Les Veillées du hameau près de Dikanka – Tome I

V – LA NOYÉE

 

L’esprit libre de toute inquiétude, insoucieuxdes limiers lancés à ses trousses, le fauteur de tout ceremue-ménage approchait à pas lents de la vieille maison et del’étang. Point n’est besoin, j’imagine, de vous dire que c’étaitLevko.

Il avait déboutonné sa peau de mouton noir ettenait son bonnet à la main, car il ruisselait de sueur. Majestueuxet lugubre à la fois, le bois d’érables érigeait, face à la lune,sa masse noire qui ne s’éclaircissait qu’aux orées lointaines. Lapièce d’eau immobile soufflait au-devant du promeneur harassé tantde fraîcheur qu’elle l’engagea à se reposer sur la berge. Toutétait calme ; au plus épais du bois on n’entendait parintervalles que les roulades du rossignol. Un sommeil invincible netarda pas à engluer les paupières du jeune homme ; ses membresfourbus menaçaient de s’engourdir et de céder à la torpeur ;son menton allait toucher sa poitrine.

– Non, il ne me manquerait plus que dem’assoupir ici, dit-il en se remettant sur pied et en se frottantles yeux.

Il se retourna et la nuit lui parut encoreplus lumineuse. Une sorte de rayonnement étrange et enivrant semêlait maintenant à l’éclat de la lune. Jamais encore il n’avaitrien vu de comparable. Un brouillard d’argent était descendu surles parages d’alentour. L’arôme des pommiers en fleur et de cescorolles qui ne s’épanouissent que la nuit se répandait à flots surla terre entière. Le jeune homme ébahi contemplait les eauximmobiles de l’étang ; l’antique maison de maître s’yreflétait à la renverse, pure de dessin, et non sans une manièred’orgueilleuse clarté. En lieu et place des mornes contreventsapparaissaient d’allègres fenêtres et des portes vitrées dont latransparence parfaite laissait entrevoir des dorures.

Et soudain, Levko eut l’impression que l’unedes fenêtres s’ouvrait. Retenant son haleine, figé dans unecomplète immobilité, et l’œil fixé sans arrêt sur l’étang, il crutplonger sous les eaux, et alors… il vit ! Tout d’abord, uncoude pâle se montra à la fenêtre, puis ce fut le tour d’un visageavenant aux prunelles étincelantes qui miroitaient doucement autravers des vagues de cheveux châtains, et ce visage vint s’appuyersur cet avant-bras. Levko vit encore que l’apparition hochait latête, qu’elle faisait signe de la main, qu’elle souriait… Le cœurdu Cosaque précipita ses battements. Un frisson courut sur l’eau,et la fenêtre se referma.

Le garçon s’écarta sans hâte de l’étang ettourna ses regards vers la maison ; les mornes contreventsbéaient, et les carreaux des fenêtres scintillaient au clair delune.

« Voici une bonne preuve du peu de foiqu’il convient d’ajouter aux radotages des commères, pensa-t-il.Cette maison est toute neuve, les peintures paraissent vives, àcroire que la dernière couche date d’aujourd’hui même. Cettedemeure doit être habitée… »

Il se rapprocha sans mot dire, mais rien nebougea derrière ces murs. Les brillantes modulations des rossignolsse répondaient en échos d’une retentissante sonorité, et lorsqueces chanteurs paraissaient s’alanguir, n’en pouvant plus devolupté, on percevait le murmure des feuilles et le crépitement desgrillons, ou encore le râle d’un oiseau des marais effleurant d’unbec rapide le spacieux miroir des eaux. Levko se sentit le cœurpénétré d’une sorte de douce sérénité, de liberté sans mesure. Ilaccorda sa mandore, joua la ritournelle et se prit àchanter :

Oh ! lune, chère lune,

Et toi, limpide crépuscule,

Comme il fait clair, là-bas, à l’auberge,

Où se trouve une jolie fille…

Une fenêtre s’ouvrit sans bruit, et cette mêmetête dont il avait aperçu le reflet dans l’étang se pencha audehors et prêta une oreille attentive à la chanson. Les longs cilsde la vision se rabattaient à demi sur ses yeux ; elle étaittoute blanche comme un linge, comme la clarté lunaire, mais qu’elleétait merveilleuse dans sa beauté sans tache ! Elle se mit àrire et Levko tressaillit.

– Chante pour moi, jeune Cosaque, quelquesérénade, dit-elle à mi-voix, le front penché sur l’épaule,cependant que les cils voilaient entièrement ses prunelles.

– Quelle chanson voudrais-tu entendre dema bouche, ma belle demoiselle ?

Des larmes roulèrent lentement sur le visageblême.

