L’Œuvre

Chapitre 8

 

Enfin, Christine donna un dernier coup de plumeau, et ils furentinstallés. Cet atelier de la rue de Douai, petit et incommode,était accompagné seulement d’une étroite chambre et d’une cuisinegrande comme une armoire : il fallait manger dans l’atelier,le ménage y vivait, avec l’enfant toujours en travers des jambes.Et elle avait eu bien du mal à tirer parti de leurs quatre meubles,car elle voulait éviter la dépense. Pourtant, elle dut acheter unvieux lit d’occasion, elle céda même au besoin luxueux d’avoir desrideaux de mousseline blanche, à sept sous le mètre. Dès lors, cetrou lui parut charmant, elle se mit à le tenir sur un pied depropreté bourgeoise, ayant résolu de faire tout en personne et dese passer de servante, pour ne pas trop changer leur vie, quiallait être difficile.

Claude vécut ces premiers mois dans une excitation croissante.Les courses au milieu des rues tumultueuses, les visites chez lescamarades, enfiévrées de discussions, toutes les colères, toutesles idées chaudes qu’il rapportait ainsi du dehors, le faisaient sepassionner à voix haute, jusque dans son sommeil. Paris l’avaitrepris aux moelles, violemment ; et, en pleine flambée decette fournaise, c’était une seconde jeunesse, un enthousiasme etune ambition à désirer tout voir, tout faire, tout conquérir.Jamais il ne s’était senti une telle rage de travail, ni un telespoir, comme s’il lui avait suffi d’étendre la main, pour créerles chefs-d’œuvre qui le mettraient à son rang, au premier. Quandil traversait Paris, il découvrait des tableaux partout ; laville entière, avec ses rues, ses carrefours, ses ponts, seshorizons vivants, se déroulait en fresques immenses, qu’il jugeaittoujours trop petites, pris de l’ivresse des besognes colossales.Et il rentrait frémissant, le crâne bouillonnant de projets, jetantdes croquis sur des bouts de papier, le soir, à la lampe, sanspouvoir décider par où il entamerait la série des grandes pagesqu’il rêvait.

Un obstacle sérieux lui vint de la petitesse de son atelier.S’il avait eu seulement l’ancien comble du quai de Bourbon, ou bienmême la vaste salle à manger de Bennecourt ! Mais que faire,dans cette pièce en longueur, un couloir, que le propriétaire avaitl’effronterie de louer quatre cents francs à des peintres, aprèsl’avoir couvert d’un vitrage ? Et le pis était que ce vitrage,tourné au nord, resserré entre deux murailles hautes, ne laissaittomber qu’une lumière verdâtre de cave. Il dut donc remettre à plustard ses grandes ambitions, il résolut de s’attaquer d’abord à destoiles moyennes, en se disant que la dimension des œuvres ne faitpoint le génie.

Le moment lui paraissait si bon pour le succès d’un artistebrave, qui apporterait enfin une note d’originalité et defranchise, dans la débâcle des vieilles écoles ! Déjà, lesformules de la veille se trouvaient ébranlées, Delacroix était mortsans élèves, Courbet avait à peine derrière lui quelques imitateursmaladroits ; leurs chefs-d’œuvre n’allaient plus être que desmorceaux de musée, noircis par l’âge, simples témoignages de l’artd’une époque ; et il semblait aisé de prévoir la formulenouvelle qui se dégagerait des leurs, cette poussée du grandsoleil, cette aube limpide qui se levait dans les récents tableaux,sous l’influence commençante de l’école du plein air. C’étaitindéniable, les œuvres blondes dont on avait tant ri au Salon desRefusés, travaillaient sourdement bien des peintres,éclaircissaient peu à peu toutes les palettes. Personne n’enconvenait encore, mais le branle était donné, une évolution sedéclarait, qui devenait de plus en plus sensible à chaque Salon. Etquel coup, si, au milieu de ces copies inconscientes desimpuissants, de ces tentatives peureuses et sournoises des habiles,un maître se révélait, réalisant la formule avec l’audace de laforce, sans ménagements, telle qu’il fallait la planter, solide etentière, pour qu’elle fût la vérité de cette fin desiècle !

Dans cette première heure de passion et d’espoir, Claude, siravagé par le doute d’habitude, crut en son génie. Il n’avait plusde ces crises, dont l’angoisse le lançait pendant des jours sur lepavé, en quête de son courage perdu. Une fièvre le raidissait, iltravaillait avec l’obstination aveugle de l’artiste qui s’ouvre lachair, pour en tirer le fruit dont il est tourmenté. Son long reposà la campagne lui avait donné une fraîcheur de vision singulière,une joie ravie d’exécution ; il lui semblait renaître à sonmétier, dans une facilité et un équilibre qu’il n’avait jamaiseus ; et c’était aussi une certitude de progrès, un profondcontentement, devant des morceaux réussis, où aboutissaient enfind’anciens efforts stériles. Comme il le disait à Bennecourt, iltenait son plein air, cette peinture d’une gaieté de tonschantante, qui étonnait les camarades, quand ils le venaient voir.Tous admiraient, convaincus qu’il n’aurait qu’à se produire, pourprendre sa place, très haut, avec des œuvres d’une notation sipersonnelle, où pour la première fois la nature baignait dans de lavraie lumière, sous le jeu des reflets et la continuelledécomposition des couleurs.

Et, durant trois années, Claude lutta sans faiblir, fouetté parles échecs, n’abandonnant rien de ses idées, marchant droit devantlui, avec la rudesse de la foi.

D’abord, la première année, il alla, pendant les neiges dedécembre, se planter quatre heures chaque jour derrière la butteMontmartre, à l’angle d’un terrain vague, d’où il peignait un fondde misère, des masures basses, dominées par des cheminéesd’usine ; et, au premier plan, il avait mis dans la neige unefillette et un voyou en loques, qui dévoraient des pommes volées.Son obstination à peindre sur nature compliquait terriblement sontravail, l’embarrassait de difficultés presque insurmontables.Pourtant, il termina cette toile dehors, il ne se permit à sonatelier qu’un nettoyage. L’œuvre, quand elle fut posée sous laclarté morte du vitrage, l’étonna lui-même par sa brutalité ;c’était comme une porte ouverte sur la rue, la neige aveuglait, lesdeux figures se détachaient, lamentables, d’un gris boueux. Tout desuite, il sentit qu’un pareil tableau ne serait pas reçu ;mais il n’essaya point de l’adoucir, il l’envoya quand même auSalon. Après avoir juré qu’il ne tenterait jamais plus d’exposer,il établissait maintenant en principe qu’on devait toujoursprésenter quelque chose au jury, uniquement pour le mettre dans sontort ; et il reconnaissait du reste l’utilité du Salon, leseul terrain de bataille où un artiste pouvait se révéler d’uncoup. Le jury refusa le tableau.

La seconde année, il chercha une opposition. Il choisit un boutdu square des Batignolles, en mai : de gros marronniers jetantleur ombre, une fuite de pelouse, des maisons à six étages, aufond ; tandis que, au premier plan, sur un banc d’un vert cru,s’alignaient des bonnes et des petits-bourgeois du quartier,regardant trois gamines en train de faire des pâtés de sable. Illui avait fallu de l’héroïsme, la permission obtenue, pour mener àbien son travail, au milieu de la foule goguenarde. Enfin, ils’était décidé à venir, dès cinq heures du matin, peindre lesfonds ; et, réservant les figures, il avait dû se résoudre àn’en prendre que des croquis, puis à finir dans l’atelier. Cettefois, le tableau lui parut moins rude, la facture avait un peu del’adoucissement morne qui tombait du vitrage. Il le crut reçu, tousles amis crièrent au chef d’œuvre, répandirent le bruit que leSalon allait en être révolutionné. Et ce fut de la stupeur, del’indignation, lorsqu’une rumeur annonça un nouveau refus du jury.Le parti pris n’était plus niable, il s’agissait de l’étranglementsystématique d’un artiste original. Lui, après le premieremportement, tourna sa colère contre son tableau, qu’il déclaraitmenteur, déshonnête, exécrable. C’était une leçon méritée, dont ilse souviendrait : est-ce qu’il aurait dû retomber dans ce jourde cave de l’atelier ? est-ce qu’il retournerait à la salecuisine bourgeoise des bonshommes faits de chic ? Quand latoile lui revint, il prit un couteau et la fendit.

