L’Œuvre

Chapitre 3

 

Le commencement de la semaine fut désastreux pour Claude. Ilétait tombé dans un de ces doutes qui lui faisaient exécrer lapeinture, d’une exécration d’amant trahi, accablant l’infidèled’insultes, torturé du besoin de l’adorer encore ; et, lejeudi, après trois horribles journées de lutte vaine et solitaire,il sortit dès huit heures du matin, il referma violemment sa porte,si écœuré de lui-même qu’il jurait de ne plus toucher un pinceau.Quand une de ces crises le détraquait, il n’avait qu’unremède : s’oublier, aller se prendre de querelle avec descamarades, marcher surtout, marcher au travers de Paris, jusqu’à ceque la chaleur et l’odeur de bataille des pavés lui eussent remisdu cœur au ventre.

Ce jour-là, comme tous les jeudis, il dînait chez Sandoz, où ily avait réunion. Mais que faire jusqu’au soir ? L’idée derester seul, à se dévorer, le désespérait. Il aurait couru tout desuite chez son ami, s’il ne s’était dit que ce dernier devait êtreà son bureau. Puis, la pensée de Dubuche lui vint, et il hésita,car leur vieille camaraderie se refroidissait depuis quelque temps.Il ne sentait pas entre eux la fraternité des heures nerveuses, ille devinait inintelligent, sourdement hostile, engagé dans d’autresambitions. Pourtant, à quelle porte frapper ? Et il se décida,il se rendit rue Jacob, où l’architecte habitait une étroitechambre, au sixième étage d’une grande maison froide.

Claude était au second, lorsque la concierge, le rappelant, criad’un ton aigre que M. Dubuche n’était pas chez lui, et qu’ilavait même découché. Lentement, il se retrouva sur le trottoir,stupéfié par cette chose énorme, une escapade de Dubuche. C’étaitune malchance incroyable. Il erra un moment sans but. Mais, commeil s’arrêtait au coin de la rue de Seine, ne sachant de quel côtétourner, il se souvint brusquement de ce que lui avait conté sonami : certaine nuit passée à l’atelier Dequersonnière, unedernière nuit de terrible travail, la veille du jour où les projetsdes élèves devaient être déposés à l’École des Beaux-Arts. Tout desuite, il monta vers la rue du Four, dans laquelle était l’atelier.Jusque-là, il avait évité d’y aller jamais prendre Dubuche, parcrainte des huées dont on y accueillait les profanes. Et il yallait carrément, sa timidité s’enhardissait dans son angoissed’être seul, au point qu’il se sentait prêt à subir des injures,pour conquérir un compagnon de misère.

Rue du Four, à l’endroit le plus étroit, l’atelier se trouvaitau fond d’un vieux logis lézardé. Il fallait traverser deux courspuantes, et l’on arrivait enfin dans une troisième, où étaitplantée de travers une sorte de hangar fermé, une vaste salle deplanches et de plâtras, qui avait servi jadis à un emballeur. Dudehors, par les quatre grandes fenêtres, dont les vitresinférieures étaient barbouillées de céruse, on ne voyait que leplafond nu, blanchi à la chaux.

Mais Claude, ayant poussé la porte, demeura immobile sur leseuil. La vaste salle s’étendait, avec ses quatre longues tables,perpendiculaires aux fenêtres, des tables doubles, très larges,occupées des deux côtés par des files d’élèves, encombréesd’éponges mouillées, de godets, de vases d’eau, de chandeliers defer, de caisses de bois, les caisses où chacun serrait sa blouse detoile blanche, ses compas et ses couleurs. Dans un coin, le poêleoublié du dernier hiver se rouillait, à côté d’un reste de coke,qu’on n’avait même pas balayé ; tandis que, à l’autre bout,une grande fontaine de zinc était pendue, entre deux serviettes.Et, au milieu de cette nudité de halle mal soignée, les murssurtout tiraient l’œil, alignant en haut, sur des étagères, unedébandade de moulages, disparaissant plus bas sous une forêt de téset d’équerres, sous un amas de planches à laver, retenues enpaquets par des bretelles. Peu à peu, tous les pans restés libress’étaient salis d’inscriptions, de dessins, d’une écume montante,jetée là, comme sur les marges d’un livre toujours ouvert. Il yavait des charges de camarades, des profils d’objets déshonnêtes,des mots à faire pâlir des gendarmes, puis des sentences, desadditions, des adresses ; le tout dominé, écrasé par cetteligne laconique de procès-verbal, en grosses lettres, à la plusbelle place : « Le 7 juin, Gorju a dit qu’il se foutaitde Rome. Signé : Godemard. »

Un grognement avait accueilli le peintre, le grognement desfauves dérangés chez eux. Ce qui l’immobilisait, c’était l’aspectde la salle, au matin de « la nuit de charrette », ainsique les architectes nomment cette nuit suprême de travail. Depuisla veille, tout l’atelier, soixante élèves, étaient enfermés là,ceux qui n’avaient pas de projets à déposer, « lesnègres », aidant les autres, les concurrents en retard, forcésd’abattre en douze heures la besogne de huit jours. Dès minuit, ons’était empiffré de charcuterie et de vin au litre. Vers une heure,comme dessert, on avait fait venir trois dames d’une maisonvoisine. Et sans que le travail se ralentît, la fête avait tourné àl’orgie romaine, au milieu de la fumée des pipes. Il en restait,par terre, une jonchée de papiers gras, de culs de bouteillescassées, de mares louches, que le parquet achevait de boire ;pendant que l’air gardait l’âcreté des bougies noyées dans leschandeliers de fer, l’odeur sure du musc des dames, mêlée à celledes saucisses et du vin bleu.

Des voix hurlèrent, sauvages :

« À la porte !… Oh ! cette gueule !…Qu’est-ce qu’il veut, cet empaillé ?… À la porte ! à laporte ! »

Claude, sous la rudesse de cette tempête, chancela un instant,étourdi. On en arrivait aux mots abominables, la grande élégance,même pour les natures les plus distinguées, étant de rivaliserd’ordures. Et il se remettait, il répondait, lorsque Dubuche lereconnut. Ce dernier devint très rouge, car il détestait cesaventures. Il eut honte de son ami, il accourut, sous les huées,qui se tournaient contre lui, maintenant ; et ilbégaya :

« Comment ! c’est toi !… Je t’avais dit de nejamais entrer… Attends-moi un instant dans la cour. »

À ce moment, Claude, qui reculait, manqua d’être écrasé par unepetite charrette à bras, que deux gaillards très barbus amenaientau galop. C’était de cette charrette que la nuit de gros travailtirait son nom ; et, depuis huit jours, les élèves, retardéspar les basses besognes payées du dehors, répétaient le cri :« Oh ! que je suis en charrette ! » Dès qu’elleparut, une clameur éclata. Il était neuf heures moins un quart, onavait le temps bien juste d’arriver à l’École. Une débandade énormevida la salle ; chacun sortait ses châssis, au milieu descoudoiements ; ceux qui voulaient s’entêter à finir un détailétaient bousculés, emportés. En moins de cinq minutes, les châssisde tous se trouvèrent empilés dans la voiture, et les deuxgaillards barbus, les derniers nouveaux de l’atelier, s’attelèrentcomme des bêtes, tirèrent au pas de course ; tandis que leflot des autres vociférait et poussait par-derrière. Ce fut unerupture d’écluse, les deux cours franchies dans un fracas detorrent, la rue envahie, inondée de cette cohue hurlante.

Claude, cependant, s’était mis à courir, près de Dubuche, quivenait à la queue, très contrarié de n’avoir pas eu un quartd’heure de plus, pour soigner un lavis.

« Qu’est-ce que tu fais ensuite ?

– Oh ! j’ai des courses toute la journée. »

Le peintre fut désespéré de voir que cet ami lui échappaitencore.

« C’est bon, je te laisse… Et tu en es, ce soir, chezSandoz ?

– Oui, je crois, à moins qu’on ne me retienne à dînerailleurs. »

Tous deux s’essoufflaient. La bande, sans se ralentir,allongeait le chemin, pour promener davantage son vacarme. Aprèsavoir descendu la rue du Four, elle s’était ruée à travers la placeGozlin, et elle se jetait dans la rue de l’Échaudé. En tête, lacharrette à bras, tirée, poussée plus fort, bondissait sur lespavés inégaux, avec la danse lamentable des châssis dont elle étaitpleine ; puis, la queue galopait, forçant les passants à secoller contre les maisons, s’ils ne voulaient pas êtrerenversés ; et les boutiquiers, béants sur leurs portes,croyaient à une révolution. Tout le quartier était dans lebouleversement. Rue Jacob, la débâcle devint telle, au milieu decris si affreux, que des persiennes se fermèrent. Comme on entraitenfin rue Bonaparte, un grand blond fit la farce de saisir unepetite bonne, ahurie sur le trottoir, et de l’entraîner. Une pailledans le torrent.

« Eh bien, adieu, dit Claude. À ce soir !

– Oui, à ce soir ! »

Le peintre, hors d’haleine, s’était arrêté au coin de la rue desBeaux-Arts. Devant lui, la cour de l’École se trouvait grandeouverte. Tout s’y engouffra.

