L’homme à l’oreille cassée

Chapitre 6Un caprice de jeune fille.

 

Clémentine avait le cœur très neuf. Avant deconnaître Léon, elle n’avait aimé qu’une seule personne : samère. Ni cousins, ni cousines, ni oncles, mi tantes, nigrands-pères, ni grand-mères n’avaient éparpillé, en le partageant,ce petit trésor d’affection que les enfants bien nés apportent aumonde. Sa grand-mère, Clémentine Pichon, mariée à Nancy en janvier1814, était morte trois mois plus tard dans la banlieue de Toulon,à la suite de ses premières couches. Son grand-père, Mr Langevin,sous-intendant militaire de première classe, resté veuf avec unefille au berceau, s’était consacré à l’éducation de cette enfant.Il l’avait donnée en 1835 à un homme estimable et charmant, MrSambucco, Italien d’origine, né en France et procureur du roi prèsle tribunal de Marseille. En 1838, Mr Sambucco, qui avait un peud’indépendance parce qu’il avait un peu d’aisance, encourut trèshonorablement la disgrâce du garde des sceaux. Il fut nommé avocatgénéral à la Martinique, et après quelques jours d’hésitation, ilaccepta ce déplacement au long cours. Mais le vieux Langevin ne seconsola pas si facilement du départ de sa fille : il mourutdeux ans plus tard, sans avoir embrassé la petite Clémentine, à quiil devait servir de parrain. Mr Sambucco, son gendre, périt en1843, dans un tremblement de terre ; les journaux de lacolonie et de la métropole ont raconté alors comment il avait étévictime de son dévouement. À la suite de cet affreux malheur, lajeune veuve se hâta de repasser les mers avec sa fille. Elles’établit à Fontainebleau, pour que l’enfant vécût en bonair : Fontainebleau est une des villes les plus saines de laFrance. Si Mme Sambucco avait été aussi bon administrateurqu’elle était bonne mère, elle eût laissé à Clémentine une fortunerespectable, mais elle géra mal ses affaires et se mit dans degrands embarras. Un notaire du pays lui emporta une somme assezronde ; deux fermes qu’elle avait payées cher ne rendaientpresque rien. Bref, elle ne savait plus où elle en était et ellecommençait à perdre la tête, lorsqu’une sœur de son mari, vieillefille dévote et pincée, témoigna le désir de vivre avec elle et demettre tout en commun. L’arrivée de cette haridelle aux dentslongues effraya singulièrement la petite Clémentine, qui se cachaitsous tous les meubles ou se cramponnait aux jupons de samère ; mais ce fut le salut de la maison. Mlle Sambuccon’était pas des plus spirituelles ni des plus fondantes, maisc’était l’ordre incarné. Elle réduisit les dépenses, touchaelle-même les revenus, vendit les deux fermes en 1847, acheta dutrois pour cent en 1848, et établit un équilibre stable dans lebudget. Grâce aux talents et à l’activité de cet intendant femelle,la douce et imprévoyante veuve n’eut plus qu’à choyer son enfant.Clémentine apprit à honorer les vertus de sa tante, mais elle adorasa mère. Lorsqu’elle eut le malheur de la perdre, elle se vit seuleau monde, appuyée sur Mlle Sambucco, comme une jeune plante sur untuteur de bois sec. Ce fut alors que son amitié pour Léon se colorad’une vague lueur d’amour ; le fils de Mr Renault profita dubesoin d’expansion qui remplissait cette jeune âme.

Durant les trois longues années que Léon passaloin d’elle, Clémentine sentit à peine qu’elle était seule. Elleaimait, elle se savait aimée, elle avait foi dans l’avenir ;elle vivait de tendresse intérieure et de discrète espérance, et cecœur noble et délicat ne demandait rien de plus.

Mais ce qui étonna bien son fiancé, sa tanteet elle-même, ce qui déroute singulièrement toutes les théories lesplus accréditées sur le cœur féminin, ce que la raison serefuserait à croire si les faits n’étaient pas là, c’est que lejour où elle avait revu le mari de son choix, une heure aprèss’être jetée dans les bras de Léon avec une grâce si étourdie,Clémentine se sentit brusquement envahie par un sentiment nouveauqui n’était ni l’amour, ni l’amitié, ni la crainte, mais quidominait tout cela et parlait en maître dans son cœur.

Depuis l’instant où Léon lui avait montré lafigure du colonel, elle s’était éprise d’une vraie passion pourcette momie anonyme. Ce n’était rien de semblable à ce qu’elleéprouvait pour le fils de Mr Renault, mais c’était un mélanged’intérêt, de compassion et de respectueuse sympathie.

Si on lui avait conté quelque beau faitd’armes, une histoire romanesque dont le colonel eût été le héros,cette impression se fût légitimée ou du moins expliquée. Maisnon ; elle ne savait rien de lui, sinon qu’il avait étécondamné comme espion par un conseil de guerre, et pourtant c’estde lui qu’elle rêva, la nuit même qui suivit le retour de Léon.

Cette incroyable préoccupation se manifestad’abord sous une forme religieuse. Elle fit dire une messe pour lerepos de l’âme du colonel ; elle pressa Léon de préparer sesfunérailles, elle choisit elle-même le terrain où il devait êtreenseveli. Ces soins divers ne lui firent jamais oublier sa visitequotidienne à la boîte de noyer, ni la génuflexion respectueuseauprès du mort, ni le baiser fraternel ou filial qu’elle déposaitrégulièrement sur son front. La famille Renault finit pars’inquiéter de symptômes si bizarres ; elle hâta l’enterrementdu bel inconnu, pour s’en débarrasser au plus tôt. Mais la veilledu jour fixé pour la cérémonie, Clémentine changea d’avis.« De quel droit allait-on emprisonner dans la tombe un hommequi n’était peut-être pas mort ? Les théories du savantdocteur Meiser n’étaient pas de celles qu’on peut rejeter sansexamen. La chose valait au moins quelques jours de réflexion.N’était-il pas possible de soumettre le corps du colonel à quelquesexpériences ? Le professeur Hirtz, de Berlin, avait promisd’envoyer à Léon des documents précieux sur la vie et la mort de cemalheureux officier ; on ne pouvait rien entreprendre avant deles avoir reçus ; on devait écrire à Berlin pour hâter l’envoide ces pièces. » Léon soupira, mais il obéit docilement, à cenouveau caprice. Il écrivit à Mr Hirtz.

Clémentine trouva un allié dans cette secondecampagne : c’était Mr le docteur Martout. Médecin assezmédiocre dans la pratique et beaucoup trop dédaigneux de laclientèle, Mr Martout ne manquait pas d’instruction. Il étudiaitdepuis longtemps cinq ou six grandes questions de physiologie,comme les reviviscences, les générations spontanées et tout ce quis’ensuit. Une correspondance régulière le tenait au courant detoutes les découvertes modernes ; il était l’ami de MrPouchet, de Rouen ; il connaissait le célèbre Karl Nibor qui aporté si haut et si loin l’usage du microscope. Mr Martout avaitdesséché et ressuscité des milliers d’anguillules, derotifères et de tardigrades ; il pensait quela vie n’est autre chose que l’organisation en action, et quel’idée de faire revivre un homme desséché n’a rien d’absurde enelle-même. Il se livra à de longues méditations, lorsque Mr Hirtzenvoya de Berlin la pièce suivante, dont l’original est classé dansles manuscrits de la collection Humboldt.

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