.

– Si jamais, dit-il, tu t’avises dereparaître chez moi, voire de passer sous mes fenêtres, écoutebien, Pétro, Dieu m’est témoin que tes moustaches noires ypasseront, et que je perde mon nom de Terenti Korj, si cette longuemèche qui déjà s’enroule par deux fois autour de ton oreille neprend congé de ta caboche !

Et pour clore la harangue, il lui décocha surla nuque une taloche si légère que, lâchant pied, le galant fenditl’air avant de choir cul par-dessus tête. Adieu, paniers, finimaintenant de s’embrasser !

Le chagrin minait déjà nos tourtereaux et l’onsut peu après, grâce à des on-dit répandus au village, la maison deKorj fréquentée par un certain Polonais tout galonné d’or, avec desmoustaches, un sabre, des éperons, et dont les poches tintaientaussi clair que ce sachet que l’on voit aux mains de Tarass, notresonneur de cloches, quand il se rend chaque matin à l’église. Or,chacun devine bien pourquoi l’on fait visite au papa d’une jeunefille aux sourcils noirs. Et voici qu’un beau jour, fondant enlarmes, Pidorka prit entre les bras son frère Ivass :

– Ivass adoré, mon Ivass que j’aime, filevers Pétro, mon petit enfant tout en or, aussi vite que la flèchejaillit de l’arc, et conte-lui ce qu’il en est. J’aurais bien vouluchérir ses yeux bruns, baiser son maigre et pâle visage, mais lesort en décide autrement. J’ai mouillé de mes larmes bien desserviettes. J’en ai la nausée, tant mon cœur est gros ! Devenumon ennemi, mon propre père me pousse de force aux bras d’unPolonais abhorré. Rapporte-lui que déjà l’on prépare les noces,mais que ce mariage se passera de ménétriers, que les chantresd’église remplaceront les joueurs de tympanon et de chalumeau. Jen’irai point danser avec mon fiancé ; je serai aux mains desporteurs, et sombre, bien sombre sera ma maison, faite en planchesd’érable, avec sur la toiture une croix en guise de cheminée.

Ce fut cloué sur place, comme pétrifié, quePétro écouta l’innocent petit être lui transmettre d’une voixincertaine le message de Pidorka.

« Et moi qui rêvais, malheureux que jesuis de marcher contre les Tartares de Crimée et les Turcomans pourconquérir de l’or, et m’en revenir, lourd de butin, vers toi, macharmante ! Vains projets, quelque mauvais œil nous a jeté unsort. Eh bien, pour moi aussi, mignonne ablette, il y aura desnoces, mais on n’y verra même pas de chantres d’église. Croassantsur ma dépouille, le corbeau noir tiendra lieu de prêtre ; enguise de chaumière, j’aurai la plaine et le nuage gris-bleu pourtoit. À coups de bec, l’aigle arrachera des orbites mes yeux bruns,les averses laveront les os du Cosaque et la bourrasque lesdesséchera. Mais que suis-je moi ? De qui me plaindre etauprès de qui ? Telle est évidemment la volonté divine. Ehbien, s’il faut périr, périssons ! »

Sur quoi, il s’en alla tout droit à l’auberge.La tante de feu mon grand-père ne manqua pas de s’étonner en voyantPétro franchir son seuil, et comble de surprise, à une heure oùtout honnête homme se doit d’assister à l’office du matin. Elleouvrit sur lui des yeux ronds, comme si elle se réveillait ensursaut, quand il commanda qu’on lui servît de l’eau-de-vie dansune coupe dont la capacité n’était guère loin de la pinte.Seulement, le pauvre hère s’imaginait à tort qu’il noierait ainsile chagrin. La boisson lui corroda la langue absolument comme del’ortie et elle lui apparut plus amère que l’absinthe sauvage. Ilrepoussa loin de lui la coupe qui chut par terre.

– Trêve de mauvais sang, Cosaque !gronda une basse-taille à ses côtés.

Pétro se retourna : c’était Basavriouk,et pouah ! la sale tête avec ces soies de porc en guise decheveux et ces yeux bovins.

– Je sais ce qui te fait défaut ;tiens, ceci !

