L’homme à l’oreille cassée

Chapitre 8Comment Nicolas Meiser, neveu de Jean Meiser, avait exécuté letestament de son oncle.

 

Le docteur Hirtz de Berlin, qui avait copié cetestament lui-même, s’excusa fort obligeamment de ne l’avoir pasenvoyé plus tôt. Ses affaires l’avaient contraint de voyager loinde la capitale. En passant par Dantzig, il s’était donné le plaisirde visiter Mr Nicolas Meiser, ancien brasseur, richissimepropriétaire et gros rentier, actuellement âgé de soixante-six ans.Ce vieillard se rappelait fort bien la mort et le testament de sononcle, le savant ; mais il n’en parlait pas sans une certainerépugnance. Il affirmait d’ailleurs qu’aussitôt après le décès deJean Meiser, il avait rassemblé dix médecins de Dantzig autour dela momie du colonel ; il montrait même une déclaration unanimede ces messieurs, attestant qu’un homme desséché à l’étuve ne peuten aucune façon ni par aucun moyen renaître à la vie. Cecertificat, rédigé par les adversaires et les ennemis du défunt, nefaisait nulle mention du mémoire annexé au testament. NicolasMeiser jurait ses grands dieux (mais non sans rougir visiblement)que cet écrit concernant les procédés à suivre pour ressusciter lecolonel, n’avait jamais été connu de lui ni de sa femme. Interrogésur les raisons qui avaient pu le porter à se dessaisir d’un dépôtaussi précieux que le corps de Mr Fougas, il disait l’avoirconservé quinze ans dans sa maison avec tous les respects et tousles soins imaginables ; mais au bout de ce temps, obsédé devisions et réveillé presque toutes les nuits par le fantôme ducolonel qui venait lui tirer les pieds, il s’était décidé à levendre pour vingt écus à un amateur de Berlin. Depuis qu’il étaitdébarrassé de ce triste voisinage, il dormait beaucoup mieux, maispas encore tout à fait bien, car il lui avait été impossibled’oublier la figure du colonel.

À ces renseignements, Mr Hirtz, médecin deS.A.R. le prince régent de Prusse, ajouta quelques mots en son nompersonnel. Il ne croyait pas que la résurrection d’un homme sain etdesséché avec précaution fût impossible en théorie ; ilpensait même que le procédé de dessiccation indiqué par l’illustreJean Meiser était le meilleur à suivre. Mais dans le cas présent,il ne lui paraissait pas vraisemblable que le colonel Fougas pûtêtre rappelé à la vie : les influences atmosphériques et lesvariations de température qu’il avait subies durant un espace dequarante-six ans devaient avoir altéré les humeurs et les tissus.C’était aussi le sentiment de Mr Renault et de son fils. Pourcalmer un peu l’exaltation de Clémentine, ils lui lurent lesderniers paragraphes de la lettre de Mr Hirtz. On lui cacha letestament de Jean Meiser, qui n’aurait pu que lui échauffer latête. Mais cette petite imagination fermentait sans relâche, quoiqu’on fît pour l’assoupir. Clémentine recherchait maintenant lacompagnie du docteur Martout ; elle discutait avec lui, ellevoulait voir des expériences sur la résurrection desrotifères. Rentrée chez elle, elle pensait un peu à Léonet beaucoup au colonel. Le projet de mariage tenait toujours, maispersonne n’osait parler de la publication des bans. Aux tendressesles plus touchantes de son futur, la jeune fiancée répondait pardes discussions sur le principe vital. Ses visites dans la maisonRenault ne s’adressaient pas aux vivants, mais au mort. Tous lesraisonnements qu’on mit en œuvre pour la guérir d’un fol espoir neservirent qu’à la jeter dans une mélancolie profonde. Ses bellescouleurs pâlirent, l’éclat de son regard s’éteignit. Minée par unmal secret, elle perdit cette aimable vivacité qui était comme lepétillement de la jeunesse et de la joie.

Il fallait que le changement fût bien visible,car Mlle Sambucco, qui n’avait pas des yeux de mère, s’eninquiéta.

Mr Martout, persuadé que cette maladie del’âme ne céderait qu’à un traitement moral, vint la voir un matinet lui dit :

– Ma chère enfant, quoique je ne m’expliquepas bien le grand intérêt que vous portez à cette momie, j’ai faitquelque chose pour elle et pour vous. Je viens d’envoyer à Mr KarlNibor le petit bout d’oreille que Léon a détaché.

Clémentine ouvrit de grands yeux.

– Vous ne me comprenez pas ? reprit ledocteur. Il s’agit de reconnaître si les humeurs et les tissus ducolonel ont subi des altérations graves. Mr Nibor, avec sonmicroscope, nous dira ce qui en est. On peut s’en rapporter àlui : c’est un génie infaillible. Sa réponse va nous apprendres’il faut procéder à la résurrection de notre homme, ou s’il nereste qu’à l’enterrer.

– Quoi ! s’écria la jeune fille, on peutdécider si un homme est mort ou vivant, sur échantillon ?

– Il ne faut rien de plus au docteur Nibor.Oubliez donc vos préoccupations pendant une huitaine de jours. Dèsque la réponse arrivera, je vous la donnerai à lire. J’ai stimuléla curiosité du grand savant : il ne sait absolument rien surle fragment que je lui envoie. Mais si, par impossible, il nousdisait que ce bout d’oreille appartient à un être sain, je leprierais de venir à Fontainebleau et de nous aider à lui rendre lavie.

Cette vague lueur d’espérance dissipa lamélancolie de Clémentine et lui rendit sa belle santé. Elle seremit à chanter, à rire, à voltiger dans le jardin de sa tante etdans la maison de Mr Renault. Les doux entretiensrecommencèrent ; on reparla du mariage, le premier ban futpublié.

– Enfin, disait Léon, je laretrouve !

Mais Mme Renault, la sage et prévoyantemère, hochait la tête tristement :

– Tout cela ne va qu’à moitié bien,disait-elle. Je n’aime pas que ma bru se préoccupe si fort d’unbeau garçon desséché. Que deviendrons-nous lorsqu’elle saura qu’ilest impossible de le faire revivre ? Les papillons noirs nevont-ils pas reprendre leur vol ? Et supposé qu’on parvienne àle ressusciter, par miracle ! êtes-vous sûrs qu’elle neprendra pas de l’amour pour lui ? En vérité, Léon avait bienbesoin d’acheter cette momie, et c’est ce que j’appelle de l’argentbien placé !

Un dimanche matin, Mr Martout entra chez levieux professeur en criant victoire.

Voici la réponse qui lui était venue deParis :

« Mon cher confrère,

« J’ai reçu votre lettre et le petitfragment de tissu dont vous m’avez prié de déterminer la nature. Ilne m’a pas fallu grand travail pour voir de quoi il s’agissait.J’ai fait vingt fois des choses plus difficiles dans des expertisesde médecine légale. Vous pouviez même vous dispenser de la formuleconsacrée : « Quand vous aurez fait votre examen aumicroscope, je vous dirai ce que c’est. » Ces finasseries neservent de rien : mon microscope sait mieux que vous ce quevous m’avez envoyé. Vous connaissez la forme et la couleur deschoses ; il en voit la structure intime, la raison d’être, lesconditions de vie et de mort. Votre fragment de matière desséchée,large comme la moitié de mon ongle et à peu près aussi épais, aprèsavoir séjourné vingt-quatre heures sous un globe, dans uneatmosphère saturée d’eau, à la température du corps humain, estdevenu souple, bien qu’un peu élastique. J’ai pu dès lors ledisséquer, l’étudier comme un morceau de chair fraîche et placersous le microscope chacune de ses parties qui me paraissait deconsistance ou de couleur différente.

« J’ai d’abord trouvé au milieu unepartie mince, plus dure et plus élastique que le reste, et qui m’aprésenté la trame et les cellules du cartilage. Ce n’était ni lecartilage du nez, ni le cartilage d’une articulation, mais bien lefibro-cartilage de l’oreille. Donc vous m’avez envoyé un boutd’oreille ; et ce n’est point le bout d’en bas, le lobe qu’onperce chez les femmes pour y mettre des boucles d’or, mais le boutd’en haut, dans lequel le cartilage s’étend.

« À l’intérieur, j’ai détaché une peaufine dans laquelle le microscope m’a montré un épiderme délicat,parfaitement intact ; un derme non moins intact, avec depetites papilles, et surtout traversé par une foule de poils d’unfin duvet humain. Chacun de ces petits poils avait sa racineplongée dans son follicule, et le follicule accompagné de ses deuxpetites glandes. Je vous dirai même plus : ces poils de duvetétaient longs de quatre à cinq millimètres sur trois à cinqcentièmes de millimètres d’épaisseur ; c’est le double de lagrandeur du joli duvet qui fleurit sur une oreille féminine ;d’où je conclus que votre bout d’oreille appartient à un homme.

« Contre le bord recourbé du cartilage,j’ai trouvé les élégants faisceaux striés du muscle de l’hélix, etsi parfaitement intacts qu’on aurait dit qu’ils ne demandaient qu’àse contracter. Sous la peau et près des muscles, j’ai trouvéplusieurs petits filets nerveux, composés chacun de huit ou dixtubes dont la moelle était aussi intacte et homogène que dans lesnerfs enlevés à un animal vivant ou pris sur un membre amputé.Êtes-vous satisfait ? Demandez-vous merci ? Ehbien ! moi, je ne suis pas encore au bout de monrouleau !

« Dans le tissu cellulaire interposé aucartilage et à la peau, j’ai trouvé de petites artères et depetites veines dont la structure était parfaitement reconnaissable.Elles renfermaient du sérum avec des globules rouges du sang. Cesglobules étaient tous circulaires, biconcaves, parfaitementréguliers ; ils ne présentaient ni dentelures, ni cet étatframboise, qui caractérise les globules du sang d’un cadavre.

« En résumé, mon cher confrère, j’aitrouvé dans ce fragment à peu près de tout ce qu’on trouve dans lecorps de l’homme : du cartilage, du muscle, du nerf, de lapeau, des poils, des glandes, du sang, etc., et tout cela dans unétat parfaitement sain et normal. Ce n’est donc pas du cadavre quevous m’avez envoyé, mais un morceau d’un homme vivant, dont leshumeurs et les tissus ne sont nullement décomposés.

« Agréez, etc.

« KARL NIBOR.

« Paris, 30 juillet 1859. »

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer