L’Œuvre

Chapitre 2

 

Midi était sonné, Claude travaillait à son tableau, lorsqu’unemain familière tapa rudement contre la porte. D’un mouvementinstinctif, et dont il ne fut pas le maître, le peintre glissa dansun carton la tête de Christine, d’après laquelle il retouchait sagrande figure de femme. Puis, il se décida à ouvrir.

« Pierre ! cria-t-il. Déjà toi ? »

Pierre Sandoz, un ami d’enfance, était un garçon de vingt-deuxans, très brun, à la tête ronde et volontaire, au nez carré, auxyeux doux, dans un masque énergique, encadré d’un collier de barbenaissante.

« J’ai déjeuné plus tôt, répondit-il, j’ai voulu te donnerune bonne séance… Ah ! diable ! çamarche ! »

Il s’était planté devant le tableau, et il ajouta tout desuite :

« Tiens ! tu changes le type de lafemme ? »

Un long silence se fit, tous deux regardaient, immobiles.C’était une toile de cinq mètres sur trois, entièrement couverte,mais dont quelques morceaux à peine se dégageaient de l’ébauche.Cette ébauche, jetée d’un coup, avait une violence superbe, uneardente vie de couleurs. Dans un trou de forêt, aux murs épais deverdure, tombait une ondée de soleil ; seule, à gauche, uneallée sombre s’enfonçait, avec une tache de lumière, très loin. Là,sur l’herbe, au milieu des végétations de juin, une femme nue étaitcouchée, un bras sous la tête, enflant la gorge ; et ellesouriait, sans regard, les paupières closes, dans la pluie d’or quila baignait. Au fond, deux autres petites femmes, une brune, uneblonde, également nues, luttaient en riant, détachaient, parmi lesverts des feuilles, deux adorables notes de chair. Et, comme aupremier plan, le peintre avait eu besoin d’une opposition noire, ils’était bonnement satisfait, en y asseyant un monsieur, vêtu d’unsimple veston de velours. Ce monsieur tournait le dos, on ne voyaitde lui que sa main gauche, sur laquelle il s’appuyait, dansl’herbe.

« Très belle d’indication, la femme ! reprit enfinSandoz. Mais, sapristi ! tu auras joliment du travail, danstout ça ! »

Claude, les yeux allumés sur son œuvre, eut un geste deconfiance.

« Bah ! j’ai le temps d’ici au Salon. En six mois, onen abat, de la besogne ! Cette fois, peut-être, je finirai parme prouver que je ne suis pas une brute. »

Et il se mit à siffler fortement, ravi sans le dire de l’ébauchequ’il avait faite de la tête de Christine, soulevé par un de cesgrands coups d’espoir, d’où il retombait plus rudement dans sesangoisses d’artiste, que la passion de la nature dévorait.

« Allons, pas de flâne ! cria-t-il. Puisque tu es là,commençons. »

Sandoz, par amitié, et pour lui éviter les frais d’un modèle,avait offert de lui poser le monsieur du premier plan. En quatre oucinq dimanches, le seul jour où il fût libre, la figure setrouverait établie. Déjà, il endossait le veston de velours,lorsqu’il eut une brusque réflexion.

« Dis donc, tu n’as pas déjeuné sérieusement, toi, puisquetu travaillais… Descends manger une côtelette, je t’attendsici. »

L’idée de perdre du temps indigna Claude.

« Mais si, j’ai déjeuné, regarde la casserole !… Etpuis, tu vois qu’il reste une croûte de pain. Je la mangerai…Allons, allons, à la pose, paresseux ! »

Vivement, il reprenait sa palette, il empoignait ses brosses, enajoutant :

« Dubuche vient nous chercher ce soir, n’est-cepas ?

– Oui, vers cinq heures.

– Eh bien, c’est parfait, nous descendrons dîner tout de suite…Y es-tu à la fin ? La main plus à gauche, la tête penchéedavantage. »

Après avoir disposé les coussins, Sandoz s’était installé sur ledivan, tenant la pose. Il tournait le dos, mais la conversationn’en continua pas moins un moment encore, car il avait reçu lematin même une lettre de Plassans, la petite ville provençale où lepeintre et lui s’étaient connus, en huitième, dès leur premièreculotte usée sur les bancs du collège. Puis, tous deux se turent.L’un travaillait, hors du monde, l’autre s’engourdissait, dans lafatigue somnolente des longues immobilités.

C’était à l’âge de neuf ans que Claude avait eu l’heureusechance de pouvoir quitter Paris, pour retourner dans le coin deProvence où il était né. Sa mère, une brave femme de blanchisseuse,que son fainéant de père avait lâchée à la rue, venait d’épouser unbon ouvrier, amoureux fou de sa jolie peau de blonde. Mais, malgréleur courage, ils n’arrivaient pas à joindre les deux bouts. Aussiavaient-ils accepté de grand cœur, lorsqu’un vieux monsieur delà-bas s’était présenté, en leur demandant Claude, qu’il voulaitmettre au collège, près de lui : la toquade généreuse d’unoriginal, amateur de tableaux, que des bonshommes barbouillésautrefois par le mioche avaient frappé. Et, jusqu’à sa rhétorique,pendant sept ans, Claude était donc resté dans le Midi, d’abordpensionnaire, puis externe, logeant chez son protecteur. Un matin,on avait trouvé ce dernier mort en travers de son lit, foudroyé. Illaissait par testament une rente de mille francs au jeune homme,avec la faculté de disposer du capital, à l’âge de vingt-cinq ans.Celui-ci, que l’amour de la peinture enfiévrait déjà, quittaimmédiatement le collège, sans vouloir même tenter de passer sonbaccalauréat, et accourut à Paris, où son ami Sandoz l’avaitprécédé.

Au collège de Plassans, dès leur huitième, il y avait eu lestrois inséparables, comme on les nommait, Claude Lantier, PierreSandoz et Louis Dubuche. Venus de trois mondes différents, opposésde natures, nés seulement la même année, à quelques mois dedistance, ils s’étaient liés d’un coup et à jamais, entraînés pardes affinités secrètes, le tourment encore vague d’une ambitioncommune, l’éveil d’une intelligence supérieure, au milieu de lacohue brutale des abominables cancres qui les battaient. Le père deSandoz, un Espagnol réfugié en France à la suite d’une bagarrepolitique, avait installé près de Plassans une papeterie, oùfonctionnaient de nouveaux engins de son invention ; puis, ilétait mort, abreuvé d’amertume, traqué par la méchanceté locale, enlaissant à sa veuve une situation si compliquée, toute une série deprocès si obscurs, que la fortune entière avait coulé dans ledésastre ; et la mère, une Bourguignonne, cédant à sa rancunecontre les Provençaux, souffrant d’une paralysie lente dont elleles accusait d’être aussi la cause, s’était réfugiée à Paris avecson fils, qui la soutenait maintenant d’un maigre emploi, lacervelle hantée de gloire littéraire. Quant à Dubuche, l’aîné d’uneboulangère de Plassans, poussé par celle-ci, très âpre, trèsambitieuse, il était venu rejoindre ses amis, plus tard, et ilsuivait les cours de l’École comme élève architecte, vivantchichement des dernières pièces de cent sous que ses parentsplaçaient sur lui, avec une obstination de juifs qui escomptaientl’avenir à trois cents pour cent.

« Sacredié ! murmura Sandoz dans le grand silence,elle n’est pas commode, ta pose ! elle me casse le poignet…Est-ce qu’on peut bouger, hein ? »

Claude le laissa s’étirer, sans répondre. Il attaquait le vestonde velours, à larges coups de brosse. Puis, se reculant, clignantles yeux, il eut un rire énorme, égayé par un brusque souvenir.

« Dis donc, tu te rappelles, en sixième, le jour oùPouillaud alluma les chandelles dans l’armoire de ce crétin deLalubie ? Oh ! la terreur de Lalubie, avant de grimper àsa chaire, quand il ouvrit son armoire pour prendre ses livres, etqu’il aperçut cette chapelle ardente !… Cinq cents vers àtoute la classe ! »

Sandoz, gagné par cet accès de gaieté, s’était renversé sur ledivan. Il reprit la pose, en disant :

« Ah ! l’animal de Pouillaud !… Tu sais que, danssa lettre de ce matin, il m’annonce justement le mariage deLalubie. Cette vieille rosse de professeur épouse une jolie fille.Mais tu la connais, la fille de Galissard, le mercier, la petiteblonde à qui nous allions donner des sérénades ! »

Les souvenirs étaient lâchés. Claude et Sandoz ne tarirent plus,l’un fouetté et peignant avec une fièvre croissante, l’autre tournétoujours vers le mur, parlant du dos, les épaules secouées depassion.

Ce fut d’abord le collège, l’ancien couvent moisi qui s’étendaitjusqu’aux remparts, les deux cours plantées d’énormes platanes, lebassin vaseux, vert de mousse, où ils avaient appris à nager, etles classes du bas dont les plâtres ruisselaient, et le réfectoireempoisonné du continuel graillon des eaux de vaisselle, et ledortoir des petits, fameux par ses horreurs, et la lingerie, etl’infirmerie, peuplées de sœurs délicates, des religieuses en robenoire, si douces sous leur coiffe blanche ! Quelle affaire,lorsque sœur Angèle, celle dont la figure de vierge révolutionnaitla cour des grands, avait disparu un beau matin avec Hermeline, ungros de la rhétorique, qui, par amour, se faisait sur les mains desentailles au canif, pour monter et pour qu’elle lui posât desbandes de taffetas d’Angleterre !

Puis, le personnel entier défila, une chevauchée lamentable,grotesque et terrible, des profils de méchanceté et desouffrance : le proviseur qui se ruinait en réception pourmarier ses filles, deux grandes belles filles élégantes, que desdessins et des inscriptions abominables insultaient sur tous lesmurs ; le censeur, Pifard, dont le nez fameux s’embusquaitderrière les portes, pareil à une couleuvrine, décelant au loin saprésence ; la kyrielle des professeurs, chacun éclaboussé del’injure d’un surnom, le sévère Rhadamante qui n’avait jamais ri,la Crasse qui teignait les chaires en noir, du continuel frottementde sa tête, Tu-m’as-trompé-Adèle, le maître de physique, un coculégendaire, auquel dix générations de galopins jetaient le nom desa femme, jadis surprise, disait-on, entre les bras d’uncarabinier ; d’autres, d’autres encore, Spontini, le pionféroce, avec son couteau corse qu’il montrait rouillé du sang detrois cousins, le petit Chantecaille, si bon enfant, qu’il laissaitfumer en promenade ; jusqu’à un marmiton de la cuisine et à lalaveuse d’assiettes, deux monstres, qu’on avait surnommésParaboulomenos et Paralleluca, et qu’on accusait d’une idylle dansles épluchures.

Ensuite arrivaient les farces, les soudaines évocations desbonnes blagues, dont on se tordait après des années. Oh ! lematin où l’on avait brûlé dans le poêle les souliers deMimi-la-Mort, autrement dit le Squelette-Externe, un maigre garçonqui apportait en contrebande le tabac à priser de toute laclasse ! Et le soir d’hiver où l’on était allé voler desallumettes à la chapelle, près de la veilleuse, pour fumer desfeuilles sèches de marronnier dans des pipes de roseau !Sandoz, qui avait fait le coup, avouait maintenant son épouvante,sa sueur froide, en dégringolant du chœur, noyé de ténèbres. Et lejour où Claude, au fond de son pupitre, avait eu la belle idée degriller des hannetons, pour voir si c’était bon à manger, comme onle disait ! Une puanteur si âcre, une fumée si épaisse s’étaitéchappée du pupitre, que le pion avait saisi la cruche, croyant àun incendie. Et la maraude, le pillage des champs d’oignons enpromenade ; les pierres jetées dans les vitres, où le grandchic était d’obtenir, avec les cassures, des cartes de géographieconnues ; les leçons de grec écrites à l’avance, en groscaractères, sur le tableau noir, et lues couramment par tous lescancres, sans que le professeur s’en aperçût ; les bancs de lacour sciés, puis portés autour du bassin comme des cadavresd’émeute, en long cortège, avec des chants funèbres. Ah ! oui,fameuse, celle-ci ! Dubuche, qui faisait le clergé, s’étaitfichu au fond du bassin, en voulant prendre de l’eau dans sacasquette, pour avoir un bénitier. Et la plus drôle, la meilleure,la nuit où Pouillaud avait attaché tous les pots de chambre dudortoir à une même corde qui passait sous les lits, puis au matin,un matin de grandes vacances, s’était mis à tirer en fuyant par lecorridor et par les trois étages de l’escalier, avec cetteeffroyable queue de faïence, qui bondissait et volait en éclatsderrière lui !

Claude resta, un pinceau en l’air, la bouche fendue d’hilarité,criant :

« Cet animal de Pouillaud !… Et il t’a écrit ?qu’est-ce qu’il fabrique maintenant, Pouillaud ?

– Mais rien du tout, mon vieux ! répondit Sandoz, en seremontant sur les coussins. Sa lettre est d’un bête !… Ilfinit son droit, il reprendra ensuite l’étude d’avoué de son père.Et si tu voyais le ton qu’il a déjà, toute la gourme imbécile d’unbourgeois qui se range ! »

Il y eut un nouveau silence. Et il ajouta :

« Ah ! nous, vois-tu, mon vieux, nous avons étéprotégés. »

Alors, d’autres souvenirs leur vinrent, ceux dont les cœursbattaient à grands coups, les belles journées de plein air et deplein soleil qu’ils avaient vécues là-bas, hors du collège. Toutpetits, dès leur sixième, les trois inséparables s’étaient pris dela passion des longues promenades. Ils profitaient des moindrescongés, ils s’en allaient à des lieues, s’enhardissant à mesurequ’ils grandissaient, finissant par courir le pays entier, desvoyages qui duraient souvent plusieurs jours. Et ils couchaient aupetit bonheur de la route, au fond d’un trou de rocher, sur l’airepavée, encore brûlante, où la paille du blé battu leur faisait unecouche molle, dans quelque cabanon désert, dont ils couvraient lecarreau d’un lit de thym et de lavande. C’étaient des fuites loindu monde, une absorption instinctive au sein de la bonne nature,une adoration irraisonnée de gamins pour les arbres, les eaux, lesmonts, pour cette joie sans limite d’être seuls et d’êtrelibres.

Dubuche, qui était pensionnaire, se joignait seulement aux deuxautres les jours de vacances. Il avait du reste les jambes lourdes,la chair endormie du bon élève piocheur. Mais Claude et Sandoz nese lassaient pas, allaient chaque dimanche s’éveiller dès quatreheures du matin, en jetant des cailloux dans leurs persiennes.L’été surtout, ils rêvaient de la Viorne, le torrent dont le mincefilet arrose les prairies basses de Plassans. Ils avaient douze ansà peine, qu’ils savaient nager ; et c’était une rage debarboter au fond des trous, où l’eau s’amassait, de passer là desjournées entières, tout nus, à se sécher sur le sable brûlant pourreplonger ensuite, à vivre dans la rivière, sur le dos, sur leventre, fouillant les herbes des berges, s’enfonçant jusqu’auxoreilles et guettant pendant des heures les cachettes desanguilles. Ce ruissellement d’eau pure qui les trempait au grandsoleil, prolongeait leur enfance, leur donnait des rires frais degalopins échappés, lorsque, jeunes hommes déjà, ils rentraient à laville, par les ardeurs troublantes des soirées de juillet. Plustard, la chasse les avait envahis, mais la chasse telle qu’on lapratique dans ce pays sans gibier, six lieues faites pour tuer unedemi-douzaine de becfigues, des expéditions formidables dont ilsrevenaient souvent les carniers vides ; avec une chauve sourisimprudente, abattue à l’entrée du faubourg, en déchargeant lesfusils. Leurs yeux se mouillaient au souvenir de ces débauches demarche : ils revoyaient les routes blanches, à l’infini,couvertes d’une couche de poussière, comme d’une tombée épaisse deneige ; ils les suivaient toujours, toujours, heureux d’yentendre craquer leurs gros souliers, puis ils coupaient à traverschamps, dans des terres rouges, chargées de fer, où ils galopaientencore, encore ; et un ciel de plomb, pas une ombre, rien quedes oliviers nains, que des amandiers au grêle feuillage ; et,à chaque retour, une délicieuse hébétude de fatigue, la forfanterietriomphante d’avoir marché davantage que l’autre fois, leravissement de ne plus se sentir aller, d’avancer seulement par laforce acquise, en se fouettant de quelque terrible chanson detroupier, qui les berçait comme du fond d’un rêve.

Déjà, Claude, entre sa poire à poudre et sa boîte de capsules,emportait un album où il crayonnait des bouts d’horizon ;tandis que Sandoz avait toujours dans sa poche le livre d’un poète.C’était une frénésie romantique, des strophes ailées alternant avecles gravelures de garnison, des odes jetées au grand frissonlumineux de l’air qui brûlait ; et, quand ils avaientdécouvert une source, quatre saules tachant de gris la terreéclatante, ils s’y oubliaient jusqu’aux étoiles, ils y jouaient lesdrames qu’ils savaient par cœur, la voix enflée pour les héros,toute mince et réduite à un chant de fifre pour les ingénues et lesreines. Ces jours-là, ils laissaient les moineaux tranquilles. Danscette province reculée, au milieu de la bêtise somnolente despetites villes, ils avaient ainsi, dès quatorze ans, vécu isolés,enthousiastes, ravagés d’une fièvre de littérature et d’art. Ledécor énorme d’Hugo, les imaginations géantes qui s’y promènentparmi l’éternelle bataille des antithèses, les avaient d’abordravis en pleine épopée, gesticulant, allant voir le soleil secoucher derrière des ruines, regardant passer la vie sous unéclairage faux et superbe de cinquième acte. Puis, Musset étaitvenu les bouleverser de sa passion et de ses larmes, ils écoutaienten lui battre leur propre cœur, un monde s’ouvrait plus humain, quiles conquérait par la pitié, par l’éternel cri de misère qu’ilsdevaient désormais entendre monter de toutes choses. Du reste, ilsétaient peu difficiles, ils montraient une belle gloutonnerie dejeunesse, un furieux appétit de lecture, où s’engouffraientl’excellent et le pire, si avides d’admirer, que souvent des œuvresexécrables les jetaient dans l’exaltation des purschefs-d’œuvre.

Et, comme Sandoz le disait à présent, c’était l’amour desgrandes marches, c’était cette fringale de lecture, qui les avaientprotégés de l’engourdissement invincible du milieu. Ils n’entraientjamais dans un café, ils professaient l’horreur des rues, posaientmême pour y dépérir comme des aigles mis en cage, lorsque déjà descamarades à eux traînaient leurs manches d’écoliers sur les petitestables de marbre, en jouant aux cartes la consommation. Cette vieprovinciale qui prenait les enfants tout jeunes dans l’engrenage deson manège, l’habitude du cercle, le journal épelé jusqu’auxannonces, la partie de dominos sans cesse recommencée, la mêmepromenade à la même heure sur la même avenue, l’abrutissement finalsous cette meule qui aplatit les cervelles, les indignait, lesjetait à des protestations, escaladant les collines voisines pour ydécouvrir des solitudes ignorées, déclamant des vers sous despluies battantes, sans vouloir d’abri, par haine des cités. Ilsprojetaient de camper au bord de la Viorne, d’y vivre en sauvages,dans la joie d’une baignade continuelle, avec cinq ou six livres,pas plus, qui auraient suffi à leurs besoins. La femme elle-mêmeétait bannie, ils avaient des timidités, des maladresses, qu’ilsérigeaient en une austérité de gamins supérieurs. Claude, pendantdeux ans, s’était consumé d’amour pour une apprentie chapelière,que chaque soir il accompagnait de loin ; et jamais il n’avaiteu l’audace de lui adresser la parole. Sandoz nourrissait desrêves, des dames rencontrées en voyage, des filles très belles quisurgiraient dans un bois inconnu, qui se livreraient tout un jour,puis qui se dissiperaient comme des ombres, au crépuscule. Leurseule aventure galante les égayait encore, tant elle leur semblaitsotte : des sérénades données à deux petites demoiselles, dutemps où ils faisaient partie de la musique du collège ; desnuits passées sous une fenêtre, à jouer de la clarinette et ducornet à pistons ; des cacophonies affreuses effarant lesbourgeois du quartier, jusqu’au soir mémorable où les parentsrévoltés avaient vidé sur eux tous les pots à eau de lafamille.

Ah ! l’heureux temps, et quels rires attendris, au moindresouvenir ! Les murs de l’atelier étaient justement couvertsd’une série d’esquisses, faites là-bas par le peintre, dans unrécent voyage. C’était comme s’ils avaient eu, autour d’eux, lesanciens horizons, l’ardent ciel bleu sur la campagne rousse. Là,une plaine s’étendait, avec le moutonnement des petits oliviersgrisâtres, jusqu’aux dentelures roses des collines lointaines. Ici,entre des coteaux brûlés, couleur de rouille, l’eau tarie de laViorne se desséchait sous l’arche d’un vieux pont, enfariné depoussière, sans autre verdure que des buissons morts de soif. Plusloin, la gorge des Infernets ouvrait son entaille béante, au milieude ses écroulements de roches foudroyées, un immense chaos, undésert farouche, roulant à l’infini ses vagues de pierre. Puis,toutes sortes de coins bien connus : le vallon de Repentance,si resserré, si ombreux, d’une fraîcheur de bouquet parmi leschamps calcinés ; le bois des Trois-Bons-Dieux, dont les pins,d’un vert dur et verni, pleuraient leur résine sous le grandsoleil ; le Jas de Bouffan, d’une blancheur de mosquée, aucentre de ses vastes terres, pareilles à des mares de sang ;d’autres, d’autres encore, des bouts de routes aveuglantes quitournaient, des ravins où la chaleur semblait faire monter desbouillons à la peau cuite des cailloux, des langues de sablealtérées et achevant de boire goutte à goutte la rivière, des trousde taupe, des sentiers de chèvre, des sommets dans l’azur.

« Tiens ! s’écria Sandoz en se tournant vers uneétude, où est-ce donc, ça ? »

Claude, indigné, brandit sa palette.

« Comment ! tu ne te souviens pas ?… Nous avonsfailli nous y casser les os. Tu sais bien, le jour où nous avonsgrimpé avec Dubuche, du fond de Jaumegarde. C’était lisse comme lamain, nous nous cramponnions avec les ongles ; tellement qu’aubeau milieu, nous ne pouvions plus ni monter ni descendre… Puis, enhaut, quand il s’est agi de faire cuire les côtelettes, nous noussommes presque battus, toi et moi. »

Sandoz, maintenant, se rappelait.

« Ah ! oui, ah ! oui, chacun devait faire cuirela sienne, sur des baguettes de romarin, et comme mes baguettesbrûlaient, tu m’exaspérais à blaguer ma côtelette qui se réduisaiten charbon. »

Un fou rire les secouait encore. Le peintre se remit à sontableau, et il conclut gravement :

« Fichu tout ça, mon vieux ! Ici, maintenant, il n’y aplus à flâner. »

C’était vrai, depuis que les trois inséparables avaient réaliséleur rêve de se retrouver ensemble à Paris, pour le conquérir,l’existence se faisait terriblement dure. Ils essayaient bien derecommencer les grandes promenades d’autrefois, ils partaient àpied, certains dimanches, par la barrière de Fontainebleau,allaient battre les taillis de Verrières, poussaient jusqu’àBièvre, traversaient les bois de Bellevue et de Meudon ; puisrentraient par Grenelle. Mais ils accusaient Paris de leur gâterles jambes, ils n’en quittaient plus guère le pavé, tout entiers àleur bataille.

Du lundi au samedi, Sandoz s’enrageait à la mairie du cinquièmearrondissement, dans un coin sombre du bureau des naissances, clouélà par l’unique pensée de sa mère, que ses cent cinquante francsnourrissaient mal. De son côté, Dubuche, pressé de payer à sesparents les intérêts des sommes placées sur sa tête, cherchait debasses besognes chez des architectes, en dehors de ses travaux del’École. Claude, lui, avait sa liberté, grâce aux mille francs derente ; mais quelles fins de mois terribles, surtout lorsqu’ilpartageait le fond de ses poches ! Heureusement, il commençaità vendre de petites toiles achetées des dix et douze francs par lepère Malgras, un marchand rusé ; et, du reste, il aimait mieuxcrever la faim, que de recourir au commerce, à la fabrication desportraits bourgeois, des saintetés de pacotille, des stores derestaurant et des enseignes de sage-femme. Lors de son retour, ilavait eu, dans l’impasse des Bourdonnais, un atelier trèsvaste ; puis, il était venu au quai de Bourbon, par économie.Il y vivait en sauvage, d’un absolu dédain pour tout ce qui n’étaitpas la peinture, brouillé avec sa famille qui le dégoûtait, ayantrompu avec sa tante, charcutière aux Halles, parce qu’elle seportait trop bien, gardant seulement au cœur la plaie secrète de ladéchéance de sa mère, que des hommes mangeaient et poussaient auruisseau.

Brusquement, il cria à Sandoz :

« Eh ! dis donc, si tu voulais bien ne past’avachir ! »

Mais Sandoz déclara qu’il s’ankylosait, et il sauta du canapé,pour se dérouiller les jambes. Il y eut un repos de dix minutes. Onparla d’autre chose. Claude se montrait débonnaire. Quand sontravail marchait, il s’allumait peu à peu, il devenait bavard, luiqui peignait les dents serrées, rageant à froid, dès qu’il sentaitla nature lui échapper. Aussi, à peine son ami eut-il repris lapose, qu’il continua d’un flot intarissable, sans perdre un coup depinceau.

« Hein ? mon vieux, ça marche ? Tu as une crânetournure, là-dedans… Ah ! les crétins, s’ils me refusentcelui-ci, par exemple ! Je suis plus sévère pour moi qu’ils nele sont pour eux, bien sûr ; et, lorsque je me reçois untableau, vois-tu, c’est plus sérieux que s’il avait passé devanttous les jurys de la terre… Tu sais, mon tableau des Halles, mesdeux gamins sur des tas de légumes, eh bien ! je l’ai gratté,décidément : ça ne venait pas, je m’étais fichu là dans unesacrée machine, trop lourde encore pour mes épaules. Oh ! jereprendrai ça un jour, quand je saurai, et j’en ferai d’autres,oh ! des machines à les flanquer tous par terred’étonnement ! »

Il eut un grand geste, comme pour balayer une foule ; ilvida un tube de bleu sur sa palette, puis, il ricana en demandantquelle tête aurait devant sa peinture son premier maître, le pèreBelloque, un ancien capitaine manchot, qui, depuis un quart desiècle, dans une salle du Musée, enseignait les belles hachures auxgamins de Plassans. D’ailleurs, à Paris, Berthou, le célèbrepeintre de Néron au cirque, dont il avait fréquenté l’atelierpendant six mois, ne lui avait-il pas répété, à vingt reprises,qu’il ne ferait jamais rien ! Ah ! qu’il les regrettaitaujourd’hui, ces six mois d’imbéciles tâtonnements, d’exercicesniais sous la férule d’un bonhomme dont la caboche différait de lasienne ! Il en arrivait à déclamer contre le travail auLouvre, il se serait, disait-il, coupé le poignet, plutôt que d’yretourner gâter son œil à une de ces copies, qui encrassent pourtoujours la vision du monde où l’on vit. Est-ce que, en art, il yavait autre chose que de donner ce qu’on avait dans leventre ? est-ce que tout ne se réduisait pas à planter unebonne femme devant soi, puis à la rendre comme on la sentait ?est-ce qu’une botte de carottes, oui, une botte de carottes !étudiée directement, peinte naïvement, dans la note personnelle oùon la voit, ne valait pas les éternelles tartines de l’École, cettepeinture au jus de chique, honteusement cuisinée d’après lesrecettes ? Le jour venait où une seule carotte originaleserait grosse d’une révolution. C’était pourquoi, maintenant, il secontentait d’aller peindre à l’atelier Boutin, un atelier librequ’un ancien modèle tenait rue de la Huchette. Quand il avait donnéses vingt francs au massier, il trouvait là du nu, des hommes, desfemmes, à en faire une débauche, dans son coin ; et ils’acharnait, il y perdait le boire et le manger, luttant sans reposavec la nature, fou de travail, à côté des beaux fils quil’accusaient de paresse ignorante, et qui parlaient arrogamment deleurs études, parce qu’ils copiaient des nez et des bouches, sousl’œil d’un maître.

« Écoute ça, mon vieux, quand un de ces cocos-là aura bâtiun torse comme celui-ci, il montera me le dire, et nouscauserons. »

Du bout de sa brosse, il indiquait une académie peinte, pendueau mur, près de la porte. Elle était superbe, enlevée avec unelargeur de maître ; et, à côté, il y avait encore d’admirablesmorceaux, des pieds de fillette, exquis de vérité délicate, unventre de femme surtout, une chair de satin, frissonnante, vivantedu sang qui coulait sous la peau. Dans ses rares heures decontentement, il avait la fierté de ces quelques études, les seulesdont il fût satisfait, celles qui annonçaient un grand peintre,doué admirablement, entravé par des impuissances soudaines etinexpliquées.

Il poursuivit avec violence, sabrant à grands coups le veston develours, se fouettant dans son intransigeance qui ne respectaitpersonne :

« Tous des barbouilleurs d’images à deux sous, desréputations volées, des imbéciles ou des malins à genoux devant labêtise publique ! Pas un gaillard qui flanque une gifle auxbourgeois !… Tiens ! le père Ingres, tu sais s’il metourne sur le cœur, celui-là, avec sa peinture glaireuse ? Ehbien ! c’est tout de même un sacré bonhomme, et je le trouvetrès crâne, et je lui tire mon chapeau, car il se fichait de tout,il avait un dessin du tonnerre de Dieu, qu’il a fait avaler deforce aux idiots qui croient aujourd’hui le comprendre… Après ça,entends-tu ! ils ne sont que deux, Delacroix et Courbet. Lereste, c’est de la fripouille… Hein ? le vieux lionromantique, quelle fière allure ! En voilà un décorateur quifaisait flamber les tons ! Et quelle poigne ! Il auraitcouvert les murs de Paris, si on les lui avait donnés : sapalette bouillait et débordait. Je sais bien, ce n’était que de lafantasmagorie ; mais, tant pis ! ça me gratte, il fallaitça, pour incendier l’École… Puis, l’autre est venu, un rudeouvrier, le plus vraiment peintre du siècle, et d’un métierabsolument classique, ce que pas un de ces crétins n’a senti. Ilsont hurlé, parbleu ! ils ont crié à la profanation, auréalisme, lorsque ce fameux réalisme n’était guère que dans lessujets ; tandis que la vision restait celle des vieux maîtreset que la facture reprenait et continuait les beaux morceaux de nosmusées… Tous les deux, Delacroix et Courbet, se sont produits àl’heure voulue. Ils ont fait chacun son pas en avant. Etmaintenant, oh ! maintenant… »

Il se tut, se recula pour juger l’effet, s’absorba une minutedans la sensation de son œuvre, puis repartit :

« Maintenant, il faut autre chose… Ah ! quoi ? jene sais pas au juste ! Si je savais et si je pouvais, jeserais très fort. Oui, il n’y aurait plus que moi… Mais ce que jesens, c’est que le grand décor romantique de Delacroix craque ets’effondre ; et c’est encore que la peinture noire de Courbetempoisonne déjà le renfermé, le moisi de l’atelier où le soleiln’entre jamais… Comprends-tu, il faut peut-être le soleil, il fautle plein air, une peinture claire et jeune, les choses et les êtrestels qu’ils se comportent dans de la vraie lumière, enfin je nepuis pas dire, moi ! notre peinture à nous, la peinture quenos yeux d’aujourd’hui doivent faire et regarder. »

Sa voix s’éteignit de nouveau, il bégayait, n’arrivait pas àformuler la sourde éclosion d’avenir qui montait en lui. Un grandsilence tomba, pendant qu’il achevait d’ébaucher le veston develours, frémissant.

Sandoz l’avait écouté, sans lâcher la pose. Et, le dos tourné,comme s’il eût parlé au mur, dans un rêve ; il dit alors à sontour :

« Non, non, on ne sait pas, il faudrait savoir… Moi, chaquefois qu’un professeur a voulu m’imposer une vérité, j’ai eu unerévolte de défiance, en songeant : « Il se trompe ou ilme trompe. » Leurs idées m’exaspèrent, il me semble que lavérité est plus large… Ah ! que ce serait beau, si l’ondonnait son existence entière à une œuvre, où l’on tâcherait demettre les choses, les bêtes, les hommes, l’arche immense ! Etpas dans l’ordre des manuels de philosophie, selon la hiérarchieimbécile dont notre orgueil se berce ; mais en pleine couléede la vie universelle, un monde où nous ne serions qu’un accident,où le chien qui passe, et jusqu’à la pierre des chemins, nouscompléteraient, nous expliqueraient ; enfin, le grand tout,sans haut ni bas, ni sale ni propre, tel qu’il fonctionne… Biensûr, c’est à la science que doivent s’adresser les romanciers etles poètes, elle est aujourd’hui l’unique source possible. Mais,voilà ! que lui prendre, comment marcher avec elle ? Toutde suite, je sens que je patauge… Ah ! si je savais, si jesavais, quelle série de bouquins je lancerais à la tête de lafoule ! »

Il se tut, lui aussi. L’hiver précédent, il avait publié sonpremier livre, une suite d’esquisses aimables, rapportées dePlassans, parmi lesquelles quelques notes plus rudes indiquaientseules le révolté, le passionné de vérité et de puissance. Et,depuis, il tâtonnait, il s’interrogeait dans le tourment des idées,confuses encore, qui battaient son crâne. D’abord, épris desbesognes géantes, il avait eu le projet d’une genèse de l’univers,en trois phases : la création, rétablie d’après lascience ; l’histoire de l’humanité, arrivant à son heure jouerson rôle, dans la chaîne des êtres ; l’avenir, les êtres sesuccédant toujours, achevant de créer le monde, par le travail sansfin de la vie. Mais il s’était refroidi devant les hypothèses trophasardées de cette troisième phase ; et il cherchait un cadreplus resserré, plus humain, où il ferait tenir pourtant sa vasteambition.

« Ah ! tout voir et tout peindre ! reprit Claude,après un long intervalle. Avec des lieues de murailles à couvrir,décorer les gares, les halles, les mairies, tout ce qu’on bâtira,quand les architectes ne seront plus des crétins ! Et il nefaudra que des muscles et une tête solides, car ce ne sont pas lessujets qui manqueront… Hein ? la vie telle qu’elle passe dansles rues, la vie des pauvres et des riches, aux marchés, auxcourses, sur les boulevards, au fond des ruelles populeuses ;et tous les métiers en branle ; et toutes les passions remisesdebout, sous le plein jour ; et les paysans, et les bêtes, etles campagnes !… On verra, on verra, si je ne suis pas unebrute ! J’en ai des fourmillements dans les mains. Oui !toute la vie moderne ! Des fresques hautes comme lePanthéon ! Une sacrée suite de toiles à faire éclater leLouvre ! »

Dès qu’ils étaient ensemble, le peintre et l’écrivain enarrivaient d’ordinaire à cette exaltation. Ils se fouettaientmutuellement, ils s’affolaient de gloire ; et il y avait làune telle envolée de jeunesse, une telle passion du travail,qu’eux-mêmes souriaient ensuite de ces grands rêves d’orgueil,ragaillardis, comme entretenus en souplesse et en force.

Claude, qui se reculait maintenant jusqu’au mur, y demeuraadossé, s’abandonnant. Alors, Sandoz, basé par la pose, quitta ledivan et alla se mettre près de lui. Puis, tous deux regardèrent,de nouveau muets. Le monsieur en veston de velours était ébauchéentièrement ; la main, plus poussée que le reste, faisait dansl’herbe une note très intéressante, d’une jolie fraîcheur deton ; et la tache sombre du dos s’enlevait avec tant devigueur, que les petites silhouettes du fond, les deux femmesluttant au soleil, semblaient s’être éloignées, dans le frissonlumineux de la clairière ; tandis que la grande figure, lafemme nue et couchée, à peine indiquée encore, flottait toujours,ainsi qu’une chair de songe, une Ève désirée naissant de la terre,avec son visage qui soudait, sans regard, les paupières closes.

« Décidément, comment appelles-tu ça ? demandaSandoz.

– Plein air », répondit Claude d’une voixbrève.

Mais ce titre parut bien technique à l’écrivain, qui, malgrélui, était parfois tenté d’introduire de la littérature dans lapeinture.

« Plein air, ça ne dit rien.

– Ça n’a besoin de rien dire… Des femmes et un homme se reposentdans une forêt, au soleil. Est-ce que ça ne suffit pas ? Va,il y en a assez pour faire un chef-d’œuvre. »

Il renversa la tête, il ajouta entre ses dents :

« Nom d’un chien, c’est encore noir ! J’ai ce sacréDelacroix dans l’œil. Et ça, tiens ! cette main-là, c’est duCourbet… Ah ! nous y trempons tous, dans la sauce romantique.Notre jeunesse y a trop barboté, nous en sommes barbouillésjusqu’au menton. Il nous faudra une fameuse lessive. »

Sandoz haussa désespérément les épaules : lui aussi selamentait d’être né au confluent d’Hugo et de Balzac. Cependant,Claude restait satisfait, dans l’excitation heureuse d’une bonneséance. Si son ami pouvait lui donner deux ou trois dimanchespareils, le bonhomme y serait, et carrément. Pour cette fois, il yen avait assez. Tous deux plaisantèrent, car d’habitude il tuaitses modèles, ne les lâchant qu’évanouis, morts de fatigue. Lui-mêmeattendait de tomber, les jambes rompues, le ventre vide. Et, commecinq heures sonnaient au coucou, il se jeta sur son reste de pain,il le dévora. Épuisé, il le cassait de ses doigts tremblants, il lemâchait à peine, revenu devant son tableau, repris par son idée, aupoint qu’il ne savait même pas qu’il mangeait.

« Cinq heures, dit Sandoz qui s’étirait, les bras en l’air.Nous allons dîner… Justement, voici Dubuche. »

On frappait, et Dubuche entra. C’était un gros garçon brun, auvisage correct et bouffi, les cheveux ras, les moustaches déjàfortes. Il donna des poignées de main, il s’arrêta d’un airinterloqué devant le tableau. Au fond, cette peinture déréglée lebousculait, dans la pondération de sa nature, dans son respect debon élève pour les formules établies ; et sa vieille amitiéseule empêchait d’ordinaire ses critiques. Mais, cette fois, toutson être se révoltait, visiblement.

« Eh bien ! quoi donc ? Ça ne te va pas ?demanda Sandoz qui le guettait.

– Si, si, oh ! très bien peint… Seulement…

– Allons, accouche. Qu’est-ce qui te chiffonne ?

– Seulement, c’est ce monsieur, tout habillé, là, au milieu deces femmes nues… On n’a jamais vu ça. »

Du coup, les deux autres éclatèrent. Est-ce qu’au Louvre, il n’yavait pas cent tableaux composés de la sorte ? Et puis, sil’on n’avait jamais vu ça, on le verrait. On s’en fichait bien, dupublic !

Sans se troubler sous la furie de ces réponses, Dubuche répétaittranquillement :

« Le public ne comprendra pas… Le public trouvera çacochon… Oui, c’est cochon.

– Sale bourgeois ! cria Claude exaspéré. Ah ! ils tecrétinisent raide à l’École, tu n’étais pas sibête ! »

C’était la plaisanterie courante de ses deux amis, depuis qu’ilsuivait les cours de l’École des Beaux-Arts. Il battit alors enretraite, un peu inquiet de la violence que prenait laquerelle ; et il se sauva, en tapant sur les peintres. Ça, onavait raison de le dire, les peintres étaient de jolis crétins, àl’École. Mais, pour les architectes, la question changeait. Oùvoulait-on qu’il fît ses études ? Il se trouvait bien forcé depasser par là. Plus tard, ça ne l’empêcherait pas d’avoir ses idéesà lui. Et il affecta une allure très révolutionnaire.

« Bon ! dit Sandoz, du moment que tu fais des excuses,allons dîner. »

Mais Claude, machinalement, avait repris un pinceau, et ils’était remis au travail. Maintenant, à côté du monsieur en veston,la figure de la femme ne tenait plus. Énervé, impatient, il lacernait d’un trait vigoureux, pour la rétablir au plan qu’elledevait occuper.

« Viens-tu ? répéta son ami.

– Tout à l’heure, que diable ! rien ne presse… Laisse-moiindiquer ça, et je suis à vous. »

Sandoz hocha la tête ; puis, doucement, de peur del’exaspérer davantage :

« Tu as tort de t’acharner, mon vieux… Oui, tu es éreinté,tu crèves de faim, et tu vas encore gâter ton affaire, commel’autre jour. »

D’un geste irrité, le peintre lui coupa la parole. C’était sacontinuelle histoire : il ne pouvait lâcher à temps labesogne, il se grisait de travail, dans le besoin d’avoir unecertitude immédiate, de se prouver qu’il tenait enfin sonchef-d’œuvre. Des doutes venaient de le désespérer, au milieu de sajoie d’une bonne séance ; avait-il eu raison de donner unetelle puissance au veston de velours ? retrouverait-il la noteéclatante qu’il voulait pour sa figure nue ? Et il seraitplutôt mort là, que de ne pas savoir tout de suite. Il tirafiévreusement la tête de Christine du carton où il l’avait cachée,comparant, s’aidant de ce document pris sur nature.

« Tiens ! s’écria Dubuche, où as-tu dessiné ça ?…Qui est-ce ? »

Claude, saisi de cette question, ne répondit point ; puis,sans raisonner, lui qui leur disait tout, il mentit, cédant à unepudeur singulière, au sentiment délicat de garder pour lui seul sonaventure.

« Hein ! qui est-ce ? répétait l’architecte.

– Oh ! personne, un modèle.

– Vrai, un modèle ! Toute jeune, n’est-ce pas ? Elleest très bien… Tu devrais me donner l’adresse, pas pour moi, pourun sculpteur qui cherche une Psyché. Est-ce que tu as l’adresse,là ? »

Et Dubuche s’était tourné vers un pan de mur grisâtre, où setrouvaient, écrites à la craie, jetées dans tous les sens, desadresses de modèles. Les femmes surtout laissaient là, en grossesécritures d’enfant, leurs cartes de visite. Zoé Piédefer, rueCampagne-Première, 7, une grande brune dont le ventre s’abîmait,coupait en deux la petite Flore Beauchamp, rue de Laval, 32, etJudith Vaquez, rue du Rocher, 69, une juive, l’une et l’autre assezfraîches, mais trop maigres.

« Dis, as-tu l’adresse ? »

Alors, Claude s’emporta.

« Eh ! fiche-moi la paix !… Est-ce que jesais ?… Tu es agaçant, à vous déranger toujours, quand ontravaille ! »

Sandoz n’avait rien dit, étonné d’abord, puis souriant. Il étaitplus subtil que Dubuche, il lui fit un signe d’intelligence, et ilsse mirent à plaisanter. Pardon ! excuse ! du moment quemonsieur la gardait pour son usage intime, on ne lui demandait pasde la prêter. Ah ! le gaillard, qui se payait les bellesfilles ! Et où l’avait-il ramassée ? Dans un bastringuede Montmartre ou sur un trottoir de la place Maubert ?

De plus en plus gêné, le peintre s’agitait.

« Que vous êtes bêtes, mon Dieu ! Si vous saviez commevous êtes bêtes !… En voilà assez, vous me faites de lapeine. »

Sa voix était si altérée, que les deux autres, immédiatement, seturent ; et lui, après avoir gratté de nouveau la tête de lafigure nue, la redessina et la repeignit, d’après la tête deChristine, d’une main emportée, mal assurée, qui s’égarait. Puis,il attaqua la gorge, indiquée à peine sur l’étude. Son excitationaugmentait, c’était sa passion de chaste pour la chair de la femme,un amour fou des nudités désirées et jamais possédées, uneimpuissance à se satisfaire, à créer de cette chair autant qu’ilrêvait d’en étreindre, de ses deux bras éperdus. Ces filles qu’ilchassait de son atelier, il les adorait dans ses tableaux, il lescaressait et les violentait, désespéré jusqu’aux larmes de nepouvoir les faire assez belles, assez vivantes.

« Hein ! dix minutes, n’est-ce pas ? répéta-t-il.J’établis les épaules pour demain, et nous descendons. »

Sandoz et Dubuche, sachant qu’il n’y avait pas à l’empêcher dese tuer ainsi, se résignèrent. Le second alluma une pipe et s’étalasur le divan : lui seul fumait, les deux autres ne s’étaientjamais bien accoutumés au tabac, toujours menacés d’une nausée,pour un cigare trop fort. Puis, lorsqu’il fut sur le dos, lesregards perdus dans les jets de fumée qu’il soufflait, il parla delui, longuement, en phrases monotones. Ah ! ce sacré Paris,comme il fallait s’y user la peau, pour arriver à uneposition ! Il rappelait ses quinze mois d’apprentissage, chezson patron, le célèbre Dequersonnière, l’ancien grand prix,aujourd’hui architecte des bâtiments civils, officier de la Légiond’honneur, membre de l’Institut, dont le chef-d’œuvre, l’égliseSaint-Mathieu, tenait du moule à pâté et de la peintureEmpire : un bon homme au fond, qu’il blaguait, tout enpartageant son respect des vieilles formules classiques. Sans lescamarades, d’ailleurs, il n’aurait pas appris grand’chose à leuratelier de la rue du Four, où le patron passait en courant, troisfois par semaine ; des gaillards féroces, les camarades, quilui avaient rendu la vie joliment dure, au début, mais, qui aumoins lui avaient enseigné à coller un châssis, à dessiner et àlaver un projet. Et que de déjeuners faits d’une tasse de chocolatet d’un petit pain, pour pouvoir donner les vingt-cinq francs aumassier ! et que de feuilles barbouillées péniblement, qued’heures passées chez lui sur des bouquins, avant d’oser seprésenter à l’École ! Avec ça, il avait failli être retoqué,malgré son effort de gros travailleur : l’imagination luimanquait, son épreuve écrite, une cariatide et une salle à mangerd’été, très médiocres, l’avaient classé tout au bout ; il estvrai qu’il s’était relevé à l’oral, avec son calcul de logarithmes,ses épures de géométrie et l’examen d’histoire, car il était trèsferré sur la partie scientifique. Maintenant qu’il se trouvait àl’École, comme élève de seconde classe, il devait se décarcasserpour enlever son diplôme de première classe. Quelle chienne devie ! Jamais ça ne finissait !

Il écarta les jambes, très haut, sur les coussins, fuma plusfort, régulièrement.

« Cours de perspective, cours de géométrie descriptive,cours de stéréotomie, cours de construction, histoire de l’art,ah ! ils vous en font noircir du papier, à prendre des notes…Et, tous les mois, un concours d’architecture, tantôt une simpleesquisse, tantôt un projet. Il n’y a point à s’amuser, si l’on veutpasser ses examens et décrocher les mentions nécessaires, surtoutlorsqu’on doit, en dehors de ces besognes, trouver le temps degagner son pain… Moi, j’en crève… »

Un coussin ayant glissé par terre, il le repêcha à l’aide de sesdeux pieds.

« Tout de même, j’ai de la chance. Il y a tant de camaradesqui cherchent à faire la place, sans rien dénicher !Avant-hier, j’ai découvert un architecte qui travaille pour ungrand entrepreneur, oh ! non, on n’a pas idée d’un architectede cette ignorance ; un vrai goujat, incapable de se tirerd’un décalque ; et il me donne vingt-cinq sous de l’heure, jelui remets ses maisons debout… Ça tombe joliment bien, la mèrem’avait signifié qu’elle était complètement à sec. Pauvre mère, enai-je de l’argent à lui rendre ! »

Comme Dubuche parlait évidemment pour lui, remâchant ses idéesde tous les jours, sa continuelle préoccupation d’une fortuneprompte, Sandoz ne prenait pas la peine de l’écouter. Il avaitouvert la petite fenêtre, il s’était assis au ras du toit,souffrant à la longue de la chaleur qui régnait dans l’atelier.Mais il finit par interrompre l’architecte.

« Dis donc, est-ce que tu viens dîner jeudi ?… Ils yseront tous, Fagerolles, Mahoudeau, Jory, Gagnière. »

Chaque jeudi, on se réunissait chez Sandoz, une bande, lescamarades de Plassans, d’autres connus à Paris, tousrévolutionnaires, animés de la même passion de l’art.

« Jeudi prochain, je ne crois pas, répondit Dubuche. Ilfaut que j’aille dans une famille, où l’on danse.

– Est-ce que tu espères y carotter une dot ?

– Tiens ! ce ne serait déjà pas si bête ! »

Il tapa sa pipe sur la paume de sa main gauche, pour lavider ; et, avec un soudain éclat de voix :

« J’oubliais… J’ai reçu une lettre de Pouillaud.

– Toi aussi !… Hein ? est-il assez vidé,Pouillaud ! En voilà un qui a mal tourné !

– Pourquoi donc ? Il succédera à son père, il mangeratranquillement son argent, là-bas. Sa lettre est très raisonnable,j’ai toujours dit qu’il nous donnerait une leçon à tous, avec sonair de farceur… Ah ! cet animal de Pouillaud ! »

Sandoz allait répliquer, furieux, lorsqu’un juron désespéré deClaude les interrompit. Ce dernier, depuis qu’il s’obstinait autravail, n’avait plus desserré les dents. Il semblait même ne pasles entendre.

« Nom de Dieu ! c’est encore raté…, Décidément, jesuis une brute, jamais je ne ferai rien. »

Et, d’un élan, dans une crise de folle rage, il voulut se jetersur sa toile, pour la crever du poing. Ses amis le retinrent.Voyons, était-ce enfantin, une colère pareille ! il seraitbien avancé ensuite, quand il aurait le mortel regret d’avoir abîméson œuvre. Mais lui, tremblant encore, retombé à son silence,regardait le tableau sans répondre, d’un regard ardent et fixe, oùbrûlait l’affreux tourment de son impuissance. Rien de clair ni devivant ne venait plus sous ses doigts, la gorge de la femmes’empâtait de tons lourds ; cette chair adorée qu’il rêvaitéclatante, il la salissait, il n’arrivait même pas à la mettre àson plan. Qu’avait-il donc dans le crâne, pour l’entendre ainsicraquer de son effort inutile ? Était-ce une lésion de sesyeux qui l’empêchait de voir juste ? Ses mains cessaient-ellesd’être à lui, puisqu’elles refusaient de lui obéir ? Ils’affolait davantage, en s’irritant de cet inconnu héréditaire, quiparfois lui rendait la création si heureuse, et qui d’autres foisl’abêtissait de stérilité, au point qu’il oubliait les premierséléments du dessin. Et sentir son être tourner dans une nausée devertige, et rester là quand même avec la fureur de créer, lorsquetout fuit, tout coule autour de soi, l’orgueil du travail, lagloire rêvée, l’existence entière !

« Écoute, mon vieux, reprit Sandoz, ce n’est pas pour te lereprocher, mais il est six heures et demie, et tu nous fais creverde faim… Sois sage, descends avec nous. »

Claude nettoyait à l’essence un coin de sa palette. Il y vida denouveaux tubes, il répondit d’un seul mot, la voixtonnante :

« Non ! »

Pendant dix minutes, personne ne parla plus, le peintre hors delui, se battant avec sa toile, les deux autres troublés et chagrinsde cette crise, qu’ils ne savaient de quelle façon calmer. Puis,comme on frappait à la porte ; ce fut l’architecte qui allaouvrir.

« Tiens ! le père Malgras ! »

Le marchand de tableaux était un gros homme, enveloppé dans unevieille redingote verte, très sale, qui lui donnait l’air d’uncocher de fiacre mal tenu, avec ses cheveux blancs coupés en brosseet sa face rouge, plaquée de violet. Il dit, d’une voix derogomme :

« Je passais par hasard sur le quai, en face… J’ai vumonsieur à la fenêtre, et je suis monté… »

Il s’interrompit, devant le silence du peintre, qui s’étaitretourné vers sa toile, avec un mouvement d’exaspération. Du reste,il ne se troublait pas, très à l’aise, carrément planté sur sesfortes jambes, examinant de ses yeux tachés de sang le tableauébauché. Il le jugea sans gêne, d’une phrase où il y avait del’ironie et de la tendresse.

« En voilà une machine ! »

Et, comme personne encore ne soufflait mot, il se promenatranquillement à petits pas dans l’atelier, regardant le long desmurs.

Le père Malgras, sous l’épaisse couche de sa crasse, était ungaillard très fin, qui avait le goût et le flair de la bonnepeinture. Jamais il ne s’égarait chez les barbouilleurs médiocres,il allait droit, par instinct, aux artistes personnels, encorecontestés, dont son nez flamboyant d’ivrogne sentait de loin legrand avenir. Avec cela, il avait le marchandage féroce, il semontrait d’une ruse de sauvage, pour emporter à bas prix la toilequ’il convoitait. Ensuite, il se contentait d’un bénéfice de bravehomme, vingt pour cent, trente pour cent au plus, ayant basé sonaffaire sur le renouvellement rapide de son petit capital,n’achetant jamais le matin sans savoir auquel de ses amateurs ilvendrait le soir. Il mentait d’ailleurs superbement.

Arrêté près de la porte, devant les académies, peintes àl’atelier Boutin, il les contempla quelques minutes en silence, lesyeux luisant d’une jouissance de connaisseur, qu’il éteignait sousses lourdes paupières. Quel talent, quel sentiment de la vie, chezce grand toqué qui perdait son temps à d’immenses choses dontpersonne ne voulait ! Les jolies jambes de la fillette,l’admirable ventre de la femme surtout, le ravissaient. Mais celan’était pas de vente, et il avait déjà fait son choix, une petiteesquisse, un coin de la campagne de Plassans, violente et délicate,qu’il affectait de ne pas voir. Enfin, il s’approcha, il ditnégligemment :

« Qu’est-ce que c’est que ça ? Ah ! oui, une devos affaires du Midi… C’est trop cru, j’ai encore les deux que jevous ai achetées. »

Et il continua en phrases molles, interminables :

« Vous refuserez peut-être de me croire, monsieur Lantier,ça ne se vend pas du tout, pas du tout. J’en ai plein unappartement, je crains toujours de crever quelque chose, quand jeme retourne. Il n’y a pas moyen que je continue, paroled’honneur ! il faudra que je liquide, et je finirai àl’hôpital… N’est-ce pas ? vous me connaissez, j’ai le cœurplus grand que la poche, je ne demande qu’à obliger les jeunes gensde talent comme vous. Oh ! pour ça, vous avez du talent, je necesse de le leur crier. Mais, que voulez-vous ? ils ne mordentpas, ah ! non, ils ne mordent pas ! »

Il jouait l’émotion ; puis, avec l’élan d’un homme qui faitune folie :

« Enfin, je ne serai pas venu pour rien… Qu’est-ce que vousme demandez de cette pochade ? »

Claude, agacé, peignait avec des tressaillements nerveux. Ilrépondit d’une voix sèche, sans tourner la tête :

« Vingt francs.

– Comment ! Vingt francs ! Vous êtes fou ! Vousm’avez vendu les autres dix francs pièce… Aujourd’hui, je nedonnerai que huit francs, pas un sou de plus ! »

D’habitude, le peintre cédait tout de suite, honteux et excédéde ces querelles misérables, bien heureux, au fond, de trouver cepeu d’argent. Mais, cette fois, il s’entêta, il vint crier desinsultes dans la face du marchand de tableaux, qui se mit à letutoyer, lui retira tout talent, l’accabla d’invectives, en letraitant de fils ingrat. Ce dernier avait fini par sortir de sapoche, une à une, trois pièces de cent sous ; et il les lançade loin comme des palets, sur la table, où elles sonnèrent parmiles assiettes.

« Une, deux, trois… Pas une de plus, entends-tu ! caril y en a déjà une de trop, et tu me la rendras, je te laretiendrai sur autre chose, parole d’honneur !… Quinze francs,ça ! Ah ! mon petit, tu as tort, voilà un sale tour donttu te repentiras ! »

Épuisé, Claude le laissa décrocher la toile. Elle disparut commepar enchantement, dans la grande redingote verte. Avait-elle glisséau fond d’une poche spéciale ? dormait-elle sous lerevers ? Aucune bosse ne l’indiquait.

Son coup fait, le père Malgras se dirigea vers la porte,subitement calmé. Mais il se ravisa et revint dire, de son airbonhomme :

« Écoutez donc, Lantier, j’ai besoin d’un homard…Hein ? vous me devez bien ça, après m’avoir étrillé… Je vousapporterai le homard ; vous m’en ferez une nature morte, etvous le garderez pour la peine, vous le mangerez avec des amis…Entendu, n’est-ce pas ? »

À cette proposition, Sandoz et Dubuche, qui avaient jusque-làécouté curieusement, éclatèrent d’un si grand rire, que le marchands’égaya, lui aussi. Ces rosses de peintres, ça ne fichait rien debon, ça crevait la faim. Qu’est-ce qu’ils seraient devenus, lessacrés fainéants, si le père Malgras, de temps à autre, ne leuravait pas apporté un beau gigot, une barbue bien fraîche, ou unhomard avec son bouquet de persil ?

« J’aurai mon homard, n’est-ce pas ? Lantier… Mercibien. »

De nouveau, il restait planté devant l’ébauche de la grandetoile, avec son sourire d’admiration railleuse. Et il partit enfin,en répétant :

« En voilà une machine ! »

Claude voulut reprendre encore sa palette et ses brosses. Maisses jambes fléchissaient, ses bras retombaient, engourdis, commeliés à son corps par une force supérieure. Dans le grand silencemorne qui s’était fait, après l’éclat de la dispute, il chancelait,aveuglé, égaré, devant son œuvre informe. Alors, ilbégaya :

« Ah ! je ne peux plus, je ne peux plus… Ce cochon m’aachevé ! »

Sept heures venaient de sonner au coucou, il avait travaillé làhuit longues heures, sans manger autre chose qu’une croûte, sans sereposer une minute, debout, secoué de fièvre. Maintenant, le soleilse couchait, une ombre commençait à assombrir l’atelier, où cettefin de jour prenait une mélancolie affreuse. Lorsque la lumières’en allait ainsi, sur une crise de mauvais travail, c’était commesi le soleil ne devait jamais reparaître, après avoir emporté lavie, la gaieté chantante des couleurs.

« Viens, supplia Sandoz, avec l’attendrissement d’une pitiéfraternelle. Viens, mon vieux. »

Dubuche lui-même ajouta :

« Tu verras plus clair demain. Viens dîner. »

Un moment, Claude refusa de se rendre. Il demeurait cloué auparquet, sourd à leurs voix amicales, farouche dans son entêtement.Que voulait-il faire, maintenant que ses doigts raidis lâchaient lepinceau ? Il ne savait pas ; mais il avait beau ne pluspouvoir, il était ravagé par un désir furieux de pouvoir encore, decréer quand même. Et, s’il ne faisait rien, il resterait au moins,il ne quitterait pas la place. Puis, il se décida, untressaillement le traversa comme d’un grand sanglot. À pleine main,il avait pris un couteau à palette très large ; et, d’un seulcoup, lentement, profondément, il gratta la tête et la gorge de lafemme. Ce fut un meurtre véritable, un écrasement : toutdisparut dans une bouillie fangeuse. Alors, à côté du monsieur auveston vigoureux, parmi les verdures éclatantes où se jouaient lesdeux petites lutteuses si claires, il n’y eut plus, de cette femmenue, sans poitrine et sans tête, qu’un tronçon mutilé, qu’une tachevague de cadavre, une chair de rêve évaporée et morte.

Déjà, Sandoz et Dubuche descendaient bruyamment l’escalier debois. Et Claude les suivit, s’enfuit de son œuvre, avec lasouffrance abominable de la laisser ainsi, balafrée d’une plaiebéante.

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