À ces mots, il secoua avec un rictus sataniquel’escarcelle de cuir tintinnabulante passée dans sa ceinture. Pétrotressaillit.

– Hé ! hé ! si ça flambe !criait l’autre en versant des ducats au creux de sa main. Hé !hé ! si ça sonne ! et sache bien, je n’exige de toiqu’une seule chose pour un monceau de ces brimborions.

– Démon ! s’exclama Pétro, donne-moiça et je consens à tout !

Ils topèrent.

– Écoute bien, Pétro ! tu tombesjustement à pic ; demain se fête la Saint-Jean. Ce n’est quecette nuit, l’unique dans l’année, que fleurit la fougère. Nelanterne pas, je t’attendrai sur le coup de minuit dans le ravinaux Ours.

Je crois que les poules ne se rongent pas, enattendant le moment où la ménagère viendra leur jeter le grain avecautant d’impatience que Pétro, espérant la tombée du jour. Sansrépit il mesurait de l’œil si l’ombre des arbres ne s’allongeaitpoint, si le soleil à son déclin ne saignait pas encore, et àmesure que le temps passait, il s’enfiévrait davantage. Ah !que les instants lui duraient ! Apparemment, ce jour du bonDieu restait accroché quelque part. Le soleil finit par secoucher ; seul, rougeoyait l’extrême bord du firmament etcette lueur s’éteignit aussi. Une fraîcheur se répandit sur leschamps, l’obscurité devint plus foncée, elle s’épaissit encore, etce furent les ténèbres. À la fin des fins !

Le cœur battant si fort que tout juste, mafoi, s’il n’essayait pas de lui bondir hors de la poitrine, Pétrose mit en route et avec mille précautions descendit à travers unfouillis d’arbres au fin fond d’une pente escarpée que l’onappelait le ravin aux Ours. Basavriouk y guettait déjà sa venue. Ilfaisait si noir qu’on ne distinguait absolument rien. Main dans lamain, tous deux se frayèrent leur chemin à travers des marécagesbourbeux, en s’accrochant à des buissons touffus de prunelliers etbutant presque à chaque pas. Ils débouchèrent en terrain plat.Pétro promena ses regards à la ronde ; jamais encore il ne luiétait arrivé de se hasarder en cet endroit où Basavriouk venait defaire halte.

– Vois-tu devant toi ces troismonticules ? Tu y trouveras nombre de fleurs de toute espèce,mais les Puissances d’outre-tombe te gardent d’en arracher lamoindre ! Aussitôt que la fougère sera éclose, prends-la, sanste retourner, quoi qu’il puisse se produire derrière ton dos…

Pétro aurait bien voulu poser quelquesquestions, mais ffftt !… l’autre n’était déjà plus là. Ils’avança vers les trois monticules, mais se demanda où pouvaientbien se trouver des fleurs ? On n’y voyait goutte. La massenoirâtre des mauvaises herbes tapissait toutes choses. Soudain, unéclair de chaleur zigzagua au firmament et devant notre homme semontra tout un parterre de splendides corolles dont il neconnaissait pas une. Parmi elles, la fougère étalait aussi sesmodestes feuilles. Pétro fut pris d’un doute, et dans sa perplexitéil les contemplait, immobile, les deux poings sur les hanches.

– Qu’y a-t-il donc ici de si rare ?Dix fois par jour il m’advient de passer devant cette plante.Quelle raison aurais-je de m’émerveiller ? Cette sale trognede démon n’aurait-elle pas eu envie de se moquer de moi ?

Tout à coup un minuscule bouton se nuança derouge, et remua comme s’il était vivant. Un vrai prodige, defait ! Il bougeait, s’épanouissait sans trêve ni cesse,toujours plus écarlate, tel une braise ardente ! Une petiteétoile s’alluma, il se produisit une légère explosion et la fleurse déploya sous les yeux de Pétro, éclairant autour d’elle lesautres corolles.

– Voici le moment ! se dit le garçonqui tendit la main.

Il vit alors que par derrière, des centainesde bras velus s’allongeaient aussi vers la fleur, cependant qu’ilentendait il ne savait quel être faire la navette à l’abri de sondos. Les yeux fermés, il arracha la tigelle, et la fleur lui restaaux doigts. Du coup, tout rentra dans le silence et Basavrioukréapparut, assis sur une souche, le teint d’une lividitécadavérique. S’il avait au moins remué un doigt ! Il gardaitles prunelles immobiles, rivées sur quelque spectacle visible à luiseul, et sa bouche entr’ouverte ne proférait pas un mot. Auxalentours non plus, pas le moindre bruissement. Oh ! oh !cela devenait terrifiant !… Brusquement, on perçut un coup desifflet qui glaça Pétro jusqu’aux entrailles et il eut l’impressionque les herbes se mettaient à bruire, que les fleurs commençaient àconverser d’une voix grêle rappelant des clochettes d’argent, etque des frondaisons pleuvaient à flots de tonitruantes injures. Lestraits de Basavriouk recouvrèrent quelque vie et ses yeuxfulgurèrent.

– J’ai eu grand peine à évoquer la Reinedes sorcières grommela-t-il entre les dents. Ouvre l’œil, Pétro,cette beauté va se montrer à toi dans un instant ; exécute àla lettre le moindre de ses commandements, sans quoi tu es perdu àjamais.

Sur ce, à l’aide d’une baguette fourchue, ilpartagea en deux un fourré de prunelliers et devant le couple sedressa une petite cabane montée, comme il se dit, sur des pattes depoule. Basavriouk cogna du poing la paroi extérieure qui vacilla auchoc. Un énorme chien noir se précipita à leur rencontre, puis semuant soudain en chat au miaulement strident, il leur sauta à lafigure.

– Tout beau, tout beau, vieillediablesse ! dit Basavriouk qui pimenta sa phrase d’une telleobscénité que tout honnête homme se serait du coup bouché lesoreilles.

En un clin d’œil succéda au chat une vieillefemme, ridée comme une pomme cuite, l’échine en arc de cercle, etdont le nez rejoignait le menton pour former une sorte decasse-noisette.

– Eh bien, pour une beauté, c’en est unefameuse ! songea Pétro qui de frayeur sentait des picotementslui courir le long du dos.

La sorcière lui arracha la fleur des mains, sepencha dessus et l’aspergea d’une certaine eau, en marmottantquelque chose qui n’en finissait pas. Des étincelles luijaillissaient en gerbes de la bouche et de l’écume moussait à seslèvres.

– Jette-la ! commanda-t-elle enrendant la fleur à Pétro.

Il obéit, mais alors quelle merveille !la fleur ne tomba pas du premier coup, mais garda longtemps au seindes ténèbres l’apparence d’un petit globe de feu qui voguait dansl’air comme une nacelle. Finalement, sa descente commença avec uneextrême lenteur et elle atterrit à si longue distance que l’ondistinguait à peine sa corolle étoilée, guère plus grosse qu’unegraine de coquelicot.

– C’est ici ! fit la vieille d’unevoix sifflante et Basavriouk, passant une bêche à Pétro, luidit :

– Creuse en cet endroit, garçon, tu ydécouvriras plus d’or qu’il n’est jamais apparu dans les rêves deKorj ou dans les tiens…

Pétro cracha dans ses mains, s’empara de labêche, y appuya le pied, retourna une pelletée de terre, suivied’une seconde, d’une troisième et enfin d’une quatrième. L’outilsonna contre un corps dur et refusa de fouir davantage. Les yeux dujeune homme discernèrent peu à peu un coffret bardé de fer. Déjà,il tendait les bras pour s’en emparer quand le coffre se mit às’enfoncer dans le sol, et de plus en plus loin, la bêche avaitbeau le suivre. Derrière, éclata un rire qui ressemblait plutôt ausifflement d’un reptile.

– Pas de ça ! et d’argent tu n’enverras point, tant que tu ne te seras pas procuré du sanghumain ! dit la sorcière qui lui tendit un enfant d’environsix ans, recouvert d’un drap blanc, et par signes elle intima auCosaque l’ordre de le décapiter.

