L’Œuvre

Chapitre 10

&|160;

La veille, Claude avait porté l’Enfant mort au Palaisde l’Industrie, lorsqu’il rencontra Fagerolles, un matin qu’ilvaguait du côté du parc Monceau.

«&|160;Comment&|160;! c’est toi, mon vieux&|160;! s’écriacordialement ce dernier. Et qu’est-ce que tu deviens, qu’est-ce quetu fais&|160;? On se voit si peu&|160;!&|160;»

Puis, lorsque l’autre lui eut parlé de son envoi au Salon, decette petite toile, dont il était plein, il ajouta&|160;:

«&|160;Ah&|160;! tu as envoyé, mais alors je vais te fairerecevoir ça. Tu sais que, cette année, je suis candidat aujury.&|160;»

En effet, dans le tumulte et l’éternel mécontentement desartistes, après des tentatives de réformes vingt fois reprises,puis abandonnées, l’administration venait de confier aux exposantsle droit d’élire eux-mêmes les membres du jury d’admission&|160;;et cela bouleversait le monde de la peinture et de la sculpture,une véritable fièvre électorale s’était déclarée, les ambitions,les coteries, les intrigues, toute la basse cuisine qui déshonorela politique.

«&|160;Je t’emmène, continua Fagerolles. Il faut que tu visitesmon installation, mon petit hôtel, où tu n’as pas encore mis lespieds, malgré tes promesses… C’est là, tout près, au coin del’avenue de Villiers.&|160;»

Et Claude, dont il avait pris gaiement le bras, dut le suivre.Il était envahi d’une lâcheté, cette idée que son ancien camaradepourrait le faire recevoir, l’emplissait à la fois de honte et dedésir. Sur l’avenue, devant le petit hôtel, il s’arrêta, pour enregarder la façade, un découpage coquet et précieux d’architecte,la reproduction exacte d’une maison renaissance de Bourges, avecles fenêtres à meneaux, la tourelle d’escalier, le toit historié deplomb. C’était un vrai bijou de fille&|160;; et il demeura surpris,lorsque, en se retournant, il aperçut, à l’autre bord de lachaussée, l’hôtel royal d’Irma Bécot, où il avait passé une nuitdont le souvenir lui restait comme un rêve. Vaste, solide, presquesévère, ce dernier gardait une importance de palais, en face de sonvoisin, l’artiste, réduit à une fantaisie de bibelot.

«&|160;Hein&|160;? cette Irma, dit Fagerolles, avec une nuancede respect, elle en a, une cathédrale&|160;!… Ah&|160;! dame, moi,je ne vends que de la peinture&|160;!… Entre donc.&|160;»

L’intérieur était d’un luxe magnifique et bizarre&|160;: devieilles tapisseries, de vieilles armes, un amas de meublesanciens, de curiosités de la Chine et du Japon, dès levestibule&|160;; une salle à manger, à gauche, toute en panneaux delaque, tendue au plafond d’un dragon rouge&|160;; un escalier debois sculpté, où flottaient des bannières, où montaient en panachesdes plantes vertes. Mais, en haut, l’atelier surtout était unemerveille, assez étroit, sans un tableau, entièrement recouvert deportières d’Orient, occupé d’un bout par une cheminée énorme, dontdes chimères portaient la hotte, empli à l’autre bout par un vastedivan sous une tente, tout un monument, des lances soutenant enl’air le dais somptueux des tentures, au-dessus d’un entassement detapis, de fourrures et de coussins, presque au ras du parquet.

Claude examinait, et une question lui venait aux lèvres, qu’ilretint. Est-ce que cela était payé&|160;? Décoré de l’annéeprécédente, Fagerolles exigeait, assurait-on, dix mille francs d’unportrait. Naudet, qui, après l’avoir lancé, exploitait maintenantson succès par coupes réglées, ne lâchait pas un de ses tableaux àmoins de vingt, trente, quarante mille francs. Les commandesseraient tombées chez lui dru comme grêle, si le peintre n’avaitpas affecté le dédain, l’accablement de l’homme dont on sedisputait les moindres ébauches. Et, cependant, ce luxe étalésentait la dette, il n’y avait que des acomptes donnés auxfournisseurs, tout l’argent, cet argent gagné comme à la Bourse,dans les coups de hausse, filait entre les doigts, se dépensaitsans qu’on en retrouvât la trace. Du reste, Fagerolles, encore enpleine flamme de cette brusque fortune, ne comptait pas, nes’inquiétait pas, fort de l’espoir de vendre toujours, de plus enplus cher, glorieux de la grande situation qu’il prenait dans l’artcontemporain.

À la fin, Claude remarqua une petite toile sur un chevalet debois noir, drapé de peluche rouge. C’était tout ce qui traînait dumétier, avec un casier à couleurs de palissandre et une boîte depastel, oubliée sur un meuble.

«&|160;Très fin, dit Claude, devant la petite toile, pour êtreaimable. Et ton Salon, il est envoyé&|160;?

– Ah&|160;! oui, Dieu merci&|160;! Ce que j’ai eu demonde&|160;! Un vrai défilé qui m’a tenu huit jours sur les jambes,du matin au soir… Je ne voulais pas exposer, ça déconsidère.Naudet, lui aussi, s’y opposait. Mais, que veux-tu&|160;? on m’atant sollicité, tous les jeunes gens désirent me mettre du jury,pour que je les défende… Oh&|160;! mon tableau est bien simple,Un Déjeuner, comme j’ai nommé ça, deux messieurs et troisdames sous des arbres, les invités d’un château qui ont emporté unecollation et qui la mangent dans une clairière… Tu verras, c’estassez original.&|160;»

Sa voix hésitait, et quand il rencontra les yeux de Claude quile regardait fixement, il acheva de se troubler, il plaisanta lapetite toile, posée sur le chevalet.

«&|160;Ça, c’est une cochonnerie que Naudet m’a demandée. Va, jen’ignore pas ce qui me manque, un peu de ce que tu as de trop, monvieux… Moi, tu sais, je t’aime toujours, je t’ai encore défenduhier chez des peintres.&|160;»

Il lui tapait sur les épaules, il avait senti le mépris secretde son ancien maître&|160;; et il voulait le reprendre, par sescaresses d’autrefois, des câlineries de gueuse disant&|160;:«&|160;Je suis une gueuse&|160;», pour qu’on l’aime. Ce fut trèssincèrement, dans une sorte de déférence inquiète, qu’il lui promitencore de s’employer de tout son pouvoir à la réception de sontableau.

Mais du monde arrivait, plus de quinze personnes entrèrent etsortirent en moins d’une heure&|160;: des pères qui amenaient dejeunes élèves, des exposants qui venaient se recommander, descamarades qui avaient à échanger des influences, jusqu’à des femmesqui mettaient leur talent sous la protection de leur charme. Et ilfallait voir le peintre faire son métier de candidat, prodiguer lespoignées de main, dire à l’un&|160;: «&|160;C’est si joli votretableau de cette année, ça me plaît tant&|160;!&|160;» s’étonnerdevant un autre&|160;: «&|160;Comment&|160;! vous n’avez pas encoreeu de médaille&|160;!&|160;» répéter à tous&|160;: «&|160;Ah&|160;!si j’en étais, ce que je les ferais marcher&|160;!&|160;» Ilrenvoyait les gens ravis, il poussait la porte sur chaque visited’un air d’amabilité extrême, où perçait le ricanement secret del’ancien rouleur de trottoirs.

«&|160;Hein&|160;? crois-tu&|160;! dit-il à Claude, dans unmoment où ils se retrouvèrent seuls, en ai-je, du temps à perdreavec ces crétins&|160;!&|160;»

Mais, comme il s’approchait de la baie vitrée, il en ouvritbrusquement un des panneaux, et l’on distingua, de l’autre côté del’avenue, à un des balcons de l’hôtel d’en face, une forme blanche,une femme vêtue d’un peignoir de dentelle, qui levait son mouchoir.Lui-même agita la main, à trois fois. Puis, les deux fenêtres serefermèrent.

Claude avait reconnu Irma&|160;; et, dans le silence qui s’étaitfait, Fagerolles s’expliqua tranquillement.

«&|160;Tu vois, c’est commode, on peut correspondre… Nous avonsune télégraphie complète. Elle m’appelle, il faut que j’y aille…Ah&|160;! mon vieux, en voilà une qui nous donnerait desleçons&|160;!

– Des leçons, de quoi&|160;?

– Mais de tout&|160;! Un vice, un art, une intelligence&|160;!…Si je te disais que c’est elle qui me fait peindre&|160;! oui,parole d’honneur, elle a un flair du succès extraordinaire&|160;!…Et, avec ça, toujours voyou au fond, oh&|160;! d’une drôlerie,d’une rage si amusante, quand ça la prend de vousaimer&|160;!&|160;»

Deux petites flammes rouges lui étaient montées aux joues,tandis qu’une sorte de vase remuée troublait un instant ses yeux.Ils s’étaient remis ensemble, depuis qu’ils habitaientl’avenue&|160;; on disait même que lui, si adroit, rompu à toutesles farces du pavé parisien, se laissait manger par elle, saigné àchaque instant de quelque somme ronde, qu’elle envoyait sa femme dechambre demander, pour un fournisseur, pour un caprice, pour riensouvent, pour l’unique plaisir de lui vider les poches&|160;; etcela expliquait en partie la gêne où il était, sa dettegrandissante, malgré le mouvement continu qui enflait la cote deses toiles. D’ailleurs, il n’ignorait pas qu’il était chez elle leluxe inutile, une distraction de femme aimant la peinture, prisederrière le dos des messieurs sérieux, payant en maris. Elle enplaisantait, il y avait entre eux comme le cadavre de leurperversité, un ragoût de bassesse, qui le faisait rire et s’exciterlui-même de ce rôle d’amant de cœur, oublieux de tout l’argentqu’il donnait.

Claude avait remis son chapeau. Fagerolles piétinait, jetant desregards d’inquiétude vers l’hôtel d’en face.

«&|160;Je ne te renvoie pas, mais tu vois, elle m’attend… Ehbien&|160;! c’est convenu, ton affaire est faite, à moins qu’on neme nomme pas… Viens donc au Palais de l’Industrie, le soir dudépouillement. Oh&|160;! une bousculade, un vacarme&|160;! et, dureste, tu saurais tout de suite si tu dois compter surmoi.&|160;»

D’abord, Claude jura qu’il ne se dérangerait point. Cetteprotection de Fagerolles lui était lourde&|160;; et il n’avaitpourtant qu’une peur, au fond, celle que le terrible gaillard netînt pas sa promesse, par lâcheté devant l’insuccès. Puis, le jourdu vote, il ne put demeurer en place, il s’en alla rôder auxChamps-Élysées, en se donnant le prétexte d’une longue promenade.Autant là qu’ailleurs&|160;; car il avait cessé tout travail, dansl’attente inavouée du Salon, et il recommençait ses interminablescourses à travers Paris. Lui, ne pouvait voter, puisqu’il fallaitavoir été reçu au moins une fois. Mais, à plusieurs reprises, ilpassa devant le Palais de l’Industrie, dont le trottoirl’intéressait, avec sa turbulence, son défilé d’artistes électeurs,que s’arrachaient des hommes en bourgerons sales, criant leslistes, une trentaine de listes, de toutes les coteries, de toutesles opinions, la liste des ateliers de l’École, la liste libérale,intransigeante, de conciliation, des jeunes, des dames. On eût dit,au lendemain d’une émeute, la folie du scrutin, à la porte d’unesection.

Le soir, dès quatre heures, lorsque le vote fut terminé, Claudene résista pas à la curiosité de monter voir. Maintenant,l’escalier était libre, entrait qui voulait. En haut, il tomba dansl’immense salle du jury, dont les fenêtres donnent sur lesChamps-Élysées. Une table de douze mètres en occupait lecentre&|160;; tandis que, dans la cheminée monumentale, à l’un desbouts, brûlaient des arbres entiers. Et il y avait là quatre oucinq cents électeurs, restés pour le dépouillement, mêlés à desamis, à de simples curieux, parlant fort, riant, déchaînant sous lehaut plafond un grondement d’orage. Déjà, autour de la table, desbureaux s’installaient, fonctionnaient, une quinzaine en tout,composés chacun d’un président et de deux scrutateurs. Mais ilrestait à en organiser trois ou quatre, et personne ne seprésentait plus, tous fuyaient, par crainte de l’écrasante besognequi clouait les gens de zèle une partie de la nuit.

Justement, Fagerolles, sur la brèche depuis le matin, s’agitait,criait, pour dominer le vacarme.

«&|160;Voyons, messieurs, il nous manque un homme&|160;!…Voyons, un homme de bonne volonté par ici&|160;!&|160;»

Et, à ce moment, ayant aperçu Claude, il se précipita, l’amenade force.

