L’homme à l’oreille cassée

Chapitre 19Il demande et accorde la main de Clémentine.

 

Le 5 septembre, à dix heures du matin, LéonRenault, maigre, défait et presque méconnaissable, était aux piedsde Clémentine Sambucco, dans le salon de sa tante. Il y avait desfleurs sur la cheminée, des fleurs dans toutes les jardinières.Deux grands coquins de rayons de soleil entraient par les fenêtresouvertes. Un million de petits atomes bleuâtres jouaient dans lalumière et se croisaient, s’accrochaient au gré de la fantaisie,comme les idées dans un volume de Mr Alfred Houssaye. Dans lejardin, les pommes tombaient, les pêches étaient mûres, les frelonscreusaient des trous larges et profonds dans les paires deduchesse ; les bignonias et les clématitesfleurissaient ; enfin une grande corbeille d’héliotropes,étalée sous la fenêtre de gauche, était dans tout son beau. Lesoleil appliquait à toutes les grappes de la treille une couched’or bruni ; le grand yucca de la pelouse, agité par le ventcomme un chapeau chinois, entrechoquait sans bruit ses clochettesargentées. Mais le fils de Mr Renault était plus pâle et plusflétri que les rameaux des lilas, plus abattu que les feuilles duvieux cerisier ; son cœur était sans joie et sans espérance,comme les groseilliers sans feuilles et sans fruits !

S’être exilé de la terre natale, avoir vécutrois ans sous un climat inhospitalier, avoir passé tant de joursdans les mines profondes, tant de nuits sur un poêle de faïenceavec beaucoup de punaises et passablement de moujiks, et se voirpréférer un colonel de vingt-cinq louis qu’on a ressuscité soi-mêmeen le faisant tremper dans l’eau !

Tous les hommes ont éprouvé des déceptions,mais personne à coup sûr n’avait subi un malheur si peu prévu et siextraordinaire. Léon savait que la terre n’est pas une vallée dechocolat au lait ni de potage à la reine. Il connaissait la listedes infortunes célèbres, qui commence à la mort d’Abel assommé dansle paradis terrestre, et se termine au massacre de Rubens dans lagalerie du Louvre, à Paris. Mais l’histoire, qui nous instruitrarement, ne nous console jamais. Le pauvre ingénieur avait beau serépéter que mille autres avaient été supplantés la veille dumariage et cent mille autres le lendemain, la tristesse était plusforte que la raison, et trois ou quatre cheveux folletscommençaient à blanchir autour de ses tempes.

– Clémentine ! disait-il, je suis le plusmalheureux des hommes. En me refusant cette main que vous m’aviezpromise, vous me condamnez à un supplice cent fois pire que lamort. Hélas ! que voulez-vous que je devienne sans vous ?Il faudra que je vive seul, car je vous aime trop pour en épouserune autre. Depuis tantôt quatre ans, toutes mes affections, toutesmes pensées sont concentrées sur vous ; je me suis accoutumé àregarder les autres femmes comme des êtres inférieurs, indignesd’attirer le regard d’un homme ? Je ne vous parle pas desefforts que j’ai faits pour vous mériter ; ils portaient leurrécompense en eux-mêmes, et j’étais déjà trop heureux de travailleret de souffrir pour vous. Mais voyez la misère où votre abandon m’alaissé ! Un matelot jeté sur une île déserte est moins àplaindre que moi : il faudra que je demeure auprès de vous,que j’assiste au bonheur d’un autre ; que je vous voie passersous mes fenêtres au bras de mon rival ! Ah ! la mortserait plus supportable que ce supplice de tous les jours. Mais jen’ai pas même le droit de mourir ! Mes pauvres vieux parentsont bien assez de peines. Que serait-ce, grands dieux ! si jeles condamnais à porter le deuil de leur fils ?

Cette plainte, ponctuée de soupirs et delarmes déchirait le cœur de Clémentine. La pauvre enfant pleuraitaussi car elle aimait Léon de toute son âme, mais elle s’étaitinterdite de le lui dire. Plus d’une fois, en le voyant à demi-pâmédevant elle, elle fut tentée de lui jeter les bras autour du cou,mais le souvenir de Fougas paralysait tous les mouvements de satendresse.

