L’Œuvre

Chapitre 7

 

Lorsqu’il se retrouva sur le pavé de Paris, Claude fut prisd’une fièvre de vacarme et de mouvement, du besoin de sortir, debattre la ville, d’aller voir les camarades. Il filait dès sonréveil, il laissait Christine installer seule l’atelier qu’ilsavaient loué rue de Douai, près du boulevard de Clichy. Ce fut dela sorte que, le surlendemain de sa rentrée, il tomba chezMahoudeau, à huit heures du matin, par un petit jour gris et glacéde novembre, qui se levait à peine.

Pourtant, la boutique de la rue du Cherche-Midi, que lesculpteur occupait toujours, était ouverte ; et celui-ci, laface blanche, mal réveillé, enlevait les volets en grelottant.

« Ah ! c’est toi !… Fichtre ! tu étaismatinal, à la campagne… Est-ce fait ? es-tu deretour ?

– Oui, depuis avant-hier.

– Bon ! on va se voir… Entre donc, ça commence à piquer, cematin. »

Mais Claude, dans la boutique, eut plus froid que dans la rue.Il garda le collet de son paletot relevé, il fourra les mains aufond de ses poches, saisi d’un frisson devant l’humiditéruisselante des murailles nues, la boue des tas d’argile et lescontinuelles flaques d’eau qui trempaient le sol. Un vent de misèreavait soufflé là, vidant les planches des moulages antiques,cassant les selles et les baquets, raccommodés avec des cordes.C’était un coin de gâchis et de désordre, une cave de maçon tombéen déconfiture. Et, sur la vitre de la porte, barbouillée de craie,il y avait, comme par dérision, un grand soleil rayonnant, dessinéà coups de pouce, agrémenté d’un visage au centre, dont la boucheen demi-cercle éclatait de rire.

« Attends, reprit Mahoudeau, on allume du feu. Ces sacrésateliers, avec l’eau des linges, ça se refroidit tout desuite. »

Alors, en se retournant, Claude aperçut Chaîne agenouillé prèsdu poêle, achevant de dépailler un vieux tabouret pour enflammer lecharbon. Il lui dit bonjour ; mais il n’en tira qu’un sourdgrognement, sans le décider à lever la tête.

« Et que fais-tu, en ce moment, mon vieux ?demanda-t-il au sculpteur.

– Oh ! pas grand-chose de propre, va ! Une fichueannée, plus mauvaise encore que la dernière, qui n’avait rienvalu !… Tu sais que les bons dieux traversent une crise. Oui,il y a une baisse sur la sainteté ; et, dame ! j’ai dû meserrer le ventre… Tiens ! en attendant, j’en suis réduit àça. »

Il débarrassait un buste de ses linges, il montra une figurelongue, allongée encore par des favoris, monstrueuse de prétentionet d’infinie bêtise.

« C’est un avocat d’à côté… Hein ? est-il assezrépugnant, le coco ? Et ce qu’il m’embête à vouloir que jesoigne sa bouche !… Mais il faut manger, n’est-cepas ? »

Il avait bien une idée pour le Salon, une figure debout, uneBaigneuse, tâtant l’eau de son pied, dans cette fraîcheur dont lefrisson rend si adorable la chair de la femme ; et il enmontra une maquette déjà fendillée à Claude, qui la regarda ensilence, surpris et mécontent des concessions qu’il yremarquait : un épanouissement du joli sous l’exagérationpersistante des formes, une envie naturelle de plaire, sans troplâcher encore le parti pris du colossal. Seulement, il se désolait,car c’était une histoire qu’une figure debout. Il fallait desarmatures de fer, qui coûtaient bon, et une selle qu’il n’avaitpas, et tout un attirail. Aussi allait-il sans doute se décider àla coucher au bord de l’eau.

« Hein ? qu’en dis-tu ?… Comment latrouves-tu ?

– Pas mal, répondit enfin le peintre. Un peu romance, malgré sescuisses de bouchère ; mais ça ne se jugera qu’à l’exécution…Et debout, mon vieux, debout, autrement tout fiche lecamp ! »

Le poêle ronflait, et Chaîne, muet, se releva. Il rôda uninstant, entra dans l’arrière-boutique noire, où se trouvait le litqu’il partageait avec Mahoudeau ; puis, il reparut, le chapeausur la tête, plus silencieux encore, d’un silence volontaire,accablant. Sans hâte, de ses doigts gourds de paysan, il prit unmorceau de fusain, il écrivit sur le mur : « Je vaisacheter du tabac, remets du charbon dans le poêle. » Et ilsortit.

Stupéfait, Claude l’avait regardé faire. Il se tourna versl’autre.

« Quoi donc ?

– Nous ne nous parlons plus, nous nous écrivons, dittranquillement le sculpteur.

– Depuis quand ?

– Trois mois.

– Et vous couchez ensemble ?

– Oui. »

Claude éclata d’un grand rire. Ah ! par exemple, il fallaitdes caboches joliment dures ! Et à propos de quoi cettebrouille ? Mais, vexé, Mahoudeau s’emportait contre cettebrute de Chaîne. Est-ce qu’un soir, rentrant à l’improviste, il nel’avait pas surpris avec Mathilde, l’herboriste d’à côté, enchemise tous les deux, mangeant un pot de confiture ! Cen’était pas l’affaire de la trouver sans jupon : ça, il s’enfichait ; seulement, le pot de confiture était de trop.Non ! jamais il ne pardonnerait qu’on se payât salement desdouceurs en cachette, lorsque lui mangeait son pain sec ! Quediable, on fait comme pour la femme, on partage !

Et il y avait bientôt trois mois que la rancune durait, sans unedétente, sans une explication. La vie s’était organisée, ilsréduisaient les rapports strictement nécessaires aux courtesphrases, charbonnées le long des murs. D’ailleurs, ils continuaientà n’avoir qu’une femme comme ils n’avaient qu’un lit, après êtretacitement tombés d’accord sur les heures de chacun d’eux, l’unsortant quand venait le tour de l’autre. Mon Dieu ! on n’avaitpas besoin de tant parler dans l’existence, on s’entendait tout demême.

Cependant, Mahoudeau, qui achevait de charger le poêle, sesoulagea de tout ce qu’il amassait.

« Eh bien, tu me croiras si tu veux, mais quand on crève lafaim, ce n’est pas désagréable de ne jamais s’adresser la parole.Oui, on s’abrutit dans le silence, c’est comme un empâtement quicalme un peu les maux d’estomac… Ah ! ce Chaîne, tu n’as pasidée de son fonds paysan ! Lorsqu’il a eu mangé son derniersou, sans arriver à gagner avec la peinture la fortune attendue, ils’est lancé dans le négoce, un petit négoce qui devait luipermettre d’achever ses études. Hein ? très fort, lebonhomme ! et tu vas voir son plan : il se faisaitenvoyer de l’huile d’olive de Saint-Firmin, son village, puis ilbattait le pavé, il plaçait l’huile dans les riches famillesprovençales, qui ont des positions à Paris. Malheureusement, ça n’apas duré, il est trop rustre, il s’est fait mettre à la porte departout… Alors, mon vieux, comme il reste une jarre d’huile dontpersonne ne veut, ma foi ; nous vivons dessus. Oui, les joursoù nous avons du pain, nous trempons notre pain dedans. »

Et il montra la jarre, dans un coin de la boutique. L’huileavait coulé, la muraille et le sol étaient noirs de larges tachesgrasses.

Claude cessa de rire. Ah ! cette misère, queldécouragement ! comment en vouloir à ceux qu’elleécrase ? Il se promenait par l’atelier, ne se fâchait pluscontre les maquettes aveulies de concessions, tolérait l’affreuxbuste lui-même. Et il tomba ainsi sur une copie que Chaîne avaitfaite au Louvre, un Mantegna, rendu avec une sécheressed’exactitude extraordinaire.

« L’animal ! murmura-t-il, c’est presque ça, jamais iln’a fait mieux… Peut-être n’a-t-il que le tort d’être né quatresiècles trop tard. »

Puis la chaleur devenant forte, il ôta son paletot, enajoutant :

« Il est bien long à aller chercher son tabac.

– Oh ! son tabac, je le connais, dit Mahoudeau, qui s’étaitmis à son buste, fouillant les favoris. Il est là, derrière le mur,son tabac… Quand il me voit occupé, il file trouver Mathilde, parcequ’il croit voler sur ma part… Idiot, va !

– Ça dure donc toujours, les amours avec elle ?

– Oui, une habitude ! Elle ou une autre ! Et puis,c’est elle qui revient… Ah ! grand Dieu ! elle m’en donneencore de trop ! »

Du reste, il parlait de Mathilde sans colère, en disantsimplement qu’elle devait être malade. Depuis la mort du petitJabouille, elle était retombée à la dévotion, ce qui ne l’empêchaitpas de scandaliser le quartier. Malgré les quelques dames pieusesqui continuaient à acheter chez elle des objets délicats etintimes, pour éviter à leur pudeur le premier embarras de lesdemander autre part, l’herboristerie périclitait, la faillitesemblait imminente. Un soir, la Compagnie du Gaz lui ayant ferméson compteur, pour défaut de paiement, elle était venue emprunterchez ses voisins de l’huile d’olive, qui d’ailleurs avait refusé debrûler dans les lampes. Elle ne payait plus personne, elle enarrivait à s’éviter les frais d’un ouvrier, en confiant à Chaîne laréparation des injecteurs et des seringues que les dévotes luirapportaient, soigneusement dissimulés dans des journaux. Onprétendait même, chez le marchand de vin d’en face, qu’ellerevendait à des couvents des canules qui avaient servi. Enfin,c’était un désastre, la boutique mystérieuse, avec ses ombresfuyantes de soutanes, ses chuchotements discrets de confessionnal,son encens refroidi de sacristie, tout ce qu’on y remuait de petitssoins dont on ne pouvait parler à voix haute, glissait à un abandonde ruine. Et la misère en était à ce point, que les herbes séchéesdu plafond grouillaient d’araignées, et que les sangsues, crevées,déjà vertes, surnageaient dans les bocaux.

« Tiens ! le voilà, reprit le sculpteur. Tu vas lavoir arriver derrière lui. »

Chaîne, en effet, rentrait. Il sortit avec affectation un cornetde tabac, bourra sa pipe, se mit à fumer devant le poêle, dans unredoublement de silence, comme s’il n’y avait eu personne là. Et,tout de suite, Mathilde parut, en voisine qui vient dire un petitbonjour. Claude la trouva maigrie encore, la face éclaboussée desang sous la peau, avec ses yeux de flamme, sa bouche élargie parla perte de deux autres dents. Les odeurs d’aromates qu’elleportait toujours dans ses cheveux dépeignés, semblaientrancir ; ce n’était plus la douceur des camomilles, lafraîcheur des anis ; et elle emplit la pièce de cette menthepoivrée, qui paraissait être son haleine, mais tournée, comme gâtéepar la chair meurtrie qui la soufflait.

« Déjà au travail ! cria-t-elle. Bonjour, monbibi. »

Sans s’inquiéter de Claude, elle embrassa Mahoudeau. Puis, ellevint serrer la main du premier, avec cette impudeur, cette façon dejeter le ventre en avant, qui la faisait s’offrir à tous leshommes. Et elle continua :

« Vous ne savez pas, j’ai retrouvé une boîte de guimauve,et nous allons nous la payer pour déjeuner… Hein ? c’estgentil, partageons !

– Merci, dit le sculpteur, ça m’empâte, j’aime mieux fumer unepipe. »

Et, voyant Claude remettre son paletot :

« Tu pars ?

– Oui, j’ai hâte de me dérouiller, de respirer un peu l’air deParis. »

Pourtant, il s’attarda quelques minutes encore à regarder Chaîneet Mathilde qui se gavaient de guimauve, prenant chacun sonmorceau, l’un après l’autre. Et, bien qu’averti, il fut de nouveaustupéfié, lorsqu’il vit Mahoudeau saisir le fusain et écrire sur lemur : « Donne-moi le tabac que tu as fourré dans tapoche. »

Sans une parole, Chaîne tira le cornet, le tendit au sculpteur,qui bourra sa pipe.

« Alors, à bientôt.

– Oui, à bientôt… En tous cas, à jeudi prochain, chezSandoz. »

Dehors, Claude eut une exclamation, en se heurtant contre unmonsieur, planté devant l’herboristerie, très occupé à fouiller duregard l’intérieur de la boutique, entre les bandages maculés etpoussiéreux de la vitrine.

« Tiens, Jory ! qu’est-ce que tu faislà ? »

Le grand nez rose de Jory remua, effaré.

« Moi, rien… Je passais, je regardais… »

Il se décida à rire, il baissa la voix pour demander, comme sil’on avait pu l’entendre :

« Elle est chez les camarades, à côté, n’est-ce pas ?…Bon ! filons vite. Ce sera pour un autre jour. »

Et il emmena le peintre, il lui apprit des abominations.Maintenant, toute la bande venait chez Mathilde ; ça s’étaitdit de l’un à l’autre, on y défilait chacun à son tour, plusieursmême à la fois, si l’on trouvait ça plus drôle ; et il sepassait de vraies horreurs, des choses épatantes, qu’il lui contadans l’oreille, en l’arrêtant sur le trottoir, au milieu desbousculades de la foule. Hein ? c’était renouvelé desRomains ! voyait-il le tableau, derrière le rempart desbandages et des clysopompes, sous les fleurs à tisane quipleuvaient du plafond ! Une boutique très chic, une débauche àcurés, avec son empoisonnement de parfumeuse louche, installée dansle recueillement d’une chapelle.

« Mais, dit Claude en riant, tu la déclarais affreuse,cette femme. »

Jory eut un geste d’insouciance.

« Oh ! pour ce qu’on en fait !… Ainsi, moi, cematin, je reviens de la gare de l’Ouest, où j’ai accompagnéquelqu’un. Et c’est en passant dans la rue, que l’idée m’a pris deprofiter de l’occasion… Tu comprends, on ne se dérange pasexprès. »

Il donnait ces explications d’un air d’embarras. Puis, soudain,la franchise de son vice lui arracha ce cri de vérité, à lui quimentait toujours :

« Et, zut ! d’ailleurs, je la trouve extraordinaire,si tu veux le savoir… Pas belle, c’est possible, maisensorcelante ! Enfin, une de ces femmes qu’on affecte de nepas ramasser avec des pincettes, et pour qui on fait des bêtises àen crever. »

Alors, seulement, il s’étonna de voir Claude à Paris, et quandil fut au courant, qu’il le sut réinstallé, il reprit, tout d’uncoup :

« Écoute donc ! je t’enlève, tu vas venir déjeuneravec moi chez Irma. »

Violemment, le peintre, intimidé, refusa, prétexta qu’il n’avaitpas même de redingote.

« Qu’est-ce que ça fiche ? Au contraire, c’est plusdrôle, elle sera enchantée… Je crois que tu lui as tapé dans l’œil,elle nous parle toujours de toi… Voyons, ne fais pas la bête, je tedis qu’elle m’attend ce matin et que nous allons être reçus commedes princes. »

Il ne lui lâchait plus le bras, tous deux continuèrent àremonter vers la Madeleine, en causant. D’ordinaire, il se taisaitsur ses amours, comme les ivrognes se taisent sur le vin. Mais, cematin-là, il débordait, il se plaisanta, avoua des histoires.Depuis longtemps, il avait rompu avec la chanteuse de café-concert,amenée par lui de sa petite ville, celle qui lui dépouillait laface à coups d’ongle. Et c’était, d’un bout de l’année à l’autre,un furieux galop de femmes traversant son existence, les femmes lesplus extravagantes, les plus inattendues : la cuisinière d’unemaison bourgeoise où il dînait ; l’épouse légitime d’unsergent de ville, dont il devait guetter les heures defaction ; la jeune employée d’un dentiste, qui gagnaitsoixante francs par mois à se laisser endormir, puis réveiller,devant chaque client, pour donner confiance ; d’autres,d’autres encore, les filles vagues des bastringues, les dames commeil faut en quête d’aventures, les petites blanchisseuses quirapportaient son linge, les femmes de ménage qui retournaient sesmatelas, toutes celles qui voulaient bien, toute la rue avec seshasards, ses raccrocs, ce qui s’offre et ce qu’on vole ; etcela au petit bonheur, les jolies, les laides, les jeunes, lesvieilles, sans choix, uniquement pour la satisfaction de ses grosappétits de mâle, sacrifiant la qualité à la quantité. Chaque nuit,quand il rentrait seul, la terreur de son lit froid le jetait enchasse, battant les trottoirs jusqu’aux heures où l’on assassine,n’allant se coucher que lorsqu’il en avait braconné une, si myoped’ailleurs, que cela l’exposait à des méprises : ainsi, ilraconta qu’un matin, à son réveil, il avait trouvé sur l’oreillerla tête blanche d’une misérable de soixante ans, qu’il avait crueblonde, dans sa hâte.

Au demeurant, il était enchanté de la vie, ses affairesmarchaient. Son avare de père lui avait bien coupé les vivres denouveau, en le maudissant de s’entêter à suivre une voie descandale ; mais il s’en moquait maintenant, il gagnait sept ouhuit mille francs dans le journalisme, où il faisait son trou commechroniqueur et comme critique d’art. Les jours tapageurs duTambour, les articles à un louis, étaient loin ; ilse rangeait, collaborait à deux journaux très lus ; et, bienqu’il restât au fond le jouisseur sceptique, l’adorateur du succèsquand même, il prenait une importance bourgeoise et commençait àrendre des arrêts. Chaque mois, travaillé de sa ladreriehéréditaire, il plaçait déjà de l’argent dans d’infimesspéculations, connues de lui seul ; car jamais ses vices nelui avaient moins coûté, il ne payait, les matins de grandelargesse, qu’une tasse de chocolat aux femmes dont il était trèscontent.

On arrivait rue de Moscou. Claude demanda :

« Alors, c’est toi qui l’entretiens ; cette petiteBécot ?

– Moi ! cria Jory, révolté. Mais, mon vieux, elle a unloyer de vingt mille francs, elle parle de faire bâtir un hôtel quien coûtera cinq cent mille… Non, non, je déjeune et je dîne parfoischez elle, c’est bien assez.

– Et tu couches ? »

Il se mit à rire, sans répondre directement.

« Bête ! on couche toujours… Allons, nous y sommes,entre vite. »

Mais Claude se débattit encore. Sa femme l’attendait pourdéjeuner, il ne pouvait pas. Et il fallut que Jory sonnât, puis lepoussât dans le vestibule, en répétant que ce n’était pas uneexcuse, qu’on allait envoyer le valet de chambre prévenir rue deDouai. Une porte s’ouvrit, ils se trouvèrent devant Irma Bécot, quis’exclama, lorsqu’elle aperçut le peintre.

« Comment ! c’est vous, sauvage ! »

Elle le mit tout de suite à l’aise, en l’accueillant comme unancien camarade, et il vit, en effet, qu’elle ne remarquait mêmepas son vieux paletot. Lui, s’étonnait, car il la reconnaissait àpeine. En quatre ans, elle était devenue autre, la tête faite avecun art de cabotine, le front diminué par la frisure des cheveux, laface tirée en longueur, grâce à un effort de sa volonté sans doute,rousse ardente de blonde pâle qu’elle était, si bien qu’unecourtisane du Titien semblait maintenant s’être levée du petitvoyou de jadis. Ainsi qu’elle le disait parfois, dans ses heuresd’abandon : ça, c’était sa tête pour les jobards. L’hôtel,étroit, avait encore des trous, au milieu de son luxe. Ce quifrappa le peintre, ce fut quelques bons tableaux pendus aux murs,un Courbet, une ébauche de Delacroix surtout. Elle n’était donc pasbête, cette fille, malgré un chat en biscuit colorié, affreux, quise prélassait sur une console du salon ?

Lorsque Jory parla d’envoyer le valet de chambre prévenir chezson ami, elle s’écria, pleine de surprise :

« Comment ! vous êtes marié ?

– Mais oui », répondit Claude simplement.

Elle regarda Jory qui souriait, elle comprit etajouta :

« Ah ! vous vous êtes collé… Que me disait-on que vousaviez horreur des femmes ?… Et vous savez que me voilà vexéejoliment, moi qui vous ai fait peur, rappelez-vous !Hein ? vous me trouvez donc bien laide, que vous vous reculezencore ? »

Des deux mains, elle avait pris les siennes, et elle avançait levisage, souriante et vraiment blessée au fond, le regardant de toutprès, dans les yeux, avec la volonté aiguë de plaire. Il eut unpetit frisson sous cette haleine de fille qui lui chauffait labarbe, tandis qu’elle le lâchait, en disant :

« Enfin, nous recauserons de ça. »

Ce fut le cocher qui alla rue de Douai porter une lettre deClaude, car le valet de chambre avait ouvert la porte de la salle àmanger, pour annoncer que Madame était servie. Le déjeuner, trèsdélicat, se passa correctement, sous l’œil froid dudomestique : on parla des grands travaux qui bouleversaientParis, on discuta ensuite le prix des terrains, ainsi que desbourgeois ayant de l’argent à placer. Mais, au dessert, lorsquetous trois furent seuls devant le café et les liqueurs, qu’ilsavaient décidé de prendre là, sans quitter la table, peu à peu ilss’animèrent, ils s’oublièrent, comme s’ils s’étaient retrouvés aucafé Baudequin.

« Ah ! mes enfants, dit Irma, il n’y a que ça de bon,rigoler ensemble et se ficher du monde ! »

Elle roulait des cigarettes, elle venait de prendre le flacon dechartreuse près d’elle, et elle le vidait, très rouge, les cheveuxenvolés, retombée sur son trottoir de drôlerie canaille.

« Alors, continua Jory qui s’excusait de ne pas lui avoirenvoyé le matin un livre qu’elle désirait, alors, j’allais doncl’acheter, hier soir, vers dix heures, lorsque j’ai rencontréFagerolles…

– Tu mens », dit-elle en l’interrompant d’une voixnette.

Et, pour couper court aux protestations :

« Fagerolles était ici, tu vois bien que tumens. »

Puis, elle se tourna vers Claude :

« Non, c’est dégoûtant, vous n’avez pas idée d’un menteurpareil !… Il ment comme une femme, pour le plaisir, pour despetites saletés sans conséquence. Ainsi, au fond de toute sonhistoire, il n’y a qu’une chose : ne pas dépenser trois francsà m’acheter ce livre. Chaque fois qu’il a dû m’envoyer un bouquet,une voiture a passé dessus, ou bien il n’y avait plus de fleursdans Paris. Ah ! en voilà un qu’il faut aimer pourlui ! »

Jory, sans se fâcher, renversait sa chaise, se balançait ensuçant son cigare. Il se contenta de dire avec unricanement :

« Du moment que tu as renoué avec Fagerolles…

– Je n’ai pas renoué du tout ! cria-t-elle, furieuse. Etpuis, est-ce que ça te regarde ?… Je m’en moque,entends-tu ! de ton Fagerolles. Il sait bien, lui, qu’on ne sefâche pas avec moi. Oh ! nous nous connaissons tous les deux,nous avons poussé dans la même fente de pavé… Tiens ! regarde,quand je voudrai, je n’aurai qu’à faire ça, rien qu’un signe dupetit doigt, et il sera là, par terre, à me lécher les pieds… Ilm’a dans le sang, ton Fagerolles ! »

Elle s’animait, il crut prudent de battre en retraite.

« Mon Fagerolles, murmura-t-il, mon Fagerolles…

– Oui, ton Fagerolles ! Est-ce que tu t’imagines que je nevous vois pas, lui toujours à te passer la main dans le dos, parcequ’il espère des articles, et toi faisant le bon prince, calculantle bénéfice que tu en tireras, si tu appuies un artiste aimé dupublic ? »

Jory, cette fois, bégaya, très ennuyé devant Claude. Il ne sedéfendit pas d’ailleurs, il préféra tourner la querelle auplaisant. Hein ? était-elle amusante, quand elle s’allumaitainsi ? l’œil en coin luisant de vice, la bouche tordue pourl’engueulade !

« Seulement, ma chère, tu fais craquer tonTitien. »

Elle se mit à rire, désarmée.

Claude, noyé de bien-être, buvait des petits verres de cognac,sans savoir. Depuis deux heures qu’on était là, une griseriemontait, cette griserie hallucinante des liqueurs, au milieu de lafumée du tabac. On causait d’autre chose, il était question desgrands prix que commençait à atteindre la peinture. Irma, qui neparlait plus, gardait un bout éteint de cigarette aux lèvres, lesyeux fixés sur le peintre. Et elle l’interrogea brusquement, letutoyant comme dans un songe.

« Où l’as-tu prise, ta femme ? »

Cela ne parut pas le surprendre, ses idées s’en allaient àl’abandon.

« Elle arrivait de province, elle était chez une dame, ethonnête pour sûr.

– Jolie ?

– Mais oui, jolie. »

Un instant, Irma retomba dans son rêve ; puis, avec unsourire :

« Fichtre ! quelle veine ! Il n’y en avait plus,on en a fait une pour toi, alors ! »

Mais elle se secoua, elle cria, en quittant la table :

« Bientôt trois heures… Ah ! mes enfants, je vousflanque à la porte. Oui, j’ai rendez-vous avec un architecte, jevais visiter un terrain près du parc Monceau, vous savez, dans cequartier neuf, qu’on bâtit. J’ai flairé un coup par là. »

On était revenu au salon, elle s’arrêta devant une glace, fâchéede se voir si rouge.

« C’est pour cet hôtel, n’est-ce pas ? demanda Jory.Tu as donc trouvé l’argent ? »

Elle rabattait ses cheveux sur son front, elle semblait effacerde la main le sang de ses joues, rallongeait l’ovale de sa figure,se refaisait sa tête de courtisane fauve, d’un charme intelligentd’œuvre d’art ; et, se retournant, elle lui jeta pour touteréponse :

« Regarde ! le revoilà, mon Titien ! »

Déjà, au milieu des rires, elle les poussait vers le vestibule,où elle reprit les deux mains de Claude, sans parler, en luiplantant de nouveau son regard de désir au fond des yeux. Dans larue, il éprouva un malaise. L’air froid le dégrisait, un remords letorturait maintenant, d’avoir parlé de Christine à cette fille. Ilfit le serment de ne jamais remettre les pieds chez elle.

« Hein ? n’est-ce pas ? une bonne enfant, disaitJory, en allumant un cigare, qu’il avait pris dans la boîte, avantde partir. Tu sais, d’ailleurs, ça n’engage à rien : ondéjeune, on dîne, on couche ; et bonjour ; bonsoir, on vachacun à ses affaires. »

Mais une sorte de honte empêchait Claude de rentrer tout desuite, et lorsque son compagnon, excité par le déjeuner, mis enappétit de flâne, parla de monter serrer la main à Bongrand, il futravi de l’idée, tous deux gagnèrent le boulevard de Clichy.

Bongrand occupait là, depuis vingt ans, un vaste atelier, où iln’avait point sacrifié au goût du jour, à cette magnificence detentures et de bibelots dont commençaient à s’entourer les jeunespeintres. C’était l’ancien atelier nu et gris, orné des seulesétudes du maître, accrochées sans cadre, serrées comme les ex-votod’une chapelle. Le seul luxe consistait en une psyché empire, unevaste armoire normande, deux fauteuils de velours d’Utrecht, liméspar l’usage. Dans un coin, une peau d’ours, qui avait perdu tousses poils, recouvrait un large divan. Mais l’artiste gardait, de sajeunesse romantique, l’habitude d’un costume de travail spécial, etce fut en culotte flottante, en robe nouée d’une cordelière, lesommet du crâne coiffé d’une calotte ecclésiastique, qu’il reçutles visiteurs.

Il était venu ouvrir lui-même, sa palette et ses pinceaux à lamain.

« Vous voilà ! ah, la bonne idée !… Je pensais àvous, mon cher. Oui, je ne sais plus qui m’avait annoncé votreretour, et je me disais que je ne tarderais pas à vousvoir. »

Sa main libre était allée d’abord à Claude, dans un élan de viveaffection. Il serra ensuite celle de Jory, en ajoutant :

« Et vous, jeune pontife, j’ai lu votre dernier article, jevous remercie du mot aimable qui s’y trouvait pour moi… Entrez,entrez donc tous les deux ! Vous ne me dérangez pas, jeprofite du jour jusqu’à la dernière minute, car on n’a le temps derien faire, par ces sacrées journées de novembre. »

Il s’était remis au travail, debout devant un chevalet où setrouvait une petite toile, deux femmes, la mère et la fille,cousant dans l’embrasure d’une fenêtre ensoleillée. Derrière lui,les jeunes gens regardaient.

« C’est exquis », finit par murmurer Claude.

Bongrand haussa les épaules, sans se retourner.

« Bah ! une petite bêtise. Il faut bien s’occuper,n’est-ce pas ?… J’ai fait ça sur nature, chez des amies, et jele nettoie un peu.

– Mais c’est complet, c’est un bijou de vérité et de lumière,reprit Claude qui s’échauffait. Ah ! la simplicité de ça,voyez-vous, la simplicité, c’est ce qui me bouleverse,moi ! »

– Du coup, le peintre se recula, cligna les yeux, d’un air pleinde surprise.

« Vous trouvez ? ça vous plaît, vraiment ?… Ehbien, quand vous êtes entrés, j’étais en train de la juger infecte,cette toile… Parole d’honneur ! je broyais du noir, j’étaisconvaincu que je n’avais plus pour deux sous de talent. »

Ses mains tremblaient, tout son grand corps était dans letressaillement douloureux de la création. Il se débarrassa de sapalette, il revint vers eux, avec des gestes qui battaient levide ; et cet artiste vieilli au milieu du succès, dont laplace était assurée dans l’École française, leur cria :

« Ça vous étonne, mais il y a des jours où je me demande sije vais savoir dessiner un nez… Oui, à chacun de mes tableaux, j’aiencore une grosse émotion de débutant, le cœur qui bat, uneangoisse qui sèche la bouche, enfin un trac abominable. Ah !le trac, jeunes gens, vous croyez le connaître, et vous ne vous endoutez même pas, parce que, mon Dieu ! vous autres, si vousratez une œuvre, vous en êtes quittes pour vous efforcer d’en faireune meilleure, personne ne vous accable ; tandis que nous, lesvieux, nous qui avons donné notre mesure, qui sommes forcés d’êtreégaux à nous-mêmes, sinon de progresser, nous ne pouvons faiblir,sans culbuter dans la fosse commune… Va donc, homme célèbre, grandartiste, mange-toi la cervelle, brûle ton sang, pour monter encore,toujours plus haut, toujours plus haut ; et si tu piétines surplace, au sommet, estime-toi heureux, use tes pieds à piétiner leplus longtemps possible ; et, si tu sens que tu déclines, ehbien, achève de te briser, en roulant dans l’agonie de ton talentqui n’est plus de l’époque, dans l’oubli où tu es de tes œuvresimmortelles, éperdu de ton effort impuissant à créerdavantage ! »

Sa voix forte s’était enflée avec un éclat final detonnerre ; et sa grande face rouge exprimait une angoisse. Ilmarcha, il continua, emporté comme malgré lui par un souffle deviolence :

« Je vous l’ai dit vingt fois qu’on débutait toujours, quela joie n’était pas d’être arrivé là-haut, mais de monter, d’enêtre encore aux gaietés de l’escalade. Seulement, vous ne comprenezpas, vous ne pouvez pas comprendre, il faut y passer soi-même…Songez donc ; on espère tout, on rêve tout. C’est l’heure desillusions sans bornes : on a de si bonnes jambes, que les plusdurs chemins paraissent courts ; on est dévoré d’un telappétit de gloire, que les premiers petits succès emplissent labouche d’un goût délicieux. Quel festin, quand on va pouvoirrassasier son ambition ! et l’on y est presque, et l’ons’écorche avec bonheur ! Puis, c’est fait, la cime estconquise, il s’agit de la garder. Alors, l’abomination commence, ona épuisé l’ivresse, on la trouve courte, amère au fond, ne valantpas la lutte qu’elle a coûté. Plus d’inconnu à connaître, desensations à sentir. L’orgueil a eu sa ration de renommée, on saitqu’on a donné ses grandes œuvres, on s’étonne qu’elles n’aient pasapporté des jouissances plus vives. Dès ce moment, l’horizon sevide, aucun espoir nouveau ne vous appelle là-bas, il ne reste qu’àmourir. Et pourtant on se cramponne, on ne veut pas être fini, ons’entête à la création comme les vieillards à l’amour, péniblement,honteusement… Ah ! l’on devrait avoir le courage et la fiertéde s’étrangler, devant son dernier chef-d’œuvre ! »

Il s’était grandi, ébranlant le haut plafond de l’atelier,secoué d’une émotion si forte, que des larmes parurent dans sesyeux. Et il revint tomber sur une chaise, en face de sa toile, ildemanda de l’air inquiet d’un élève qui a besoin d’êtreencouragé :

« Alors, vraiment, ça vous paraît bien ?… Moi, jen’ose plus croire. Mon malheur doit être que j’ai à la fois trop etpas assez de sens critique. Dès que je me mets à une étude, jel’exalte ; puis, si elle n’a pas de succès, je me torture. Ilvaudrait mieux ne pas y voir du tout, comme cet animal deChambouvard, ou bien y voir très clair et ne plus peindre…Franchement, vous aimez cette petite toile ? »

Claude et Jory restaient immobiles, étonnés, embarrassés devantce sanglot de grande douleur, dans l’enfantement. À quel instant decrise étaient-ils donc venus, pour que ce maître hurlât desouffrance, en les consultant comme des camarades ? Et le pisétait qu’ils n’avaient pu cacher une hésitation, sous les gros yeuxardents dont il les suppliait, des yeux où se lisait la peur cachéede sa décadence. Eux, connaissaient bien le bruit courant, ilspartageaient l’opinion que le peintre, depuis sa Noce auvillage, n’avait rien fait qui valût ce tableau fameux. Même,après s’être maintenu dans quelques toiles, il glissait désormais àune facture plus savante et plus sèche. L’éclat s’en allait, chaqueœuvre semblait déchoir. Mais c’étaient là des choses qu’on nepouvait dire, et Claude, lorsqu’il se fut remis,s’exclama :

« Vous n’avez jamais rien peint de sipuissant ! »

Bongrand le regarda encore, droit dans les yeux. Puis, il seretourna vers son œuvre, s’absorba, eut un mouvement de ses deuxbras d’hercule, comme s’il eût fait craquer ses os, pour soulevercette petite toile, si légère. Et il murmura, se parlant àlui-même :

« Nom de Dieu ! que c’est lourd ! N’importe, j’ylaisserai la peau, plutôt que de dégringoler ! »

Il reprit sa palette, se calma dès le premier coup de pinceau,arrondissant ses épaules de brave homme, avec sa nuque large, où ilrestait de la carrure obstinée du paysan, dans le croisement definesse bourgeoise dont il était le produit.

Un silence s’était fait. Jory, les yeux toujours sur le tableau,demanda :

« C’est vendu ? »

Le peintre répondit sans hâte, en artiste qui travaillait à sesheures et qui n’avait pas le souci du gain.

« Non… Ça me paralyse, quand j’ai un marchand dans ledos. »

Et, sans cesser de travailler, il continua, mais goguenard àprésent.

« Ah ! on commence à en faire un négoce, avec lapeinture !… Positivement, je n’ai jamais vu ça, moi qui tourneà l’ancêtre… Ainsi, vous, l’aimable journaliste, leur en avez-vousflanqué des fleurs aux jeunes, dans cet article où vous menommiez ! Ils étaient deux ou trois cadets là-dedans quiavaient tout bonnement du génie. »

Jory se mit à rire.

« Dame ! quand on a un journal, c’est pour en user. Etpuis, le public aime ça, qu’on lui découvre des grands hommes.

– Sans doute, la bêtise du public est infinie, je veux bien quevous l’exploitiez… Seulement, je me rappelle nos débuts, à nousautres. Fichtre ! nous n’étions pas gâtés, nous avions devantnous dix ans de travail et de lutte, avant de pouvoir imposer grandcomme ça de peinture… Tandis que, maintenant, le premier godelureausachant camper un bonhomme, fait retentir toutes les trompettes dela publicité. Et quelle publicité ! un charivari d’un bout dela France à l’autre, de soudaines renommées qui poussent du soir aumatin, et qui éclatent en coups de foudre, au milieu despopulations béantes. Sans parler des œuvres, ces pauvres œuvresannoncées par des salves d’artillerie, attendues dans un délired’impatience, enrageant Paris pendant huit jours, puis tombant àl’éternel oubli !

– C’est le procès à la presse d’informations que vous faites là,déclara Jory, qui était allé s’allonger sur le divan, en allumantun nouveau cigare. Il y a du bien et du mal à en dire, mais il fautêtre de son temps, que diable ! »

Bongrand secouait la tête ; et il repartit, dans unehilarité énorme :

« Non ! non ! on ne peut plus lâcher la moindrecroûte, sans devenir un jeune maître… Moi, voyez-vous, ce qu’ilsm’amusent, vos jeunes maîtres ! »

Mais, comme si une association d’idées s’était produite en lui,il s’apaisa, il se tourna vers Claude, pour poser cettequestion :

« À propos, et Fagerolles, avez-vous vu sontableau ?

– Oui », répondit simplement le jeune homme.

Tous deux continuaient de se regarder, un sourire invincibleétait monté à leurs lèvres, et Bongrand ajouta enfin :

« En voilà un qui vous pille ! »

Jory, pris d’un embarras, avait baissé les yeux, se demandants’il défendrait Fagerolles. Sans doute, il lui sembla profitable dele faire, car il loua le tableau, cette actrice dans sa loge, dontune reproduction gravée avait alors un grand succès aux étalages.Est-ce que le sujet n’était pas moderne ? est-ce que cen’était pas joliment peint, dans la gamme claire de l’écolenouvelle ? Peut-être aurait-on pu désirer plus de force ;seulement, il fallait laisser sa nature à chacun ; puis, ça netraînait pas dans les rues, le charme et la distinction.

Penché sur sa toile, Bongrand, qui d’habitude ne lâchait que deséloges paternels sur les jeunes, frémissait, faisait un visibleeffort pour ne pas éclater. Mais l’explosion eut lieu malgrélui.

« Fichez-nous la paix, hein ! avec votreFagerolles ! Vous nous croyez donc plus bêtes quenature !… Tenez ! vous voyez le grand peintre iciprésent. Oui, ce jeune monsieur-là, qui est devant vous ! Ehbien ! tout le truc consiste à lui voler son originalité et àl’accommoder à la sauce veule de l’École des Beaux-Arts !Parfaitement ! on prend du moderne, on peint clair, mais ongarde le dessin banal et correct, la composition agréable de toutle monde, enfin la formule qu’on enseigne là-bas, pour l’agrémentdes bourgeois. Et l’on noie ça de facilité, oh ! de cettefacilité exécrable des doigts, qui sculpteraient aussi bien desnoix de coco, de cette facilité coulante, plaisante, qui fait lesuccès et qui devrait être punie du bagne,entendez-vous ! »

Il brandissait en l’air sa palette et ses brosses, dans ses deuxpoings fermés.

« Vous êtes sévère, dit Claude gêné. Fagerolles a vraimentdes qualités de finesse.

– On m’a conté, murmura Jory, qu’il venait de passer un traitétrès dangereux avec Naudet. »

Ce nom jeté ainsi dans la conversation, détendit une fois encoreBongrand, qui répéta, en dodelinant des épaules :

« Ah ! Naudet… ah ! Naudet… »

Et il les amusa beaucoup, avec Naudet, qu’il connaissait bien.C’était un marchand, qui, depuis quelques années, révolutionnait lecommerce des tableaux. Il ne s’agissait plus du vieux jeu, laredingote crasseuse et le goût si fin du père Malgras, les toilesdes débutants guettées, achetées à dix francs pour être revenduesquinze, tout ce petit train-train de connaisseur, faisant la mouedevant l’œuvre convoitée pour la déprécier, adorant au fond lapeinture, gagnant sa pauvre vie à renouveler rapidement sesquelques sous de capital, dans des opérations prudentes. Non, lefameux Naudet avait des allures de gentilhomme, jaquette defantaisie, brillant à la cravate, pommadé, astiqué, verni ;grand train d’ailleurs, voiture au mois, fauteuil à l’Opéra, tableréservée chez Bignon, fréquentant partout où il était décent de semontrer. Pour le reste, un spéculateur, un boursier, qui se moquaitradicalement de la bonne peinture. Il apportait l’unique flair dusuccès, il devinait l’artiste à lancer, non pas celui quipromettait le génie discuté d’un grand peintre, mais celui dont letalent menteur, enflé de fausses hardiesses, allait faire prime surle marché bourgeois. Et c’était ainsi qu’il bouleversait ce marché,en écartant l’ancien amateur de goût et en ne traitant plus qu’avecl’amateur riche, qui ne se connaît pas en art, qui achète untableau comme valeur de Bourse, par vanité ou dans l’espoir qu’ellemontera.

Là, Bongrand, très farceur, avec un vieux fond de cabotin, semit à jouer la scène. Naudet arrive chez Fagerolles. « Vousavez du génie, mon cher. Ah ! votre tableau de l’autre jourest vendu. Combien ? – Cinq cents francs. – Mais vous êtesfou ! il en valait douze cents. Et celui-ci, qui vous reste,combien ? – Mon Dieu ! je ne sais pas, mettons douzecents. – Allons donc, douze cents ! Vous ne m’entendez doncpas, mon cher ? il en vaut deux mille. Je le prends à deuxmille. Et, dès aujourd’hui, vous ne travaillez plus que pour moi,Naudet ! Adieu, adieu, mon cher, ne vous prodiguez pas, votrefortune est faite, je m’en charge. » Le voilà parti, ilemporte le tableau dans sa voiture, il le promène chez sesamateurs, parmi lesquels il a répandu la nouvelle qu’il venait dedécouvrir un peintre extraordinaire. Un de ceux-ci finit par mordreet demande le prix. « Cinq mille. Comment ! cinqmille ! le tableau d’un inconnu, vous vous moquez demoi ! – Écoutez, je vous propose une affaire : je vous levends cinq mille et je vous signe l’engagement de le reprendre àsix mille dans un an, s’il a cessé de vous plaire. » Du coup,l’amateur est tenté : que risque-t-il ? bon placement aufond, et il achète. Alors, Naudet ne perd pas de temps, il en casede la sorte neuf ou dix dans l’année. La vanité se mêle à l’espoirdu gain, les prix montent, une cote s’établit, si bien que,lorsqu’il retourne chez son amateur, celui-ci, au lieu de rendre letableau, en paie un autre huit mille. Et la hausse va toujours sontrain, et la peinture n’est plus qu’un terrain louche, des minesd’or aux buttes Montmartre, lancées par des banquiers, et autourdesquelles on se bat à coups de billets de banque !

Claude s’indignait, Jory trouvait ça très fort, lorsqu’onfrappa. Bongrand, qui alla ouvrir, eut une exclamation.

« Tiens ! Naudet !… Justement, nous parlions devous. »

Naudet, très correct, sans une moucheture de boue, malgré letemps atroce, saluait, entrait avec la politesse recueillie d’unhomme du monde, qui pénètre dans une église.

« Très heureux, très flatté, cher maître… Et vous ne disiezque du bien, j’en suis sûr.

– Mais pas du tout, Naudet, pas du tout ! reprit Bongrandd’une voix tranquille. Nous disions que votre façon d’exploiter lapeinture était en train de nous donner une jolie génération depeintres moqueurs, doublés d’hommes d’affairesmalhonnêtes. »

Sans s’émouvoir, Naudet souriait.

« Le mot est dur, mais si charmant ! Allez, allez,cher maître, rien ne me blesse de vous. »

Et, tombant en extase devant le tableau, les deux petites femmesqui cousaient :

« Ah ! mon Dieu ! je ne le connaissais pas, c’estune merveille !… Ah ! cette lumière ; cette facturesi solide et si large ! Il faut remonter à Rembrandt, oui, àRembrandt !… Écoutez, cher maître, je suis venu simplementpour vous rendre mes devoirs, mais c’est ma bonne étoile qui m’aconduit. Faisons enfin une affaire, cédez-moi ce bijou… Tout ce quevous voudrez, je le couvre d’or. »

On voyait le dos de Bongrand s’irriter à chaque phrase. Ill’interrompit rudement.

« Trop tard, c’est vendu.

– Vendu, mon Dieu ! Et vous ne pouvez vous dégager ?…Dites-moi au moins à qui, je ferai tout, je donnerai tout…Ah ! quel coup terrible ! vendu, en êtes-vous biensûr ? Si l’on vous offrait le double ?

– C’est vendu, Naudet, et en voilà assez, hein ! »

Pourtant, le marchand continua à se lamenter. Il resta quelquesminutes encore, se pâma devant d’autres études, fit le tour del’atelier avec les coups d’œil aigus d’un parieur qui cherche lachance. Lorsqu’il comprit que l’heure était mauvaise et qu’iln’emporterait rien, il s’en alla, saluant d’un air de gratitude,s’exclamant d’admiration jusque sur le palier.

Dès qu’il ne fut plus là, Jory, qui avait écouté avec surprise,se permit une question.

« Mais vous nous aviez dit, il me semble… Ce n’est pasvendu, n’est-ce pas ? »

Bongrand, sans répondre d’abord, revint devant sa toile. Puis,de sa voix tonnante, mettant dans ce cri toute la souffrancecachée, tout le combat naissant qu’il n’avouait pas :

« Il m’embête ! jamais il n’aura rien !… Qu’ilachète à Fagerolles ! »

Un quart d’heure plus tard, Claude et Jory prirent eux-mêmescongé, en le laissant au travail, acharné dans le jour qui tombait.Et, dehors, quand le premier se fut séparé de son compagnon, il nerentra pas tout de suite rue de Douai, malgré sa longue absence. Unbesoin de marcher encore, de s’abandonner à ce Paris, où lesrencontres d’une seule journée lui emplissaient le crâne, le fiterrer jusqu’à la nuit noire, dans la boue glacée des rues, sous laclarté des becs de gaz, qui s’allumaient un à un, pareils à desétoiles fumeuses au fond du brouillard.

Claude attendit impatiemment le jeudi, pour dîner chezSandoz ; car ce dernier, immuable, recevait toujours lescamarades, une fois par semaine. Venait qui voulait, le couvertétait mis. Il avait eu beau se marier, changer son existence, sejeter en pleine lutte littéraire : il gardait son jour, cejeudi qui datait de sa sortie du collège, au temps des premièrespipes. Ainsi qu’il le répétait lui-même, en faisant allusion à safemme, il n’y avait qu’un camarade de plus.

« Dis donc, mon vieux, avait-il dit franchement à Claude,ça m’ennuie beaucoup…

– Quoi donc ?

– Tu n’es pas marié… Oh ! moi, tu sais, je recevrais bienvolontiers ta femme… Mais ce sont les imbéciles, un tas debourgeois qui me guettent et qui raconteraient desabominations…

– Mais certainement, mon vieux, mais Christine elle-mêmerefuserait d’aller chez toi… Oh ! nous comprenons très bien,j’irai seul, compte là-dessus ! »

Dès six heures, Claude se rendit chez Sandoz, rue Nollet, aufond des Batignolles ; et il eut toutes les peines du monde àdécouvrir le petit pavillon que son ami occupait. D’abord, il entradans une grande maison bâtie sur la rue, s’adressa au concierge,qui lui fit traverser trois cours ; puis, il fila le long d’uncouloir entre deux autres bâtisses, descendit un escalier dequelques marches, buta contre la grille d’un étroit jardin :c’était là, le pavillon se trouvait au bout d’une allée. Mais ilfaisait si noir, il avait si bien failli se rompre les jambes dansl’escalier, qu’il n’osait se risquer davantage, d’autant plus qu’unchien énorme aboyait furieusement. Enfin, il entendit la voix deSandoz, qui s’avançait en calmant le chien.

« Ah ! c’est toi… Hein ? nous sommes à lacampagne. On va mettre une lanterne, pour que notre monde ne secasse pas la tête… Entre, entre… Sacré Bertrand, veux-tu tetaire ! Tu ne vois donc pas que c’est un ami,imbécile ! »

Alors, le chien les accompagna vers le pavillon, la queue haute,en sonnant une fanfare d’allégresse. Une jeune bonne avait paruavec une lanterne, qu’elle vint accrocher à la grille, pouréclairer le terrible escalier. Dans le jardin, il n’y avait qu’unepetite pelouse centrale, plantée d’un immense prunier, dontl’ombrage pourrissait l’herbe ; et, devant la maison, trèsbasse, de trois fenêtres de façade seulement, régnait une tonnellede vigne vierge, où luisait un banc tout neuf, installé là commeornement sous les pluies d’hiver, en attendant le soleil.

« Entre », répéta Sandoz.

Il l’introduisit, à droite du vestibule, dans le salon, dont ilavait fait son cabinet de travail. La salle à manger et la cuisineétaient à gauche. En haut, sa mère, qui ne quittait plus le lit,occupait la grande chambre ; tandis que le ménage secontentait de l’autre et du cabinet de toilette, placé entre lesdeux pièces. Et c’était tout, une vraie boîte de carton, descompartiments de tiroir, que séparaient des cloisons minces commedes feuilles de papier. Petite maison de travail et d’espoircependant, vaste à côté des greniers de jeunesse, égayée déjà d’uncommencement de bien-être et de luxe.

« Hein ? cria-t-il, nous en avons, de la place !Ah ! c’est joliment plus commode que rue d’Enfer ! Tuvois, j’ai une pièce à moi tout seul. Et j’ai acheté une table dechêne pour écrire, et ma femme m’a donné ce palmier, dans ce vieuxpot de Rouen… Hein ? c’est chic ! »

Justement, sa femme entrait. Grande, le visage calme et gai,avec de beaux cheveux bruns, elle avait par-dessus sa robe depopeline noire, très simple, un large tablier blanc ; car,bien qu’ils eussent pris une servante à demeure, elle s’occupait dela cuisine, était fière de certains de ses plats, mettait le ménagesur un pied de propreté et de gourmandise bourgeoises.

Tout de suite, Claude et elle furent d’anciennesconnaissances.

« Appelle-le Claude, chérie… Et toi, vieux, appelle-laHenriette… Pas de madame, pas de monsieur, ou je vous flanquechaque fois une amende de cinq sous. »

Ils rirent, et elle s’échappa, réclamée à la cuisine par un platdu Midi, une bouillabaisse, dont elle voulait faire la surprise auxamis de Plassans. Elle en tenait la recette de son mari lui-même,elle y avait acquis un tour de main extraordinaire, disait-il.

« Elle est charmante, ta femme, dit Claude, et elle tegâte. »

Mais Sandoz, assis devant sa table, les coudes parmi les pagesdu livre en train, écrites dans la matinée, se mit à parler dupremier roman de sa série, qu’il avait publié en octobre. Ah !on le lui arrangeait, son pauvre bouquin ! C’était unégorgement, un massacre, toute la critique hurlant à ses trousses,une bordée d’imprécations, comme s’il eût assassiné les gens, à lacorne d’un bois. Et il en riait, excité plutôt, les épaulessolides, avec la tranquille carrure du travailleur qui sait où ilva. Un étonnement seul lui restait, la profonde inintelligence deces gaillards, dont les articles bâclés sur des coins de bureau, lecouvraient de boue, sans paraître soupçonner la moindre de sesintentions. Tout se trouvait jeté dans le baquet aux injures :son étude nouvelle de l’homme physiologique, le rôle tout-puissantrendu aux milieux, la vaste nature éternellement en création, lavie enfin, la vie totale, universelle, qui va d’un bout del’animalité à l’autre, sans haut ni bas, sans beauté nilaideur ; et les audaces de langage, la conviction que toutdoit se dire, qu’il y a des mots abominables nécessaires comme desfers rouges, qu’une langue sort enrichie de ces bains deforce ; et surtout l’acte sexuel, l’origine et l’achèvementcontinu du monde, tiré de la honte où on le cache, remis dans sagloire, sous le soleil. Qu’on se fâchât, il l’admettaitaisément ; mais il aurait voulu au moins qu’on lui fîtl’honneur de comprendre et de se fâcher pour ses audaces, non pourles saletés imbéciles qu’on lui prêtait.

« Tiens ! continua-t-il, je crois qu’il y a encoreplus de niais que de méchants… C’est la forme qui les enrage enmoi, la phrase écrite, l’image, la vie du style. Oui, la haine dela littérature, toute la bourgeoisie en crève ! »

Il se tut, envahi d’une tristesse.

« Bah ! dit Claude après un silence, tu es heureux, tutravailles, tu produis, toi ! »

Sandoz s’était levé, il eut un geste de brusque douleur.

« Ah ! oui, je travaille, je pousse mes livres jusqu’àla dernière page… Mais si tu savais ! si je te disais dansquels désespoirs, au milieu de quels tourments ! Est-ce queces crétins ne vont pas s’aviser aussi de m’accuserd’orgueil ! moi que l’imperfection de mon œuvre poursuitjusque dans le sommeil ! moi qui ne relis jamais mes pages dela veille, de crainte de les juger si exécrables que je ne puissetrouver ensuite la force de continuer !… Je travaille,eh ! sans doute, je travaille ! je travaille comme jevis, parce que je suis né pour ça ; mais, va, je n’en suis pasplus gai, jamais je ne me contente, et il y a toujours la grandeculbute au bout ! »

Un éclat de voix l’interrompit, et Jory parut, enchanté del’existence, racontant qu’il venait de retaper une vieillechronique, pour avoir sa soirée libre. Presque aussitôt, Gagnièreet Mahoudeau, qui s’étaient rencontrés à la porte, arrivèrent encausant. Le premier, enfoncé depuis quelques mois dans une théoriedes couleurs, expliquait à l’autre son procédé.

« Je pose mon ton, continuait-il. Le rouge du drapeaus’éteint et jaunit ; parce qu’il se détache sur le bleu duciel, dont la couleur complémentaire, l’orangé, se combine avec lerouge. »

Claude, intéressé, le questionnait déjà, lorsque la bonneapporta un télégramme.

« Bon ! dit Sandoz, c’est Dubuche qui s’excuse, ilpromet de nous surprendre vers onze heures. »

À ce moment, Henriette ouvrit la porte toute grande, et annonçaelle-même le dîner. Elle n’avait plus son tablier de cuisinière,elle serrait gaiement, en maîtresse de maison, les mains qui setendaient. À table ! à table ! il était sept heures etdemie, la bouillabaisse n’attendait pas. Jory ayant fait remarquerque Fagerolles lui avait juré qu’il viendrait, on ne voulut rienentendre : il devenait ridicule, Fagerolles, à poser pour lejeune maître, accablé de travaux !

La salle à manger où l’on passa, était si petite que, voulant yinstaller le piano, on avait dû percer une sorte d’alcôve, dans uncabinet noir, réservé jusque-là à la vaisselle. Pourtant, lesgrands jours, on tenait encore une dizaine autour de la table rondesous la suspension de porcelaine blanche, mais à la condition decondamner le buffet, si bien que la bonne ne pouvait plus y allerchercher une assiette. D’ailleurs, c’était la maîtresse de maisonqui servait ; et le maître, lui, se plaçait en face, contre lebuffet bloqué, pour y prendre et passer ce dont on avaitbesoin.

Henriette avait mis Claude à sa droite, Mahoudeau à sagauche ; tandis que Jory et Gagnière s’étaient assis aux deuxcôtés de Sandoz.

« Françoise ! appela-t-elle. Donnez-moi donc lesrôties, elles sont sur le fourneau. »

Et, la bonne lui ayant apporté les rôties, elle les distribuaitdeux par deux dans les assiettes, puis commençait à verser dessusle bouillon de la bouillabaisse, lorsque la porte s’ouvrit.

« Fagerolles, enfin ! dit-elle. Placez-vous là, prèsde Claude. »

Il s’excusa d’un air de galante politesse, allégua unrendez-vous d’affaires. Très élégant maintenant, pincé dans desvêtements de coupe anglaise, il avait une tenue d’homme de cercle,relevée par la pointe de débraillé artiste qu’il gardait. Tout desuite, en s’asseyant, il secoua la main de son voisin, il affectaune vive joie.

« Ah ! mon vieux Claude ! Il y a si longtemps queje voulais te voir ! Oui, j’ai eu vingt fois l’idée d’allerlà-bas ; et puis, tu sais, la vie… »

Claude, pris de malaise devant ces protestations, tâchait derépondre avec une cordialité pareille. Mais Henriette, quicontinuait de servir, le sauva, en s’impatientant.

« Voyons, Fagerolles, répondez-moi… Est-ce deux rôties quevous désirez ?

– Certainement, madame, deux rôties… Je l’adore, labouillabaisse. D’ailleurs, vous la faites si bonne ! unemerveille ! »

Tous, en effet, se pâmaient, Mahoudeau et Jory surtout, quidéclaraient n’en avoir jamais mangé de meilleure à Marseille ;si bien que la jeune femme, ravie, rose encore de la chaleur dufourneau, la grande cuiller en main, ne suffisait que juste àremplir les assiettes qui lui revenaient ; et même elle quittasa chaise, courut en personne chercher à la cuisine le reste dubouillon, car la servante perdait la tête.

« Mange donc ! lui cria Sandoz. Nous attendrons bienque tu aies mangé. »

Mais elle s’entêtait, demeurait debout.

« Laisse… Tu ferais mieux de passer le pain. Oui, derrièretoi, sur le buffet… Jory préfère les tartines, la mie quitrempe. »

Sandoz se leva à son tour, aida au service, pendant qu’onplaisantait Jory sur les pâtées qu’il aimait.

Et Claude, pénétré par cette bonhomie heureuse, comme réveilléd’un long sommeil, les regardait tous, se demandait s’il les avaitquittés la veille, ou s’il y avait bien quatre années qu’il n’eûtdîné là, un jeudi. Ils étaient autres pourtant, il les sentaitchangés, Mahoudeau aigri de misère, Jory enfoncé dans sajouissance ; Gagnière plus lointain, envolé ailleurs ;et, surtout, il lui semblait que Fagerolles, près de lui, dégageaitdu froid, malgré l’exagération de sa cordialité. Sans doute, leursvisages avaient vieilli un peu, à l’usure de l’existence ;mais ce n’était pas cela seulement, des vides paraissaient se faireentre eux, il les voyait à part, étrangers, bien qu’ils fussentcoude à coude, trop serrés autour de cette table. Puis, le milieuétait nouveau : une femme, aujourd’hui, apportait son charme,les calmait par sa présence. Alors, pourquoi, devant ce cours fataldes choses qui meurent et se renouvellent, avait-il donc cettesensation de recommencement ? pourquoi aurait-il juré qu’ils’était assis à cette place, le jeudi de la semaineprécédente ? et il crut comprendre enfin : c’était Sandozqui, lui, n’avait pas bougé, aussi entêté dans ses habitudes decœur que dans ses habitudes de travail, radieux de les recevoir àla table de son jeune ménage, ainsi qu’il l’était jadis de partageravec eux son maigre repas de garçon. Un rêve d’éternelle amitiél’immobilisait, des jeudis pareils se succédaient à l’infini,jusqu’aux derniers lointains de l’âge. Tous éternellementensemble ! tous partis à la même heure et arrivés dans la mêmevictoire !

Il dut deviner la pensée qui rendait Claude muet, il lui dit autravers de la nappe, avec son bon rire de jeunesse :

« Hein ? vieux, t’y voilà encore ! Ah ! nomd’un chien ; que tu nous as manqué !… Mais, tu vois, rienne change, nous sommes tous les mêmes… N’est-ce pas ? vousautres ! »

Ils répondirent par des hochements de tête. Sans doute, sansdoute !

« Seulement, continua-t-il épanoui, la cuisine est un peumeilleure que rue d’Enfer… Vous en ai-je fait manger, desratatouilles ! »

Après la bouillabaisse, un civet de lièvre avait paru ; etune volaille rôtie, accompagnée d’une salade, termina le dîner.Mais on resta longtemps à table, le dessert traîna, bien que laconversation n’eût pas la fièvre ni les violencesd’autrefois : chacun parlait de lui, finissait par se taire,en voyant que personne ne l’écoutait. Au fromage, cependant,lorsqu’on eut goûté d’un petit vin de Bourgogne, un peu aigrelet,dont le ménage s’était risqué à faire venir une pièce, sur lesdroits d’auteur du premier roman, les voix s’élevèrent, ons’anima.

« Alors, tu as traité avec Naudet ? demanda Mahoudeau,dont le visage osseux d’affamé s’était creusé encore. Est-ce vraiqu’il t’assure cinquante mille francs la premièreannée ? »

Fagerolles répondit du bout des lèvres :

« Oui, cinquante mille… Mais rien n’est fait, je me tâte,c’est raide de s’engager ainsi. Ah ! c’est moi qui nem’emballe pas !

– Fichtre ! murmura le sculpteur, tu es difficile. Pourvingt francs par jour, moi, je signe ce qu’on voudra. »

Tous, maintenant, écoutaient Fagerolles, qui jouait l’hommeexcédé par le succès naissant. Il avait toujours sa jolie figureinquiétante de gueuse ; mais un certain arrangement descheveux, la coupe de la barbe lui donnaient une gravité. Bien qu’ilvînt encore de loin en loin chez Sandoz, il se séparait de labande, se lançait sur les boulevards, fréquentait les cafés, lesbureaux de rédaction, tous les lieux de publicité où il pouvaitfaire des connaissances utiles. C’était une tactique, une volontéde se tailler son triomphe à part, cette idée maligne que, pourréussir, il ne fallait plus avoir rien de commun avec cesrévolutionnaires, ni un marchand, ni les relations, ni leshabitudes. Et l’on disait même qu’il mettait les femmes de deux outrois salons dans sa chance, non pas en mâle brutal comme Jory,mais en vicieux supérieur à ses passions, en simple chatouilleur debaronnes sur le retour.

Justement, Jory lui signala un article, dans l’unique dessein dese donner une importance, car il avait la prétention d’avoir faitFagerolles, comme il prétendait jadis avoir fait Claude.

« Dis donc, as-tu lu l’étude de Vernier sur toi ? Envoilà un encore qui me répète !

– Ah ! il en a, lui, des articles ! » soupiraMahoudeau.

Fagerolles eut un geste insouciant de la main ; mais ilsouriait, avec le mépris caché de ces pauvres diables si peuadroits, s’entêtant à une rudesse de niais, lorsqu’il était sifacile de conquérir la foule. Ne lui suffisait-il pas de rompre,après les avoir pillés ? Il bénéficiait de toute la hainequ’on avait contre eux, on couvrait d’éloges ses toiles adoucies,pour achever de tuer leurs œuvres obstinément violentes.

« As-tu lu, toi, l’article de Vernier ? répéta Jory àGagnière. N’est-ce pas qu’il dit ce que j’ai dit ? »

Depuis un instant, Gagnière s’absorbait dans la contemplation deson verre sur la nappe blanche, que le reflet du vin tachait derouge. Il sursauta.

« Hein ! l’article de Vernier ?

– Oui, enfin tous ces articles qui paraissent surFagerolles. »

Stupéfait, il se tourna vers celui-ci.

« Tiens ! on écrit des articles sur toi… Je n’en saisrien, je ne les ai pas vus… Ah ! on écrit des articles surtoi ; pourquoi donc ? »

Un fou rire s’éleva, Fagerolles seul ricanait de mauvaise grâce,croyant à une farce méchante. Mais Gagnière était d’une absoluebonne foi : il s’étonnait qu’on pût faire un succès à unpeintre qui n’observait seulement pas la loi des valeurs. Un succèsà ce truqueur-là, jamais de la vie ! Que devenait laconscience ?

Cette gaieté bruyante échauffa la fin du dîner. On ne mangeaitplus, seule la maîtresse de maison voulait encore remplir lesassiettes.

« Mon ami, veille donc, répétait-elle à Sandoz, très excitéau milieu du bruit. Allonge la main, les biscuits sont sur lebuffet. »

On se récria, tous se levèrent. Comme on passait ensuite lasoirée là, autour de la table, à prendre du thé, ils se tinrentdebout, continuant de causer contre les murs, pendant que la bonneôtait le couvert. Le ménage aidait, elle remettant les salièresdans un tiroir, lui donnant un coup de main pour plier lanappe.

« Vous pouvez fumer, dit Henriette. Vous savez que ça ne megêne nullement. »

Fagerolles, qui avait attiré Claude dans l’embrasure de lafenêtre, lui offrit un cigare, que celui-ci refusa.

« Ah ! c’est vrai, tu ne fumes pas… Et, dis donc,j’irai voir ce que tu rapportes. Hein ? des choses trèsintéressantes. Tu sais, moi, ce que je pense de ton talent. Tu esle plus fort… »

Il se montrait très humble, sincère au fond, laissant remonterson admiration d’autrefois, marqué pour toujours à l’empreinte dece génie d’un autre, qu’il reconnaissait, malgré les calculscompliqués de sa malice. Mais son humilité s’aggravait d’une gêne,bien rare chez lui, du trouble où le jetait le silence que lemaître de sa jeunesse gardait sur son tableau. Et il se décida, leslèvres tremblantes.

« Est-ce que tu as vu mon actrice, au Salon ? Aimes-tuça, franchement ? »

Claude hésita une seconde, puis en bon camarade :

« Oui, il y a des choses très bien. »

Déjà, Fagerolles saignait d’avoir posé cette questionstupide ; et il achevait de perdre pied, il s’excusaitmaintenant, tâchait d’innocenter ses emprunts et de plaider sescompromis. Lorsqu’il s’en fut tiré à grand’peine, exaspéré contresa maladresse, il redevint un instant le farceur de jadis, fit rireaux larmes Claude lui-même, les amusa tous. Puis, il tendit la mainà Henriette, pour prendre congé.

« Comment ! vous nous quittez si vite ?

– Hélas ! oui ; chère madame. Mon père traite ce soirun chef de bureau, qu’il travaille pour la décoration… Et, comme jesuis un de ses titres, j’ai dû jurer de paraître. »

Lorsqu’il fut parti, Henriette, qui avait échangé quelques motstout bas avec Sandoz, disparut ; et l’on entendit le bruitléger de ses pas au premier étage : depuis le mariage, c’étaitelle qui soignait la vieille mère infirme, s’absentant ainsi àplusieurs reprises dans la soirée, comme le fils autrefois.

Du reste, pas un des convives n’avait remarqué sa sortie.Mahoudeau et Gagnière causaient de Fagerolles, se montraient d’uneaigreur sourde, sans attaque directe. Ce n’était encore que desregards ironiques de l’un à l’autre, des haussements d’épaules,tout le muet mépris de garçons qui ne veulent pas exécuter uncamarade. Et ils se rabattirent sur Claude, ils se prosternèrent,l’accablèrent des espérances qu’ils mettaient en lui. Ah ! ilétait temps qu’il revînt, car lui seul, avec ses dons de grandpeintre, sa poigne solide, pouvait être le maître, le chef reconnu.Depuis le Salon des Refusés, l’école du plein air s’était élargie,toute une influence croissante se faisait sentir ;malheureusement, les efforts s’éparpillaient, les nouvelles recruesse contentaient d’ébauches, d’impressions bâclées en trois coups depinceau ; et l’on attendait l’homme de génie nécessaire, celuiqui incarnerait la formule en chefs-d’œuvre. Quelle place àprendre ! dompter la foule, ouvrir un siècle, créer unart ! Claude les écoutait, les yeux à terre, la face envahied’une pâleur. Oui, c’était bien là son rêve inavoué, l’ambitionqu’il n’osait se confesser à lui-même. Seulement, il se mêlait à lajoie de la flatterie une étrange angoisse, une peur de cet avenir,en les entendant le hausser à ce rôle de dictateur, comme s’il eûttriomphé déjà.

« Laissez donc ! finit-il par crier, il y en a qui mevalent, je me cherche encore ! »

Jory, agacé, fumait en silence. Brusquement, comme les deuxautres s’entêtaient, il ne put retenir cette phrase :

« Tout ça, mes petits, c’est parce que vous êtes embêtés dusuccès de Fagerolles. »

Ils se récrièrent, éclatèrent en protestations.Fagerolles ! le jeune maître ! quelle bonnefarce !

« Oh ! tu nous lâches, nous le savons, dit Mahoudeau.Il n’y a pas de danger que tu écrives deux lignes sur nous,maintenant.

– Dame, mon cher, répondit Jory vexé, tout ce que j’écris survous, on me le coupe. Vous vous faites exécrer partout… Ah !si j’avais un journal à moi ! »

Henriette reparut, et les yeux de Sandoz ayant cherché lessiens, elle lui répondit d’un regard, elle eut ce sourire tendre etdiscret, qu’il avait lui-même jadis, quand il sortait de la chambrede sa mère. Puis, elle les appela tous, ils se rassirent autour dela table, tandis qu’elle faisait le thé et qu’elle le versait dansles tasses. Mais la soirée s’attrista, engourdie d’une lassitude.On eut beau laisser entrer Bertrand, le grand chien, qui se livra àdes bassesses devant le sucre, et qui alla se coucher contre lepoêle, où il ronfla comme un homme. Depuis la discussion surFagerolles, des silences régnaient, une sorte d’ennui irrités’alourdissait dans la fumée épaissie des pipes. Même Gagnière, àun moment, quitta la table, pour se mettre au piano, où il estropiaen sourdine des phrases de Wagner, avec les doigts raides d’unamateur qui fait ses premières gammes à trente ans.

