Les Veillées du hameau près de Dikanka – Tome I

LA LETTRE PERDUE

 

Histoire vraiecontée par le sacristain de…

 

Alors, vous voulez donc que je vous parleencore de mon grand-père ?… Bon ! pourquoi ne vousdivertirais-je pas en vous contant un récit du temps jadis ?Ah ! l’ancien temps, le bon vieux temps !… Quelleallégresse, quelle joie de vivre ne vous fondent-elles pas sur lecœur dès que l’on entend conter ce qui s’est passé il y alongtemps, si longtemps en ce bas monde, tellement longtemps quel’on oublie la date, mois et année, de l’événement ! Et si desurcroît un parent quelconque, aïeul ou bisaïeul, se trouve mêlé àl’affaire, va chercher mieux, si tu peux ! Que je m’étrangleplutôt en chantant l’antienne à la grande martyre sainte Barbe, sien pareil cas je n’ai pas l’illusion d’être moi-même le héros del’aventure, comme si je m’étais insinué dans l’âme de l’ancêtre, oubien s’il faisait lui-même des siennes dans ma carcasse… Mais ceque je fuis par-dessus tout, ce sont nos jeunes personnes du sexe,mariées ou non. Que j’aie seulement le malheur de me montrer àleurs yeux :

– Thomas Grigoriévitch, bon ThomasGrigoriévitch, de grâce, racontez-nous une histoire qui fasse bienpeur… Allez-y, allez !…

Et patati, et patata, et leur langue dejaboter et de jacasser. Ce n’est point qu’il m’en coûte de leurnarrer quelque chose, mais voyez donc un peu ce qui leur arriveensuite, dès qu’elles sont au lit ! Car je sais fort bien quede la première à la dernière elles frissonnent sous leurscouvertures comme si elles tremblaient la fièvre et chacune secacherait volontiers la tête sous la peau de mouton. Que par hasardun rat vienne à gratter un pot, ou que par mégarde elles-mêmeseffleurent du pied le tisonnier, Dieu leur vienne en aide !…elles ont déjà l’âme dans les talons. Et le lendemain, comme si derien n’était, elles vous importunent de plus belle ;contez-leur une aventure à leur donner la chair de poule, elles nedemandent que cela.

Qu’est-ce que je pourrais bien vousdébiter ?… ça ne me revient pas de but en blanc à la mémoire…J’y suis ! je vous dirai comment des sorcières jouèrent à labourre avec mon grand-père. Une seule condition au préalable,messieurs, prière de ne pas me faire perdre le fil de mon histoire,sans quoi je vous servirai une telle bouillie que l’on rougiraitmême d’y goûter. Il faut vous prévenir aussi que mon grand-pèreétait quelqu’un parmi les Cosaques de son temps. Il connaissait seslettres et avait des notions d’orthographe. À certains jours defête, il déclamait l’Épître de façon à réduire maint fils de popede nos jours à se cacher. Or, vous savez fort bien que s’il avaitété question à son époque de ramasser à Batourine tous lesparticuliers sachant lire et écrire, inutile de se mettre en quêted’un bonnet, car ils auraient tous tenu facilement dans le creuxd’une main. Par conséquent, rien d’étrange si n’importe quil’honorait en passant d’une profonde révérence.

Noble et puissant seigneur messire l’Hetmanavait un beau jour résolu de faire porter pour des raisons à luiune lettre à l’impératrice. Celui qui exerçait alors les fonctionsde secrétaire au régiment… la peste soit de lui, voilà que j’oubliecomment il s’appelait… peut-être bien Viskriak, plutôtMotouzotchka ?… ou encore Golopoutzek… non, ce n’est pasencore ça… Bref, je me rappelle seulement que, fort difficile àprononcer, son nom de famille commençait drôlement… Toujours est-ilqu’il convoqua mon grand-père et lui annonça que l’Hetman lui-mêmele désignait comme courrier chargé de porter une missive àl’impératrice. Mon grand-père n’aimait pas à lambiner quand ils’agissait de prendre ses cliques et ses claques. Il cousit donc lalettre dans son bonnet de fourrure, sortit son cheval, gratifiad’un baiser sonore sa femme et aussi, selon sa manière de parler,ses deux gorets, dont l’un était justement le propre père de votreserviteur et souleva ensuite sur son passage une fameuse poussière,à croire qu’une quinzaine de jeune gens jouaient une partie debarres au beau milieu de la route.

