L’homme à l’oreille cassée

Chapitre 9Beaucoup de bruit dans Fontainebleau.

 

On ne tarda pas à dire par la ville que MrMartout et les MM. Renault se proposaient de ressusciter unhomme, avec le concours de plusieurs savants de Paris.

Mr Martout avait adressé un mémoire détailléau célèbre Karl Nibor, qui s’était hâté d’en faire part à laSociété de biologie. Une commission fut nommée séance tenante pouraccompagner Mr Nibor à Fontainebleau. Les six commissaires et lerapporteur convinrent de quitter Paris le 15 août, heureux de sesoustraire au fracas des réjouissances publiques. On avertit MrMartout de préparer l’expérience, qui ne devait pas durer moins detrois jours.

Quelques gazettes de Paris annoncèrent cegrand événement dans leurs faits divers, mais le public y prêta peud’attention. La rentrée solennelle de l’armée d’Italie occupaitexclusivement tous les esprits, et d’ailleurs les Françaisn’accordent plus qu’une foi médiocre aux miracles promis par lesjournaux.

Mais à Fontainebleau ce fut une tout autreaffaire. Non seulement Mr Martout et MM. Renault, mais MrAudret l’architecte, Mr Bonnivet le notaire, et dix autres grosbonnets de la ville avaient vu et touché la momie du colonel. Ilsen avaient parlé à leurs amis, ils l’avaient décrit de leur mieux,ils avaient raconté son histoire. Deux ou trois copies du testamentde Mr Meiser circulaient de main en main. La question desreviviscences était à l’ordre du jour ; on la discutait autourdu bassin des Carpes, comme en pleine Académie des sciences. Vousauriez entendu parler des rotifères et destardigrades jusque sur la place du Marché !

Il convient de déclarer que lesrésurrectionnistes n’étaient pas en majorité. Quelques professeursdu collège, notés par leur esprit paradoxal, quelques amis dumerveilleux, atteints et convaincus d’avoir fait tourner lestables, enfin une demi-douzaine de ces grognards à moustacheblanche qui croient que la mort de Napoléon Ier est unecalomnie répandue par les Anglais, composaient le gros del’armée.

Mr Martout avait contre lui non seulement lessceptiques, mais encore la foule innombrable des croyants. Les unsle tournaient en ridicule, les autres le proclamaient subversif,dangereux, ennemi des idées fondamentales sur lesquelles repose lasociété. Le desservant d’une petite église prêcha à mots couvertscontre les Prométhées qui prétendent usurper les privilèges duciel. Mais le curé de la paroisse, excellent homme et tolérant, necraignit pas de dire dans cinq ou six maisons que la guérison d’unmalade aussi désespéré que Mr Fougas serait une preuve de lapuissance et de la miséricorde de Dieu.

La garnison de Fontainebleau se composaitalors de quatre escadrons de cuirassiers et du 23ème deligne qui s’était distingué à Magenta. Lorsqu’on sut dans l’ancienrégiment du colonel Fougas que cet illustre officier allaitpeut-être revenir au monde, ce fut une émotion générale. Unrégiment sait son histoire, et l’histoire du 23ème avaitété celle de Fougas depuis le mois de février 1811 jusqu’ennovembre 1813. Tous les soldats avaient entend lire dans leurschambrées l’anecdote suivante :

« Le 27 août 1813, à la bataille deDresde, l’Empereur aperçoit un régiment français au pied d’uneredoute russe qui le couvrait de mitraille. Il s’informe ; onlui répond que c’est le 23ème de ligne. « C’estimpossible, dit-il, le 23ème de ligne ne resterait passous le feu sans courir sur l’artillerie qui le foudroie. » Le23ème, mené par le colonel Fougas, gravit la hauteur aupas de charge, cloua les artilleurs sur leurs pièces et enleva laredoute. »

Les officiers et les soldats, fiers à bondroit de cette action mémorable, vénéraient sous le nom de Fougasun des ancêtres du régiment. L’idée de le voir reparaître au milieud’eux, jeune et vivant, ne leur paraissait pas vraisemblable, maisc’était déjà quelque chose que de posséder son corps. Officiers etsoldats décidèrent qu’il serait enseveli à leurs frais, après lesexpériences du docteur Martout. Et pour lui donner un tombeau dignede sa gloire ils votèrent une cotisation de deux jours desolde.

Tout ce qui portait l’épaulette défila dans lelaboratoire de Mr Renault ; le colonel des cuirassiers yrevint plusieurs fois, dans l’espoir de rencontrer Clémentine. Maisla fiancée de Léon se tenait à l’écart.

Elle était heureuse comme une femme ne l’ajamais été, cette jolie petite Clémentine. Aucun nuage ne voilaitplus la sérénité de son beau front. Libre de tous soucis, le cœurouvert à l’espérance, elle adorait son cher Léon et passait lesjours à le lui dire. Elle-même avait pressé la publication desbans.