Pétro demeura pétrifié de stupeur. Jugez dupeu ! trancher de but en blanc, sans l’ombre d’une raison, unetête humaine ; bien pis encore, celle d’une innocentecréature ! Pris de fureur, il arracha le drap qui masquait lavictime, et que vous en semble ?… Il avait devant lui Ivass,ses petits bras croisés, le pauvret, et le chef rejeté en arrière.Armé d’un couteau, Pétro se rua en forcené vers la sorcière et déjàson poing se levait…

– Qu’as-tu donc promis pour obtenir lajeune fille ? lui cria Basavriouk d’une voix tonnante et cesmots le frappèrent comme une balle dans le dos.

La sorcière heurta du pied le sol, une flammebleue fusa en trombe de la terre dont les entrailles s’illuminèrentjusqu’au tréfonds, au point de prendre la transparence d’un bloc decristal, en sorte que tout ce qui s’y trouvait devint aussinettement visible que si on le tenait au creux de la main. À cetendroit même, juste sous leurs semelles, ducats, pierres précieusess’empilaient dans des coffres, des chaudrons, ou simplement envrac. Les yeux de Pétro s’embrasèrent… sa raison s’égara. Comme uninsensé, il saisit le couteau et des gouttes de sang innocent luigiclèrent à la face. Des éclats de rire démoniaques tonitruèrent detoutes parts ; des monstres abominables gambadèrent par hardesentières sous ses yeux. Les griffes crispées sur le cadavredécapité, la sorcière en lapait le sang à la façon des loups. Enproie au vertige, Pétro ramassa ce qui lui restait de forces etprit les jambes à son cou, mais tout se teignait de rouge sous sespas. Dégoulinant de sang, semblait-il, de la cime aux racines, lesarbres rutilaient et geignaient. Le ciel embrasé chancelait sur sesbases. Le meurtrier avait l’impression que des flammècheszigzaguaient en éclairs tout contre sa figure. N’en pouvant plus àforce de courir, il gagna enfin sa masure, s’y abattit par terrecomme une javelle tranchée par la faux, et s’abîma dans un sommeilde plomb.

Il dormit deux jours et deux nuits d’une seuletraite. En se réveillant au troisième jour, ses yeux fouillèrentles angles de son logis, mais il eut beau faire, il ne se rappelaitplus rien ; sa mémoire demeurait comme la poche d’un vieuxgrigou dont l’on ne soutirerait ni par la ruse, ni par flatterie,même pas un rouge liard. Au premier mouvement qu’il tenta pours’étirer il entendit quelque chose tinter à ses pieds, et sonregard tomba sur deux sacs pleins d’or.

Ce fut seulement alors qu’il se souvint, commeà travers la buée d’un rêve, de s’être mis en quête d’un certaintrésor, d’avoir éprouvé une fière peur, tout seul dans la forêt.Mais quant à se rappeler à quel prix, ou dans quelles circonstancesle magot lui était échu, c’était impossible, en dépit de tous lesefforts.

À la vue des sacs, le cœur de Korj débordad’attendrissement. Mon Pétro par ci, et mon Pétro par là, iln’avait que ce nom à la bouche.

– Et que l’on vienne me dire encore queje ne l’aimais pas, moi ? qu’il n’était peut-être pas traitéchez nous comme le fils de la maison !

Et le bonhomme d’enfiler tant et tant demensonges que Pétro en eut la larme à l’œil. Pidorka raconta bien àcelui-ci que des Tziganes de passage avaient ravi le petit Ivass,mais le jeune homme avait perdu jusqu’au souvenir de cet enfant,tant les maléfices diaboliques lui avaient troublé le cerveau. Ilne s’agissait pas de chercher midi à quatorze heures.

On signifia, plutôt incivilement, son congé auPolonais et on activa les préparatifs de la noce. On mit au fourles pâtisseries d’usage en pareil cas, on broda serviettes etmouchoirs du trousseau, puis on roula hors du cellier une barriqued’eau-de-vie de grain, après quoi les jeunes mariés installés auhaut bout de la table, on découpa le gâteau de noce. Alors,mandores, cymbales, chalumeaux et tympanons de préluder, etl’allégresse battit son plein.