Le lendemain, il entrait déjà à Konotop avantque le coq n’eût chanté pour la quatrième fois. À cette époque, ilse tenait une foire dans cette ville et il y avait dans les ruesune telle cohue que les yeux nous en faisaient mal. Mais comme lemessager arrivait de très grand matin, tout le monde somnolait,allongé à même le sol. Tout contre une vache, gisait un jeunebambocheur au nez écarlate comme la gorge d’un bouvreuil ;plus loin ronflait assise une débitante de silex à briquet, de bleuà linge, de petits plombs et de craquelins. On apercevait aussi unTzigane vautré sous une charrette, et un saunier de Crimée étendusur son chariot de poisson, puis en travers de la route, jambe deci, jambe de là, un Russe barbu en ceinture et moufles de cuir…bref toute la racaille habituelle des foires. Mon grand-pères’arrêta pour contempler ce spectacle à son aise. Cependant, unecertaine animation reprenait peu à peu dans les baraques de toile,par exemple, un cliquetis de flacons remués par des aubergistesjuives ; çà et là, serpentait un filet de fumée et l’odeur despâtisseries frites planait sur toute l’étendue du champ de foire.L’idée vint à mon grand-père qu’il n’avait ni briquet, ni provisionde tabac, et il s’en fut à l’aventure à travers le campement.

Il n’avait pas fait vingt pas qu’il se trouvanez à nez avec un Zaporogue ; et quel noceur, cela se lisaitsur sa mine ! en braies d’un rouge vif comme de la braise, ensurcot d’azur, ceint d’une écharpe de teinte crue, et au côté, lesabre et une pipe dont la chaînette de cuivre lui pendillaitjusqu’aux talons Ah ! les lurons que voilà, cesZaporogues ! À peine levé, ça s’étire, ça vous lisse unemoustache gaillarde, ça fait claquer les talons ferrés de leursbottes, puis hop !… les voilà partis, et faut voircomme ! et aux dernières mesures de la danse, les jambes sedémènent comme le fuseau aux mains des fileuses. Plus impétueux quebourrasque, ils ont déjà la mandore aux doigts, et toutes lescordes vibrent d’un seul coup ; l’instant d’après, poings surles hanches, ils ploient les jarrets et dansent frénétiquement enrasant le sol du fond de leurs braies, puis la chanson jaillit entrombe de leurs lèvres… la joie de vivre, quoi !… Non, ce bontemps est bien fini ; il n’y a plus de Zaporogues !

En tout cas, ces deux-ci se rencontrèrent, etde fil en aiguille, comment ne pas lier connaissance ? Ilsjasèrent tant et tant, et si longtemps que mon grand-père enarrivait presque à oublier totalement la nécessité de reprendre saroute. Les libations succédèrent aux libations, comme la chose sepratique à ces noces célébrées à la veille du carême. Mais à lafin, ils en eurent sans doute assez de casser de la vaisselle et dejeter leur bel argent par les fenêtres, et d’ailleurs aucune foirene dure éternellement. Bref, les amis de fraîche date résolurent dene plus se séparer et de voyager botte à botte.

Il se faisait déjà tard comme ils débouchaienten rase campagne. Le soleil était allé se coucher et de place enplace des traînées rougeâtres signalaient la trace de son passage.Les guérets s’étalaient, bigarrés comme ces jupons de laine que lesjolies filles récemment mariées portent aux jours de fêtecarillonnée. Le Zaporogue en question se montrait d’une facondeeffrayante, au point que mon grand-père et un troisième larron quis’était attaché à leurs pas se demandaient déjà si quelque diablen’avait pas élu domicile en lui. Où donc allait-il chercher toutça, des histoires et des anecdotes si drolatiques que souventesfois mon grand-père dut se tenir les côtes et que son ventrefaillit lui en péter de rire. Mais à mesure que l’on avançait enpleine campagne, cette loquacité fanfaronne baissa progressivementde ton, tant et si bien que notre homme qui tressaillait maintenantau moindre bruissement, finit par ne plus proférer une syllabe.

– Hé ! hé ! pays, m’est avisque l’envie de dormir te tient pour de bon !… Tu voudrais bienêtre chez toi au plus vite, hein, et t’étendre sur le poêle sanslanterner ?…

– J’aurais bien tort de vous le cacher,répondit soudain le Cosaque, tourné vers les deux autres etbraquant sur eux son regard. Savez-vous que j’ai depuis longtempsvendu mon âme au diable ?

