L’Œuvre

Chapitre 5

 

Le 15 mai, Claude, qui était rentré la veille de chez Sandoz àtrois heures du matin, dormait encore, vers neuf heures, lorsqueMme Joseph lui monta un gros bouquet de lilasblancs, qu’un commissionnaire venait d’apporter. Il comprit,Christine lui fêtait à l’avance le succès de son tableau ; carc’était un grand jour pour lui, l’ouverture du Salon des Refusés,créé de cette année-là, et où allait être exposée son œuvre,repoussée par le jury du Salon officiel.

Cette pensée tendre, ces lilas frais et odorants, quil’éveillaient, le touchèrent beaucoup, comme s’ils étaient leprésage d’une bonne journée. En chemise, nu-pieds, il les mit dansson pot à eau, sur la table. Puis, les yeux enflés de sommeil,effaré, il s’habilla, en grondant d’avoir dormi si tard. La veille,il avait promis à Dubuche et à Sandoz de les prendre, dès huitheures, chez ce dernier, pour se rendre tous les trois ensemble auPalais de l’Industrie, où l’on trouverait le reste de la bande. Etil était déjà en retard d’une heure !

Mais, justement, il ne pouvait plus mettre la main sur rien,dans son atelier, en déroute depuis le départ de la grande toile.Pendant cinq minutes, il chercha ses souliers, à genoux parmi devieux châssis. Des parcelles d’or s’envolaient ; car, nesachant où se procurer l’argent d’un cadre, il avait fait ajusterquatre planches par un menuisier du voisinage, et il les avaitdorées lui-même, avec son amie, qui s’était révélée comme unedoreuse très maladroite. Enfin, vêtu, chaussé, son chapeau defeutre constellé d’étincelles jaunes, il s’en allait, lorsqu’unepensée superstitieuse le ramena vers les fleurs, qui restaientseules au milieu de la table. S’il ne baisait point ces lilas, ilaurait un affront. Il les baisa, embaumé par leur odeur forte deprintemps.

Sous la voûte, il donna sa clef à la concierge, commed’habitude.

« Madame Joseph, je n’y serai pas de la journée. »

En moins de vingt minutes, Claude fut rue d’Enfer, chez Sandoz.Mais celui-ci, qu’il craignait de ne plus rencontrer, se trouvaitégalement en retard, à la suite d’une indisposition de sa mère. Cen’était rien, simplement une mauvaise nuit, qui l’avait bouleverséd’inquiétude. Rassuré à présent, il lui conta que Dubuche avaitécrit de ne pas l’attendre, en leur donnant rendez-vous là-bas.Tous les deux partirent ; et, comme il était près d’onzeheures, ils se décidèrent à déjeuner, au fond d’une petite crémeriedéserte de la rue Saint-Honoré, longuement, envahis d’une paressedans leur ardent désir de voir, goûtant une sorte de tristesseattendrie à s’attarder parmi de vieux souvenirs d’enfance.

Une heure sonna, lorsqu’ils traversèrent les Champs-Élysées.C’était par une journée exquise, au grand ciel limpide, dont unebrise, froide encore, semblait aviver le bleu. Sous le soleil,couleur de blé mûr, les rangées de marronniers avaient des feuillesneuves, d’un vert tendre, fraîchement verni ; et les bassinsavec leurs gerbes jaillissantes, les pelouses correctement tenues,la profondeur des allées et la largeur des espaces, donnaient auvaste horizon un air de grand luxe. Quelques équipages, rares àcette heure, montaient ; pendant qu’un flot de foule, perdu etmouvant comme une fourmilière, s’engouffrait sous l’arcade énormedu Palais de l’Industrie.

Quand ils furent entrés, Claude eut un léger frisson, dans levestibule géant, d’une fraîcheur de cave, et dont le pavé humidesonnait sous les pieds, ainsi qu’un dallage d’église. Il regarda, àdroite et à gauche, les deux escaliers monumentaux, et il demandaavec mépris :

« Dis donc, est-ce que nous allons traverser leur saleté deSalon ? »

– Ah ! non, fichtre ! répondit Sandoz. Filons par lejardin. Il y a, là-bas, l’escalier de l’Ouest qui mène auxRefusés. »

Et ils passèrent dédaigneusement entre les petites tables desvendeuses de catalogues. Dans l’écartement d’immenses rideaux develours rouge, le jardin vitré apparaissait, au-delà d’un porched’ombre.

À ce moment de la journée, le jardin était presque vide, il n’yavait du monde qu’au buffet, sous l’horloge, la cohue des gens entrain de déjeuner là. Toute la foule se trouvait au premier étage,dans les salles ; et, seules, les statues blanches bordaientles allées de sable jaune, qui découpaient crûment le dessin vertdes gazons. C’était un peuple de marbre immobile, que baignait lalumière diffuse, descendue comme en poussière des vitres hautes. Aumidi, des stores de toile barraient une moitié de la nef, blondesous le soleil, tachée aux deux bouts par les rouges et les bleuséclatants des vitraux. Quelques visiteurs, harassés déjà,occupaient les chaises et les bancs tout neufs, luisants depeinture ; tandis que les vols des moineaux qui habitaient, enl’air, la forêt des charpentes de fonte, s’abattaient avec despetits cris de poursuite, rassurés et fouillant le sable.

Claude et Sandoz affectèrent de marcher vite, sans un coup d’œilautour d’eux. Un bronze raide et noble, la Minerve d’un membre del’Institut, les avait exaspérés dès la porte. Mais, comme ilspressaient le pas le long d’une interminable ligne de bustes, ilsreconnurent Bongrand, seul, faisant lentement le tour d’une figurecouchée, colossale et débordante.

« Tiens ! c’est vous ! cria-t-il lorsqu’ils luieurent tendu la main. Je regardais justement la figure de notre amiMahoudeau, qu’ils ont eu au moins l’intelligence de recevoir et debien placer… »

Et, s’interrompant :

« Vous venez de là-haut ?

– Non, nous arrivons », dit Claude.

Alors, très chaudement, il leur parla du Salon des Refusés. Lui,qui était de l’Institut, mais qui vivait à l’écart de sescollègues, s’égayait sur l’aventure : l’éternel mécontentementdes peintres, la campagne menée par les petits journaux comme leTambour, les protestations, les réclamations continues quiavaient enfin troublé l’Empereur ; et le coup d’Étatartistique de ce rêveur silencieux, car la mesure venait uniquementde lui ; et l’effarement, le tapage de tous, à la suite de cepavé tombé dans la mare aux grenouilles.

« Non, continua-t-il, vous n’avez pas idée desindignations, parmi les membres du jury !… Et encore on seméfie de moi, on se tait, quand je suis là !… Toutes les ragessont contre les affreux réalistes. C’est devant eux qu’on fermaitsystématiquement les portes du temple ; c’est à cause d’euxque l’Empereur a voulu permettre au public de réviser leprocès ; ce sont eux enfin qui triomphent… Ah ! j’enentends de belles, je ne donnerais pas cher de vos peaux, jeunesgens ! »

Il riait de son grand rire, les bras ouverts, comme pourembrasser toute la jeunesse qu’il sentait monter du sol.

« Vos élèves poussent », dit Claude simplement.

D’un geste, Bongrand le fit taire, pris d’une gêne. Il n’avaitrien exposé, et toute cette production, au travers de laquelle ilmarchait, ces tableaux, ces statues, cet effort de créationhumaine, l’emplissait d’un regret. Ce n’était pas jalousie, car iln’y avait point d’âme plus haute ni meilleure, mais retour surlui-même, peur sourde d’une lente déchéance, cette peur inavouéequi le hantait.

