Chapitre 12Le premier repas du convalescent.
Le messager que Léon avait envoyé à Moret nepouvait pas y arriver avant sept heures. En supposant qu’il trouvâtces dames à table chez leurs hôtes, que la grande nouvelle abrégeâtle dîner et qu’on mît aisément la main sur une voiture, Clémentineet sa tante seraient probablement à Fontainebleau entre dix et onzeheures. Le fils de Mr Renault jouissait par avance du bonheur de safiancée. Quelle joie pour elle et pour lui, lorsqu’il luiprésenterait l’homme miraculeux qu’elle avait défendu contre leshorreurs de la tombe, et qu’il avait ressuscité à saprière !
En attendant, Gothon, heureuse et fière autantqu’elle avait été inquiète et scandalisée, mettait un couvert dedouze personnes. Son compagnon de chaîne, jeune rustaud de dix-huitans, éclos dans la commune des Sablons, l’assistait de ses deuxbras et l’amusait de sa conversation.
– Pour lors, mam’selle Gothon, disait-il enposant la pile d’assiettes creuses, c’est comme qui dirait unrevenant qu’a sorti de sa boîte pour bousculer le commissaire et lesouparfait !
– Revenant si on veut, Célestin ; sûr etcertain qu’il revient de loin, le pauvre jeune homme ; maisrevenant n’est peut-être pas un mot à dire en parlant desmaîtres.
– C’est-il donc vrai qu’il va être notremaître aussi, celui-là ? Il en arrive tous les jours deplusse. J’aimerais mieux qu’il arriverait des domestiquesed’renfort !
– Taisez-vous, lézard de paresse ! Quandles messieurs donnent pourboire en s’en allant, vous ne vousplaignez pas de n’être que deux à partager.
– Ah ouiche ! j’ai porté pus de cinquantesiaux d’eau pour le faire mijoter, votre colonel, et je sais benqu’il ne me donnera pas la pièce, n’ayant pas un liard dans sespoches ! Faut croire que l’argent n’est pas en abondance dansle pays d’oùs qu’il revient !
– On dit qu’il a des testaments à hériter ducôté de Strasbourg ; un monsieur qui lui a fait tort de safortune.
– Dites donc, mam’selle Gothon, vous qui liseztous les dimanches dans un petit livre, oùs qu’il pouvait êtrelogé, not’ colonel, du temps qu’il n’était pas de cemonde ?
– Eh ! en purgatoire, donc !
– Alors, pourquoi que vous ne lui demandez pasdes nouvelles de ce fameux Baptiste, vot’ amouroux de 1837, qui s’alaissé dévaler du haut d’un toit, dont vous lui faites dire tant ettant de messes ? Ils ont dû se rencontrer par là.
– C’est peut-être bien possible.
– À moins que le Baptiste n’en soit sorti,depuis le temps que vous payez pour ça !
– Hé ben ! j’irai ce soir dans la chambredu colonel, et comme il n’est pas fier, il me dira ce qu’il ensait… Mais, Célestin, vous n’en ferez donc, jamais d’autres ?Voilà encore que vous m’avez frotté mes couteaux d’entremets enargent sur la pierre à repasser !
Les invités arrivaient au salon, où la familleRenault s’était transportée avec Mr Nibor et le colonel. Onprésenta successivement à Fougas le maire de la ville, le docteurMartout, maître Bonnivet, notaire, Mr Audret, et trois membres dela commission parisienne ; les trois autres avaient été forcésde repartir avant le dîner. Les convives n’étaient pas des plusrassurés : leurs flancs meurtris par les premiers mouvementsde Fougas leur permettaient de supposer qu’ils dîneraient peut-êtreavec un fou. Mais la curiosité fut plus forte que la peur. Lecolonel les rassura bientôt par l’accueil le plus cordial. Ils’excusa de s’être conduit en homme qui revient de l’autre monde.Il causa beaucoup, un peu trop peut-être, mais on était si heureuxde l’entendre, et ses paroles empruntaient tant de prix à lasingularité des événements, qu’il obtint un succès sans mélange. Onlui dit que le docteur Martout avait été un des principaux agentsde sa résurrection, avec une autre personne qu’on promit de luiprésenter plus tard. Il remercia chaudement Mr Martout, et demandaquand il pourrait témoigner sa reconnaissance à l’autrepersonne.