– Mon pauvre ami, lui disait-elle, vous mejugez bien mal si vous me croyez insensible à vos maux. Je vousconnais, Léon, et cela depuis mon enfance. Je sais tout ce qu’il ya en vous de loyauté, de délicatesse, de nobles et de précieusesvertus. Depuis le temps où vous me portiez dans vos bras vers lespauvres et vous me mettiez un sou dans la main pour m’apprendre àfaire l’aumône, je n’ai jamais entendu parler de bienfaisance sanspenser aussitôt à vous. Lorsque vous avez battu un garçon deux foisplus grand que vous, qui m’avait pris ma poupée, j’ai senti que lecourage était beau, et qu’une femme était heureuse de pouvoirs’appuyer sur un homme de cœur. Tout ce que je vous ai vu fairedepuis ce temps-là n’a pu que redoubler mon estime et ma sympathie.Croyez que ce n’est ni par méchanceté ni par ingratitude que jevous fais souffrir aujourd’hui. Hélas ! je ne m’appartiensplus, je suis dominée ; je ressemble à ces automates qui semeuvent sans savoir pourquoi. Oui, je sens en moi comme un ressortplus puissant que ma liberté, et c’est la volonté d’autrui qui memène !

– Si du moins j’étais sûr que vous serezheureuse ! Mais non ! Cet homme à qui vous m’immolez nesentira jamais le prix d’une âme aussi délicate que la vôtre !C’est un brutal, un soudard, un ivrogne…

– Je vous en prie, Léon ! Souvenez-vousqu’il a droit à tout mon respect !

– Du respect, à lui ! Et pourquoi ?Je vous demande, au nom du ciel, ce que vous voyez de respectabledans la personne du sieur Fougas ? Son âge ? Il est plusjeune que moi. Ses talents ? Il ne les a montrés qu’à table.Son éducation ? Elle est jolie ! Ses vertus ? Jesais ce qu’il faut penser de sa délicatesse et de sareconnaissance !

– Je le respecte, Léon, depuis que je l’ai vudans son cercueil. C’est un sentiment plus fort que tout ; jene l’explique pas, je le subis.

– Eh bien ! respectez-le tant que vousvoudrez ! Cédez à la superstition qui vous entraîne. Voyez enlui un être miraculeux, sacré, échappé aux griffes de la mort pouraccomplir quelque chose de grand sur la terre ! Mais celamême, ô ma chère Clémentine, est une barrière entre vous et lui. SiFougas est en dehors des conditions de l’humanité, si c’est unphénomène, un être à part, un héros, un demi-dieu, un fétiche, vousne pouvez pas songer sérieusement à devenir sa femme. Moi, je nesuis qu’un homme pareil à tous les autres, né pour travailler, poursouffrir et pour aimer. Je vous aime ! Aimez-moi !

– Polisson ! dit Fougas en ouvrant laporte.

Clémentine poussa un cri, Léon se relevavivement, mais déjà le colonel l’avait saisi par le fond de sonvêtement de nankin. L’ingénieur fut enlevé, balancé comme un atomedans un des deux rayons de soleil, et projeté au beau milieu deshéliotropes, avant même qu’il eût pensé à répondre un seul mot.Pauvre Léon ! Pauvres héliotropes !

En moins d’une seconde, le jeune homme fut surpied. Il épousseta la terre qui souillait ses genoux et ses coudes,s’approcha de la fenêtre et dit d’une voix douce maisrésolue :

– Monsieur le colonel, je regrette sincèrementde vous avoir ressuscité, mais la sottise que j’ai faite n’estpeut-être pas irréparable. À bientôt ! Quant à vous,mademoiselle, je vous aime !

Le colonel haussa les épaules et se mit auxgenoux de la jeune fille sur le coussin qui gardait encorel’empreinte de Léon. Mlle Virginie Sambucco, attirée par le bruit,descendit comme une avalanche et entendit le discourssuivant :

– Idole d’un grand cœur ! Fougas revientà toi comme l’aigle à son aire. J’ai longtemps parcouru le monde àla poursuite d’un rang, d’un or et d’une famille que je brûlais demettre à tes pieds. La fortune m’a obéi en esclave : elle saità quelle école j’ai appris l’art de la maîtriser. J’ai traverséParis et l’Allemagne, comme un météore victorieux que son étoileconduit. On m’a vu de toutes parts traiter d’égal à égal avec lespuissances et faire retentir la trompette de la vérité sous leslambris des rois. J’ai mis pied sur gorge à l’avide cupidité et jelui ai repris, du moins en partie, les trésors qu’elle avaitdérobés à l’honneur trop confiant. Un seul bien m’est refusé :ce fils que j’espérais revoir échappe aux yeux de lynx de l’amourpaternel. Je n’ai pas retrouvé non plus l’antique objet de mespremières tendresses, mais qu’importe ? Rien ne me manquera,si tu me tiens lieu de tout. Qu’attendons-nous encore ? Es-tusourde à la voix du bonheur qui t’appelle ? Transportons-nousdans l’asile des lois ; tu me suivras ensuite aux pieds desautels ; un prêtre consacrera nos nœuds, et nous traverseronsla vie, appuyés l’un sur l’autre, moi semblable au chêne quisoutient la faiblesse, toi pareille au lierre élégant qui ornel’emblème de la vigueur !

Clémentine resta quelque temps sans répondre,et comme étourdie par la rhétorique bruyante du colonel.

– Monsieur Fougas, lui dit-elle, je vous aitoujours obéi, je promets encore de vous obéir toute ma vie. Sivous ne voulez pas que j’épouse le pauvre Léon, je renoncerai àlui. Je l’aime bien pourtant, et un seul mot de lui jette plus detrouble dans mon cœur que toutes les belles choses que vous m’avezdites.

– Bien ! très bien ! s’écria latante. Quant à moi, monsieur, quoique vous ne m’ayez pas faitl’honneur de me consulter, je vous dirai ce que je pense. Ma niècen’est pas du tout la femme qui vous convient. Fussiez-vous plusriche que Mr de Rothschild et plus illustre que le duc de Malakoff,je ne conseillerais pas à Clémentine de se marier avec vous.

– Et pourquoi donc, chaste Minerve ?

– Parce que vous l’aimeriez quinze jours, etau premier coup de canon vous vous sauveriez à la guerre !Vous l’abandonneriez, monsieur, comme cette infortunée Clémentinedont on nous a conté les malheurs !

– Morbleu ! la tante, je vous conseillede la plaindre ! Trois mois après Leipzig, elle épousait unnommé Langevin, à Nancy.

– Vous dites ?

– Je dis qu’elle épousait un intendantmilitaire appelé Langevin.

– À Nancy ?

– À Nancy même.

– C’est bizarre !

– C’est indigne !

– Mais cette femme… cette jeune fille… sonnom !

– Je vous l’ai dit cent fois :Clémentine !

– Clémentine qui ?

– Clémentine Pichon.

– Ah ! mon Dieu ! mes clefs !où sont mes clefs ? J’étais bien sûre de les avoir mises dansma poche ! Clémentine Pichon ! Mr Langevin ! C’estimpossible ! Ma raison s’égare ! Eh ! mon enfant,remue-toi donc ! Il s’agit du bonheur de toute ta vie !Où as-tu fourré mes clefs ? Ah ! les voici !

Fougas se pencha à l’oreille de Clémentine etlui dit :

– Est-elle sujette à ces accidents-là ?On dirait que la pauvre demoiselle a perdu la tête !

Mais Virginie Sambucco avait déjà ouvert unpetit secrétaire en bois de rose. D’un regard infaillible, elledécouvrit dans une liasse de papiers une feuille jaunie par letemps.

– C’est bien cela ! dit-elle avec un cride joie. Marie-Clémentine Pichon, fille légitime d’Auguste Pichon,hôtelier, rue des Merlettes, en cette ville de Nancy ; mariéele 10 juin 1814 à Joseph Langevin, sous-intendant militaire. Est-cebien elle, monsieur ? Osez dire que ce n’est paselle !

– Ah ! çà mais, par quel hasard avez-vousmes papiers de famille ?

– Pauvre Clémentine ! Et vous l’accusezde trahison ! Vous ne comprenez donc pas que vous aviez étéporté pour mort ! qu’elle se croyait veuve sans avoir étémariée ; que…

– C’est bon ! c’est bon ! Je luipardonne. Où est-elle ? Je veux la voir, l’embrasser, luidire…

– Elle est morte, monsieur ! morte aprèstrois mois de mariage.

– Ah ! diable !

– En donnant le jour à une fille…

– Qui est ma fille ! J’aurais mieux aiméun garçon, mais n’importe ! Où est-elle ? Je veux lavoir, l’embrasser, lui dire…

– Elle n’est plus, hélas ! Mais je vousconduirai sur sa tombe.

– Mais comment diable laconnaissiez-vous ?

– Parce qu’elle avait épousé monfrère !

– Sans mon consentement ?N’importe ! A-t-elle au moins laissé des enfants ?

– Un seul.

– Un fils ! Il est monpetit-fils !

– Une fille.

– N’importe ! Elle est mapetite-fille ! J’aurais mieux aimé un garçon, mais oùest-elle ? Je veux la voir, l’embrasser, lui dire…

– Embrassez-la, monsieur. Elle s’appelleClémentine comme sa grand-mère, et la voici !