« Et aux Refusés, lui demanda Sandoz, comment çamarche-t-il ?

– Superbe ! vous allez voir. »

Puis, se tournant vers Claude, lui gardant les deux mains dansles siennes :

« Vous, mon bon, vous êtes un fameux… Écoutez ! moi,que l’on dit un malin, je donnerais dix ans de ma vie pour avoirpeint votre grande coquine de femme. »

Cet éloge, sorti d’une telle bouche, toucha le jeune peintre auxlarmes. Enfin, il tenait donc un succès ! Il ne trouva pas unmot de gratitude, il parla brusquement d’autre chose, voulantcacher son émotion.

« Ce brave Mahoudeau ! mais elle est très bien, safigure !… Un sacré tempérament, n’est-ce pas ? »

Sandoz et lui s’étaient mis à tourner autour du plâtre. Bongrandrépondit avec un sourire :

« Oui, oui, trop de cuisses, trop de gorge. Mais regardezles attaches des membres, c’est fin et joli comme tout… Allons,adieu, je vous laisse. Je vais m’asseoir un peu, j’ai les jambescassées. »

Claude avait levé la tête et prêtait l’oreille. Un bruit énorme,qui ne l’avait pas frappé d’abord, roulait dans l’air, avec unfracas continu : c’était une clameur de tempête battant lacôte, le grondement d’un assaut infatigable, se ruant del’infini.

« Tiens ! murmura-t-il, qu’est-ce donc ?

– Ça, dit Bongrand qui s’éloignait, c’est la foule, là-haut,dans les salles. »

Et les deux jeunes gens, après avoir traversé le jardin,montèrent au Salon des Refusés.

On l’avait fort bien installé, les tableaux reçus n’étaient paslogés plus richement : hautes tentures de vieilles tapisseriesaux portes, cimaises garnies de serge verte, banquettes de veloursrouge, écrans de toile blanche sous les baies vitrées desplafonds ; et, dans l’enfilade des salles, le premier aspectétait le même, le même or des cadres, les mêmes taches vives destoiles. Mais une gaieté particulière y régnait, un éclat dejeunesse, dont on ne se rendait pas nettement compte d’abord. Lafoule, déjà compacte, augmentait de minute en minute, car ondésertait le Salon officiel, on accourait, fouetté de curiosité,piqué du désir de juger les juges, amusé enfin dès le seuil par lacertitude qu’on allait voir des choses extrêmement plaisantes. Ilfaisait très chaud, une poussière fine montait du plancher, onétoufferait sûrement vers quatre heures.

« Fichtre ! dit Sandoz en jouant des coudes, ça ne vapas être commode de manœuvrer là-dedans et de trouver tontableau. »

Il se hâtait, dans une fièvre de fraternité. Ce jour-là, il nevivait que pour l’œuvre et la gloire de son vieux camarade.

« Laisse donc ! s’écria Claude, nous arriverons bien.Il ne s’envolera pas, mon tableau ! »

Et lui, au contraire, affecta de ne pas se presser, malgrél’irrésistible envie qu’il avait de courir. Il levait la tête,regardait. Bientôt, dans la voix haute de la foule qui l’avaitétourdi, il distingua des rires légers, contenus encore, quecouvraient le roulement des pieds et le bruit des conversations.Devant certaines toiles, des visiteurs plaisantaient. Celal’inquiéta, car il était d’une crédulité et d’une sensibilité defemme, au milieu de ses rudesses révolutionnaires, s’attendanttoujours au martyre, et toujours saignant, toujours stupéfaitd’être repoussé et raillé. Il murmura :

« Ils sont gais, ici !

– Dame ! c’est qu’il y a de quoi, fit remarquer Sandoz.Regarde donc ces rosses extravagantes. »

Mais, à ce moment, comme ils s’attardaient dans la premièresalle, Fagerolles, sans les voir, tomba sur eux. Il eut un sursaut,contrarié sans doute de la rencontre. Du reste, il se remit tout desuite, très aimable.

« Tiens ! je songeais à vous… Je suis là depuis uneheure.

– Où ont-ils donc fourré le tableau de Claude ? demandaSandoz.

Fagerolles, qui venait de rester vingt minutes planté devant cetableau, l’étudiant et étudiant l’impression du public, réponditsans une hésitation :

« Je ne sais pas… Nous allons le chercher ensemble,voulez-vous ? »

Et il se joignit à eux. Le terrible farceur qu’il était,n’affectait plus autant des allures de voyou, déjà correctementvêtu, toujours d’une moquerie à mordre le monde, mais les lèvresdésormais pincées en une moue sérieuse de garçon qui veut arriver.Il ajouta, l’air convaincu :

« C’est moi qui regrette de n’avoir rien envoyé, cetteannée ! Je serais ici avec vous autres, j’aurais ma part dusuccès… Et il y a des machines étonnantes, mes enfants ! Parexemple, ces chevaux… »

Il montrait, en face d’eux, la vaste toile, devant laquelle lafoule s’attroupait en riant. C’était, disait-on, l’œuvre d’unancien vétérinaire, des chevaux grandeur nature lâchés dans un pré,mais des chevaux fantastiques, bleus, violets, roses, et dont lastupéfiante anatomie perçait la peau.

« Dis donc, si tu ne te fichais pas de nous ! »déclara Claude, soupçonneux.

Fagerolles joua l’enthousiasme.

« Comment ! mais c’est plein de qualités, ça ! Ilconnaît joliment son cheval, le bonhomme ! Sans doute, ilpeint comme un salaud. Qu’est-ce que ça fait, s’il est original ets’il apporte un document ? »

Son fin visage de fille restait grave. À peine, au fond de sesyeux clairs, luisait une étincelle jaune de moquerie. Et il ajoutacette allusion méchante, dont lui seul put jouir :

« Ah bien ! si tu te laisses influencer par lesimbéciles qui rient, tu vas en voir bien d’autres, tout àl’heure ! »

Les trois camarades, qui s’étaient remis en marche, avançaientavec une peine infinie, au milieu de la houle des épaules. Enrentrant dans la seconde salle, ils parcoururent les murs d’un coupd’œil ; mais le tableau cherché ne s’y trouvait pas. Et cequ’ils virent, ce fut Irma Bécot au bras de Gagnière, écrasés tousles deux contre une cimaise, lui en train d’examiner une petitetoile, tandis qu’elle, ravie de la bousculade, levait son museaurose et riait à la cohue.

« Comment ! dit Sandoz étonné, elle est avec Gagnière,maintenant ?

– Oh ! une passade, expliqua Fagerolles d’un airtranquille. L’histoire est si drôle… Vous savez qu’on vient de luimeubler un appartement très chic ; oui, ce jeune crétin demarquis, celui dont on parle dans les journaux, vous voussouvenez ? Une gaillarde qui ira loin, je l’ai toujoursdit !… Mais on a beau la mettre dans des lits armoriés, elle ades rages de lits de sangle, il y a des soirs où il lui faut lasoupente d’un peintre. Et c’est ainsi que, lâchant tout, elle esttombée au café Baudequin dimanche, vers une heure du matin. Nousvenions de partir, il n’y avait plus là que Gagnière, endormi sursa chope… Alors, elle a pris Gagnière. »

Irma les avait aperçus et leur faisait de loin des gestestendres. Ils durent s’approcher. Lorsque Gagnière se retourna, avecses cheveux pâles et sa petite face imberbe, l’air plus falotencore que de coutume, il ne marqua aucune surprise de les trouverdans son dos.