«&|160;Ah&|160;! toi, tu vas me faire le plaisir de t’asseoir àcette place et de nous aider&|160;! C’est pour la bonne cause, quediable&|160;!&|160;»

Claude, du coup, se trouva président d’un bureau, et il remplitsa fonction avec une gravité de timide, émotionné au fond, ayantl’air de croire que la réception de sa toile allait dépendre de saconscience à cette besogne. Il appelait tout haut les noms inscritssur les listes, qu’on lui passait par petits paquets égaux&|160;;pendant que ses deux scrutateurs les inscrivaient. Et cela dans leplus effroyable des charivaris, dans le bruit cinglant de grêle deces vingt, trente noms criés ensemble par des voix différentes, aumilieu du ronflement continu de la foule. Comme il ne pouvait rienfaire sans passion, il s’animait, désespéré quand une liste necontenait pas le nom de Fagerolles, heureux dès qu’il avait àlancer ce nom une fois de plus. Du reste, il goûtait souvent cettejoie, car le camarade s’était rendu populaire, se montrant partout,fréquentant les cafés où se tenaient des groupes influents,risquant même des professions de foi, s’engageant vis-à-vis desjeunes, sans négliger de saluer très bas les membres de l’Institut.Une sympathie générale montait, Fagerolles était là comme l’enfantgâté de tous.

Vers six heures, par cette pluvieuse journée de mars, la nuittomba. Les garçons apportèrent les lampes&|160;; et des artistesméfiants, des profils muets et sombres qui surveillaient ledépouillement d’un œil oblique, se rapprochèrent. D’autrescommençaient les farces, risquaient des cris d’animaux, lâchaientun essai de tyrolienne. Mais ce fut à huit heures seulement,lorsqu’on servit la collation, des viandes froides et du vin, quela gaieté déborda. On vidait violemment les bouteilles, ons’empiffrait au petit bonheur des plats attrapés, c’était unekermesse en goguette, dans cette salle géante, que les bûches de lacheminée éclairaient d’un reflet de forge&|160;: Puis, tousfumèrent, la fumée brouilla d’une vapeur la lumière jaune deslampes&|160;; tandis que, sur le parquet, traînaient les bulletinsjetés pendant le vote, une couche épaisse de papiers, salis encoredes bouchons, des miettes de pain, des quelques assiettes cassées,tout un fumier où s’enfonçait les talons des bottes. On se lâchait,un petit sculpteur pâle monta sur une chaise pour haranguer lepeuple&|160;; un peintre à la moustache raide, sous un nez crochu,enfourcha une chaise et galopa autour de la table, saluant, faisantl’Empereur.

Peu à peu, cependant, beaucoup se lassaient, s’en allaient. Versonze heures, on n’était plus que deux cents. Mais, après minuit, ilrevint du monde, des flâneurs en habit noir et en cravate blanche,qui sortaient du théâtre ou de soirée, piqués du désir de connaîtreavant Paris les résultats du scrutin. Il arriva aussi desreporters&|160;; et on les voyait s’élancer hors de la salle, un àun, dès qu’une addition partielle leur était communiquée.

Claude, enroué, appelait toujours. La fumée et la chaleurdevenaient intolérables, une odeur d’étable montait de la jonchéeboueuse du sol. Une heure du matin, puis deux heures, sonnèrent. Ildépouillait, il dépouillait, et la conscience qu’il y mettait,l’attardait tellement, que les autres bureaux avaient depuislongtemps fini leur travail, quand le sien se trouvait empêtréencore dans des colonnes de chiffres. Enfin, toutes les additionsfurent centralisées, on proclama les résultats définitifs.Fagerolles était nommé le quinzième sur quarante, de cinq placesavant Bongrand, porté sur la même liste, mais dont le nom avait dûêtre souvent rayé. Et le jour pointait, lorsque Claude rentra rueTourlaque, brisé et ravi.

Alors, pendant deux semaines, il vécut anxieux. Dix fois, il eutl’idée d’aller aux nouvelles, chez Fagerolles&|160;; mais une hontele retenait. D’ailleurs, comme le jury procédait par ordrealphabétique, rien peut-être n’était décidé. Et, un soir, il eut uncoup au cœur, sur le boulevard de Clichy, en voyant venir deuxlarges épaules, dont le dandinement lui était bien connu.

C’était Bongrand, qui parut embarrassé. Le premier, il luidit&|160;:

«&|160;Vous savez, là-bas, avec ces bougres, ça ne marche guère…Mais tout n’est pas perdu, nous veillons, Fagerolles et moi. Etcomptez sur Fagerolles, car moi, mon bon, j’ai une peur de chien devous compromettre.&|160;»

La vérité était que Bongrand se trouvait en continuellehostilité avec Mazel, nommé président du jury, un maître célèbre del’École, le dernier rempart de la convention élégante et beurrée.Bien qu’ils se traitassent de chers collègues, en échangeant degrandes poignées de main, cette hostilité avait éclaté dès lepremier jour, l’un ne pouvait demander l’admission d’un tableau,sans que l’autre votât un refus. Au contraire, Fagerolles, élusecrétaire, s’était fait l’amuseur, le vice de Mazel, qui luipardonnait sa défection d’ancien élève, tant ce renégat l’adulaitaujourd’hui. Du reste, le jeune maître, très rosse, comme disaientles camarades, se montrait pour les débutants, les audacieux, plusdur que les membres de l’Institut&|160;; et il ne s’humanisait quelorsqu’il voulait faire recevoir un tableau, abondant alors eninventions drôles, intriguant, enlevant le vote avec des souplessesd’escamoteur.

Ces travaux du jury étaient une rude corvée, où Bongrandlui-même usait ses fortes jambes. Tous les jours, le travail setrouvait préparé par les gardiens, un interminable rang de grandstableaux posés à terre, appuyés contre la cimaise, fuyant à traversles salles du premier étage, faisant le tour entier duPalais&|160;; et, chaque après-midi, dès une heure, les quarante,ayant à leur tête le président, armé d’une sonnette, recommençaientla même promenade, jusqu’à l’épuisement de toutes les lettres del’alphabet. Les jugements étaient rendus debout, on bâclait le pluspossible la besogne, rejetant sans vote les pires toiles&|160;;pourtant, des discussions arrêtaient parfois le groupe, on sequerellait pendant dix minutes, on réservait l’œuvre en cause pourla révision du soir&|160;; tandis que deux hommes, tenant une cordede dix mètres, la raidissaient, à quatre pas de la ligne destableaux, afin de maintenir à bonne distance le flot des jurés, quipoussaient dans le feu de la dispute, et dont les ventres, malgrétout, creusaient la corde. Derrière le jury, marchaient lessoixante-dix gardiens en blouse blanche, évoluant sous les ordresd’un brigadier, faisant le tri à chaque décision communiquée parles secrétaires, les reçus séparés des refusés qu’on emportait àl’écart, comme des cadavres après la bataille. Et le tour duraitdeux grandes heures, sans un répit, sans un siège pour s’asseoir,tout le temps sur les jambes, dans un piétinement de fatigue, aumilieu des courants d’air glacés, qui forçaient les moins frileux às’enfouir au fond de paletots de fourrure.

Aussi la collation de trois heures était-elle labienvenue&|160;: un repos d’une demi-heure à un buffet, où l’ontrouvait du bordeaux, du chocolat, des sandwichs. C’était là ques’ouvrait le marché aux concessions mutuelles, les échangesd’influences et de voix. La plupart avait de petits carnets, pourn’oublier personne, dans la grêle de recommandations qui s’abattaitsur eux&|160;; et ils le consultaient, ils s’engageaient à voterpour les protégés d’un collègue, si celui-ci votait pour les leurs.D’autres, au contraire, détachés de ces intrigues, austères ouinsouciants, achevaient une cigarette, le regard perdu.

Puis, la besogne reprenait, mais plus douce, dans une salleunique, où il y avait des chaises, même des tables, avec desplumes, du papier, de l’encre. Tous les tableaux qui n’atteignaientpas un mètre cinquante, étaient jugés là, «&|160;passaient auchevalet&|160;», rangés par dix ou douze le long d’une sorte detréteau, recouvert de serge verte. Beaucoup de jurés s’oubliaientbéatement sur les sièges, plusieurs faisaient leur correspondance,il fallait que le président se fâchât, pour avoir des majoritésprésentables. Parfois, un coup de passion soufflait, le vote à mainlevée était rendu dans une telle fièvre, que des chapeaux et descannes s’agitaient en l’air, au-dessus du flot tumultueux destêtes.

Et ce fut là, au chevalet, que l’Enfant mort parutenfin. Depuis huit jours, Fagerolles, dont le carnet débordait denotes, se livrait à des marchandages compliqués pour trouver desvoix en faveur de Claude&|160;; mais l’affaire était dure, elle nes’emmanchait pas avec ses autres engagements, il n’essuyait que desrefus, dès qu’il prononçait le nom de son ami&|160;; et il seplaignait de ne tirer aucune aide de Bongrand, qui, lui, n’avaitpas de carnet, d’une telle maladresse d’ailleurs, qu’il gâtait lesmeilleures causes, par des éclats de franchises inopportuns. Vingtfois, Fagerolles aurait lâché Claude, sans l’obstination qu’ilmettait à vouloir essayer sa puissance, sur cette admission réputéeimpossible. On verrait bien s’il n’était pas de taille déjà àviolenter le jury. Peut-être y avait-il en outre, au fond de saconscience, un cri de justice, le sourd respect pour l’homme dontil volait le talent.

Justement, ce jour-là, Mazel était d’une humeur détestable… Dèsle début de la séance, le brigadier venait d’accourir.

«&|160;Monsieur Mazel, il y a eu une erreur, hier. On a refuséun hors-concours… Vous savez le numéro deux mille cinq cent trente,une femme nue sous un arbre.&|160;»

En effet, la veille, on avait jeté ce tableau à la fossecommune, dans le mépris unanime, sans remarquer qu’il était d’unvieux peintre classique, respecté de l’Institut&|160;; etl’effarement du brigadier, cette bonne farce d’une exécutioninvolontaire, égayait les jeunes du jury, qui se mirent à ricaner,d’un air provocant.

Mazel abominait ces histoires, qu’il sentait désastreuses pourl’autorité de l’École. Il avait eu un geste de colère, il ditsèchement&|160;:

«&|160;Eh bien, repêchez-le, portez-le aux reçus… Aussi, onfaisait hier un bruit insupportable. Comment veut-on qu’on juge dela sorte, au galop, si je ne puis pas même obtenir lesilence&|160;!&|160;»

Il donna un terrible coup de sonnette.

«&|160;Allons, messieurs, nous y sommes… Un peu de bonnevolonté, je vous prie.&|160;»

Par malheur, dès les premiers tableaux posés sur le chevalet, ileut encore une mésaventure. Entre autres, une toile attira sonattention, tellement il la trouvait mauvaise, d’un ton aigre àagacer les dents&|160;; et comme sa vue baissait, il se pencha pourvoir la signature, en murmurant&|160;:

«&|160;Quel est donc le cochon…&|160;?&|160;»

Mais il se releva vivement, tout secoué d’avoir lu le nom d’unde ses amis, un artiste qui était, lui aussi, le rempart des sainesdoctrines. Espérant qu’on ne l’avait pas entendu, ilcria&|160;:

«&|160;Superbe&|160;!… Le numéro un, n’est-ce pas,messieurs&|160;?&|160;»

On accorda le numéro un, l’admission qui donnait droit à lacimaise. Seulement, on riait, on se poussait du coude. Il en futtrès blessé et devint farouche.

Et ils en étaient tous là, beaucoup s’épanchaient au premierregard, puis rattrapaient leurs phrases, dès qu’ils avaientdéchiffré la signature&|160;; ce qui finissait par les rendreprudents, gonflant le dos, s’assurant du nom, l’œil furtif, avantde se prononcer. D’ailleurs, lorsque passait l’œuvre d’un collègue,quelque toile suspecte d’un membre du jury, on avait la précautionde s’avertir d’un signe, derrière les épaules du peintre&|160;:«&|160;Prenez garde, pas de gaffe, c’est de lui&|160;!&|160;»

Malgré l’énervement de la séance, Fagerolles enleva une premièreaffaire. C’était un épouvantable portrait, peint par un de sesélèves, dont la famille, très riche, le recevait. Il avait dûemmener Mazel à l’écart, pour l’attendrir, en lui contant unehistoire sentimentale, un malheureux père de trois filles, quimourait de faim&|160;; et le président s’était longtemps faitprier&|160;: que diable&|160;! on lâchait la peinture, quand onavait faim&|160;! on n’abusait pas à ce point de ses troisfilles&|160;! Il leva la main pourtant, seul avec Fagerolles. Onprotestait, on se fâchait, deux autres membres de l’Institut serévoltaient eux-mêmes, lorsque Fagerolles leur souffla trèsbas&|160;:

«&|160;C’est pour Mazel, c’est Mazel qui m’a supplié de voter…Un parent, je crois. Enfin, il y tient.&|160;»

Et les deux académiciens levèrent promptement la main, et unegrosse majorité se déclara.