Après avoir soufflé un moment, Claude regagna la rue de Seine.Sa malchance s’aggravait, il était dit qu’il ne débaucherait pas uncamarade, ce matin-là ; et il remonta la rue, il marchalentement jusqu’à la place du Panthéon, sans idée nette ;puis, il pensa qu’il pouvait toujours entrer à la mairie, pourserrer la main de Sandoz. Ce serait dix bonnes minutes. Mais ildemeura suffoqué, quand un garçon lui répondit que M. Sandozavait demandé un jour de congé, pour un enterrement. Il connaissaitcependant l’histoire, son ami alléguait ce motif, chaque fois qu’ilvoulait avoir, chez lui, toute une journée de bon travail. Et ilprenait déjà sa course, lorsqu’une fraternité d’artiste, unscrupule de travailleur honnête, l’arrêta : c’était un crimeque d’aller déranger un brave homme, de lui apporter ledécouragement d’une œuvre rebelle, au moment où il abattait sansdoute gaillardement la sienne.

Dès lors, Claude dut se résigner. Il traîna sa mélancolie noiresur les quais jusqu’à midi, la tête si lourde, si bourdonnante dela pensée continue de son impuissance, qu’il ne voyait plus quedans un brouillard les horizons aimés de la Seine. Puis, il seretrouva rue de la Femme-sans-Tête, il y déjeuna chez Gomard, unmarchand de vin, dont l’enseigne : Au Chien deMontargis, l’intéressait. Des maçons, en blouse de travail,éclaboussés de plâtre, étaient là, attablés ; et, comme eux,avec eux, il mangea son « ordinaire » de huit sous, lebouillon dans un bol, où il trempa une soupe, et la tranche debouilli, garnie de haricots, sur une assiette humide des eaux devaisselle. C’était encore trop bon, pour une brute qui ne savaitpas son métier : quand il avait manqué une étude, il seravalait, il se mettait plus bas que les manœuvres, dont les grosbras au moins faisaient leur besogne. Pendant une heure, ils’attarda, il s’abêtit, dans les conversations des tables voisines.Et, dehors, il reprit sa marche lente, au hasard.

Mais, place de l’Hôtel-de-Ville, une idée lui fit hâter le pas.Pourquoi n’avait-il point songé à Fagerolles ? Il étaitgentil, Fagerolles, bien qu’il fût élève de l’École desBeaux-Arts ; et gai, et pas bête. On pouvait causer avec lui,même lorsqu’il défendait la mauvaise peinture. S’il avait déjeunéchez son père, rue Vieille-du-Temple, pour sûr il s’y trouvaitencore.

Claude, en entrant dans cette rue étroite, éprouva une sensationde fraîcheur. La journée devenait très chaude, et une humiditémontait du pavé, qui, malgré le ciel pur, restait mouillé et gras,sous le continuel piétinement des passants. À chaque minute, descamions, des tapissières manquaient de l’écraser, lorsqu’unebousculade le forçait à quitter le trottoir. Pourtant, la ruel’amusait, avec la débandade mal alignée de ses maisons, desfaçades plates, bariolées d’enseignes jusqu’aux gouttières, trouéesde minces fenêtres, où l’on entendait bruire tous les métiers enchambre de Paris. À un des passages les plus étranglés, une petiteboutique de journaux le retint : c’était, entre un coiffeur etun tripier, un étalage de gravures imbéciles, des suavités deromance mêlées à des ordures de corps de garde. Plantés devant lesimages, un grand garçon pâle rêvait, deux gamines se poussaient enricanant. Il les aurait giflés tous les trois, il se hâta detraverser la rue, car la maison de Fagerolles se trouvait juste enface, une vieille demeure sombre qui avançait sur les autres,mouchetée des éclaboussures boueuses du ruisseau. Et, comme unomnibus arrivait, il n’eut que le temps de sauter sur le trottoir,réduit là à une simple bordure : les roues lui frôlèrent lapoitrine, il fut inondé jusqu’aux genoux.

M. Fagerolles, le père, fabricant de zinc d’art, avait sesateliers au rez-de-chaussée ; et, au premier étage, pourabandonner à ses magasins d’échantillons les deux grandes pièceséclairées sur la rue, il occupait, sur la cour, un petit logementobscur, d’un étouffement de cave. C’était là que son fils Henriavait poussé, en vraie plante du pavé parisien, au bord de cetrottoir mangé par les roues, trempé par le ruisseau, en face de laboutique à images, du tripier et du coiffeur. D’abord, son pèreavait fait de lui un dessinateur d’ornements, pour son usagepersonnel. Puis, lorsque le gamin s’était révélé avec des ambitionsplus hautes, s’attaquant à la peinture, parlant de l’École, il yavait eu des querelles, des gifles, une série de brouilles et deréconciliations. Aujourd’hui encore, bien qu’Henri eût remporté depremiers succès, le fabricant de zinc d’art, résigné à le laisserlibre, le traitait durement, en garçon qui gâtait sa vie.

Après s’être secoué, Claude enfila le porche de la maison, unevoûte profonde, béante sur une cour qui avait le jour verdâtre,l’odeur fade et moisie d’un fond de citerne. L’escalier s’ouvraitsous une marquise, au plein air, un large escalier, à vieille rampedévorée de rouille. Et, comme le peintre passait devant lesmagasins du premier étage, il aperçut, par une porte vitrée,M. Fagerolles en train d’examiner ses modèles. Alors, voulantêtre poli, il entra, malgré son écœurement d’artiste pour tout cezinc peinturluré en bronze, tout ce joli affreux et menteur del’imitation.

« Bonjour, monsieur… Est-ce qu’Henri est encorelà ? »

Le fabricant, un gros homme blême, se redressa au milieu de sesporte-bouquet, de ses buires et de ses statuettes. Il tenait à lamain un nouveau modèle de thermomètre, une jongleuse accroupie, quiportait sur son nez le léger tube de verre.

« Henri n’est pas rentré déjeuner », répondit-ilsèchement.

Cet accueil troubla le jeune homme.

« Ah ! il n’est pas rentré… Je vous demande pardon.Bonsoir, monsieur.

– Bonsoir. »

Dehors, Claude jura entre ses dents. Déveine complète,Fagerolles aussi lui échappait. Il s’en voulait maintenant d’êtrevenu et de s’être intéressé à cette vieille rue pittoresque,furieux de la gangrène romantique qui repoussait quand même enlui : c’était son mal peut-être, l’idée fausse dont il sesentait parfois la barre en travers du crâne. Et lorsque, denouveau, il retomba sur les quais, la pensée lui vint de rentrer,pour voir si son tableau était vraiment très mauvais. Mais cettepensée seule le secoua d’un tremblement. Son atelier lui semblaitun lieu d’horreur, où il ne pouvait plus vivre, comme s’il y avaitlaissé le cadavre d’une affection morte. Non, non, monter les troisétages, ouvrir la porte, s’enfermer en face de ça : il luiaurait fallu une force au-dessus de son courage ! Il traversala Seine, il suivit toute la rue Saint-Jacques. Tant pis ! ilétait trop malheureux ; il allait, rue d’Enfer, débaucherSandoz.

Le petit logement, au quatrième, se composait d’une salle àmanger, d’une chambre à coucher et d’une étroite cuisine, que lefils occupait ; tandis que la mère, clouée par la paralysie,avait, de l’autre côté du palier, une chambre où elle vivait dansune solitude chagrine et volontaire. La rue était déserte, lesfenêtres ouvraient sur le vaste jardin des Sourds-Muets, quedominaient la tête arrondie d’un grand arbre et le clocher carré deSaint-Jacques du Haut-Pas.

Claude trouva Sandoz dans sa chambre, courbé sur sa table,absorbé devant une page écrite.

« Je te dérange ?

– Non, je travaille depuis ce matin, j’en ai assez… Imagine-toi,voici une heure que je m’épuise à retaper une phrase mal bâtie,dont le remords m’a torturé pendant tout mon déjeuner. »

Le peintre eut un geste de désespoir ; et, à le voir silugubre, l’autre comprit.

« Hein ? toi, ça ne va guère… Sortons. Un grand tourpour nous dérouiller un peu, veux-tu ? »

Mais, comme il passait devant la cuisine, une vieille femmel’arrêta. C’était sa femme de ménage, qui d’habitude venait deuxheures le matin et deux heures le soir ; seulement, le jeudi,elle restait l’après-midi entière, pour le dîner.

« Alors, demanda-t-elle, c’est décidé, monsieur : dela raie et un gigot avec des pommes de terre ?

– Oui, si vous voulez.

– Et combien faut-il que je mette de couverts ?

– Ah ! ça, on ne sait jamais… Mettez toujours cinqcouverts, on verra ensuite. Pour sept heures, n’est-ce pas ?Nous tâcherons d’y être. »

Puis, sur le palier, pendant que Claude attendait un instant,Sandoz se glissa chez sa mère ; et, quand il en fut ressorti,du même mouvement discret et tendre, tous deux descendirent,silencieux. Dehors, après avoir flairé à gauche et à droite, commepour prendre le vent, ils finirent par remonter la rue, tombèrentsur la place de l’Observatoire, enfilèrent le boulevard duMontparnasse. C’était leur promenade ordinaire, ils y aboutissaientquand même, aimant ce large déroulement des boulevards extérieurs,où leur flânerie vaguait à l’aise. Ils ne parlaient toujours pas,la tête lourde encore, rassérénés peu à peu d’être ensemble. Devantla gare de l’Ouest seulement, Sandoz eut une idée.

« Dis donc, si nous allions chez Mahoudeau voir où en estsa grande machine ? Je sais qu’il a lâché ses bons dieuxaujourd’hui.

– C’est ça, répondit Claude. Allons chez Mahoudeau. »

Ils s’engagèrent tout de suite dans la rue du Cherche-Midi. Lesculpteur Mahoudeau avait loué, à quelques pas du boulevard, laboutique d’une fruitière tombée en faillite ; et il s’y étaitinstallé, en se contentant de barbouiller les vitres d’une couchede craie. À cet endroit, large et déserte, la rue est d’unebonhomie provinciale, adoucie encore d’une pointe d’odeurecclésiastique : des portes charretières restent béantes,montrant des enfilades de cours, très profondes ; une vacherieexhale des souffles tièdes de litière, un mur de couvent s’allonge,interminable. Et c’était là, flanquée de ce couvent et d’uneherboristerie, que se trouvait la boutique, devenue un atelier, etdont l’enseigne portait toujours les mots : Fruits etlégumes, en grosses lettres jaunes.

Claude et Sandoz faillirent être éborgnés par des petites fillesqui sautaient à la corde. Il y avait, sur les trottoirs, desfamilles assises, dont les barricades de chaises les forçaient àprendre la chaussée. Pourtant, ils arrivaient, lorsque la vue del’herboristerie les attarda un moment. Entre les deux vitrines,décorées d’irrigateurs, de bandages, de toutes sortes d’objetsintimes et délicats, sous les herbes séchées de la porte, d’oùsortait une continuelle haleine d’aromates, une femme maigre etbrune, debout, les dévisageait ; pendant que, derrière elle,dans l’ombre, apparaissait le profil noyé d’un petit homme pâlot,en train de cracher ses poumons. Ils se poussèrent du coude, lesyeux égayés d’un rire farceur ; puis, ils tournèrent lebec-de-cane de la boutique à Mahoudeau.

La boutique, assez grande, était comme emplie par un tasd’argile, une Bacchante colossale, à demi renversée sur une roche.Les madriers qui la portaient, pliaient sous le poids de cettemasse encore informe, où l’on ne distinguait que des seins degéante et des cuisses pareilles à des tours. De l’eau avait coulé,des baquets boueux traînaient, un gâchis de plâtre salissait toutun coin ; tandis que, sur les planches de l’ancienne fruiterierestées en place, se débandaient quelques moulages d’antiques, quela poussière amassée lentement semblait ourler de cendre fine. Unehumidité de buanderie, une odeur fade de glaise mouillée montait dusol. Et cette misère des ateliers de sculpteur, cette saleté dumétier s’accusaient davantage, sous la clarté blafarde des vitresbarbouillées de la devanture.

« Tiens ! c’est vous ! » cria Mahoudeau,assis devant sa bonne femme, en train de fumer une pipe.

Il était petit, maigre, la figure osseuse, déjà creusée de ridesà vingt-sept ans ; ses cheveux de crin noirs’embroussaillaient sur un front très bas ; et, dans ce masquejaune, d’une laideur féroce, s’ouvraient des yeux d’enfant, clairset vides, qui souriaient avec une puérilité charmante. Fils d’untailleur de pierres de Plassans, il avait remporté là-bas de grandssuccès, aux concours du Musée ; puis, il était venu à Pariscomme lauréat de la ville, avec la pension de huit cents francs,qu’elle servait pendant quatre années. Mais à Paris, il avait vécudépaysé, sans défense, ratant l’École des Beaux-Arts, mangeant sapension à ne rien faire ; si bien que, au bout des quatre ans,il s’était vu forcé, pour vivre, de se mettre aux gages d’unmarchand de bons dieux, où il grattait dix heures par jour desSaint-Joseph, des Saint-Roch, des Madeleine, tout le calendrier desparoisses. Depuis six mois seulement, l’ambition l’avait repris, enretrouvant des camarades de Provence, des gaillards dont il étaitl’aîné, connus autrefois chez tata Giraud, un pensionnat demioches, devenus aujourd’hui de farouches révolutionnaires ;et cette ambition tournait au gigantesque, dans cette fréquentationd’artistes passionnés, qui lui troublaient la cervelle avecl’emportement de leurs théories.

« Fichtre ! dit Claude, quel morceau ! »

Le sculpteur, ravi, tira sur sa pipe, lâcha un nuage defumée.

« Hein ! n’est-ce pas ?… Je vais leur en coller,de la chair, et de la vraie, pas du saindoux comme ils enfont !

– C’est une baigneuse ? demanda Sandoz.

– Non, je lui mettrai des pampres… Une bacchante, tucomprends ! »

Mais, du coup, violemment, Claude s’emporta.

« Une bacchante ! est-ce que tu te fiches denous ! est-ce que ça existe, une bacchante ?… Unevendangeuse, hein ? et une vendangeuse moderne, tonnerre deDieu ! Je sais bien, il y a le nu. Alors, une paysanne qui seserait déshabillée. Il faut qu’on sente ça, il faut que çavive ! »

Mahoudeau, interdit, écoutait avec un tremblement. Il leredoutait, se pliait à son idéal de force et de vérité. Et,renchérissant :

« Oui, oui, c’est ce que je voulais dire… Une vendangeuse.Tu verras si ça pue la femme ! »

À ce moment, Sandoz, qui faisait le tour de l’énorme blocd’argile, eut une légère exclamation.

« Ah ! ce sournois de Chaîne qui estlà ! »

En effet, derrière le tas, Chaîne, un gros garçon, peignait ensilence, copiant sur une petite toile le poêle éteint et rouillé.On reconnaissait un paysan à ses allures lentes, à son cou detaureau, halé, durci, en cuir. Seul, le front se voyait, bombéd’entêtement, car son nez était si court, qu’il disparaissait entreles joues rouges, et une barbe dure cachait ses fortes mâchoires.Il était de Saint-Firmin, à deux lieues de Plassans, un village oùil avait gardé les troupeaux jusqu’à son tirage au sort ; etson malheur était né de l’enthousiasme d’un bourgeois du voisinage,pour les pommes de canne qu’il sculptait avec son couteau, dans desracines. Dès lors, devenu le pâtre de génie, le grand homme enherbe du bourgeois amateur, qui se trouvait être membre de laCommission du Musée, poussé par lui, adulé, détraqué d’espérances,il avait tout manqué successivement, les études, les concours, lapension de la ville ; et il n’en était pas moins parti pourParis, après avoir exigé de son père, un paysan misérable, sa partanticipée d’héritage, mille francs, avec lesquels il comptait vivreun an, en attendant le triomphe promis. Les mille francs avaientduré dix-huit mois. Puis, comme il ne lui restait que vingt francs,il venait de se mettre avec son ami Mahoudeau, dormant tous lesdeux dans le même lit, au fond de l’arrière-boutique sombre,coupant l’un après l’autre au même pain, du pain dont ilsachetaient une provision quinze jours d’avance, pour qu’il fût trèsdur et qu’on n’en pût manger beaucoup.

« Dites donc, Chaîne, continua Sandoz, il est jolimentexact, votre poêle ! »

Chaîne, sans parler, eut dans sa barbe un rire silencieux degloire, qui lui éclaira la face comme d’un coup de soleil. Par uneimbécillité dernière, et pour que l’aventure fût complète, lesconseils de son protecteur l’avaient jeté dans la peinture, malgréle goût véritable qu’il montrait à tailler le bois ; et ilpeignait en maçon, gâchant les couleurs, réussissant à rendreboueuses les plus claires et les plus vibrantes. Mais son triompheétait l’exactitude dans la gaucherie, il avait les minuties naïvesd’un primitif, le souci du petit détail, où se complaisaitl’enfance de son être, à peine dégagé de la terre. Le poêle, avecune perspective de guingois, était sec et précis, d’un ton lugubrede vase.

Claude s’approcha, fut pris de pitié devant cettepeinture ; et lui, si dur aux mauvais peintres, trouva unéloge.

« Ah ! vous, on ne peut pas dire que vous êtes unficeleur ! Vous faites comme vous sentez, au moins. C’est trèsbien, ça ! »

Mais la porte de la boutique s’était rouverte, et un beau garçonblond, avec un grand nez rose et de gros yeux bleus de myope,entrait en criant :

« Vous savez, l’herboriste d’à côté, elle est là quiraccroche… La sale tête ! »

Tous rirent, sauf Mahoudeau, qui parut très gêné.

« Jory, le roi des gaffeurs, déclara Sandoz en serrant lamain au nouveau venu.

– Hein ? quoi ? Mahoudeau couche avec, reprit Jory,lorsqu’il eut fini par comprendre. Eh bien ! qu’est-ce que çafiche ? Une femme, ça ne se refuse jamais.

– Toi, se contenta de dire le sculpteur, tu es encore tombé surles ongles de la tienne, elle t’a emporté un morceau de lajoue. »

De nouveau, tous éclatèrent, et ce fut Jory qui devint rouge àson tour. Il avait, en effet, la face griffée, deux entaillesprofondes. Fils d’un magistrat de Plassans, qu’il désespérait parses aventures de beau mâle, il avait comblé la mesure de sesdébordements, en se sauvant avec une chanteuse de café-concert,sous le prétexte d’aller à Paris faire de la littérature ; et,depuis six mois qu’ils campaient ensemble dans un hôtel borgne duquartier Latin, cette fille l’écorchait vif, chaque fois qu’il latrahissait pour le premier jupon crotté, suivi sur un trottoir.Aussi montrait-il toujours quelque nouvelle balafre, le nez ensang, une oreille fendue, un œil entamé, enflé et bleu.

On causa enfin, il n’y eut plus que Chaîne qui continuât àpeindre, de son air entêté de bœuf au labour. Tout de suite, Jorys’était extasié sur l’ébauche de la Vendangeuse. Lui aussiadorait les grosses femmes. Il avait débuté, là-bas, en écrivantdes sonnets romantiques, célébrant la gorge et les hanchesballonnées d’une belle charcutière qui troublait ses nuits ;et, à Paris, où il avait rencontré la bande, il s’était faitcritique d’art, il donnait, pour vivre, des articles à vingtfrancs, dans un petit journal tapageur, le Tambour. Mêmeun de ces articles, une étude sur un tableau de Claude, exposé chezle père Malgras, venait de soulever un scandale énorme, car il ysacrifiait à son ami les peintres « aimés du public », etil le posait comme chef d’une école nouvelle, l’école du plein air.Au fond, très pratique, il se moquait de tout ce qui n’était pas sajouissance, il répétait simplement les théories entendues dans legroupe.

« Tu sais, Mahoudeau, cria-t-il, tu auras ton article, jevais lancer ta bonne femme… Ah ! quelles cuisses ! Sil’on pouvait se payer des cuisses comme ça ! »

Puis, brusquement, il parla d’autre chose.

« À propos, mon avare de père m’a fait des excuses. Oui, ilcraint que je ne le déshonore, il m’envoie cent francs par mois… Jepaie mes dettes.

– Des dettes, tu es trop raisonnable ! » murmuraSandoz en souriant.

Jory montrait en effet une hérédité d’avarice, dont ons’amusait. Il ne payait pas les femmes, il arrivait à mener une viedésordonnée, sans argent et sans dettes ; et cette scienceinnée de jouir pour rien s’alliait en lui à une duplicitécontinuelle, à une habitude de mensonge qu’il avait contractée dansle milieu dévot de sa famille, où le souci de cacher ses vices lefaisait mentir sur tout, à toute heure, même inutilement. Il eutune réponse superbe, le cri d’un sage qui aurait beaucoup vécu.

« Oh ! vous autres, vous ne savez pas le prix del’argent. »

Cette fois, il fut hué. Quel bourgeois ! Et les invectivess’aggravaient, lorsque de légers coups, frappés contre une vitre,firent cesser le vacarme.

« Ah ! elle est embêtante à la fin ! ditMahoudeau avec un geste d’humeur.

– Hein ! qui est-ce ? l’herboriste ? demandaJory. Laisse-la entrer, ce sera drôle. »

D’ailleurs, la porte s’était ouverte sans attendre, et lavoisine, Mme Jabouille, Mathilde comme on lanommait familièrement, parut sur le seuil. Elle avait trente ans,la figure plate, ravagée de maigreur, avec des yeux de passion, auxpaupières violâtres et meurtries. On racontait que les prêtresl’avaient mariée au petit Jabouille, un veuf dont l’herboristerieprospérait alors, grâce à la clientèle pieuse du quartier. Lavérité était qu’on apercevait parfois de vagues ombres de soutanes,traversant le mystère de la boutique, embaumée par les aromatesd’une odeur d’encens. Il y régnait une discrétion de cloître, uneonction de sacristie, dans la vente des canules ; et lesdévotes qui entraient, chuchotaient comme au confessionnal,glissaient des injecteurs au fond de leur sac, puis s’en allaient,les yeux baissés. Par malheur, des bruits d’avortement avaientcouru : une calomnie du marchand de vin d’en face, disaientles personnes bien-pensantes. Depuis que le veuf s’était remarié,l’herboristerie dépérissait. Les bocaux semblaient pâlir, lesherbes séchées du plafond tombaient en poussière, lui-même toussaità rendre l’âme, réduit à rien, la chair finie. Et, bien queMathilde eût de la religion, la clientèle pieuse l’abandonnait peuà peu, trouvant qu’elle s’affichait trop avec des jeunes gens,maintenant que Jabouille était mangé.

Un instant, elle resta immobile, fouillant les coins d’un rapidecoup d’œil. Une senteur forte s’était répandue, la senteur dessimples dont sa robe se trouvait imprégnée, et qu’elle apportaitdans sa chevelure grasse, défrisée toujours : le sucre fadedes mauves, l’âpreté du sureau, l’amertume de la rhubarbe, maissurtout la flamme de la menthe poivrée, qui était comme son haleinepropre, l’haleine chaude qu’elle soufflait au nez des hommes.

D’un geste, elle feignit la surprise.

« Ah ! mon Dieu ! Vous avez du monde !… jene savais pas, je reviendrai.

– C’est ça, dit Mahoudeau, très contrarié. Je vais sortird’ailleurs. Vous me donnerez une séance dimanche. »

Claude, stupéfait, regarda Mathilde, puis laVendangeuse.

« Comment ! cria-t-il, c’est madame qui te pose cesmuscles-là ? Bigre, tu l’engraisses ! »

Et les rires recommencèrent, pendant que le sculpteur bégayaitdes explications : oh ! non, pas le torse, ni lesjambes ; rien que la tête et les mains ; et encorequelques indications, pas davantage.

Mais Mathilde riait avec les autres, d’un rire aigu d’impudeur.Carrément, elle était entrée, elle avait refermé la porte. Puis,comme chez elle, heureuse au milieu de tous ces hommes, se frottantà eux, elle les flaira. Son rire avait montré les trous noirs de sabouche, où manquaient plusieurs dents ; et elle était ainsilaide à inquiéter, dévastée déjà, la peau cuite, collée sur les os.Jory, qu’elle voyait pour la première fois, devait la tenter, avecsa fraîcheur de poulet gras, son grand nez rose qui promettait.Elle le poussa du coude, finit brusquement, voulant l’exciter sansdoute, par s’asseoir sur les genoux de Mahoudeau, dans un abandonde fille.

« Non, laisse, dit celui-ci en se levant. J’ai affaire…N’est-ce pas ? vous autres, on nous attend là-bas. »

Il avait cligné les paupières, désireux d’une bonne flânerie.Tous répondirent qu’on les attendait, et ils l’aidèrent à couvrirson ébauche de vieux linges, trempés dans un seau.

Cependant, Mathilde, l’air soumis et désespéré, ne s’en allaitpoint. Debout, elle se contentait de changer de place, quand on labousculait ; tandis que Chaîne, qui ne travaillait plus, lacouvait de ses gros yeux, par-dessus sa toile, plein d’uneconvoitise gloutonne de timide. Jusque-là, il n’avait pas desserréles lèvres. Mais, comme Mahoudeau partait enfin avec les troiscamarades, il se décida, il dit de sa voix sourde, empâtée de longssilences :

« Tu rentreras ?

– Très tard. Mange et dors… Adieu. »

Et Chaîne demeura seul avec Mathilde, dans la boutique humide,au milieu des tas de glaise et des flaques d’eau, sous le grandjour crayeux des vitres barbouillées, qui éclairait crûment ce coinde misère mal tenu.

Dehors, Claude et Mahoudeau marchèrent les premiers, pendant queles deux autres les suivaient ; et Jory se récria, lorsqueSandoz l’eut plaisanté, en lui affirmant qu’il avait fait laconquête de l’herboriste.

« Ah ! non, elle est affreuse, elle pourrait êtrenotre mère à tous. En voilà une gueule de vieille chienne qui n’aplus de crocs !… Avec ça, elle empoisonne lapharmacie. »

Cette exagération fit rire Sandoz. Il haussa les épaules.

« Laisse donc, tu n’es pas si difficile, tu en prends quine valent guère mieux.

– Moi ! où ça ?… Et tu sais que, derrière notre dos,elle a sauté sur Chaîne. Ah ! les cochons, ils doivent s’enpayer ensemble ! »

Vivement, Mahoudeau, qui semblait enfoncé dans une fortediscussion avec Claude, se retourna au milieu d’une phrase, pourdire :

« Ce que je m’en fiche ! »

Il acheva sa phrase à son compagnon ; et, dix pas plusloin, il lança de nouveau, par-dessus son épaule :

« Et, d’abord, Chaîne est trop bête ! »

On n’en parla plus. Tous quatre, flânant, semblaient tenir lalargeur du boulevard des Invalides. C’était l’expansion habituelle,la bande peu à peu accrue des camarades racolés en chemin, lamarche libre d’une horde partie en guerre. Ces gaillards, avec labelle carrure de leurs vingt ans, prenaient possession du pavé. Dèsqu’ils se trouvaient ensemble, des fanfares sonnaient devant eux,ils empoignaient Paris d’une main et le mettaient tranquillementdans leurs poches. La victoire ne faisait plus un doute, ilspromenaient leurs vieilles chaussures et leurs paletots fatigués,dédaigneux de ces misères, n’ayant du reste qu’à vouloir pour êtreles maîtres. Et cela n’allait point sans un immense mépris de toutce qui n’était pas leur art, le mépris de la fortune, le mépris dumonde, le mépris de la politique surtout. À quoi bon, cessaletés-là ? Il n’y avait que des gâteux, là-dedans ! Uneinjustice superbe les soulevait, une ignorance voulue desnécessités de la vie sociale, le rêve fou de n’être que desartistes sur la terre. Ils en étaient stupides parfois, mais cettepassion les rendait braves et forts.

Claude, alors, s’anima. Il recommençait à croire, dans cettechaleur des espérances mises en commun. Ses tortures de la matinéene lui laissaient qu’un engourdissement vague, et il en était denouveau à discuter sa toile avec Mahoudeau et Sandoz, en jurant, ilest vrai, de la crever le lendemain. Jory, très myope, regardaitles vieilles dames sous le nez, se répandait en théories sur laproduction artistique : on devait se donner tel qu’on était,dans le premier jet de l’inspiration ; lui, jamais ne seraturait. Et, tout en discutant, les quatre continuaient àdescendre le boulevard, dont la demi-solitude, les rangées de beauxarbres, à l’infini, paraissaient être faites pour leurs disputes.Mais, quand ils eurent débouché sur l’Esplanade, la querelle devintsi violente, qu’ils s’arrêtèrent, au milieu de la vaste étendue.Hors de lui, Claude traita Jory de crétin : est-ce qu’il nevalait pas mieux détruire cette œuvre que de la livrermédiocre ? Oui, c’était dégoûtant, ce bas intérêt decommerce ! De leur côté, Sandoz et Mahoudeau parlaient à lafois, très fort. Des bourgeois, inquiets, tournaient la tête,finissaient par s’attrouper autour de ces jeunes gens si furieux,qui semblaient vouloir se mordre. Puis, les passants s’en allèrent,vexés, croyant à une farce, lorsqu’ils les virent brusquement, trèsbons amis, s’émerveiller ensemble, au sujet d’une nourrice vêtue declair, avec de longs rubans cerise. Ah ! sacré bon sort, quelton ! c’est ça qui fichait une note ! Ravis, ilsclignaient les yeux, ils suivaient la nourrice sous les quinconces,comme réveillés en sursaut, étonnés d’être déjà là. CetteEsplanade, ouverte de partout sous le ciel, bornée seulement au sudpar la perspective lointaine des Invalides, les enchantait, sigrande, si calme ; car ils y avaient suffisamment de placepour les gestes ; et ils reprenaient un peu haleine, eux quidéclaraient trop étroit Paris, où l’air manquait à l’ambition deleur poitrine.

« Est-ce que vous allez quelque part ? demanda Sandozà Mahoudeau et à Jory.

– Non, répondit ce dernier, nous allons avec vous… Oùallez-vous ? »

Claude, les regards perdus, murmura :

« Je ne sais pas… Par là. »

Ils tournèrent sur le quai d’Orsay, ils le remontèrent jusqu’aupont de la Concorde. Et, devant le Corps législatif, le peintrereprit, indigné :

« Quel sale monument !

– L’autre jour, dit Jory, Jules Favre a fait un fameux discours…Ce qu’il a embêté Rouher ! »

Mais les trois autres ne le laissèrent pas continuer, laquerelle recommença. Qui ça, Jules Favre ? qui ça,Rouher ? Est-ce que ça existait ! Des idiots, dontpersonne ne parlerait plus, dix ans après leur mort ! Ilss’étaient engagés sur le pont, ils haussaient les épaules de pitié.Puis, lorsqu’ils se trouvèrent au milieu de la place de laConcorde, ils se turent.

« Ça, finit par déclarer Claude, ça, ce n’est pas bête dutout. »

Il était quatre heures, la belle journée s’achevait dans unpoudroiement glorieux de soleil. À droite et à gauche, vers laMadeleine et vers le Corps législatif, des lignes d’édificesfilaient en lointaines perspectives, se découpaient nettement auras du ciel ; tandis que le jardin des Tuileries étageait lescimes rondes de ses grands marronniers. Et, entre les deux borduresvertes des contre-allées, l’avenue des Champs-Élysées montait toutlà-haut, à perte de vue, terminée par la porte colossale de l’Arcde Triomphe, béante sur l’infini. Un double courant de foule, undouble fleuve y roulait, avec les remous vivants des attelages, lesvagues fuyantes des voitures, que le reflet d’un panneau,l’étincelle d’une vitre de lanterne semblaient blanchir d’uneécume. En bas, la place, aux trottoirs immenses, aux chausséeslarges comme des lacs, s’emplissait de ce flot continuel, traverséeen tous sens du rayonnement des roues, peuplée de points noirs quiétaient des hommes ; et les deux fontaines ruisselaient,exhalaient une fraîcheur, dans cette vie ardente.

Claude, frémissant, cria :

« Ah ! ce Paris… Il est à nous, il n’y a qu’à leprendre. »

Tous quatre se passionnaient, ouvraient des yeux luisants dedésir. N’était-ce pas la gloire qui soufflait, du haut de cetteavenue, sur la ville entière ? Paris tenait là, et ils levoulaient.

« Eh bien, nous le prendrons ! affirma Sandoz de sonair têtu.

– Parbleu ! » dirent simplement Mahoudeau et Jory.

Ils s’étaient remis à marcher, ils vagabondèrent encore, setrouvèrent derrière la Madeleine, enfilèrent la rue Tronchet.Enfin, ils arrivaient à la place du Havre, lorsque Sandozs’exclama :

« Mais c’est donc chez Baudequin que nousallons ? »

Les autres s’étonnèrent. Tiens ! ils allaient chezBaudequin.

« Quel jour sommes-nous ? demanda Claude. Hein ?jeudi… Fagerolles et Gagnière doivent y être alors… Allons chezBaudequin. »

Et ils gravirent la rue d’Amsterdam. Ils venaient de traverserParis, c’était là une de leurs grandes tournées favorites ;mais ils avaient d’autres itinéraires, d’un bout à l’autre desquais parfois, ou bien un morceau des fortifications, de la porteSaint-Jacques aux Moulineaux, ou encore une pointe sur lePère-La-Chaise, suivie d’un crochet par les boulevards extérieurs.Ils couraient les rues, les places, les carrefours, ils vaguaientdes journées entières, tant que leurs jambes pouvaient les porter,comme s’ils avaient voulu conquérir les quartiers les uns après lesautres, en jetant leurs théories retentissantes aux façades desmaisons ; et le pavé semblait à eux, tout le pavé battu parleurs semelles, ce vieux sol de combat d’où montait une ivresse quigrisait leur lassitude.

Le café Baudequin était situé sur le boulevard des Batignolles àl’angle de la rue Darcet. Sans qu’on sût pourquoi, la bande l’avaitchoisi comme lieu de réunion, bien que Gagnière seul habitât lequartier. Elle s’y réunissait régulièrement le dimanche soir ;puis, le jeudi, vers cinq heures, ceux qui étaient libres avaientpris l’habitude d’y paraître un instant. Ce jour-là, par ce beausoleil, les petites tables du dehors, sous la tente, se trouvaienttoutes occupées d’un double rang de consommateurs barrant letrottoir. Mais eux avaient l’horreur de ce coudoiement, de cetétalage en public : et ils bousculèrent le monde, pour entrerdans la salle déserte et fraîche.

« Tiens ! Fagerolles qui est seul ! » criaClaude.

Il avait marché à leur table accoutumée, au fond, à gauche, etil serrait la main d’un garçon mince et pâle, dont la figure defille était éclairée par des yeux gris, d’une câlinerie moqueuse,où passaient des étincelles d’acier.

Tous s’assirent, on commanda des bocks, et le peintrereprit :

« Tu sais que je suis allé te chercher chez ton père… Ilm’a joliment reçu ! »

Fagerolles, qui affectait des airs de casseur et de voyou, setapa sur les cuisses.

« Ah ! il m’embête, le vieux !… J’ai filé cematin, après un attrapage. Est-ce qu’il ne veut pas me fairedessiner des choses pour ses cochonneries en zinc ! C’est bienassez du zinc de l’École. »

Cette plaisanterie aisée sur ses professeurs enchanta lescamarades. Il les amusait, il se faisait adorer par cettecontinuelle lâcheté de gamin flatteur et débineur. Son sourireinquiétant allait des uns aux autres, tandis que ses longs doigtssouples, d’une adresse native, ébauchaient sur la table des scènescompliquées, avec des gouttes de bière répandues. Il avait l’artfacile, un tour de main à tout réussir.

« Et Gagnière, demanda Mahoudeau, tu ne l’as pasvu ?

– Non, il y a une heure que je suis là. »

Mais Jory, silencieux, poussa du coude Sandoz, en lui montrantde la tête une jeune fille qui occupait une table avec sonmonsieur, dans le fond de la salle. Il n’y avait, du reste, quedeux autres consommateurs, deux sergents jouant aux cartes. C’étaitpresque une enfant, une de ces galopines de Paris qui gardent àdix-huit ans la maigreur du fruit vert. On aurait dit un chiencoiffé, une pluie de petits cheveux blonds sur un nez délicat, unegrande bouche rieuse dans un museau rose. Elle feuilletait unjournal illustré, tandis que le monsieur, sérieusement, buvait unmadère ; et, par-dessus le journal, elle lançait de gaisregards vers la bande, à toute minute.

« Hein ? gentille ! murmura Jory, qui s’allumait.À qui diable en a-t-elle ?… C’est moi qu’elleregarde. »

Vivement, Fagerolles intervint.

« Eh ! dis donc, pas d’erreur, elle est à moi !…Si tu crois que je suis là depuis une heure pour vousattendre ! »

Les autres rirent. Et, baissant la voix, il leur parla d’IrmaBécot. Oh ! une petite d’un drôle ! Il connaissait sonhistoire, elle était fille d’un épicier de la rue Montorgueil. Trèsinstruite d’ailleurs, histoire sainte, calcul, orthographe, carelle avait suivi jusqu’à seize ans les cours d’une école duvoisinage. Elle faisait ses devoirs entre deux sacs de lentilles,et elle achevait son éducation, de plain-pied avec la rue, vivantsur le trottoir, au milieu des bousculades, apprenant la vie dansles continuels commérages des cuisinières en cheveux, quidéshabillaient les abominations du quartier, pendant qu’on leurpesait cinq sous de gruyère. Sa mère était morte, le père Bécotavait fini par coucher avec ses bonnes, très raisonnablement, pouréviter de courir dehors ; mais cela lui donnait le goût desfemmes, il lui en avait fallu d’autres, bientôt il s’était lancédans une telle noce, que l’épicerie y passait peu à peu, leslégumes secs, les bocaux, les tiroirs aux sucreries. Irma allaitencore à l’école, lorsque, un soir, en fermant la boutique, ungarçon l’avait jetée en travers d’un panier de figues. Six moisplus tard, la maison était mangée, son père mourait d’un coup desang, elle se réfugiait chez une tante pauvre qui la battait, enpartait avec un jeune homme d’en face, y revenait à trois reprises,pour s’envoler définitivement un beau jour dans tous lesbastringues de Montmartre et des Batignolles.