« C’est inouï, murmura-t-il.

– Quoi donc ? demanda Fagerolles.

– Mais ce petit chef-d’œuvre… Et honnête, et naïf, etconvaincu ! »

Il désignait la toile minuscule devant laquelle il s’étaitabsorbé, une toile absolument enfantine, telle qu’un gamin dequatre ans aurait pu la peindre, une petite maison au bord d’unpetit chemin, avec un petit arbre à côté, le tout de travers, cernéde traits noirs, sans oublier le tire-bouchon de fumée qui sortaitdu toit.

Claude avait eu un geste nerveux, tandis que Fagerolles répétaitavec flegme :

« Très fin, très fin… Mais ton tableau, Gagnière, où est-ildonc ?

– Mon tableau ? il est là. »

En effet, la toile envoyée par lui se trouvait justement près dupetit chef-d’œuvre. C’était un paysage d’un gris perlé, un bord deSeine soigneusement peint, joli de ton quoiqu’un peu lourd, et d’unparfait équilibre, sans aucune brutalité révolutionnaire.

« Sont-ils assez bêtes d’avoir refusé ça ! dit Claude,qui s’était approché avec intérêt. Mais pourquoi, pourquoi, je vousle demande ? »

En effet, aucune raison n’expliquait le refus du jury.

« Parce que c’est réaliste », dit Fagerolles, d’unevoix si tranchante, qu’on ne pouvait savoir s’il blaguait le juryou le tableau.

Cependant, Irma, dont personne ne s’occupait, regardait fixementClaude, avec le sourire inconscient que la sauvagerie godiche de cegrand garçon lui mettait aux lèvres. Dire qu’il n’avait même pas eul’idée de la revoir ! Elle le trouvait si différent, si drôle,pas en beauté ce jour-là, hérissé, le teint brouillé comme aprèsune grosse fièvre ! Et, peinée de son peu d’attention, ellelui toucha le bras, d’un geste familier.

« Dites, n’est-ce pas, en face, un de vos amis qui vouscherche ? »

C’était Dubuche, qu’elle connaissait, pour l’avoir rencontré unefois au café Baudequin. Il fendait péniblement la foule, les yeuxvagues sur le flot des têtes. Mais, tout d’un coup, au moment oùClaude tâchait de se faire voir, en gesticulant, l’autre lui tournale dos et salua très bas un groupe de trois personnes, le père graset court, la face cuite d’un sang trop chaud, la mère très maigre,couleur de cire, mangée d’anémie, la fille si chétive à dix-huitans qu’elle avait encore la pauvreté grêle de la premièreenfance.

« Bon ! murmura le peintre, le voilà pincé… A-t-il delaides connaissances, cet animal-là ! Où a-t-il pêché ceshorreurs ? »

Gagnière, paisiblement, dit les connaître de nom. Le pèreMargaillan était un gros entrepreneur de maçonnerie, déjà cinq ousix fois millionnaire, et qui faisait sa fortune dans les grandstravaux de Paris, bâtissant à lui seul des boulevards entiers. Sansdoute Dubuche s’était trouvé en rapport avec lui, par un desarchitectes dont il redressait les plans.

Mais Sandoz, que la maigreur de la jeune fille apitoyait, lajugea d’un mot.

« Ah ! le pauvre petit chat écorché ! Quelletristesse !

– Laisse donc ! déclara Claude avec férocité, ils ont surla face tous les crimes de la bourgeoisie, ils suent la scrofule etla bêtise. C’est bien fait… Tiens ! notre lâcheur file aveceux. Est-ce assez plat, un architecte ? Bon voyage, qu’il nousretrouve ! »

Dubuche, qui n’avait pas aperçu ses amis, venait d’offrir sonbras à la mère et s’en allait, en expliquant les tableaux, le gestedébordant d’une complaisance exagérée.

« Continuons, nous autres », dit Fagerolles.

Et, s’adressant à Gagnière :

« Sais-tu où ils ont fourré la toile de Claude,toi ?

– Moi, non, je la cherchais… Je vais avec vous.

Il les accompagna, il oublia Irma Bécot contre la cimaise.C’était elle qui avait eu le caprice de visiter le Salon à sonbras, et il avait si peu l’habitude de promener ainsi une femme,qu’il la perdait sans cesse en chemin, stupéfait de la retrouvertoujours près de lui, ne sachant plus comment ni pourquoi ilsétaient ensemble. Elle courut, elle lui reprit le bras, pour suivreClaude, qui passait déjà dans une autre salle, avec Fagerolles etSandoz.

Alors, ils vaguèrent tous les cinq, le nez en l’air, coupés parune poussée, réunis par une autre, emportés au fil du courant. Uneabomination de Chaîne les arrêta, un Christ pardonnant à la femmeadultère, de sèches figures taillées dans du bois, d’une charpenteosseuse violaçant la peau, et peintes avec de la boue. Mais, àcôté, ils admirèrent une très belle étude de femme, vue de dos, lesreins saillants, la tête tournée. C’était, le long des murs, unmélange de l’excellent et du pire, tous les genres confondus ;les gâteux de l’école historique coudoyant les jeunes fous duréalisme, les simples niais restés dans le tas avec les fanfaronsde l’originalité, une Jézabel morte qui semblait avoir pourri aufond des caves de l’École des Beaux-Arts, près de la Dame en blanc,très curieuse vision d’un œil de grand artiste, un immense Bergerregardant la mer, fable, en face d’une petite toile, des Espagnolsjouant à la paume, un coup de lumière d’une intensité splendide.Rien ne manquait dans l’exécrable, ni les tableaux militaires auxsoldats de plomb, ni l’Antiquité blafarde, ni le Moyen Âge sabré debitume. Mais, de cet ensemble incohérent, des paysages surtout,presque tous d’une note sincère et juste, des portraits encore, laplupart très intéressants de facture, il sortait une bonne odeur dejeunesse, de bravoure et de passion. S’il y avait moins demauvaises toiles au Salon officiel, la moyenne y était à coup sûrplus banale et plus médiocre. On se sentait là dans une bataille,et une bataille gaie, livrée de verve, quand le petit jour naît,que les clairons sonnent, que l’on marche à l’ennemi avec lacertitude de le battre avant le coucher du soleil.

Claude, ragaillardi par ce souffle de lutte, s’animait, sefâchait, écoutait maintenant monter les rires du public, l’airprovocant, comme s’il eût entendu siffler des balles. Discrets àl’entrée, les rires sonnaient plus haut, à mesure qu’il avançait.Dans la troisième salle déjà, les femmes ne les étouffaient plussous leurs mouchoirs, les hommes tendaient le ventre, afin de sesoulager mieux. C’était l’hilarité contagieuse d’une foule venuepour s’amuser, s’excitant peu à peu, éclatant à propos d’un rien,égayée autant par les belles choses que par les détestables. Onriait moins devant le Christ de Chaîne que devant l’étude de femme,dont la croupe saillante, comme sortie de la toile, paraissait d’uncomique extraordinaire. La Dame en blanc, elle aussi, récréait lemonde : on se poussait du coude, on se tordait, il se formaittoujours là un groupe, la bouche fendue. Et chaque toile avait sonsuccès, des gens s’appelaient de loin pour s’en montrer une bonne,continuellement des mots d’esprit circulaient de bouche enbouche ; si bien que Claude, en entrant dans la quatrièmesalle, manqua gifler une vieille dame dont les gloussementsl’exaspéraient.