Mais des rires, des mots d’esprit, des cris indignéséclatèrent&|160;: on venait de placer sur le chevalet l’Enfantmort. Est-ce qu’on allait, maintenant, leur envoyer laMorgue&|160;? Et les jeunes blaguaient la grosse tête, un singecrevé d’avoir avalé une courge, évidemment&|160;; et les vieux,effarés, reculaient.

Fagerolles, tout de suite, sentit la partie perdue. D’abord, iltâcha d’escamoter le vote en plaisantant, selon sa manœuvreadroite.

«&|160;Voyons, messieurs, un vieux lutteur…&|160;»

Des paroles furieuses, l’interrompirent. Ah&|160;! non, pascelui-là&|160;! On le connaissait, le vieux lutteur&|160;! Un fouqui s’entêtait depuis quinze ans, un orgueilleux qui posait pour legénie, qui avait parlé de démolir le Salon, sans jamais y envoyerune toile possible&|160;! Toute la haine de l’originalité déréglée,de la concurrence d’en face dont on a eu peur, de la forceinvincible qui triomphe, même battue, grondait dans l’éclat desvoix. Non, non, à la porte&|160;!

Alors, Fagerolles eut le tort de s’irriter, lui aussi, cédant àla colère de constater son peu d’influence sérieuse.

«&|160;Vous êtes injustes, soyez justes aumoins&|160;!&|160;»

Du coup, le tumulte fut à son comble. On l’entourait, on lepoussait, des bras s’agitaient menaçants, des phrases partaientcomme des balles.

«&|160;Monsieur, vous déshonorez le jury.

– Si vous défendez ça, c’est pour qu’on mette votre nom dans lesjournaux.

– Vous ne vous y connaissez pas.&|160;»

Et, Fagerolles, hors de lui, perdant jusqu’à la souplesse de sablague, répondit lourdement&|160;:

«&|160;Je m’y connais autant que vous.

– Tais-toi donc&|160;! reprit un camarade, un petit peintreblond très rageur, tu ne vas pas vouloir nous faire avaler unpareil navet&|160;!&|160;»

Oui, oui, un navet&|160;! tous répétaient le nom avecconviction, ce mot qu’ils jetaient d’habitude aux dernières descroûtes, à la peinture pâle, froide et plate des barbouilleurs.

«&|160;C’est bon, dit enfin Fagerolles, les dents serrées, jedemande le vote.&|160;»

Depuis que la discussion s’aggravait, Mazel agitait sa sonnettesans relâche, très rouge de voir son autorité méconnue.

«&|160;Messieurs, allons, messieurs… C’est extraordinaire, qu’onne puisse s’entendre sans crier… Messieurs, je vous enprie…&|160;»

Enfin, il obtint un peu de silence. Au fond, il n’était pasmauvais homme. Pourquoi ne recevrait-on pas ce petit tableau, bienqu’il le jugeât exécrable&|160;? On en recevait tantd’autres&|160;!

«&|160;Voyons, messieurs, on demande le vote.&|160;»

Lui-même allait peut-être lever la main, lorsque Bongrand, muetjusque-là, le sang aux joues, dans une colère qu’il contenait,partit brusquement, hors de propos, lâcha ce cri de sa consciencerévoltée&|160;:

«&|160;Mais, nom de Dieu&|160;! il n’y en a pas quatre parminous capables de foutre un pareil morceau&|160;!&|160;»

Des grognements coururent, le coup de massue était si rude, quepersonne ne répondit.

«&|160;Messieurs, on demande le vote&|160;», répéta Mazel,devenu pâle, la voix sèche.

Et le ton suffit, c’était la haine latente, les rivalitésféroces sous la bonhomie des poignées de main. Rarement, on enarrivait à ces querelles. Presque toujours, on s’entendait. Mais,au fond des vanités ravagées, il y avait des blessures à jamaissaignantes, des duels au couteau dont on agonisait en souriant.

Bongrand et Fagerolles levèrent seuls la main, et l’Enfantmort, refusé, n’eut plus que la chance d’être repris, lors dela révision générale.

C’était la besogne terrible, cette révision générale. Le jury,après ses vingt jours de séances quotidiennes, avait beaus’accorder deux journées de repos, afin de permettre aux gardiensde préparer le travail, il éprouvait un frisson, l’après-midi où iltombait au milieu de l’étalage des trois mille tableaux refusés,parmi lesquels il devait repêcher un appoint, pour compléter lechiffre réglementaire de deux mille cinq cents œuvres reçues.Ah&|160;! ces trois mille tableaux placés bout à bout, contre lescimaises de toutes les salles, autour de la galerie extérieure,partout enfin, jusque sur les parquets, étendus en maresstagnantes, entre lesquelles on ménageait de petits sentiers filantle long des cadres, une inondation, un débordement qui montait,envahissait le Palais de l’Industrie, le submergeait sous le flottrouble de tout ce que l’art peut rouler de médiocrité et defolie&|160;! Et ils n’avaient qu’une séance, d’une heure à sept,six heures de galop désespéré, au travers de ce dédale&|160;!D’abord, ils tenaient bon contre la fatigue, les regardsclairs&|160;; mais, bientôt, leurs jambes se cassaient à cettemarche forcée, leurs yeux s’irritaient à ces couleursdansantes&|160;; et il fallait marcher toujours, voir et jugertoujours, jusqu’à défaillir de lassitude. Dès quatre heures,c’était une déroute, une débâcle d’armée battue. En arrière, trèsloin, des jurés se traînaient, hors d’haleine. D’autres, un à un,perdus entre les cadres, suivaient les sentiers étroits, renonçantà en sortir, tournant sans espoir de trouver jamais le bout.Comment être justes, grand Dieu&|160;! Que reprendre dans ce tasd’épouvante&|160;? Au petit bonheur, sans bien distinguer unpaysage d’un portrait, on complétait le nombre. Deux cents, deuxcent quarante, encore huit, il en manquait encore huit,Celui-là&|160;? Non, cet autre&|160;! Comme vous voudrez. Sept,huit, c’était fait&|160;! Enfin, ils avaient trouvé le bout, ilss’en allaient en béquillant, sauvés, libres&|160;!

Une nouvelle scène les avait arrêtés dans une salle, autour del’Enfant mort, étalé à terre, parmi d’autres épaves. Mais,cette fois, on plaisantait, un farceur feignait de trébucher et demettre le pied au milieu de la toile, d’autres couraient le longdes petits sentiers, comme pour chercher le vrai sens du tableau,déclarant qu’il était beaucoup mieux à l’envers.

Fagerolles se mit à blaguer, lui aussi.

«&|160;Un peu de courage à la poche, messieurs. Voyez le tour,examinez, vous en aurez pour votre argent… De grâce, messieurs,soyez gentils, reprenez-le, faites cette bonne action.&|160;»

Tous s’égayaient à l’entendre, mais ils refusaient plusrudement, dans la cruauté de leur rire. Non, non, jamais&|160;!

«&|160;Le prends-tu pour ta charité&|160;?&|160;» cria la voixd’un camarade.

C’était un usage, les jurés avaient droit à une«&|160;charité&|160;», chacun d’eux pouvait choisir dans le tas unetoile, si exécrable qu’elle fût, et qui, dès lors, se trouvaitreçue sans examen. D’ordinaire, on faisait l’aumône de cetteadmission à des pauvres. Ces quarante repêchés de la dernière heureétaient les mendiants de la porte, ceux qu’on laissait se glisserau bas bout de la table, le ventre vide.

«&|160;Pour ma charité, répéta Fagerolles plein d’embarras,c’est que j’en ai un autre, pour ma charité… Oui, des fleurs, d’unedame…&|160;»

Des ricanements l’interrompirent. Était-elle jolie&|160;? Cesmessieurs, devant la peinture de femme, se montraient goguenards,sans galanterie aucune. Et lui, demeurait perplexe, car la dame enquestion était une protégée d’Irma. Il tremblait à l’idée de laterrible scène, s’il ne tenait pas sa promesse. Un expédient luivint.

«&|160;Tiens&|160;! et vous, Bongrand&|160;?… Vous pouvez bienle prendre pour votre charité, ce petit rigolo d’enfantmort&|160;?&|160;»

Bongrand, le cœur crevé, indigné de ce négoce, agita ses grandsbras.

«&|160;Moi&|160;! je ferais cette injure à un vraipeintre&|160;!… Qu’il soit donc plus fier, nom de Dieu&|160;! qu’ilne foute jamais rien au Salon&|160;!&|160;»

Alors, comme on ricanait toujours, Fagerolles, voulant que lavictoire lui restât, se décida, l’air superbe, en gaillard trèsfort qui ne craignait pas d’être compromis.

«&|160;C’est bon, je le prends pour ma charité.&|160;»

On cria bravo, on lui fit une ovation railleuse, de grandssaluts, des poignées de main. Honneur au brave qui avait le couragede son opinion&|160;! Et un gardien emporta entre ses bras lapauvre toile huée, cahotée, souillée&|160;; et ce fut de la sortequ’un tableau du peintre de Plein air se trouva enfin reçupar le jury.

Dès le lendemain matin, un billet de Fagerolles apprit à Claude,en deux lignes, qu’il avait réussi à faire passer l’Enfantmort, mais que cela n’avait pas été sans peine. Claude, malgréla joie de la nouvelle, éprouva un serrement de cœur&|160;: cettebrièveté, quelque chose de bienveillant, de pitoyable, toutel’humiliation de l’aventure sortait de chaque mot. Un instant, ilfut malheureux de cette victoire, à un point tel, qu’il auraitvoulu reprendre son œuvre et la cacher. Puis, cette délicatesses’émoussa, il retomba aux défaillances de sa fierté d’artiste, tantsa misère humaine saignait de la longue attente du succès.Ah&|160;! être vu, arriver quand même&|160;! Il en était auxcapitulations dernières, il se remit à souhaiter l’ouverture duSalon, avec l’impatience fébrile d’un débutant, vivant dans uneillusion qui lui montrait une foule, un flot de têtes moutonnant etacclamant sa toile.

Peu à peu, Paris avait décrété à la mode le jour du vernissage,cette journée accordée aux seuls peintres autrefois, pour venirfaire la toilette suprême de leurs tableaux. Maintenant, c’étaitune primeur, une de ces solennités qui mettent la ville debout, quila font se ruer dans un écrasement de cohue. Depuis une semaine, lapresse, la rue, le public appartenaient aux artistes. Ils tenaientParis, il était uniquement question d’eux, de leurs envois, deleurs faits, de leurs gestes, de tout ce qui touchait à leurspersonnes&|160;: un de ces engouements en coup de foudre, dontl’énergie soulève les pavés, jusqu’à des bandes de campagnards, detourlourous et de bonnes d’enfant poussées les jours gratuits autravers des salles, jusqu’à ce chiffre effrayant de cinquante millevisiteurs, par certains beaux dimanches, toute une armée, lesarrière-bataillons du menu peuple ignorant, suivant le monde,défilant les yeux arrondis, dans cette grande boutiqued’images.

D’abord, Claude eut peur de ce jour fameux du vernissage,intimidé par la bousculade de beau monde dont on parlait, résolu àattendre le jour plus démocratique de la véritable ouverture. Ilrefusa même à Sandoz de l’accompagner. Puis, une telle fièvre lebrûla, qu’il partit brusquement, dès huit heures, en se donnant àpeine le temps d’avaler un morceau de pain et de fromage.Christine, qui ne s’était pas senti le courage d’aller avec lui, lerappela, l’embrassa encore, émue, inquiète.

«&|160;Et, surtout, mon chéri, ne te fais pas de chagrin, quoiqu’il arrive.&|160;»

Claude étouffa un peu en entrant dans le salon d’honneur, lecœur battant d’avoir monté vite le grand escalier. Il faisaitdehors un limpide ciel de mai, le velum de toile, tendu sous lesvitres du plafond, tamisait le soleil en une vive lumièreblanche&|160;; et, par des portes voisines, ouvertes sur la galeriedu jardin, venaient des souffles humides, d’une fraîcheurfrissonnante. Lui, un moment, reprit haleine, dans cet air quis’alourdissait déjà, gardant une vague odeur de vernis, au milieudu musc discret des femmes. Il parcourut d’un coup d’œil lestableaux des murs, une immense scène de massacre en face,ruisselant de rouge, une colossale et pâle sainteté à gauche, unecommande de l’État, la banale illustration d’une fête officielle àdroite, puis des portraits, des paysages, des intérieurs, touséclatant en notes aigres, dans l’or trop neuf des cadres. Mais lapeur qu’il gardait du public fameux de cette solennité, lui fitramener ses regards sur la foule peu à peu grossie. Le poufcirculaire, placé au centre, et d’où jaillissait une gerbe deplantes vertes, n’était occupé que par trois dames, trois monstres,abominablement mises, installées pour une journée de médisances.Derrière lui, il entendit une voix rauque broyer de duressyllabes&|160;: c’était un Anglais en veston à carreaux, expliquantla scène de massacre à une femme jaune, enfouie au fond d’uncache-poussière de voyage. Des espaces restaient vides, des groupesse formaient, s’émiettaient, allaient se reformer plus loin&|160;;toutes les têtes étaient levées, les hommes avaient des cannes, despaletots sur le bras, les femmes marchaient doucement, s’arrêtaienten profil perdu&|160;; et son œil de peintre était surtout accrochépar les fleurs de leurs chapeaux, très aiguës de ton, parmi lesvagues sombres des hauts chapeaux de soie noire. Il aperçut troisprêtres, deux simples soldats tombés là on ne savait d’où, desqueues ininterrompues de messieurs décorés, des cortèges de jeunesfilles et de mères barrant la circulation. Cependant, beaucoup seconnaissaient, il y avait, de loin, des sourires, des saluts,parfois une poignée de main rapide, au passage. Les voixdemeuraient discrètes, couvertes par le roulement continu despieds.

Alors, Claude se mit à chercher son tableau. Il tâcha des’orienter d’après les lettres, se trompa, suivit les salles degauche. Toutes les portes s’ouvraient à la file, c’était uneprofonde perspective de portières en vieille tapisserie, avec desangles de tableaux entrevus. Il alla jusqu’à la grande salle del’Ouest, revint par l’autre enfilade, sans trouver sa lettre. Et,quand il retomba dans le salon d’honneur, la cohue y avait grandirapidement, on commençait à y marcher avec peine. Cette fois, nepouvant avancer, il reconnut des peintres, le peuple des peintres,chez lui ce jour-là, et qui faisait les honneurs de lamaison&|160;: un surtout, un ancien ami de l’atelier Boutin, jeune,dévoré d’un besoin de publicité, travaillant pour la médaille,racolant tous les visiteurs de quelque influence et les amenant deforce voir ses tableaux&|160;; puis, le peintre, célèbre, riche,qui recevait devant son œuvre, un sourire de triomphe aux lèvres,d’une galanterie affichante avec les femmes, dont il avait une coursans cesse renouvelée&|160;; puis, les autres, les rivaux quis’exècrent en se criant à pleine voix des éloges, les farouchesguettant d’une porte les succès des camarades, les timides qu’on neferait pas pour un empire passer dans leurs salles, les blagueurscachant sous un mot drôle la plaie saignante de leur défaite, lessincères absorbés, tâchant de comprendre, distribuant déjà lesmédailles&|160;; et il y avait aussi les familles des peintres, unejeune femme, charmante, accompagnée d’un enfant coquettementpomponné, une bourgeoise revêche, maigre, flanquée de deuxlaiderons en noir, une grosse mère, échouée sur une banquette aumilieu de toute une tribu de mioches mal mouchés, une dame mûre,belle encore, qui regardait, avec sa grande fille, passer unegueuse, la maîtresse du père, toutes deux au courant, très calmes,échangeant un sourire&|160;; et il y avait encore les modèles, desfemmes qui se tiraient par les bras, qui se montraient leurs corpsles unes aux autres, dans les nudités des tableaux, parlant haut,habillées sans goût, gâtant leurs chairs superbes sous de tellesrobes, qu’elles semblaient bossues, à côté des poupées bien mises,des Parisiennes dont rien ne serait resté, au déballage.

Quand il se fut dégagé, Claude enfila les portes de droite. Salettre était de ce côté. Il visita les salles marquées d’un L, netrouva rien. Peut-être sa toile, égarée, confondue, avait-elleservi à boucher un trou ailleurs. Alors, comme il était arrivé dansla grande salle de l’Est, il se lança au travers des autres petitessalles en retour, cette queue reculée, moins fréquentée, où lestableaux semblent se rembrunir d’ennui, et qui est la terreur despeintres. Là encore, il ne découvrit rien. Ahuri, désespéré, ilvagabonda, sortit sur la galerie du jardin, continua de chercher,parmi le trop-plein des numéros débordant au-dehors, blafards etgrelottants sous la lumière crue&|160;; puis, après d’autrescourses lointaines, il retomba pour la troisième fois dans le salond’honneur. On s’y écrasait, maintenant. Le Paris célèbre, riche,adoré, tout ce qui éclate en vacarme, le talent, le million, lagrâce, les maîtres du roman, du théâtre et du journal, les hommesde cercle, de cheval ou de Bourse, les femmes de tous les rangs,catins, actrices, mondaines, affichées ensemble, montaient en unehoule accrue sans cesse&|160;; et, dans la colère de ses vainesrecherches, il s’étonnait de la vulgarité des visages, vus de lasorte en masse, du disparate des toilettes, peu d’élégantes pourbeaucoup de communes, du manque de majesté de ce monde, à telpoint, que la peur dont il avait tremblé se changeait en mépris.Était-ce donc ces gens qui allaient encore huer son tableau, si onle retrouvait&|160;? Deux petits reporters blonds complétaient uneliste des personnes à citer. Un critique affectait de prendre desnotes sur les marges de son catalogue&|160;; un autre professait,au centre d’un groupe de débutants&|160;; un autre, les mainsderrière le dos, solitaire, demeurait planté, accablait chaqueœuvre d’une impassibilité auguste. Et ce qui le frappait surtout,c’était cette bousculade de troupeau, cette curiosité en bande sansjeunesse ni passion, l’aigreur des voix, la fatigue des visages, unair de souffrance mauvaise. Déjà, l’envie était à l’œuvre&|160;: lemonsieur qui fait de l’esprit avec les dames&|160;; celui qui, sansun mot, regarde, hausse terriblement les épaules, puis s’enva&|160;; les deux qui restent un quart d’heure, coude à coude,appuyés à la planchette de la cimaise, le nez sur une petite toile,chuchotant très bas, avec des regards torves de conspirateurs.

Mais Fagerolles venait de paraître&|160;; et, au milieu du fluxcontinuel des groupes, il n’y avait plus que lui, la main tendue,se montrant partout à la fois, se prodiguant dans son double rôlede jeune maître et de membre influent du jury. Accablé d’éloges, deremerciements, de réclamations, il avait une réponse pour chacun,sans rien perdre de sa bonne grâce. Depuis le matin, il supportaitl’assaut des petits peintres de sa clientèle qui se trouvaient malplacés. C’était le galop ordinaire de la première heure, tous secherchant, courant se voir, éclatant en récriminations, en fureursbruyantes, interminables&|160;: on était trop haut, le jour tombaitmal, les voisinages tuaient l’effet, on parlait de décrocher sontableau et l’emporter. Un surtout s’acharnait, un grand maigre,relançant de salle en salle Fagerolles, qui avait beau luiexpliquer son innocence&|160;: il n’y pouvait rien, on suivaitl’ordre des numéros de classement, les panneaux de chaque murétaient disposés par terre, puis accrochés, sans qu’on favorisâtpersonne. Et il poussa l’obligeance jusqu’à promettre sonintervention, lors du remaniement des salles, après les médailles,sans arriver à calmer le grand maigre, qui continua de lepoursuivre.

Un instant, Claude fendit la foule pour lui demander où l’onavait mis sa toile. Mais une fierté l’arrêta, à le voir si entouré.N’était-ce pas imbécile et douloureux, ce continuel besoin d’unautre&|160;? Du reste, il réfléchissait brusquement qu’il devaitavoir sauté toute une file de salons, à droite&|160;; et, en effet,il y avait là des lieues nouvelles de peinture. Il finit pardéboucher dans une salle, où la foule s’étouffait, en tas devant ungrand tableau qui occupait le panneau d’honneur, au milieu.D’abord, il ne put le voir, tant le flot des épaules moutonnait,une muraille épaissie de têtes, en rempart de chapeaux. On seruait, dans une admiration béante. Enfin, à force de se hausser surla pointe des pieds, il aperçut la merveille, il reconnut le sujet,d’après ce qu’on lui en avait dit.

C’était le tableau de Fagerolles. Et il retrouvait son Pleinair, dans ce Déjeuner, la même note blonde, la mêmeformule d’art, mais combien adoucie, truquée, gâtée, d’une éléganced’épiderme, arrangée avec une adresse infinie pour lessatisfactions basses du public. Fagerolles n’avait pas commis lafaute de mettre ses trois femmes nues&|160;; seulement, dans leurstoilettes osées de mondaines, il les avait déshabillées, l’unemontrant sa gorge sous la dentelle transparente du corsage, l’autredécouvrant sa jambe droite jusqu’au genou, en se renversant pourprendre une assiette, la troisième qui ne livrait pas un coin de sapeau, vêtue d’une robe si étroitement ajustée, qu’elle en étaittroublante d’indécence, avec sa croupe tendue de cavale. Quant auxdeux messieurs, galants, en vestons de campagne, ils réalisaient lerêve du distingué&|160;; tandis qu’un valet, au loin, tirait encoreun panier du landau, arrêté derrière les arbres. Tout cela, lesfigures, les étoffes, la nature morte du déjeuner, s’enlevaitgaiement en plein soleil, sur les verdures assombries dufond&|160;; et l’habileté suprême était dans cette forfanteried’audace, dans cette force menteuse qui bousculait juste assez lafoule, pour la faire se pâmer. Une tempête dans un pot decrème.

Claude, ne pouvant s’approcher, écoutait des mots, autour delui. Enfin, en voilà un qui faisait de la vraie vérité&|160;! Iln’appuyait pas comme ces goujats de l’école nouvelle, il savaittout mettre sans rien mettre. Ah&|160;! les nuances, l’art dessous-entendus, le respect du public, les suffrages de la bonnecompagnie&|160;! Et avec ça une finesse, un charme, unesprit&|160;! Ce n’était pas lui qui se lâchait incongrûment enmorceaux passionnés, d’une création débordante&|160;; non, quand ilavait pris trois notes sur nature, il donnait les trois notes, pasune de plus. Un chroniqueur qui arrivait, s’extasia, trouva lemot&|160;: une peinture bien parisienne. On le répéta, on ne passaplus sans déclarer ça bien parisien.

Ces dos enflés, ces admirations montant en une marée d’échines,finissaient par exaspérer Claude&|160;; et, pris du besoin de voirles têtes dont se composait un succès, il tourna le tas, ilmanœuvra de façon à s’adosser contre la cimaise. Là, il avait lepublic de face, dans le jour gris que filtrait la toile du plafond,éteignant le milieu de la salle&|160;; tandis que la lumière vive,glissée des bords de l’écran, éclairait les tableaux des murs,d’une nappe blanche, où l’or des cadres prenait le ton chaud dusoleil. Tout de suite, il reconnut les gens qui l’avaient hué,autrefois&|160;: si ce n’était pas ceux-là, c’étaient leursfrères&|160;; mais sérieux, extasiés, embellis de respectueuseattention. L’air mauvais des figures, cette fatigue de la lutte,cette bile de l’envie tirant et jaunissant la peau, qu’il avaitremarquées d’abord, s’attendrissaient ici, dans l’unanime régald’un mensonge aimable. Deux grosses dames, la bouche ouverte,bâillaient d’aise. De vieux messieurs arrondissaient les yeux, d’unair entendu. Un mari expliquait tout bas le sujet à sa jeune femme,qui hochait le menton, dans un joli mouvement du col. Il y avaitdes émerveillements béats, étonnés, profonds, gais, austères, dessourires inconscients, des airs mourants de tête. Les chapeauxnoirs se renversaient à demi, les fleurs des femmes coulaient surleurs nuques. Et tous ces visages s’immobilisaient une minute,étaient poussés, remplacés par d’autres qui leur ressemblaient,continuellement.