« Une roulure ! » murmura Claude de son air demépris.

Tout d’un coup, comme son monsieur se levait et sortait ;après lui avoir parlé bas, Irma Bécot le regarda disparaître ;puis, avec une violence d’écolier échappé, elle accourut s’asseoirsur les genoux de Fagerolles.

« Hein ? crois-tu, est-il assez crampon !…Baise-moi vite, il va revenir. »

Elle le baisa sur les lèvres, but dans son verre ; et ellese donnait aussi aux autres, leur riait d’une façon engageante, carelle avait la passion des artistes, en regrettant qu’ils ne fussentpas assez riches pour se payer des femmes à eux tout seuls.

Jory surtout semblait l’intéresser, très excité, fixant sur elledes yeux de braise. Comme il fumait, elle lui enleva sa cigarettede la bouche et la mit à la sienne ; cela, sans interrompreson bavardage de vie polissonne.

« Vous êtes tous des peintres, ah ! c’estamusant !… Et ces trois-là, pourquoi ont-ils l’air debouder ? Rigolez donc, je vas vous chatouiller, moi !vous allez voir ! »

En effet, Sandoz, Claude et Mahoudeau, interloqués, lacontemplaient d’un air sérieux. Mais elle restait l’oreille auxaguets, elle entendit revenir son monsieur, et elle jeta vivementdans le nez de Fagerolles :

« Tu sais, demain soir, si tu veux. Viens me prendre à labrasserie Bréda. »

Puis, après avoir replacé la cigarette tout humide aux lèvres deJory, elle se cavala à longues enjambées, les bras en l’air, dansune grimace d’un comique extravagant ; et, lorsque le monsieurreparut, la mine grave, un peu pâle, il la retrouva immobile, lesyeux sur la même gravure du journal illustré. Cette scène s’étaitpassée si rapidement, au galop d’une telle drôlerie, que les deuxsergents, de bons diables, se remirent à battre leurs cartes, encrevant de rire.

Du reste, Irma les avait tous conquis. Sandoz déclarait son nomde Bécot très bien pour un roman ; Claude demandait si ellevoudrait lui poser une étude ; tandis que Mahoudeau la voyaiten gamin, une statuette qu’on vendrait pour sûr. Bientôt, elle s’enalla, en envoyant du bout des doigts, derrière le dos du monsieur,des baisers à toute la table, une pluie de baisers, qui achevèrentd’enflammer Jory. Mais Fagerolles ne voulait pas la prêter encore,très amusé inconsciemment de retrouver en elle une enfant du mêmetrottoir que lui, chatouillé par cette perversion du pavé, quiétait la sienne.

Il était cinq heures, la bande fit revenir de la bière. Deshabitués du quartier avaient envahi les tables voisines, et cesbourgeois jetaient sur le coin des artistes des regards obliques,où le dédain se mêlait à une déférence inquiète. On les connaissaitbien, une légende commençait à se former. Eux, causaient maintenantde choses bêtes, la chaleur qu’il faisait, la difficulté d’avoir dela place dans l’omnibus de l’Odéon, la découverte d’un marchand devin chez qui on mangeait de la vraie viande. Un d’eux voulutentamer une discussion sur un lot de tableaux infects qu’on venaitde mettre au musée du Luxembourg ; mais tous étaient du mêmeavis : les toiles ne valaient pas les cadres. Et ils neparlèrent plus, ils fumèrent en échangeant des mots rares et desrires d’intelligence.

« Ah ! çà, demanda enfin Claude, est-ce que nousattendons Gagnière ? »

On protesta. Gagnière était assommant ; et, d’ailleurs, ilarriverait bien à l’odeur de la soupe.

« Alors, filons, dit Sandoz. Il y a un gigot ce soir,tâchons d’être à l’heure. »

Chacun paya sa consommation, et tous sortirent. Cela émotionnale café. Des jeunes gens, des peintres sans doute, chuchotèrent ense montrant Claude, comme s’ils avaient vu passer le chefredoutable d’un clan de sauvages. C’était le fameux article de Joryqui produisait son effet, le public devenait complice et allaitcréer de lui-même l’école du plein air, dont la bande plaisantaitencore. Ainsi qu’ils le disaient gaiement, le café Baudequin nes’était pas douté de l’honneur qu’ils lui faisaient, le jour où ilsl’avaient choisi pour être le berceau d’une révolution.

Sur le boulevard, ils se retrouvèrent cinq, Fagerolles avaitrenforcé le groupe ; et lentement, ils retraversèrent Paris,de leur air tranquille de conquête. Plus ils étaient, plus ilsbarraient largement les rues, plus ils emportaient à leurs talonsde la vie chaude des trottoirs. Quand ils eurent descendu la rue deClichy, ils suivirent la rue de la Chaussée-d’Antin, allèrentprendre la rue Richelieu, traversèrent la Seine au pont des Artspour insulter l’Institut, gagnèrent enfin le Luxembourg par la ruede Seine, où une affiche tirée en trois couleurs, la réclameviolemment enluminée d’un cirque forain, les fit crierd’admiration. Le soir venait, le flot des passants coulait ralenti,c’était la ville lasse qui attendait l’ombre, prête à se livrer aupremier mâle assez vigoureux pour la prendre.

Rue d’Enfer, lorsque Sandoz eut fait entrer les quatre autreschez lui, il disparut dans la chambre de sa mère ; il y restaquelques minutes, puis revint sans dire un mot, avec le sourirediscret et attendri qu’il avait toujours en en sortant. Et ce futaussitôt, dans son étroit logis, un vacarme terrible, des rires,des discussions, des clameurs. Lui-même donnait l’exemple, aidaitau service la femme de ménage, qui s’emportait en paroles amères,parce qu’il était sept heures et demie, et que son gigot sedesséchait. Les cinq, attablés, mangeaient déjà la soupe, une soupeà l’oignon très bonne, quand un nouveau convive parut.

« Oh ! Gagnière ! » hurla-t-on en chœur.

Gagnière, petit, vague, avec sa figure poupine et étonnée,qu’une barbe follette blondissait, demeura un instant sur le seuilà cligner ses yeux verts. Il était de Melun, fils de gros bourgeoisqui venaient de lui laisser là-bas deux maisons, et il avait apprisla peinture tout seul dans la forêt de Fontainebleau, il peignaitdes paysages consciencieux, d’intentions excellentes ; mais savraie passion était la musique, une folie de musique, une flambéecérébrale qui le mettait de plain-pied avec les plus exaspérés dela bande.

« Est-ce que je suis de trop ? demanda-t-ildoucement.

– Non, non, entre donc ! » cria Sandoz.

Déjà, la femme de ménage apportait un couvert.

« Si l’on ajoutait tout de suite une assiette pourDubuche ? dit Claude. Il m’a dit qu’il viendrait sansdoute. »

Mais on conspua Dubuche, qui fréquentait des femmes du monde.Jory raconta qu’il l’avait rencontré en voiture avec une vieilledame et sa demoiselle, dont il tenait les ombrelles sur lesgenoux.

« D’où sors-tu, pour être si en retard ? » repritFagerolles, en s’adressant à Gagnière.

Celui-ci, qui allait avaler sa première cuillerée de soupe, lareposa dans son assiette.

« J’étais rue de Lancry, tu sais, où ils font de la musiquede chambre… Oh ! mon cher, des machines de Schumann, tu n’aspas idée ! Ça vous prend là, derrière la tête, c’est comme siune femme vous soufflait dans le cou. Oui, oui, quelque chose deplus immatériel qu’un baiser, l’effleurement d’une haleine… Paroled’honneur, on se sent mourir… »

Ses yeux se mouillaient, il pâlissait comme dans une jouissancetrop vive.

« Mange ta soupe, dit Mahoudeau, tu nous raconteras çaaprès. »

La raie fut servie, et l’on fit apporter la bouteille devinaigre sur la table, pour corser le beurre noir, qui semblaitfade. On mangeait dur, les morceaux de pain disparaissaient.D’ailleurs, aucun raffinement, du vin au litre, que les convivesmouillaient beaucoup, par discrétion, pour ne pas pousser à ladépense. On venait de saluer le gigot d’un hourra, et le maître dela maison s’était mis à le découper, lorsque de nouveau la portes’ouvrit. Mais, cette fois, des protestations furieusess’élevèrent.

« Non, non, plus personne !… À la porte, lelâcheur ! »

Dubuche, essoufflé d’avoir couru, ahuri de tomber au milieu deces hurlements, avançait sa grosse face pâle, en bégayant desexplications.

« Vrai, je vous assure, c’est la faute de l’omnibus… J’enai attendu cinq aux Champs-Élysées.

– Non, non, il ment !… Qu’il s’en aille, il n’aura pas degigot !… À la porte, à la porte ! »

Pourtant, il avait fini par entrer, et l’on remarqua alors qu’ilétait très correctement mis, tout en noir, pantalon noir, redingotenoire, cravaté, chaussé, épinglé, avec la raideur cérémonieuse d’unbourgeois qui dîne en ville.

