L’homme à l’oreille cassée

Chapitre 10Alléluia !

 

Mr Nibor et ses collègues, après lescompliments d’usage, demandèrent à voir le sujet. Ils n’avaient pasde temps à perdre et l’expérience ne pouvait guère durer moins detrois jours. Léon s’empressa de les conduire au laboratoire etd’ouvrir les trois coffres du colonel.

On trouva que le malade avait la figure assezbonne. Mr Nibor le dépouilla de ses vêtements, qui se déchiraientcomme de l’amadou pour avoir trop séché dans l’étuve du pèreMeiser. Le corps, mis à nu, fut jugé très intact et parfaitementsain. Personne n’osait encore garantir le succès, mais tout lemonde était plein d’espérance.

Après ce premier examen, Mr Renault mit sonlaboratoire au service de ses hôtes. Il leur offrit tout ce qu’ilpossédait avec une munificence qui n’était pas exempte de vanité.Pour le cas où l’emploi de l’électricité paraîtrait nécessaire, ilavait une forte batterie de bouteilles de Leyde et quaranteéléments de Bunsen tout neufs. Mr Nibor le remercia ensouriant.

– Gardez vos richesses, lui dit-il. Avec unebaignoire et une chaudière d’eau bouillante nous aurons tout cequ’il nous faut. Le colonel ne manque de rien que d’humidité. Ils’agit de lui rendre la quantité d’eau nécessaire au jeu desorganes. Si vous avez un cabinet où l’on puisse amener un jet devapeur, nous serons plus que contents.

Tout justement Mr Audret l’architecte, avaitconstruit auprès du laboratoire une petite salle de bain, commodeet claire. La célèbre machine à vapeur n’était pas loin, et sachaudière n’avait servi, jusqu’à présent, qu’à chauffer les bainsde Mr et Mme Renault.

Le colonel fut transporté dans cette pièceavec tous les égards que méritait sa fragilité. Il ne s’agissaitpas de lui casser sa deuxième oreille dans la hâte dudéménagement ! Léon courut allumer le feu de la chaudière, etMr Nibor le nomma chauffeur sur le champ de bataille.

Bientôt un jet de vapeur tiède pénétra dans lasalle de bain, créant autour du colonel une atmosphère humide qu’onéleva par degrés, et sans secousse, jusqu’à la température du corpshumain. Ces conditions de chaleur et d’humidité furent maintenuesavec le plus grand soin durant vingt-quatre heures. Personne nedormit dans la maison. Les membres de la commission parisiennecampaient dans le laboratoire. Léon chauffait ; Mr Nibor, MrRenault et Mr Martout s’en allaient tour à tour surveiller lethermomètre. Mme Renault faisait du thé, du café et même dupunch ; Gothon, qui avait communié le matin, priait Dieu dansun coin de sa cuisine pour que ce miracle impie ne réussît pas. Unecertaine agitation régnait déjà par la ville, mais on ne savaits’il fallait l’attribuer à la fête du 15 ou à la fameuse entreprisedes sept savants de Paris.

Le 16 à deux heures on avait obtenu desrésultats encourageants. La peau et les muscles avaient recouvrépresque toute leur souplesse, mais les articulations étaient encoredifficiles à fléchir. L’état d’affaissement des parois du ventre etdes intervalles des côtes montrait enfin que les viscères étaientloin d’avoir repris la quantité d’eau qu’ils avaient perdueautrefois chez Mr Meiser. Un bain fut préparé et maintenu à latempérature de 37 degrés et demi. On y laissa le colonel pendantdeux heures, en ayant soin de lui passer souvent sur la tête uneéponge fine imbibée d’eau.

M. Nibor le retira du bain lorsque lapeau, qui s’était gonflée plus vite que les autres tissus, commençaà prendre une teinte blanche et à se rider légèrement. On lemaintint, jusqu’au soir du 16, dans cette salle humide, où l’ondisposa un appareil qui laissait tomber de temps à autre une pluiefine à 37 degrés et demi. Un nouveau bain fut donné le soir.Pendant la nuit, le corps fut enveloppé de flanelle, mais maintenuconstamment dans la même atmosphère de vapeur.