– J’espère, dit Léon, que vous la verrez cesoir.
On n’attendait plus que le colonel du23ème de ligne, Mr Rollon. Il arriva, non sans peine, àtravers les flots de peuple qui remplissaient la rue de laFaisanderie. C’était un homme de quarante-cinq ans, voix brève,figure ouverte. Ses cheveux grisonnaient vaguement, mais lamoustache brune, épaisse et relevée, se portait bien. Il parlaitpeu, disait juste, savait beaucoup et ne se vantait pas :somme toute, un beau type de colonel. Il vint droit à Fougas et luitendit la main comme à une vieille connaissance.
– Mon cher camarade, lui dit-il, j’ai prisgrand intérêt à votre résurrection, tant en mon propre nom qu’aunom du régiment. Le 23ème, que j’ai l’honneur decommander, vous révérait hier comme un ancêtre. À dater de ce jour,il vous chérira comme un ami.
Pas la moindre allusion à la scène du matin,où Mr Rollon avait été foulé aussi bien que les autres.
Fougas répondit convenablement, mais avec unenuance de froideur :
– Mon cher camarade, dit-il, je vous remerciede vos bons sentiments. Il est singulier que le destin me mette enprésence de mon successeur, le jour même où je rouvre les yeux à lalumière ; car enfin je ne suis ni mort ni général, je n’ai paspermuté, on ne m’a pas mis à la retraite, et pourtant je vois unautre officier, plus digne sans doute, à la tête de mon beau23ème. Mais si vous avez pour devise « Honneur etcourage » comme j’en suis d’ailleurs persuadé, je n’ai pas ledroit de me plaindre et le régiment est en bonnes mains.
Le dîner était servi. Mme Renault prit lebras de Fougas. Elle le fit asseoir à sa droite et Mr Nibor à sagauche. Le colonel et le maire prirent leurs places aux côtés de MrRenault ; les autres convives au hasard et sans étiquette.
Fougas engloutit le potage et les entrées,reprenant de tous les plats et buvant en proportion. Un appétit del’autre monde !
– Estimable amphitryon, dit-il à Mr Renault,ne vous effrayez pas de me voir tomber sur les vivres. J’aitoujours mangé de même ; excepté dans la retraite de Russie.Considérez d’ailleurs que je me suis couché hier sans souper, àLiebenfeld.
Il pria Mr Nibor de lui raconter par quellesérie de circonstances il était venu de Liebenfeld àFontainebleau.
– Vous rappelez-vous, dit le docteur, un vieilAllemand qui vous a servi d’interprète devant le conseil deguerre ?
– Parfaitement. Un brave homme qui avait uneperruque violette. Je m’en souviendrai toute ma vie, car il n’y apas deux perruques de cette couleur-là.
– Eh bien ! c’est l’homme à la perruqueviolette, autrement dit le célèbre docteur Meiser, qui vous aconservé la vie.
– Où est-il ? je veux le voir, tomberdans ses bras, lui dire…
– Il avait soixante-huit ans passés lorsqu’ilvous rendit ce petit service : il serait donc aujourd’hui danssa cent quinzième année s’il avait attendu vos remerciements.
– Ainsi donc il n’est plus ! La mort l’adérobé à ma reconnaissance !
– Vous ne savez pas encore tout ce que vouslui devez. Il vous a légué, en 1824, une fortune de trois centsoixante-quinze mille francs, dont vous êtes le légitimepropriétaire. Or comme un capital placé à cinq pour cent se doubleen quatorze ans, grâce aux intérêts composés, vous possédiez, en1838, une bagatelle de sept cent cinquante mille francs ; en1852, un million et demi. Enfin, s’il vous plaît de laisser vosfonds entre les mains de Mr Nicolas Meiser, de Dantzig, cet honnêtehomme vous devra trois millions au commencement de 1866, ou danssept ans. Nous vous donnerons ce soir une copie du testament devotre bienfaiteur ; c’est une pièce très instructive que vouspourrez méditer en vous mettant au lit.