Aucune comparaison n’est possible entre lesnoces du bon vieux temps et celles de notre époque. La tante de feumon grand-père nous en contait parfois merveille… rien que sur lesgens, par exemple ! Ainsi, les jeunes filles, en coiffured’apparat, longs rubans jaunes, bleus et roses, plus un galon d’orqui se nouait par-dessus, portaient de fines chemises, à semis defleurettes d’argent, et brodées de soie rouge sur toutes lescoutures. En bottes de maroquin à hauts talons ferrés, tantôt ellesse pavanaient, souples et légères, tantôt elles tourbillonnaient àtravers la chambre de cérémonie. En mitres de drap d’or ultra-fin,avec sur la nuque une petite échancrure laissant voir le béguin debrocard à double corne d’astrakan le plus frisé, l’une pointée enavant et l’autre en arrière, les jeunes femmes parées du casaquinbleu à crevés rouges, de la soie la plus riche, se détachaient tourà tour du groupe, poings fièrement campés sur la hanche pour battrede leurs semelles le rythme du hopak. Pipe aux dents, les garçonsvains de l’immense bonnet de fourrure à la cosaque et de leurblouse du meilleur drap, serrée d’une écharpe brodée d’argent,faisaient le chien couchant devant les belles ou leur débitaientdes gaudrioles. Au spectacle de cette jeunesse en fleur, Korjlui-même ne put se retenir de se mêler, en dépit de l’âge, à tousces ébats. Mandore en main, fredonnant sans cesser néanmoins detirer des bouffées de sa pipe, le vieux drôle bondit dans lecercle, une coupe en équilibre sur le crâne, et genoux ployés,fesses à ras de terre, dansa sous les vivats tumultueux del’assemblée en rupture de ripaille.

Et que n’inventait-on pas, une fois engoguette ! Se mêlait-on, je suppose, de se déguiser… pour lecoup, quels masques, Seigneur Dieu ! on n’avait plus figurehumaine. Rien de commun avec les travestis actuels, que l’on voitde temps à autre aux noces modernes où l’on se borne à contrefaireles Tziganes ou les Paisses. Il en allait tout autrement à cetteépoque où il arrivait, par exemple, à l’un de s’affubler en Juif età un second d’apparaître en diable. La rencontre débutait par desembrassements, et cela finissait par une peignée mutuelle, et lafoule de s’esclaffer alors, Dieu vous garde ! au point de setenir les côtes. S’avisaient-ils de revêtir la robe turque outartare, ils scintillaient de la tête aux pieds, un vrai brasier,quoi !

Mais pour peu qu’ils se sentissent en veined’extravagances ou de tours pendables, ils avaient toute honte bue.Ainsi, la tante de feu mon grand-père elle-même invitée à cesnoces, fut l’héroïne d’une plaisante aventure. Déguisée sous lesamples jupes tartares, elle circulait, buire en main et versait àboire à la ronde. Or, l’un des assistants, quelque diable sansdoute le poussant, l’aspergea d’eau-de-vie par derrière, et levoisin – un gars, faut croire, qui n’avait pas les yeux dans sapoche, lui non plus ! – battit immédiatement le briquet etbouta le feu à la tante. Une bouffée de flamme jaillit et la pauvrefemme, morte de frayeur, dut devant tout ce monde se dépouiller enhâte de ses vêtements. À cette vue, ce fut un charivari, un ouragande rires gras, un bacchanal enfin, pire que sur un champ de foire.En un mot, jamais et nulle part, de mémoire d’ancien, on n’avaitcélébré une noce où l’on se divertît davantage.

Pidorka et son Pétro commencèrent donc à vivreen ménage, comme mari et femme. Rien ne manquait chez eux et tout yétait une joie pour les yeux. Néanmoins, bien des honnêtes genshochaient légèrement le chef en observant leur moded’existence.

– Du diable il ne sort rien de bon,disaient-ils d’une voix unanime. Or, de qui, sinon du tentateur dela gent orthodoxe, a pu lui venir cette richesse ? CommentPetro a-t-il mis la main sur un tel magot ? Et pourquoi donc,du jour même où il a fait fortune, Basavriouk a-t-il disparu, commechu dans l’eau ?