– Elle ! Voilà donc le secret de cetteressemblance ! Mais alors je ne peux pas l’épouser !N’importe ! Clémentine ! dans mes bras ! Embrasseton grand-père !

La pauvre enfant n’avait rien pu comprendre àcette rapide conversation où les événements tombaient comme destuiles sur la tête du colonel. On lui avait toujours parlé de MrLangevin comme de son grand-père maternel, et maintenant onsemblait dire que sa mère était la fille de Fougas. Mais ellesentit aux premiers mots qu’elle ne pouvait plus épouser le colonelet qu’elle serait bientôt mariée à Léon Renault. Ce fut donc par unmouvement de joie et de reconnaissance qu’elle se précipita dansles bras du jeune vieillard.

– Ah ! monsieur, lui dit-elle, je vous aitoujours aimé et respecté comme un aïeul !

– Et moi, ma pauvre enfant, je me suistoujours conduit comme une vieille bête ! Tous les hommes sontdes brutes et toutes les femmes sont des anges. Tu as deviné, avecl’instinct délicat de ton sexe, que tu me devais le respect, etmoi, sot que je suis ! je n’ai rien deviné du tout !Sacrebleu ! sans la vénérable tante que voilà, j’aurais faitde belle besogne !

– Non, dit la tante. Vous auriez découvert lavérité en parcourant nos papiers de famille.

– Est-ce que je les aurais seulementregardés ? Dire que je cherchais mes héritiers dans ledépartement de la Meurthe quand j’avais laissé ma famille àFontainebleau ! Imbécile, va ! Mais n’importe,Clémentine ! Tu seras riche, tu épouseras celui que tuaimes ! Où est-il, ce brave garçon ? Je veux le voir,l’embrasser, lui dire…

– Hélas ! monsieur ; vous l’avezjeté par la fenêtre.

– Moi ?… Tiens ! c’est vrai. Je nem’en souvenais plus. Heureusement il ne s’est pas fait de mal et jecours de ce pas réparer ma sottise. Vous vous marierez quand vousvoudrez ; les deux noces se feront ensemble… Mais au fait,non ! Qu’est-ce que je dis ? Je ne me marie plus ! Àbientôt, mon enfant, ma chère petite-fille. Mademoiselle Sambucco,vous êtes une brave tante ; embrassez-moi !

Il courut à la maison de Mr Renault, et Gothonqui le voyait venir descendit pour lui barrer le passage.

– N’êtes-vous pas honteux, lui dit-elle, devous comporter ainsi avec ceux qui vous ont rendu la vie ?Ah ! si c’était à refaire ! on ne mettrait plus la maisonsens dessus dessous pour vos beaux yeux ! Madame pleure,monsieur s’arrache les cheveux, Mr Léon vient d’envoyer deuxofficiers à votre recherche. Qu’est-ce que vous avez encore faitdepuis ce matin ?

Fougas la fit pirouetter sur elle-même et setrouva face à face avec l’ingénieur. Léon avait entendu le bruitd’une querelle ; en voyant le colonel animé, l’œil en feu, ilprévit quelque brutale agression et n’attendit pas le premier coup.Une lutte corps à corps s’engagea dans l’allée, au milieu des crisde Gothon, de Mr Renault et de la pauvre dame, qui criait àl’assassin ! Léon se débattait, frappait, et lançait de tempsà autre un vigoureux coup de poing dans le torse de son ennemi. Ilsuccomba pourtant ; le colonel finit par le renverser sur lesol et le tomber parfaitement, comme on dit à Toulouse.Alors il l’embrassa sur les deux joues et lui dit :

– Ah ! scélérat d’enfant ! je teforcerai bien de m’écouter ! Je suis le grand-père deClémentine, et je te la donne en mariage, et tu l’épouseras demainsi tu veux ! Entends-tu ? Relève-toi maintenant, et ne medonne plus de coups de poing dans l’estomac. Ce serait presque unparricide !

Mlle Sambucco et Clémentine arrivèrent aumilieu de la stupéfaction générale. Elles complétèrent le récit deFougas, qui s’embrouillait dans la généalogie. Les témoins de Léonparurent à leur tour. Ils n’avaient pas trouvé l’ennemi à l’hôteloù il était descendu, et s’apprêtaient à rendre compte de leurambassade. On leur fit voir un tableau de bonheur parfait et Léonles pria d’assister à la noce.

– Amis, leur dit Fougas, vous verrez la naturedésabusée bénir les chaînes de l’amour.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer