Les Veillées du hameau près de Dikanka – Tome I

VI – LE RÉVEIL

 

« Se peut-il que je dormais ? sedemanda le Cosaque en se relevant de la petite éminence où ils’était allongé. Tout cela était tellement vivant, comme si jel’avais vu à l’état de veille. C’est prodigieux, prodigieux !répétait-il en promenant ses regards sur les alentours.

La lune qui brillait justement au-dessus de satête indiquait que minuit avait dû sonner ; un silence de mortrégnait à la ronde ; une fraîcheur montait de l’étang quedominait, funèbre, la maison délabrée aux contrevents fermés ;la mousse et les herbes folles montraient que le logis était depuislongtemps fermé. À ce moment, il ouvrit le poing qu’il avait tenuconvulsivement serré durant son rêve et cria de saisissement, en ydécouvrant un billet.

– Ah ! que ne sais-je lire ! sedit-il, en retournant le papier sur toutes ses faces.

Ce fut alors qu’il entendit du bruit derrièrelui.

– N’ayez pas peur, empoignez-le sansbarguigner !… Pourquoi cette venette ? Nous sommes iciune dizaine ; je parie que c’est un être humain, et pas undiable, criait le maire aux gens de son escorte et Levko se sentitappréhendé par plusieurs mains dont quelques-unes tremblotaient defrayeur.

– Allons, l’ami, ôte donc tonmasque ! Tu t’es suffisamment joué de tes semblables,poursuivit le borgne en saisissant le prisonnier au collet, maissoudain il s’immobilisa net, son œil unique écarquillé. Levko, monfils ?… clamait-il, en reculant au comble de l’ahurissement,et les mains collées au corps. C’est donc toi, fils dechien ?… Voyez-moi ça, l’engeance diabolique ! Je medemandais quel pouvait bien être ce sacripant, ce démon à lapelisse à l’envers, fauteur de ces manigances ?… et il paraîtque c’est toi, rien que toi, bouillie indigeste demeurée en traversdu gosier paternel, qui te permets d’organiser le banditisme auvillage, de composer des chansonnettes !… Ohoho !… Levko,que signifie ? Sans doute que le dos te démange ?… Qu’onle garrotte !

– Attends, papa, on m’a ordonné de teremettre ce billet, fit le jeune Cosaque.

– Point ne s’agit pour l’instant debillets, mon petit ami… Le garrotterez-vous, oui ou non ?

– Un moment, monsieur le maire, dit lescribe qui avait déplié le papier. C’est l’écriture ducommissaire…

– Du commissaire ?

– Du… commissaire ? répétèrentmachinalement les dizainiers.

« Du commissaire ? songeait Levko,voilà qui est de plus en plus merveilleux ! »

– Lis, s’exclama le maire, lis-nous ceque nous mande le commissaire…

– Prêtons l’oreille à ce que nous dit lecommissaire, proféra sentencieusement le contremaître, la pipe auxdents et battant le briquet.

Le scribe se racla la gorge et commença lalecture :

Au maire Evtoukh Makogonenko,

ORDONNANCE,

Il est venu à mes oreilles, vieilimbécile, qu’au lieu de faire rentrer les redevances en retard etde veiller au maintien du bon ordre au village qui t’est confié, tuextravagues et mènes une vie de polichinelle…

Le maire interrompit la lecture.

– Écoutez, dit-il, Dieu m’est témoin queje ne saisis pas un traître mot…

Le scribe reprit du commencement :

Au maire Evtoukh Makogonenko,

ORDONNANCE,

Il m’est venu aux oreilles, vieilimbécile, que…

– Halte ! halte ! ceci n’aaucune importance, cria le maire… Bien que je n’aie rien entendu,je sais que l’essentiel doit se trouver plus loin… Saute cepassage…

– … heu… et en conséquence, je terequiers d’unir sur-le-champ ton fils Levko Makogonenko et laCosaque Hannah Pétrytchenkowaya, habitante du susdit village, etpareillement, de réparer les caniveaux sur la grand-route et de neplus réquisitionner à mon insu les chevaux de les administrés auprofit des freluquets de l’administration judiciaire, quand bienmême ils sortiraient tout droit de la Direction du Fisc. Si donc,lors de mon passage je trouve qu’il a été sursis à l’une quelconquedes présentes dispositions, c’est de toi seul que j’exigerai descomptes

Signé :

Lecommissaire,

Kosma DERGATCH-DRICHPANOWSKY.

Lieutenant en retraite.

– En voilà bien d’une autre ! lâchale maire, bouche bée. Vous entendez, vous autres, vousentendez ?… C’est le maire que l’on tiendra responsable detout ; conséquemment, il faut m’obéir, et m’obéir au doigt età l’œil, sans quoi, je vous demande bien pardon, mais… Quant à toi,continua-t-il en dévisageant Levko, je vais te marier, conformémentà l’ordonnance du commissaire, bien que je cherche en vain dequelle source il a eu connaissance de ceci… Mais auparavant tutâteras de la cravache, tu sais bien, celle que l’on voit cheznous, accrochée au mur, près de l’étagère aux saintes images… D’oùte vient ce mot d’écrit ?

En dépit de la stupéfaction provoquée par latournure inattendue que prenaient ses affaires, Levko avait eu laprudence de préparer mentalement une réponse propre à donner lechange sur la provenance authentique du billet.

– Je me suis absenté hier soir auxapproches du crépuscule pour me rendre à la ville où je suis tombésur le commissaire qui descendait de sa calèche. À la nouvelle quej’étais originaire de notre village, il m’a donné ce papier et m’aprescrit de t’annoncer de vive voix, papa, qu’à son retour, ils’inviterait à déjeuner chez nous…

– Il a dit ça ?

– En propres termes.

– Entendez-vous ? dit le maire, toutgonflé d’importance, en s’adressant à ses compagnons. Lecommissaire lui-même, en chair et en os, viendra déjeuner cheznous… je veux dire chez moi !… Oh ! oh ! et ilpointa l’index vers le ciel, et pencha la tête comme s’il prêtaitattentivement l’oreille à quelque chose. Le commissaire,entendez-vous bien, le commissaire viendra déjeuner chez moi. Quet’en semble, maître scribe, et toi aussi, parent, l’honneur est dequelque conséquence, n’est-il pas vrai ?

– Aussi loin que remontent mes souvenirs,intervint le scribe, pas un maire n’a encore reçu le commissaire àdéjeuner…

– Tous les maires ne sont pas pétris dela même pâte, déclara le borgne, l’air suffisant, et une espèce derire rocailleux et enroué qui rappelait plutôt le tonnerre roulantà quelque distance lui déforma la bouche. Qu’en penses-tu, maîtrescribe, il faudrait édicter que chaque ménage apportât à cet hôtede distinction, soit un poulet, soit une pièce de toile, et ainside suite… hein ?

– Il le faudrait ; bien sûr que oui,monsieur le maire.

– Et à quand ma noce, papa ? demandaLevko.

– La noce ?… je t’en donnerai, moi,des noces !… Eh bien tout de même, pour plaire à cet hôte dechoix… le curé vous bénira dès demain… La peste de vous !…ainsi, le commissaire se rendra compte de ce que j’entends parponctualité. Et maintenant, les amis, au lit ! Rentrez tous aulogis. L’événement d’aujourd’hui me rappelle l’époque où je…

Et ce disant, le maire laissa, selon sa manie,filer de biais un regard emprunt de gravité et lourd designification.

« Allons, le maire va maintenant racontercomment il conduisit l’impératrice, se dit Levko qui, le cœurallègre, se hâta vers la chaumière tapie dans les cerisiers et quenous connaissons déjà.

« Dieu te fasse paix, bonne et charmantedemoiselle, songeait-il. Qu’il te soit donné de sourireéternellement dans l’autre monde parmi les saints anges ! Jene soufflerai mot à âme qui vive du prodige qui s’est accomplicette nuit. La confidence sera pour toi seule, chère Hannah, parceque tu seras disposée à croire mon récit et nous prierons ensemblepour le repos de l’âme de la malheureuse noyée… »

Il arrivait tout près de la chaumière dont lafenêtre était ouverte ; à la clarté des rayons de lune qui ypénétraient à torrents, il aperçut Hannah plongée dans le sommeil.Sa tête reposait sur son bras, un incarnat léger teintait sesjoues, et ses lèvres remuèrent pour murmurer sans doute le nom del’aimé.

« Dors, ma jolie ! Puisses-tu voirdans ton rêve tout ce qu’il y a de meilleur ici-bas, mais qui, sibeau qu’il soit, devra pâlir devant notre réveil… »

Il la bénit du signe de la croix, refermal’étroite fenêtre et s’éloigna sur la pointe du pied.

Quelques instants après, il n’y eut vraimentplus un être au village qui ne dormît. Seule, la lune cheminait,toujours aussi étincelante et magnifique, par les désertsincommensurables du ciel d’Ukraine. Le même souffle solennelhantait encore les altitudes sublimes et la nuit, nuit divine,achevait majestueusement de se consumer. Elle non plus, la terre,n’avait rien perdu de sa splendeur sous cette merveilleuse lumièred’argent. Mais plus personne ne restait pour savourer tant decharmes ; tout le monde dormait.

Seul, de loin en loin, un aboi violait lesilence et longtemps encore l’ivrogne Kalenik erra par les ruesensommeillées, à la recherche de son logis.

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