Aussi, la troisième année, s’enragea-t-il sur une œuvre derévolte. Il voulut le plein soleil, ce soleil de Paris, qui,certains jours, chauffe à blanc le pavé, dans la réverbérationéblouissante des façades : nulle part il ne fait plus chaud,les gens des pays brûlés s’épongent eux-mêmes, on dirait une terred’Afrique, sous la pluie lourde d’un ciel en feu. Le sujet qu’iltraita, fut un coin de la place du Carrousel, à une heure, lorsquel’astre tape d’aplomb. Un fiacre cahotait, au cocher somnolent, aucheval en eau, la tête basse, vague dans la vibration de lachaleur ; des passants semblaient ivres, pendant que, seule,une jeune femme, rose et gaillarde sous son ombrelle, marchait àl’aise d’un pas de reine, comme dans l’élément de flamme où elledevait vivre. Mais ce qui, surtout, rendait ce tableau terrible,c’était l’étude nouvelle de la lumière, cette décomposition, d’uneobservation très exacte, et qui contrecarrait toutes les habitudesde l’œil, en accentuant des bleus, des jaunes, des rouges, oùpersonne n’était accoutumé d’en voir. Les Tuileries, au fond,s’évanouissaient en nuée d’or ; les pavés saignaient, lespassants n’étaient plus que des indications, des taches sombresmangées par la clarté trop vive. Cette fois, les camarades, tout ens’exclamant encore, restèrent gênés, saisis d’une mêmeinquiétude : le martyre était au bout d’une peinture pareille.Lui, sous leurs éloges, comprit très bien la rupture quis’opérait ; et, quand le jury, de nouveau, lui eut fermé leSalon, il s’écria douloureusement dans une minute delucidité :

« Allons ! c’est entendu… J’encrèverai ! »

Peu à peu, si la bravoure de son obstination paraissait grandir,il retombait pourtant à ses doutes d’autrefois, ravagé par la luttequ’il soutenait contre la nature. Toute toile qui revenait, luisemblait mauvaise, incomplète surtout, ne réalisant pas l’efforttenté. C’était cette impuissance qui l’exaspérait, plus encore queles refus du jury. Sans doute, il ne pardonnait pas à cedernier : ses œuvres, même embryonnaires, valaient cent foisles médiocrités reçues ; mais quelle souffrance de ne jamaisse donner entier, dans le chef-d’œuvre dont il ne pouvait accoucherson génie ! Il y avait toujours des morceaux superbes, ilétait content de celui-ci, de celui-là, de cet autre. Alors,pourquoi de brusques trous ? pourquoi des parties indignes,inaperçues pendant le travail, tuant le tableau ensuite d’une tareineffaçable ? Et il se sentait incapable de correction, un murse dressait à un moment, un obstacle infranchissable, au-delàduquel il lui était défendu d’aller. S’il reprenait vingt fois lemorceau, vingt fois il aggravait le mal, tout se brouillait etglissait au gâchis. Il s’énervait, ne voyait plus, n’exécutaitplus, en arrivait à une véritable paralysie de la volonté.Étaient-ce donc ses yeux, étaient-ce ses mains qui cessaient de luiappartenir, dans le progrès des lésions anciennes, qui l’avaitinquiété déjà ? Les crises se multipliaient, il recommençait àvivre des semaines abominables, se dévorant, éternellement secouéde l’incertitude à l’espérance ; et l’unique soutien, pendantces heures mauvaises, passées à s’acharner sur l’œuvre rebelle,c’était le rêve consolateur de l’œuvre future, celle où il sesatisferait enfin, où ses mains se délieraient pour la création.Par un phénomène constant, son besoin de créer allait ainsi plusvite que ses doigts, il ne travaillait jamais à une toile, sansconcevoir la toile suivante. Une seule hâte lui restait, sedébarrasser du travail en train, dont il agonisait ; sansdoute, ça ne vaudrait rien encore, il en était aux concessionsfatales, aux tricheries, à tout ce qu’un artiste doit abandonner desa conscience ; mais ce qu’il ferait ensuite, ah ! cequ’il ferait, il le voyait superbe et héroïque, inattaquable,indestructible. Perpétuel mirage qui fouette le courage des damnésde l’art, mensonge de tendresse et de pitié sans lequel laproduction serait impossible, pour tous ceux qui se meurent de nepouvoir faire de la vie !

Et, en dehors de cette lutte sans cesse renaissante aveclui-même, les difficultés matérielles s’accumulaient. N’était-cedonc point assez de ne pas arriver à sortir ce qu’on avait dans leventre ? Il fallait en outre se battre contre leschoses ! Bien qu’il refusât de le confesser, la peinture surnature, au plein air, devenait impossible, dès que la toiledépassait certaines dimensions. Comment s’installer dans les rues,au milieu des foules ? comment obtenir, pour chaquepersonnage, les heures de pose suffisantes ? Cela, évidemment,n’admettait que certains sujets déterminés, des paysages, des coinsrestreints de ville, où les figures ne sont que des silhouettesfaites après coup. Puis, il y avait les mille contrariétés dutemps, le vent qui emportait le chevalet, la pluie qui arrêtait lesséances. Ces jours-là, il rentrait hors de lui, menaçant du poingle ciel, accusant la nature de se défendre, pour ne pas être priseet vaincue. Il se plaignait amèrement de n’être pas riche, car ilrêvait d’avoir des ateliers mobiles, une voiture à Paris, un bateausur la Seine, dans lesquels il aurait vécu comme un bohémien del’art. Mais rien ne l’aidait, tout conspirait contre sontravail.

Christine, alors, souffrit avec Claude. Elle avait partagé sesespoirs, très brave, égayant l’atelier de son activité deménagère ; et, maintenant, elle s’asseyait, découragée quandelle le voyait sans force. À chaque tableau refusé, elle montraitune douleur plus vive, blessée dans son amour-propre de femme,ayant cet orgueil du succès qu’elles ont toutes. L’amertume dupeintre l’aigrissait aussi, elle épousait ses passions, identifiéeà ses goûts, défendant sa peinture qui était devenue comme unedépendance d’elle-même, la grande affaire de leur vie, la seuleimportante désormais, celle dont elle espérait son bonheur. Chaquejour, elle devinait bien que cette peinture lui prenait son amantdavantage ; et elle n’en était pas encore à la lutte, ellecédait, se laissait emporter avec lui, pour ne faire qu’un, au fonddu même effort. Mais une tristesse montait de ce commencementd’abdication, une crainte de ce qui l’attendait là-bas. Parfois, unfrisson de recul la glaçait jusqu’au cœur : Elle se sentaitvieillir, tandis qu’une pitié immense la bouleversait, une envie depleurer sans cause, qu’elle contentait dans l’atelier lugubre,pendant des heures, quand elle y était seule.

À cette époque, son cœur s’ouvrit, plus large, et une mère sedégagea de l’amante. Cette maternité pour son grand enfantd’artiste était faite de la pitié vague et infinie quil’attendrissait, de la faiblesse illogique où elle le voyait tomberà chaque heure, des pardons continuels qu’elle était forcée de luiaccorder. Il commençait à la rendre malheureuse, elle n’avait plusde lui que ces caresses d’habitude, données ainsi qu’une aumône auxfemmes dont on se détache ; et, comment l’aimer encore, quandil s’échappait de ses bras, qu’il montrait un air d’ennui dans lesétreintes ardentes dont elle l’étouffait toujours ? commentl’aimer, si elle ne l’aimait pas de cette autre affection de chaqueminute, en adoration devant lui, s’immolant sans cesse ? Aufond d’elle, l’insatiable amour grondait, elle demeurait la chairde passion, la sensuelle aux lèvres fortes dans la saillie têtuedes mâchoires. C’était une douceur triste, alors, après leschagrins secrets de la nuit, de n’être plus qu’une mère jusqu’ausoir, de goûter une dernière et pâle jouissance dans la bonté, dansle bonheur qu’elle tâchait de lui faire, au milieu de leur viegâtée maintenant.

Seul, le petit Jacques eut à pâtir de ce déplacement detendresse. Elle le négligeait davantage, la chair restée muettepour lui, ne s’étant éveillée à la maternité que par l’amour.C’était l’homme adoré, désiré, qui devenait son enfant ; etl’autre, le pauvre être, demeurait un simple témoignage de leurgrande passion d’autrefois. À mesure qu’elle l’avait vu grandir etne plus demander autant de soins, elle s’était mise à le sacrifier,sans dureté au fond, simplement parce qu’elle sentait ainsi. Àtable, elle ne lui donnait que les seconds morceaux ; lameilleure place, près du poêle, n’était pas pour sa petitechaise ; si la peur d’un accident la secouait, le premier cri,le premier geste de protection n’allait jamais vers sa faiblesse.Et sans cesse elle le reléguait, le supprimait :« Jacques, tais-toi, tu fatigues ton père ! Jacques, neremue donc pas, tu vois bien que ton pèretravaille ! »

L’enfant s’accommodait mal de Paris. Lui, qui avait eu lacampagne vaste pour se rouler en liberté, étouffait dans l’espaceétroit où il devait se tenir sage. Ses belles couleurs rougespâlissaient, il ne poussait plus que chétif, sérieux comme un petithomme, les yeux élargis sur les choses. Il venait d’avoir cinq ans,sa tête avait démesurément grossi, par un phénomène singulier, quifaisait dire à son père : « Le gaillard a la caboche d’ungrand homme ! » Mais, au contraire, il semblait quel’intelligence diminuât, à mesure que le crâne augmentait. Trèsdoux, craintif, l’enfant s’absorbait pendant des heures, sanssavoir répondre, l’esprit en fuite ; et, s’il sortait de cetteimmobilité, c’était dans des crises folles de sauts et de cris,comme une jeune bête joueuse que l’instinct emporte. Alors, les« tiens-toi tranquille ! » pleuvaient, car la mèrene pouvait comprendre ces vacarmes subits, bouleversée de voir lepère s’irriter à son chevalet, se fâchant elle-même, courant viterasseoir le petit dans son coin. Calmé tout d’un coup, avec lefrisson peureux d’un réveil trop brusque, il se rendormait, lesyeux ouverts, si paresseux à vivre, que les jouets, des bouchons,des images, de vieux tubes de couleur, lui tombaient des mains.Déjà, elle avait essayé de lui apprendre ses lettres. Il s’étaitdébattu avec des larmes, et l’on attendait un an ou deux encorepour le mettre à l’école, où les maîtres sauraient bien le fairetravailler.

Christine, enfin, commençait à s’effrayer, devant la misèremenaçante. À Paris, avec cet enfant qui poussait, la vie était pluschère, et les fins de mois devenaient terribles, malgré seséconomies de toutes sortes. Le ménage n’avait d’assurés que lesmille francs de rente ; et comment vivre avec cinquante francspar mois, lorsqu’on avait prélevé les quatre cents francs duloyer ? D’abord, ils s’étaient tirés d’embarras, grâce àquelques toiles vendues, Claude ayant retrouvé l’ancien amateur deGagnière, un de ces bourgeois détestés, qui ont des âmes ardentesd’artistes, dans les habitudes maniaques où ils s’enferment ;celui-ci, M. Hue, un ancien chef de bureau, n’étaitmalheureusement pas assez riche pour acheter toujours, et il nepouvait que se lamenter sur l’aveuglement du public, qui laissaitune fois de plus le génie mourir de faim ; car lui, convaincu,frappé par la grâce dès le premier coup d’œil, avait choisi lesœuvres les plus rudes, qu’il pendait à côté de ses Delacroix, enleur prophétisant une fortune égale. Le pis était que le pèreMalgras venait de se retirer, après fortune faite : une trèsmodeste aisance d’ailleurs, une rente d’une dizaine de millefrancs, qu’il s’était décidé à manger dans une petite maison deBois-Colombes, en homme prudent. Aussi fallait-il l’entendre parlerdu fameux Naudet, avec le dédain des millions que remuait cetagioteur, des millions qui lui retomberaient sur le nez, disait-il.Claude, à la suite d’une rencontre, ne réussit qu’à lui vendre unedernière toile, pour lui, une de ses académies de l’atelier Boutin,la superbe étude de ventre que l’ancien marchand n’avait pu revoirsans un regain de passion au cœur. C’était donc la misèreprochaine, les débouchés se fermaient au lieu de s’ouvrir, unelégende inquiétante se créait peu à peu autour de cette peinturecontinuellement repoussée du Salon ; sans compter qu’il auraitsuffi, pour effrayer l’argent, d’un art si incomplet et sirévolutionnaire, où l’œil effaré ne retrouvait aucune desconventions admises. Un soir, ne sachant comment acquitter une notede couleurs, le peintre s’était écrié qu’il vivrait sur le capitalde sa rente, plutôt que de descendre à la production basse destableaux de commerce. Mais Christine, violemment, s’était opposée àce moyen extrême : elle rognerait encore sur les dépenses,enfin elle préférait tout à cette folie, qui les jetterait ensuiteau pavé, sans pain.

Après le refus de son troisième tableau, l’été fut simiraculeux, cette année-là, que Claude sembla y puiser une nouvelleforce. Pas un nuage, des journées limpides sur l’activité géante deParis. Il s’était remis à courir la ville, avec la volonté dechercher un coup, comme il le disait : quelque chose d’énorme,de décisif, il ne savait pas au juste. Et, jusqu’à septembre, il netrouva rien, se passionnant pendant une semaine pour un sujet, puisdéclarant que ce n’était pas encore ça. Il vivait dans un continuelfrémissement, aux aguets, toujours à la minute de mettre la mainsur cette réalisation de son rêve, qui fuyait toujours. Au fond,son intransigeance de réaliste cachait des superstitions de femmenerveuse, il croyait à des influences compliquées etsecrètes : tout allait dépendre de l’horizon choisi, néfasteou heureux.

Une après-midi, par un des derniers beaux jours de la saison,Claude avait emmené Christine, laissant le petit Jacques à la gardede la concierge, une vieille brave femme, comme ils faisaientd’ordinaire, quand ils sortaient ensemble. C’était une enviesoudaine de promenade, un besoin de revoir avec elle des coinschéris autrefois, derrière lequel se cachait le vague espoirqu’elle lui porterait chance. Et ils descendirent ainsi jusqu’aupont Louis-Philippe, restèrent un quart d’heure sur le quai auxOrmes, silencieux, debout contre le parapet, à regarder en face, del’autre côté de la Seine, le vieil hôtel du Martoy, où ilss’étaient aimés. Puis, toujours sans une parole, ils refirent leurancienne course, faite tant de fois ; ils filèrent le long desquais, sous les platanes, voyant à chaque pas se lever lepassé ; et tout se déroulait, les ponts avec la découpure deleurs arches sur le satin de l’eau, la Cité dans l’ombre quedominaient les tours jaunissantes de Notre-Dame, la courbe immensede la rive droite, noyée de soleil, terminée par la silhouetteperdue du pavillon de Flore, et les larges avenues, les monumentsdes deux rives, et la vie de la rivière, les lavoirs, les bains,les péniches. Comme jadis, l’astre à son déclin les suivait,roulant sur les toits des maisons lointaines, s’écornant derrièrela coupole de l’Institut : un coucher éblouissant, tel qu’ilsn’en avaient pas eu de plus beau, une lente descente au milieu depetits nuages, qui se changèrent en un treillis de pourpre, donttoutes les mailles lâchaient des flots d’or. Mais, de ce passé quis’évoquait, rien ne venait qu’une mélancolie invincible, lasensation de l’éternelle fuite, l’impossibilité de remonter et derevivre. Ces antiques pierres demeuraient froides, ce continuelcourant sous les ponts, cette eau qui avait coulé, leur semblaitavoir emporté un peu d’eux-mêmes, le charme du premier désir, lajoie de l’espoir. Maintenant qu’ils s’appartenaient, ils negoûtaient plus ce simple bonheur de sentir la pression tiède deleurs bras, pendant qu’ils marchaient doucement, comme enveloppésdans la vie énorme de Paris.

Au pont des Saints-Pères, Claude, désespéré, s’arrêta. Il avaitquitté le bras de Christine, il s’était retourné vers la pointe dela Cité. Elle sentait le détachement qui s’opérait, elle devenaittrès triste ; et, le voyant s’oublier là, elle voulut lereprendre.

« Mon ami, rentrons, il est l’heure… Jacques nous attend,tu sais. »

Mais il s’avança jusqu’au milieu du pont. Elle dut le suivre. Denouveau, il demeurait immobile, les yeux toujours fixés là-bas, surl’île continuellement à l’ancre, sur ce berceau et ce cœur deParis, où depuis des siècles vient battre tout le sang de sesartères, dans la perpétuelle poussée des faubourgs qui envahissentla plaine. Une flamme était montée à son visage, ses yeuxs’allumaient, il eut enfin un geste large.

« Regarde ! regarde ! »

D’abord, au premier plan, au-dessous d’eux, c’était le portSaint-Nicolas, les cabines basses des bureaux de la navigation, lagrande berge pavée qui descend, encombrée de tas de sable, detonneaux et de sacs, bordée d’une file de péniches encore pleines,où grouillait un peuple de débardeurs, que dominait le brasgigantesque d’une grue de fonte ; tandis que, de l’autre côtéde l’eau, un bain froid, égayé par les éclats des derniersbaigneurs de la saison, laissait flotter au vent les drapeaux detoile grise qui lui servaient de toiture. Puis, au milieu, la Seinevide montait, verdâtre, avec des petits flots dansants, fouettée deblanc, de bleu et de rose. Et le pont des Arts établissait unsecond plan, très haut sur ses charpentes de fer, d’une légèreté dedentelle noire, animé du perpétuel va-et-vient des piétons, unechevauchée de fourmis, sur la mince ligne de son tablier. Endessous, la Seine continuait, au loin ; on voyait les vieillesarches du Pont-Neuf, bruni de la rouille des pierres ; unetrouée s’ouvrait à gauche, jusqu’à l’île Saint-Louis, une fuite demiroir d’un raccourci aveuglant ; et l’autre bras tournaitcourt, l’écluse de la Monnaie semblait boucher la vue de sa barred’écume. Le long du Pont-Neuf, de grands omnibus jaunes, destapissières bariolées, défilaient avec une régularité mécanique dejouets d’enfants. Tout le fond s’encadrait là, dans lesperspectives des deux rives : sur la rive droite, les maisonsdes quais, à demi cachées par un bouquet de grands arbres, d’oùémergeaient, à l’horizon, une encoignure de l’Hôtel-de-Ville et leclocher carré de Saint-Gervais, perdus dans une confusion defaubourg ; sur la rive gauche, une aile de l’Institut, lafaçade plate de la Monnaie, des arbres encore, en enfilade. Mais cequi tenait le centre de l’immense tableau, ce qui montait dufleuve, se haussait, occupait le ciel, c’était la Cité, cette prouede l’antique vaisseau, éternellement dorée par le couchant. En bas,les peupliers du terre-plein verdissaient en une masse puissante,cachant la statue. Plus haut, le soleil opposait les deux faces,éteignant dans l’ombre les maisons grises du quai de l’Horloge,éclairant d’une flambée les maisons vermeilles du quai desOrfèvres, des files de maisons irrégulières, si nettes, que l’œilen distinguait les moindres détails, les boutiques, les enseignes,jusqu’aux rideaux des fenêtres. Plus haut, parmi la dentelure descheminées, derrière l’échiquier oblique des petits toits, lespoivrières du Palais et les combles de la Préfecture étendaient desnappes d’ardoises, coupées d’une colossale affiche bleue, peintesur un mur, dont les lettres géantes, vues de tout Paris, étaientcomme l’efflorescence de la fièvre moderne au front de la ville.Plus haut, plus haut encore, par-dessus les tours jumelles deNotre-Dame, d’un ton de vieil or, deux flèches s’élançaient, enarrière la flèche de la cathédrale, sur la gauche la flèche de laSainte-Chapelle, d’une élégance si fine, qu’elles semblaient frémirà la brise, hautaine mâture du vaisseau séculaire, plongeant dansla clarté, en plein ciel.

« Viens-tu, mon ami ? » répéta Christinedoucement.

Claude ne l’écoutait toujours pas, ce cœur de Paris l’avait pristout entier. La belle soirée élargissait l’horizon. C’étaient deslumières vives, des ombres franches, une gaieté dans la précisiondes détails, une transparence de l’air vibrante d’allégresse. Et lavie de la rivière, l’activité des quais, cette humanité dont leflot débouchait des rues, roulait sur les ponts, venait de tous lesbords de l’immense cuve, fumait là en une onde visible, en unfrisson qui tremblait dans le soleil. Un vent léger soufflait, unvol de petits nuages roses traversait très haut l’azur pâlissant,tandis qu’on entendait une palpitation énorme et lente, cette âmede Paris épandue autour de son berceau.

Alors, Christine s’empara du bras de Claude, inquiète de le voirsi absorbé, saisie d’une sorte de peur religieuse ; et ellel’entraîna, comme si elle l’avait senti en grand péril.

« Rentrons, tu te fais du mal… Je veux rentrer. »

Lui, à son contact, avait eu le tressaillement d’un homme qu’onréveille. Puis, tournant la tête, dans un dernier regard :

« Ah ! mon Dieu ! murmura-t-il, ah ! monDieu ! que c’est beau ! »

Il se laissa emmener. Mais, toute la soirée, à table, près dupoêle ensuite, et jusqu’en se couchant, il resta étourdi, sipréoccupé, qu’il ne prononça pas quatre phrases, et que sa femme,ne pouvant tirer de lui une réponse, finit également par se taire.Elle le regardait, anxieuse : était-ce donc l’envahissementd’une maladie grave, quelque mauvais air qu’il aurait pris aumilieu de ce pont ? Ses yeux vagues se fixaient sur le vide,son visage s’empourprait d’un effort intérieur, on aurait dit letravail sourd d’une germination, un être qui naissait en lui, cetteexaltation et cette nausée que les femmes connaissent. D’abord,cela parut pénible, confus, obstrué de mille liens ; puis,tout se dégagea, il cessa de se retourner dans le lit, ils’endormit du sommeil lourd des grandes fatigues.

Le lendemain, dès qu’il eut déjeuné, il se sauva. Et elle passaune journée douloureuse, car si elle s’était rassurée un peu, enl’entendant siffler au réveil des airs du Midi, elle avait uneautre préoccupation, qu’elle venait de lui cacher, dans la craintede l’abattre encore. Ce jour-là, pour la première fois, ilsallaient manquer de tout ; une semaine entière les séparait dujour où ils touchaient la petite rente ; et elle avait dépenséson dernier sou le matin, il ne lui restait rien pour le soir, pasmême de quoi mettre un pain sur la table. À quelle portefrapper ? comment lui mentir davantage, quand il rentreraitayant faim ? Elle se décida à engager la robe de soie noiredont Mme Vanzade lui avait fait cadeau,autrefois ; mais cela lui coûta beaucoup, elle tremblait depeur et de honte, à l’idée de ce Mont-de-Piété, cette maisonpublique des pauvres, où elle n’était jamais entrée. Une tellecrainte de l’avenir la tourmentait maintenant, que, sur les dixfrancs qu’on lui prêta, elle se contenta de faire une soupe àl’oseille et un ragoût de pommes de terre. Au sortir du bureaud’engagement, une rencontre l’avait achevée.

Claude, justement, rentra très tard, avec des gestes gais, desyeux clairs, toute une excitation de joie secrète ; et ilavait une grosse faim, il cria, parce que le couvert n’était pasmis. Puis, quand il fut attablé, entre Christine et le petitJacques, il avala la soupe, dévora une assiettée de pommes deterre.

« Comment ! c’est tout ? demanda-t-il ensuite. Tuaurais bien pu ajouter un peu de viande… Est-ce qu’il a falluencore acheter des bottines ? »

Elle balbutia, n’osa dire la vérité, blessée au cœur de cetteinjustice. Mais lui, continuait, la plaisantait sur les sousqu’elle faisait disparaître pour se payer des choses ; et, deplus en plus surexcité, dans cet égoïsme des sensations vives qu’ilsemblait vouloir garder pour lui, il s’emporta tout d’un coupcontre Jacques.

« Tais-toi donc, sacré mioche ! C’est agaçant à lafin ! »

Jacques, oubliant de manger, tapait sa cuiller au bord de sonassiette, les yeux rieurs, l’air ravi de cette musique.

« Jacques, tais-toi ! gronda la mère à son tour.Laisse ton père manger tranquille ! »

Et le petit, effrayé, tout de suite très sage, retomba dans sonimmobilité morne, les yeux ternes sur ses pommes de terre, qu’il nemangeait toujours pas.

Claude affecta de se bourrer de fromage, tandis que Christine,désolée, parlait d’aller chercher un morceau de viande froide chezle charcutier ; mais il refusait, il la retenait, par desparoles qui la chagrinaient davantage. Puis, quand la table futdesservie et qu’ils se retrouvèrent tous les trois autour de lalampe pour la soirée, elle cousant, le petit muet devant un livred’images, lui tambourina longtemps de ses doigts, l’esprit perdu,retourné là-bas, d’où il venait. Brusquement, il se leva, se rassitavec une feuille de papier et un crayon, se mit à jeter des traitsrapides, sous la clarté ronde et vive qui tombait de l’abat-jour.Et ce croquis, fait de souvenir, dans le besoin qu’il avait detraduire au-dehors le tumulte d’idées battant son crâne, ne suffitmême bientôt plus à le soulager. Cela le fouettait au contraire,toute la rumeur dont il débordait lui sortait des lèvres, il finitpar dégonfler son cerveau en un flot de paroles. Il aurait parléaux murs, il s’adressait à sa femme, parce qu’elle était là.

« Tiens ! c’est ce que nous avons vu hier… Oh !superbe ! J’y ai passé trois heures aujourd’hui, je tiens monaffaire, oh ! quelque chose d’étonnant, un coup à toutdémolir… Regarde ! je me plante sous le pont, j’ai pourpremier plan le port Saint-Nicolas, avec sa grue, ses pénichesqu’on décharge, son peuple de débardeurs. Hein ? tu comprends,c’est Paris qui travaille, ça ! des gaillards solides, étalantle nu de leur poitrine et de leurs bras… Puis, de l’autre côté,j’ai le bain froid, Paris qui s’amuse, et une barque sans doute,là, pour occuper le centre de la composition ; mais ça, je nesais pas bien encore, il faut que je cherche… Naturellement, laSeine au milieu, large, immense… »

Du crayon, à mesure qu’il parlait, il indiquait les contoursfortement, reprenant à dix fois les traits hâtifs, crevant lepapier, tant il y mettait d’énergie. Elle, pour lui être agréable,se penchait, affectait de s’intéresser vivement à ses explications.Mais le croquis s’embrouillait d’un tel écheveau de lignes, sechargeait d’une si grande confusion de détails sommaires, qu’ellen’y distinguait rien.

« Tu suis, n’est-ce pas ?

– Oui, oui, très beau !

– Enfin, j’ai le fond, les deux trouées de la rivière avec lesquais, la Cité triomphale au milieu, s’enlevant sur le ciel…Ah ! ce fond, quel prodige ! On le voit tous les jours,on passe devant sans s’arrêter ; mais il vous pénètre,l’admiration s’amasse ; et, une belle après-midi, il apparaît.Rien au monde n’est plus grand, c’est Paris lui-même, glorieux sousle soleil… Dis ? étais-je bête de n’y pas songer ! Que defois j’ai regardé sans voir ! Il m’a fallu tomber là, aprèscette course le long des quais… Et, tu te rappelles, il y a un coupd’ombre de ce côté, le soleil ici tape droit, les tours sontlà-bas, la flèche de la Sainte-Chapelle s’amincit, d’une légèretéd’aiguille dans le ciel… Non, elle est plus à droite, attends queje te montre… »

Il recommença, il ne se lassait point, reprenait sans cesse ledessin, se répandait en mille petites notes caractéristiques, queson œil de peintre avait retenues : à cet endroit, l’enseignerouge d’une boutique lointaine qui vibrait ; plus près, uncoin verdâtre de la Seine, où semblaient nager des plaquesd’huile ; et le ton fin d’un arbre, et la gamme des gris pourles façades, et la qualité lumineuse du ciel. Elle, complaisamment,l’approuvait toujours, tâchait de s’émerveiller.

Mais Jacques, une fois encore, s’oubliait. Après être restélongtemps silencieux devant son livre, absorbé sur une image quireprésentait un chat noir, il s’était mis à chantonner doucementdes paroles de sa composition : « Oh ! gentilchat ! oh ! vilain chat ! oh ! gentil et vilainchat ! » et cela à l’infini, du même ton lamentable.

Claude, agacé par ce bourdonnement, n’avait pas compris d’abordce qui l’énervait ainsi, pendant qu’il parlait. Puis, la phraseobsédante de l’enfant lui était nettement entrée dans lesoreilles.

« As-tu fini de nous assommer avec ton chat !cria-t-il, furieux.

– Jacques, tais-toi, quand ton père cause ! répétaChristine.

– Non, ma parole ! il devient idiot… Vois-moi sa tête, s’iln’a pas l’air d’un idiot. C’est désespérant… Réponds, qu’est-ce quetu veux dire, avec ton chat qui est gentil et qui estvilain ? »

Le petit, blême, dodelinant sa tête trop grosse, répondit d’unair de stupeur :

« Sais pas. »

Et, comme son père et sa mère se regardaient, découragés, ilappuya une de ses joues dans son livre ouvert, il ne bougea plus,ne parla plus, les yeux tout grands.

La soirée s’avançait, Christine voulut le coucher ; maisClaude avait déjà repris ses explications. Maintenant, il annonçaitqu’il irait, dès le lendemain, faire un croquis sur nature,simplement pour fixer ses idées. Il en vint aussi à dire qu’ils’achèterait un petit chevalet de campagne, une emplette rêvéedepuis des mois. Il insista, parla d’argent. Elle se troublait,elle finit par avouer tout, le dernier sou mangé le matin, la robede soie engagée pour le dîner du soir. Et il eut alors un accès deremords et de tendresse, il l’embrassa en lui demandant pardon des’être plaint, à table. Elle devait l’excuser, il aurait tué pèreet mère, comme il le répétait, lorsque cette sacrée peinture letenait aux entrailles. D’ailleurs, le Mont-de-Piété le fit rire, ildéfiait la misère.

« Je te dis que ça y est ! s’écria-t-il. Cetableau-là, vois-tu, c’est le succès. »

Elle se taisait, elle songeait à la rencontre qu’elle avaitfaite et qu’elle voulait lui cacher ; mais, invinciblement,cela sortit de ses lèvres, sans cause apparente, sans transition,dans la sorte de torpeur qui l’avait envahie.

« Mme Vanzade est morte. »

Lui, s’étonna. Ah ! vraiment ! Comment lesavait-elle ?

« J’ai rencontré l’ancien valet de chambre… Oh ! unmonsieur à cette heure, très gaillard, malgré ses soixante-dix ans.Je ne le reconnaissais pas, c’est lui qui m’a parlé… Oui, elle estmorte, il y a six semaines. Ses millions ont passé aux hospices,sauf une rente que les deux vieux serviteurs mangent aujourd’hui enpetits bourgeois. »

Il la regardait, il murmura enfin d’une voix triste :

« Ma pauvre Christine, tu as des regrets, n’est-cepas ? Elle t’aurait dotée, elle t’aurait mariée, je te ledisais bien jadis. Tu serais peut-être son héritière, et tu necrèverais pas la faim avec un toqué comme moi. »

Mais elle parut alors s’éveiller. Elle rapprocha violemment sachaise, elle le saisit d’un bras, s’abandonna contre lui, dans uneprotestation de tout son être.

« Qu’est-ce que tu dis ? Oh ! non, oh ! non…Ce serait une honte, si j’avais songé à son argent. Je tel’avouerais, tu sais que je ne suis pas menteuse ; maisj’ignore moi-même ce que j’ai eu, un bouleversement, une tristesse,ah ! vois-tu, une tristesse à croire que tout allait finirpour moi… C’est le remords sans doute, oui, le remords de l’avoirquittée brutalement, cette pauvre infirme, cette femme si vieille,qui m’appelait sa fille. J’ai mal agi, ça ne me portera pas chance.Va, ne dis pas non, je le sens bien, que c’est fini pour moidésormais. »

Et elle pleura, suffoquée par ces regrets confus, où elle nepouvait lire, sous cette sensation unique que son existence étaitgâtée, qu’elle n’avait plus que du malheur à attendre de lavie.

« Voyons, essuie tes yeux, reprit-il, devenu tendre. Toiqui n’étais pas nerveuse, est-ce possible que tu te forges deschimères et que tu te tourmentes de la sorte ?… Que diable,nous nous en tirerons ! Et, d’abord, tu sais que c’est toi quim’as fait trouver mon tableau… Hein ? tu n’es pas si maudite,puisque tu portes chance ! »

Il riait, elle hocha la tête, en voyant bien qu’il voulait lafaire sourire. Son tableau, elle en souffrait déjà ; car,là-bas, sur le pont, il l’avait oubliée, comme si elle eût cesséd’être à lui ; et, depuis la veille, elle le sentait de plusen plus loin d’elle, ailleurs, dans un monde où elle ne montaitpas. Mais elle se laissa consoler, ils échangèrent un de leursbaisers d’autrefois, avant de quitter la table, pour se mettre aulit.

Le petit Jacques n’avait rien entendu. Engourdi d’immobilité, ilvenait de s’endormir, la joue dans son livre d’images ; et satête trop grosse d’enfant manqué du génie, si lourde parfoisqu’elle lui pliait le cou, blêmissait sous la lampe. Lorsque samère le coucha, il n’ouvrit même pas les yeux.

Ce fut à cette époque seulement que Claude eut l’idée d’épouserChristine. Tout en cédant aux conseils de Sandoz, qui s’étonnaitd’une irrégularité inutile, il obéit surtout à un sentiment depitié, au besoin de se montrer bon pour elle et de se faire ainsipardonner ses torts. Depuis quelque temps, il la voyait si triste,si inquiète de l’avenir, qu’il ne savait de quelle joie l’égayer.Lui-même s’aigrissait, retombait dans ses anciennes colères, latraitait parfois en servante à qui l’on donne ses huit jours. Sansdoute, d’être sa femme légitime, elle se sentirait plus chez elleet souffrirait moins de ses brusqueries. Du reste, elle n’avait pasreparlé de mariage, comme détachée du monde, d’une discrétion quis’en remettait à lui seul ; mais il comprenait qu’elle sechagrinait de n’être pas reçue chez Sandoz ; et, d’autre part,ce n’était plus la liberté ni la solitude de la campagne, c’étaitParis, avec les mille méchancetés du voisinage, des liaisonsforcées, tout ce qui blesse une femme vivant chez un homme. Lui, aufond, n’avait contre le mariage que ses anciennes préventionsd’artiste débridé dans la vie. Puisqu’il ne devait jamais laquitter, pourquoi ne pas lui faire ce plaisir ? Et, en effet,quand il lui en parla, elle eut un grand cri, elle se jeta à soncou, surprise elle-même d’en éprouver une si grosse émotion.Pendant une semaine, elle en fut profondément heureuse. Ensuite,cela se calma, longtemps avant la cérémonie.

D’ailleurs, Claude ne hâta aucune des formalités, et l’attentedes papiers nécessaires fut longue. Il continuait à réunir desétudes pour son tableau, elle semblait ainsi que lui sansimpatience. À quoi bon ? cela n’apporterait certainement riende nouveau dans leur existence. Ils avaient résolu de se marierseulement à la mairie, non par un mépris affiché de la religion,mais pour faire vite et simple. La question des témoins lesembarrassa un instant. Comme elle ne connaissait personne, il luidonna Sandoz et Mahoudeau ; d’abord, au lieu de ce dernier, ilavait bien songé à Dubuche ; seulement, il ne le voyait plus,et il craignit de le compromettre. Pour lui-même, il se contenta deJory et de Gagnière. La chose resterait ainsi entre camarades,personne n’en causerait.

Des semaines s’étaient passées, on se trouvait en décembre, parun froid terrible. La veille du mariage, bien qu’il leur restâttrente-cinq francs à peine, ils se dirent qu’ils ne pouvaientrenvoyer leurs témoins, avec une simple poignée de main ; et,voulant éviter un gros dérangement chez eux, ils résolurent de leuroffrir à déjeuner, dans un petit restaurant du boulevard de Clichy.Puis, chacun rentrerait chez soi.

Le matin, comme Christine mettait un col à une robe de lainegrise, qu’elle avait eu la coquetterie de se faire pour lacirconstance, Claude, déjà en redingote, piétinant d’ennui, eutl’idée d’aller prendre Mahoudeau, en prétextant que ce gaillardétait bien capable d’oublier le rendez-vous. Depuis l’automne, lesculpteur habitait Montmartre, un petit atelier de la rue desTilleuls, à la suite d’une série de drames qui avaient bouleverséson existence : d’abord, faute de paiement, une expulsion del’ancienne boutique de fruitière qu’il occupait rue duCherche-Midi ; ensuite une rupture définitive avec Chaîne, quele désespoir de ne pas vivre de ses pinceaux venait de jeter dansune aventure commerciale, faisant les foires de la banlieue deParis, tenant un jeu de tournevire pour le compte d’uneveuve ; et, enfin, un envolement brusque de Mathilde,l’herboristerie vendue, l’herboriste disparue, enlevée sans doute,cachée au fond d’un logement discret par quelque monsieur àpassions. Maintenant donc, il vivait seul, dans un redoublement demisère, mangeant lorsqu’il avait des ornements de façade à gratterou quelque figure d’un confrère plus heureux à mettre au point.

« Tu entends, je vais le chercher, c’est plus sûr, répétaClaude à Christine. Nous avons encore deux heures devant nous… Et,si les autres arrivent, fais-les attendre. Nous descendrons tousensemble à la mairie. »

Dehors, Claude hâta le pas, dans le froid cuisant, qui chargeaitses moustaches de glaçons. L’atelier de Mahoudeau se trouvait aufond d’une cité ; et il dut traverser une suite de petitsjardins, blancs de givre, d’une tristesse nue et raidie decimetière. De loin, il reconnut la porte, au plâtre colossal de laVendangeuse, l’ancien succès du Salon, qu’on n’avait puloger dans le rez-de-chaussée étroit : elle achevait de sepourrir là, pareille à un tas de gravats déchargés d’un tombereau,rongée, lamentable, le visage creusé par les grandes larmes noiresde la pluie. La clef était sur la porte, il entra.

« Tiens ! tu viens me prendre ? dit Mahoudeausurpris. Je n’ai que mon chapeau à mettre… Mais, attends, j’étais àme demander si je ne devrais pas faire un peu de feu. J’ai peurpour ma bonne femme. »

L’eau d’un baquet était prise, il gelait dans l’atelier aussifort que dehors ; car, depuis huit jours, sans un sou, iléconomisait un petit reste de charbon, en n’allumant le poêlequ’une heure ou deux le matin. Cet atelier était une sorte decaveau tragique, près duquel la boutique d’autrefois éveillait dessouvenirs de tiède bien-être, tellement les murs nus, le plafondlézardé, jetaient aux épaules une glace de suaire. Dans les coins,d’autres statues, moins encombrantes, des plâtres faits avecpassion, exposés, puis revenus là, faute d’acheteurs, grelottaient,le nez contre la muraille, rangés en une file lugubre d’infirmes,plusieurs déjà cassés, étalant des moignons, tous encrassés depoussière, éclaboussés de terre glaise ; et ces misérablesnudités traînaient ainsi des années leur agonie, sous les yeux del’artiste qui leur avait donné de son sang, conservées d’abord avecune passion jalouse, malgré le peu de place, tombées ensuite à unehorreur grotesque de choses mortes, jusqu’au jour où, prenant unmarteau, il les achevait lui-même, les écrasait en plâtras, pour endébarrasser son existence.

« Hein ? tu dis que nous avons deux heures, repritMahoudeau. Eh bien, je vais faire une flambée, ce sera plusprudent. »

Alors, en allumant le poêle, il se plaignait, d’une voix decolère. Ah ! quel chien de métier que cette sculpture !Les derniers des maçons étaient plus heureux. Une figure quel’administration achetait trois mille francs, en avait coûté prèsde deux mille, le modèle, la terre, le marbre ou le bronze, toutessortes de frais ; et cela pour rester emmagasinée dans quelquecave officielle, sous le prétexte que la place manquait : lesniches des monuments étaient vides, des socles attendaient dans lesjardins publics, n’importe ! la place manquait toujours. Pasde travaux possibles chez les particuliers, à peine quelquesbustes, une statue bâclée au rabais de loin en loin, pour unesouscription. Le plus noble des arts, le plus viril, oui !mais l’art dont on crevait le plus sûrement de faim.

« Ta machine avance ? demanda Claude.

– Sans ce maudit froid, elle serait terminée, répondit-il. Tuvas la voir. »

Il se releva, après avoir écouté ronfler le poêle. Au milieu del’atelier, sur une selle faite d’une caisse d’emballage, consolidéede traverses, se dressait une statue que de vieux lingesemmaillotaient ; et, gelés fortement, d’une dureté cassante deplis, ils la dessinaient, comme sous la blancheur d’un linceul.C’était enfin son ancien rêve, irréalisé jusque-là, fauted’argent : une figure debout, la Baigneuse dont plus de dixmaquettes traînaient chez lui, depuis des années. Dans une heure derévolte impatiente, il avait fabriqué lui-même une armature avecdes manches à balai, se passant du fer nécessaire, espérant que lebois serait assez solide. De temps à autre, il la secouait, pourvoir ; mais elle n’avait pas encore bougé.

« Fichtre ! murmura-t-il, un air de feu lui fera dubien… C’est collé sur elle, une vraie cuirasse. »

Les linges craquaient sous ses doigts, se brisaient en morceauxde glace. Il dut attendre que la chaleur les eût dégelés unpeu ; et, avec mille précautions, il la désemmaillotait, latête d’abord, puis la gorge, puis les hanches, heureux de la revoirintacte, souriant en amant à sa nudité de femme adorée.