Ce que le monde va tout de même inventer, medirez-vous. Il n’en est pas moins vrai qu’un mois ne s’était pasécoulé et mon Pétro devenait totalement méconnaissable.

Pour quelle raison, et qu’est-ce qu’ilavait ? Dieu le sait ! Les fesses toujours collées aumême banc, et bouche cousue devant quiconque, il restait plongédans sa rêverie, avec l’air d’un homme qui s’acharne à retrouverquelque souvenir effacé. Qu’aux prix de maints efforts Pidorkal’amenât à prendre part à une conversation, il semblait sedistraire de ses soucis, et paraissait même d’humeur joviale, maisdès que son œil s’égarait sur les sacs d’or, il criait :

– Attends, attends donc, j’aioublié !

Et le voilà de nouveau songeur, cherchant deplus belle à se remémorer quelque chose. Des fois, quand ildemeurait longtemps inerte à la même place, il avait l’impressionfugitive que dans un instant tout lui reviendrait à l’esprit, maisde nouveau cet espoir s’évanouissait. Il se figurait bien êtreassis à l’auberge, qu’on lui servait de l’eau-de-vie, que cetteeau-de-vie le brûlait… quelqu’un l’abordait alors, lui tapait surl’épaule… Mais une sorte de brouillard s’étendait sur la suite desévénements. Et suant à grosses gouttes, n’en pouvant plus, ils’éternisait là, sur son siège.

À quels moyens ne recourut pas saPidorka ? Sorciers appelés en consultations, épreuve del’étain, tisane contre les maux de ventre [4], rien n’yfit.

Il en fut ainsi de tout l’été. Nombre deCosaques menèrent à bon terme la fenaison et la moisson ; biend’autres, de tempérament plus aventureux, cédèrent à l’attrait desexpéditions lointaines. Des volées de canards sauvagesfourmillaient encore à la surface de nos étangs, mais lesétourneaux n’étaient déjà plus qu’un souvenir. La steppe prit destons de rouille. Éparses ça et là, des meules de blé rappelant lehaut bonnet à poil du Cosaque peuplèrent la solitude des guérets.On croisa bientôt de temps à autre sur les chemins des véhiculeschargés de branches mortes et de bûches. Le sol devint plus dur etpar endroits se laissa pénétrer par le gel. Puis, le ciel se mit àbluter de la neige, et tous les rameaux se parèrent de givre,délicat comme un duvet de lièvre. Déjà, par ces éclatantes journéesoù il gèle à pierre fendre, l’on voyait le bouvreuil à plastronrouge déambuler, avec les grâces mignardes d’un hobereau polonais,d’un tas de neige à l’autre, en quête de quelques grains. Armés delongues gaules, les enfants activaient sur la glace la course deleurs toupies en bois, cependant que les papas, coitement lovés ausommet des poêles, n’en descendaient que de loin en loin, pipeallumée aux dents, pour tancer vertement cette brave geléeorthodoxe, ou avaler un bol d’air frais en battant au fléau dans lapièce d’entrée le froment depuis longtemps engrangé. Enfin, ledégel commença, et puis se produisit la débâcle…

Mais Pétro demeurait toujours le même, ouplutôt son humeur morose empirait à mesure que le temps fuyait.Semblable à un captif dans les fers, il restait assis au centre desa chaumière, les sacs d’or à ses pieds. Insociable à présent, lescheveux et la barbe démesurément longs, il présentait un horribleaspect, et sans répit une seule et même pensée le hantait, sansarrêt il s’évertuait à se rappeler une certaine chose, et rageaitdevant l’inanité de ses efforts. D’un mouvement sauvage, il serelevait maintes fois de son siège, agitait les bras, rivait sonregard sur on ne savait quoi de vague, mais qu’il paraissaitanxieux d’attraper. Ses lèvres remuaient, comme désireuses deprononcer un mot depuis longtemps oublié, et puis cessaient detrembler… La fureur s’emparait alors de lui ; tel un êtreprivé de raison, il se mordait et se rongeait les poings,s’arrachait des mèches de cheveux, jusqu’à ce que calmé, il neretombât dans une sorte de torpeur, après quoi il s’acharnait deplus belle à rappeler ses souvenirs, cédait à une nouvelle crise defrénésie, suivie d’une autre période de détresse affreuse. Quellemanifestation de la colère divine !