Le 17 au matin, après un troisième bain d’uneheure et demie, les traits de la figure et les formes du corpsavaient leur aspect naturel : on eût dit un homme endormi.Cinq ou six curieux furent admis à le voir, entre autres le coloneldu 23ème. En présence de ces témoins, Mr Nibor fitmouvoir successivement toutes les articulations et prouva qu’ellesavaient repris leur souplesse. Il massa doucement les membres, letronc et l’abdomen. Il entr’ouvrit les lèvres, écarta les mâchoiresqui étaient assez fortement serrées, et vit que la langue étaitrevenue à son volume et à sa consistance ordinaires. Il entr’ouvritles paupières : le globe des yeux était ferme et brillant.

– Messieurs, dit le savant, voilà des signesqui ne trompent pas ; je réponds du succès. Dans quelquesheures, vous assisterez aux premières manifestations de la vie.

– Mais, interrompit un des assistants,pourquoi pas tout de suite ?

– Parce que les conjonctives sont encore unpeu plus pâles qu’il ne faudrait. Mais ces petites veines quiparcourent le blanc des yeux ont déjà pris une physionomie trèsrassurante. Le sang s’est bien refait. Qu’est-ce que le sang ?Des globules rouges nageant dans du sérum ou petit-lait. Le sérumdu pauvre Fougas s’était desséché dans les veines ; l’eau quenous y avons introduite graduellement par une lente endosmose agonflé l’albumine et la fibrine du sérum, qui est revenu à l’étatliquide. Les globules rouges, que la dessiccation avait agglutinés,demeuraient immobiles comme des navires échoués à la marée basse.Les voilà remis à flot : ils épaississent, ils s’enflent, ilsarrondissent leurs bords, ils se détachent les uns des autres, ilsse mettront à circuler dans leurs canaux à la première poussée quileur sera donnée par les contractions du cœur.

– Reste à savoir, dit Mr Renault, si le cœurvoudra se mettre en branle. Dans un homme vivant, le cœur se meutsous l’impulsion du cerveau, transmise par les nerfs. Le cerveauagit sous l’impulsion du cœur transmise par les artères. Le toutforme un cercle parfaitement exact, hors duquel il n’y a pas desalut. Et lorsque le cœur et le cerveau ne fonctionnent ni l’un nil’autre, comme chez le colonel, je ne vois pas lequel des deuxpourrait donner l’impulsion à l’autre. Vous rappelez-vous cettescène de l’École des femmes où Arnolphe vient heurter à saporte ? Le valet et la servante, Alain et Georgette, sont tousles deux dans la maison.

« – Georgette ! crie Alain.

« – Eh bien ? répond Georgette.

« – Ouvre là-bas !

« – Vas-y, toi !

« – Vas-y, toi !

« – Ma foi, je n’irai pas !

« – Je n’irai pas aussi.

« – Ouvre vite !

« – Ouvre, toi !

« Et personne n’ouvre. Je crains bien,monsieur, que nous n’assistions à une représentation de cettecomédie. La maison, c’est le corps du colonel ; Arnolphe, quivoudrait bien rentrer, c’est le principe vital. Le cœur et lecerveau remplissent le rôle d’Alain et de Georgette.

« – Ouvre là-bas ! dit l’un.

« – Vas-y, toi, » répond l’autre.

« Et le principe vital reste à laporte.

– Monsieur, répliqua en souriant le docteurNibor, vous oubliez la fin de la scène. Arnolphe se fâche, ils’écrie :

Quiconque de vous deux n’ouvrira pas la porte,

N’aura pas à manger de plus de quatre jours !