– Je la lirai volontiers, dit le colonelFougas. Mais l’or est sans prestige à mes yeux. L’opulence engendrela mollesse. Moi ! languir dans la lâche oisiveté deSybaris ! Efféminer mes sens sur une couche de rosés,jamais ! L’odeur de la poudre m’est plus chère que tous lesparfums de l’Arabie. La vie n’aurait pour moi ni charmes ni saveurs’il me fallait renoncer au tumulte enivrant des armes. Et le jouroù l’on vous dira que Fougas ne marche plus dans les rangs del’armée, vous pourrez répondre hardiment : C’est que Fougasn’est plus !
Il se tourna vers le nouveau colonel du23ème et lui dit :
– Ô vous, mon cher camarade, dites-leur que lefaste insolent de la richesse est mille fois moins doux quel’austère simplicité du soldat ! Du colonel, surtout !Les colonels sont les rois de l’armée. Un colonel est moins qu’ungénéral, et pourtant il a quelque chose de plus. Il vit plus avecle soldat, il pénètre plus avant dans l’intimité de la troupe. Ilest le père, le juge, l’ami de son régiment. L’avenir de chacun deses hommes est dans ses mains ; le drapeau est déposé sous satente ou dans sa chambre. Le colonel et le drapeau ne sont pasdeux, l’un est l’âme, l’autre est le corps !
Il demanda à Mr Rollon la permission d’allerrevoir et embrasser le drapeau du 23ème.
– Vous le verrez demain matin, répondit lenouveau colonel, si vous me faites l’honneur de déjeuner chez moiavec quelques-uns de mes officiers.
Il accepta l’invitation avec enthousiasme etse jeta dans mille questions sur la solde, la masse, l’avancement,le cadre de réserve, l’uniforme, le grand et petit équipement,l’armement, la théorie. Il comprit sans difficulté les avantages dufusil à piston, mais on essaya vainement de lui expliquer le canonrayé. L’artillerie n’était pas son fort ; il avouait pourtantque Napoléon avait dû plus d’une victoire à sa belleartillerie.
Tandis que les innombrables rôtis deMme Renault se succédaient sur la table, Fougas demanda, maissans perdre un coup de dent, quelles étaient les principalesguerres de l’année, combien de nations la France avait sur lesbras, si l’on ne pensait pas enfin à recommencer la conquête dumonde ? Les renseignements qu’on lui donna, sans le satisfairecomplètement, ne lui ôtèrent pas toute espérance.
– J’ai bien fait d’arriver, dit-il, il y a del’ouvrage.
Les guerres d’Afrique ne le séduisaient pasbeaucoup, quoique le 23ème eût conquis là-bas un belaccroissement de gloire.
– Comme école, c’est bon, disait-il. Le soldatdoit s’y former autrement que dans les jardins de Tivoli, derrièreles jupons des nourrices. Mais pourquoi diable ne flanque-t-on pascinq cent mille hommes sur le dos de l’Angleterre ?L’Angleterre est l’âme de la coalition, je ne vous dis queça !
Que de raisonnements il fallut pour lui fairecomprendre la campagne de Crimée, où les Anglais avaient combattu ànos côtés !
– Je comprends, disait-il, qu’on tape sur lesRusses : ils m’ont fait manger mon meilleur cheval. Mais lesAnglais sont mille fois pires ! Si ce jeune homme (L’empereurNapoléon III) ne le sait pas, je le lui dirai. Il n’y a pas dequartier possible après ce qu’ils viennent de faire àSainte-Hélène ! Si j’avais été en Crimée, commandant en chef,j’aurais commencé par rouler proprement les Russes ; aprèsquoi je me serais retourné contre les Anglais, et je les auraisflanqués dans la mer, qui est leur élément !