– La belle affaire ! Et qui donc, àtel ou tel moment de son existence n’a fait marché avec le Malin,mais c’est alors qu’il faut s’en donner à cœur joie, à en perdre,comme on dit, le dernier liard…

– Hélas ! mes amis, je m’endonnerais aussi, très volontiers, si le terme assigné par cegaillard n’expirait justement cette nuit. Allons, frères, dit-il entopant avec eux, ne me livrez pas, gardez-vous de fermer l’œilcette nuit et de ma vie je n’oublierai cette marque d’amitié…

Comment refuser assistance à un mortel en sipitoyable condition ? Mon grand-père déclara sans ambagesqu’il se laisserait trancher le long toupet qui parait son proprecrâne plutôt que de permettre au démon de flairer cette âmechrétienne avec son museau de chien.

Nos Cosaques auraient peut-être bien allongécette étape si le ciel nocturne ne s’était bouché entièrement,comme voilé d’une toile d’étoupe, en sorte qu’en plein air on yvoyait juste autant que sous une pelisse en peau de mouton. Seule,tremblotait dans le lointain une grêle lumière, et les montures,sentant l’écurie toute proche, pressaient l’allure, en pointant lesoreilles et fouillant de l’œil les ténèbres. La faible lueur avaitl’air de courir à leur rencontre et bientôt les Cosaquesdiscernèrent une modeste auberge, penchée de guingois, à la manièred’une bonne femme qui rentre d’un joyeux baptême. En ce temps-làles auberges différaient de celles d’à présent, non seulement parceque la place y manquait pour prendre ses aises, et danser laCosaque, voir même y aller d’un hopak ; on ne savait même pasoù se vautrer une fois que la boisson vous montait au cerveau etque les jambes commençaient à décrire des arabesques. La cour étaitbondée de chariots de sauniers. Sous des appentis, dans lescrèches, dans l’entrée, les conducteurs ronflaient comme des chats,qui roulé en boule, qui vautré de tout son long. Seul devant sonlumignon, l’aubergiste marquait au moyen de coches sur une baguettecombien de quarts et de huitièmes de pinte avaient été mis à secpar les gosiers des marchands de saumure.

Mon grand-père commanda trois bonnes mesuresd’eau de vie et s’en alla dormir dans la grange. Tous les troiss’étendirent côte à côte, mais avant même de leur tourner le dosmon défunt grand-père constata que ses compagnons avaient déjàsombré dans un sommeil de plomb. Il réveilla ce Cosaque qui s’étaitinsinué dans leur compagnie et lui rappela la promesse faite aucamarade. L’homme se souleva à demi, se frotta les yeux, ets’assoupit de plus belle. Le courrier de l’Hetman eut beau faire,il lui fallut monter la garde tout seul.

Pour vaincre d’une façon quelconque lasomnolence, il passa en revue tous les chariots, fit un tour auxécuries, alluma sa pipe et revint s’asseoir près des siens. Lesilence était si profond que l’on eût probablement entendu unemouche voler. Il lui parut alors que les cornes d’on ne savait quoide grisâtre pointaient de derrière une charrette. À partir de cemoment, ses paupières commencèrent à se coller, en sorte qu’ildevait à tout bout de champ les frotter du poing ou les imbiber del’eau de vie qui restait.

Or, dès que son regard retrouvait quelquenetteté, il ne découvrait plus trace de la vision, mais un instantaprès le monstre réapparaissait, sous un chariot, cettefois !… Le veilleur écarquillait les yeux tant qu’il pouvait,mais cette maudite envie de dormir revenait tendre sa buée surtoutes choses. Les bras du bonhomme s’engourdissaient, finalementil courba la tête et un pesant sommeil eut si bien raison de luiqu’il s’écroula à la renverse, comme assommé.

Il dormit longtemps, et déjà le soleil luiavait joliment rôti le crâne quand il reprit conscience. Sonpremier soin fut de s’étirer par deux fois, puis de se gratterl’échine, après quoi il remarqua que les chariots étaient deux foismoins nombreux que la veille, preuve que bien des saunierss’étaient mis en route avant le petit jour. Il se tourna enfin versses compagnons ; le troisième Cosaque dormait toujours, maisle Zaporogue avait disparu. Il questionna des gens, mais personnen’était au courant de rien. À la place du compagnon il n’y avaitpar terre que son surcot. La peur et la perplexité s’emparèrent demon grand-père qui alla jeter un coup d’œil du côté deschevaux : le sien et celui du Zaporogue manquaient à l’appel.Qu’est-ce que cela signifiait ? Que le diable eût enlevé leZaporogue, on pouvait encore l’admettre, mais les chevaux ?… Àforce de peser le pour et le contre, grand-père aboutit à cetteconclusion que survenu probablement à pied, le diable lui avaitsubtilisé son cheval pour la bonne raison que l’enfer ne devait passe trouver à deux pas. Mon aïeul regrettait amèrement de n’avoirpas tenu son serment de Cosaque.