Vers onze heures, Dubuche, arrivant enfin, acheva de glacer laréunion. Il s’était échappé d’un bal, désireux de remplir enversses anciens camarades ce qu’il regardait comme un dernierdevoir ; et son habit, sa cravate blanche, sa grosse face pâleexprimaient à la fois la contrariété d’être venu, l’importancequ’il donnait à ce sacrifice, la peur qu’il avait de compromettresa fortune nouvelle. Il évitait de parler de sa femme, pour ne pasavoir à l’amener chez Sandoz. Quand il eut serré la main de Claude,sans plus d’émotion que s’il l’avait rencontré la veille, il refusaune tasse de thé, il parla lentement, en gonflant les joues, destracas de son installation dans une maison neuve dont il essuyaitles plâtres, du travail qui l’accablait, depuis qu’il s’occupaitdes constructions de son beau-père, toute une rue à bâtir, près duparc Monceau.

Alors, Claude sentit nettement quelque chose se rompre. La vieavait-elle donc emporté déjà les soirées d’autrefois, sifraternelles dans leur violence, où rien ne les séparait encore, oùpas un d’eux ne réservait sa part de gloire ? Aujourd’hui, labataille commençait. Chaque affamé donnait son coup de dents. Lafissure était là, la fente à peine visible, qui avait fêlé lesvieilles amitiés jurées, et qui devait les faire craquer, un jour,en mille pièces.

Mais Sandoz, dans son besoin d’éternité, ne s’apercevaittoujours de rien, les voyait tels que rue d’Enfer, aux bras les unsdes autres, partis en conquérants. Pourquoi changer ce qui étaitbon ? est-ce que le bonheur n’était pas dans une joie choisieentre toutes, puis éternellement goûtée ? Et, une heure plustard, lorsque les camarades se décidèrent à s’en aller, somnolentssous l’égoïsme morne de Dubuche qui parlait sans fin de sesaffaires, lorsqu’on eut arraché du piano Gagnière hypnotisé,Sandoz, suivi de sa femme, malgré la nuit froide, voulut absolumentles accompagner jusqu’au bout du jardin, à la grille. Ildistribuait des poignées de main, il criait :

« À jeudi, Claude !… À jeudi, tous !… Hein ?venez tous !

– À jeudi ! » répéta Henriette, qui avait pris lalanterne et qui la haussait, pour éclairer l’escalier.

Et, au milieu des rires, Gagnière et Mahoudeau répondirent enplaisantant :

« À jeudi, jeune maître !… Bonne nuit, jeunemaître ! »

Dehors, dans la rue Nollet, Dubuche appela tout de suite unfiacre, qui l’emporta. Les quatre autres remontèrent ensemblejusqu’au boulevard extérieur, presque sans échanger un mot, l’airétourdi d’être depuis si longtemps ensemble. Sur le boulevard, unefille ayant passé, Jory se lança derrière ses jupes, après avoirprétexté des épreuves, qui l’attendaient au journal. Et, commeGagnière arrêtait machinalement Claude devant le café Baudequin,dont le gaz flambait encore, Mahoudeau refusa d’entrer, s’en allaseul, roulant des idées tristes, là-bas, jusqu’à la rue duCherche-Midi.

Claude se trouva, sans l’avoir voulu, assis à leur anciennetable, en face de Gagnière silencieux. Le café n’avait pas changé,on s’y réunissait toujours le dimanche, une ferveur s’étaitdéclarée même, depuis que Sandoz habitait le quartier ; maisla bande s’y noyait dans un flot de nouveaux venus, on était peu àpeu submergé par la banalité montante des élèves du plein air. Àcette heure, du reste, le café se vidait ; trois jeunespeintres, que Claude ne connaissait pas, vinrent, en se retirant,lui serrer la main ; et il n’y eut plus qu’un petit rentier duvoisinage, endormi devant une soucoupe.

Gagnière, très à l’aise, comme chez lui, indifférent auxbâillements de l’unique garçon qui s’étirait dans la salle,regardait Claude sans le voir, les yeux vagues.

« À propos, demanda ce dernier, qu’expliquais-tu donc àMahoudeau, ce soir ? Oui, le rouge du drapeau qui tourne aujaune, dans le bleu du ciel… Hein ? tu pioches la théorie descouleurs complémentaires. »

Mais l’autre ne répondit pas. Il prit sa chope, la reposa sansavoir bu, finit par murmurer, avec un sourire d’extase :

« Haydn, c’est la grâce rhétoricienne, une petite musiquechevrotante de vieille aïeule poudrée… Mozart, c’est le génieprécurseur, le premier qui ait donné à l’orchestre une voixindividuelle… Et ils existent surtout, ces deux-là, parce qu’ilsont fait Beethoven… Ah ! Beethoven, la puissance, la forcedans la douleur sereine, Michel-Ange au tombeau des Médicis !Un logicien héroïque, un pétrisseur de cervelles, car ils sont touspartis de la symphonie avec chœurs, les grandsd’aujourd’hui ! »

Le garçon, las d’attendre, se mit à éteindre les becs de gaz,d’une main paresseuse, en traînant les pieds. Une mélancolieenvahissait la salle déserte, salie de crachats et de bouts decigare, exhalant l’odeur de ses tables poissées par lesconsommations ; tandis que, du boulevard assoupi, ne venaientplus que les sanglots perdus d’un ivrogne.

Gagnière, au loin, continuait à suivre la chevauchée de sesrêves.

« Weber passe dans un paysage romantique, conduisant laballade des morts, au milieu des saules éplorés et des chênes quitordent leurs bras… Schubert le suit, sous la lune pâle, le longdes lacs d’argent… Et voilà Rossini, le don en personne, si gai, sinaturel, sans souci de l’expression, se moquant du monde, qui n’estpas mon homme, ah ! non, certes ! mais si étonnant toutde même par l’abondance de son invention, par les effets énormesqu’il tire de l’accumulation des voix et de la répétition enflée dumême thème… Ces trois-là, pour aboutir à Meyerbeer, un malin qui aprofité de tout, mettant après Weber la symphonie dans l’opéra,donnant l’expression dramatique à la formule inconsciente deRossini. Oh ! des souffles superbes, la pompe féodale, lemysticisme militaire, le frisson des légendes fantastiques, un cride passion traversant l’histoire ! Et des trouvailles, lapersonnalité des instruments, le récitatif dramatique accompagnésymphoniquement à l’orchestre, la phrase typique sur laquelle toutel’œuvre est construite… Un grand bonhomme ! un très grandbonhomme !

– Monsieur, vint dire le garçon, je ferme. »

Et, comme Gagnière ne tournait même pas la tête, il allaréveiller le petit rentier, toujours endormi devant sasoucoupe.

« Je ferme, monsieur. »

Frissonnant, le consommateur attardé se leva, tâtonna dans lecoin sombre où il se trouvait, pour avoir sa canne ; et, quandle garçon la lui eut ramassée sous les chaises, il sortit.

« Berlioz a mis de la littérature dans son affaire. C’estl’illustrateur musical de Shakespeare, de Virgile et de Gœthe. Maisquel peintre ! le Delacroix de la musique, qui a fait flamberles sons, dans des oppositions fulgurantes de couleurs. Avec ça, lafêlure romantique au crâne, une religiosité qui l’emporte, desextases par-dessus les cimes. Mauvais constructeur d’opéra,merveilleux dans le morceau, exigeant trop parfois de l’orchestrequ’il torture, ayant poussé à l’extrême la personnalité desinstruments, dont chacun pour lui représente un personnage.Ah ! ce qu’il a dit des clarinettes : « Lesclarinettes sont les femmes aimées », ah ! cela m’atoujours fait couler un frisson sur la peau… Et Chopin, si dandydans son byronisme, le poète envolé des névroses ! EtMendelssohn, ce ciseleur impeccable, Shakespeare en escarpins debal, dont les romances sans paroles sont des bijoux pour les damesintelligentes !… Et puis, et puis, il faut se mettre àgenoux… »

Il n’y avait plus qu’un bec de gaz allumé au-dessus de sa tête,et le garçon, derrière son dos, attendait, dans le vide noir etglacé de la salle. Sa voix avait pris un tremblement religieux, ilen arrivait à ses dévotions, au tabernacle reculé, au saint dessaints.

« Oh ! Schumann, le désespoir, la jouissance dudésespoir ! Oui, la fin de tout, le dernier chant d’une puretétriste, planant sur les ruines du monde !… Oh ! Wagner,le dieu, en qui s’incarnent des siècles de musique ! Son œuvreest l’arche immense, tous les arts en un seul, l’humanité vraie despersonnages exprimée enfin, l’orchestre vivant à part la vie dudrame ; et quel massacre des conventions, des formulesineptes ! quel affranchissement révolutionnaire dansl’infini !… L’ouverture du Tannhäuser, ah !c’est l’alleluia sublime du nouveau siècle : d’abord, le chantdes pèlerins, le motif religieux, calme, profond, à palpitationslentes ; puis, les voix des sirènes qui l’étouffent peu à peu,les voluptés de Vénus pleines d’énervantes délices,d’assoupissantes langueurs, de plus en plus hautes et impérieuses,désordonnées ; et, bientôt, le thème sacré qui revientgraduellement comme une aspiration de l’espace, qui s’empare detous les chants et les fond en une harmonie suprême, pour lesemporter sur les ailes d’un hymne triomphal !

– Je ferme, monsieur », répéta le garçon.

Claude, qui n’écoutait plus, enfoncé lui aussi dans sa passion,acheva sa chope et dit très haut :

« Hé ! mon vieux, on ferme ! »

Alors, Gagnière tressaillit. Sa face enchantée eut unecontraction douloureuse, et il grelotta, comme s’il retombait d’unastre. Goulûment, il but sa bière ; puis, sur le trottoir,après avoir serré en silence la main de son compagnon, ils’éloigna, s’effaça au fond des ténèbres.

Il était près de deux heures, lorsque Claude rentra rue deDouai. Depuis une semaine qu’il battait de nouveau Paris, il yrapportait ainsi chaque soir les fièvres de sa journée. Mais jamaisencore il n’était revenu si tard, la tête si chaude et si fumante.Christine, vaincue par la fatigue, dormait sous la lampe éteinte,le front tombé au bord de la table.

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