– Jeune homme, répondit-elle, et il yavait dans ses accents quelque chose d’indéfinissable et depathétique, jeune homme, trouve-moi ma belle-mère et il n’y aurarien dont je ne me dépouillerai sans regret en ta faveur. Jepossède des gants brodés de soie, du corail, des colliers… Je tebâillerai une ceinture constellée de perles… J’ai de l’or aussi.Jeune homme, découvre cette marâtre, c’est une épouvantablesorcière. Elle ne m’a laissé ni trêve, ni repos en ce bas monde.Elle me tourmentait, me forçait à travailler comme une simplepaysanne. Contemple mon visage : ses immondes sortilèges ontchassé l’incarnat de mes joues. Vois ma gorge de neige : rienne les lavera, rien au monde ne les effacera, aucune eau ne lesfera partir, les marques bleuâtres de ses griffes de fer… Considèremes pieds blancs : ils ont beaucoup marché, et pointuniquement sur des tapis, mais par les sables brûlants, sur le solhumide, à travers les épines acérées… Et mes yeux, regarde-lesdonc ; ils sont aveuglés par les larmes… Trouve-la, mongarçon, trouve-la moi, cette marâtre !

Elle cessa de parler, bien que sa voix eûtmonté sur ces mots. Des flots de larmes coulèrent le long de sesjoues livides. Un sentiment pénible qui débordait de pitié autantque de tristesse pénétra la poitrine du Cosaque.

– Je suis prêt à tout pour vous plaire,mademoiselle, dit-il, emporté par son émotion sincère. Mais commentfaire, où la chercher ?

– Regarde, regarde ! dit-elle d’unton haletant. Elle est là, sur la rive, où elle s’amuse à danser laronde avec les vierges, mes compagnes, et se réchauffe au clair delune. Mais elle est pleine de malice et de ruse. Elle a emprunté laforme d’une noyée, mais je la sais toute proche, je flaire saprésence… Parce qu’elle est là, le cœur me pèse, mon cœur sesoulève de dégoût… Par sa faute, je ne puis nager librement,légèrement, comme un poisson. Je coule, et tombe au fond, comme uneclef… Découvre-la jeune homme !

Levko jeta ses regards sur la rive ; sousle voile ténu du brouillard d’argent, passaient en éclair desnymphes fugaces comme des ombres, en longues robes qui avaient lablancheur d’une prairie jonchée de muguet. Colliers d’or,verroteries et ducats étincelaient à leurs gorges, mais toutesétaient livides ; leurs corps semblaient pétris de la mêmematière que les nuages transparents et le moindre rayon de luneavait l’air de les transpercer de part en part. En folâtrant, laronde se rapprochait du Cosaque qui pouvait maintenant entendredistinctement certaines paroles.

– Jouons au corbeau, voulez-vous ?jouons au corbeau ! criaient-elles, toutes ensemble, et leconcert de leurs voix produisait le même son que les roseaux de laberge frôlés à l’heure sereine du crépuscule par les lèvreséthérées du vent.

– Et qui donc sera le corbeau ?

On tira au sort et l’une des nymphes sortit dugroupe. Levko se mit à la scruter attentivement. Robe, visage, riensur elle ne la différenciait des autres. On remarquait seulementque ce rôle ne lui convenait qu’à moitié. La foule des noyéess’étira en une longue chaîne qui s’écartait vivement d’un côté oude l’autre pour se dérober aux attaques du corbeau.

– Non ! je ne veux plus yêtre ! déclara la jeune fille qui n’en pouvait plus defatigue. Le cœur me fend d’enlever ses poussins à une pauvre mèrepoule…

« Tu n’es pas la sorcière, se dit Levko.Qui donc sera maintenant le corbeau ? »

Les vierges se groupèrent de nouveau pourtirer au sort quand l’une d’elles proposa de son pleingré :

– Je ferai le corbeau !

Levko la dévisagea fixement. Elle se ruait àtoute allure et sans la moindre retenue à la poursuite de sescompagnes rangées à la queue leu leu, et se démenait, tantôt àdroite, tantôt à gauche pour capturer une victime. Dès lors, leCosaque crut s’apercevoir que le corps de cette noyée était moinslumineux que celui des autres, et qu’au centre on distinguaitquelque chose de noir. Soudain, un cri fut poussé ; le corbeaus’était précipité sur l’un des anneaux de la chaîne, et avait misla main sur l’une des jeunes filles. Levko eut tout de suitel’impression que des serres poussaient à cette main et que cevisage fulgurait d’une joie cruelle.

Se retournant vers la maison, il montra lecorbeau du doigt :

– Voici la sorcière ! dit-il.

La demoiselle éclata de rire, et les noyéesentraînèrent avec de déchirantes clameurs celle de leur compagnequi avait tenu le rôle du rapace.

– Quelle récompense te donner, mongarçon ? Je sais que l’or ne te tente pas, mais tu chérisHannah et ton père inflexible t’empêche de l’épouser. Il ne mettraplus obstacle à ton projet ; prends, et transmets-lui cebillet…

Elle tendit son bras blanc, son visages’éclaira merveilleusement et resplendit. Pris d’un frissoninexplicable et de battements de cœur épuisants, Levko saisit lebillet et… se réveilla.

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