« Hein ? qu’en dis-tu ? »

Claude, qui ne l’avait vue qu’en ébauche, hocha la tête, pour nepas répondre tout de suite. Décidément, ce bon Mahoudeautrahissait, en arrivait à la grâce malgré lui, par les jolieschoses qui fleurissaient de ses gros doigts d’ancien tailleur depierres. Depuis sa Vendangeuse colossale, il était allé enrapetissant ses œuvres, sans paraître s’en douter lui-même, lançanttoujours le mot féroce de tempérament, mais cédant à la douceurdont se noyaient ses yeux. Les gorges géantes devenaientenfantines, les cuisses s’allongeaient en fuseaux élégants, c’étaitenfin la nature vraie qui perçait sous le dégonflement del’ambition. Exagérée encore, sa Baigneuse était déjà d’un grandcharme, avec son frissonnement des épaules, ses deux bras serrésqui remontaient les seins, des seins amoureux, pétris dans le désirde la femme, qu’exaspérait sa misère ; et, forcément chaste,il en avait ainsi fait une chair sensuelle, qui le troublait.

« Alors, ça ne te va pas, reprit-il, l’air fâché.

– Oh ! si, si… Je crois que tu as raison d’adoucir un peuton affaire, puisque tu sens de la sorte. Et tu auras du succèsavec ça. Oui, c’est évident, ça plaira beaucoup. »

Mahoudeau, que des éloges pareils auraient consterné autrefois,sembla ravi. Il expliqua qu’il voulait conquérir le public, sansrien lâcher de ses convictions.

« Ah ! nom d’un chien ! ça me soulage, que tusois content, car je l’aurais démolie, si tu m’avais dit de ladémolir, parole d’honneur !… Encore quinze jours de travail,et je vendrai ma peau à qui la voudra, pour payer le mouleur…Dis ? ça va me faire un fameux salon. Peut-être unemédaille ! »

Il riait, s’agitait ; et, s’interrompant :

« Puisque nous ne sommes pas pressés, assieds-toi donc…J’attends que les linges soient dégelés complètement. »

Le poêle commençait à rougir, une grosse chaleur se dégageait.Justement, la Baigneuse, placée très près, semblait revivre, sousle souffle tiède qui lui montait le long de l’échine, des jarrets àla nuque. Et tous les deux, assis maintenant, continuaient à laregarder de face et à causer d’elle, la détaillant, s’arrêtant àchaque partie de son corps. Le sculpteur surtout s’excitait dans sajoie, la caressait de loin d’un geste arrondi. Hein ? leventre en coquille, et ce joli pli à la taille, qui accusait lerenflement de la hanche gauche !

À ce moment, Claude, les yeux sur le ventre, crut avoir unehallucination. La Baigneuse bougeait, le ventre avait frémi d’uneonde légère, la hanche gauche s’était tendue encore, comme si lajambe droite allait se mettre en marche.

« Et les petits plans qui filent vers les reins, continuaitMahoudeau, sans rien voir. Ah ! c’est ça que j’aisoigné ! Là, mon vieux, la peau, c’est du satin. »

Peu à peu, la statue s’animait tout entière. Les reinsroulaient, la gorge se gonflait dans un grand soupir, entre lesbras desserrés. Et, brusquement, la tête s’inclina, les cuissesfléchirent, elle tombait d’une chute vivante, avec l’angoisseeffarée, l’élan de douleur d’une femme qui se jette.

Claude comprenait enfin, lorsque Mahoudeau eut un criterrible.

« Nom de Dieu ! ça casse, elle se fout parterre ! »

En dégelant, la terre avait rompu le bois trop faible del’armature. Il y eut un craquement, on entendit des os se fendre.Et lui, du même geste d’amour dont il s’enfiévrait à la caresser deloin, ouvrit les deux bras, au risque d’être tué sous elle. Uneseconde, elle oscilla, puis s’abattit d’un coup, sur la face,coupée aux chevilles, laissant ses pieds collés à la planche.

Claude s’était élancé pour le retenir.

« Bougre ! tu vas te faire écraser ! »

Mais, tremblant de la voir s’achever sur le sol, Mahoudeaurestait les mains tendues. Et elle sembla lui tomber au cou, il lareçut dans son étreinte, serra les bras sur cette grande nuditévierge, qui s’animait comme sous le premier éveil de la chair. Il yentra, la gorge amoureuse s’aplatit contre son épaule, les cuissesvinrent battre les siennes, tandis que la tête, détachée, roulaitpar terre. La secousse fut si rude, qu’il se trouva emporté,culbuté jusqu’au mur ; et, sans lâcher ce tronçon de femme, ildemeura étourdi, gisant près d’elle.

« Ah ! bougre », répétait furieusement Claude,qui le croyait mort.

Péniblement, Mahoudeau s’agenouilla, et il éclata en grossanglots. Dans sa chute, il s’était seulement meurtri le visage. Dusang coulait d’une de ses joues, se mêlant à ses larmes.

« Chienne de misère, va ! Si ce n’est pas à se ficherà l’eau, que de ne pouvoir seulement acheter deux tringles !…Et la voilà, et la voilà… »

Ses sanglots redoublaient, une lamentation d’agonie, une douleurhurlante d’amant devant le cadavre mutilé de ses tendresses. De sesmains égarées, il en touchait les membres, épars autour de lui, latête, le torse, les bras qui s’étaient rompus ; mais surtoutla gorge défoncée, ce sein aplati, comme opéré d’un mal affreux, lesuffoquait, le faisait revenir toujours là, sondant la plaie,cherchant la fente par laquelle la vie s’en était allée ; etses larmes sanglantes ruisselaient, tachaient de rouge lesblessures.

« Aide-moi donc, bégaya-t-il. On ne peut pas la laissercomme ça. »

L’émotion avait gagné Claude, dont les yeux se mouillaient, euxaussi, dans sa fraternité d’artiste. Il s’empressa, mais lesculpteur, après avoir réclamé son aide, voulait être seul àramasser ces débris, comme s’il eût craint pour eux la brutalité detout autre. Lentement, il se traînait à genoux, prenait lesmorceaux un à un, les couchait, les rapprochait sur une planche.Bientôt, la figure fut de nouveau entière, pareille à une de cessuicidées d’amour, qui se sont fracassées du haut d’un monument, etqu’on recolle, comiques et lamentables, pour les porter à laMorgue. Lui, retombé sur le derrière, devant elle, ne la quittaitpas du regard, s’oubliait dans une contemplation navrée. Pourtant,ses sanglots se calmaient, il dit enfin avec un grandsoupir :

« Je la ferai couchée, que veux-tu !… Ah ! mapauvre bonne femme, j’avais eu tant de peine à la mettre debout, etje la trouvais si grande ! »

Mais, tout d’un coup, Claude s’inquiéta. Et son mariage ?Il fallut que Mahoudeau changeât de vêtements. Comme il n’avait pasd’autre redingote, il dut se contenter d’un veston. Puis, lorsquela figure fut couverte de linges, ainsi qu’une morte sur laquelleon a tiré le drap, tous deux s’en allèrent en courant. Le poêleronflait, un dégel emplissait d’eau l’atelier, où les vieux plâtrespoussiéreux ruisselaient de boue.

Rue de Douai, il n’y avait plus que le petit Jacques, laissé engarde chez la concierge. Christine, lasse d’attendre, venait departir avec les trois autres témoins, croyant à unmalentendu : peut-être Claude lui avait-il dit qu’il iraitdirectement là-bas, en compagnie de Mahoudeau. Et ceux-ci seremirent vivement en marche, ne rattrapèrent la jeune femme et lescamarades que rue Drouot, devant la mairie. On monta tous ensemble,on fut très mal reçu par l’huissier de service, à cause du retard.D’ailleurs, le mariage se trouva bâclé en quelques minutes, dansune salle absolument vide. Le maire ânonnait, les deux époux direntle « oui » sacramentel d’une voix brève, tandis que lestémoins s’émerveillaient du mauvais goût de la salle. Dehors,Claude reprit le bras de Christine, et ce fut tout.

Il faisait bon marcher, par cette gelée claire. La bande revinttranquillement à pied, gravit la rue des Martyrs, pour se rendre aurestaurant du boulevard de Clichy. Un petit salon était retenu, ledéjeuner fut très amical ; et on ne dit pas un mot de lasimple formalité qu’on venait de remplir, on parla d’autre chosetout le temps, comme à une de leurs réunions ordinaires, entrecamarades.