« Quels idiots ! dit-il en se tournant vers lesautres. Hein ? on a envie de leur flanquer des chefs-d’œuvre àla tête ! »

Sandoz s’était enflammé, lui aussi ; et Fagerollescontinuait à louer très haut les pires peintures, ce qui augmentaitla gaieté ; tandis que Gagnière, vague au milieu de labousculade, tirait à sa suite Irma ravie, dont les jupess’enroulaient aux jambes de tous les hommes.

Mais, brusquement, Jory parut devant eux. Son grand nez rose, saface blonde de beau garçon resplendissait. Il fendait violemment lafoule, gesticulait, exultait comme d’un triomphe personnel. Dèsqu’il aperçut Claude, il cria :

« Ah ! c’est toi, enfin ! Il y a une heure que jete cherche… Un succès, mon vieux, oh ! un succès…

– Quel succès ?

– Le succès de ton tableau, donc !… Viens, il faut que jete montre ça. Non, tu vas voir, c’est épatant ! »

Claude pâlit, une grosse joie l’étranglait, tandis qu’ilfeignait d’accueillir la nouvelle avec flegme. Le mot de Bongrandlui revint, il se crut du génie.

« Tiens ! bonjour ! » continuait Jory, endonnant des poignées de main aux autres.

Et, tranquillement, lui, Fagerolles et Gagnière entouraient Irmaqui leur souriait, dans un partage bon enfant, en famille, commeelle disait elle-même.

« Où est-ce, à la fin ? demanda Sandoz impatient.Conduis-nous. »

Jory prit la tête, suivi de la bande. Il fallut faire le coup depoing à la porte de la dernière salle, pour entrer. Mais Claude,resté en arrière, entendait toujours monter les rires, une clameurgrandissante, le roulement d’une marée qui allait battre son plein.Et, comme il pénétrait enfin dans la salle, il vit une masseénorme, grouillante, confuse, en tas, qui s’écrasait devant sontableau. Tous les rires s’enflaient, s’épanouissaient,aboutissaient là. C’était de son tableau qu’on riait.

« Hein ? répéta Jory, triomphant, en voilà unsuccès ! »

Gagnière, intimidé, honteux comme si on l’eût giflé lui-même,murmura :

« Trop de succès… J’aimerais mieux autre chose.

– Es-tu bête ! reprit Jory dans un élan de convictionexaltée. C’est le succès, ça… Qu’est-ce que ça fiche qu’ilsrient ! Nous voilà lancés, demain tous les journaux parlerontde nous.

– Crétins ! » lâcha seulement Sandoz, la voixétranglée de douleur.

Fagerolles se taisait, avec la tenue désintéressée et digne d’unami de la famille qui suit un convoi. Et, seule, Irma restaitsouriante, trouvant ça drôle ; puis, d’un geste caressant,elle s’appuya contre l’épaule du peintre hué, elle le tutoya et luisouffla doucement dans l’oreille :

« Faut pas te faire de la bile, mon petit. C’est desbêtises, on s’amuse tout de même. »

Mais Claude demeurait immobile. Un grand froid le glaçait. Soncœur s’était arrêté un moment, tant la déception venait d’êtrecruelle. Et, les yeux élargis, attirés et fixés par une forceinvincible, il regardait son tableau, il s’étonnait, lereconnaissait à peine, dans cette salle. Ce n’était certainementpas la même œuvre que dans son atelier. Elle avait jauni sous lalumière blafarde de l’écran de toile ; elle semblait égalementdiminuée, plus brutale et plus laborieuse à la fois ; et, soitpar l’effet des voisinages, soit à cause du nouveau milieu, il envoyait du premier regard tous les défauts, après avoir vécu desmois aveuglé devant elle. En quelques coups, il la refaisait,reculait les plans, redressait un membre, changeait la valeur d’unton. Décidément, le monsieur au veston de velours ne valait rien,empâté, mal assis ; la main seule était belle. Au fond, lesdeux petites lutteuses, la blonde, la brune, restées trop à l’étatd’ébauche, manquaient de solidité, amusantes uniquement pour desyeux d’artiste. Mais il était content des arbres, de la clairièreensoleillée ; et la femme nue, la femme couchée sur l’herbe,lui apparaissait supérieure à son talent même, comme si un autrel’avait peinte et qu’il ne l’eût pas connue encore, dans ceresplendissement de vie.

Il se tourna vers Sandoz, il dit simplement :

« Ils ont raison de rire, c’est incomplet… N’importe, lafemme est bien ! Bongrand ne s’est pas fichu demoi. »

Son ami s’efforçait de l’emmener, mais il s’entêtait, il serapprocha au contraire. Maintenant qu’il avait jugé son œuvre, ilécoutait et regardait la foule. L’explosion continuait, s’aggravaitdans une gamme ascendante de fous rires. Dès la porte, il voyait sefendre les mâchoires des visiteurs, se rapetisser les yeux,s’élargir le visage ; et c’étaient des souffles tempétueuxd’hommes gras, des grincements rouillés d’hommes maigres, dominéspar les petites flûtes aiguës des femmes. En face, contre lacimaise, des jeunes gens se renversaient, comme si on leur avaitchatouillé les côtes. Une dame venait de se laisser tomber sur unebanquette, les genoux serrés, étouffant, tâchant de reprendrehaleine dans son mouchoir. Le bruit de ce tableau si drôle devaitse répandre, on se ruait des quatre coins du Salon, des bandesarrivaient, se poussaient, voulaient en être. « Où donc ?– Là-bas ! – Oh ! cette farce ! » Et les motsd’esprit pleuvaient plus drus qu’ailleurs, c’était le sujet surtoutqui fouettait la gaieté : on ne comprenait pas, on trouvait çainsensé, d’une cocasserie à se rendre malade. « Voilà, la damea trop chaud, tandis que le monsieur a mis sa veste de velours, depeur d’un rhume. – Mais non, elle est déjà bleue, le monsieur l’aretirée d’une mare, et il se repose à distance, en se bouchant lenez. – Pas poli, l’homme ! il pourrait nous montrer son autrefigure. – Je vous dis que c’est un pensionnat de jeunes filles enpromenade : regardez les deux qui jouent à saute-mouton. –Tiens ! un savonnage : les chairs sont bleues, les arbressont bleus, pour sûr qu’il l’a passé au bleu, sontableau ! » Ceux qui ne riaient pas entraient enfureur : ce bleuissement, cette notation nouvelle de lalumière semblaient une insulte. Est-ce qu’on laisserait outragerl’art ? De vieux messieurs brandissaient des cannes. Unpersonnage grave s’en allait, vexé, en déclarant à sa femme qu’iln’aimait pas les mauvaises plaisanteries. Mais un autre, un petithomme méticuleux, ayant cherché dans le catalogue l’explication dutableau, pour l’instruction de sa demoiselle, et lisant à voixhaute le titre : Plein air, ce fut autour de lui unereprise formidable, des cris, des huées. Le mot courait, on lerépétait, on le commentait : plein air, oh ! oui, pleinair, le ventre à l’air, tout en l’air, tra-la-la-laire ! Celatournait au scandale, la foule grossissait encore, les faces secongestionnaient dans la chaleur croissante, chacune avec la boucheronde et bête des ignorants qui jugent de la peinture, exprimant àelles toutes la somme d’âneries, de réflexions saugrenues, dericanements stupides et mauvais, que la vue d’une œuvre originalepeut tirer à l’imbécillité bourgeoise.