– Soit ! se dit-il, je n’y peuxrien, je partirai à pied, peut-être aurai-je la chance derencontrer un maquignon revenant de la foire et je me procureraivaille que vaille une monture…

Mais comme il voulait de rage arracher sonbonnet de fourrure, il s’aperçut qu’il était nu-tête et claqua desmains, en se rappelant que la veille il avait un certain momenttroqué de coiffure avec le Zaporogue. Qui donc avait bien puemporter le couvre-chef, sinon le Malin ? Adieu maintenant larécompense de l’Hetman ! bonsoir, la lettre del’impératrice ! À cette pensée, il enfila à l’adresse dudiable une telle kyrielle de surnoms, et tous si bien choisis quel’intéressé dut, ce me semble, éternuer plus d’une fois dans sagéhenne, Mais quoi ! les gros mots sont d’une aidemédiocre ; si fort et si souvent qu’il se grattât la nuque, levieux n’arrivait pas à en sortir la queue d’une bonne idée. Quetenter dans ces conditions ? Se mettre vivement en quête dubon sens d’autrui. Il rassembla tous les braves gens qui serencontraient dans l’auberge, et leur fit sans omettre un détail lerécit du malheur qui venait de fondre sur lui. Les sauniersméditèrent longtemps, le menton appuyé sur le manche de leur fouet,et dodelinèrent de la tête déclarant que nulle part, de mémoire dechrétien, on n’avait ouï parler d’un phénomène aussi surprenant, àsavoir le vol par le diable d’une missive de l’Hetman. D’autresajoutaient que si le démon ou un Russe vous dépouille de quelquechose on peut bien dire adieu à tout jamais à ce qu’ils ontsubtilisé.

Seul l’aubergiste restait dans son coin, sansmot dire. Mon grand-père l’aborda car un homme à la bouche cousuedoit, comme chacun sait, avoir engrangé sa bonne part de jugeote.Oui, mais ce débitant n’était guère prodigue de paroles, et si levieux n’avait extrait de sa poche cinq pièces d’or, son attente eûtété vaine.

– Je vais t’enseigner le moyen deretrouver la lettre, dit l’aubergiste en tirant à l’écart mon aïeuldont le cœur fut aussitôt soulagé. D’après ton regard, je vois quetu es un pur Cosaque et pas une femmelette. Fais bienattention ! Non loin de l’auberge il faut tourner à droite, sil’on veut aller au bois. Dès que les premières ombres du soirtomberont sur la campagne, tiens-toi prêt à marcher. Le bois esthabité par des Tziganes qui sortent de leurs trous pour forger dufer par des nuits où les sorcières fendant la nue à califourchonsur leur tisonnier sont les seules à mettre le nez dehors. Quel estau juste le métier de ces Tziganes, peu t’importe en somme. Tuentendras bien du tintamarre sous bois, mais ne te dirige pas ducôté où l’on frappe sur l’enclume. Tu trouveras devant toi unsentier qui passe près d’un arbre brûlé ; ce sentier, tul’emprunteras et alors, marche, marche encore et marche !… Desépines te grifferont peut-être, ou un taillis épais de noisetierste barrera la route, ça ne fait rien, va de l’avant quand même. Etquand tu déboucheras sur la rive d’un petit cours d’eau, c’est làseulement que tu pourras t’arrêter ; tu y verras ceux qu’il tefaut. À propos, n’oublie pas d’avoir en poche ce pourquoi lespoches sont fabriquées… Tu dois comprendre que cette denrée esttoujours la bienvenue, chez les démons comme chez les mortels.

Ses recommandations achevées, l’aubergisteregagna sa niche, sans vouloir ajouter un mot de plus.

On ne saurait prétendre que mon grand-père serangeât parmi les poltrons. Lui arrivait-il de rencontrer un loupil vous attrapait carrément le fauve par la queue, et s’il jouaitdes poings dans un groupe de Cosaques, il jetait à terre tousceux-ci comme s’il gaulait des poires. Il avait pourtant quelquepeu la chair de poule au moment de se hasarder dans la forêt parune nuit si noire. Si au moins une pauvre petite étoile avait luiau firmament !… Rien que des ténèbres et du silence, commedans une cave. L’unique chose à se faire entendre là-haut, toutlà-haut, loin au-dessus de sa tête, c’était le vent glacial quibondissait de cime en cime sur les arbres qui, rappelant descaboches de Cosaques éméchés, vacillaient comme en ribote,cependant que leurs feuilles bredouillaient des propos sans suite,à la manière des ivrognes.