On lui donna quelques détails sur la campagned’Italie et il fut charmé d’apprendre que le 23ème avaitpris une redoute sous les yeux du maréchal duc de Solferino.
– C’est la tradition du régiment, dit-il enpleurant dans sa serviette. Ce brigand de 23ème n’enfera jamais d’autres ! La déesse des Victoires l’a touché deson aile.
Ce qui l’étonna beaucoup, par exemple, c’estqu’une guerre de cette importance se fût terminée en si peu detemps. Il fallut lui apprendre que depuis quelques années on avaittrouvé le secret de transporter cent mille hommes, en quatre jours,d’un bout à l’autre de l’Europe.
– Bon ! disait-il, j’admets la chose. Cequi m’étonne, c’est que l’empereur ne l’ait pas inventée en 1810,car il avait le génie des transports, le génie des intendances, legénie des bureaux, le génie de tout ! Mais enfin lesAutrichiens se sont défendus, et il n’est pas possible qu’en moinsde trois mois vous soyez arrivés à Vienne.
– Nous ne sommes pas allés si loin, eneffet.
– Vous n’avez pas poussé jusqu’àVienne ?
– Non.
– Eh bien, alors, où avez-vous donc signé lapaix ?
– À Villafranca.
– À Villafranca ? C’est donc la capitalede l’Autriche !
– Non, c’est un village d’Italie.
– Monsieur, je n’admets pas qu’on signe lapaix ailleurs que dans les capitales. C’était notre principe, notreABC, le paragraphe premier de la Théorie. Il paraît que le monde abien changé depuis que je ne suis plus là. Mais patience !
Ici, la vérité m’oblige à dire que Fougas segrisa au dessert. Il avait bu et mangé comme un héros d’Homère etparlé plus copieusement que Cicéron dans ses bons jours. Les fuméesdu vin, de la viande et de l’éloquence lui montèrent au cerveau. Ildevint familier, tutoya les uns, rudoya les autres et lâcha untorrent d’absurdités à faire tourner quarante moulins. Son ivressen’avait rien de brutal et surtout rien d’ignoble ; ce n’étaitque le débordement d’un esprit jeune, aimant, vaniteux et déréglé.Il porta cinq ou six toasts : à la gloire, à l’extension denos frontières, à la destruction du dernier des Anglais, à MlleMars, espoir de la scène française, à la sensibilité, lien fragile,mais cher, qui unit l’amant à son objet, le père à son fils, lecolonel à son régiment !
Son style, singulier mélange de familiarité etd’emphase, provoqua plus d’un sourire dans l’auditoire. Il s’enaperçut, et un reste de défiance s’éveilla au fond de son cœur. Detemps à autre, il se demandait tout haut si ces gens-là n’abusaientpoint de sa naïveté.
– Malheur ! s’écriait-il, malheur à ceuxqui voudraient me faire prendre des vessies pour deslanternes ! La lanterne éclaterait comme une bombe etporterait le deuil aux environs !
Après de tels discours, il ne lui restait plusqu’à rouler sous la table, et ce dénouement était assez prévu. Maisle colonel appartenait à une génération d’hommes robustes,accoutumés à plus d’un genre d’excès, aussi forts contre le plaisirque contre les dangers, les privations et les fatigues. LorsqueMme Renault remua sa chaise pour indiquer que le repas étaitfini, Fougas se leva sans effort, arrondit son bras avec grâce etconduisit sa voisine au salon. Sa démarche était un peu roide, ettout d’une pièce, mais il allait droit devant lui, et ne trébuchaitpoint. Il prit deux tasses de café et passablement de liqueursalcooliques, après quoi il se mit à causer le plus raisonnablementdu monde. Vers dix heures, Mr Martout ayant exprimé le désird’entendre son histoire, il se plaça lui-même sur la sellette, serecueillit un instant et demanda un verre d’eau sucrée. On s’assiten cercle autour de lui et il commença le discours suivant, dont lestyle un peu suranné se recommande à votre indulgence.