Alors, Claude s’oublia, stupide devant ce triomphe. La salledevenait trop petite, toujours des bandes nouvelles s’yentassaient. Ce n’étaient plus les vides de la première heure, lessouffles froids montés du jardin, l’odeur de vernis erranteencore&|160;; maintenant, l’air s’échauffait, s’aigrissait duparfum des toilettes. Bientôt, ce qui domina, ce fut l’odeur dechien mouillé. Il devait pleuvoir, une de ces averses brusques deprintemps, car les derniers venus apportaient une humidité, desvêtements lourds qui semblaient fumer, dès qu’ils entraient dans lachaleur de la salle. En effet, des coups de ténèbres passaient,depuis un instant, sur l’écran du plafond. Claude, qui leva lesyeux, devina un galop de grandes nuées fouettées de bise, destrombes d’eau battant les vitres de la baie. Une moire d’ombrescourait le long des murs, tous les tableaux s’obscurcissaient, lepublic se noyait de nuit&|160;; jusqu’à ce que, la nuée emportée,le peintre revît sortir les têtes de ce crépuscule, avec les mêmesbouches rondes, les mêmes yeux ronds de ravissement imbécile.

Mais une autre amertume était réservée à Claude. Il aperçut, surle panneau de gauche, le tableau de Bongrand, en pendant avec celuide Fagerolles. Et, devant celui-là, personne ne se bousculait, lesvisiteurs défilaient avec indifférence. C’était pourtant l’effortsuprême, le coup que le grand peintre cherchait à porter depuis desannées, une dernière œuvre enfantée dans le besoin de se prouver lavirilité de son déclin. La haine qu’il nourrissait contre laNoce au village, ce premier chef-d’œuvre dont on avait écrasésa vie de travailleur, venait de le pousser à choisir le sujetcontraire et symétrique&|160;: l’Enterrement au village,un convoi de jeune fille, débandé parmi des champs de seigle etd’avoine. Il luttait contre lui-même, on verrait bien s’il étaitfini, si l’expérience de ses soixante ans ne valait pas la fougueheureuse de sa jeunesse&|160;; et l’expérience était battue,l’œuvre allait être un insuccès morne, une de ces chutes sourdes devieil homme, qui n’arrêtent même pas les passants. Des morceaux demaître s’indiquaient toujours, l’enfant de chœur tenant la croix,le groupe des filles de la Vierge portant la bière, et dont lesrobes blanches, plaquées sur des chairs rougeaudes, faisaient unjoli contraste avec l’endimanchement noir du cortège, au traversdes verdures&|160;; seulement, le prêtre en surplis, la fille à labannière, la famille derrière le corps, toute la toile d’ailleursétait d’une facture sèche, désagréable de science, raidie parl’obstination. Il y avait là un retour inconscient, fatal, auromantisme tourmenté, d’où était parti l’artiste, autrefois. Etc’était bien le pis de l’aventure, l’indifférence du public avaitsa raison dans cet art d’une autre époque, dans cette peinturecuite et un peu terne, qui ne l’accrochait plus au passage, depuisla vogue des grands éblouissements de lumière.

Justement, Bongrand, avec l’hésitation d’un débutant timide,entra dans la salle, et Claude eut le cœur serré, en le voyantjeter un coup d’œil à son tableau solitaire, puis un autre à celuide Fagerolles, qui faisait émeute. En cette minute, le peintre dutavoir la conscience aiguë de sa fin. Si, jusque-là, la peur de salente déchéance l’avait dévoré, ce n’était qu’un doute&|160;; et,maintenant, il avait une brusque certitude, il se survivait, sontalent était mort, jamais plus il n’enfanterait des œuvresvivantes. Il devint très pâle, il eut un mouvement pour fuir,lorsque le sculpteur Chambouvard, qui arrivait par l’autre porteavec sa queue ordinaire de disciples, l’interpella, de sa voixgrasse, sans se soucier des personnes présentes.

«&|160;Ah&|160;! farceur, je vous y prends, à vousadmirer&|160;!&|160;»

Lui, cette année-là, avait une Moissonneuse exécrable,une de ces figures stupidement ratées, qui semblaient des gageures,sorties de ses puissantes mains&|160;; et il n’en était pas moinsrayonnant, certain d’un chef-d’œuvre de plus, promenant soninfaillibilité de dieu, au milieu de la foule, qu’il n’entendaitpas rire.

Sans répondre, Bongrand le regarda de ses yeux brûlés defièvre.

«&|160;Et ma machine, en bas, continua l’autre, l’avez-vousvue&|160;?… Qu’ils y viennent donc, les petits d’à présent&|160;!Il n’y a que nous, la vieille France&|160;!&|160;»

Déjà, il s’en allait, suivi de sa cour, saluant le publicétonné.

«&|160;Brute&|160;!&|160;» murmura Bongrand, étranglé dechagrin, révolté comme de l’éclat d’un rustre dans la chambre d’unmort.

Il avait aperçu Claude, il s’approcha. N’était-ce pas lâche defuir cette salle&|160;? Et il voulait montrer son courage, son âmehaute, où l’envie n’était jamais entrée.

«&|160;Dites donc, notre ami Fagerolles en a, un succès&|160;!…Je mentirais, si je m’extasiais sur son tableau, que je n’aimeguère&|160;; mais lui est très gentil, vraiment… Et puis, voussavez qu’il a été tout à fait bien pour vous.&|160;»

Claude s’efforçait de trouver un mot d’admiration surl’Enterrement.

«&|160;Le petit cimetière, au fond, est si joli&|160;!… Est-ilpossible que le public…&|160;»

D’une voix rude, Bongrand l’arrêta.

«&|160;Hein&|160;! mon ami, pas de condoléances… Je voisclair.&|160;»

À ce moment, quelqu’un les salua d’un geste familier, et Claudereconnut Naudet, un Naudet grandi, enflé, doré par le succès desaffaires colossales qu’il brassait à présent. L’ambition luitournant la tête, il parlait de couler tous les autres marchands detableaux, il avait fait bâtir un palais, où il se posait en roi dumarché, centralisant les chefs-d’œuvre, ouvrant les grands magasinsmodernes de l’art. Des bruits de millions sonnaient dès sonvestibule, il installait chez lui des expositions, montaitau-dehors des galeries, attendait en mai l’arrivée des amateursaméricains, auxquels il vendait cinquante mille francs ce qu’ilavait acheté dix mille&|160;; et il menait un train de prince,femme, enfants, maîtresse, chevaux, domaine en Picardie, grandeschasses. Ses premiers gains venaient de la hausse des mortsillustres, niés de leur vivant, Courbet, Millet, Rousseau&|160;; cequi avait fini par lui donner le mépris de toute œuvre signée dunom d’un peintre encore dans la lutte. Cependant, d’assez mauvaisbruits couraient déjà. Le nombre des toiles connues étant limité,et celui des amateurs ne pouvant guère s’étendre, l’époque arrivaitoù les affaires allaient devenir difficiles. On parlait d’unsyndicat, d’une entente avec des banquiers pour soutenir les hautsprix&|160;; à la salle Drouot, on en était à l’expédient des ventesfictives, des tableaux rachetés très cher par le marchandlui-même&|160;; et la faillite semblait être fatalement au bout deces opérations de Bourse, une culbute dans l’outrance et lesmensonges de l’agio.

«&|160;Bonjour, cher maître, dit Naudet, qui s’était avancé.Hein&|160;? vous venez, comme tout le monde, admirer monFagerolles.&|160;»

Son attitude n’avait plus pour Bongrand l’humilité câline etrespectueuse d’autrefois. Et il causa de Fagerolles comme d’unpeintre à lui, d’un ouvrier à ses gages, qu’il gourmandait souvent.C’était lui qui l’avait installé avenue de Villiers, le forçant àavoir un hôtel, le meublant ainsi qu’une fille, l’endettant par desfournitures de tapis et de bibelots, pour le tenir ensuite à samerci&|160;; et, maintenant, il commençait à l’accuser de manquerd’ordre, de se compromettre en garçon léger. Par exemple, cetableau, jamais un peintre sérieux ne l’aurait envoyé auSalon&|160;; sans doute, cela faisait du tapage, on parlait même dela médaille d’honneur&|160;; mais rien n’était plus mauvais pourles hauts prix. Quand on voulait avoir les Américains, il fallaitsavoir rester chez soi, comme un bon dieu au fond de sontabernacle.

«&|160;Mon cher, vous me croirez si vous voulez, j’aurais donnévingt mille francs de ma poche pour que ces imbéciles de journauxne fissent pas tout ce vacarme autour de mon Fagerolles de cetteannée.&|160;»

Bongrand, qui écoutait bravement, malgré sa souffrance, eut unsourire.

«&|160;En effet, ils ont peut-être poussé les indiscrétions unpeu loin… Hier, j’ai lu un article, où j’ai appris que Fagerollesmangeait tous les matins deux œufs à la coque.&|160;»

Il riait de ce coup brutal de publicité, qui, depuis unesemaine, occupait Paris du jeune maître, à la suite d’un premierarticle sur son tableau, que personne encore n’avait vu. Toute labande des reporters s’était mise en campagne, on le déshabillait,son enfance, son père le fabricant de zinc d’art, ses études, où illogeait, comment il vivait, jusqu’à la couleur de ses chaussettes,jusqu’à une manie qu’il avait de se pincer le bout du nez. Et ilétait la passion du moment, le jeune maître selon le goût du jour,ayant eu la chance de rater le prix de Rome et de rompre avecl’École, dont il gardait les procédés&|160;: fortune d’une saisonque le vent apporte et remporte, caprice nerveux de la grandedétraquée de ville, succès de l’à-peu-près, de l’audace gris perle,de l’accident qui bouleverse la foule le matin, pour se perdre lesoir dans l’indifférence de tous.

Mais Naudet remarqua l’Enterrement au village.

«&|160;Tiens&|160;! c’est votre tableau&|160;?… Et, alors, vousavez voulu donner un pendant à la Noce&|160;? Moi, je vousen aurais détourné… Ah&|160;! la Noce&|160;! laNoce&|160;!&|160;»

Bongrand l’écoutait toujours, sans cesser de sourire&|160;; et,seul, un pli douloureux coupait ses lèvres tremblantes. Il oubliaitses chefs-d’œuvre, l’immortalité assurée à son nom, il ne voyaitplus que la vogue immédiate, sans effort, venant à ce galopinindigne de nettoyer sa palette, le poussant à l’oubli, lui quiavait lutté dix années avant d’être connu. Ces générationsnouvelles, quand elles vous enterrent, si elles savaient quelleslarmes de sang elles vous font pleurer dans la mort&|160;!

Puis, comme il se taisait, la peur le prit d’avoir laissédeviner son mal. Est-ce qu’il tomberait à cette bassesse del’envie&|160;? Une colère contre lui-même le redressa, on devaitmourir debout. Et, au lieu de la réponse violente qui lui montaitaux lèvres, il dit familièrement&|160;:

«&|160;Vous avez raison, Naudet, j’aurais mieux fait d’aller mecoucher, le jour où j’ai eu l’idée de cette toile.

– Ah&|160;! c’est lui, pardon&|160;!&|160;» cria le marchand,qui s’échappa.

C’était Fagerolles, qui se montrait à l’entrée de la salle. Iln’entra pas, discret, souriant, portant sa fortune avec son aisancede garçon d’esprit. Du reste, il cherchait quelqu’un, il appelad’un signe un jeune homme et lui donna une réponse, heureuse sansdoute, car ce dernier déborda de reconnaissance. Deux autres seprécipitèrent pour le congratuler&|160;; une femme le retint, enlui montrant avec des gestes de martyre une nature morte, placéedans l’ombre d’une encoignure. Puis, il disparut, après avoir jeté,sur le peuple en extase devant son tableau, un seul coup d’œil.

Claude, qui regardait et écoutait, sentit alors sa tristesse luinoyer le cœur. La bousculade augmentait toujours, il n’avait plusen face de lui que des figures béantes et suantes, dans la chaleurdevenue intolérable. Par-dessus les épaules, d’autres épaulesmontaient, jusqu’à la porte, d’où ceux qui ne pouvaient rien voir,se signalaient le tableau, du bout de leurs parapluies, ruisselantdes averses du dehors. Et Bongrand restait là par fierté, toutdroit dans sa défaite, solide sur ses vieilles jambes de lutteur,les regards clairs sur Paris ingrat. Il voulait finir en bravehomme, dont la bonté est large. Claude, qui lui parla sans recevoirde réponse, vit bien que, derrière cette face calme et gaie, l’âmeétait absente, envolée dans le deuil, saignante d’un affreuxtourment&|160;; et, saisi d’un respect effrayé, il n’insista pas,il partit, sans même que Bongrand s’en aperçût, de ses yeuxvides.

De nouveau, au travers de la foule, une idée venait de pousserClaude. Il s’ébahissait de n’avoir pu découvrir son tableau. Rienn’était plus simple. N’y avait-il donc pas une salle où l’on riait,un coin de blague et de tumulte, un attroupement de public farceurinjuriant une œuvre&|160;? Cette œuvre serait la sienne, à coupsûr. Il avait encore dans les oreilles les rires du Salon desRefusés, autrefois. Et, de chaque porte, il écoutait maintenant,pour entendre si ce n’était pas là qu’on le huait.

Mais, comme il se retrouvait dans la salle de l’Est, cette halleoù agonise le grand art, le dépotoir où l’on empile les vastescompositions historiques et religieuses, d’un froid sombre, il eutune secousse, il demeura immobile, les yeux en l’air. Cependant, ilavait passé deux fois déjà. Là-haut, c’était bien sa toile, sihaut, si haut, qu’il hésitait à la reconnaître, toute petite, poséeen hirondelle, sur le coin d’un cadre, le cadre monumental d’unimmense tableau de dix mètres, représentant le Déluge, legrouillement d’un peuple jaune, culbuté dans de l’eau lie-de-vin. Àgauche, il y avait encore le pitoyable portrait en pied d’ungénéral couleur de cendre&|160;; à droite, une nymphe colosse, dansun paysage lunaire, le cadavre exsangue d’une assassinée, qui segâtait sur l’herbe&|160;; et alentour, partout, des chosesrosâtres, violâtres, des images tristes, jusqu’à une scène comiquede moines se grisant, jusqu’à une ouverture de la Chambre, avectoute une page écrite sur un cartouche doré, où les têtes desdéputés connus étaient reproduites au trait, accompagnées des noms.Et, là-haut, là-haut, au milieu de ces voisinages blafards, lapetite toile, trop rude, éclatait férocement, dans une grimacedouloureuse de monstre.

Ah&|160;! l’Enfant mort, le misérable petit cadavre,qui n’était plus, à cette distance, qu’une confusion de chairs, lacarcasse échouée de quelque bête informe&|160;! Était-ce un crâne,était-ce un ventre, cette tête phénoménale, enflée etblanchie&|160;? et ces pauvres mains tordues sur les linges, commedes pattes rétractées d’oiseau tué par le froid&|160;! et le litlui-même, cette pâleur des draps, sous la pâleur des membres, toutce blanc si triste, un évanouissement du ton, la findernière&|160;! Puis, on distinguait les yeux clairs et fixes, onreconnaissait une tête d’enfant, le cas de quelque maladie de lacervelle, d’une profonde et affreuse pitié.

Claude s’approcha, se recula, pour mieux voir. Le jour était simauvais, que des reflets dansaient dans la toile, de partout. Sonpetit Jacques, comme on l’avait placé&|160;! sans doute par dédain,ou par honte plutôt, afin de se débarrasser de sa laideur lugubre.Lui, pourtant, l’évoquait, le retrouvait, là-bas, à la campagne,frais et rose, quand il se roulait dans l’herbe, puis rue de Douai,peu à peu pâli et stupide, puis rue Tourlaque, ne pouvant plusporter son front, mourant une nuit tout seul, pendant que sa mèredormait&|160;; et il la revoyait, elle aussi, la mère, la tristefemme, restée à la maison, pour y pleurer sans doute, ainsi qu’ellepleurait maintenant les journées entières. N’importe, elle avaitbien fait de ne pas venir&|160;: c’était trop triste, leur petitJacques, déjà froid dans son lit, jeté à l’écart en paria, sibrutalisé par la lumière, que le visage semblait rire, d’un rireabominable.

Et Claude souffrait plus encore de l’abandon de son œuvre. Unétonnement, une déception, le faisait chercher des yeux la foule,la poussée à laquelle il s’attendait. Pourquoi ne le huait-onpas&|160;? Ah&|160;! les insultes de jadis, les moqueries, lesindignations, ce qui l’avait déchiré et fait vivre&|160;! Non, plusrien, pas même un crachat au passage&|160;: c’était la mort. Dansla salle immense, le public défilait rapidement, pris d’un frissond’ennui. Il n’y avait du monde que devant l’image de l’ouverture dela Chambre, où sans cesse un groupe se renouvelait, lisant lalégende, se montrant les têtes des députés. Des rires ayant éclatéderrière lui, il se retourna&|160;; mais on ne se moquaitpoint&|160;; on s’égayait simplement des moines en goguette, lesuccès comique du Salon, que des messieurs expliquaient à desdames, en déclarant ça étourdissant d’esprit. Et tous ces genspassaient sous le petit Jacques, et pas un ne levait la tête, pasun ne savait même qu’il fût là-haut&|160;!

Le peintre, cependant, eut un espoir. Sur le pouf central, deuxpersonnages, un gros et un mince, décorés tous les deux, causaient,renversés contre le dossier de velours, regardant les tableaux, enface. Il s’approcha, il les écouta.

«&|160;Et je les ai suivis, disait le gros. Ils ont pris la rueSaint-Honoré, la rue Saint-Roch, la rue de la Chaussée-d’Antin, larue La Fayette…

– Enfin, vous leur avez parlé&|160;? demanda le mince, d’un airde profond intérêt.

– Non, j’ai eu peur de me mettre en colère.&|160;»

Claude s’en alla, revint à trois reprises, le cœur battant,chaque fois qu’un rare visiteur stationnait et promenait un lentregard de la cimaise au plafond. Un besoin maladif l’enrageaitd’entendre une parole, une seule. Pourquoi exposer&|160;? commentsavoir&|160;? tout, plutôt que cette torture du silence&|160;! Etil étouffa, lorsqu’il vit s’approcher un jeune ménage, l’hommegentil avec de petites moustaches blondes, la femme ravissante,l’allure délicate et fluette d’une bergère en Saxe. Elle avaitaperçu le tableau, elle en demandait le sujet, stupéfiée de n’yrien comprendre&|160;; et, quand son mari, feuilletant lecatalogue, eut trouvé le titre&|160;: l’Enfant mort, ellel’entraîna, frissonnante, avec ce cri d’effroi&|160;:

«&|160;Oh&|160;! l’horreur&|160;! est-ce que la police devraitpermettre une horreur pareille&|160;!&|160;»

Alors, Claude demeura là, debout, inconscient et hanté, les yeuxcloués en l’air, au milieu du troupeau continu de la foule quigalopait, indifférente, sans un regard à cette chose unique etsacrée, visible pour lui seul&|160;; et ce fut là, dans cescoudoiements, que Sandoz finit par le reconnaître.

Flânant en garçon, lui aussi, sa femme étant restée près de samère souffrante, Sandoz venait de s’arrêter, le cœur fendu, en basde la petite toile, rencontrée par hasard. Ah&|160;! quel dégoût decette misérable vie&|160;! Il revécut brusquement leur jeunesse, lecollège de Plassans, les longues escapades au bord de la Viorne,les courses libres sous le brûlant soleil, toute cette flambée deleurs ambitions naissantes&|160;; et, plus tard, dans leurexistence commune, il se rappelait leurs efforts, leurs certitudesde gloire, la belle fringale, d’appétit démesuré, qui parlaitd’avaler Paris d’un coup. À cette époque, que de fois il avait vuen Claude le grand homme, celui dont le génie débridé devaitlaisser en arrière, très loin, le talent des autres&|160;! C’étaitd’abord l’atelier de l’impasse des Bourdonnais, plus tard l’atelierdu quai de Bourbon, des toiles immenses rêvées, des projets à faireéclater le Louvre&|160;; c’était une lutte incessante, un travailde dix heures par jour, un don entier de son être. Et puis,quoi&|160;? après vingt années de cette passion, aboutir à ça, àcette pauvre chose sinistre, toute petite, inaperçue, d’unenavrante mélancolie dans son isolement de pestiférée&|160;! Tantd’espoirs, de tortures, une vie usée au dur labeur del’enfantement, et ça, et ça, mon Dieu&|160;!

Sandoz, près de lui, reconnut Claude. Une fraternelle émotionfit trembler sa voix.

«&|160;Comment&|160;! tu es venu&|160;?… Pourquoi as-tu refuséde passer me prendre&|160;?&|160;»

Le peintre ne s’excusa même pas. Il semblait très fatigué, sansrévolte, frappé d’une stupeur douce et sommeillante.

«&|160;Allons, ne reste pas là. Il est midi sonné, tu vasdéjeuner avec moi… Des gens m’attendaient chez Ledoyen. Mais je leslâche, descendons au buffet, cela nous rajeunira, n’est-cepas&|160;? vieux&|160;!&|160;»

Et Sandoz l’emmena, un bras sous le sien, le serrant, leréchauffant, tâchant de le tirer de son silence morne.

«&|160;Voyons, sapristi&|160;! il ne faut pas te démonter de lasorte. Ils ont beau l’avoir mal placé, ton tableau est superbe, unfameux morceau de peintre&|160;!… Oui, je sais, tu avais rêvé autrechose. Que diable&|160;! tu n’es pas mort, ce sera pour plus tard…Et, regarde&|160;! tu devrais être fier, car c’est toi le véritabletriomphateur du Salon, cette année. Il n’y a pas que Fagerolles quite pille, tous maintenant t’imitent, tu les as révolutionnés,depuis ton Plein air, dont ils ont tant ri… Regarde,regarde&|160;! en voilà encore un de Plein air, en voilàun autre, et ici, et là-bas, tous, tous&|160;!&|160;»

De la main, au travers des salles, il désignait des toiles. Eneffet, le coup de clarté, peu à peu introduit dans la peinturecontemporaine, éclatait enfin. L’ancien Salon noir, cuisiné aubitume, avait fait place à un Salon ensoleillé, d’une gaieté deprintemps. C’était l’aube, le jour nouveau qui avait pointé jadisau Salon des Refusés, et qui, à cette heure, grandissait,rajeunissant les œuvres d’une lumière fine, diffuse, décomposée ennuances infinies. Partout, ce bleuissement se retrouvait, jusquedans les portraits et dans les scènes de genre, haussées auxdimensions et au sérieux de l’histoire. Eux aussi, les vieux sujetsacadémiques, s’en étaient allés, avec les jus recuits de latradition, comme si la doctrine condamnée emportait son peupled’ombres&|160;; les imaginations devenaient rares, les cadavéreusesnudités des mythologies et du catholicisme, les légendes sans foi,les anecdotes sans vie, le bric-à-brac de l’École, usé par desgénérations de malins ou d’imbéciles&|160;; et, chez les attardésdes antiques recettes, même chez les maîtres vieillis, l’influenceétait évidente, le coup de soleil avait passé là. De loin, à chaquepas, on voyait un tableau trouer le mur, ouvrir une fenêtre sur ledehors. Bientôt, les murs tomberaient, la grande nature entrerait,car la brèche était large, l’assaut avait emporté la routine, danscette gaie bataille de témérité et de jeunesse.

«&|160;Ah&|160;! ta part est belle encore, mon vieux&|160;!continua Sandoz. L’art de demain sera le tien, tu les as tousfaits.&|160;»

Claude, alors, desserra les dents, dit très bas, avec unebrutalité sombre&|160;:

«&|160;Qu’est-ce que ça me fout de les avoir faits, si je ne mesuis pas fait moi-même&|160;?… Vois-tu, c’était trop gros pour moi,et c’est ça qui m’étouffe.&|160;»

D’un geste, il acheva sa pensée, son impuissance à être le géniede la formule qu’il apportait, son tourment de précurseur qui sèmel’idée sans récolter la gloire, sa désolation de se voir volé,dévoré par des bâcleurs de besogne, toute une nuée de gaillardssouples, éparpillant leurs efforts, encanaillant l’art nouveau,avant que lui ou un autre ait eu la force de planter lechef-d’œuvre qui daterait cette fin de siècle.

Sandoz protesta, l’avenir restait libre. Puis, pour ledistraire, il l’arrêta, en traversant le salon d’honneur.

«&|160;Oh&|160;! cette dame en bleu, devant ce portrait&|160;!Quelle claque la nature fiche à la peinture&|160;!… Tu te souviens,quand nous regardions le public autrefois, les toilettes, la viedes salles. Pas un tableau ne tenait le coup. Et, aujourd’hui, il yen a qui ne se démolissent pas trop. J’ai même remarqué, là-bas, unpaysage dont la tonalité jaune éteignait complètement les femmesqui s’en approchaient.&|160;»

Mais Claude eut un tressaillement d’indicible souffrance.

«&|160;Je t’en prie, allons-nous-en, emmène-moi… Je n’en puisplus.&|160;»

Au buffet, ils eurent toutes les peines du monde à trouver unetable libre. C’était un étouffement, un empilement, dans le vastetrou d’ombre, que des draperies de serge brune ménageaient, sousles travées du haut plancher de fer. Au fond, à demi noyés deténèbres, trois dressoirs étageaient symétriquement leurscompotiers de fruits&|160;; tandis que, plus en avant, occupant lescomptoirs de droite et de gauche, deux dames, une blonde, unebrune, surveillaient la mêlée, d’un regard militaire&|160;; et, desprofondeurs obscures de cet antre, un flot de petites tables demarbre, une marée de chaises, serrées, enchevêtrées, moutonnait,s’enflait, venait déborder et s’étaler jusque dans le jardin, sousla grande clarté pâle qui tombait des vitres.