« Et aussitôt Alain de s’empresser,Georgette d’accourir et la porte de s’ouvrir. Notez bien que si jeparle ainsi, c’est pour entrer dans votre raisonnement, car le motde principe vital est en contradiction avec l’état actuel de lascience. La vie se manifestera dès que le cerveau ou le cœur, ouquelqu’une des parties du corps qui ont la propriété d’agirspontanément, aura repris la quantité d’eau dont elle a besoin. Lasubstance organisée a des propriétés qui lui sont inhérentes et quise manifestent d’elles-mêmes, sans l’impulsion d’aucun principeétranger, pourvu qu’elles se trouvent dans certaines conditions demilieu. Pourquoi les muscles de Mr Fougas ne se contractent-ils pasencore ? Pourquoi le tissu du cerveau n’entre-t-il pas enaction ? Parce qu’ils n’ont pas encore la somme d’humidité quileur est nécessaire. Il manque peut-être un demi-litre d’eau dansla coupe de la vie. Mais je ne me hâterai pas de la remplir :j’ai trop peur de la casser. Avant de donner un dernier bain à cebrave, il faut encore masser tous ses organes, soumettre sonabdomen à des pressions méthodiques afin que les séreuses duventre, de la poitrine et du cœur soient parfaitementdésagglutinées et susceptibles de glisser les unes sur les autres.Vous comprenez que le moindre accroc dans ces régions-là, et mêmela plus légère résistance, suffirait pour tuer notre homme dansl’instant de sa résurrection.

Tout en parlant, il joignait l’exemple auprécepte, et pétrissait le torse du colonel. Comme les spectateursremplissaient un peu trop exactement la salle de bain, et qu’ilétait presque impossible de s’y mouvoir, Mr Nibor les pria depasser dans le laboratoire. Mais le laboratoire se trouva tellementplein qu’il fallut l’évacuer au profit du salon : lescommissaires de la société de biologie avaient à peine un coin detable où rédiger le procès-verbal.

Le salon même était bourré de monde, ainsi quela salle à manger et jusqu’à la cour de la maison. Amis, étrangers,inconnus se serraient les coudes et attendaient en silence. Mais lesilence de la foule n’est pas beaucoup moins bruyant que legrondement de la mer. Le gros docteur Martout, extraordinairementaffairé, se montrait de temps à autre et fendait les flots decurieux, comme un galion chargé de nouvelles. Chacune de sesparoles circulait de bouche en bouche et se répandait jusque dansla rue, où trente groupes de militaires et de bourgeois s’agitaienten tout sens. Jamais cette petite rue de la Faisanderie n’avait vusemblable cohue. Un passant étonné s’arrêta, demandant :

– Qu’y a-t-il ? Est-ce unenterrement ?

– Au contraire, monsieur.

– C’est donc un baptême ?

– À l’eau chaude !

– Une naissance ?

– Une renaissance !

Un vieux juge au tribunal civil expliquait ausubstitut la légende du vieil Eson, bouilli dans la chaudière deMédée.

– C’est presque la même expérience, disait-il,et je croirais que les poètes ont calomnié la magicienne deColchos. Il y aurait de jolis vers latins à faire là-dessus ;mais je n’ai plus mon antique prouesse !

Fabula Medeam cur crimine carpit iniquo ?

Ecce novus surgit redivivis Eson ab undis

Fortior, arma petens, juvenili pectore miles…

Redivivis est pris dans le sensactif ; c’est une licence, ou du moins un hardiesse. Ah !monsieur ! il fut un temps ou j’étais l’homme de toutes lesaudaces, en vers latins !

– Cap’ral ! disait un conscrit de laclasse de 1859.

– Quoi-t-il y a, Fréminot ?

– C’est-il vrai qu’ils font bouillir un anciendans une marmite, histoire de le réhabiliter dans ses habits decolonel ?

– Vrai-t-ou pas vrai, subalterne, je me lesuis laissé dire.

– J’imagine que c’est-z-une histoire sansfondement, sauf votre respect ?

– Apprenez, Fréminot, que rien n’estimpossible à vos supérieurs ! Vous n’ignorez pas concurremmentque les légumes séchés, en les faisant bouillir, récapitulent leurétat primitif et surnaturel ?

– Mais, cap’ral, que si on les cuisait troisjours de temps, elles tomberaient en bouillie !

– Mais, imbécile, pourquoi que les anciens onles appelle des durs à cuire ?

À midi, le commissaire de police et lelieutenant de gendarmerie fendirent la presse et s’introduisirentdans la maison. Ces messieurs s’empressèrent de déclarer à MrRenault père que leur visite n’avait rien d’officiel et qu’ilsvenaient en curieux. Ils rencontrèrent dans le corridor lesous-préfet, le maire et Gothon, qui se lamentait tout haut de voirle gouvernement prêter les mains à des sorcelleries pareilles.

Vers une heure Mr Nibor fit prendre au colonelun nouveau bain prolongé, au sortir duquel le corps subit unmassage plus fort et plus complet que le premier.

– Maintenant, dit le docteur, nous pouvonstransporter Mr Fougas au laboratoire, pour donner à sa résurrectiontoute la publicité désirable. Mais il conviendrait de l’habiller,et son uniforme est en lambeaux.

– Je crois, répondit le bon Mr Renault, que lecolonel est à peu près de ma taille ; je puis donc lui prêterdes habits à moi. Fasse le ciel qu’il les use ! mais entrenous, je ne l’espère pas.

Gothon apporta, en grommelant, ce qu’il fautpour vêtir un homme complètement nu. Mais sa mauvaise humeur netint pas devant la beauté du colonel :

– Pauvre monsieur ! s’écria-t-elle. C’estjeune, c’est frais, c’est blanc comme un petit poulet ! S’ilne revenait pas, ce serait grand dommage !

Il y avait environ quarante personnes dans lelaboratoire lorsqu’on y transporta Fougas. Mr Nibor, aidé de MrMartout, l’assit sur un canapé et réclama quelques instants de vraisilence. Mme Renault fit demander sur ces entrefaites s’il luiétait permis d’entrer ; on l’admit.

– Madame et messieurs, dit le docteur Nibor,la vie se manifestera dans quelques minutes. Il se peut que lesmuscles agissent les premiers et que leur action soit convulsive,n’étant pas encore réglée par l’influence du système nerveux. Jedois vous prévenir de ce fait, pour que, le cas échéant, vous nesoyez point effrayés. Madame, qui est mère, devra s’en étonnermoins que personne ; elle a ressenti au quatrième mois de lagrossesse l’effet de ces mouvements irréguliers qui vont peut-êtrese produire en grand. J’espère bien, au reste, que les premièrescontractions spontanées se produiront dans les fibres du cœur.C’est ce qui arrive chez l’embryon, où les mouvements rythmiques ducœur précèdent les actes nerveux.

Il se remit à exercer des pressionsméthodiques sur le bas de la poitrine, stimulant la peau des mains,entr’ouvrant les paupières, explorant le pouls, auscultant larégion du cœur.

L’attention des spectateurs fut un instantdétournée par un tumulte extérieur. Un bataillon du23ème passait, musique en tête, dans la rue de laFaisanderie. Tandis que les cuivres de Mr Sax ébranlaient lesfenêtres de la maison, une rougeur subite empourpra les joues ducolonel. Ses yeux, qui étaient restés entr’ouverts, brillèrent d’unéclat plus vif. Au même moment, le docteur Nibor, qui auscultait lapoitrine, s’écria :

– J’entends les bruits du cœur.

À peine avait-il parié, que la poitrine segonfla par une aspiration violente, les membres se contractèrent,le corps se dressa et l’on entendit un cri de :

– Vive l’empereur !

Mais comme si un tel effort avait épuisé sonénergie, le colonel Fougas retomba sur le canapé en murmurant d’unevoix éteinte :

– Où suis-je ? Garçon !l’annuaire !

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