Et, à ce moment, comme dernier coup, Claude vit reparaîtreDubuche, qui traînait les Margaillan. Dès qu’il arriva devant letableau, l’architecte, embarrassé, pris d’une honte lâche, voulutpresser le pas, emmener son monde, en affectant de n’avoir aperçuni la toile ni ses amis. Mais déjà l’entrepreneur s’était plantésur ses courtes jambes, écarquillant les yeux, lui demandant trèshaut, de sa grosse voix rauque :

« Dites donc, quel est le sabot qui a fichuça ? »

Cette brutalité bon enfant, ce cri d’un parvenu millionnaire quirésumait la moyenne de l’opinion, redoubla l’hilarité ; etlui, flatté de son succès, les côtes chatouillées par l’étrangetéde cette peinture, partit à son tour, mais d’un rire tel, sidémesuré, si ronflant, au fond de sa poitrine grasse, qu’ildominait tous les autres. C’était l’alléluia, l’éclat final desgrandes orgues.

« Emmenez ma fille », dit la pâleMme Margaillan à l’oreille de Dubuche.

Il se précipita, dégagea Régine, qui avait baissé lespaupières ; et il déployait des muscles vigoureux, comme s’ileût sauvé ce pauvre être d’un danger de mort. Puis, ayant quittéles Margaillan à la porte, après des poignées de main et des salutsd’homme du monde, il revint vers ses amis, il dit carrément àSandoz, à Fagerolles et à Gagnière :

« Que voulez-vous ? ce n’est pas ma faute… Je l’avaisprévenu que le public ne comprendrait pas. C’est cochon, oui, vousaurez beau dire, c’est cochon !

– Ils ont hué Delacroix, interrompit Sandoz, blanc de rage, lespoings serrés. Ils ont hué Courbet. Ah ! race ennemie,stupidité de bourreaux !

Gagnière, qui partageait maintenant cette rancune d’artiste, sefâchait au souvenir de ses batailles des concerts Pasdeloup, chaquedimanche, pour la vraie musique.

« Et ils sifflent Wagner, ce sont les mêmes ; je lesreconnais… Tenez ! ce gros, là-bas… »

Il fallut que Jory le retînt. Lui, aurait excité la foule. Ilrépétait que c’était fameux, qu’il y avait là pour cent millefrancs de publicité. Et Irma, lâchée encore, venait de retrouverdans la cohue deux amis à elle, deux jeunes boursiers, qui étaientparmi les plus acharnés blagueurs, et qu’elle endoctrinait, qu’elleforçait à trouver ça très bien, en leur donnant des tapes sur lesdoigts.

Mais Fagerolles n’avait pas desserré les dents. Il examinaittoujours la toile, il jetait des coups d’œil sur le public. Avecson flair de Parisien et sa conscience souple de gaillard adroit,il se rendait compte du malentendu ; et, vaguement, il sentaitdéjà ce qu’il faudrait pour que cette peinture fît la conquête detous, quelques tricheries peut-être, des atténuations, unarrangement du sujet, un adoucissement de la facture. L’influenceque Claude avait eue sur lui persistait : il en restaitpénétré, à jamais marqué. Seulement, il le trouvait archi-foud’exposer une pareille chose. N’était-ce pas stupide de croire àl’intelligence du public ? À quoi bon cette femme nue avec cemonsieur habillé ? Que voulaient dire les deux petiteslutteuses du fond ? Et les qualités d’un maître, un morceau depeinture comme il n’y en avait pas deux dans le Salon ! Ungrand mépris lui venait de ce peintre admirablement doué, quifaisait rire tout Paris comme le dernier des barbouilleurs.

Ce mépris devint si fort qu’il ne put le cacher davantage. Ildit, dans un accès d’invincible franchise :

« Ah ! écoute, mon cher, tu l’as voulu, c’est toi quies trop bête. »

Claude, en silence, détournant les yeux de la foule, le regarda.Il n’avait point faibli, pâle seulement sous les rires, les lèvresagitées d’un léger tic nerveux : personne ne le connaissait,son œuvre seule était souffletée. Puis, il reporta un instant lesregards sur le tableau, parcourut de là les autres toiles de lasalle, lentement. Et, dans le désastre de ses illusions, dans ladouleur vive de son orgueil, un souffle de courage, une bouffée desanté et d’enfance, lui vinrent de toute cette peinture si gaiementbrave, montant à l’assaut de l’antique routine, avec une passion sidésordonnée. Il en était consolé et raffermi, sans remords, sanscontrition, poussé au contraire à heurter le public davantage.Certes, il y avait là bien des maladresses, bien des effortspuérils, mais quel joli ton général, quel coup de lumière apporté,une lumière gris d’argent, fine, diffuse, égayée de tous lesreflets dansants du plein air ! C’était comme une fenêtrebrusquement ouverte dans la vieille cuisine au bitume, dans les jusrecuits de la tradition, et le soleil entrait, et les murs riaientde cette matinée de printemps ! La note claire de son tableau,ce bleuissement dont on se moquait, éclatait parmi les autres.N’était-ce pas l’aube attendue, un jour nouveau qui se levait pourl’art ? Il aperçut un critique qui s’arrêtait sans rire, despeintres célèbres, surpris, la mine grave, le père Malgras, trèssale, allant de tableau en tableau avec sa moue de fin dégustateur,tombant en arrêt devant le sien, immobile, absorbé. Alors, il seretourna vers Fagerolles, il l’étonna par cette réponsetardive :

« On est bête comme on peut, mon cher, et il est à croireque je resterai bête… Tant mieux pour toi, si tu es unmalin ! »

Tout de suite, Fagerolles lui tapa sur l’épaule, en camarade quiplaisante, et Claude se laissa prendre le bras par Sandoz. Onl’emmenait enfin, la bande entière quitta le Salon des Refusés, endécidant qu’on allait passer par la salle de l’architecture ;car, depuis un instant, Dubuche, dont on avait reçu un projet deMusée, piétinait et les suppliait d’un regard si humble, qu’ilsemblait difficile de ne pas lui donner cette satisfaction.

« Ah ! dit plaisamment Jory, en entrant dans la salle,quelle glacière ! On respire ici. »

Tous se découvrirent et s’essuyèrent le front avec soulagement,comme s’ils arrivaient sous la fraîcheur de ombrages, au bout d’unelongue course en plein soleil. La salle était vide. Du plafond,tendu d’un écran de toile blanche, tombait une clarté égale, douceet morne, qui se reflétait, pareille à une eau de source immobile,dans le miroir du parquet fortement ciré. Aux quatre murs, d’unrouge déteint, les projets, les grands et les petits châssis,bordés de bleu pâle, mettaient les taches lavées de leurs teintesd’aquarelle. Et seul, absolument seul au milieu de ce désert, unmonsieur barbu se tenait debout devant un projet d’Hospice, plongédans une contemplation profonde. Trois dames parurent,s’effarèrent, traversèrent en fuyant à petits pas pressés.

Déjà Dubuche montrait et expliquait son œuvre aux camarades.C’était un seul châssis, une pauvre petite salle de Musée, qu’ilavait envoyée par hâte ambitieuse, en dehors des usages, et contrela volonté de son patron, qui pourtant la lui avait fait recevoir,se croyant engagé d’honneur.

« Est-ce que c’est pour loger les tableaux de l’école duplein air, ton Musée ? » demanda Fagerolles sansrire.

Gagnière admirait, d’un branle de la tête, en songeant à autrechose ; tandis que Claude et Sandoz, par amitié, examinaientet s’intéressaient sincèrement.

« Eh ! ce n’est pas mal, mon vieux, dit le premier.Les ornements sont encore d’une tradition joliment bâtarde…N’importe, ça va ! »

Jory, impatient, finit par l’interrompre.