« Tiens ! il a raté son invitation, cria plaisammentFagerolles. Vous ne voyez pas que ses femmes du monde l’ont laissépartir, et qu’il accourt manger notre gigot, parce qu’il ne saitplus où aller ! »

Il devint rouge, il balbutia :

« Oh ! quelle idée ! Êtes-vous méchants !…Fichez-moi la paix à la fin ! »

Sandoz et Claude, placés côte à côte, souriaient ; et lepremier appela Dubuche d’un signe, pour lui dire :

« Mets ton couvert toi-même, prends là un verre et uneassiette, et assieds-toi entre nous deux… Ils te laisseronttranquille. »

Mais, tout le temps qu’on mangea le gigot, les plaisanteriescontinuèrent. Lui-même, quand la femme de ménage lui eut retrouvéune assiettée de soupe et une part de raie, se blagua, en bonenfant. Il affectait d’être affamé, torchait goulûment sonassiette, et il racontait une histoire, une mère qui lui avaitrefusé sa fille, parce qu’il était architecte. La fin du dîner futainsi très bruyante, tous parlaient à la fois. Un morceau de brie,l’unique dessert, eut un succès énorme. On n’en laissa pas. Le painfaillit manquer. Puis ; comme le vin manquait réellement,chacun avala une claire lampée d’eau, en faisant claquer sa langue,au milieu des grands rires. Et, la face fleurie, le ventre rond,avec la béatitude de gens qui viennent de se nourrir trèsrichement, ils passèrent dans la chambre à coucher.

C’étaient les bonnes soirées de Sandoz. Même aux heures demisère, il avait toujours eu un pot-au-feu à partager avec lescamarades. Cela l’enchantait d’être en bande, tous amis, tousvivant de la même idée. Bien qu’il fût de leur âge ; unepaternité l’épanouissait, une bonhomie heureuse, quand il lesvoyait chez lui, autour de lui, la main dans la main, ivresd’espoir. Comme il n’avait qu’une pièce, sa chambre à coucher étaità eux ; et, la place manquant, deux ou trois devaients’asseoir sur le lit. Par ces chaudes soirées d’été, la fenêtrerestait ouverte au grand air du dehors, on apercevait dans la nuitclaire deux silhouettes noires, dominant les maisons, la tour deSaint-Jacques du Haut-Pas et l’arbre des Sourds-Muets. Les jours derichesse, il y avait de la bière. Chacun apportait son tabac, lachambre s’emplissait vite de fumée, on finissait par causer sans sevoir, très tard dans la nuit, au milieu du grand silencemélancolique de ce quartier perdu.

Ce jour-là, dès neuf heures, la femme de ménage vintdire :

« Monsieur, j’ai fini, puis-je m’en aller ?

– Oui, allez-vous-en… Vous avez laissé de l’eau au feu, n’est-cepas ? Je ferai le thé moi-même. »

Sandoz s’était levé. Il disparut derrière la femme de ménage, etne rentra qu’au bout d’un quart d’heure. Sans doute, il était alléembrasser sa mère, dont il bordait le lit chaque soir, avantqu’elle s’endormît :

Mais le bruit des voix montait déjà, Fagerolles racontait unehistoire.

« Oui, mon vieux, à l’École, ils corrigent le modèle…L’autre jour, Mazel s’approche et me dit : « Les deuxcuisses ne sont pas d’aplomb. » Alors, je lui dis :« Voyez, monsieur, elle les a comme ça. » C’était lapetite Flore Beauchamp, vous savez. Et il me dit, furieux :« Si elle les a comme ça, elle a tort. »

On se roula, Claude surtout, à qui Fagerolles contaitl’histoire, pour lui faire sa cour. Depuis quelque temps, ilsubissait son influence ; et, bien qu’il continuât de peindreavec une adresse d’escamoteur, il ne parlait plus que de peinturegrasse et solide, que de morceaux de nature, jetés sur la toile,vivants, grouillants, tels qu’ils étaient ; ce qui nel’empêchait pas de blaguer ailleurs ceux du plein air, qu’ilaccusait d’empâter leurs études avec une cuiller à pot.

Dubuche, qui n’avait pas ri, froissé dans son honnêteté, osarépondre :

« Pourquoi restes-tu à l’École, si tu trouves qu’on vous yabrutit ? C’est bien simple, on s’en va… Oh ! je sais,vous êtes tous contre moi, parce que je défends l’École.Voyez-vous, mon idée est que, lorsqu’on veut faire un métier, iln’est pas mauvais d’abord de l’apprendre. »

Des cris féroces s’élevèrent, et il fallut à Claude toute sonautorité pour dominer les voix.

« Il a raison, on doit apprendre son métier. Seulement, cen’est guère bon de l’apprendre sous la férule de professeurs quivous entrent de force dans la caboche leur vision à eux… Ce Mazel,quel idiot ! dire que les cuisses de Flore Beauchamp ne sontpas d’aplomb ! Et des cuisses si étonnantes, hein ? vousles connaissez, des cuisses qui la disent jusqu’au fond, cetteenragée noceuse-là ! »

Il se renversa sur le lit, où il se trouvait ; et, les yeuxen l’air, il continua d’une voix ardente :

« Ah ! la vie, la vie ! la sentir et la rendredans sa réalité, l’aimer pour elle, y voir la seule beauté vraie,éternelle et changeante, ne pas avoir l’idée bête de l’anoblir enla châtrant, comprendre que les prétendues laideurs ne sont que lessaillies des caractères, et faire vivre, et faire des hommes, laseule façon d’être Dieu ! »

Sa foi revenait, la course à travers Paris l’avait fouetté, ilétait repris de sa passion de la chair vivante. On l’écoutait ensilence. Il eut un geste fou, puis il se calma.

« Mon Dieu ! chacun ses idées ; mais l’embêtant,c’est qu’ils sont encore plus intolérants que nous à l’Institut… Lejury du Salon est à eux, je suis sûr que cet idiot de Mazel va merefuser mon tableau. »

Et, là-dessus, tous partirent en imprécations, car cettequestion du jury était un éternel sujet de colère. On exigeait desréformes, chacun avait une solution prête, depuis le suffrageuniversel appliqué à l’élection d’un jury largement libéral,jusqu’à la liberté entière, le Salon libre pour tous lesexposants.

Devant la fenêtre ouverte, pendant que les autres discutaient,Gagnière avait attiré Mahoudeau, et il murmurait d’une voixéteinte, les regards perdus dans la nuit :

« Oh ! ce n’est rien, vois-tu, quatre mesures, uneimpression jetée. Mais ce qu’il y a là-dedans !… Pour moi,d’abord, c’est un paysage qui fuit, un coin de route mélancolique,avec l’ombre d’un arbre qu’on ne voit pas ; et puis, une femmepasse, à peine un profil ; et puis, elle s’en va, et on ne larencontrera jamais, jamais plus… »

À ce moment, Fagerolles cria :

« Dis donc, Gagnière, qu’est-ce que tu envoies au Salon,cette année ? »

Il n’entendit pas, il poursuivait, extasié :

« Dans Schumann, il y a tout, c’est l’infini… Et Wagnerqu’ils ont encore sifflé dimanche ! »

Mais un nouvel appel de Fagerolles le fit sursauter.

« Hein ? quoi ? ce que j’enverrai auSalon ?… Un petit paysage peut-être, un coin de Seine. C’estsi difficile, il faut avant tout que je sois content. »

Il était redevenu brusquement timide et inquiet. Ses scrupulesde conscience artistique le tenaient pendant des mois sur une toilegrande comme la main. À la suite des paysagistes français, cesmaîtres qui ont les premiers conquis la nature, il se préoccupaitde la justesse du ton, de l’exacte observation des valeurs, enthéoricien dont l’honnêteté finissait par alourdir la main. Et,souvent, il n’osait plus risquer une note vibrante, d’une tristessegrise qui étonnait, au milieu de sa passion révolutionnaire.

« Moi, dit Mahoudeau, je me régale à l’idée de les faireloucher, avec ma bonne femme. »

Claude haussa les épaules.

« Oh ! toi, tu seras reçu : les sculpteurs sontplus larges que les peintres. Et du reste, tu sais très bien tonaffaire, tu as dans les doigts quelque chose qui plaît… Elle serapleine de jolies choses, ta Vendangeuse. »

Ce compliment laissa Mahoudeau sérieux, car il posait pour laforce, il s’ignorait et méprisait la grâce, une grâce invinciblequi repoussait quand même de ses gros doigts d’ouvrier sanséducation, comme une fleur qui s’entête dans le dur terrain où uncoup de vent l’a semée.

Fagerolles, très malin, n’exposait pas, de peur de mécontenterses maîtres ; et il tapait sur le Salon, un bazar infect où labonne peinture tournait à l’aigre avec la mauvaise. En secret, ilrêvait le prix de Rome, qu’il plaisantait d’ailleurs comme lereste.

Mais Jory se planta au milieu de la chambre, son verre de bièreau poing. Tout en le vidant à petits coups, il déclara :

« À la fin, il m’embête, le jury… Dites donc, voulez-vousque je le démolisse ? Dès le prochain numéro, je commence, jele bombarde. Vous me donnerez des notes, n’est-ce pas ? etnous le flanquerons par terre… Ce sera rigolo. »

Claude acheva de se monter, ce fut un enthousiasme général. Oui,oui, il fallait faire campagne ! Tous en étaient, tous sepressaient pour se mieux sentir les coudes et marcher au feuensemble. Il n’y en avait pas un, à cette minute, qui réservât sapart de gloire, car rien ne les séparait encore, ni leurs profondesdissemblances qu’ils ignoraient, ni les rivalités qui devaient lesheurter un jour. Est-ce que le succès de l’un n’était pas le succèsdes autres ? Leur jeunesse fermentait, ils débordaient dedévouement, ils recommençaient l’éternel rêve de s’enrégimenterpour la conquête de la terre, chacun donnant son effort, celui-cipoussant celui-là, la bande arrivant d’un bloc, sur le même rang.Déjà Claude, en chef accepté, sonnait la victoire, distribuait descouronnes. Fagerolles lui-même, malgré sa blague de Parisien,croyait à la nécessité d’être une armée ; tandis que, plusépais d’appétits, mal débarbouillé de sa province, Jory sedépensait en camaraderie utile, prenant au vol des phrases,préparant là ses articles. Et Mahoudeau exagérait ses brutalitésvoulues, les mains convulsées, ainsi qu’un geindre[1] dont les poings pétriraient unmonde ; et Gagnière, pâmé, dégagé du gris de sa peinture,raffinait la sensation jusqu’à l’évanouissement final del’intelligence ; et Dubuche, de conviction pesante, ne jetaitque des mots, mais des mots pareils à des coups de massue, en pleinmilieu des obstacles. Alors, Sandoz, bien heureux, riant d’aise àles voir si unis, tous dans la même chemise, comme il disait,déboucha une nouvelle bouteille de bière. Il aurait vidé la maison,il cria :

« Hein ? nous y sommes, ne lâchons plus… Il n’y a queça de bon, s’entendre quand on a des choses dans la caboche, et quele tonnerre de Dieu emporte les imbéciles ! »

Mais, à ce moment, un coup de sonnette le stupéfia. Au milieu dusilence brusque des autres, il reprit :

« À onze heures ! qui diable est-cedonc ? »

Il courut ouvrir, on l’entendit jeter une exclamation joyeuse.Déjà, il revenait, ouvrant la porte toute grande, disant :

« Ah ! que c’est gentil, de nous aimer un peu et denous surprendre !… Bongrand, messieurs ! »

Le grand peintre, que le maître de la maison annonçait ainsi,avec une familiarité respectueuse, s’avança, les mains tendues.Tous se levèrent vivement, émotionnés, heureux de cette poignée demain si large et si cordiale. C’était un gros homme dequarante-cinq ans, la face tourmentée, sous de longs cheveux gris.Il venait d’entrer à l’Institut, et le simple veston d’alpaga qu’ilportait avait à la boutonnière une rosette d’officier de la Légiond’honneur. Mais il aimait la jeunesse, ses meilleures escapadesétaient de tomber là, de loin en loin, pour fumer une pipe, aumilieu de ces débutants, dont la flamme le réchauffait.

« Je vais faire le thé », cria Sandoz.

Et, quand il revint de la cuisine avec la théière et les tasses,il trouva Bongrand installé, à califourchon sur une chaise, fumantsa courte pipe de terre, dans le vacarme qui avait repris. Bongrandlui-même parlait d’une voix de tonnerre, petit-fils d’un fermierbeauceron, fils d’un père bourgeois, de sang paysan, affiné par unemère très artiste. Il était riche, n’avait pas besoin de vendre, etgardait des goûts et des opinions de bohème.

« Leur jury, ah bien ! j’aime mieux crever que d’enêtre ! disait-il avec de grands gestes. Est-ce que je suis unbourreau pour flanquer dehors de pauvres diables, qui ont souventleur pain à gagner ?

– Cependant, fit remarquer Claude, vous pourriez nous rendre unfameux service, en y défendant nos tableaux.

– Moi, laissez donc ! je vous compromettrais… Je ne comptepas, je ne suis personne. »

Il y eut une clameur de protestation, Fagerolles lança d’unevoix aiguë :

« Alors, si le peintre de la Noce au village necompte pas ! »

Mais Bongrand s’emportait, debout, le sang aux joues.

« Fichez-moi la paix, hein ! avec la Noce.Elle commence à m’embêter, la Noce, je vous en avertis…Vraiment, elle tourne pour moi au cauchemar, depuis qu’on l’a miseau musée du Luxembourg. »

Cette Noce au village restait jusque-là sonchef-d’œuvre : une noce débandée à travers les blés, despaysans étudiés de près, et très vrais, qui avaient une allureépique de héros d’Homère. De ce tableau datait une évolution, caril avait apporté une formule nouvelle. À la suite de Delacroix, etparallèlement à Courbet, c’était un romantisme tempéré de logique,avec plus d’exactitude dans l’observation, plus de perfection dansla facture, sans que la nature y fût encore abordée de front, sousles crudités du plein air. Pourtant, toute la jeune école seréclamait de cet art.

« Il n’y a rien de beau, dit Claude, comme les deuxpremiers groupes, le joueur de violon, puis la mariée avec le vieuxpaysan.

– Et la grande paysanne, donc, s’écria Mahoudeau, celle qui seretourne et qui appelle d’un geste !… J’avais envie de laprendre pour une statue.

– Et le coup de vent dans les blés, ajouta Gagnière, et les deuxtaches si jolies de la fille et du garçon qui se poussent, trèsloin ! »

Bongrand écoutait d’un air gêné, avec un sourire de souffrance.Comme Fagerolles lui demandait ce qu’il faisait en ce moment, ilrépondit avec un haussement d’épaules :

« Mon Dieu ! rien, des petites choses… Je n’exposeraipas, je voudrais trouver un coup… Ah ! que vous êtes heureux,vous autres, d’être encore au pied de la montagne ! On a de sibonnes jambes, on est si brave, quand il s’agit de monterlà-haut ! Et puis, lorsqu’on y est, va te faire fiche !les embêtements commencent. Une vraie torture, et des coups depoing, et des efforts sans cesse renaissants, dans la crainte d’endégringoler trop vite !… Ma parole ! on préférerait êtreen bas, pour avoir tout à faire… Riez, vous verrez, vous verrez unjour ! »

La bande riait, en effet, croyant à un paradoxe, à une posed’homme célèbre, qu’elle excusait d’ailleurs. Est-ce que la suprêmejoie n’était pas d’être salué comme lui du nom de maître ? Lesdeux bras appuyés au dossier de sa chaise, il renonça à se fairecomprendre, il les écouta, silencieux, en tirant de sa pipe delentes fumées.

Cependant, Dubuche, qui avait des qualités d’homme de ménage,aidait Sandoz à servir le thé. Et le vacarme continua. Fagerollesracontait une histoire impayable du père Malgras, une cousine à safemme, qu’il prêtait, quand on voulait bien lui en faire uneacadémie. Puis, la conversation tomba sur les modèles, Mahoudeauétait furieux, parce que les beaux ventres s’en allaient :impossible d’avoir une fille avec un ventre propre. Mais,brusquement, le tumulte grandit, on félicitait Gagnière au sujetd’un amateur qu’il avait connu à la musique du Palais-Royal, unpetit rentier maniaque dont l’unique débauche était d’acheter de lapeinture. En riant, les autres demandaient l’adresse. Tous lesmarchands furent conspués, il était vraiment fâcheux que l’amateurse défiât du peintre, au point de vouloir absolument passer par unintermédiaire, dans l’espoir d’obtenir un rabais. Cette question dupain les excitait encore. Claude montrait un beau mépris : onétait volé, eh bien ! qu’est-ce que ça fichait, si l’on avaitfait un chef-d’œuvre, et que l’on eût seulement de l’eau àboire ? Jory, ayant de nouveau exprimé des idées basses delucre, souleva une indignation. À la porte, le journaliste !On lui posait des questions sévères : est-ce qu’il vendrait saplume ? est-ce qu’il ne se couperait pas le poignet, plutôtque d’écrire le contraire de sa pensée ? Du reste, on n’écoutapas sa réponse, la fièvre montait toujours, c’était maintenant labelle folie des vingt ans, le dédain du monde entier, la seulepassion de l’œuvre, dégagée des infirmités humaines, mise en l’aircomme un soleil. Quel désir ! se perdre, se consumer dans cebrasier qu’ils allumaient !

Bongrand, jusque-là immobile, eut un geste vague de souffrance,devant cette confiance illimitée, cette joie bruyante de l’assaut.Il oubliait les cent toiles qui avaient fait sa gloire, il pensaità l’accouchement de l’œuvre dont il venait de laisser l’ébauche surson chevalet. Et, retirant de la bouche sa petite pipe, il murmura,les yeux mouillés d’attendrissement :

« Oh ! jeunesse, jeunesse ! »

Jusqu’à deux heures du matin, Sandoz, qui se multipliait, remitde l’eau chaude dans la théière. On n’entendait plus monter duquartier, anéanti de sommeil, que les jurements d’une chatte enfolie. Tous divaguaient, grisés de paroles, la gorge arrachée, lesyeux brûlés ; et lui, lorsqu’ils se décidèrent enfin à partir,prit la lampe, les éclaira par-dessus la rampe de l’escalier, endisant très bas :

« Ne faites pas de bruit, ma mère dort. »

La dégringolade assourdie des souliers le long des marches allaen s’affaiblissant, et la maison retomba dans un grand silence.

Quatre heures sonnaient. Claude, qui accompagnait Bongrand,causait toujours, à travers les rues désertes. Il ne voulait pas secoucher, il attendait le soleil, avec une rage d’impatience, pourse remettre à son tableau. Cette fois, il était certain de faire unchef-d’œuvre, exalté par cette bonne journée de camaraderie, latête douloureuse et grosse d’un monde. Enfin, il avait trouvé lapeinture, il se voyait rentrant dans son atelier comme on retournechez une femme adorée, le cœur battant à grands coups, désespérémaintenant de cette absence d’un jour, qui lui semblait un abandonsans fin ; et il allait droit à sa toile, et en une séance ilréalisait son rêve. Cependant, tous les vingt pas, à la clartévacillante des becs de gaz, Bongrand l’arrêtait par un bouton deson paletot, en lui répétant que cette sacrée peinture était unmétier du tonnerre de Dieu. Ainsi, lui, Bongrand, avait beau êtreun malin, il n’y entendait rien encore. À chaque œuvre nouvelle, ildébutait, c’était à se casser la tête contre les murs. Le ciels’éclairait, des maraîchers commençaient à descendre vers lesHalles. Et l’un et l’autre continuaient à vaguer, chacun parlantpour lui, très haut, sous les étoiles pâlissantes.

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