Enfin, Sandoz vit des personnes se lever. Il s’élança, ilconquit la table de haute lutte, au milieu du tas.

«&|160;Ah&|160;! fichtre&|160;! nous y sommes… Que veux-tumanger&|160;?&|160;»

Claude eut un geste insouciant. Le déjeuner d’ailleurs futexécrable, de la truite amollie par le court-bouillon, un filetdesséché au four, des asperges sentant le linge humide&|160;; etencore fallut-il se battre pour être servi, car les garçons,bousculés, perdant la tête, restaient en détresse dans les passagestrop étroits, que le flux des chaises resserrait toujours, jusqu’àles boucher complètement. Derrière la draperie de gauche, onentendait un tintamarre de casseroles et de vaisselle, la cuisineinstallée là, sur le sable, ainsi que ces fourneaux de kermesse quicampent au plein air des routes.

Sandoz et Claude devaient manger de biais, étranglés entre deuxsociétés, dont les coudes peu à peu entraient dans leursassiettes&|160;; et, chaque fois que passait un garçon, ilébranlait les chaises d’un violent coup de hanche. Mais cette gêne,ainsi que l’abominable nourriture, égayait. On plaisantait lesplats, une familiarité s’établissait de table à table, dans lacommune infortune qui se changeait en partie de plaisir. Desinconnus finissaient par sympathiser, des amis soutenaient desconversations à trois rangs de distance, la tête tournée,gesticulant par-dessus les épaules des voisins. Les femmes surtouts’animaient, d’abord inquiètes de cette cohue, puis se dégantant,relevant leurs voilettes, riant au premier doigt de vin pur. Et cequi était le ragoût de ce jour du vernissage, c’était justement lapromiscuité où se coudoyaient là tous les mondes, des filles, desbourgeoises, de grands artistes, de simples imbéciles, unerencontre de hasard, un mélange dont le louche imprévu allumait lesyeux des plus honnêtes.

Cependant, Sandoz, qui avait renoncé à finir sa viande, haussaitla voix, au milieu du terrible vacarme des conversations et duservice.

«&|160;Un morceau de fromage, hein&|160;?… Et tâchons d’avoir ducafé.&|160;»

Les yeux vagues, Claude n’entendait pas. Il regardait dans lejardin. De sa place, il voyait le massif central, de grandspalmiers qui se détachaient sur les draperies brunes, dont tout lepourtour était orné. Là, s’espaçait un cercle de statues&|160;: ledos d’une faunesse, à la croupe enflée&|160;; le joli profil d’uneétude de jeune fille, une rondeur de joue, une pointe de petit seinrigide&|160;; la face d’un Gaulois en bronze, une colossaleromance, irritante de patriotisme bête&|160;; le ventre laiteuxd’une femme pendue par les poignets, quelque Andromède du quartierPigalle&|160;; et d’autres, d’autres encore, des files d’épaules etde hanches qui suivaient les tournants des allées, des fuites deblancheurs au travers des verdures, des têtes, des gorges, desjambes, des bras, confondus et envolés dans l’éloignement de laperspective. À gauche se perdait une ligne de bustes, la joie desbustes, l’extraordinaire comique d’une enfilade de nez, un prêtre ànez énorme et pointu, une soubrette à petit nez retroussé, uneItalienne du quinzième siècle au beau nez classique, un matelot aunez de simple fantaisie, tous les nez, le nez magistrat, le nezindustriel, le nez décoré, immobiles et sans fin.

Mais Claude ne voyait rien, ce n’étaient que des taches grisesdans le jour brouillé et verdi. Sa stupeur continuait, il eut uneseule sensation, le grand luxe des toilettes, qu’il avait mal jugéau milieu de la poussée des salles, et qui là se développaitlibrement, ainsi que sur le gravier de quelque serre de château.Toute l’élégance de Paris défilait, les femmes venues pour semontrer, les robes méditées, destinées à être dans les journaux dulendemain. On regardait beaucoup une actrice marchant d’un pas dereine, au bras d’un monsieur qui prenait des airs complaisants deprince époux. Les mondaines avaient des allures de gueuses, toutesse dévisageaient de ce lent coup d’œil dont elles se déshabillent,estimant la soie, aunant les dentelles, fouillant de la pointe desbottines à la plume du chapeau. C’était comme un salon neutre, desdames assises avaient rapproché leurs chaises, ainsi qu’auxTuileries, uniquement occupées de celles qui passaient. Deux amieshâtaient le pas, en riant. Une autre, solitaire, allait etrevenait, muette, avec un regard noir. D’autres encore, quis’étaient perdues, se retrouvaient, s’exclamaient de l’aventure. Etla masse mouvante et assombrie des hommes stationnait, se remettaiten marche, s’arrêtait en face d’un marbre, refluait devant unbronze&|160;; tandis que, parmi les rares bourgeois égarés là,circulaient des noms célèbres, tout ce que Paris comptaitd’illustrations, le nom d’une gloire retentissante, au passage d’ungros monsieur mal mis, le nom ailé d’un poète, à l’approche d’unhomme blême, qui avait la face plate d’un portier. Une onde vivantemontait de cette foule dans la lumière égale et décolorée, lorsque,brusquement, derrière les nuages d’une dernière averse, un coup desoleil enflamma les vitres hautes, fit resplendir le vitrail ducouchant, plut en gouttes d’or, à travers l’air immobile&|160;; ettout se chauffa, la neige des statues dans les verdures luisantes,les pelouses tendres que découpait le sable jaune des allées, lestoilettes riches aux vifs réveils de satin et de perles, les voixelles-mêmes, dont le grand murmure nerveux et rieur sembla pétillercomme une claire flambée de sarments. Des jardiniers, en traind’achever la plantation des corbeilles, tournaient les robinets desbouches d’arrosage, promenaient des arrosoirs dont la pluies’exhalait des gazons trempés, en une fumée tiède. Un moineau trèshardi, descendu des charpentes de fer, malgré le monde, piquait lesable devant le buffet, mangeant les miettes de pain qu’une jeunefemme s’amusait à lui jeter.

Alors, Claude, de tout ce tumulte, n’entendit au loin que lebruit de mer, le grondement du public roulant en haut, dans lessalles. Et un souvenir lui revint, il se rappela ce bruit, quiavait soufflé en ouragan devant son tableau. Mais, à cette heure,on ne riait plus&|160;: c’était Fagerolles, là-haut, que l’haleinegéante de Paris acclamait.

Justement, Sandoz, qui se retournait, dit à Claude&|160;:

«&|160;Tiens, Fagerolles&|160;!&|160;»

En effet, Fagerolles et Jory, sans les voir, venaient des’emparer d’une table voisine. Le dernier continuait uneconversation de sa grosse voix.

«&|160;Oui, j’ai vu son enfant crevé. Ah&|160;! le pauvrebougre, quelle fin&|160;!&|160;»

Fagerolles lui donna un coup de coude&|160;; et, tout de suite,l’autre, ayant aperçu les deux camarades, ajouta&|160;:

«&|160;Ah&|160;! ce vieux Claude&|160;!… Comment va,hein&|160;?… Tu sais que je n’ai pas encore vu ton tableau. Mais onm’a dit que c’était superbe.

– Superbe&|160;!&|160;» appuya Fagerolles.

Ensuite, il s’étonna.

«&|160;Vous avez mangé ici, quelle idée&|160;! on y est simal&|160;!… Nous autres, nous revenons de chez Ledoyen. Oh&|160;!un monde, une bousculade, une gaieté&|160;!… Approchez donc votretable, que nous causions un peu.&|160;»

On réunit les deux tables. Mais déjà des flatteurs, dessolliciteurs relançaient le jeune maître triomphant. Trois amis selevèrent, le saluèrent bruyamment de loin. Une dame tomba dans unecontemplation souriante, lorsque son mari le lui eut nommé àl’oreille. Et le grand maigre, l’artiste mal placé qui ne dérageaitpas et le poursuivait depuis le matin, quitta une table du fond oùil se trouvait, accourut de nouveau se plaindre, en exigeant lacimaise, immédiatement.

«&|160;Eh&|160;! fichez-moi la paix&|160;!&|160;» finit parcrier Fagerolles, à bout d’amabilité et de patience.

Puis, lorsque l’autre s’en fut allé, en mâchonnant de sourdesmenaces&|160;:

«&|160;C’est vrai, on a beau vouloir être obligeant, ils vousrendraient enragés&|160;!… Tous sur la cimaise&|160;! des lieues decimaise&|160;!… Ah&|160;! quel métier que d’être du jury&|160;! Ons’y casse les jambes et l’on n’y récolte que deshaines&|160;!&|160;»

De son air accablé, Claude le regardait. Il sembla s’éveiller uninstant, il murmura d’une langue pâteuse&|160;:

«&|160;Je t’ai écrit, je voulais aller te voir pour teremercier… Bongrand m’a dit la peine que tu as eue… Merci encore,n’est-ce pas&|160;?&|160;»

Mais Fagerolles, vivement, l’interrompit.

«&|160;Que diable&|160;! je devais bien çà à notre vieilleamitié… C’est moi qui suis content de t’avoir fait ceplaisir.&|160;»

Et il avait cet embarras qui le reprenait toujours devant lemaître inavoué de sa jeunesse, cette sorte d’humilité invincible,en face de l’homme dont le muet dédain suffisait en ce moment àgâter son triomphe.

«&|160;Ton tableau est très bien&|160;», ajouta Claudelentement, pour être bon et courageux.

Ce simple éloge gonfla le cœur de Fagerolles d’une émotionexagérée, irrésistible, montée il ne savait d’où&|160;; et legaillard, sans foi, brûlé à toutes les farces, répondit d’une voixtremblante&|160;:

«&|160;Ah&|160;! mon brave, ah&|160;! tu es gentil de me direça&|160;!&|160;»

Sandoz venait enfin d’obtenir deux tasses de café, et comme legarçon avait oublié le sucre, il dut se contenter des morceauxlaissés par une famille voisine. Quelques tables se vidaient, maisla liberté avait grandi, un rire de femme sonna si haut, que toutesles têtes se retournèrent. On fumait, une lente vapeur bleues’exhalait au-dessus de la débandade des nappes, tachées de vin,encombrées de vaisselle grasse. Lorsque Fagerolles eut égalementréussi à se faire apporter deux chartreuses, il se mit à causeravec Sandoz, qu’il ménageait, devinant là une force. Et Jory,alors, s’empara de Claude, redevenu morne et silencieux.

«&|160;Dis donc, mon cher, je ne t’ai pas envoyé de lettre, pourmon mariage… Tu sais, à cause de notre position, nous avons fait çaentre nous, sans personne… Mais, tout de même, j’aurais voulu teprévenir. Tu m’excuses, n’est-ce pas&|160;?&|160;»

Il se montra expansif, donna des détails, heureux de vivre, dansla joie égoïste de se sentir gras et victorieux, en face de cepauvre diable vaincu. Tout lui réussissait, disait-il. Il avaitlâché la chronique, flairant la nécessité d’installer sérieusementsa vie&|160;; puis, il s’était haussé à la direction d’une granderevue d’art&|160;; et l’on assurait qu’il y touchait trente millefrancs par an, sans compter tout un obscur trafic dans les ventesde collections. La rapacité bourgeoise qu’il tenait de son père,cette hérédité du gain qui l’avait jeté secrètement à desspéculations infimes, dès les premiers sous gagnés, s’étalaitaujourd’hui, finissait par faire de lui un terrible monsieursaignant à blanc les artistes et les amateurs qui lui tombaientsous la main.

Et c’était au milieu de cette fortune que Mathilde,toute-puissante, venait de l’amener à la supplier en pleurantd’être sa femme, ce qu’elle avait fièrement refusé pendant sixmois.