Dès que ce froid si pénétrant se mit àsouffler, mon grand-père songea avec regret à sa peau de mouton,mais tout d’un coup on eût dit que cent marteaux cognaient à lafois dans l’épaisseur du bois et de si terrible façon qu’il croyaitles entendre résonner sous son propre crâne. Alors, un éclairillumina l’espace d’un moment toute la forêt. L’ancien aperçutimmédiatement le sentier qui déroulait ses méandres entre desbroussailles rampantes. Il découvrit aussi l’arbre brûlé et lesbuissons d’épines ; en un mot, jusqu’au moindre détail de cequi lui avait été annoncé : l’aubergiste ne mentait doncpas.

Toutefois, ce n’était nullement une fête quede se frayer un passage entre ces fourrés hérissésd’aiguillons ; de sa vie, mon grand-père n’avait eu affaire àde sales rameaux piquant les gens aussi cruellement ; presqueà chaque pas, la douleur lui arrachait des cris. À force d’aller,il atteignit un endroit beaucoup moins rétréci, et il lui semblaque les arbres, maintenant plus clairsemés, présentaient, à mesurequ’il avançait, des troncs si gros qu’il n’en avait jamais vu depareils, même aux confins les plus reculés de la Pologne. Soudain,il entrevit au travers des ramures, une rivière de pauvre mine, auxeaux foncées comme de l’acier bruni. Il se tint longtemps sur laberge, l’œil aux aguets. Sur l’autre rive brillait un feu qui àtout moment paraissait sur le point de s’éteindre, mais dont lereflet flambait ensuite de plus belle dans la rivière qui avaitl’air de frissonner comme un gentilhomme polonais tombé dans lespattes de Cosaques. Il y avait aussi un petit pont.

– Ma foi, se dit le vieux, seule labrouette du diable passerait par là, et encore il est permis d’endouter.

Malgré tout il s’engagea sur le pont et lefranchit en moins de temps qu’il n’en faudrait à tel ou tel pourprendre un cornet à tabac et humer une prise. Ce fut alors qu’ildécouvrit, assis autour du feu, certaines gens à la trogne siavenante qu’en toute autre circonstance Dieu sait ce qu’il n’auraitpas donné pour se dispenser de faire plus ample connaissance. Maisà ce moment, l’on n’y pouvait rien, il fallait traiter avec eux.Mon grand-père se cassa donc presque en deux, en manière desalut.

– Dieu vous garde, braves gens !

Si l’un d’eux au moins avait daigné inclinerla tête en réponse, mais non, tous restaient accroupis, boucheclose, et jetant quelque chose dans le feu. Remarquant une placevacante, le nouveau venu l’occupa sans plus de façons. Le silencese prolongeait, et comme l’ennui gagnait le Cosaque, il fouilladans sa poche, tira sa pipe et risqua un œil vers sescompagnons ; pas un ne l’honorait d’un regard.

– Or çà ! l’honorable assistance,ayez l’obligeance de m’indiquer le moyen… heu… si c’est un effet devotre bonté…

Mon grand-père n’avait pas mal vécu hors deson trou et savait par conséquent flagorner le monde ; misd’aventure en présence de Sa Majesté impériale, il se fût tiré mêmed’affaire sans avoir à en rougir.

–… le moyen, dis-je, si je peux m’exprimerainsi, sans oublier les convenances, ni manquer au respect que jevous dois… J’ai bien une pipe, mais voilà ! rien pourl’allumer.

Pas une réponse non plus à cette entrée enmatière ; seulement, l’une des sinistres figures tendit untison enflammé, droit à la face de mon défunt parent, en sorte quesi ce dernier ne s’était vivement écarté, il risquait de dire unéternel adieu à l’un de ses yeux. Voyant au bout du compte que letemps passait en pure perte, il résolut de déballer son affaire,que cette engeance impure l’écoutât oui ou non. Tous ledévisagèrent, dressèrent l’oreille et… tendirent la patte. Lebonhomme comprit le geste, ramassa dans le creux de sa main toutesles pièces de monnaie qu’il portait sur lui et les flanqua parterre, au milieu d’eux, comme il l’eût fait à des chiens. À peinese fut-il défait de son argent que tout se transforma autour delui ; la terre trembla, et il se trouva, autant dire en enfer,mais par quel moyen, il n’a jamais été capable de nousl’expliquer.