– Nous nous marierons, disait-elle, lelendemain de la résurrection du colonel. J’entends qu’il soit montémoin, je veux qu’il me bénisse ! C’est bien le moins qu’ilpuisse faire pour moi, après tout ce que j’ai fait pour lui. Direque, sans mon obstination, vous alliez l’envoyer au muséum dujardin des Plantes ! Je lui conterai cela, monsieur, dès qu’ilpourra nous entendre, et il vous coupera les oreilles à sontour ! Je vous aime !

– Mais, répliquait Léon, pourquoisubordonnez-vous mon bonheur au succès d’une expérience !Toutes les formalités ordinaires sont remplies, les publicationsfaites, les affiches posées : personne au monde ne nousempêcherait de nous marier demain, et il vous plaît d’attendrejusqu’au 19 ! Quel rapport y a-t-il entre nous et ce monsieurdesséché qui dort dans une boîte ? Il n’appartient ni à votremaison ni à la mienne. J’ai compulsé tous les papiers de votrefamille en remontant jusqu’à la sixième génération et je n’y aitrouvé personne du nom de Fougas. Ce n’est donc pas un grand-parentque nous attendons pour la cérémonie. Qu’est-ce alors ? Lesméchantes langues de Fontainebleau prétendent que vous avez unepassion pour ce fétiche de 1813 ; moi qui suis sûr de votrecœur, j’espère que vous ne l’aimerez jamais autant que moi. Enattendant, on m’appelle le rival du colonel au boisdormant !

– Laissez dire les sots, répondait Clémentineavec un sourire angélique. Je ne me charge pas d’expliquer monaffection pour le pauvre Fougas, mais je l’aime beaucoup, cela estcertain. Je l’aime comme un père, comme un frère, si vous lepréférez, car il est presque aussi jeune que moi. Quand nousl’aurons ressuscité, je l’aimerai peut-être comme un fils, maisvous n’y perdrez rien, mon cher Léon. Vous avez dans mon cœur uneplace à part, la meilleure, et personne ne vous la prendra, pasmême lui !

Cette querelle d’amoureux, qui recommençaitsouvent et finissait toujours par un baiser, fut un jourinterrompue par la visite du commissaire de police.

L’honorable fonctionnaire déclina poliment sonnom et sa qualité, et demanda au jeune Renault la faveur del’entretenir à part.

– Monsieur, lui dit-il lorsqu’il le vit seul,je sais tous les égards qui sont dus à un homme de votre caractèreet dans votre position, et j’espère que vous voudrez bien ne pasinterpréter en mauvais sens une démarche qui m’est inspirée par lesentiment du devoir.

Léon s’écarquilla les yeux en attendant lasuite de ce discours.

– Vous devinez, monsieur, poursuivit lecommissaire, qu’il s’agit de la loi sur les sépultures. Elle estformelle, et n’admet aucune exception. L’autorité pourrait fermerles yeux, mais le grand bruit qui s’est fait, et d’ailleurs laqualité du défunt, sans compter la question religieuse, nous metdans l’obligation d’agir… de concert avec vous, bien entendu…

Léon comprenait de moins en moins. On finitpar lui expliquer, toujours dans le style administratif, qu’ildevait faire porter Mr Fougas au cimetière de la ville.

– Mais, monsieur, répondit l’ingénieur, sivous avez entendu parler du colonel Fougas, on a dû vous dire aussique nous ne le tenons pas pour mort.

– Monsieur, répliqua le commissaire avec unsourire assez fin, les opinions sont libres. Mais le médecin desmorts, qui a eu le plaisir de voir le défunt, nous a fait unrapport concluant à l’inhumation immédiate.

– Eh bien, monsieur, si Fougas est mort, nousavons l’espérance de le ressusciter.

– On nous l’avait déjà dit, monsieur, mais,pour ma part, j’hésitais à le croire.

– Vous le croirez quand vous l’aurez vu, etj’espère, monsieur, que cela ne tardera pas longtemps.

– Mais alors, monsieur, vous vous êtes doncmis en règle ?

– Avec qui ?

– Je ne sais pas, monsieur ; mais jesuppose qu’avant d’entreprendre une chose pareille, vous vous êtesmuni de quelque autorisation.

– De qui ?

– Mais enfin, monsieur, vous avouerez que larésurrection d’un homme est une chose extraordinaire. Quant à moi,c’est bien la première fois que j’en entends parler. Or le devoird’une police bien faite est d’empêcher qu’il se passe riend’extraordinaire dans le pays.

– Voyons, monsieur, si je vous disais :voici un homme qui n’est pas mort ; j’ai l’espoir très fondéde le remettre sur pied dans trois jours ; votre médecin, quiprétend le contraire, se trompe : prendriez-vous laresponsabilité de faire enterrer Fougas ?

– Non, certes ! À Dieu ne plaise que jeprenne rien sous ma responsabilité ! mais cependant, monsieur,en faisant enterrer Mr Fougas, je serais dans l’ordre et dans lalégalité. Car enfin de quel droit prétendez-vous ressusciter unhomme ? Dans quel pays a-t-on l’habitude de ressusciter ?Quel est ce texte de loi qui vous autorise à ressusciter lesgens ?

– Connaissez-vous une loi qui ledéfende ? Or tout ce qui n’est pas défendu est permis.

– Aux yeux des magistrats, peut-être bien.Mais la police doit prévenir, éviter le désordre. Or, unerésurrection, monsieur, est un fait assez inouï pour constituer undésordre véritable.

– Vous avouerez, du moins, que c’est undésordre assez heureux.

– Il n’y a pas de désordre heureux.Considérez, d’ailleurs, que le défunt n’est pas le premier venu.S’il s’agissait d’un vagabond sans feu ni lieu, on pourrait user detolérance. Mais c’est un militaire, un officier supérieur etdécoré ; un homme qui a occupé un rang élevé dans l’armée.L’armée, monsieur ! Il ne faut pas toucher àl’armée !

– Eh ! monsieur, je touche à l’arméecomme le chirurgien qui panse ses plaies ! Il s’agit de luirendre un colonel, à l’armée ! Et c’est vous qui, par espritde routine, voulez lui faire tort d’un colonel !

– Je vous en supplie, monsieur, ne vous animezpas tant et ne parlez pas si haut : on pourrait nous entendre.Croyez que je serai de moitié avec vous dans tout ce que vousvoudrez faire pour cette belle et glorieuse armée de mon pays, Maisavez-vous songé à la question religieuse ?

– Quelle question religieuse ?

– À vous dire le vrai, monsieur (mais cecitout à fait entre nous), le reste est pur accessoire et noustouchons au point délicat. On est venu me trouver, on m’a fait desobservations très judicieuses. La seule annonce de votre projet ajeté le trouble dans un certain nombre de consciences. On craintque le succès d’une entreprise de ce genre ne porte un coup à lafoi, ne scandalise, en un mot, les esprits tranquilles. Car enfin,si Mr Fougas est mort, c’est que Dieu l’a voulu. Ne craignez-vouspas, en le ressuscitant, d’aller contre la volonté deDieu ?

– Non, monsieur ; car je suis sûr de nepas ressusciter Fougas si Dieu en a décidé autrement. Dieu permetqu’un homme attrape la fièvre, mais Dieu permet aussi qu’un médecinle guérisse. Dieu a permis qu’un brave soldat de l’Empereur fûtempoigné par quatre ivrognes de Russes, condamné comme espion, gelédans une forteresse et desséché par un vieil Allemand sous unemachine pneumatique. Mais Dieu permet aussi que je retrouve cemalheureux dans une boutique de bric-à-brac, que je l’apporte àFontainebleau, que je l’examine avec quelques savants et que nouscombinions un moyen à peu près sûr de le rendre à la vie. Tout celaprouve une chose, c’est que Dieu est plus juste, plus clément etplus miséricordieux que ceux qui abusent de son nom pour vousexciter.

– Je vous assure, monsieur, que je ne suisnullement excité. Je me rends à vos raisons parce qu’elles sontbonnes et parce que vous êtes un homme considérable dans la ville.J’espère bien, d’ailleurs, que vous ne réprouverez pas un acte dezèle qui m’a été conseillé. Je suis fonctionnaire, monsieur. Or,qu’est-ce qu’un fonctionnaire ? Un homme qui a une place.Supposez maintenant que les fonctionnaires s’exposent à perdre leurplace, que restera-t-il en France ? Rien, monsieur, absolumentrien. J’ai l’honneur de vous saluer.

Le 15 août au matin, Mr Karl Nibor se présentachez Mr Renault avec le docteur Martout et la commission nommée àParis par la Société de biologie. Comme il arrive souvent enprovince, l’entrée de notre illustre savant fut une sorte dedéception. Mme Renault s’attendait à voir paraître, sinon unmagicien en robe de velours constellée d’or, au moins un vieillardd’une prestance et d’une gravité extraordinaire. Karl Nibor est unhomme de taille moyenne, très blond et très fluet. Peut-être a-t-ilbien quarante ans, mais on ne lui en donnerait pas plus detrente-cinq. Il porte la moustache et la mouche ; il est gai,parleur, agréable et assez mondain pour amuser les dames. MaisClémentine ne jouit pas de sa conversation. Sa tante l’avaitemmenée à Moret pour la soustraire aux angoisses de la crainte etaux enivrements de la victoire.

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