Ce n’était plus une vie pour Pidorka. Elleavait peur de rester seule à la maison, puis elle finit, lapauvrette, par se faire à son malheur. Mais déjà nul n’auraitreconnu en elle la jolie fille d’antan. Plus d’incarnat à sesjoues, adieu le sourire ! Consumée par le chagrin, elledépérissait de consomption, ses yeux limpides s’étaient abîmés àforce de larmes. Un beau matin, quelqu’un qui la prenait sans douteen pitié l’engagea à consulter une sorcière habitant dans le ravinaux Ours et qui, d’après la rumeur publique, savait guérir tous lesmaux du monde. Elle résolut de recourir à cet ultime expédient etde fil en aiguille parvint à décider la vieille à l’accompagnerjusqu’à la maison.

Cela se passait vers le soir, précisément à laveille de la Saint-Jean. Pétro gisait, affalé sans connaissance surun banc et il ne prêta donc aucune attention à la nouvelle venue.Mais soudain, il se redressa peu à peu, et tout d’un coup, untremblement l’agita tout entier, comme quelqu’un qui monte àl’échafaud ; sa chevelure se dressa d’une seule masse, et iléclata d’un tel rire que Pidorka en fut glacée jusqu’au cœur.

– Je me souviens, je me souviens !hurlait-il dans un accès de formidable allégresse, et brandissantune hache, il la lança de toutes ses forces vers la sorcière.

Le fer avait pénétré de deux pouces dans laporte de chêne, mais plus de sorcière, et un enfant de sept ans, enchemise blanche et la figure voilée, se tenait maintenant au milieude la pièce. Le drap qui le recouvrait s’abattit…

– Ivass ! cria Pidorka en se hâtantvers lui.

Alors, la vision se mit à saigner de la têteaux pieds, illuminant d’une lueur pourpre jusqu’aux coins les plusreculés de la maison.

Sur le coup de la frayeur, Pidorka chercharefuge dans l’entrée, puis se maîtrisant quelque peu, voulutrentrer pour aider son frère. Trop tard ! l’huis s’était fermésur ses talons avec une telle violence que nulle force humainen’était plus à même de l’ouvrir. Des gens accoururent, cognèrent àla porte, l’enfoncèrent… à l’intérieur, plus une âme !… De lafumée emplissait la chaumine, et au milieu seulement, à cette placeoù se tenait Pétro, se voyait un tas de cendres d’où s’échappaitpar endroits de la fumée. On courut aux sacs ; ils étaientbourrés de menus tessons, et non plus de pièces d’or. Les yeux horsdes orbites, et la bouche grande ouverte, les Cosaques restaientlà, comme s’ils avaient pris racine au sol, et sans qu’un seul poilde leur moustache osât trembler, tant ce prodige les chargeaitd’épouvante.

Quant à la suite des faits, je ne m’ensouviens guère. Pidorka fit vœu de se rendre en pèlerinage, réalisatout le bien qui lui venait de son père défunt et quelques joursaprès elle quitta en effet le village. Mais où s’en allait-elle,nul n’était capable de l’indiquer. Quelques anciennes au cœurcharitable auraient bien voulu la dépêcher aux mêmes lieux quiavaient englouti Pétro, mais un Cosaque qui s’en retournait deKiew, rapporta qu’il y avait vu au monastère une nonne desséchée àl’égal d’un squelette, et perpétuellement abîmée dans l’oraison. Ausignalement qu’il en donna, les gens du pays décidèrent que lareligieuse en question n’était autre que l’absente. Il ajoutait quenul n’avait jamais entendu le son de sa voix, qu’elle avait faittoute la route à pied, apportant en offrande à la Sainte image dela Mère de Dieu un châssis à ce point constellé de pierreries auxmille feux que chacun qui tentait d’y lever les yeux, demeuraitébloui.

Oh ! mais permettez, les choses n’enrestèrent pas là. Basavriouk réapparut le jour même où le Malinavait emporté Pétro au fond de ses domaines. Seulement, touss’empressèrent de faire le vide autour de lui. On savait désormaisà quelle espèce d’oiseau l’on avait affaire : à Satan en chairet en os qui avait emprunté l’apparence humaine pour découvrir destrésors, et comme il ne pouvait mettre ses pattes impures sur lesmagots, il lui fallait embaucher des auxiliaires. Cette annéeaussi, tous abandonnèrent les bauges qu’ils s’étaient creusées dansla terre et s’établirent au village, bien que même en cet endroitle maudit Basavriouk ne cessât pas de les importuner. La tante defeu mon grand-père racontait qu’il lui gardait personnellement unedent, du fait qu’elle avait quitté son ancien débit au bord de laroute d’Opochniansk, et il appliquait tous ses efforts à se vengerd’elle.

Un beau soir, les notabilités de l’endroits’étaient rassemblées dans son établissement, et s’entretenaient,rangées selon l’ordre des préséances, comme on dit, autour de latable au centre de laquelle on avait servi un mouton rôti, et debelle taille, ce serait péché de prétendre le contraire. Ces bravesgens jasaient paisiblement, abordant tour à tour différents sujets,sans oublier les prodiges et merveilles de toute espèce, quandsoudain il leur sembla que… (illusion d’un convive isolé, la chosene tirait guère à conséquence, mais voilà justement, ils eurenttous la même impression, du premier jusqu’au dernier…) il leursembla donc que la tête du mouton se soulevait, que ses yeuxvitreux reprenaient de la vie et de l’éclat, et que les moustachesrêches comme des soies de porc qui lui avaient poussé en un clind’œil se fronçaient vers les assistants d’un air qui en disaitlong. À l’instant, tous reconnurent en cette tête de mouton latrogne de Basavriouk, et la tante de feu mon grand-père eutnettement l’idée qu’une minute de plus, et il commanderait de luiservir de l’eau-de-vie… Les dignes notables sautèrent à qui mieuxmieux sur leurs couvre-chefs et regagnèrent à toutes jambes leurslogis respectifs.

Une autre fois, le marguillier en personne quide temps à autre se plaisait à dire deux mots en tête-à-tête à unhanap hérité de son aïeul, n’avait pas encore asséché pour laseconde fois sa coupe qu’il vit celle-ci se courber en deux pourlui faire la révérence.

– La peste soit de toi ! dit notrehomme, et en avant les signes de croix.

Or, au même moment une chose stupéfiantearrivait à sa propre femme. À peine commençait-elle à brasser de lapâte dans un immense pétrin que cet ustensile gagna la porte ensautillant.

– Arrête ! arrête ! lui criaitl’épouse du marguillier.

Chansons !… Monsieur du pétrin, l’airultra-sérieux, se planta les deux poings sur les hanches et fit letour de la maison, en fléchissant les jarrets dans une danseeffrénée…

Vous autres, vous vous tenez les côtes !mais nos ancêtres n’avaient pas la moindre envie de rire. Ce fut envain que le père Athanase parcourut le village et traqua le diableen s’escrimant du goupillon le long de chaque rue, car malgré toutla tante de feu mon grand-père se plaignit longtemps que vers latombée de la nuit quelqu’un chez elle tapait sur la toiture etgrattait à la muraille.

Mais quoi !… à l’heure présente, à cetendroit précis où se dresse notre village, la tranquillité règne,du moins selon toute apparence, mais il n’y a pas si longtemps, duvivant de mon père défunt, je me rappelle qu’aucun honnête homme nepouvait se permettre de longer ce débit en ruines que, longtempsaprès, des Juifs, race impure, réparèrent de leurs deniers. Destourbillons de fumée jaillissaient de la cheminée encrassée desuie, et montant tellement haut dans le ciel que votre bonnet defourrure retombait en arrière pour peu que vous cherchiez à suivrede l’œil leur ascension, ils semaient des flammèches à travers lasteppe, et le diable – je ferais aussi bien de le passer soussilence, ce fils de chien ! – geignait dans sa niche d’unevoix si lugubre qu’arrachés par l’épouvante à leurs perchoirs de laChênaie voisine, des nuées de freux fendaient les airs, entournoyant avec des croassements sauvages.

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