– Oh ! mes aïeux !…s’écria-t-il, après avoir promené ses regards à la ronde.

Et de fait, quels êtres monstrueux autour delui ! et un tel fourmillement de gueules immondes que l’onvoyait double comme on dit. Quant aux sorcières, toutes en grandetoilette, et fardées plus que des demoiselles à la foire, il y enavait tant et tant qu’elles rappelaient ces abondantes chutes deneige qui se produisent parfois à la Noël. Et toutes, autantqu’elles se trouvaient là, dansaient comme prises de boisson unemanière de trépak [6] diabolique.Et quelle poussière ne soulevaient-elles pas, Dieu nouspréserve ! N’importe quel chrétien aurait frissonné à la seulevue des bonds d’une hauteur fantastique exécutés par la tribudémoniaque. Malgré l’intensité de sa frayeur, mon grand-père éclatade rire au spectacle des diables au museau de chien, perchés sur demaigres tibias d’Allemands, et qui, la queue virevoltante,s’empressaient autour des sorcières, à l’instar de nos garscourtisant de jolies filles. Il se tint également les côtes àl’aspect des musiciens qui martelaient à coups de poing leursjoues, en guise de tambourin, ou sifflaient du nez, à croire qu’ilsjouaient de la clarinette.

À peine s’aperçut-elle de sa présence, quetoute la horde se précipita vers lui. Groins de porc, museaux dechien, lippes de bouc, becs d’outarde, naseaux de cheval, tousétiraient le cou tant qu’ils pouvaient, cherchant à l’envi àl’embrasser. Pouah ! se dit mon grand-père devant cette ruéeimmonde. Enfin, on se saisit de lui et on l’installa devant unetable, aussi longue peut-être bien que la route de Konotop àBatourine.

– Hé, hé ! cela ne va pas si mal, sedit-il en apercevant devant lui du lard, du saucisson, de l’oignonrâpé menu sur du chou, et un tas d’autres friandises. On voit bienque ces charognes diaboliques n’observent pas les jeûnes !

Mon grand-père, soit dit en passant, necrachait jamais sur l’occasion de s’en fourrer jusque-là. Iljouissait d’un solide appétit ; c’est pourquoi il tira de soncôté sans plus amples discours un plat de tranches de lard et unjambon, empoigna une fourchette, guère plus petite que ces fourchesdont nos paysans se servent pour charger le foin, la piqua dans latranche la plus épaisse, posa dessous un croûton de pain, et…prrrrrt !… envoya le morceau dans une autre bouche que lasienne. Eh oui ! une bouche qui se trouvait tout contre sonoreille ; il entendait même cette goule jouer si fort desmâchoires et des dents qu’on devait l’ouïr jusqu’au bas bout de latable. Le bonhomme ne dit rien, embrocha une nouvelle tranche, etcette fois il lui sembla bien qu’il l’avait déjà au ras des lèvres…oui, mais elle passa encore dans un autre gosier. À la troisièmetentative, il rata encore son coup.

Saisi de male rage, il oublia sa peur et enquelles pattes il avait échoué, et bondit vers les sorcières.

– Ah ! ça, semence d’Hérode, vousseriez-vous donné le mot pour me narguer ?… Si à l’instantmême vous ne me rendez mon bonnet de Cosaque, que je deviennecatholique si je ne vous dévisse pas vos groins de porc, de façonque vous ayez le menton à la place de la nuque !

Le dernier mot n’était pas encore sorti de sabouche que tous les monstres retroussèrent leurs lèvres ets’esclaffèrent d’un tel rire qu’il en eut le cœur glacé.

– Entendu ! s’écria d’une voixperçante l’une des sorcières qu’il prit pour leur reine, du faitqu’elle était un tout petit peu moins repoussante que le reste.Nous te rendrons le bonnet, mais pas avant que tu n’aies joué avecnous trois parties de bourre…

Que faire, voulez-vous me le dire ? UnCosaque s’attabler pour jouer aux cartes avec des porteuses dejupes !… Il fit la sourde oreille, mais finalement se rassit.On apporta un jeu tout aussi graisseux que ces cartes dont lesfilles de pope, en mal de fiancés, se servent pour se lire la bonneaventure.

– Écoute, aboya de nouveau la sorcière,si tu gagnes une seule partie, à toi le bonnet ! Mais si tules perds toutes les trois, tu n’auras qu’à t’en prendre àtoi-même, tu n’auras pas ton couvre-chef, et peut-être bien que tune reverras même plus la lumière…

– À toi de faire, en attendant, vieillegarce, et vogue la galère !