«&|160;Lorsqu’on doit vivre ensemble, continuait-il, le mieuxest encore de régler la situation. Hein&|160;? toi qui as passé parlà, mon cher, tu en sais quelque chose… Si je te disais qu’elle nevoulait pas, oui&|160;! par crainte d’être mal jugée et de me fairedu tort. Oh&|160;! une âme d’une grandeur, d’unedélicatesse&|160;!… Non, vois-tu, on n’a pas idée des qualités decette femme-là. Dévouée, toujours aux petits soins, économe, etfine, et de bon conseil… Ah&|160;! c’est une rude chance que jel’aie rencontrée&|160;! Je n’entreprends plus rien sans elle, je lalaisse aller, elle mène tout, ma parole&|160;!&|160;»

La vérité était que Mathilde avait achevé de le réduire à uneobéissance peureuse de petit garçon, que la seule menace d’êtreprivé de confiture rend sage. Une épouse autoritaire, affamée derespect, dévorée d’ambition et de lucre, s’était dégagée del’ancienne goule impudique. Elle ne le trompait même pas, d’unevertu aigre de femme honnête, en dehors des pratiques d’autrefois,qu’elle avait gardées avec lui seul, pour en faire l’instrumentconjugal de sa puissance. On disait les avoir vus communier tousles deux à Notre-Dame de Lorette. Ils s’embrassaient devant lemonde, ils s’appelaient de petits noms tendres. Seulement, le soir,il devait raconter sa journée, et si l’emploi d’une heure restaitlouche, s’il ne rapportait pas jusqu’aux centimes des sommes qu’iltouchait, elle lui faisait passer une telle nuit, à le menacer demaladies graves, à refroidir le lit de ses refus dévots, que,chaque fois, il achetait plus chèrement son pardon.

«&|160;Alors, répéta Jory, se complaisant dans son histoire,nous avons attendu la mort de mon père, et je l’aiépousée.&|160;»

Claude, l’esprit perdu jusque-là, hochant la tête sans écouter,fut seulement frappé par la dernière phrase.

«&|160;Comment, tu l’as épousée&|160;?…Mathilde&|160;!&|160;»

Il mit dans cette exclamation son étonnement de l’aventure, tousles souvenirs qui lui revenaient de la boutique à Mahoudeau. CeJory, il l’entendait encore parler d’elle en termes abominables, ilse rappelait ses confidences, un matin, sur un trottoir, des orgiesromantiques, des horreurs, au fond de l’herboristerie empestée parl’odeur forte des aromates. Toute la bande y avait passé, luis’était montré plus insultant que les autres, et ill’épousait&|160;! Vraiment, un homme était bête de mal parler d’unemaîtresse, même de la plus basse, car il ne savait jamais s’il nel’épouserait pas, un jour.

«&|160;Eh&|160;! oui, Mathilde, répondit l’autre, souriant. Va,ces vieilles maîtresses, ça fait encore les meilleuresfemmes.&|160;»

Il était plein de sérénité, la mémoire morte, sans une allusion,sans un embarras sous les regards des camarades. Elle semblaitvenir d’ailleurs, il la leur présentait, comme s’ils ne l’avaientpas connue aussi bien que lui.

Sandoz, qui suivait d’une oreille la conversation, trèsintéressé par ce beau cas, s’écria, quand ils se turent&|160;:

«&|160;Hein&|160;? filons… J’ai les jambesengourdies.&|160;»

Mais, à ce moment, Irma Bécot parut et s’arrêta devant lebuffet. Elle était en beauté, les cheveux dorés à neuf, dans sonéclat truqué de courtisane fauve, descendue d’un vieux cadre de laRenaissance&|160;; et elle portait une tunique de brocart bleupâle, sur une jupe de satin couverte d’Alençon, d’une tellerichesse, qu’une escorte de messieurs l’accompagnait. Un instant,en apercevant Claude parmi les autres, elle hésita, saisie d’unehonte lâche, en face de ce misérable mal vêtu, laid et méprisé.Puis, elle eut la vaillance de son ancien caprice, ce fut à luiqu’elle serra la main le premier, au milieu de tous ces hommescorrects, arrondissant des yeux surpris. Elle riait d’un air detendresse, avec une amicale moquerie qui pinçait un peu les coinsde sa bouche.

«&|160;Sans rancune&|160;», lui dit-elle gaiement.

Et ce mot, qu’ils furent les seuls à comprendre, redoubla sonrire. C’était toute leur histoire. Le pauvre garçon qu’elle avaitdû violenter, et qui n’y avait pris aucun plaisir&|160;!

Déjà, Fagerolles payait les deux chartreuses et s’en allait avecIrma, que Jory se décida également à suivre. Claude les regardas’éloigner tous les trois, elle entre les deux hommes, marchantroyalement parmi la foule, très admirés, très salués.

«&|160;On voit bien que Mathilde n’est pas là, dit simplementSandoz. Ah&|160;! mes amis, quelle paire de gifles enrentrant&|160;!&|160;»

Lui-même demanda l’addition. Toutes les tables sedégarnissaient, il n’y avait plus qu’un saccage d’os et de croûtes.Deux garçons lavaient les marbres à l’éponge, tandis qu’un autre,armé d’un râteau, grattait le sable, trempé de crachats, sali demiettes. Et, derrière la draperie de serge brune, c’étaitmaintenant le personnel qui déjeunait, des bruits de mâchoires, desrires empâtés, toute la mastication forte d’un campement debohémiens, en train de torcher les marmites.

Claude et Sandoz firent le tour du jardin, et ils découvrirentune figure de Mahoudeau, très mal placée, dans un coin, près duvestibule de l’Est. C’était enfin la Baigneuse debout, maisrapetissée encore, à peine grande comme une fillette de dix ans, etd’une élégance charmante, les cuisses fines, la gorge toute petite,une hésitation exquise de bouton naissant. Un parfum s’endégageait, la grâce que rien ne donne et qui fleurit où elle veut,la grâce invincible, entêtée et vivace, repoussant quand même deces gros doigts d’ouvrier, qui s’ignoraient au point de l’avoir silongtemps méconnue.

Sandoz ne put s’empêcher de sourire.

«&|160;Et dire que ce gaillard a tout fait pour gâter sontalent&|160;!… S’il était mieux placé, il aurait un grossuccès.

– Oui, un gros succès, répéta Claude. C’est trèsjoli.&|160;»

Justement, ils aperçurent Mahoudeau, déjà sous le vestibule, sedirigeant vers l’escalier. Ils l’appelèrent, ils coururent, et toustrois restèrent à causer quelques minutes. La galerie durez-de-chaussée s’étendait, vide, sablée, éclairée d’une clartéblafarde par ses grandes fenêtres rondes&|160;; et l’on aurait puse croire sous un pont de chemin de fer&|160;: de forts pilierssoutenaient les charpentes métalliques, un froid de glace soufflaitde haut, mouillant le sol, où les pieds enfonçaient. Au loin,derrière un rideau déchiré, s’alignaient des statues, les envoisrefusés de la sculpture, les plâtres que les sculpteurs pauvres neretiraient même pas, une Morgue blême, d’un abandon lamentable.Mais ce qui surprenait, ce qui faisait lever la tête, c’était lefracas continu, le piétinement énorme du public sur le plancher dessalles. Là, on en était assourdi, cela roulait démesurément, commesi des trains interminables, lancés à toute vapeur, avaient ébranlésans fin les solives de fer.

Quand on l’eut complimenté, Mahoudeau dit à Claude qu’il avaitvainement cherché sa toile&|160;: au fond de quel trou l’avait-onfourrée&|160;? Puis, il s’inquiéta de Gagnière et de Dubuche, dansun attendrissement du passé. Où étaient les Salons d’autrefois,lorsqu’on y débarquait en bande, les courses rageuses à travers lessalles, comme en pays ennemi, les violents dédains de la sortieensuite, les discussions qui enflaient les langues et vidaient lescrânes&|160;! Personne ne voyait plus Dubuche. Deux ou trois foispar mois, Gagnière arrivait de Melun, effaré, pour unconcert&|160;; et il se désintéressait tellement de la peinture,qu’il n’était même pas venu au Salon, où il avait pourtant sonpaysage ordinaire, le bord de Seine qu’il envoyait depuis quinzeans, d’un joli ton gris, consciencieux et si discret, que le publicne l’avait jamais remarqué.

«&|160;J’allais monter, reprit Mahoudeau. Montez-vous avecmoi&|160;?&|160;»

Claude, pâli d’un malaise, levait les yeux, à chaque seconde.Ah&|160;! ce grondement terrible, ce galop dévorateur du monstre,dont il sentait la secousse jusque dans ses membres&|160;!

Il tendit la main sans parler.

«&|160;Tu nous quittes&|160;? s’écria Sandoz. Fais encore untour avec nous, et nous partirons ensemble.&|160;»

Puis, une pitié lui serra le cœur, en le voyant si las. Il lesentait à bout de courage, désireux de solitude, pris du besoin defuir seul, pour cacher sa blessure.

«&|160;Alors, adieu, mon vieux… Demain, j’irai cheztoi.&|160;»

Claude, chancelant, poursuivi par la tempête d’en haut, disparutderrière les massifs du jardin.

Et, deux heures plus tard, dans la salle de l’Est, Sandoz, qui,après avoir perdu Mahoudeau, venait de le retrouver avec Jory etFagerolles, aperçut Claude, debout devant sa toile, à la place mêmeoù il l’avait rencontré la première fois. Le misérable, au momentde partir, était remonté là, malgré lui, attiré, obsédé.

C’était l’étouffement embrasé de cinq heures, lorsque la cohue,épuisée de tourner le long des salles, saisie du vertige destroupeaux lâchés dans un parc, s’effare et s’écrase, sans trouverla sortie. Depuis le petit froid du matin, la chaleur des corps,l’odeur des haleines avaient alourdi l’air d’une vapeurrousse&|160;; et la poussière des parquets, volante, montait en unfin brouillard, dans cette exhalaison de litière humaine. Des genss’emmenaient encore devant des tableaux, dont les sujets seulsfrappaient et retenaient le public. On s’en allait, on revenait, onpiétinait sans fin. Les femmes surtout s’entêtaient à ne pas lâcherpied, à en être jusqu’au moment où les gardiens les pousseraientdehors, dès le premier coup de six heures. De grosses damess’étaient échouées. D’autres, n’ayant pas découvert le moindrepetit coin pour s’asseoir, s’appuyaient fortement sur leursombrelles, défaillantes, obstinées quand même. Tous les yeux,inquiets et suppliants, guettaient les banquettes chargées demonde. Et il n’y avait plus, flagellant ces milliers de têtes, quece dernier coup de la fatigue, qui délabrait les jambes, tirait laface, ravageait le front de migraine, cette migraine spéciale desSalons, faite de la cassure continuelle de la nuque et de la danseaveuglante des couleurs.

Seuls, sur le pouf où ils se contaient déjà leurs histoires, dèsmidi, les deux messieurs décorés causaient toujours tranquillement,à cent lieues. Peut-être y étaient-ils revenus, peut-être n’enavaient-ils pas même bougé.

«&|160;Et, comme ça, disait le gros, vous êtes entré, enaffectant de ne pas comprendre&|160;?

– Parfaitement, répondait le mince, je les ai regardés et j’aiôté mon chapeau… Hein&|160;? c’était clair.

– Étonnant&|160;! vous êtes étonnant, mon cherami&|160;!&|160;»

Mais Claude n’entendait que les sourds battements de son cœur,ne voyait que l’Enfant mort, en l’air, près du plafond. Ilne le quittait pas des yeux, il subissait la fascination qui leclouait là, en dehors de son vouloir. La foule, dans sa nausée delassitude, tournoyait autour de lui&|160;; des pieds écrasaient lessiens, il était heurté, emporté&|160;; et, comme une chose inerte,il s’abandonnait, flottait, se retrouvait à la même place, sansbaisser la tête, ignorant ce qui se passait en bas, ne vivant plusque là-haut, avec son œuvre, son petit Jacques, enflé dans la mort.Deux grosses larmes, immobiles entre ses paupières, l’empêchaientde bien voir. Il lui semblait que jamais il n’aurait le temps devoir assez.

Alors, Sandoz, dans sa pitié profonde, feignit de ne pas avoiraperçu son vieil ami, comme s’il eût voulu le laisser seul, sur latombe de sa vie manquée. De nouveau, les camarades passaient enbande, Fagerolles et Jory filaient en avant&|160;; et, justement,Mahoudeau lui ayant demandé où était le tableau de Claude, Sandozmentit, l’écarta, l’emmena. Tous s’en allèrent.

Le soir, Christine n’obtint de Claude que des parolesbrèves&|160;: tout marchait bien, le public ne se fâchait pas, letableau faisait bon effet, un peu haut peut-être. Et, malgré cettetranquillité froide, il était si étrange, qu’elle fut prise depeur.

Après le dîner, comme elle revenait de porter des assiettes à lacuisine, elle ne le trouva plus devant la table. Il avait ouvertune fenêtre qui donnait sur un terrain vague, il était là,tellement penché, qu’elle ne le voyait pas. Puis, terrifiée, ellese précipita, elle le tira violemment par son veston.

«&|160;Claude&|160;! Claude&|160;! que fais-tu&|160;?&|160;»

Il s’était retourné, d’une pâleur de linge, les yeux fous.

«&|160;Je regarde.&|160;»

Mais elle ferma la fenêtre de ses mains tremblantes, et elle engarda une telle angoisse, qu’elle ne dormait plus la nuit.

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