« Ah ! filons, voulez-vous ? Moi, jem’enrhume. »

La bande reprit sa marche. Mais le pis était que, pour couper auplus court, il leur fallait traverser tout le Salon officiel ;et ils s’y résignèrent, malgré le serment qu’ils avaient fait den’y pas mettre les pieds, par protestation. Fendant la foule,avançant avec raideur, ils suivirent l’enfilade des salles, enjetant à droite et à gauche des regards indignés. Ce n’était plusle gai scandale de leur Salon à eux, les tons clairs, la lumièreexagérée du soleil. Des cadres d’or pleins d’ombre se succédaient,des choses gourmées et noires, des nudités d’atelier jaunissantsous des jours de cave, toute la défroque classique, l’histoire, legenre, le paysage, trempés ensemble au fond du même cambouis de laconvention. Une médiocrité uniforme suintait des œuvres, lasalissure boueuse du ton qui les caractérisait, dans cette bonnetenue d’un art au sang pauvre et dégénéré. Et ils pressaient lepas, et ils galopaient pour échapper à ce règne encore debout dubitume, condamnant tout en bloc avec leur belle injustice desectaires, criant qu’il n’y avait là rien, rien, rien !

Enfin, ils s’échappèrent, et ils descendaient au jardin,lorsqu’ils rencontrèrent Mahoudeau et Chaîne. Le premier se jetadans les bras de Claude.

« Ah ! mon cher, ton tableau, queltempérament ! »

Le peintre, tout de suite, loua la Vendangeuse.

« Et toi, dis donc, tu leur en as fichu par la tête, unmorceau ! »

Mais la vue de Chaîne, auquel personne ne parlait de sa Femmeadultère, et qui errait silencieux, l’apitoya. Il trouvait unemélancolie profonde à l’exécrable peinture, à la vie manquée de cepaysan, victime des admirations bourgeoises. Toujours il luidonnait la joie d’un éloge. Il le secoua amicalement, ilcria :

« Très bien aussi, votre machine… Ah ! mon gaillard,le dessin ne vous fait pas peur !

– Non, bien sûr ! » déclara Chaîne, dont la faces’était empourprée de vanité, sous les broussailles noires de sabarbe.

Mahoudeau et lui se joignirent à la bande ; et le premierdemanda aux autres s’ils avaient vu le Semeur, de Chambouvard.C’était inouï, le seul morceau de sculpture du Salon. Tous lesuivirent dans le jardin, que la foule envahissait maintenant.

« Tiens ! reprit Mahoudeau, en s’arrêtant au milieu del’allée centrale, il est justement devant son Semeur,Chambouvard. »

En effet, un homme obèse était là, campé fortement sur sesgrosses jambes, et s’admirant. La tête dans les épaules, il avaitune face épaisse et belle d’idole hindoue. On le disait fils d’unvétérinaire des environs d’Amiens. À quarante-cinq ans, il étaitdéjà l’auteur de vingt chefs-d’œuvre, des statues simples etvivantes, de la chair bien moderne, pétrie par un ouvrier de génie,sans raffinement ; et cela au hasard de la production, donnantses œuvres comme un champ donne son herbe, bon un jour, mauvais lelendemain, dans l’ignorance absolue de ce qu’il créait. Il poussaitle manque de sens critique jusqu’à ne pas faire de distinction,entre les fils les plus glorieux de ses mains, et les détestablesmagots qu’il lui arrivait de bâcler parfois. Sans fièvre nerveuse,sans un doute, toujours solide et convaincu, il avait un orgueil dedieu.

« Étonnant, le Semeur ! murmura Claude, et quellebâtisse, et quel geste ! »

Fagerolles, qui n’avait pas regardé la statue s’amusait beaucoupdu grand homme et de la queue de jeunes disciples béants, qu’iltraînait d’ordinaire à sa suite.

« Regardez-les donc, ils communient, ma parole !… Etlui, hein ? quelle bonne tête de brute, transfigurée dans lacontemplation de son nombril ! »

Seul et à l’aise au milieu de la curiosité de tous, Chambouvards’ébahissait, de l’air foudroyé d’un homme qui s’étonne d’avoirenfanté une pareille œuvre. Il semblait la voir pour la premièrefois, il n’en revenait point. Puis, un ravissement noya sa facelarge, il dodelina de la tête, il éclata d’un rire doux etinvincible, en répétant à dix reprises :

« C’est comique… c’est comique… »

Toute sa queue, derrière lui, se pâmait, tandis qu’iln’imaginait rien d’autre, pour dire l’adoration où il était delui-même.

Mais il y eut un léger émoi : Bongrand, qui se promenait,les mains derrière le dos, les yeux vagues, venait de tomber surChambouvard ; et le public, s’écartant, chuchotait,s’intéressait à la poignée de main échangée par les deux artistescélèbres, l’un court et sanguin, l’autre grand et frissonnant. Onentendit des mots de bonne camaraderie : « Toujours desmerveilles ! – Parbleu ! Et vous, rien cette année ?– Non, rien. Je me repose, je cherche. – Allons donc !farceur ; ça vient tout seul. – Adieu ! –Adieu ! » Déjà, Chambouvard, accompagné de sa cour, s’enallait lentement au travers de la foule, avec des regards demonarque heureux de vivre ; pendant que Bongrand, qui avaitreconnu Claude et ses amis, s’approchait d’eux, les mains fébriles,et leur désignait le sculpteur d’un mouvement nerveux du menton, endisant :

« En voilà un gaillard que j’envie ! Toujours croirequ’on fait des chefs-d’œuvre ! »

Il complimenta Mahoudeau de sa Vendangeuse, se montrapaternel pour tous, avec sa large bonhomie, son abandon de vieuxromantique rangé, décoré. Puis, s’adressant à Claude :

« Eh bien, qu’est-ce que je vous disais ? Vous avezvu, là-haut… Vous voici passé chef d’école.

– Ah ! oui, répondit Claude, ils m’arrangent… C’est vous,notre maître à tous. »

Bongrand eut un geste de vague souffrance, et il se sauva, endisant :

« Taisez-vous donc ! je ne suis pas même monmaître ! »

Un moment encore, la bande erra dans le jardin. On étaitretourné voir la Vendangeuse, lorsque Jory s’aperçut queGagnière n’avait plus Irma Bécot à son bras. Ce dernier futstupéfait : où diable pouvait-il l’avoir perdue ? Maisquand Fagerolles lui eut conté qu’elle s’en était allée dans lafoule, avec deux messieurs, il se tranquillisa ; et il suivitles autres, plus léger, soulagé de cette bonne fortune quil’ahurissait.

Maintenant, on ne circulait qu’avec peine. Tous les bancsétaient pris d’assaut, des groupes barraient les allées, où lamarche lente des promeneurs s’arrêtait, refluait sans cesse autourdes bronzes et des marbres à succès. Du buffet encombré sortait ungros murmure, un bruit de soucoupes et de cuillers, qui s’ajoutaitau frisson vivant de l’immense nef. Les moineaux étaient remontésdans la forêt des charpentes de fonte, on entendait leurs petitscris aigus, le piaillement dont ils saluaient le soleil à sondéclin, sous les vitres chaudes. Il faisait lourd, une tiédeurhumide de serre, un air immobile, affadi d’une odeur de terreaufraîchement remué. Et, dominant cette houle du jardin, le fracasdes salles du premier étage, le roulement des pieds sur lesplanchers de fer, ronflait toujours, avec sa clameur de tempêtebattant la côte.