Ce fut ainsi que Christine, très émue au fond, sous sonaffectation d’indifférence, entendit pendant trois heures son mariet les témoins s’enfiévrer au sujet de la bonne femme à Mahoudeau.Depuis que les autres savaient l’histoire, ils en remâchaient lesmoindres détails. Sandoz trouvait ça d’une allure étonnante. Joryet Gagnière discutaient la solidité des armatures, le premiersensible à la perte d’argent, le second démontrant avec une chaisequ’on aurait pu maintenir la statue. Quant à Mahoudeau, encoreébranlé, envahi d’une stupeur, il se plaignait d’une courbature,qu’il n’avait pas sentie d’abord : tous ses membress’endolorissaient, il avait les muscles froissés, la peau meurtrie,comme au sortir des bras d’une amante de pierre. Et Christine luilava l’écorchure de sa joue de nouveau saignante, et il luisemblait que cette statue de femme mutilée s’asseyait à la tableavec eux, que c’était elle seule qui importait ce jour-là, elleseule qui passionnait Claude, dont le récit, répété à vingtreprises, ne tarissait pas sur son émotion, devant cette gorge etces hanches d’argile broyées à ses pieds.

Pourtant, au dessert, il y eut une diversion. Gagnière demandasoudain à Jory :

« À propos, toi, je t’ai vu avec Mathilde, dimanche… Oui,oui, rue Dauphine. »

Jory, devenu très rouge, tâcha de mentir ; mais son nezremuait, sa bouche se fronçait, il se mit à rire d’un air bête.

« Oh ! une rencontre… Parole d’honneur ! je nesais pas où elle loge, je vous l’aurais dit.

– Comment ! c’est toi qui la caches ? s’écriaMahoudeau. Va, tu peux la garder, personne ne te laredemande. »

La vérité était que Jory, rompant avec toutes ses habitudes deprudence et d’avarice, cloîtrait maintenant Mathilde dans unepetite chambre. Elle le tenait par son vice, il glissait au ménageavec cette goule, lui qui, pour ne pas payer, vivait autrefois desraccrocs de la rue.

« Bah ! on prend son plaisir où on le trouve, ditSandoz, plein d’une indulgence philosophique.

– C’est bien vrai », répondit-il simplement, en allumant uncigare.

On s’attarda, la nuit tombait, quand on reconduisit Mahoudeau,qui, décidément, voulait se mettre au lit. Et, en rentrant, Claudeet Christine, après avoir repris Jacques chez la concierge,trouvèrent l’atelier tout froid, noyé d’une ombre si épaisse,qu’ils tâtonnèrent longtemps, avant de pouvoir allumer la lampe. Ilfallut aussi rallumer le poêle ; sept heures sonnaient,lorsqu’ils respirèrent enfin à l’aise. Mais ils n’avaient pas faim,ils achevèrent un reste de bouilli, plutôt pour engager l’enfant àmanger sa soupe ; et, quand ils l’eurent couché, ilss’installèrent sous la lampe, ainsi que tous les soirs.

Cependant, Christine n’avait pas mis d’ouvrage devant elle, tropremuée pour travailler. Elle restait là, les mains oisives sur latable, regardant Claude, qui, lui, s’était tout de suite enfoncédans un dessin, un coin de son tableau, des ouvriers du portSaint-Nicolas déchargeant du plâtre. Une songerie invincible, dessouvenirs, des regrets, passaient en elle, au fond de ses yeuxvagues ; et, peu à peu, ce fut une tristesse croissante, unegrande douleur muette qui parut l’envahir tout entière, au milieude cette indifférence, de cette solitude sans borne, où elletombait, si près de lui. Il était bien toujours avec elle, del’autre côté de la table ; mais comme elle le sentait loin,là-bas, devant la pointe de la Cité, plus loin encore, dansl’infini inaccessible de l’art, si loin maintenant, que jamais pluselle ne le rejoindrait ! Plusieurs fois, elle avait tenté decauser, sans le décider à répondre. Les heures passaient, elles’engourdissait à ne rien faire, elle finit par tirer sonporte-monnaie et par compter son argent.

« Tu sais ce que nous avons pour entrer enménage ? »

Claude ne leva même pas la tête.

« Nous avons neuf sous… Ah ! quellemisère ! »

Il haussa les épaules, il gronda enfin :

« Nous serons riches, laisse donc ! »

Et le silence recommença, elle n’essaya même plus de le rompre,contemplant les neuf sous alignés sur la table. Minuit sonnèrent,elle eut un frisson, malade d’attente et de froid.

« Couchons-nous, dis ? murmura-t-elle. Je n’en puisplus. »

Il s’enrageait tellement à son travail qu’il n’entendit pas.

« Dis ? le poêle s’est éteint, nous allons prendre dumal… Couchons-nous. »

Cette voix suppliante le pénétra, le fit tressaillir d’unebrusque exaspération.

« Eh ! couche-toi, si tu veux !… Tu vois bien queje veux achever quelque chose. »

Un instant, elle demeura encore, saisie devant cette colère, laface douloureuse. Puis, se sentant importune, comprenant que saseule présence de femme inoccupée le mettait hors de lui, ellequitta la table et alla se coucher, en laissant la porte grandeouverte. Une demi-heure, trois quarts d’heure s’écoulèrent ;aucun bruit, pas même un souffle, ne sortait de la chambre ;mais elle ne dormait point, allongée sur le dos, les yeux ouvertsdans l’ombre ; et elle se risqua timidement à jeter un dernierappel, du fond de l’alcôve ténébreuse.

« Mon mimi, je t’attends… De grâce, mon mimi, viens tecoucher. »

Un juron seul répondit. Rien ne bougea plus, elle s’étaitassoupie peut-être. Dans l’atelier, le froid de glace augmentait,la lampe charbonnée brûlait avec une flamme rouge ; tandis quelui, penché sur son dessin, ne paraissait pas avoir conscience dela marche lente des minutes.

À deux heures, pourtant, Claude se leva, furieux de ce que lalampe s’éteignait, faute d’huile. Il n’eut que le temps del’apporter dans la chambre, pour ne pas s’y déshabiller à tâtons.Mais son mécontentement grandit encore, en apercevant Christine,sur le dos, les yeux ouverts.

« Comment ! tu ne dors pas ?

– Non, je n’ai pas sommeil.

– Ah ! je sais, c’est un reproche… Je t’ai dit vingt foiscombien ça me contrarie que tu m’attendes. »

Et, la lampe morte, il s’allongea près d’elle, dans l’obscurité.Elle ne bougeait toujours pas, il bâilla deux fois, écrasé defatigue. Tous deux restaient éveillés, mais ils ne trouvaient rien,ils ne se disaient rien. Lui, refroidi, les jambes gourdes, glaçaitles draps. Enfin, au bout de réflexions vagues, comme le sommeil leprenait, il s’écria en sursaut :

« Ce qu’il y a d’étonnant, c’est qu’elle ne se soit pasabîmé le ventre, oh ! un ventre d’un joli !

– Qui donc ? demanda Christine, effarée.

– Mais la bonne femme à Mahoudeau. »

Elle eut une secousse nerveuse, elle se retourna, enfouit latête dans l’oreiller ; et il fut stupéfait de l’entendreéclater en larmes.

« Quoi ? tu pleures ! »

Elle étouffait, elle sanglotait si fort, que le matelas en étaitsecoué.

« Voyons, qu’est-ce que tu as ? Je ne t’ai rien dit…Ma chérie, voyons ! »

À mesure qu’il parlait, il devinait à présent la cause de cegros chagrin. Certes, un jour comme celui-là, il aurait dû secoucher en même temps qu’elle ; mais il était bien innocent,il n’avait pas seulement songé à ces histoires. Elle leconnaissait, il devenait une vraie brute, quand il était autravail.

« Voyons, ma chérie, nous ne sommes pas d’hier ensemble…Oui, tu avais arrangé ça, dans ta petite tête. Tu voulais être lamariée, hein ?… Voyons, ne pleure plus, tu sais bien que je nesuis pas méchant. »

Il l’avait prise, elle s’abandonna. Alors ils eurent beaus’étreindre, la passion était morte. Ils le comprirent, quand ilsse lâchèrent et qu’ils se retrouvèrent étendus côte à côte,étrangers désormais, avec cette sensation d’un obstacle entre eux,d’un autre corps, dont le froid les avait déjà effleurés, certainsjours, dès le début ardent de leur liaison. Jamais plus,maintenant, ils ne se pénétreraient. Il y avait là quelque chosed’irréparable, une cassure, un vide qui s’était produit. L’épousediminuait l’amante, cette formalité du mariage semblait avoir tuél’amour.

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