L’homme à l’oreille cassée

Chapitre 1Où l’on tue le veau gras pour fêter le retour d’un enfantéconome.

 

Le 18 mai 1859, Mr Renault, ancien professeur,de physique et de chimie, actuellement propriétaire à Fontainebleauet membre du conseil municipal de cette aimable petite ville, portalui-même à la poste la lettre suivante :

« À monsieur Léon Renault, ingénieurcivil, bureau restant, Berlin, Prusse.

« Mon cher enfant,

« Les bonnes nouvelles que tu as datéesde Saint-Pétersbourg nous ont causé la plus douce joie. Ta pauvremère était souffrante depuis l’hiver ; je ne t’en avais pasparlé de peur de t’inquiéter à cette distance. Moi-même je n’étaisguère vaillant ; il y avait encore une troisième personne (tudevineras son nom si tu peux) qui languissait de ne pas te voir.Mais rassure-toi, mon cher Léon : nous renaissons à qui mieuxmieux depuis que la date de ton retour est à peu près fixée. Nouscommençons à croire que les mines de l’Oural ne dévoreront pascelui qui nous est plus cher que tout au monde. Dieu soitloué ! Cette fortune si honorable et si rapide ne t’aura pascoûté la vie, ni même la santé, s’il est vrai que tu aies pris del’embonpoint dans le désert, comme tu nous l’assures. Nous nemourrons pas sans avoir embrassé notre fils ! Tant pis pourtoi si tu n’as pas terminé là-bas toutes tes affaires : noussommes trois qui avons juré que tu n’y retournerais plus.L’obéissance ne te sera pas difficile, car tu seras heureux aumilieu de nous. C’est du moins l’opinion de Clémentine… j’ai oubliéque je m’étais promis de ne pas la nommer ! Maître Bonnivet,notre excellent voisin, ne s’est pas contenté de placer tescapitaux sur bonne hypothèque ; il a rédigé dans ses momentsperdus un petit acte fort touchant, qui n’attend plus que tasignature. Notre digne maire a commandé à ton intention une écharpeneuve qui vient d’arriver de Paris. C’est toi qui en aurasl’étrenne. Ton appartement, qui sera bientôt votre appartement, està la hauteur de ta fortune présente. Tu demeures… mais la maison atellement changé depuis trois ans, que mes descriptions seraientlettre close pour toi. C’est Mr Audret, l’architecte du châteauimpérial, qui a dirigé les travaux. Il a voulu absolument meconstruire un laboratoire digne de Thénard ou de Desprez. J’ai eubeau protester et dire que je n’étais plus bon à rien, puisque moncélèbre mémoire sur la Condensation des gaz en esttoujours au chapitre IV, comme ta mère était de complicité avec cevieux scélérat d’ami, il se trouve que la Science a désormais untemple chez nous. Une vraie boutique à sorcier, suivantl’expression pittoresque de ta vieille Gothon. Rien n’y manque, pasmême une machine à vapeur de quatre chevaux : qu’enferai-je ? hélas ! Je compte bien cependant que cesdépenses ne seront pas perdues pour tout le monde. Tu ne vas past’endormir sur tes lauriers. Ah ! si j’avais eu ton bienlorsque j’avais ton âge ! J’aurais consacré mes jours à lascience pure, au lieu d’en perdre la meilleure partie avec cespauvres petits jeunes gens qui ne profitaient de ma classe que pourlire Mr Paul de Kock ! J’aurais été ambitieux ! J’auraisvoulu attacher mon nom à la découverte de quelque loi biengénérale, ou tout au moins à la construction de quelque instrumentbien utile. Il est trop tard aujourd’hui ; mes yeux sontfatigués et le cerveau lui-même refuse le travail. À ton tour, mongarçon ! Tu n’as pas vingt-six ans, les mines de l’Oural t’ontdonné de quoi vivre à l’aise, tu n’as plus besoin de rien pourtoi-même, le moment est venu de travailler pour le genre humain.C’est le plus vif désir et la plus chère espérance de ton vieuxbonhomme de père qui t’aime et qui t’attend les bras ouverts.

« J. RENAULT.

« P. S. Par mes calculs, cettelettre doit arriver à Berlin deux ou trois jours avant toi. Tuauras déjà appris par les journaux du 7 courant la mort del’illustre Mr de Humboldt. C’est un deuil pour la science et pourl’humanité. J’ai eu l’honneur d’écrire à ce grand homme plusieursfois en ma vie, et il a daigné me répondre une lettre que jeconserve pieusement. Si tu avais l’occasion d’acheter quelquesouvenir de sa personne, quelque manuscrit de sa main, quelquefragment de ses collections, tu me ferais un véritableplaisir. »

Un mois après le départ de cette lettre, lefils tant désiré rentra dans la maison paternelle. Mr etMme Renault, qui vinrent le chercher à la gare, le trouvèrentgrandi, grossi et embelli de tout point. À dire vrai, ce n’étaitpas un garçon remarquable, mais une bonne et sympathique figure.Léon Renault représentait un homme moyen, blond, rondelet et bienpris. Ses grands yeux bleus, sa voix douce et sa barbe soyeuseindiquaient une nature plus délicate que puissante. Un cou trèsblanc, très rond et presque féminin, tranchait singulièrement avecson visage roussi par le hâle. Ses dents étaient belles, trèsmignonnes, un peu rentrantes, nullement aiguës. Lorsqu’il ôta sesgants, il découvrit deux petites mains carrées, assez fermes, assezdouces, ni chaudes, ni froides, ni sèches ni humides, maisagréables au toucher et soignées dans la perfection.

Tel qu’il était, son père et sa mère nel’auraient pas échangé contre l’Apollon du Belvédère. Onl’embrassa, Dieu sait ! en l’accablant de mille questionsauxquelles il oubliait de répondre. Quelques vieux amis de lamaison, un médecin, un architecte, un notaire étaient accourus à lagare avec les bons parents : chacun d’eux eut son tour, chacunlui donna l’accolade, chacun lui demanda s’il se portait bien, s’ilavait fait bon voyage ? Il écouta patiemment et même avec joiecette mélodie banale dont les paroles ne signifiaient pasgrand-chose, mais dont la musique allait au cœur, parce qu’ellevenait du cœur.

On était là depuis un bon quart d’heure, et letrain avait repris sa course en sifflant, et les omnibus des divershôtels s’étaient lancés l’un après l’autre au grand trot dansl’avenue qui conduit à la ville ; et le soleil de juin ne selassait pas d’éclairer cet heureux groupe de braves gens. MaisMme Renault s’écria tout à coup que le pauvre enfant devaitmourir de faim, et qu’il y avait de la barbarie à retarder silongtemps l’heure de son dîner. Il eut beau protester qu’il avaitdéjeuné à Paris et que la faim parlait moins haut que lajoie : toute la compagnie se jeta dans deux grandes calèchesde louage, le fils à côté de la mère, le père en face, comme s’ilne pouvait rassasier ses yeux de la vue de ce cher fils. Unecharrette venait derrière avec les malles, les grandes caisseslongues et carrées et tout le bagage du voyageur. À l’entrée de laville, les cochers firent claquer leur fouet, le charretier suivitl’exemple, et ce joyeux tapage attira les habitants sur leursportes et anima un instant la tranquillité des rues.Mme Renault promenait ses regards à droite et à gauche,cherchant des témoins à son triomphe et saluant avec la pluscordiale amitié des gens qu’elle connaissait à peine. Plus d’unemère la salua aussi, sans presque la connaître, car il n’y a pas demère indifférente à ces bonheurs-là, et d’ailleurs la famille deLéon était aimée de tout le monde ! Et les voisinss’abordaient en disant avec une joie exempte de jalousie :

– C’est le fils Renault, qui a travaillé troisans dans les mines de Russie et qui vient partager sa fortune avecses vieux parents !

Léon aperçut aussi quelques visages deconnaissance, mais non tout ceux qu’il souhaitait de revoir. Car ilse pencha un instant à l’oreille de sa mère en disant :

– Et Clémentine ?

Cette parole fut prononcée si bas et de siprès que Mr Renault lui-même ne put connaître si c’était une paroleou un baiser. La bonne dame sourit tendrement et répondit un seulmot :

– Patience !

Comme si la patience était une vertu biencommune chez les amoureux !

La porte de la maison était toute grandeouverte, et la vieille Gothon sur le seuil. Elle levait les bras auciel et pleurait comme une bête, car elle avait connu le petit Léonpas plus haut que cela ! Il y eut encore une belle embrassadesur la dernière marche du perron entre la brave servante et sonjeune maître. Les amis de Mr Renault firent mine de se retirer pardiscrétion, mais ce fut peine perdue : on leur prouva claircomme le jour que leur couvert était mis. Et quand tout le mondefut réuni dans le salon, excepté l’invisible Clémentine, les grandsfauteuils à médaillon tendirent leurs bras vers le fils de MrRenault ; la vieille glace de la cheminée se réjouit derefléter son image, le gros lustre de cristal fit entendre un petitcarillon, les mandarins de l’étagère se mirent à branler la tête ensigne de bienvenue, comme s’ils avaient été des pénates légitimeset non des étrangers et des païens.

Personne ne saurait dire pourquoi les baiserset les larmes recommencèrent alors à pleuvoir, mais il est certainque ce fut comme une deuxième arrivée.

– La soupe ! cria Gothon.

Mme Renault prit le bras de son fils,contrairement à toutes les lois de l’étiquette, et sans mêmedemander pardon aux respectables amis qui se trouvaient là. À peines’excusa-t-elle de servir l’enfant avant les invités. Léon selaissa faire et bien lui en prit ; il n’y avait pas un convivequi ne fût capable de lui verser le potage dans son gilet plutôtque d’y goûter avant lui.

– Mère, s’écria Léon la cuiller à la main,voici la première fois, depuis trois ans, que je mange de la bonnesoupe !

Mme Renault se sentit rougir d’aise etGothon cassa quelque chose ; l’une et l’autre imaginèrent quel’enfant parlait ainsi pour flatter leur amour-propre, et pourtantil avait dit vrai. Il y a deux choses en ce monde que l’homme netrouve pas souvent hors de chez lui : la bonne soupe est lapremière ; la deuxième est l’amour désintéressé.

Si j’entreprenais ici l’énumération véridiquede tous les plats qui parurent sur la table, il n’y aurait pas unde mes lecteurs à qui l’eau ne vînt à la bouche. Je crois même queplus d’une lectrice délicate risquerait de prendre une indigestion.Ajoutez, s’il vous plaît, que cette liste se prolongerait jusqu’aubout du volume et qu’il ne me resterait plus une seule page pourécrire la merveilleuse histoire de Fougas. C’est pourquoi jeretourne au salon, où le café est déjà servi.

Léon prit à peine la moitié de sa tasse, maisgardez-vous d’en conclure que le café fût trop chaud ou trop froid,ou trop sucré. Rien au monde ne l’eût empêché de boire jusqu’à ladernière goutte, si un coup de marteau frappé à la porte de la ruen’avait retenti jusque dans son cœur.

La minute qui suivit lui parut d’une longueurextraordinaire. Non ! jamais dans ses voyages, il n’avaitrencontré une minute aussi longue que celle-là. Mais enfinClémentine parut, précédée de la digne Mlle Virginie Sambucco, satante. Et les mandarins qui souriaient sur l’étagère entendirent lebruit de trois baisers.

Pourquoi trois ? Le lecteur superficielqui prétend deviner les choses avant qu’elles soient écrites, adéjà trouvé une explication vraisemblable. « Assurément,dit-il, Léon était trop respectueux pour embrasser plus d’une foisla digne Mlle Sambucco, mais lorsqu’il se vit en présence deClémentine, qui devait être sa femme, il doubla la dose et fitbien. » Voilà, monsieur, ce que j’appelle un jugementtéméraire. Le premier baiser tomba de la bouche de Léon sur la jouede Mlle Sambucco ; le second fut appliqué par les lèvres deMlle Sambucco sur la joue gauche de Léon ; le troisième fut unvéritable accident qui plongea deux jeunes cœurs dans uneconsternation profonde.

Léon, qui était très amoureux de sa future, seprécipita vers elle en aveugle, incertain s’il baiserait la jouedroite ou la gauche, mais décidé à ne pas retarder plus longtempsun plaisir qu’il se promettait depuis le printemps de 1856.Clémentine ne songeait pas à se défendre, mais bien à appliquer sesbelles lèvres rouges sur la joue droite de Léon, ou sur la gaucheindifféremment. La précipitation des deux jeunes gens fut cause queni les joues de Clémentine ni celles de Léon ne reçurent l’offrandequi leur était destinée. Et les mandarins de l’étagère quicomptaient bien entendre deux baisers, n’en entendirent qu’un seul.Et Léon fut interdit, Clémentine rougit jusqu’aux oreilles, et lesdeux fiancés reculèrent d’un pas en regardant les rosaces du tapis,qui demeurèrent éternellement gravées dans leur mémoire.

Clémentine était, aux yeux de Léon Renault, laplus jolie personne du monde. Il l’aimait depuis un peu plus detrois ans, et c’était un peu pour elle qu’il avait fait le voyagede Russie. En 1856, elle était trop jeune pour se marier et tropriche pour qu’un ingénieur à 2 400 francs pût décemment prétendre àsa main. Léon, en vrai mathématicien, s’était posé le problèmesuivant : « Étant donnée une jeune fille de quinze ans etdemi, riche de 8 000 francs de rentes et menacée de l’héritage deMlle Sambucco, soit 200 000 francs de capital, faire une fortune aumoins égale à la sienne dans un délai qui lui permette de devenirgrande fille sans lui laisser le temps de passer vieillefille. » Il avait trouvé la solution dans les mines de cuivrede l’Oural.

Durant trois longues années, il avaitcorrespondu indirectement avec la bien-aimée de son cœur. Toutesles lettres qu’il écrivait à son père ou à sa mère passaient auxmains de Mlle Sambucco, qui ne les cachait pas à Clémentine.Quelquefois même on les lisait à voix haute, en famille, et jamaisMr Renault ne fut obligé de sauter une phrase, car Léon n’écrivaitrien qu’une jeune fille ne pût entendre. La tante et la niècen’avaient pas d’autres distractions ; elles vivaient retiréesdans une petite maison, au fond d’un beau jardin, et elles nerecevaient que de vieux amis. Clémentine eut donc peu de mérite àgarder son cœur pour Léon. À part un grand colonel de cuirassiersqui la poursuivait quelquefois à la promenade, aucun homme ne luiavait fait là cour.

Elle était bien belle pourtant, non seulementaux yeux de son amant, ou de la famille Renault, ou de la petiteville qu’elle habitait. La province est encline à se contenter depeu. Elle donne à bon marché les réputations de jolie femme et degrand homme, surtout lorsqu’elle n’est pas assez riche pour semontrer exigeante. C’est dans les capitales qu’on prétend n’admirerque le mérite absolu. J’ai entendu un maire de village qui disait,avec un certain orgueil : « Avouez que ma servanteCatherine est bien jolie pour une commune de six centsâmes ! » Clémentine était assez jolie pour se faireadmirer dans une ville de huit cent mille habitants. Figurez-vousune petite créole blonde, aux yeux noirs, au teint mat, aux dentséclatantes. Sa taille était ronde et souple comme un jonc. Quellesmains mignonnes elle avait, et quels jolis pieds andalous, cambrés,arrondis en fer à repasser ! Tous ses regards ressemblaient àdes sourires, et tous ses mouvements à des caresses. Ajoutezqu’elle n’était ni sotte, ni peureuse, ni même ignorante de touteschoses, comme les petites filles élevées au couvent. Son éducation,commencée par sa mère, avait été achevée par deux ou trois vieuxprofesseurs respectables, du choix de Mr Renault, son tuteur. Elleavait l’esprit juste et le cerveau bien meublé. Mais, en vérité, jeme demande pourquoi j’en parle au passé, car elle vit encore, grâceà Dieu, et aucune de ses perfections n’a péri.

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