Claude, qui percevait nettement ce grondement d’orage, finissaitpar n’avoir que lui, déchaîné et hurlant, dans les oreilles.C’étaient les gaietés de la foule, dont les huées et les riressoufflaient en ouragan devant son tableau. Il eut un geste énervé,il s’écria :

« Ah ! çà, qu’est-ce que nous fichons, ici ? Moi,je ne prends rien au buffet, ça pue l’Institut… Allons boire unechope dehors, voulez-vous ? »

Tous sortirent, les jambes cassées, la face tirée et méprisante.Dehors, ils respirèrent bruyamment, d’un air de délices, enrentrant dans la bonne nature printanière. Quatre heures sonnaientà peine, le soleil oblique enfilait les Champs-Élysées ; ettout flambait, les queues serrées des équipages, les feuillagesneufs des arbres, les gerbes des bassins qui jaillissaient ets’envolaient en une poussière d’or. D’un pas de flânerie, ilsdescendirent, hésitèrent, s’échouèrent enfin dans un petit café, lePavillon de la Concorde, à gauche, avant la place. La salle étaitsi étroite qu’ils s’attablèrent au bord de la contre-allée, malgréle froid tombant de la voûte des feuilles, déjà touffue et noire.Mais, après les quatre rangées de marronniers, au-delà de cettebande d’ombre verdâtre, ils avaient devant eux la chausséeensoleillée de l’avenue, ils y voyaient passer Paris à travers unegloire, les voitures aux roues rayonnantes comme des astres, lesgrands omnibus jaunes plus dorés que des chars de triomphe, descavaliers dont les montures semblaient jeter des étincelles, despiétons qui se transfiguraient et resplendissaient dans lalumière.

Et, durant près de trois heures, en face de sa chope restéepleine, Claude parla, discuta, dans une fièvre croissante, le corpsbrisé, la tête grosse de toute la peinture qu’il venait de voir.C’était, avec les camarades, l’habituelle sortie du Salon, que,cette année-là, passionnait davantage encore la mesure libérale del’Empereur : un flot montant de théories, une griseried’opinions extrêmes qui rendait les langues pâteuses, toute lapassion de l’art dont brûlait leur jeunesse.

« Eh bien, quoi ? criait-il, le public rit, il fautfaire l’éducation du public… Au fond, c’est une victoire. Enlevezdeux cents toiles grotesques, et notre Salon enfonce le leur. Nousavons la bravoure et l’audace, nous sommes l’avenir… Oui, oui, onverra plus tard, nous le tuerons, leur Salon. Nous y entrerons enconquérants, à coups de chefs-d’œuvre… Ris donc, ris donc, grandebête de Paris, jusqu’à ce que tu tombes à nosgenoux ! »

Et, s’interrompant, il montrait d’un geste prophétique l’avenuetriomphale, où roulaient dans le soleil le luxe et la joie de laville. Son geste s’élargissait, descendait jusqu’à la place de laConcorde, qu’on apercevait en écharpe, sous les arbres, avec une deses fontaines dont les nappes ruisselaient, un bout fuyant de sesbalustrades, et deux de ses statues, Rouen aux mamelles géantes,Lille qui avance l’énormité de son pied nu.

« Le plein air, ça les amuse ! reprit-il. Soit !puisqu’ils le veulent, le plein air, l’école du plein air !…Hein ? c’était entre nous, ça n’existait pas, hier, en dehorsde quelques peintres. Et voilà qu’ils lancent le mot, ce sont euxqui fondent l’école… Oh ! je veux bien, moi. Va pour l’écoledu plein air ! »

Jory s’allongeait des claques sur les cuisses.

« Quand je te disais ! J’étais sûr, avec mes articles,de les forcer à mordre, ces crétins ! Ce que nous allons lesembêter, maintenant ! »

Mahoudeau chantait victoire, lui aussi, en ramenantcontinuellement sa Vendangeuse, dont il expliquait leshardiesses à Chaîne silencieux, qui seul écoutait ; tandis queGagnière, avec la raideur des timides lâchés au travers de lathéorie pure, parlait de guillotiner l’Institut ; et Sandoz,par sympathie enflammée de travailleur, et Dubuche, cédant à lacontagion de ses amitiés révolutionnaires, s’exaspéraient, tapaientsur la table, avalaient Paris, dans chaque gorgée de bière. Trèscalme, Fagerolles gardait son sourire. Il les avait suivis paramusement, par le singulier plaisir qu’il trouvait à pousser lescamarades dans des farces qui tourneraient mal. Pendant qu’ilfouettait leur esprit de révolte, il prenait justement la fermerésolution de travailler désormais à obtenir le prix de Rome :cette journée le décidait, il jugeait imbécile de compromettre sontalent davantage.

Le soleil baissait à l’horizon, il n’y avait plus qu’un flotdescendant de voitures, le retour du Bois, dans l’or pâli ducouchant. Et la sortie du Salon devait s’achever, une queuedéfilait, des messieurs à tête de critique, ayant chacun uncatalogue sous le bras.

Gagnière s’enthousiasma brusquement.

« Ah ! Courajod, en voilà un qui a inventé lepaysage ! Avez-vous vu sa Mare de Gagny, auLuxembourg ?

– Une merveille ! cria Claude. Il y a trente ans que c’estfait, et on n’a encore rien fichu de plus solide… Pourquoilaisse-t-on ça au Luxembourg ? Ça devrait être au Louvre.

– Mais Courajod n’est pas mort, dit Fagerolles.

– Comment ! Courajod n’est pas mort ! On ne le voitplus, on n’en parle plus. »

Et ce fut une stupeur, lorsque Fagerolles affirma que le maîtrepaysagiste, âgé de soixante-dix ans, vivait quelque part, du côtéde Montmartre, retiré dans une petite maison, au milieu de poules,de canards et de chiens. Ainsi, on pouvait se survivre, il y avaitdes mélancolies de vieux artistes, disparus avant leur mort. Tousse taisaient, un frisson les avait pris, lorsqu’ils aperçurent,passant au bras d’un ami, Bongrand, la face congestionnée, le gesteinquiet, qui leur envoya un salut ; et, presque derrière lui,au milieu de ses disciples, Chambouvard se montra, riant très haut,tapant les talons, en maître absolu, certain de l’éternité.

« Tiens ! tu nous lâches ? » demandaMahoudeau à Chaîne, qui se levait.

L’autre mâchonna dans sa barbe des paroles sourdes ; et ilpartit, après avoir distribué des poignées de main.

« Tu sais qu’il va encore se payer ta sage-femme, dit Joryà Mahoudeau. Oui, l’herboriste, la femme aux herbes qui puent… Maparole ! j’ai vu ses yeux flamber tout d’un coup ; ça leprend comme une rage de dents, ce garçon ; et regarde-lecourir, là-bas. »

Le sculpteur haussa les épaules, au milieu des rires.

Mais Claude n’entendait point. Maintenant, il entreprenaitDubuche sur l’architecture. Sans doute, ce n’était pas mal, cettesalle de Musée, qu’il exposait ; seulement, ça n’apportaitrien, on y retrouvait une patiente marqueterie des formules del’École. Est-ce que tous les arts ne marchaient pas de front ?est-ce que l’évolution qui transformait la littérature, lapeinture, la musique même, n’allait pas renouvelerl’architecture ? Si jamais l’architecture d’un siècle devaitavoir un style à elle, c’était assurément celle du siècle où l’onentrerait bientôt, un siècle neuf, un terrain balayé, prêt à lareconstruction de tout, un champ fraîchement ensemencé, dans lequelpousserait un nouveau peuple. Par terre, les temples grecs quin’avaient plus leurs raisons d’être sous notre ciel, au milieu denotre société ! par terre, les cathédrales gothiques, puisquela foi aux légendes était morte ! par terre, les colonnadesfines, les dentelles ouvragées de la Renaissance, ce renouveauantique greffé sur le Moyen Âge, des bijoux d’art où notredémocratie ne pouvait se loger ! Et il voulait, il réclamaitavec des gestes violents la formule architecturale de cettedémocratie, l’œuvre de pierre qui l’exprimerait, l’édifice où elleserait chez elle, quelque chose d’immense et de fort, de simple etde grand, ce quelque chose qui s’indiquait déjà dans nos gares,dans nos halles, avec la solide élégance de leurs charpentes defer, mais épuré encore, haussé jusqu’à la beauté, disant lagrandeur de nos conquêtes.

« Eh ! oui, eh ! oui ! répétait Dubuche,gagné par sa fougue. C’est ce que je veux faire, tu verras un jour…Donne-moi le temps d’arriver, et quand je serai libre, ah !quand je serai libre ! »

La nuit venait, Claude s’animait de plus en plus, dansl’énervement de sa passion, d’une abondance, d’une éloquence queles camarades ne lui connaissaient pas. Tous s’excitaient àl’écouter, finissaient par s’égayer bruyamment des motsextraordinaires qu’il lançait ; et lui-même, étant revenu surson tableau, en parlait avec une gaieté énorme, faisait la chargedes bourgeois qui regardaient, imitait la gamme bête des rires. Surl’avenue, couleur de cendre, on ne voyait plus filer que les ombresde rares voitures. La contre-allée était toute noire, un froid deglace tombait des arbres. Seul, un chant perdu sortait d’un massifde verdure, derrière le café, quelque répétition au Concert del’Horloge, la voix sentimentale d’une fille s’essayant à laromance.

« Ah ! m’ont-ils amusé, les idiots ! cria Claudedans un dernier éclat. Entendez-vous, pour cent mille francs, je nedonnerais pas ma journée ! »

Il se tut, épuisé. Personne n’avait plus de salive. Un silencerégna, tous grelottèrent sous l’haleine glacée qui passait. Et ilsse séparèrent avec des poignées de main lasses, dans une sorte destupeur. Dubuche dînait en ville. Fagerolles avait un rendez-vous.Vainement, Jory, Mahoudeau et Gagnière voulurent entraîner Claudechez Foucart, un restaurant à vingt-cinq sous : déjà Sandozl’emmenait à son bras, inquiet de le voir si gai.

« Allons, viens, j’ai promis à ma mère de rentrer. Tumangeras un morceau avec nous, et ce sera gentil, nous finirons lajournée ensemble. »

Tous deux descendirent le quai, le long des Tuileries, serrésl’un contre l’autre, fraternellement. Mais, au pont desSaints-Pères, le peintre s’arrêta net.

« Comment, tu me quittes ! s’écria Sandoz. Puisque tudînes avec moi !

– Non, merci, j’ai trop mal à la tête… Je rentre mecoucher. »

Et il s’obstina sur cette excuse.

« Bon ! bon ! finit par dire l’autre en souriant,on ne te voit plus, tu vis dans le mystère… Va, mon vieux, je neveux pas te gêner. »

Claude retint un geste d’impatience, et, laissant son ami passerle pont, il continua de filer tout seul par les quais. Il marchaitles bras ballants, le nez à terre, sans rien voir, à longuesenjambées de somnambule que l’instinct conduit. Quai de Bourbon,devant sa porte, il leva les yeux, étonné qu’un fiacre attendît là,arrêté au bord du trottoir, lui barrant le chemin. Et ce fut dumême pas mécanique qu’il entra chez la concierge, pour prendre saclef.

« Je l’ai donnée à cette dame, criaMme Joseph du fond de la loge. Cette femme estlà-haut.

– Quelle dame ? demanda-t-il effaré.

– Cette jeune personne… Voyons, vous savez bien ? celle quivient toujours. »

Il ne savait plus, il se décida à monter, dans une confusionextrême d’idées. La clef se trouvait sur la porte, qu’il ouvrit,puis qu’il referma, sans hâte.

Claude resta un moment immobile. L’ombre avait envahi l’atelier,une ombre violâtre qui pleuvait de la baie vitrée en unmélancolique crépuscule, noyant les choses. Il ne voyait plusnettement le parquet, où les meubles, les toiles, tout ce quitraînait vaguement, semblait se fondre, comme dans l’eau dormanted’une mare, Mais, assise au bord du divan, se détachait une formesombre, raidie par l’attente, anxieuse et désespérée au milieu decette agonie du jour. C’était Christine, il l’avait reconnue.

Elle tendit les mains, elle murmura d’une voix basse etentrecoupée :

« Il y a trois heures, oui, trois heures que je suis là,toute seule, à écouter… Au sortir de là-bas, j’ai pris une voiture,et je ne voulais que venir, puis rentrer vite… Mais je seraisrestée la nuit entière, je ne pouvais pas m’en aller, sans vousavoir serré les mains. »

Elle continua, elle dit son désir violent de voir le tableau,son escapade au Salon, et comment elle était tombée dans la tempêtedes rires, sous les huées de tout ce peuple. C’était elle qu’onsifflait ainsi, c’était sur sa nudité que crachaient les gens,cette nudité dont le brutal étalage, devant la blague de Paris,l’avait étranglée dès la porte. Et, prise d’une terreur folle,éperdue de souffrance et de honte, elle s’était sauvée, comme sielle avait senti ces rires s’abattre sur sa peau nue, la cingler ausang de coups de fouet. Mais elle s’oubliait maintenant, elle nesongeait qu’à lui, bouleversée par l’idée du chagrin qu’il devaitavoir, grossissant l’amertume de cet échec de toute sa sensibilitéde femme, débordant d’un besoin de charité immense.

« Ô mon ami, ne vous faites pas de peine !… Je voulaisvous voir et vous dire que ce sont des jaloux, que je le trouvetrès bien, ce tableau, que je suis très fière et très heureuse devous avoir aidé, d’en être un peu, moi aussi… »

Il l’écoutait bégayer ardemment ces tendresses, toujoursimmobile ; et, brusquement, il s’abattit devant elle, illaissa tomber la tête sur ses genoux, en éclatant en larmes. Touteson excitation de l’après-midi, sa bravoure d’artiste sifflé, sagaieté et sa violence, crevaient là, en une crise de sanglots quile suffoquait. Depuis la salle où les rires l’avaient souffleté, illes entendait le poursuivre comme une meute aboyante, là-bas auxChamps-Élysées, puis le long de la Seine, puis à présent encorechez lui, derrière son dos. Sa force entière s’en était allée, ilse sentait plus débile qu’un enfant ; et il répéta, roulant satête, la voix éteinte, le geste vague :

« Mon Dieu ! que je souffre ! »

Alors, elle, des deux poings, le remonta jusqu’à sa bouche, dansun emportement de passion. Elle le baisa, elle lui souffla jusqu’aucœur, d’une haleine chaude :

« Tais-toi, tais-toi, je t’aime ! »

Ils s’adoraient, leur camaraderie devait aboutir à ces noces,sur ce divan, dans l’aventure de ce tableau qui peu à peu les avaitunis. Le crépuscule les enveloppa, ils restèrent aux bras l’un del’autre, anéantis, en larmes sous cette première joie d’amour. Prèsd’eux, au milieu de la table, les lilas qu’elle avait envoyés lematin embaumaient la nuit ; et les parcelles d’or éparses,envolées du cadre, luisaient seules d’un reste de jour, pareilles àun fourmillement d’étoiles.

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