Les cartes distribuées, mon grand-père relevales siennes, mais la nausée le prit rien qu’à les regarder, tantelles étaient archimauvaises. Si au moins, rien que pour rire, onlui avait donné un pauvre petit atout !… Dans les autrescouleurs, la plus forte carte était un dix, et pas même unmariage ! tandis que la sorcière alignait un tas de quintes.Il lui fallut perdre cette partie. À peine eut-il reconnu son échecque de tous côtés des gueules hennirent, aboyèrent etgrognèrent :

– À la bourre ! à la bourre ! àla bourre !

– Puissiez-vous crever, diaboliqueengeance, s’écria mon grand-père, se bouchant les oreilles avec sesdoigts. « Bon, songea-t-il, la sorcière vient de battre lescartes, c’est à mon tour de faire… »

Il donna, retourna l’atout puis examina sonpropre jeu ; pour les simples couleurs, il n’avait pas trop àse plaindre, et il ne manquait pas non plus d’atout. Au début, celane marcha pas trop mal, mais soudain la sorcière abattit unequinte, plus les rois… Le grand-père n’avait en main que desatouts, et sans perdre le temps à réfléchir, il cingla chacun desrois d’un solide atout.

– Hé, hé ! mais ceci n’est pas digned’un Cosaque ! Avec quoi donc coupes-tu, pays ?

– Comment, avec quoi ? Mais avec desatouts !

– Possible que ce soit là des atouts àvotre mode, mais chez nous, point !

Il regarda de plus près et effectivement sescartes étaient d’une autre couleur que l’atout.

Qu’est-ce que c’était que cettediablerie ? Il dut se reconnaître perdant pour la secondefois, et la horde démoniaque de s’égosiller encore enhurlant :

– À la bourre ! à la bourre ! àla bourre !

Mais cette fois, ce fut un tel tintamarre quela table en tremblait et que les cartes étalées dessus en avaientdes soubresauts. Mon grand-père s’échauffait au jeu, et c’était àlui la donne pour la troisième partie. De nouveau cela marchait àmerveille ; la sorcière eut beau exhiber une quinte, il coupaet piochant au talon, en sortit sa pleine main d’atouts.

– Atout ! meugla-t-il en abattantune carte si roidement qu’elle se gondola.

Son adversaire ne souffla mot, mais y allad’un huit ordinaire.

– Holà ! avec quoi donc, antiquediablesse, fais-tu cette levée ?

La sorcière souleva sa propre carte souslaquelle, il y avait un six… mais pas un six d’atout !

– Voyez-moi ça, comme ces damnées vousflouent un homme ! dit mon grand-père, dépité, en cognant latable du poing aussi fort qu’il pouvait.

Heureusement pour lui, la sorcière étaitplutôt faible dans la couleur, alors qu’à ce moment il tenait commepar un fait exprès un mariage. Il se prit à piocher au talon, maissans grand cœur à l’ouvrage, car il tirait de telles saletés queles bras finirent par lui en tomber. Il ne restait plus qu’uneseule carte au talon, et il y alla de n’importe quoi, d’un simplesix, qu’il joua sans même l’honorer d’un regard. La sorcière dutl’accepter.

– En voilà bien d’une autre !… Quesignifie ?… hé, hé ! il y a sans doute quelque chose quicloche…

Mon grand-père venait en effet de tracer ensecret sous la table le signe de croix avec son pouce sur sescartes. Il regarda son jeu, holà ! il tenait en main l’as, leroi et le valet d’atout, et croyant jouer un six, il avait jeté unroi.

– N’étais-je pas à la bourre tout àl’heure ?… Roi d’atout, hein ?… et tu l’asramassé !… Ah ! engeance féline, et cet as, veux-tu lebouffer ?… as !… Valet !…

Le tonnerre gronda dans l’enfer et la sorcièrefut prise de convulsions ; tout d’un coup, vlan ! lebonnet fut lancé en pleine figure du gagnant.

– Ce n’est pas assez, cria celui-ci,s’armant de toupet une fois recoiffé, si ma brave bête de cheval nese présente pas sous mes yeux, que la foudre me frappe ici-même sije ne vous marque pas du premier au dernier du signe de lacroix…

Déjà, il levait la main pour mettre sa menaceà exécution, quand un squelette de cheval s’en vint en cliquetantprès de lui.

– Tiens, le voilà, ton cheval !

À cette vue, le pauvre homme pleura comme unenfant en bas âge, tant il regrettait son vieux compagnon.

– Donnez-moi une monture quelconque pourque je m’évade de votre antre !

Un diable fit claquer sa chambrière et uncoursier tout feu tout flamme apparut à mon grand-père qui sauta enselle avec la légèreté d’un oiseau. La terreur s’empara néanmoinsde lui en cours de route, car rebelle aux cris comme aux rênes, lecheval galopait à travers ravins et marais. Rien qu’à nous raconterpar où il avait passé, mon grand-père en avait encore le frisson.Une fois, il risqua un coup d’œil par terre et l’épouvante lesaisit plus que jamais ; un vrai gouffre s’ouvrait devant sesregards. Avec des pentes d’une raideur atroce !… Et il n’yavait rien à faire, l’animal satanique filait droit dessus. Lecavalier tira sur la bride ; peine perdue !… De souche ensouche, de butte en butte il croula tête la première dans l’abîmeet en heurta le fond avec une telle violence que du coup il crutrendre l’âme… Ce qu’il advint de lui à partir de ce moment, il neput jamais en tout cas se le rappeler, mais quand il eut quelquepeu repris conscience, au premier regard qu’il jeta autour de lui,il constata qu’il faisait grand jour, que son œil troubléreconnaissait les lieux et qu’il se trouvait étendu sur le toit desa propre maison.

Il se signa dès qu’il toucha du pied le sol.En voilà une diablerie !… quelle prodigieuse aventure !et par quels merveilleux hasards un homme ne passe-t-il pas !…Il contempla ses mains ; elles étaient pleines de sang. Sonvisage aussi, tel qu’il le vit au miroir d’une barrique d’eaufichée en terre. Après s’être lavé comme il faut pour ne paseffrayer ses enfants, il se glissa à pas de loup dans la chaumièreet qu’aperçut-il ?… Les mioches qui s’en venaient vers lui àreculons et le bras tendu, disant :

– Regarde, regarde donc, la mèretressaute comme une folle !

Et de fait, la bonne femme était assise,assoupie devant le métier à filasse, fuseau aux doigts, etsautillait sur le banc, tout en dormant. Le mari lui prit doucementla main et la réveilla. Elle le considéra longtemps d’un œilexorbité, finit par le reconnaître et lui raconta son rêve. Il luisemblait que le poêle chevauchait à travers la pièce et bannissaithors de la maison à coups de pelle les pots, les cuveaux, et Dieusait quels autres ustensiles.

– Allons bon ! dit son époux, cesprodiges tu ne les as vus qu’en rêve, moi j’en ai vu bien d’autres,et je ne dormais pas. Je pense qu’il faudra faire bénir notrelogis, mais pour l’instant je n’ai pas une minute à perdre.

Cela dit, il prit quelque repos, se procura unautre cheval et cette fois ne s’arrêta pas une fois, ni de jour nide nuit, avant d’être arrivé à destination et d’avoir remis salettre à l’impératrice. Là-bas, il lui fut donné de contempler tantet tant de merveilles qu’il eut de quoi raconter longtemps par lasuite. Comment par exemple on l’avait introduit dans desappartements si hauts que l’on aurait pu y amonceler jusqu’à dix denos chaumières sans que peut-être bien le tas eût atteint leplafond ; comment il avait risqué son regard dans une chambre,et rien du tout !… dans une seconde, rien encore… pas plus quedans la troisième ni même dans la quatrième… mais que dans lacinquième il avait aperçu Sa Majesté en personne, couronnée d’or,vêtue d’un surcot gris tout neuf, chaussée de bottes splendides etqui mangeait des galettes dorées ; comment Elle avait intimél’ordre de lui remplir son bonnet de billet bleus ; comment…mais bah ! impossible de se rappeler tout par lemenu !

Pour ce qui est de ses démêlés avec le diable,il tâcha d’en perdre jusqu’au souvenir et s’il arrivait à quelqu’unde les lui ramener à la mémoire, il gardait le silence comme sil’affaire ne le concernait pas et il fallait bien de la peine etdes supplications pour l’engager à nous conter ce qui s’étaitpassé.

Probablement pour le châtier d’avoir oublié defaire bénir sa maison, à la suite de ces péripéties, tous les anset précisément à la même date, il advenait à sa femme cette chosestupéfiante : elle ne faisait que danser, et rien de plus.Quelle que fût la tâche à laquelle elle s’attelait, ses piedsallaient leur train et bon gré mal gré elle devait fléchir lesjarrets pour danser la Cosaque.

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